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Interview d’Arnaldur Indridason, pour la

revue Sang-froid

Par logreglan Le 01 juil 2017 Dans Nouvelles du nord

Les files d’attente devant le stand d’Arnaldur Indridason, en dédicace au festival


Quais du polar à Lyon, sont interminables en ce début d’avril. Nous retrouvons
l’écrivain le plus célèbre d’Islande dans le bar d’un hôtel chic du 2è
arrondissement lyonnais, loin de la cohue des fans. Poignée de main puissante
et regard franc, il est à la fois imposant et remarquablement discret. Attentif, il
s’assure que vous ne manquez de rien, puis vous observe en silence, le visage
plissé de concentration, le regard bienveillant : l’expression d’un homme
altruiste. Il ne se vante pas de sa filiation directe avec un autre grand auteur
islandais, ne fanfaronne pas à propos de ses techniques d’écriture. Ses paroles
restituées par le fidèle et brillant Éric Boury, incontournable traducteur littéraire
de l’islandais en France. Il se raconte avec pudeur, sincérité et un sens
irrésistible de l’autodérision. Celui qui a fait du polar islandais un phénomène
international par le biais de sa série mettant en scène l’inspecteur Erlendur n’est
pas homme à se mettre en avant –un peu à l’image de son très discret héros,
aussi doux que maladroit, aussi taiseux que bon. Arnaldur parle d’ailleurs
d’Erlendur de façon si vivante que l’on s’attend à voir l’inspecteur se joindre à
notre table d’un moment à l’autre. La relation du créateur à son personnage est
intense, au point que l’auteur ressent régulièrement le besoin de délaisser sa
série pour raconter d’autres histoires. Son dernier roman, Dans l’ombre, paru
cet hiver aux éditions Métailié, met ainsi en scène une intrigue criminelle dans
une Islande au cœur de l’Occupation, loin du Reykjavik d’Erlendur. Au centre du
récit, l’Histoire avec un grand « H », mais aussi le cœur des hommes et des
femmes d’Islande, exploré avec délicatesse par la plume d’Arnaldur Indridason,
le grand sensible.

La vocation

Pour ne rien vous cacher, je me demande bien moi-même comment je suis


devenu écrivain ! Mon père, Indridi G. Thorsteinsson, était un auteur très
célèbre en Islande : tout le monde connaissait son nom. Ses romans traitaient
principalement de ses contemporains, et plus spécifiquement de l’exode rural
qui a marqué l’Islande après la guerre, quand tous les jeunes se sont mis à
quitter la campagne pour les villes… Ou devrais-je dire pour la grande ville,
Reykjavik, seule et unique en Islande ! Mon père était également très connu
pour son travail de commentateur politique dans les médias : rien ne lui
échappait. Chez nous, il y avait des livres partout, et de toutes sortes. Mon père
aimait se plonger dans des romans historiques, de la fiction, de la poésie, des
traités politiques… Tout ce qui était publié en Islande atterrissait à la maison !
Enfant, j’ai lu Alistair MacLean, Enid Blyton, Agatha Christie, Tintin… Mais si
vous pensez que la fréquentation assidue d’un écrivain et un accès illimité à sa
bibliothèque ont provoqué ma vocation, vous vous trompez. A l’âge adulte, j’ai
éprouvé le besoin de prendre une autre voie que celle de mon père. J’ai passé
un diplôme d’histoire à l’université d’Islande, en me spécialisant dans l’étude du
XXè siècle. Vous en déduisez que cela m’a mené à une carrière de romancier ?
Vous vous trompez à nouveau. Dès ma sortie de faculté, je me suis consacré au
journalisme. Certains fils ont l’esprit de contradiction : c’est un grand classique,
non ? Quoi qu’il en soit, je pense qu’il y a quelque chose de génétique dans
l’écriture de fiction, que mon père a dû me transmettre par l’ADN… Ou alors, il
était porteur d’une espèce de virus de l’écriture, probablement très contagieux :
malgré tous mes efforts pour l’éviter, j’ai fini par y succomber !

