ÉLOGE DU STUDIO

Dominique Dupuy

La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | « Repères, cahier de danse »

2013/1 n° 31 | pages 17 à 17
ISSN 2112-5147
ISBN 9772112514317
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2013-1-page-17.htm
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© La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | Téléchargé le 27/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 5.158.248.173)

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 Le Lieu :
inscrire la danse
sur le ter+ritoire
Comment le Lieu est-il né ?
Je cherchais un local pour le bureau
de ma compagnie, et j’ai eu la surprise
de me voir proposer, au Comptoir
Toussaint-Victorine (ancienne fa-
brique d’allumettes), un espace… de
159 m2. J’ai décidé de le louer et de
l’aménager pour en faire un bureau,
un espace de convivialité et un stu-
dio de 115 m2 : il n’est pas très large, il
y a deux petits poteaux dans l’espace
de danse, mais il est lumineux, on s’y
sent bien… Et il procure un confort
exceptionnel à ma compagnie. Elle
se nomme Itinerrances et ses projets
se déploient souvent en extérieur
ou dans des espaces hors normes,
mais ce nomadisme nécessite un
lieu d’ancrage ! Je peux travailler le
soir, le week-end, au moment où je le
souhaite : avoir son studio, c’est être
autonome. Un atout inestimable, qui
comporte aussi un risque : celui de
ne pas avoir à solliciter les lieux de
programmation pour des résidences,
des accueils-studio… Et de s’éloigner
ainsi des réseaux de soutien et de
coproduction.
Vous parlez d’autonomie : un stu-
dio ne représente-t-il pas aussi des
charges, une gestion importantes ?
Bien sûr. La compagnie ne touche
aucune subvention pour le fonction-
nement du Lieu : nous devons faire
en sorte que les frais de location
soient compensés (à hauteur de 90 %
environ) par des rentrées d’argent : je
donne trois « trainings » par semaine,
auxquels s’ajoutent un cours de mé-
entretien avec Christine Fricker
Christine Fricker a ouvert son studio marseillais,
baptisé le Lieu, en 2001 : relatant cette aventure, elle
rappelle le rôle politique et social d’un studio de danse.
thode Pilates et un atelier d’improvi-
sation ; nous sous-louons le studio à
des artistes et des enseignants, pour
des répétitions ou des stages.
Mais au-delà des impératifs éco-
nomiques, avoir un studio façonne
surtout un rapport spécifique au ter-
ritoire. Nous nous trouvons dans un
quartier populaire, la Belle de Mai,
et dès mon arrivée, j’ai ressenti le
besoin d’ancrer la compagnie dans
ce quartier. Nous nous sommes ins-
crits dans plusieurs projets liés à la
politique de la ville et au programme
national de rénovation urbaine1 : ac-
tions au sein d’écoles, de lieux de
soin, d’un club de boxe… L’une des
danseuses de la compagnie a ouvert
un cours pour enfants, qui a permis
à plusieurs familles de découvrir le
Lieu. J’ai monté un atelier pour les
femmes du quartier, et l’une d’elles
est devenue salariée de la compa-
gnie, dans le cadre d’un emploi aidé,
pour coordonner les activités du
Lieu et les projets liés au quartier.
Grâce à ce travail, de nombreuses
personnes ont surmonté leur crainte
des lieux culturels, ont découvert la
danse et se sont approprié le Lieu. Il
y a pour moi une grande cohérence
dans tous ces aspects de la vie d’une
compagnie.
Aujourd’hui, l’emploi aidé a pris fin,
et la survie du Comptoir Toussaint-
Victorine est menacée : je me bats,
avec les autres résidents du bâti-
ment, pour que cet espace, avec tout
ce qu’il signifie sur un territoire défa-
vorisé, perdure et se développe.
Affirmer la présence d’un studio de
danse dans un quartier difficile, se
battre pour que la culture conserve
ses espaces : dans vos propos, on
saisit combien faire vivre un stu-
dio nécessite une action militante…
Fin 2006, c’est grâce à la mobilisa-
tion des résidents (des associations
culturelles pour la plupart2) que le
Comptoir, qui devait être racheté
par un promoteur immobilier, a été
préempté par la Ville de Marseille,
échappant à la destruction. Nous
avons donc sauvé les murs. Mais les
travaux de réhabilitation du site, sur
lesquels la ville, le conseil général et
la région s’étaient engagés, sont au
point mort. En signe de protestation
face à l’absence de ces réparations
urgentes pour la sécurité, tous les ré-
sidents du comptoir ont suspendu le
versement de leur loyer : suite à cela,
deux des associations viennent [fin
février 2013] de recevoir de la Ville
de Marseille un avis de résiliation
de leur bail ; elles doivent quitter les
lieux sous un mois.  Nous sommes
donc intensément mobilisés pour
empêcher cette expulsion et pour dé-
