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Michèle Fogel

Roi de France
De Charles VIII à Louis XVI

INÉDIT
histoire
COLLECTION
FOLIO HISTOIRE
Michèle Fogel

Roi de France
De Charles VIII à Louis XVI

Gallimard
Cet ouvrage est publié
sous la direction de Martine Allaire.

© Éditions Gallimard, 2014.


Couverture : Rubens, Henri IV part pour la guerre
d’Allemagne et confie à la reine le Gouvernement de son
royaume, le 20 mars 1610 (détail). Musée du Louvre, Paris.
Photo © RMN-Grand Palais / Thierry Le Mage.
Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-
aux-Roses, Michèle Fogel a été maître de conférences en his-
toire moderne à l’université de Paris-X Nanterre.
Elle a participé au deuxième volume du Siècle des Lumières,
publié sous la direction d’Albert Soboul (Presses universitaires
de France, 1977), et a publié notamment Les cérémonies de
l’information dans la France du XVI e au XVIII e siècle (Fayard,
1989), L’État dans la France moderne. De la fin du XV e au milieu
du XVIII e siècle (Hachette, 1992) et Marie de Gournay. Itiné-
raires d’une femme savante (Fayard, 2004).
Introduction

N A I S SA N C E D ’ U N D A U P H I N

Le 2 septembre 1601, dans toutes les églises de


Paris, commencent les prières des Quarante-heures
« pour obtenir l’heureuse délivrance de la reine très
Chrétienne et la naissance d’un prince Dauphin ».1 Le
clergé invite les fidèles à unir, dans une même dévo-
tion doloriste, le séjour du Christ au tombeau entre
l’horreur de la Crucifixion et la gloire de la Résurrec-
tion, la mise en danger de la vie de la reine, Marie de
Médicis, et la venue au jour d’un enfant que Dieu
dans sa toute-puissance et son infinie bonté aura
doté d’un sexe masculin. Prières parisiennes double-
ment agréables à l’heureux père, le roi Henri IV,
celles d’une ville rebelle qu’il a condamnée à proces-
sionner chaque année en mémoire de sa soumission
le 22 mars 1594.
C’est la première naissance royale depuis près de
trente ans. Mais le 25 octobre 1572, une princesse
était née qui, suivant les règles de la succession des
rois en France, n’avait aucun droit sur la Couronne,
pas même celui de la donner à un époux ou de la
transmettre à un fils. Aussi lorsque le roi Charles IX,
son père, était mort dix-sept mois après sa naissance,
c’était son oncle, Henri III, qui lui avait succédé ; sa
10 Roi de France

mère, Élisabeth d’Autriche, était retournée à Vienne,


et la petite fille, restée à la cour de France, avait rapi-
dement disparu.2
En octobre 1572, Henri IV n’était qu’Henri de
Bourbon, roi de Navarre, un petit royaume disputé à
l’Espagne. Trois mois auparavant, le 24 août, alors
qu’il venait d’épouser la plus jeune sœur de Charles IX,
Marguerite de Valois, de grands nobles, des gentils-
hommes de sa suite et de nombreux parisiens, tous
protestants comme lui, avaient été massacrés. La
Saint-Barthélemy marquait un moment paroxystique
dans les guerres de religion qui ont bouleversé le
royaume pendant près de quarante ans. Pour que ce
jeune prince isolé et menacé devienne Henri IV, le
Très Chrétien roi de France et de Navarre, il a fallu
d’abord que meurent sans héritier Charles IX et ses
frères : François, duc d’Anjou, avant même d’avoir
régné ; Henri III, assassiné en août 1589. Ainsi s’étei-
gnait la dynastie des Valois. Henri de Bourbon était le
premier dans l’ordre de succession à la Couronne :
cousin lointain du roi défunt, il devait compter vingt
ascendants mâles pour arriver à leur ancêtre
commun, saint Louis. Ce droit, cependant, n’était
rien sans les armes — encore neuf ans de guerre — et
les armes, rien sans les concessions et les négocia-
tions — la conversion définitive du roi au catholi-
cisme, les compensations financières au ralliement
des grands nobles, la confirmation des privilèges des
grandes villes. Au printemps 1598, l’édit de Nantes
avait établi un compromis entre les droits des protes-
tants et la prééminence des catholiques, tandis que le
traité de Vervins mettait un terme aux interventions
de l’Espagne dans les affaires du royaume.
C’était la paix. Les membres des parlements de
Paris et de Rouen, aussi bien que les membres du
Naissance d’un Dauphin 11

clergé réunis en assemblée, avaient alors exhorté


Henri IV à remplir au plus vite son devoir de roi :
assurer sa descendance puisque son union avec
Marguerite de Valois était restée stérile et qu’il avait
déjà quarante-cinq ans. Trois démarches s’impo-
saient : négocier avec celle qui, même éloignée et
déconsidérée, restait la reine de France et tenait à
monnayer son acceptation ; négocier avec le pape qui
seul pouvait défaire les liens sacrés qui les unissaient ;
trouver la nouvelle épouse qui remplirait sa part
d’obligation.
Le temps qu’aboutissent les négociations avec
la reine et que le pape, rassuré sur l’orientation
qu’Henri IV donnait à sa politique, prononce la dis-
solution du mariage en décembre 1599, la maîtresse
préférée du roi, Gabrielle d’Estrées, était morte à
vingt-six ans lors de son quatrième accouchement.
Le roi l’aurait sans doute épousée malgré les protes-
tations de ses cousins Conti et Soissons, porteurs eux
aussi du sang de saint Louis : il en était amoureux,
elle lui avait donné deux fils qu’il avait légitimés.
Fin 1599, il était trop tard pour profiter de la paix de
Vervins et rechercher l’Infante d’Espagne, Isabelle-
Claire-Eugénie : elle venait d’épouser son cousin
Albert d’Autriche. Elizabeth d’Angleterre vieillissait
en « Reine vierge » ; Henri montrait du mépris à
l’égard des princesses des petits états allemands. Res-
tait la nièce du Grand-duc de Toscane, Marie de
Médicis, âgée de vingt-sept ans : une famille prin-
cière d’élévation récente, qui avait déjà fourni une
reine de France fort robuste, Catherine, l’épouse
d’Henri II ; une famille alliée dans son désir de résis-
ter à l’emprise espagnole et savoyarde en Italie du
Nord et qui avait financé une partie de la reconquête
du royaume. La dot effacerait une partie des dettes.
12 Roi de France

Le contrat de mariage était signé depuis trois


mois, et déjà le roi engageait la future reine à se pré-
parer à la tâche qui l’attendait : « J’ai pris des eaux de
Pougues, de quoi je m’en suis bien trouvé… écrivait-
il le 24 juillet 1600… Comme vous désirez la conser-
vation de ma santé, j’en fais ainsi de vous et vous
recommande la vôtre, afin que, à votre arrivée, nous
puissions faire un bel enfant qui fasse rire nos amis
et pleurer nos ennemis. »3 Après la première bénédic-
tion nuptiale à Florence où le Grand-duc avait tenu
le rôle du roi, et le débarquement à Marseille, Marie
de Médicis attendait son époux à Lyon tandis qu’il
dirigeait les dernières opérations militaires contre la
Savoie. Avant même la deuxième bénédiction qui
devait les réunir, le roi, revenant de la guerre, s’était
présenté un soir chez la reine et la nouvelle de la
prompte consommation du mariage s’était répandue
parmi tous ceux qui portaient un intérêt à l’avenir de
la nouvelle dynastie. Il était resté à Lyon suffisam-
ment longtemps pour signer la paix avec la Savoie le
17 janvier 1601 et, suivant Philippe Hurault, un de
ses familiers, pour « avoir assez donné de satisfaction
et assurance de son amitié conjugale à la Reine, la
laissant enceinte comme il croyait et était vrai. »4 Il
était parti pour Paris où elle était venue le rejoindre
début février. La grossesse était peu à peu devenue
une certitude. Mi-août, en prévision des couches de
la reine, la cour s’était installée à Fontainebleau, ce
grand et beau palais aux vastes salles, aux jardins
aérés.
Dans la nuit du 26 au 27 septembre, environ neuf
mois et deux semaines après la première entrevue de
Lyon, les douleurs annoncent l’imminence de la nais-
sance. Le roi prévient la reine : « Ma mie, vous savez
que je vous ai dit, par plusieurs fois, le besoin qu’il y a
Naissance d’un Dauphin 13

que les Princes du sang soient à votre accouchement.


Je vous supplie de vous y vouloir résoudre, c’est la
grandeur de vous et de votre enfant. » Et comme elle
acquiesce sans enthousiasme, il ajoute : « Je sais bien,
ma mie, que vous voulez tout ce que je veux, mais je
connais votre naturel qui est timide et honteux ; que
je crains que si vous ne prenez une grande résolution,
les voyant, cela ne vous empêche d’accoucher. C’est
pourquoi, derechef, je vous prie de ne vous étonner
point, puis que c’est la forme que l’on tient au premier
accouchement des Reines. »5 Telles sont du moins les
paroles que la sage-femme, Louise Boursier, a recons-
tituées de mémoire.
Toute pudeur écartée, cette naissance royale s’orga-
nise entre les impératifs dynastiques, les procédés
médicaux que la sage-femme parisienne connaît et
défend comme elle peut et les savoir-faire italiens qui
rassurent la reine et qu’elle réussit en partie à imposer
grâce à deux de ses femmes de chambre et un apothi-
caire de sa suite florentine. Dans le grand salon ovale,
un lit d’apparat tendu de velours rouge cramoisi orné
d’or a été dressé près de la cheminée et de son grand
feu vivement entretenu ; deux religieux de l’abbaye
de Saint-Germain-des-Prés prient en permanence
devant l’autel où repose un fragment de la ceinture de
sainte Marguerite qu’ils ont apporté avec eux. La
sainte, prisonnière du ventre d’un dragon, s’en est
libérée par la prière et depuis, elle protège toutes les
femmes en couches du monde catholique, les reines
de France en particulier. Au centre de la pièce, un
grand pavillon de toile de près de quarante mètres de
tour abrite un pavillon plus petit où sont installés le lit
de travail d’usage en France et la chaise d’accouche-
ment apportée d’Italie. Dans le petit pavillon, le roi va
et vient, accompagné du jeune César de Vendôme, le
14 Roi de France

fils légitimé de la défunte Gabrielle qu’il adore ; sur


des tabourets ont pris place la sœur du roi, Catherine
de Bourbon, duchesse de Bar, Anne d’Este, duchesse
de Nemours, surintendante de la Maison de la reine,
Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, pre-
mière dame d’honneur. S’agitent autour de la reine la
sage-femme, un chirurgien du roi, un médecin de la
reine, l’apothicaire et les suivantes venus de Florence,
enfin, un médecin du roi désigné pour s’occuper de
l’enfant, Jean Héroard.
Au bout de vingt-deux heures de travail, la nais-
sance a lieu. La chaise d’accouchement sur laquelle
la reine est installée fait face à l’ouverture du petit
pavillon : le roi se trouve derrière la chaise, il
ordonne aux princes du sang qui attendent dans le
grand pavillon de s’approcher de l’ouverture et de se
courber pour mieux voir. La sage-femme, assise sur
un siège bas, prend l’enfant, l’enveloppe rapidement
de linges et le remet à Mme de Montglat, sa gouver-
nante. François de Bourbon, prince de Conti, son
frère, Charles, comte de Soissons, et leur cousin,
Henri de Bourbon, duc de Montpensier, peuvent
témoigner de la naissance, mais pas encore du sexe
de l’enfant : car la sage-femme n’a rien dit, elle tient à
ce que la délivrance finale, l’expulsion du placenta,
se fasse dans le calme. Elle ne peut cependant résis-
ter longtemps à l’anxiété du roi ; la reine aussi
s’inquiète : « È maschio ? » demande-t‑elle en se
levant de la chaise, puis retombe évanouie. Les
linges qui enveloppent l’enfant sont écartés : c’est
bien un fils. Et la sœur du roi plaisante sur la taille
des organes génitaux du petit prince. Le roi
embrasse la reine, puis les princes du sang et va faire
ouvrir les portes du salon ovale : une cohue de deux
cents courtisans envahit la salle. Les pavillons de
Naissance d’un Dauphin 15

toile n’offrent plus de protection : les valets ont


toutes les peines du monde à porter la reine sur le lit
d’apparat où s’effectue la délivrance. À Louise
Boursier qui tente de protester, le roi répond : « Tais-
toi, tais-toi, sage-femme, ne te fâche point ; cet
enfant est à tout le monde ; il faut que chacun s’en
réjouisse. »6
Porté près de la cheminée, le nouveau-né est lavé
avec du vin mêlé d’huile ; la sage-femme, le chirurgien
et Héroard l’examinent, le trouvent faible et décident
de lui glisser une cuillère de vin dans la bouche. Il est
emmailloté, présenté à la reine puis emporté par sa
gouvernante dans ses appartements où l’attendent
nourrice, remueuse et berceuse.
Il est onze heures du soir, des courriers partent
annoncer la nouvelle aux cours étrangères. Aux villes
du royaume, ils apportent l’ordre royal de célébrer
l’événement par des cérémonies d’action de grâces,
processions et Te Deum ; ainsi la lettre à la municipa-
lité parisienne :