Des faits à la fiction

Le journalisme m’a formé à l’écriture. J’ai choisi ce métier très jeune, il m’a
forcé à me mettre à écrire et je n’ai plus jamais arrêté. Le fait d’être journaliste
est une excellente base pour un écrivain : n’oubliez pas que ce métier consiste
très largement à s’asseoir à son bureau et à gratter, gratter et gratter encore
du papier, jusqu’à ce que l’on ait obtenu un résultat satisfaisant. Le journaliste
n’a pas le choix ! En outre, cet exercice vous apprend à respecter un temps
imparti. Il vous faut adopter une discipline qui vous permette d’apprivoiser ce
monstre redoutable qu’est la deadline, c’est-à-dire le jour et l’heure auxquels
vous devez avoir rendu votre papier. Il y a un début et une fin au processus
d’écriture chez les journalistes : quand on devient auteur, c’est salvateur, car
cela permet de s’atteler à sa tâche et de l’accomplir jusqu’au bout. L’Islande est
si petite que les journalistes ont tous plusieurs casquettes. Vous pouvez couvrir
le sport un jour, l’économie le lendemain, puis rédiger un billet en politique,
avant de vous mettre à la critique d’art, tout ça pour le même journal. Un jour,
une idée m’est venue, qui échappait totalement au cadre journalistique. La
fiction se mêlait aux événements de la vie réelle… J’ai longuement hésité avant
de me lancer dans l’écriture, pour toutes les raisons que je viens de citer. Et
puis je me suis dit : « soit tu te lances maintenant, soit tu ne parles plus jamais
d’écrire de la fiction ! » J’avais 33 ou 34 ans quand j’ai commencé à bidouiller
mon premier roman. J’ai tâtonné un peu, le temps de mettre en place l’intrigue,
d’apprendre à dérouler son fil, à construire mes personnages et à maîtriser les
rebondissements… J’ai mis deux ans à écrire ce premier roman. En revanche,
j’ai eu de la chance : je n’ai eu aucun mal à trouver un éditeur.

Le cinéma pour influence

Tout en développant ma capacité à m’intéresser à tout et ma mobilité d’esprit


concernant les sujets que je traitais, j’ai choisi de me spécialiser dans le
journalisme culturel, et particulièrement au cinéma. J’ai été critique de films
pendant des années : j’ai visionné des kilomètres de pellicules, interviewé des
dizaines de réalisateurs. Pourquoi cet amour du cinéma ? Je vais vous partager
un souvenir extrêmement marquant. Je vais même vous le montrer. Un
instant… Tenez ! Voyez-vous cette photo en noir et blanc sur l’écran de mon
téléphone ? Il s’agit du film Le Petit César, du réalisateur américain Mervyn
LeRoy, tourné en 1931. Je pense l’avoir vu entre l’âge de 3 et 7 ans, mais le
scénario et les images sont encore parfaitement clairs dans mon esprit. C’était
la toute première fois que je regardais un film à la télé. J’ai été totalement
stupéfait. Je garde un souvenir particulièrement précis : l’image d’un homme se
prenant une balle dans le bras. Je ne saurais pas vous montrer exactement où,
mais je me souviens qu’on lui tirait dessus et qu’il se mettait à saigner, quelque
part entre le poignet et le coude… Quel choc ! Pour la première fois, j’entrais
dans l’univers du policier et du crime : sans être fasciné par la violence, je suis
resté marqué à vie par l’impression que cette scène a produite sur moi. Cette
vision a beaucoup plus contribué à ma vocation d’écrivain que n’importe quelle
personne de mon entourage, ou n’importe quel événement de ma vie.

