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REVUE FRANÇAISE
M. B. Tu as d'autres exemples ?
P. E. Là-dessus, on peut comparer le français au grec ou à
l'hébreu qui sont des langues écrites depuis presque trois mille
ans et qui sont encore parlées et écrites. Le grec a beaucoup
évolué mais sans rupture et son capital classique est toujours
symboliquement très présent et contribue à légitimer l'usage
du grec moderne en Grèce. L'hébreu moderne de l'État
d'Israël, c'est de l'hébreu reconstitué et considérablement
enrichi l'écart est d'une autre nature puisque la langue
moderne a été réinventée, ressuscitée à partir des textes
anciens, au lieu d'une évolution naturelle à travers les siècles.
Voici deux langues qui ont été très longtemps privées de pou-
voir politique, qui avaient deux littératures, beaucoup moins
nombreuses que la nôtre mais, comme la nôtre, majeures. Pour
le grec, ce qui en est encore largement transmis aujourd'hui, le
plus souvent en traductions, c'est Homère, les Tragiques et les
philosophes.
M. B. Ce qui n'a pas disparu dans l'incendie d'Alexandrie.
P. E. Ce corpus restreint, datant du milieu du premier
millénaire avant notre ère est universellement connu et suffit à
faire qu'encore maintenant, partout dans le monde, des
enfants, comme le petit garçon que j'étais, ont envie
d'apprendre le grec classique, pourtant réputé difficile dans la
cour du collège, avec son alphabet différent du nôtre. Il est
seulement dommage qu'en dernière année de lycée les élèves
de grec classique ne se voient pas initiés au grec moderne.
L'hébreu classique lui se borne à ce que les chrétiens nomment
l'Ancien Testament aujourd'hui lu en traductions dans le
monde entier. À partir de cet ensemble d'écrits sacrés (et aussi
de l'hébreu michnique et même de l'hébreu médiéval), Ben
Yehuda a pu ressusciter à la fin du xixe siècle une langue qui
n'était plus parlée ordinairement depuis le me siècle, puis la
faire apprendre, parler et écrire à tout un peuple qui l'a trans-
mise comme langue maternelle à la génération suivante.
Aujourd'hui comme il y a vingt-cinq siècles on parle hébreu là
Pierre Encrevé et Michel Braudeau
l'écrit sauf dans les usages techniques bien sûr, qu'il s'agisse
de philosophie, d'informatique, de médecine, de justice, etc.
Mais pour ce qui est de la langue française elle-même, elle
n'est pas unifiée, je le répète notre Empereur corse n'ayant pu
s'emparer durablement de la Belgique et de la Suisse, nous
n'avons pas aligné sur le nôtre le français de Belgique ni celui
de Suisse romande, qui présentent encore, par bonheur, des
traits propres. Mais dans l'Hexagone même, l'unification de la
langue nationale est pratiquement achevée, comme l'ont
démontré en 2003 les résultats de l'enquête « familles »
menée auprès de trois cent quatre-vingt mille foyers par
l'INSEE et l'Institut National d'Études Démographiques lors
du dernier recensement en France métropolitaine. Au moment
de la Révolution française, en 1794, l'abbé Grégoire, premier
à mener une enquête nationale sur la langue, estimait qu'il y
avait seulement un tiers des Français qui parlaient le français
et en 1863, Victor Duruy trouvait qu'il n'y avait encore que
trois quarts de la population à parler français, sans que ce soit
d'ailleurs toujours leur langue maternelle, loin de là. Mais
aujourd'hui en France la totalité des Français parlent français
(et beaucoup mieux que les paysans de la fin du xixe), ce qui est
une situation qui ne s'est jamais produite avant le dernier
quart du xxe siècle.
M. B. .Et pourtant, on ne cesse de gémir sur la dégradation de
la langue.
P. E. Quand on déplore l'état présent du français, on néglige
ce fait établi qu'on n'a jamais autant, ni aussi bien parlé et écrit
le français en France. Aujourd'hui, la quasi-totalité des enfants
nés en France métropolitaine parlent français en première
langue. Une unification linguistique réelle s'est faite par
l'école et par les médias audiovisuels, qui a balayé les restes
vivants des dialectes et patois. Ça n'empêchera pas les esprits
chagrins de prétendre que la langue est en danger, qu'elle est
généralisée mais méconnaissable. On connaît la chanson
Ceux-là rêvent d'un français qui serait resté l'apanage d'une
classe sociale limitée, se réservant l'enseignement secondaire
et supérieur comme au temps des machines à vapeur, de la
Pierre Encrevé et Michel Braudeau
trente mille mots nouveaux tous les ans, ce dont personne n'a
vraiment idée, même à la NRF.