Très-chers et bien aimés. Entre tant de miraculeux


témoignages de l’assistance divine que l’on a pu remar-
quer en notre faveur depuis notre avènement à cette
couronne, il n’y en a pas un seul qui ne nous ait fait
ressentir plus vivement les effets de sa bonté, que
l’heureux accouchement de la reine notre très chère et
très aimée épouse et compagne qui vient de mettre au
monde un fils ; dont nous recueillons une joie que
nous ne pouvons exprimer. Mais comme les calamités
publiques nous ont toujours plus ému durant nos
misères passées, que la considération de notre particu-
lier intérêt ; aussi ne recevons-nous pas tant de plaisir
et contentement pour ce qui nous touche dans cette
naissance, que pour le bien général de nos sujets, qui
auront bonne part en cette occasion de réjouissance,
16 Roi de France

dont nous avons bien voulu vous avertir par la pré-


sente…7

Dans l’après-midi du lendemain, tandis que


sonnent les cloches du Palais de justice et de Notre-
Dame, tous les corps constitués parisiens, cours sou-
veraines et municipalité, se rendent en cortège à la
cathédrale ; toutes les églises paroissiales et les com-
munautés religieuses célèbrent aussi un Te Deum ; les
coups des canons de la ville et de l’Arsenal, et le soir,
les feux de joie dans tous les quartiers ainsi que sur la
place de Grève devant l’Hôtel de ville exaltent l’atmo-
sphère de réjouissance unanimiste. Le jour suivant,
des processions parcourent la ville.
Une partie de l’histoire des rois se situe entre ce
que la lettre à la municipalité parisienne nomme le
« particulier intérêt » du roi et « le bien général de
tous les sujets » et qu’elle présente comme nécessai-
rement et harmonieusement liés. Rien de mesquin
dans ce mot d’« intérêt » : il désigne ici le mouvement
qui porte la personne vers ce qui est important pour
elle. Associé à « particulier », il marque la joie d’un
homme, de n’importe quel homme, à la naissance de
son premier fils et son soulagement d’avoir conservé
son épouse en vie. Que cet événement singulier
puisse faire « le bien général », tel est assurément
l’un des mystères associés à la royauté : les célébra-
tions sont là pour le proclamer. Marie de Médicis a
dû vivre l’événement autrement : seule femme du
royaume à devoir accoucher à la vue des hommes,
princesse italienne à peine arrivée dans un monde
étranger par sa langue, par son mode propre d’orga-
nisation et qui tente, au milieu de ses souffrances et
de ses peurs, de se raccrocher aux visages et aux
mots familiers. De cette tension entre le « particu-
Naissance d’un Dauphin 17

lier » — le privé — et le « général » — on commence


à dire le « public » —, le nouveau-né lui-même a dû
pâtir. Au mépris de toutes les précautions médicales,
il a dû d’abord être exposé devant « tout le monde »
puisque, suivant son père, il lui appartient. Tout le
monde : la famille royale, les grands nobles, les digni-
taires ecclésiastiques et les grands officiers présents
à la cour, ces deux cents personnes qui figurent
l’ensemble du royaume. À cet égard, le sexe du Dau-
phin est emblématique : partie du corps dont il faut
avoir honte et qu’il faut toujours tenir cachée, ce
sexe masculin est pourtant ce qui fait de lui un roi en
puissance, à une mort près, celle de son père…
Deux jours après sa naissance, le 29 septembre,
l’enfant est ondoyé, et Henri IV s’émerveille : « C’est
un Dauphin, qu’il y a quatre-vingts ans qu’il n’en était
point né en France. »8 En quoi le roi se trompe un
peu : de Dauphin, c’est‑à-dire de premier fils d’un roi
régnant, il n’en est pas né depuis 1518, au début du
règne de François Ier. Soit quatre-vingt-trois ans. Et si
le roi se trompe, c’est que ce Dauphin-là s’est effacé
des mémoires : il est mort à dix-huit ans sans avoir pu
succéder à son père. C’est dire l’incertitude qui pèse
sur ces vies particulières prises dans le réseau des
obligations générales imposées par la Couronne, cet
ensemble grandiose et disparate de pouvoirs qui leur
échoit de façon imprévisible et passagère.
PREMIÈRE PARTIE

L’IMPRÉVISIBLE ACCESSION
À LA COURONNE
Chapitre premier

LE PRINCIPE SUCCESSORAL

Le 29 mai 1484, les notables de Reims accueillent


le jeune roi Charles VIII, la veille de son couronne-
ment : pour cette occasion unique, ils ont voulu lui
présenter dans des tableaux vivants les meilleures
images de leur ville et de la royauté.1 Le long du tra-
jet, le roi rencontre sur une première estrade deux
petits enfants nus, protégés par une louve et un
couple de bergers : ce sont Romulus et Remus, les
fondateurs de Rome, mais par un de ces jeux de mots
si pratiqués par les lettrés de ce temps, Remus est
tenu pour le fondateur de Reims — Remis en latin.2
Puis c’est Pharamond dictant la loi qui fixe les règles
de dévolution de la couronne de France et, plus loin,
Clovis recevant à Reims même l’huile miraculeuse du
baptême et de la consécration. Charles VIII demande
des explications sur cette huile apportée par un ange3
et qui sera appliquée sur son corps le lendemain ;
impressionné par cette attention divine toute particu-
lière — il n’a pas encore quatorze ans — il ôte son
chapeau et dégrafe son manteau. Le dernier tableau
lui montre le toucher des écrouelles, ce rite guéris-
seur qu’il devra accomplir au lendemain du sacre.4
De Pharamond, il n’a rien demandé car il sait être roi
22 Roi de France

depuis la mort de son père Louis XI il y a moins d’un


an. Pourtant, des quatre tableaux vivants, c’est préci-
sément celui-ci qui énonce des vérités nouvelles et
problématiques.
Pharamond siège sur un trône, tenant le sceptre
royal dans la main droite et l’épée nue dans la gauche ;
quatre personnages s’affairent à le couronner tandis
que quatre autres lisent un grand parchemin ; tous
portent la barbe et les cheveux longs des Francs. Sur
le bord de l’estrade, une affiche commente :

Les Français extraits des Troyens,


Païens nommés Sicambriens
Font Pharamond leur premier Roi,
Qui leur fait la Salique Loi.
Et les affranchit des Romains,
Lors régnant sur tous les humains.
On contait quand ce cas advint
L’an de grâce quatre-cent vingt.5

Sont ainsi affirmées tout ensemble la grandeur du


peuple et la grandeur du roi de France. Des récits
légendaires convergent en effet pour faire des Francs
les descendants des Troyens qui ont suivi Francion
— peut-être un neveu d’Énée, peut-être un fils d’Hec-
tor — et se sont installés en Sicambrie — autour de
la vallée de la Ruhr, tandis qu’Énée entraînait ses
compagnons vers l’Italie. Là, au milieu des forêts, les
Francs ont réussi à mettre Jules César lui-même en
échec. Dès ses origines, donc, la France ne devrait
rien à Rome, ni à l’empire germanique qui s’en veut
l’héritier. C’est ce que Pharamond, le roi que les
Francs ont initialement choisi, proclame en édictant
la loi qui désormais après lui, réglera l’ordre de ses
successeurs : la loi salique. Et cela sans même le
Le principe successoral 23

secours de la foi chrétienne puisque la rédaction est


précisément datée de 420 alors que le baptême de
Clovis n’intervient qu’à la fin du Ve siècle. Comme si
le Très Chrétien roi de France ne devait rien non plus
à l’Église.
Par-delà ces affirmations glorieuses, le tableau
vivant et son commentaire présentent une illustration
synthétique de tous les écrits du XVe siècle destinés à
recouvrir les traces des crises et des conflits qui ont
bouleversé le royaume après que, pour la première
fois depuis l’élection d’Hugues Capet en 987, il n’est
plus resté de fils de roi pour succéder à son père, ceci
de façon répétitive et rapprochée : trois fois en douze
ans.

L’INVENTION DE LA LOI ORIGINELLE

En 1316, après la mort du premier fils de Philippe le


Bel, Louis X, et du fils posthume de celui-ci, le
deuxième fils, Philippe, s’empare de la couronne au
détriment de Jeanne, l’unique enfant survivant de
Louis. 6 En échange de sa renonciation au trône
de France, cette petite fille de cinq ans doit recevoir le
royaume de Navarre, légué à son père par sa grand-
mère paternelle. À peine couronné, Philippe V réunit,
en février 1317, les grands nobles, les prélats et des
notables des villes : ils déclarent qu’en effet, il n’y a pas
d’exemple que les femmes aient jamais succédé dans
le royaume de France. L’Université de Paris, chargée
de trouver des justifications supplémentaires, argue
du degré de parenté vis‑à-vis du roi saint de la dynas-
tie, Louis IX, mort en 1270 : Philippe compte deux
24 Roi de France

degrés, Jeanne en compte trois. En 1322, les filles de


Philippe V sont à leur tour écartées au profit de
son dernier frère qui devient Charles IV. À la mort
de celui-ci, en 1328, sont récusés aussi bien ses filles
que le fils de sa sœur Isabelle et d’Édouard II d’Angle-
terre. Les barons qui décident de reconnaître son cou-
sin, Philippe de Valois, n’ont voulu ni d’un roi anglais
ni d’un roi trop jeune pour gouverner. Pour prévenir
toute autre contestation, le royaume de Navarre est
effectivement remis à Jeanne, maintenant promise au
puissant comte d’Évreux, Philippe, fils du dernier
frère de Philippe le Bel.
À partir de la fin des années 1330, Édouard III
d’Angleterre décide de revendiquer la couronne de
France : il ne conteste pas que les femmes ne puissent
pas succéder, mais il soutient que leur incapacité ne
se transmet pas à leur fils. Lui, Édouard, est le neveu
des derniers rois défunts : Philippe le Bel est son
grand-père alors qu’il n’est que l’oncle de Philippe VI
de Valois. Au reste, ses ambassadeurs font valoir que
les décisions de 1317 et de 1328 ne reposent pas sur
une loi, mais résultent d’un usage, d’une coutume.
C’est donc une législation que les successeurs de
Philippe VI entreprennent de formuler, mais de façon
chaotique, au gré des situations catastrophiques nées
du conflit armé avec les rois d’Angleterre et de la
menace que constituent toujours les minorités et les
régences pour le maintien de l’autorité royale.
En août 1374, lors d’une assemblée de Grands et de
notables réunie au château de Vincennes, Charles V,
le petit-fils de Philippe VI, fait rédiger une loi qui fixe
l’âge de la majorité des rois — l’entrée dans la quator-
zième année : en mai 1375, il va lui-même présider à
sa publication solennelle au Parlement en présence
du Dauphin âgé de sept ans, des princes de la famille
Le principe successoral 25

royale, des grands nobles et des prélats. Dans cette loi


déclarée « irréfragable et perpétuelle » 7, est décrit
pour la première fois de façon très précise le système
de primogéniture en ligne masculine qui « concourt à
l’utilité publique du royaume » : d’abord l’aîné des fils
du roi, puis s’il n’a pas de descendant mâle, les autres
fils dans l’ordre de leur naissance ; en l’absence de
descendant mâle de ces fils, la couronne passe aux
frères du roi, « nés du même père, naturels et légi-
times » toujours dans l’ordre de leur naissance, puis à
leurs descendants mâles. Pour plus de précaution,
il est désormais établi que la dot des filles des rois
ne comportera aucune terre, mais uniquement du
numéraire. En décembre 1407, alors que com-
mencent les affrontements sanglants entre ses oncles
et ses cousins, Charles VI recourt lui aussi à une
séance solennelle au Parlement pour établir le prin-
cipe de l’instantanéité de la succession royale en
opposition avec le droit féodal qui prévoyait une
tutelle en cas de minorité. Bien entendu, c’est le fils
premier-né, même mineur, qui « sitôt que son père est
allé de vie à trépas… doit être tenu et réputé pour
Roi »8, suivant l’ordre voulu par la nature, forme
visible et continuée de la Création divine. Les défini-
tions du texte alors promulgué s’accumulent pour ten-
ter de garantir son application contre les aléas de la
politique : c’est une « loi, édit, constitution et ordon-
nance perpétuelle, établie et non jamais révocable »
rendant dès à présent caduque toute dérogation,
qu’elle soit basée sur la coutume ou sur des décisions
à venir.
Pourtant, treize ans plus tard, en 1420, Charles VI
— sous l’influence de son épouse, Isabeau de Bavière
et de son cousin, Jean, duc de Bourgogne — déshé-
rite Charles, le dernier fils qui lui reste, et remet son
26 Roi de France