L’écriture

Je ne saurais pas dire si cette scène sanglante du Petit César est à l’origine de
mon attrait pour le polar. D’ailleurs, je ne me souviens pas avoir clairement pris
la décision d’écrire des romans policiers : le genre s’est imposé à moi presque
par hasard. Quand je me suis attelé à mon premier livre, j’ai jeté les bases de
l’intrigue sans trop savoir où j’allais, à partir d’une idée un peu floue. C’était la
fin des années 1990, on ne parlait que de clonage, de la brebis Dolly, du fait
que la science allait désormais permettre la création d’êtres vivants à partir de
simples cellules. J’étais subjugué : si les scientifiques pouvaient donner la vie à
des formes inanimées, alors la question de la naissance et de la mort
n’appartenait plus à la religion. L’un des sujets métaphysiques les plus
importants de l’histoire humaine, la création du souffle de vie, passait des
mains des dieux à celles des hommes. Mon premier roman, dédié à ce sujet,
était une enquête policière qui se muait en récit d’anticipation. J’aurais pu
poursuivre dans la veine de la science-fiction, mais j’ai choisi de me consacrer
plutôt à une série de romans policiers. Il y avait deux raisons à cela. La
première, c’est que, dans le fond, le genre n’est qu’un prétexte. Savoir qui est
l’assassin, qui est la victime et quel est le motif du crime ne m’intéresse pas
plus que ça. Ce qui me passionne, c’est de plonger au cœur de l’humain, de
raconter la vie de personnes ordinaires confrontées à un événement d’une
grande violence ou d’une profonde dureté, forcées de trouver un moyen d’y
survivre. Le polar est le genre idéal pour mettre en scène ce type de situations.
La deuxième raison, c’est qu’au fil de mon premier roman, un personnage s’est
imposé à moi. Il s’agissait d’un jeune policier, un peu renfermé sur lui-même…
Un certain Erlendur, bien sûr !

Erlendur, le vieil ami

Mes lecteurs ne me parlent que de lui. Il est le personnage central de la plupart


de mes livres, et je n’exagère pas quand je dis qu’il fait partie de ma propre vie.
Chacun de mes romans a creusé son caractère et forgé son destin. J’ignore
pour quelles raisons, mais j’ai beaucoup de facilités à comprendre ce
personnage. C’est un type taciturne, solitaire, pas très doué pour les rapports
sociaux. Il a une tendance très prononcée à se nourrir de son passé et de
l’endroit d’où il vient. Il appartient à cette génération spécifique d’Islandais qui
ont grandi juste après-guerre : en quelques années, la société s’est modernisée
en laissant quelques-uns de ses membres, à l’image d’Erlendur, sérieusement
déboussolés. Il travaille en ville, mais il vient de la campagne. De son enfance
rurale, il garde le souvenir d’un drame qui le hante : la perte de son frère,
disparu dans une tempête de neige. Cet événement a eu pour conséquence de
figer le temps dans la vie de l’inspecteur. Dans chacune de ses enquêtes,
Erlendur est obsédé par l’idée de découvrir la vérité et d’apaiser la souffrance
des gens. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il connait la sensation de perte et
l’épreuve du deuil. C’est pour cette raison qu’il comprend si bien la douleur des
autres et qu’il parvient à l’apaiser. Seulement voilà : si je comprends
parfaitement Erlendur, je ne peux pas dire que sa compagnie soit toujours
facile à vivre. Il me surprend souvent, je suis très attaché à lui. Mais
franchement, passer les longs et sombres hivers islandais enfermé seul avec ce
bonhomme dans mon bureau peut être oppressant. C’est d’ailleurs pour cela
que j’ai écrit Betty ou Le Livre du roi : des romans de littérature « blanche », où
il n’avait pas sa place. Parfois, j’ai besoin de prendre des vacances d’Erlendur !