M. B. Par exemple ?
P. E. Eh bien, des milliers, des dizaines de milliers de
racines chimiques sous leur forme orthographique française
une profusion de mots scientifiques et techniques qui se déve-
loppe à une vitesse folle, si bien qu'à la banque de données de
la Commission de Bruxelles, le nombre de mots français diffé-
rents stockés se monte à environ six ou sept cent mille. Il y a
beaucoup de « langues » françaises au sein du français. Ce qui
n'empêche pas une relative unification de la langue il y a une
langue commune unifiée par l'enseignement et les médias, et
cette langue commune non seulement est unifiée à l'écrit mais
aussi à l'oral, ce qui est une nouveauté apparue il y a quelques
décennies, commençant vraiment dans les années soixante avec
l'allongement du temps scolaire obligatoire. Voilà pourquoi si,
au lieu de comparer la population très restreinte des lycéens
d'avant 1950 aux lycéens d'aujourd'hui, en oubliant l'immense
majorité des Français, notamment ruraux et ouvriers, qui
n'allaient pas au lycée ni même au collège avant 1950, on
compare l'ensemble de la population française d'aujourd'hui
avec celle de n'importe quelle époque antérieure, on peut sou-
tenir qu'en France le français se porte mieux qu'il ne s'est jamais
porté.
M. B. .Et l'anglais, ne l'enseigne-t-on pas également ?
P. E. En effet, et c'est un aspect beaucoup moins souligné
de la politique linguistique de la France l'État, sans jamais le
décréter ni le dire jusqu'en 2005, a généralisé, depuis une qua-
rantaine d'années, l'enseignement de l'anglais. La République,
après avoir appris à tous les Français le français, qui en moins
d'un siècle est devenu leur langue maternelle, s'est mise à leur
enseigner l'anglais en langue seconde. Que les résultats long-
temps aient été peu brillants ne doit pas faire oublier cette
réalité en France, comme dans toute l'Europe de l'Ouest,
c'est l'État, et non des organismes étrangers comparables à
l'Alliance française, qui a diffusé systématiquement la langue
anglo-américaine. Guizot puis la IIIe et la IVe Républiques ont
Pierre Encrevé et Michel Braudeau
rique, ni non plus une langue maternelle mais c'est une langue
seconde normale une vraie langue, linguistiquement parlant,
adéquate à ces emplois seconds. Ce qui est en train de dispa-
raître en France sous les cris d'orfraie de ceux qui ne prennent
pas de recul, c'est le monolinguisme des Français posé en idéal
national à partir de l'Abbé Grégoire et de Barère, c'est-à-dire à
partir de la Terreur. Ils ont instauré l'idéologie linguistique
française qui exigeait qu'on sacrifiât toute autre langue mater-
nelle que le français sur l'autel de la Nation on avait un Roi,
une Foi, une Loi, on a eu dès lors la Nation, la langue française
et les Droits de l'homme. Le français est devenu une sorte de
religion d'État en France et, pendant tout le xixe et le
xxe siècles, on a lié ici le français à la nation française, et à elle
seule qui pensait à la Belgique ou à la Suisse romande ? Puis,
avec Jules Ferry, on a fait semblant de croire que l'école pri-
maire permettait à chaque Français une maîtrise parfaite de la
langue de Racine. Ceux qui imaginent encore que les hus-
sards noirs de la République parvenaient à remplir ce pro-
gramme devraient lire La Grammaire des fautes du grand lin-
guiste genevois Henri Frei, établie à partir de correspondances
de soldats français de la Grande guerre.
M. B. Qu'est-ce qui a fait tourner le vent ?
P. E. L'histoire. Cette grande nation, impériale et coloni-
satrice, s'est retrouvée, en 40, une nation vaincue militaire-
ment, sauvée par le débarquement des soldats des nations
anglophones. C'est à ce moment-là que le français perd
définitivement sa position de langue internationale encore
plus ou moins dominante. Contrairement à ce qu'on répète
souvent, ce n'est pas, comme une vulgate marxiste qui s'ignore
le ferait croire, la puissance économique qui est d'abord en
cause mais la puissance militaire (qui, bien sûr, n'est pas indé-
pendante de la première, mais la réciproque n'est pas vraie). Je
me souviens d'une conversation avec Georges Duby et Jean-
Luc Godard, il y a déjà quinze ans, où Jean-Luc Godard inter-
rogeait « Pourquoi le cinéma américain s'impose-t-il au
monde entier ? » On l'a laissé répondre bien sûr. Sa réponse
« Parce que les Américains ont lâché deux bombes atomiques
La Nouvelle Revue Française
THOMAS REGNIER