royaume en même temps que sa fille Catherine à


Henri V d’Angleterre (Traité de Troyes).
Le sacre ne suffit pas au Dauphin Charles pour se
faire reconnaître comme le roi Charles VII, il lui faut
aussi des arguments irréfutables pour rassembler les
hommes et les finances nécessaires à la poursuite de
la guerre contre les Anglais jusqu’en 1453. Les ordon-
nances de 1374 et de 1407 ont prouvé leur ineffica-
cité. Les érudits s’attachent désormais à la lecture et
à l’exploitation de ce qu’ils tiennent pour la loi origi-
nelle : la loi salique. Au prix de nombre de distor-
sions.
Il s’agit d’un texte vénérable par son ancienneté.
Aujourd’hui, on le date du règne de Clovis (480-511),
roi des Francs Saliens qui ont un moment séjourné
près de la rivière Ijssel dans les actuels Pays-Bas.
Encore connu du temps de Charlemagne, ce texte
réapparaît entre le milieu du XIIIe et du XIVe siècle,
mais c’est à un historiographe de France, Richard
Lescot, que revient l’honneur d’en trouver en 1358
une version manuscrite dans l’abbaye de Saint-Denis
qui abrite aussi les tombeaux des rois et les insignes
de la royauté utilisés tant aux sacres qu’aux funé-
railles. C’est aussi à lui sans doute que revient la res-
ponsabilité du premier détournement de sens. Le
texte concernait la dévolution des biens fonciers
familiaux des Francs Saliens — d’où son nom de loi
salique. Il disait : « De la terre salique, toutefois,
aucun héritage n’ira à une femme, mais c’est au sexe
viril, c’est‑à-dire du côté de ses frères, que toute la
terre doit aller. »9 Lescot lit et comprend « toute la
terre salique » au sens de « royaume », transformant
ainsi des biens privés en biens publics : ce qui l’inté-
resse, c’est qu’il est écrit que ces biens ne pouvaient
se transmettre aux femmes — dans le cadre de la
Le principe successoral 27

société franque, ils permettaient aux hommes de


mener leur vie de guerrier ; les femmes héritaient
des biens meubles. Ainsi Lescot peut-il réécrire et
faire circuler le texte sous une nouvelle forme :
« Aucune part, dans un royaume, ne revient à une
femme. »10
Cette formule si commode n’a pas été utilisée dans
le grand édit d’août 1374 : c’est la parole divine de
l’Ancien Testament qui est appelée à justifier la pri-
mogéniture masculine, avec la citation in extenso de
la bénédiction d’Isaac à Jacob :

Que Dieu te donne la rosée du ciel et les terres fer-


tiles, l’abondance des fruits, du vin et de l’huile ; que
les peuples te servent, que les tribus t’adorent. Sois le
maître de tes frères, et que les fils de ta mère s’inclinent
devant toi.11

Dans leur recherche anxieuse de nouvelles preuves,


les lettrés qui entourent Charles VII construisent la
défense de ses droits sur le texte de la loi salique réin-
terprété ; ils le répandent auprès des grands nobles,
des officiers du roi, des notables des villes. Ils lui
inventent des utilisations rétrospectives impossibles
lors des crises de 1317 et de 1328. Ils le justifient : les
femmes ne sauraient recevoir l’huile miraculeuse du
sacre ni porter l’oriflamme au combat. Ils l’orne-
mentent : la rédaction de la loi salique reçoit une date
qui ne doit rien au hasard, 420, soit exactement mille
ans avant le catastrophique traité de Troyes. La loi
salique reçoit surtout un auteur : le roi Pharamond.
Le premier roi des Francs, imaginé vers 660 par
Frédégaire pour son Liber Historiae Francorum, a
gagné dans l’épaisseur du temps un droit à l’exis-
tence. Chef des Francs Sicambriens, il aurait dicté la
28 Roi de France

loi en prenant conseil de quatre sages — les quatre


personnages lisant présentés à Charles VIII — dans
une localité appelée Saleheim, ce qui justifie l’épi-
thète de « salique » qu’il a fallu, par souci relatif de
cohérence, détacher des Francs Saliens.
Parée, recomposée, commentée, la loi salique
devient le noyau d’une histoire des origines, un
mythe, qui unit l’origine du peuple, l’origine de la
royauté et l’origine de la loi : d’un acte de pure
volonté, le premier roi a créé le royaume et assuré
sa perpétuation par le sang qui court d’un héritier
mâle à l’autre suivant la chaîne des générations. Ainsi
la maison de France12 peut-elle prétendre à une
double supériorité : sur les autres familles nobles du
royaume qui ne peuvent revendiquer un tel pouvoir
créateur, sur les autres monarques d’Europe, soit
qu’ils doivent en passer par une élection qui suppose
toujours des tractations préalables, soit qu’en
l’absence d’héritier mâle, leur couronne échoie à une
femme et que se pose alors la redoutable question de
son mariage.
Il reste cependant une question sans réponse ou
plutôt susceptible de multiples réponses : dans le
tableau vivant de Reims, que représentent les quatre
personnages qui posent la couronne sur la tête de
Pharamond ? Simplement les pairs de France qui pro-
cèdent ainsi lors des sacres ? Ou bien le peuple des
Francs Sicambriens qui s’est donné un roi comme
l’affirment les mauvais vers placés au bord de
l’estrade ? Au nom de qui le peuple parle-t‑il ? Qui
peut parler au nom du peuple ? Le plus souvent
occultée, la question de la source du pouvoir royal
réapparaît à chaque mise en cause de l’ordre de suc-
cession pour devenir l’objet principal des débats et
Le principe successoral 29

des conflits qui marquent les règnes de Louis XV et de


Louis XVI.

LA MAISON DE FRANCE ET SES LIGNAGES

Malgré les ordonnances « irrévocables » de 1374 et


de 1407, malgré la loi salique, le fils de Charles VII, le
très méfiant Louis XI, sentant la mort venir, a pris
une double précaution. En septembre 1482, entouré
de ses proches conseillers, il va visiter son dernier fils
vivant, Charles, âgé de douze ans et installé au châ-
teau d’Amboise, puis il fait rédiger le compte-rendu
du discours qu’il a adressé au Dauphin et des engage-
ments pris par celui-ci. Le compte-rendu est envoyé à
tous ses officiers sous la forme d’une ordonnance qui
porte les signatures du Dauphin et des personnages
les plus importants du royaume, et reçoit le titre de
« Remontrances d’Amboise »13 :

Nous lui avons remontré le grand désir que nous


avons, qu’il pût, après nous, parvenir, à l’aide de Dieu,
à la couronne de France, son vrai héritage et qu’il le
pût si bien et grandement gouverner et entretenir, que
ce fût à son honneur et louange, au profit et utilité des
subjects du royaume et de la chose publique d’icelui.

Les formulations compliquées de la première


« remontrance » ne devraient étonner que ceux qui
donnent davantage d’importance au texte des lois
qu’aux conditions concrètes de leur application. La
deuxième « remontrance » permet de mieux com-
prendre les craintes du roi :
30 Roi de France

Nous lui avons ordonné, commandé et enjoint, ainsi


qu’un père peut le faire à son fils, qu’il se gouverne,
entretienne en bon régime et entretien dudit royaume
par le conseil, avis et gouvernement de nos parents et
seigneurs de notre sang et lignage, et autres grands sei-
gneurs et barons, chevaliers, capitaines et autres gens
notables, sages et de bon conseil et conduite.

Si Louis XI ne fait pas confiance aux ordonnances


irrévocables de ses prédécesseurs, c’est qu’il n’ignore
rien des rivalités qui traversent la maison de France et
qui prennent appui sur ses différents lignages14. Il a
lui-même mené contre son père la « Praguerie »,
révolte princière de 1440, et dû lutter à son tour
contre la « ligue du Bien Public » dans les années 1464-
1465. Aussi soutient-il cette évidence, une sorte de
vœu pieux ou de conjuration, que le bon gouverne-
ment du royaume repose sur l’entente entre ceux que
leur position généalogique impose au roi comme
d’éventuels successeurs, « nos parents et seigneurs de
notre sang et lignage », et ceux qu’il choisit pour leur
dévouement et leur habileté, « autres gens notables,
sages et de bon conseil et conduite » : les premiers
prétendent avoir un droit de naissance à la direction
des affaires et trouvent à s’allier avec d’autres grandes
familles nobles, les seconds sont des serviteurs révo-
cables à tout moment.
À mesure, en effet, qu’ont été formulés les prin-
cipes de succession, un groupe s’est dégagé parmi la
haute noblesse : « seigneurs du sang de France »,
« princes et seigneurs du sang et lignage du roi »,
« princes des fleurs de lys », finalement désignés dans
les années 1560 sous l’appellation qui leur est restée,
les « princes du sang ». Ce sont les membres des
Le principe successoral 31

lignages qui peuvent, à quelque degré que ce soit, se


revendiquer de l’ancêtre commun, saint Louis. Bien
sûr, au-delà de saint Louis, ils peuvent tous se dire
descendants d’Hugues Capet, mais ce serait mettre
l’accent sur des périodes difficiles de l’histoire de la
monarchie française, celles où la désignation du roi
dépendait du bon vouloir des barons et par là même,
entretenir le souvenir des conditions conflictuelles
de l’accession des Valois. C’est d’ailleurs ce que les
Conventionnels ont voulu rappeler en attribuant le
patronyme de Capet à Louis XVI, le roi destitué qu’ils
entendaient juger. Louis IX a la grande supériorité
d’avoir été fils d’une longue lignée de rois et surtout,
d’avoir trouvé la mort à la Croisade, ce qui lui a valu
très vite la sainteté.15
Au début du XIIIe siècle, du temps des successions
sans drame, les rois avaient commencé à compenser
l’accession de l’aîné à la Couronne en donnant aux
puînés des terres détachées du domaine royal, les
« apanages », pour leur permettre de vivre en véri-
tables fils de France. Éventuellement, ces terres rece-
vaient le titre de pairie, ce qui plaçait leur titulaire
dans la strate supérieure de la noblesse. Chaque apa-
nage est constitutif d’un lignage, il donne son nom à
la « maison » qui unit tous les descendants à travers
les générations et fait apparaître dans leur blason la
fleur de lys royale. L’apanage se transmet évidem-
ment par primogéniture masculine pour faire retour
au domaine si le lignage s’éteint faute d’héritier mâle
ou si, au contraire, il accède à la Couronne et devient
le lignage régnant. En effet, à l’aîné de la maison qui a
l’ancêtre commun le plus proche d’avec le roi revient
le titre de premier prince du sang et l’éventua-
lité maximale d’accéder à la Couronne. Autour de
l’apanage initial, d’autres terres s’agrègent, souvent
32 Roi de France

apportées par les épouses et qui peuvent être données


à des cadets fondateurs de nouveaux lignages.
Dans les années 1460, on dénombre vingt-trois
princes du sang, membres de huit maisons distinctes
du lignage royal. Les uns appartiennent à la branche
des Valois et à ses maisons : dans l’ordre de leur
création, la maison d’Alençon issue de Charles, frère
de Philippe VI (†1346), la maison d’Anjou issue du
premier des frères de Charles V, Louis (†1384), la
maison d’Orléans, fondée par Louis, frère cadet de
Charles VI (†1407), enfin la maison d’Angoulême,
fondée par Jean, frère de Charles d’Orléans (†1467).
La maison de Bourgogne occupe une place diffé-
rente : elle repose sur des terres données à titre per-
pétuel par Jean II à son dernier fils, Philippe le
Hardi (1361). Les autres princes du sang sont issus
du dernier fils de saint Louis, Robert de Clermont
(†1317) qui avait épousé l’héritière des Bourbons : le
cadet de ses petits-fils, Jacques, comte de La Marche,
a fondé un nouveau lignage auquel son propre fils,
Jean, en épousant l’héritière des Vendôme, a donné
le nom de Bourbon-Vendôme (†1477). À la qua-
trième génération, un rameau s’est détaché de la
branche aînée des Bourbons de Clermont : Louis,
cadet de Charles Ier de Bourbon (†1456), a fondé la
maison des Bourbon-Montpensier.
En 1573, à côté des deux frères du roi, il ne reste
plus que sept princes du sang : tous appartiennent à
la branche des Bourbon-Vendôme.
La disparition de lignages aux fleurs de lys est
parallèle à celle de nombreuses familles nobles, mais
leur puissance et leur prestige les exposent davantage
aussi bien à la tentation de la rébellion qu’à la jalousie
de l’aîné de la branche aînée, le roi. C’est ainsi
qu’en 1476, Louis XI impose sa seconde fille, Jeanne,
Le principe successoral 33