La liberté face au réel

Quand on a une formation d’historien, on sait évidemment à quel point il est


important de vérifier ses sources et d’examiner scrupuleusement chaque
information que l’on diffuse. Mais quand on écrit de la fiction, on a le droit de
jeter tout cela à la poubelle, c’est-à-dire de s’en foutre royalement !
Evidemment, je conserve ce que je considère devoir absolument garder des
événements historiques que j’aborde, par souci de réalisme. Je puise dans mes
connaissances et je fouille ma mémoire, ce qui n’est jamais évident, car elle
nous trahit beaucoup. Si j’ai un doute, je me documente. Une fois que j’ai
garanti la vraisemblance du récit, soit j’invente, soit je mens carrément. Aller
vers la fiction est une expérience extrêmement libératrice pour un historien.
Même si je n’ai jamais exercé le métier de chercheur en histoire, mon goût pour
cette discipline a été l’étincelle qui a allumé mon attrait pour la littérature.
Pendant ma formation universitaire, j’ai lu des textes, étudié des événements
passés, exploré des zones sombres de l’histoire, cela m’a rendu curieux. Mais le
XXè siècle n’est pas ma seule source d’inspiration. L’actualité, que je suis
attentivement, stimule aussi beaucoup ma plume. Il y a un certain nombre
d’années, une grande entreprise de recherche en génétique est venue s’installer
en Islande. Son objectif était de rassembler une base de données renfermant
toutes les informations génétiques de la population islandaise. Vous imaginez ?
C’est confier à une société industrielle ce que chaque individu a de plus
précieux et de plus intime. Est-il utile que je mentionne la facilité avec laquelle
une telle base de données peut être piratée aujourd’hui ? Cet événement a été
à l’origine de la tragédie que je mets en scène dans La Cité des jarres, mon
premier roman traduit en français.

Etre le premier surpris

Je m’octroie une grande liberté dans la création. Je suis le genre d’écrivain qui
ne s’impose aucun plan narratif. Pour tout vous avouer, la plupart du temps, je
commence mes romans sans savoir qui est le meurtrier ni pourquoi il a tué sa
victime ! Je me mets simplement à l’écriture avec une thématique en tête. Cela
peut être la violence conjugale, la recherche scientifique, la manipulation, la
guerre froide ou la crise financière. Je ne sais pas vraiment quels personnages
vont être importants dans l’intrigue, ni à quel moment ils vont apparaître et
disparaître. Le fait que l’histoire se révèle petit à petit est ce qui me passionne
le plus dans le processus de création. Très souvent, je m’arrête en pleine
écriture et je me dis « Oh, whaou ! Il s’est passé ça ! » J’avance au ressenti,
mais je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Comme beaucoup d’auteurs, j’ai
suivi l’exemple d’Hemingway : plutôt que d’aller jusqu’au bout de ma lancée
quand j’ai entamé une page d’écriture, je m’interromps et termine le lendemain
matin pour me mettre en jambes. Reprendre une idée en s’asseyant à son
bureau le matin permet d’en développer de nouvelles plus facilement. Toujours
garder un petit morceau d’écriture pour le lendemain : voilà mon secret pour
avancer plus vite !

Un quotidien millimétré

Depuis que le succès de mes livres m’a permis d’arrêter ma carrière de


journaliste pour me consacrer à l’écriture, je m’impose une routine de travail
quotidienne. Quand vous voulez écrire un livre par an, elle vous est absolument
indispensable. Je me mets à mon bureau à 8 heures du matin, jusqu’à midi.
Ensuite, je prends une longue pause, puis je me remets au travail jusqu’en fin
de journée. Comme je travaille à la maison, je ne peux pas dire que j’avance
dans un silence recueilli : il y a du bruit et de la fureur autour de moi !
N’imaginez pas non plus que je ne fais qu’écrire sans lever le nez. Le quotidien
d’un écrivain, c’est aussi de répondre à des mails, communiquer avec son
éditeur, retravailler ses manuscrits en suivant ses conseils… Et échanger avec
ses lecteurs ! Je suis très heureux de la bonne réception que connaissent mes
livres à l’étranger. A l’origine, j’écris pour un public islandais, autour de notre
culture commune. Je suis touché que des lecteurs d’autres pays puissent se
passionner pour mes histoires. je n’ai pas le temps, hélas, de participer à
beaucoup de rencontres publiques en Islande, comme je le faisais au début de
ma carrière. Mais que je sois dans mon pays ou ailleurs, mes lecteurs me
posent systématiquement la même question : que va devenir Erlendur ? Et je
leur fais toujours la même réponse : Je ne le sais pas moi-même ! Tout comme
vous, la dernière fois que je l’ai vu, c’était dans Etranges rivages : il était
allongé sur la lande, la neige recouvrant lentement son corps. Va-t-il mourir là-
bas ? Tout ce que je sais, c’est que la mort par hypothermie est extrêmement
lente. Cela nous laisse un peu d’espoir...

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