fendre le projet d’un bâtiment ouvert,
associant des pratiques culturelles
amateurs et professionnelles, dans
une visée à la fois artistique, écono-
mique et sociale. •
Propos recueillis par Marie Glon
repères, cahier de danse n°31
Éloge du studio
par Dominique Dupuy
Dominique Dupuy,
danseur écrivain.
Une précoce et longue
pratique de l’écriture
Dominique Dupuy, qui danse et œuvre
à faire reconnaître la danse depuis les
années 1950, rappelle régulièrement
a fait de Dominique
Dupuy au cours des
ans un danseur qui la valeur et la spécificité de l’espace de
écrit autant qu’il
danse, la lecture dont
travail du danseur. Le texte ci-dessous,
il est gourmand étant
peut-être ce qui fait
publié pour la première fois en 19941,
le lien entre les deux irrigue la réflexion de plusieurs des
activités. De ses
dernières lectures, auteurs rassemblés pour ce numéro
dont une grande part
consacrée à Samuel de Repères, cahier de danse.
Beckett, Dominique
Dupuy vient de tirer
son dernier spectacle,
Acte sans paroles, créé
au Théâtre National de
Chaillot au début du
mois de février 2013 Le studio de danse est un lieu très particulier, celui où se
et qui sera repris dans
le même lieu du 22 mai trame la matière de la danse, d’où jaillit son mouvement.
au 6 juin 2014. C’est là que se forme et se transforme le danseur ; comme
un papillon le pollen, il portera de place en place cette
légende matière immatérielle.
Dominique Dupuy
dans un studio du
Mas de la Danse à C’est là qu’une fois tramée, la matière se décante, et que
Fontvieille, en 1986. se dépose le sel des œuvres. Il y faut un espace rare ; ce
Photographie : Pierre
Fabris. n’est point tant les dimensions qui comptent que leur
rapport subtil qui donne à l’espace un sens. La présence
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note
active des danseurs parachèvera cet édifice transparent,
1. D’une communication jusqu’à y laisser des traces. Il y faut un sol, pour l’accueil
effectuée dans le cadre et l’élan, générateur d’énergie. Il y faut une lumière, se-
d’un Jeudi de l’Institut
de Pédagogie Musicale reine, propre à l’écoute. Le studio est un terrain d’écoute.
et Chorégraphique, Ce n’est pas l’atelier de l’artisan ou de l’artiste, foisonnant
Dominique Dupuy a
extrait le texte présenté
de matériaux rares et d’instruments précis. Ce n’est pas
ici, publié une première l’étude, le cabinet de travail rempli de documents, pape-
fois dans un tiré à part rasses et bouquins. C’est une concentration de vide, une
de Michel Archimbaud,
repris dans la Lettre page blanche, qui va susciter et accueillir la matière vi-
d’information de vante, toujours neuve, concrète et ineffable à la fois, de la
l’IPMC n°12 (avril 1994),
danse. (On sait, d’autre part, combien il est difficile d’œu-
puis dans Une Danse
à l’œuvre, CND / vrer dans une salle de sport, sur une scène de théâtre,
Scène Nationale de La dans un lieu de plein air…)
Roche-sur-Yon, 2001.
La longue pratique de
vie et de travail dans Autrefois, les danseurs n’avaient de cesse d’avoir leur C’est un lieu de « studiosité »…
le studio de danse, tant studio, souvent couplé à leur lieu d’habitation. Le temps,
dans celui des Ballets
Modernes de Paris alors, était de la partie. En un tour de corps, ils étaient à On s’y consacre à un travail « cousu-corps », « fait-corps »,
au 104, boulevard de pied d’œuvre. Le studio était la cellule ouverte à toutes qui tient de l’alchimie et porte à la métamorphose.
Clichy (aujourd’hui
studio des Rencontres
les expériences, à toutes les rencontres, du dedans
Internationales de comme du dehors. Aujourd’hui les studios sont des lieux À propos de l’âme des vieux théâtres, Charles Dullin
Danse Contemporaine) banals, anonymes… On y passe en intrus entre deux écrivait : « Ce n’est pas la machine à faire descendre les
que dans ceux du
Mas de la Danse à tours d’horloge. On y travaille à la chaîne et pratique le dieux sur la scène, ce sont les dieux qu’il nous faut. »
Fontvieille, a généré quota horaire, cette forme perverse de l’enseignement.
une réflexion au long
Le studio a besoin de ses dieux lares, de ses pénates.
cours dont Dominique
Dupuy concrétise Le studio est un lieu d’étude. Non seulement de forma-
actuellement l’écriture tion et de création, d’entraînement et de répétition, mais Entrez dans un studio habité par ces dieux.
sous le simple titre de
STUDIO, à paraître aux
d’invention et de recherche : celles du danseur qui peau-
éditions Archimbaud fine son corps, celles du chorégraphe qui fignole son écri- C’est un lieu de vie. •
– Les Belles Lettres au ture, celles du pédagogue qui affine son enseignement.
printemps 2014.
16 repères, cahier de danse n°31 17