en mariage à Louis d’Orléans, premier prince du


sang : Jeanne est maladive et contrefaite. Le roi espère
stériliser le premier lignage qui puisse prétendre à la
Couronne après ses propres fils.
Faute d’enfant, disparaissent en 1481 la maison
d’Anjou et en 1524, la maison d’Alençon. Faute de
frère et sous la pression des armées du roi de France
qui ravagent ses terres, Marie de Bourgogne, l’unique
héritière de Charles le Téméraire mort au combat
en 1477, ne trouve d’autre solution que le mariage
avec Maximilien de Habsbourg auquel elle apporte
en dot l’héritage de sa maison ; elle ne peut cependant
retenir la Bourgogne elle-même conquise et immé-
diatement rattachée au royaume. Pierre de Bourbon,
comte de Clermont, issu en ligne directe du cin-
quième fils de saint Louis, et époux d’Anne de France,
fille aînée de Louis XI, a obtenu de Louis XII qu’il
renonce aux prétentions que la Couronne pouvait
avoir sur le duché de Bourbon en faveur de leur
unique enfant, une fille, Suzanne. Restait à trouver
un époux à cette héritière : il avait d’abord pensé à
Charles d’Alençon, mais c’est un mariage plus proche
qu’Anne, devenue veuve, favorise. Suzanne est unie
à Charles, l’héritier de la branche cadette des
Bourbons, les Montpensier. Ainsi les deux maisons
fusionnent-elles : Charles prend le titre de duc de
Bourbon. D’abord proche de François I er qui lui
donne la charge de connétable, il est poussé à la
révolte par le roi et sa mère, Louise de Savoie, et
passe au service de Charles Quint, ses biens sont
confisqués. Lorsqu’il meurt en 1527 sans héritier,
c’est toute la branche aînée des Bourbons qui dispa-
raît avec lui. Subsistent alors les deux maisons de la
branche cadette, la maison des Bourbon-Vendôme et
la maison issue du deuxième fils de Jean de Vendôme,
34 Roi de France

Louis de La Roche-sur-Yon (†1520) : son épouse,


sœur du connétable, transmet à leur fils la terre de
Montpensier détachée des biens du défunt ; leur mai-
son reprend le nom des Bourbon-Montpensier.
Le lignage issu de Philippe de Valois n’est évidem-
ment pas épargné : sa branche aînée s’éteint en 1498
avec Charles VIII, et sa branche cadette, les Orléans,
s’éteint à son tour avec Louis XII en 1515, laissant la
place à François, l’héritier de la maison des Valois-
Angoulême, créée par son grand-père Jean, frère de
Charles d’Orléans (†1465). Entre ces deux dates, dix-
sept ans — à peine plus que ce qu’il avait fallu, deux
siècles plus tôt, aux Valois pour accéder à la Cou-
ronne — mais cette fois, un passage sans résistance,
sinon sans anxiété, de la Couronne d’un lignage à
l’autre : la loi salique prouve alors son efficacité et
acquiert son authenticité de la pratique. En Angle-
terre, ce sont les trente ans de la guerre des Deux-
Roses (1455-1485) qui ont départagé les princes de la
maison royale de Lancaster et assuré la victoire des
Tudor sur les York.
Pendant trois générations, les membres de la mai-
son des Valois-Angoulême détiennent la couronne de
France : François Ier, son fils Henri II, et ses trois
petits-fils François II, Charles IX, Henri III. La pré-
éminence des Valois ne se discute pas : la trahison du
connétable rejaillit un moment sur ce qui reste des
Bourbons ; l’aîné des Bourbon-Vendôme, Antoine,
épouse Jeanne d’Albret et, devenant ainsi roi de
Navarre, il poursuit le rêve d’une reconquête de la
partie de son royaume enlevée par les Espagnols
en 1513. Cependant, de nouvelles rivalités com-
mencent à opposer les princes du sang et les maisons
de ceux que l’on appelle les princes étrangers.
À mesure que de grands lignages s’éteignaient ou
Le principe successoral 35

menaçaient de le faire faute d’héritier mâle, Louis XII,


puis François Ier ont trouvé bon d’attirer les cadets de
familles régnantes proches du royaume : de Lorraine
viennent Claude, le premier duc de Guise, de Clèves,
François, le premier duc de Nevers, de Savoie, Jac-
ques, le premier duc de Nemours. Les Guise surtout
accumulent terres, titres et charges ; cette puissance
favorise de grandes alliances. Claude de Guise épouse
Antoinette de Bourbon-Vendôme, tante du roi de
Navarre, leur fils François épouse Anne d’Este, petite-
fille de Louis XII par sa mère Renée de France ; leur
fille est unie à Jacques V d’Écosse et leur petite-fille,
Marie, née de cette union, est donnée en mariage au
Dauphin François, qui devient roi quelques mois
après les noces.
La rivalité entre les Bourbons et les Guise com-
mence à se dessiner au sacre d’Henri II en 1547 :
Louis III de Bourbon-Montpensier réclame la pré-
séance sur Claude de Guise et François de Nevers.
Certes, Montpensier lui-même ne vient qu’en cin-
quième position dans l’ordre de succession, mais
pour lui, il y a une unité et une pérennité du sang
royal qui doivent l’emporter sur les titres accordés par
la grâce éphémère d’un roi. À partir des années 1560,
cette rivalité de maisons princières se double d’une
opposition religieuse : le deuxième frère d’Antoine de
Bourbon-Vendôme, Louis, fondateur de la maison
des Condé, puis sa veuve, Jeanne d’Albret, incarnent
les espoirs des protestants alors que les Guise sou-
tiennent un catholicisme sans concession. La ques-
tion religieuse divise d’ailleurs les princes du sang
eux-mêmes : en dehors d’Antoine de Bourbon-
Vendôme, son frère, Charles, le cardinal de Bourbon,
et ses cousins Montpensier restent catholiques ; à la
génération suivante, appartiennent aussi à l’Église
36 Roi de France

romaine les trois fils cadets de Louis de Condé, Fran-


çois de Conti, Charles de Soissons et Charles, cardinal
de Vendôme.
Après la mort prématurée d’Henri II, les succes-
sions rapprochées de ses deux premiers fils et la
minorité du second affaiblissent d’autant plus le pou-
voir royal que les factions religieuses s’en disputent
le contrôle. Sa veuve, Catherine de Médicis, régente
puis reine mère très influente, trouve dans l’exalta-
tion du sang royal un des moyens de résistance aux
pressions.16 En mai 1561, au sacre de Charles IX,
elle fait donner la place de premier pair de France à
son puîné, Édouard-Alexandre, le futur Henri III, âgé
de dix ans. Aux États généraux de Saint-Germain-en-
Laye qui suivent le sacre, il est décidé que les princes
du sang occuperont la première place après les
membres de la famille régnante dans toutes les
assemblées d’État. En 1576, Henri III leur donne
cette préséance pour l’ensemble des occasions solen-
nelles : le sang royal leur confère non seulement la
qualité de pair dès leur naissance, mais il y ajoute
une supériorité qui justifie leur prééminence sur
tous les autres pairs.
Dans ces années de guerre, le pouvoir royal tient les
princes du sang tantôt pour des alliés nécessaires, tan-
tôt pour des ennemis, ou encore pour les deux. Ainsi
l’espoir d’attirer et de retenir à la cour l’unique héri-
tier vivant d’Antoine de Bourbon-Vendôme, Henri,
premier prince du sang, explique que lui soit donnée
en mariage Marguerite, la sœur du roi Charles IX.
Retenu à la cour et converti au catholicisme après la
Saint-Barthélemy, il parvient à s’enfuir quatre ans
plus tard.
En juin 1584, la mort du frère cadet du roi, Fran-
çois d’Alençon, devenu duc d’Anjou, révèle l’épuise-
Le principe successoral 37

ment du lignage des Valois : les neuf années d’union


d’Henri III et de Louise de Lorraine-Vaudémont n’ont
pas donné d’héritier. Premier successible, Henri de
Bourbon-Vendôme est revenu au protestantisme. Au
début de l’année suivante, pour soutenir le rassemble-
ment de tous les catholiques du royaume en une
Sainte Ligue, Henri de Guise réunit dans son château
de Joinville les envoyés de Philippe II, roi d’Espagne,
et les membres de sa propre famille.17 Le texte qu’ils
signent — traité de Joinville — oppose au principe de
dévolution de la Couronne par primogéniture mascu-
line la primauté du salut spirituel des sujets, lequel ne
peut se faire que sous le règne d’un roi catholique.
Deuxième prince du sang, le cardinal de Bourbon est
alors désigné comme le seul successeur possible,
mais il est déjà âgé de soixante et un ans. Même relevé
de ses vœux, il lui serait difficile d’avoir rapidement
un héritier en légitime mariage ; ce serait donc une
sorte de roi intérimaire. Depuis leur installation
en France, les Guise ont favorisé la publication
d’ouvrages érudits qui vantent l’ancienneté de leur
maison : par les ducs de Lorraine, elle remonte direc-
tement à Charlemagne, ce qui donne à leur sang une
supériorité sur celui des Capétiens. La question restée
ouverte de savoir qui, après le cardinal de Bourbon,
pourrait être opposé à Henri de Bourbon-Vendôme
est tranchée une première fois par Henri III :
contraint par la Ligue de proclamer le principe de
catholicité des rois de France et de désigner le cardi-
nal de Bourbon « comme le plus proche parent de
notre sang » 18, le roi ordonne en décembre 1588
l’assassinat du duc et du cardinal de Guise et l’enfer-
mement du cardinal de Bourbon.
Lorsque Henri III meurt assassiné à son tour
l’été suivant, rares sont les maisons qui peuvent
38 Roi de France

s’enorgueillir de porter le sang de saint Louis. La stricte


application du principe de primogéniture masculine,
tel que l’ordonnance de 1374 l’avait l’énoncé, impose
l’accession au trône de l’héritier du premier lignage
issu de Jacques, le deuxième petit-fils de Robert de
Clermont, fils de Louis IX : Henri de Bourbon-
Vendôme, roi de Navarre, devient Henri IV.
Telle est du moins la présentation analytique que
l’on peut faire de la question ouverte par la mort sans
héritier direct du dernier Valois. Car le conflit reli-
gieux a entraîné une violente remise en cause du
principe de primogéniture en ligne masculine : les
publications les plus diverses renvoient la loi salique
à ses barbares auteurs païens et à ses obscures forêts
originelles d’Outre-Rhin. Proclamé roi par la Ligue
au lendemain de l’assassinat d’Henri III, le cardinal
de Bourbon, désigné comme Charles X, s’éteint dans
sa résidence surveillée de Fontenay-le-Comte en
mai 1590. Après trois ans d’une guerre incertaine, le
duc de Mayenne, qui a pris le titre de Lieutenant
Général de l’État et couronne de France, convoque
des États généraux à Paris pour procéder à l’élection
d’un roi catholique : les délégués, tous ligueurs,
arrivent fin janvier 1593. Début mai, l’envoyé de
Philippe II dévoile les intentions de son maître :
imposer Isabelle-Claire-Eugénie, la fille née de son
union avec la sœur des derniers Valois, Élisabeth.
C’est une triple violation de la loi salique — une
femme, un héritage par la mère, une élection. En
outre, il faudrait donner à cette Infante un époux :
Mayenne pense à son second fils, Philippe II préfére-
rait un archiduc Habsbourg, mais finit par désigner
un prince français, le fils du duc assassiné, Charles de
Guise.
Cependant le 28 juin, ce qui reste de membres du
Le principe successoral 39

Parlement à Paris exprime dans un arrêt les remon-


trances très précises que Jean Lemaître, l’un des pré-
sidents, devra présenter au duc de Mayenne :

Qu’aucun traité ne se fasse pour transférer la cou-


ronne en la main d’un prince ou d’une princesse étran-
gers ; que les lois fondamentales du royaume soient
gardées, et les arrêts donnés par la dite cour pour la
déclaration d’un roi catholique et français exécutés ;
qu’il [le duc de Mayenne] ait à employer l’autorité qui
lui est confiée, pour empêcher que sous prétexte de
religion, la couronne ne se transfère en des mains
étrangères, contre les lois du royaume […]. Et néan-
moins dès à présent, a, ladite cour, déclaré et déclare
tous traités faits ou à faire ci-après, pour l’établisse-
ment de prince ou princesse étrangers, nul et de nul
effet et valeur, comme faits au préjudice de la loi
Salique et autres lois fondamentales du royaume.19

À ce moment, les risques ne sont plus si grands. Il y


a six semaines qu’Henri IV a convoqué son cousin
Conti, le plus âgé des princes du sang, pour lui annon-
cer sa décision de renoncer au protestantisme. Il pré-
pare avec éclat l’abjuration qu’il accomplit à Saint-
Denis les 23 et 24 juillet. Aussi « l’arrêt Lemaître »
vaut-il plus pour les principes généraux qu’il ras-
semble que pour ses effets immédiats.

LE SANG DES BOURBONS

À partir d’Henri IV, et pour deux siècles, la cou-


ronne reste dans le même lignage, celui des Bourbon-
Vendôme que l’on n’appelle plus que Bourbon. D’un
40 Roi de France

règne à l’autre, il subsiste toujours un héritier direct,


un fils à la mort d’Henri IV, un fils encore à celle de
Louis XIII, un arrière-petit-fils à celle de Louis XIV et
un petit-fils lorsque Louis XV disparaît. Les âpres
conflits qui ont entouré l’accession d’Henri IV à la
Couronne ont redonné de l’importance à l’ancêtre
commun des Valois et des Bourbons : saint Louis.
Henri IV prend soin de donner son nom à son
premier-né légitime et l’usage s’en perpétue. Il fait
figurer le saint roi en tête de la série des portraits des
prédécesseurs qui mène à la chambre royale dans le
palais du Louvre ; il fonde en son honneur un hôpital
à Paris, une église à Rome. En 1618, à la demande du
jeune Louis XIII qui vient de saisir les rênes du pou-
voir et reprend ici un projet de son père, le pape insti-
tue saint Louis « patron et protecteur de la France »
et il faut inventer des réjouissances particulières
pour marquer sa fête le 25 août. En 1696, Louis XIV
crée un nouvel ordre distinctif qui porte le nom du
grand ancêtre. Pendant un moment, la raréfaction
des princes du sang permet à la famille régnante de
se comporter comme si elle était seule à porter le
sang de saint Louis.
Remarquable en effet est la fragilité de tous les
lignages aux fleurs de lys en dehors du lignage royal.
Les Montpensier s’éteignent en 1608, François de
Conti meurt sans héritier en 1614, les Soissons ne
vont pas au-delà du fils de Charles qui disparaît
en 1641. Les Condé, eux, survivent, ainsi que leur
branche cadette créée pour Armand, le fils cadet de
Henri II de Bourbon-Condé, qui reprend le nom des
Conti. Ils tentent d’abord de retrouver l’ancienne tra-
dition d’opposition des princes du sang au gouverne-
ment royal : Henri pendant la minorité de Louis XIII,
ses fils pendant celle de Louis XIV. Battu et passé au
Le principe successoral 41

service du roi d’Espagne, l’aîné des fils, celui que l’on


appelle « le Grand Condé », exprime tout son désen-
chantement lorsqu’il s’apprête à aller saluer l’arrivée à
Anvers de la reine Christine de Suède qui commence
son tour d’Europe après avoir abdiqué : « Où est cette
femme qui abandonne si légèrement ce pour quoi
nous avons combattu et travaillé toute notre vie et
que pourtant nous ne pouvons atteindre ? »20
Le retour du Grand Condé dans le royaume fait
l’objet de négociations au traité des Pyrénées (1659) ;
dès lors, lui et ses successeurs s’occupent à accroître
richesse et influence sans plus songer au pouvoir.
Le lignage royal n’échappe pas à cet élagage. Les
frères des rois restent certes des fondateurs de maison
en puissance : de la même manière que le premier-né
reçoit le Dauphiné qui lui donne son titre, les puînés
reçoivent dès leur naissance les grands fiefs titrés qui
permettent de les désigner avant tout baptême
comme duc d’Orléans, d’Anjou ou de Berry. Mais le
seul frère survivant de Louis XIII, Gaston, n’a per-
sonne à qui transmettre l’apanage d’Orléans. Charles,
duc de Berry, troisième fils du Grand Dauphin, fils de
Louis XIV, disparaît de même en 1714. Le deuxième
fils du Grand Dauphin, Philippe, duc d’Anjou, appelé
à être roi d’Espagne, doit solennellement renoncer à
ses droits sur la succession de France après douze
années de guerres menées par les autres monarchies
européennes qui ne veulent évidemment pas d’une
union des deux royaumes. Seul le frère de Louis XIV,
Philippe, a fondé une maison qui a duré, sans que le
lignage royal en ait d’abord ressenti une menace.
Cependant Louis XIV, s’il ne peut éviter de confier la
régence qui doit inaugurer le règne du très jeune
Louis XV à son neveu d’Orléans, premier succes-
sible, précise dans son testament d’août 1714 la
42 Roi de France

composition du Conseil qui doit l’entourer. Il y fait


figurer ses fils légitimés, le duc du Maine et le comte
de Toulouse, qu’il vient de déclarer aptes à succéder à
la Couronne en cas de disparition complète des
princes du sang. Son aïeul n’avait pas été jusque-là.
Alors qu’il était séparé de son épouse, Marguerite
de Valois, depuis plus de dix ans, Henri IV, converti,
sacré et entré dans Paris, avait eu le bonheur de voir
naître un premier fils de sa liaison avec Gabrielle
d’Estrées. Dans les lettres de légitimation qu’il fait
enregistrer au Parlement sept mois plus tard, en jan-
vier 1595, il marque sa volonté de respecter les limites
imposées par la loi de succession à laquelle il doit sa
couronne :

Nous avons voulu, en attendant qu’il [Dieu] veuille


nous donner des enfants qui puissent légitimement
accéder à cette couronne, rechercher d’en avoir ailleurs
en quelque lieu digne et honorable, qui soient obligés
d’y servir, comme il s’est vu d’autres de cette qualité qui
ont très bien mérité de cet État et y ont fait de grands et
notables services.21

La qualité de bâtard royal légitimé du jeune César


entraînerait donc obligatoirement son dévouement :
l’exemple auquel le texte renvoie est celui de Charles,
alors comte d’Auvergne et Grand Prieur de France.
Fils de Charles IX et de Marie Touchet, élevé avec
affection par son oncle Henri III, il avait mis ses qua-
lités guerrières au service d’Henri IV, lui rendant en
effet de « grands et notables services ». Ailleurs et plus
haut dans le temps, l’un des meilleurs instruments de
la politique des Habsbourg avait été don Juan
d’Autriche, fils adultérin de Charles Quint.
Il est pourtant un moment où César, ainsi que sa
Le principe successoral 43

sœur Catherine-Henriette et son frère Alexandre, ont


été près de devenir les enfants d’une union dûment
consacrée malgré l’opposition des princes du sang.
Entre la reprise des négociations de divorce avec
Marguerite de Valois en 1595 et la position quasi-
royale de Gabrielle d’Estrées, il est difficile de savoir à
qui s’adresse la grâce que reçoit César en avril 1598
avec le duché-pairie de Vendôme, ce bien qu’Henri IV
tenait de son père et qui était donc entré dans le
domaine lorsqu’il était devenu roi. Dans les dix-huit
mois qui suivent la mort de Gabrielle, l’annulation de
la première union, le mariage avec Marie de Médicis,
la naissance du Dauphin jalonnent un retour rapide
aux principes. Les enfants de Gabrielle continuent
cependant de bénéficier d’une position particulière,
différente de celle des enfants nés des liaisons sui-
vantes avec Henriette d’Entragues, Jacqueline de
Bueil ou Charlotte des Essarts ; ces derniers viennent
trop tard face à l’abondance des enfants légitimes,
trop tard aussi puisque l’assassinat de leur père les
prive très vite de sa protection.
Si Alexandre devient Grand prieur de Malte, posi-
tion classique d’un bâtard légitimé qui lui interdit en
principe toute descendance légitime, César a pour
mission de faire revivre la maison de Vendôme « une
des premières et plus anciennes pairies de notredit
royaume, de l’ancien patrimoine et domaine de la
branche et maison royale dont nous sommes
issus »22, dit la déclaration royale qui le confirme
dans ses droits le 15 avril 1610. Sa sœur et lui sont
utilisés comme des enfants royaux dans la recons-
truction des liens avec les anciens ennemis de la mai-
son des Guise : en 1598, la négociation de retour en
grâce du duc de Mercœur prévoit le mariage de César
avec Françoise de Lorraine-Mercœur, chose faite
44 Roi de France

en 1609 ; Catherine-Henriette est promise à Charles


de Lorraine, duc d’Elbeuf, qu’elle épouse en effet
en 1619. Henri IV apprécie d’autant plus ces alliances
qu’elles complètent l’union avec le duc de Bar, issu de
la branche aînée des ducs de Lorraine, qu’il a impo-
sée à sa propre sœur. Au baptême du Dauphin et de
ses sœurs en 1606, comme au sacre de la reine le
13 mai 1610, César de Vendôme figure juste après les
princes du sang, mais en tête des pairs de France :
c’est dire à la fois la force de ses liens avec la famille
royale et la limite qui lui interdit d’accéder à la Cou-
ronne. À la mort d’Henri IV, il perd cette préséance,
mais Louis XIV la lui rend ainsi qu’à ses héritiers
en 1662.
C’est que le petit-fils du roi Henri n’a plus aucune
raison de douter de la supériorité de nature du sang
royal ni de la capacité d’un roi de France à disposer de
ses grâces comme il l’entend. Son union avec Marie-
Thérèse a donné un premier fils en quinze mois, et les
cinq naissances suivantes ne sont pas toutes immé-
diatement suivies de deuils : aussi est-ce par un mou-
vement de pure volonté qu’il légitime les deux enfants
vivants de sa liaison avec Mlle de La Vallière, puis les
six que Mme de Montespan lui donne. Le temps venu,
il unit certains de ces enfants légitimés avec des
enfants légitimes des princes du sang : du côté de
Mlle de La Vallière, une fille épouse un fils du prince
de Conti ; du côté de Mme de Montespan, une fille se
marie avec le petit-fils du Grand Condé, une autre
avec le fils de Philippe d’Orléans, frère du roi, enfin
un fils, le duc de Maine, épouse une petite-fille du
Grand Condé. Une manière radicale sans doute
d’affirmer l’unité de la famille royale. De façon cohé-
rente, le duc du Maine et son frère, le comte de
Le principe successoral 45

Toulouse, obtiennent en 1694 la position accordée


précédemment aux Vendôme : après les princes du
sang, avant les pairs de France.
Il est impossible de dire si, sans la série des morts
qui ne lui laisse qu’un arrière-petit-fils de quatre ans,
Louis XIV aurait résolu d’aller au-delà : toujours est-il
que c’est au lendemain de la disparition de son der-
nier petit-fils, le duc de Berry, qu’il déclare les légi-
timés et leur descendance habilités à accéder à la
Couronne « à défaut de tous les princes de sang
royal »23 — édit de juillet 1714. La ligne est alors fran-
chie : successibles, le duc du Maine et le comte de
Toulouse occupent la même position que les princes
du sang et reçoivent les mêmes honneurs. Dans les
deux années qui suivent la mort de Louis XIV,
les princes du sang s’efforcent de faire annuler l’édit
et les ducs et pairs de faire supprimer la préséance
que les légitimés ont obtenue sur eux ; les légitimés se
défendent. La polémique fait ressurgir la question de
savoir qui désignerait un roi en cas d’extinction
complète de la maison de France : des États généraux,
certes, il y a des précédents plus ou moins heureux,
mais au nom de qui ?
L’édit de juillet 1717, rédigé par le régent sous la
signature de Louis XV, annule les droits des légitimés
à la succession tout en leur laissant la préséance sur
les ducs et pairs ; il s’appuie sur les lois fondamen-
tales invoquées par l’arrêt Lemaître de 1593 mais en
les liant à des notions différentes, la nation, l’État :

Mais si la nation française éprouvait jamais ce mal-


heur [l’extinction de la maison de France], ce serait à la
nation même qu’il appartiendrait de réparer par la
sagesse de son choix, et puisque les lois fondamentales
de notre royaume nous mettent dans l’heureuse
46 Roi de France

impuissance d’aliéner le domaine de notre couronne,


nous faisons gloire de reconnaître qu’il nous est encore
moins libre de disposer de notre couronne même, nous
savons qu’elle n’est à nous que pour le bien et le salut
de l’État, et par conséquent l’État seul aurait droit d’en
disposer dans un triste événement que nos peuples ne
prévoient qu’avec peine, et dont nous sentons que la
seule idée nous afflige.24

Faut-il entendre que nation et État se recou-


vrent ? Et que le roi de France n’agit qu’en leur
nom ? Questions graves qui courent pendant tout le
siècle. Pour le moment, elles s’effacent devant l’évi-
dence d’une succession assurée : en février 1717, les
médecins, chirurgiens et apothicaires attachés à
son service ont solennellement et minutieusement
examiné le jeune roi âgé de sept ans ; devant toute
la cour, ils l’ont déclaré en parfaite santé. D’ailleurs,
au cas où il viendrait à disparaître, le régent lui
succéderait, et il a lui-même un fils de quatorze
ans. Louis XV s’est enorgueilli de laisser des descen-
dants mâles directs comme il le disait à son cousin
le duc de Chartres, petit-fils du régent : « J’ai un
dauphin, le comte d’Artois a deux princes et l’on
assure que Madame est grosse. Vous êtes maître de
faire des vôtres ce qu’il vous plaira. »25 Après des
années de difficultés, Louis XVI a vu naître deux
fils. La crise de l’Ancien régime n’est pas une crise
dynastique.
Après avoir été pour certains tentés de soutenir les
parlements contre le roi dans le conflit qui se déve-
loppe à partir des années 1730, les princes du sang
reprennent leur place aux côtés de Louis XVI et de ses
frères dans les grandes assemblées tenues à partir
de 1787. À l’exception de Louis-Philippe d’Orléans,
Le principe successoral 47

qui favorise le développement de l’insurrection pari-


sienne de l’été 1789.

UN HÉRITAGE ?
ROYAUME, COURONNE, DOMAINE, ÉTAT

Savoir quel héritage revient à chaque roi : il faut


reprendre le discours adressé par Louis XI au Dau-
phin, non pour trouver une réponse, mais pour per-
cevoir toute la complexité de la question.
Dans le préambule des « Remontrances d’Am-
boise », le roi se présente ainsi :

… Dieu notre créateur nous a fait de si grandes


grâces qu’il lui a plu nous faire chef, gouverneur et
prince de la plus notable région et nation dessus la
terre, qui est le royaume de France, dont plusieurs des
Princes et Rois nos prédécesseurs ont été si très-
grands, vertueux et vaillants qu’ils ont acquis le nom de
Roi très-chrétien […] lequel notre royaume et autres
nos pays et seigneuries nous avons, grâce à Dieu et par
l’intercession de la très-benoîte Vierge Marie sa mère,
si bien entretenu, défendu et gouverné, que nous
l’avons augmenté et accru de toute part…26

Ce qui prime dans la conscience de ce roi si proche


de la mort, ce qu’il veut transmettre à son héritier et
affirmer devant ses fidèles comme devant ses enne-
mis, c’est l’orgueil d’avoir sous sa domination le
royaume le plus prestigieux de « toute la terre »,
entendons toute la Chrétienté.27 Justifié ou non, ce
sentiment s’appuie sur le titre de Très Chrétien que
les rois de France ont revendiqué depuis le XIIIe siècle,
48 Roi de France

fait accepter par les papes et qu’ils sont seuls à por-


ter : titre exceptionnel donc, destiné à nier la supério-
rité de l’empereur et à réduire les prétentions des
autres rois. Ce « chef, gouverneur et prince » — le
langage politique a par la suite unifié ces notions
dans l’unique mot de « souverain » — vit en effet son
pouvoir dans une rivalité permanente : il n’est évi-
demment pas le seul, tous les rois se disputent les
droits sur les terres, qu’ils soient d’héritage ou de
conquête, comme les cent ans du conflit franco-
anglais viennent de le montrer. À ce moment du jeu
perpétuel, Louis XI peut estimer avoir gagné : la
trêve signée avec les Anglais en 1475 ne leur laisse
que la ville de Calais isolée par rapport au reste du
royaume, la Bourgogne a été conquise, l’apanage
d’Anjou est revenu à la Couronne, augmenté du
royaume de Provence et d’espoirs en Italie.

[…] Nous lui avons remontré le grand désir que


nous avons, qu’il pût, après nous, parvenir, à l’aide de
Dieu, à la couronne de France, son vrai héritage et qu’il
le pût si bien et grandement gouverner et entretenir,
que ce fût à son honneur et louange, au profit et utilité
des subjects du royaume et de la chose publique d’ice-
lui.28

« [L]a couronne de France, son vrai héritage » : ce


qui semble une simple affirmation comporte des
interprétations multiples ; elles portent à la fois sur
chacun des deux termes et sur leur association.
« Héritage » peut ici s’entendre de deux manières :
l’une, factuelle, désigne la succession par primogéni-
ture masculine que des générations de rois et de
juristes ont travaillé à construire et à rendre possible.
L’autre sens d’héritage, plus englobant et plus cou-
Le principe successoral 49

rant, tend à s’associer à la propriété : celle que le père


transmet à ses enfants, celle qui donne au seigneur les
droits qu’il exerce sur ses terres et sur ses dépendants,
celle que tous ont pour mission de faire prospérer et
d’agrandir.
De son côté, la « couronne de France » comporte
elle aussi une superposition de significations. C’est
d’abord l’objet posé sur la tête du roi après qu’il a été
oint de l’huile miraculeuse : il rend visible la protec-
tion que Dieu accorde à ses élus, il dit leur suprême
puissance. Cet objet, sinon toujours le même, du
moins toujours semblable et pieusement conservé
à l’abbaye de Saint-Denis, passe d’une tête à l’autre à
mesure des successions : il dit la permanence au-delà
de la fragilité des êtres humains mortels, permanence
de la dynastie, permanence du royaume dont elle a la
charge. Au XIIe siècle, ces significations symboliques
s’assemblent pour former la notion abstraite de Cou-
ronne. Cette notion se trouve au centre de la crise du
début du XVe siècle : contre les décisions de Charles VI,
les défenseurs du Dauphin, Jean de Terrevermeille en
particulier, affirment que la Couronne n’est pas un
bien privé dont un possesseur pourrait disposer à son
gré, qu’il n’est pas de la capacité d’un roi d’en spolier
son fils légitime, que la Couronne est donc indispo-
nible. Lorsqu’en 1593, l’« arrêt Lemaître » reprend le
même argument contre Mayenne et ses tractations
avec le roi d’Espagne, le principe d’indisponibilité de
la Couronne a gagné en prestige et en solidité : il est
devenu l’une des « lois fondamentales du royaume ».
Une manière théorique et grandiose de recouvrir ce
que le récit de la loi salique qui en est l’armature pou-
vait avoir de trop poétique. L’édit de juillet 1717
reconnaît bien la force des lois fondamentales du
royaume : elles peuvent mettre le roi « dans l’heureuse
50 Roi de France

impuissance » d’agir de son propre mouvement. Il en


expose le contenu alors indissociable : indisponibilité
de la Couronne et inaliénabilité du domaine.29
La question des relations entre le roi et la Cou-
ronne ne se pose pas seulement dans les moments de
succession difficile. Elle se pose de manière concrète
et permanente à propos du domaine.30 Ici encore, il
s’agit d’une notion à contenus multiples dont l’ambi-
valence originelle tient d’abord à la royauté elle-
même et aux droits élémentaires qu’elle a imposés
aux autres seigneurs : le pouvoir de faire la loi, de
rendre la justice en dernier ressort, de battre mon-
naie, de décider de la guerre et de la paix, plus une
accumulation de droits concernant la circulation des
biens et la condition des personnes ; tous ces élé-
ments forment le « domaine incorporel ». Plus pro-
fondément, cette ambivalence tient à la base féodale
à partir de laquelle le pouvoir royal a développé son
emprise : c’est le « domaine corporel », terres, fiefs et
droits dont le roi est le seigneur direct. À partir des
premières possessions capétiennes situées en Île-de-
France, il s’est agrandi par mariages, par héritages,
par conquêtes, comme dans les autres grandes
familles nobles. L’ambivalence se retrouve dans
l’écart entre le mode patrimonial de transmission de
cet ensemble et l’utilisation des revenus qu’il procure
et qui dépassent les besoins ordinaires de la famille
royale. Cette ambivalence est exploitée dans les deux
sens : pour leur part, les rois ont tendance à considé-
rer le domaine comme leur bien propre, dépensant
ses revenus comme ils l’entendent, les donnant à
leurs fidèles ou les aliénant au profit de leurs créan-
ciers ; au contraire, les sujets, qu’ils soient juges per-
manents au Parlement ou membres éphémères des
États généraux réunis en temps de difficultés, sou-
Le principe successoral 51

tiennent que les revenus du domaine doivent assurer


les dépenses d’intérêt général — essentiellement la
justice et la défense militaire —, sans recourir à des
prélèvements supplémentaires. Ici encore le conflit
avec les rois d’Angleterre est créateur : à partir des
années 1350-1360, l’ambivalence est masquée par un
déplacement, le domaine est réputé appartenir non
pas au roi, mais à la Couronne. Cela permet aux
États de prétendre limiter la prodigalité royale, cela
permet surtout aux rois d’annuler les aliénations
qu’ils ont dû consentir, de revenir sur la promesse de
cession de territoires faites sous la contrainte des
défaites et de donner aux acquisitions un statut pro-
tecteur. Cette première esquisse du principe d’inalié-
nabilité du domaine bénéficie sans aucun doute aux
rois.
L’ambivalence s’entretient cependant de par l’abon-
dance des acquisitions à partir de la fin du XVe siècle.
Qu’ils viennent par mariage, par conquête et surtout
par l’accession rapprochée à la Couronne des diffé-
rents lignages de la maison de France, les terres et les
droits n’entrent pas forcément ni directement dans le
domaine de la Couronne à côté duquel subsiste un
domaine du roi. À l’exemple de l’ancien Empire
romain où les empereurs possédaient des biens privés
distincts du fiscus — ensemble des ressources desti-
nées aux dépenses publiques —, le Saint Empire et le
royaume d’Angleterre connaissent la même distinc-
tion. En France, le domaine du roi est essentiellement
alimenté par les apports des épouses, terres féodales
qui peuvent échapper à la loi salique. Ainsi, Louis XII
considère comme ses biens propres les comtés de
Blois et de Soissons, ainsi que d’autres terres, venus
de son héritage maternel. Il a d’ailleurs accepté, en
épousant Anne de Bretagne, de faire de son duché
52 Roi de France

l’héritage d’un deuxième fils à venir. Lorsqu’il révoque


en 1508 toutes les aliénations pesant sur les biens
domaniaux, c’est pour mieux en négocier de nouvelles
quatre ans plus tard. Inversement, son successeur et
gendre, François Ier, choisit de renforcer le domaine
de la Couronne. Il est vrai que pour ce roi guerrier
et somptueux, n’importe quel revenu, qu’il soit
du domaine ou des impositions, est bon à dépenser.
À la mort de Suzanne de Bourbon, il reprend le
Bourbonnais à son époux le connétable ; de son côté,
la reine mère, Louise de Savoie, fait valoir ses droits
de parente la plus proche pour s’emparer des biens
maternels de la défunte, étant bien entendu que le roi
son fils en héritera. À la mort de Claude de France,
son épouse, François Ier prépare la réunion de la
Bretagne ; et lors de son retour de captivité à Madrid,
il trouve l’appui du Parlement pour rompre son enga-
gement de céder la Bourgogne à Charles Quint.
Dans un contexte troublé par les conflits religieux
et la jeunesse du roi Charles IX, l’édit de Moulins éta-
blit en février 1566 l’inaliénabilité du domaine
comme une suite de l’indisponibilité de la Couronne ;
dans la même année, des mesures successives le
complètent. Ces mesures répondent aux demandes
des États généraux de 1561, et aussi aux critiques
nées de l’union de l’héritière du duché de Nevers avec
un nouveau prince étranger, Louis de Gonzague,
cadet du duc de Mantoue. Sont désormais interdites
les nouvelles inféodations de terres appartenant au
domaine ; ne sont autorisés que les apanages, tou-
jours réversibles en cas d’extinction des mâles et les
aliénations temporaires, toujours remboursables ; les
princes apanagés sont tenus d’unir à leur apanage
leurs acquisitions d’où qu’elles viennent ; les terres
nouvellement érigées en pairies et en grands fiefs de
Le principe successoral 53

dignité — marquisats, comtés, duchés —, devront


faire retour au domaine en cas d’absence d’héritier
mâle en ligne directe. Si le roi acquiert de nouveaux
biens, il peut les unir immédiatement au domaine par
lettres patentes ; il dispose de dix ans pour les donner
ou les vendre, mais si pendant cette durée ces biens
sont gérés par les officiers ordinaires du domaine, ils
sont considérés comme des biens domaniaux. Enfin,
le roi se revendique comme seigneur des terres échap-
pées à toute domination seigneuriale, position de
principe que Louis XIV a réutilisée dans un but fiscal
en 1692.
En 1590 commence le dernier conflit entre
domaine du roi et domaine de la Couronne. Henri IV
admet volontiers, comme une conséquence inévitable
de la succession en ligne masculine dont il bénéficie,
le retour au domaine de la Couronne de l’apanage
paternel, le duché du Vendôme, ainsi que celui du
duché d’Alençon, apanage qui lui a été concédé par
Henri III en 1584, cependant dans les lettres patentes
du 13 avril 1590, il refuse la réunion des biens hérités
de sa mère. Il s’agit d’un énorme ensemble, résultat
d’une politique systématique de rassemblement des
terres menée par les Albret depuis la fin du XVe siècle :
en plus du royaume de Navarre, la principauté de
Béarn, le duché d’Albret, les comtés de Périgord, de
Foix, de Bigorre, d’Armagnac, de Fezensac, de Rodez,
les vicomtés de Lomagne et de Fezensaguet. Il entend
conserver la libre disposition de ces biens pour sa
sœur, Catherine, qui n’est pas encore mariée, plus
sûrement source de financement de la conquête de
son royaume ; peut-être aussi tient-il à garder des
biens au cas où il échouerait. Ainsi prétend-il échap-
per à la législation de 1566.
Malgré l’opposition de nombre de parlementaires
54 Roi de France

de Paris, Bordeaux et Toulouse, le roi maintient la


séparation jusqu’en 1607, moment où, le royaume
étant tranquille et sa sœur morte sans héritier, il
laisse opérer la réunion, à l’exception du royaume
de Navarre. En 1610, Marguerite de Valois remet
au jeune Louis XIII les comtés d’Auvergne et de
Clermont dont elle bénéficiait et qui avaient fait par-
tie de la dot de sa mère, Catherine de Médicis.
En 1620, le royaume de Navarre est réuni lors d’une
expédition militaire. En dehors des apanages tou-
jours menacés de disparition, le duché de Nevers est
alors le seul grand fief à échapper à la domination
directe du roi, jusqu’à ce qu’en 1629, l’ouverture de la
succession du duché de Mantoue entraîne le dernier
duc de Nevers hors du royaume.
Du domaine de la Couronne, ainsi étendu à
l’ensemble du royaume, certains juristes soutiennent
que le roi n’est que l’usufruitier : certes, le principe
d’inaliénabilité interdit toute cession définitive, mais
outre que le domaine peut fournir des terres aux
cadets et contribuer ainsi à maintenir la cohésion de
la famille régnante, c’est une réserve de biens qui per-
met de gager rapidement des emprunts, donc de trou-
ver des sources de financement bien plus souples que
les prélèvements fiscaux, objets de résistance passive
ou active.
Le royaume, en effet, est plus qu’un ensemble de
territoires aux limites duquel commencent d’autres
royaumes, limites sans cesse remises en cause au gré
des conflits. Le royaume est aussi un ensemble d’êtres
humains dont le roi reçoit la charge.
Pour Louis XI, l’héritage établit entre eux une rela-
tion de réciprocité : le roi tire « honneur et louange »
à remplir sa fonction de protecteur de ses sujets. S’ils
Le principe successoral 55

lui doivent, comme leur nom de « sujets » l’indique,


entière soumission, c’est à lui de pourvoir à leur
« profit et utilité ». Deux siècles plus tard, Louis XIV,
dans des notes qui n’étaient pas destinées à la publi-
cation, ne dit pas autre chose, mais il le dit en des
termes nouveaux :

L’intérêt de l’État doit marcher le premier. On doit


forcer son inclination et ne pas se mettre en état de se
reprocher, dans quelque chose d’important, qu’on pou-
vait faire mieux, mais que quelques intérêts particu-
liers en ont empêché et ont détourné les vues que l’on
devait avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de
l’État. […] Quand on a l’État en vue, on travaille pour
soi. Le bien de l’un fait la gloire de l’autre.31

Cet État, apparemment extérieur à la personne


royale au point qu’il l’oblige à régler ses actions, était
déjà présent dans le discours de Louis XI, mais sous
sa forme embryonnaire : c’est la « chose publique »,
au « profit et utilité » de laquelle le futur roi devrait
œuvrer. Cette « chose publique », version française de
l’expression latine, res publica, a pris le relais de la
notion théologique de « bien commun ». Sans doute
parce que le terme de « république » était attaché à
des systèmes concrets, qu’il s’agisse de Venise ou de
Gênes, le langage politique, en France comme ailleurs
en Europe, lui a finalement préféré le terme d’« État »,
progressivement tiré de son sens descriptif à partir du
XVe siècle. Cependant, bien davantage que Louis XI,
Louis XIV exprime de façon positive et possessive la
jouissance que le roi tire à mobiliser toutes ses capa-
cités pour le bien de l’État. Plus rien en effet ne vient
le troubler dans sa position d’héritier.32
En janvier 1599, Henri IV avait convoqué les
56 Roi de France

membres du Parlement au Louvre pour les obliger à


enregistrer l’édit de Nantes :

Si l’obéissance était due à mes prédécesseurs, il


m’est dû autant ou plus de dévotion, d’autant que j’ai
rétabli l’État, Dieu m’ayant choisi pour me mettre au
Royaume qui est mien par héritage et par acquisi-
tion […] Je sais bien qu’on a fait des brigues au Parle-
ment, qu’on a suscité des prédicateurs séditieux ; mais
je vous donnerai bien ordre contre ces gens-là et ne
m’en attendrai pas à vous. C’est le chemin qu’on prit
pour faire les Barricades et venir par degré à l’assassi-
nat du feu Roi. Je me garderai bien de tout cela : je
couperai la racines à toutes factions, à toutes prédi-
cations séditieuses et je ferai accourcir ceux qui les
susciteront. J’ai sauté les murailles des villes : je saute-
rai bien sur les barricades qui ne sont pas si hautes.33

C’est ici que l’on peut mesurer combien les guerres


civiles ont mis le principe successoral à rude épreuve.
Ce roi qui se vante d’avoir rétabli l’État, c’est‑à-dire
l’ordre nécessaire au bien commun, est un conqué-
rant. Héritier suivant une loi immémoriale reconnue
comme fondamentale, il a pourtant dû se battre pour
acquérir son héritage, « sautant les murailles des
villes », l’épée à la main. Or, le droit du conquérant ne
se discute pas, tout doit céder à la force victorieuse,
parce qu’elle est la force et parce la victoire est un
signe de la protection de Dieu. Et ce Dieu qui avait
pourvu à sa naissance et à sa survie, c’est‑à-dire à la
réalisation concrète de la loi de dévolution de la Cou-
ronne, donne au roi la connaissance de ce qui est bien
pour sa gloire et bon pour ses sujets.
Subsiste ainsi une ambivalence permanente : roi
maître, propriétaire, seigneur de l’État ou serviteur,
Le principe successoral 57

administrateur, usufruitier ? Malgré les théorisations


restrictives, les rois vivent leur accession comme une
prise de possession, tâchant de perpétuer leur pou-
voir forcément éphémère par la production d’un
héritier.
Chapitre II

LES OBLIGATIONS DE L’HÉRITAGE :


LES ALLIANCES MATRIMONIALES

Un jour de février 1725 où il a trop longtemps


chassé dans la forêt de Fontainebleau, Louis XV est
saisi de fièvre.1 Dans la nuit, tandis que ses médecins
s’affairent, des courtisans s’empressent auprès de la
veuve du Régent présente au château : elle est la mère
de Louis, duc d’Orléans, premier successible, déjà
marié et déjà père. Six semaines plus tard, le roi de
France accepte de faire demander à l’ancien roi
de Pologne, Stanislas Leszczynski, la main de sa fille,
la princesse Marie. Il a quinze ans.
À l’obligation de procréer, but de tout mariage
chrétien, le mariage royal ajoute celle de garantir la
stabilité du pouvoir en maintenant la couronne
de France dans le même lignage. Depuis un an, le
maréchal de Villars, familier de Louis XIV à la fin
de son règne, a saisi toutes les occasions de faire
entendre au jeune roi qu’il est mûr pour accomplir
son devoir puisque aussi bien, dès que les premiers
signes de la puberté l’ont troublé, toute la cour l’a su
et en a plaisanté.
Une fiancée était pourtant arrivée d’Espagne trois
ans auparavant : le roi l’avait accueillie comme la
future reine au milieu des célébrations qui avaient
Les alliances matrimoniales 59

duré huit jours. Elle était le gage d’un rapprochement


entre les Bourbons : un double mariage avec, d’un
côté, le fils du roi d’Espagne et la fille du Régent, et de
l’autre, le roi de France et l’Infante. Pour Philippe V,
un moyen de préparer la remise en cause des obliga-
tions auxquelles il avait dû se soumettre pour garder
la Couronne espagnole2, pour Philippe d’Orléans, un
appui au cas où Louis XV disparaîtrait. Au mépris des
décisions du concile de Latran (1215) qui interdi-
saient les mariages jusqu’au quatrième degré — où
les arrière-grands-pères des conjoints auraient été
frères —, le pape avait autorisé le mariage du roi avec
la fille de son oncle paternel. Il le faisait toujours.
Garant de la validité sacramentelle des mariages
entre princes catholiques, le pape est aussi un souve-
rain attentif aux fluctuations de leurs relations.
Cependant en 1725, l’Infante n’a que sept ans. Le
mouvement des courtisans vers les Orléans pendant
la maladie du roi n’a pas échappé à Louis de Condé,
duc de Bourbon, prince du sang lui aussi, qui a pris la
tête du Conseil après la mort du Régent. Le 1er mars,
des courriers partent vers Madrid, Rome, Londres et
Turin. C’est dire que le changement d’orientation
matrimoniale d’un roi n’intéresse pas seulement les
familles des conjoints. À Philippe V, il est demandé de
comprendre les nécessités dynastiques. Lui-même a
vu mourir son fils sans que la jeune veuve ait pu
annoncer un espoir de grossesse.
À l’opposé du mariage qui est un sacrement, les
fiançailles sont des conventions familiales : leur rup-
ture ne demande aucune procédure particulière. Sans
attendre la réponse du roi d’Espagne, Morville, le
secrétaire d’État aux Affaires étrangères, fait établir
d’après les courriers diplomatiques la liste de toutes
les princesses d’Europe, une centaine. Il en élimine
60 Roi de France

les trois-quarts, trop âgées ou trop jeunes, et présente


les autres au roi et à son Conseil le 31 mars. Sont
rejetées les filles des branches cadettes appauvries des
maisons souveraines, ainsi que la fille du tsar Pierre Ier
malgré la visite de celui-ci en 1717 : sa mère est de
« trop basse extraction », son peuple jugé « trop bar-
bare »3. Les filles du roi de Prusse, la petite-fille du roi
d’Angleterre ne peuvent devenir reine d’un royaume
où le culte protestant est interdit. La princesse portu-
gaise est soupçonnée de mauvaise santé comme toute
sa famille, réputée peu féconde comme ses sujets. Il
ne saurait non plus être question d’une union interne
à la maison de France qui accenturait les rivalités
latentes entre les princes du sang. Reste la princesse
Marie Leszczynska. Son portrait est arrivé à la cour
dès le 21 mars, un peintre avait été envoyé auprès de
la princesse moins d’une semaine après la maladie du
roi.
Le choix avait donc été fait en petit comité sous
l’autorité du duc de Bourbon. La démonstration très
documentée présentée par le ministre a eu pour but
de faire accepter au roi un mariage rapide avec une
jeune fille de sept ans son aînée et de faire entériner
par l’ensemble des membres du Conseil une alliance
qui ne rapporte rien, ni dot, ni territoire, ni prestige,
ni renforcement d’influence. La princesse Marie est
la fille unique du prince palatin de Posnanie, briève-
ment roi de Pologne de 1704 à 1709 avec le soutien
du roi de Suède Charles XII ; depuis sa destitution
au profit d’Auguste II de Saxe, protégé du tsar,
Stanislas vit à Wissembourg en Alsace des pensions
versées par le roi de France et le duc de Lorraine. Du
moins, Marie avait-elle fait bonne impression sur les
diplomates français qui passaient par là. Le duc de
Bourbon, veuf, avait songé à l’épouser.
Les alliances matrimoniales 61

Le 31 mars, la décision solennelle du roi en son


Conseil permet d’entamer les étapes suivantes. Le
5 avril, l’Infante quitte Versailles entourée d’une
suite de deux cents personnes, la magnificence étant
chargée d’atténuer l’humiliation. Le 15 août, le
mariage par procuration est célébré dans la cathé-
drale de Strasbourg : le duc d’Orléans représente le
roi dans cette union qui doit l’éloigner de la Cou-
ronne. Telle est l’ironie de la tâche dévolue au pre-
mier prince du sang. Le 5 septembre, les époux sont
bénis dans la chapelle du château de Fontainebleau.
De cette union que l’on pourrait croire neutre,
réduite à la seule nécessité interne de perpétuer la
branche aînée de la maison de France, les effets ne
tardent pas à se faire sentir. Philippe V n’attend pas le
retour de sa fille pour renvoyer la veuve de son fils,
quitter l’alliance française et se tourner vers l’empe-
reur Charles VI. Huit ans après, la mort d’Auguste II
ravive les antagonismes autour de la succession de
Pologne. Le roi de France ne peut moins faire que de
soutenir l’honneur et la candidature de son beau-
père. La guerre prend pendant cinq ans le relais des
combinaisons matrimoniales et diplomatiques.
Lorsqu’elle se termine, Stanislas reçoit le duché de
Lorraine. À sa mort, en 1766, il lègue à son gendre
cette terre d’Empire si longtemps convoitée et si sou-
vent envahie.
Le mariage médiocre et précipité de Louis XV n’a
pas échappé à l’enchevêtrement des liens et des droits
qui recouvre le territoire morcelé de l’Europe.4 Il est
exceptionnel en effet qu’un mariage royal se limite à
sa fonction de perpétuation lignagère. En dehors de
l’union d’Henri IV et de la nièce du Grand-duc
de Toscane, on ne peut citer que celle d’Henri III et de
Louise de Vaudémont, issue d’une branche cadette
62 Roi de France

des ducs de Lorraine. Toutes les autres créent ou ren-


forcent des liens de parenté entre familles princières
avec trois objectifs : soit acquérir des droits sur de
nouveaux territoires, soit établir la paix à un moment
favorable d’une épreuve de force, soit enfin acquérir
de nouveaux alliés et intervenir dans les affaires des
autres princes.
Il n’y aurait pas là grande différence avec le mariage
noble ou roturier si les conflits portant sur les droits
acquis par les alliances matrimoniales et les rivalités
entretenues par elles ne se réglaient par la guerre
— jugement de Dieu —, plutôt que par la justice des
hommes. La théologie chrétienne qui modèle les
consciences des rois et de leurs conseillers condamne
l’agression née de l’avidité, mais elle accepte la guerre
justifiée par le bon droit, et le meilleur naît des liens
de parenté.
Cependant, même appuyés sur les stratégies les
plus soigneuses, les montages matrimoniaux se
heurtent toujours à la réalité des aléas biologiques : il
faut un minimum de concordance des âges entre les
futurs époux, et une fois la promesse de mariage
solennisée, rien ne dit que la mort ne détruira pas le
lien espéré avant la consommation qui seule peut
rendre effective les promesses de l’alliance. Rien ne
dit non plus que d’autres alliances n’apparaissent plus
urgentes et plus bénéfiques.

LA DIFFICILE CAPTURE DES HÉRITIÈRES

De la fin du XVe siècle au milieu du siècle suivant,


domine la recherche des héritières. Elle se déroule
Les alliances matrimoniales 63

parallèlement aux fusions des lignages de la maison


de France, dont elle est complémentaire : toutes ont
pour effet de rassembler des terres qui se trouvaient
partiellement ou totalement sous la suzeraineté du
roi de France et risquaient de lui échapper par la
constitution d’états autonomes.5
En l’absence d’héritier mâle de la maison de
Bourgogne, puis de celle des Montfort détentrice du
duché de Bretagne, Louis XI et ses successeurs
mènent des opérations de longue haleine qui uti-
lisent à la fois l’union matrimoniale et la guerre pour
s’emparer des héritières : en ce sens, le contrat de
mariage complète le traité de paix, voire le remplace.
Tout dépend alors des forces que l’héritière parvient
à mobiliser pour maintenir l’unité et l’indépendance
de ses biens. L’opération de réunion peut s’étendre
sur plusieurs générations : elle devient encore davan-
tage tributaire des hasards biologiques.
À la mort de son père, Charles le Téméraire, en jan-
vier 1477, Marie de Bourgogne se trouve à la tête du
plus bel héritage de cette fin du XVe siècle. Dernière
conquête, le duché de Lorraine fait le lien entre les
possessions du Sud — duché de Bourgogne et comté
de Bourgogne ou Franche-Comté, terre d’Empire —
et celles du Nord — du Luxembourg à la Gueldre et à
la Picardie en passant par la Flandre. Les revenus
atteignent les trois quarts de ceux du royaume de
France. Pour défendre ses biens contre la coalition
qui a vaincu son père6, Marie de Bourgogne se tourne
vers le roi de France, son parrain. Elle a vingt ans. De
cette situation matrimoniale idéale, le roi ne peut
tirer parti : Charles, son unique fils survivant, n’en a
que sept. La duchesse a fait savoir qu’elle agréerait un
prince de la maison de France, Charles d’Angoulême,
célibataire en âge d’être marié. Par l’union de sa fille
64 Roi de France

difforme et de Louis d’Orléans, Louis XI croit avoir


préparé à terme l’extinction du deuxième lignage de
la maison de France, il refuse d’accroître la puissance
du troisième.
Il entend bien cependant profiter de l’absence
d’héritier mâle pour exiger le retour à la Couronne des
biens de la maison de Bourgogne. Marie et ses
conseillers font valoir que le duché, qui en est le
noyau, avait été apporté par Jeanne de Bourgogne à
Philippe VI : c’est une terre familiale et non royale.7
Ce qu’il ne peut obtenir par un mariage, faute de
concordance des âges, Louis XI le prend par la guerre.
Il fait envahir la Bourgogne, l’Artois et la Picardie.
L’héritière offre alors sa main au fils de l’empereur
Frédéric III, Maximilien de Habsbourg ; le contrat,
signé à Bruges le 21 avril 1477, prévoit que son héri-
tage passera intact au deuxième fils à venir de cette
union, ce qui permettra de perpétuer la maison de
Bourgogne. Il s’agit là d’un biais auquel les grandes
maisons nobles du Nord du royaume recourent
lorsqu’elles sont menacées d’extinction. Toutefois,
un mois après les noces, Marie fait de son époux son
légataire universel. Un grand arc se forme entre les
terres de sa maison et celles de Maximilien qui com-
mencent en Haute-Alsace pour s’égrener jusqu’au
Danube et à l’Adriatique en passant par le Tyrol.
Cinq ans plus tard, le hasard offre au roi de France
une seconde chance. Marie meurt en mars 1482, ne
laissant qu’un fils, Philippe, et une fille, Marguerite.
En principe, sa donation à Maximilien ne peut être
remise en cause au nom du contrat initial puisqu’il
n’y a pas de deuxième fils.
Louis XI saisit pourtant l’occasion de construire
un projet semblable à l’offre initiale de la défunte
Les alliances matrimoniales 65

Marie : grâce au décalage de génération, le Dauphin


Charles, maintenant âgé de douze ans, pourrait épou-
ser Marguerite, qui vient d’en avoir deux. La guerre
est chargée de rendre l’alliance inévitable.
Profitant de la révolte des possessions occidentales
de Maximilien, Louis XI fait envahir le Brabant. La
paix est signée en décembre 1482, le contrat de fian-
çailles en mars de l’année suivante : Marguerite
d’Autriche apportera en dot le duché et le comté de
Bourgogne ainsi que l’Artois ; l’avantage territorial est
moindre que dans la première hypothèse, mais il
est toujours bon à prendre. Après la célébration des
fiançailles à Amboise en juin 1483, Marguerite va rési-
der à Plessis-lès-Tours où, très entourée, elle attend de
grandir jusqu’à l’âge du mariage.
Cependant depuis trois ans — les trois dernières
années de sa vie — Louis XI a préparé la capture d’un
autre héritage, le duché de Bretagne, riche unité ter-
ritoriale qui s’est construit une indépendance de fait
en jouant sur l’affrontement des rois de France et
d’Angleterre.8 Il profite de l’absence d’héritiers mâles
chez les deux familles qui se disputent le duché pour
racheter les droits que les Penthièvre prétendent
avoir contre les Monfort et attire à lui une partie des
nobles bretons. C’est à eux que, devenue régente,
Anne de Beaujeu demande de reconnaître les droits
du jeune Charles VIII. En 1485, le duc François II en
appelle aux états de Bretagne pour confirmer ceux de
ses filles, Anne et Isabeau.
Contrairement à Marie de Bourgogne, le duc n’est
pas isolé. Si la phase finale de la guerre des Deux-
Roses détourne les souverains anglais des affaires
continentales, Maximilien, élu et couronné roi des
Romains9, fait envahir l’Artois. Début 1487, Louis
66 Roi de France

d’Orléans, menant l’opposition de grands nobles à


Anne de Beaujeu, rejoint François II et le pousse à la
guerre. Cependant, privé du soutien de Maximilien,
retenu prisonnier à Bruges par ses sujets révoltés de
février 1488 à mai 1489, le duc reçoit du roi d’Aragon
et du duc d’Albret, parents de sa seconde épouse, une
aide militaire insuffisante à contrer les troupes de
Charles VIII. Battu à Saint-Aubin-du-Cormier, Fran-
çois II reconnaît la suzeraineté du roi de France et le
laisse maître de décider du mariage de ses filles
(Traité du Verger, 19 août 1488). Il meurt accidentel-
lement peu après. En février 1489, Anne, héritière de
onze ans, est proclamée duchesse.10
Maximilien et Charles VIII seraient prêts à se désin-
téresser du duché de Bretagne pour se tourner vers de
plus vastes horizons — l’un, libéré de sa prison de
Bruges, veut rétablir son emprise sur ses multiples pos-
sessions, l’autre est décidé à s’emparer d’un héritage
plus attirant, le royaume de Naples. Ferdinand d’Ara-
gon et Henry VII, le vainqueur de la guerre des Deux-
Roses, s’entendent pour préparer la rupture complète
du duché d’avec le royaume de France. Maximilien
offre alors d’épouser l’héritière de Bretagne : le duché
pourrait compenser les pertes inscrites dans le contrat
de sa propre fille. Le mariage, approuvé par les états de
Bretagne en violation du traité de Saint-Aubin, est
célébré par procuration le 18 décembre 1490.
Charles VIII dirige une nouvelle invasion au prin-
temps suivant. Devant Rennes assiégée où Anne se
tient, il fait demander à la duchesse de choisir un
époux entre trois princes français ; elle s’obstine à ne
vouloir « qu’un roi ou un fils de roi. »11 Pour se libérer
de la question bretonne, Charles VIII finit par se pro-
poser lui-même : il renonce à Marguerite, la fiancée
qui avait fini par lui plaire, et prend le risque de
Les alliances matrimoniales 67

perdre ainsi les acquis du traité d’Arras. Les états de


Bretagne demandent à la duchesse Anne d’accepter la
proposition de Charles VIII ; le roi entre dans Rennes
pour recueillir son consentement (mars 1491).
Le 12 novembre, la duchesse est présentée nue à
Anne et Pierre de Beaujeu ainsi qu’à Louis d’Orléans
qui, après un séjour de trois ans en prison pour
crime de lèse-majesté, a retrouvé sa place de premier
prince du sang.12 Ils ne considèrent pas sa claudica-
tion comme un obstacle à sa fécondité. Une demande
de dispense pour cousinage au quatrième degré est
sollicitée du pape. Maximilien dénonce cette union
comme un rapt et un double adultère. Pour parer à
toute éventualité, Charles VIII retient Marguerite.
Il faut faire vite : la duchesse Anne subit l’affront de
laisser sa terre natale sans avoir été mariée par procu-
ration. Elle est conduite au château de Langeais et
immédiatement unie à son vainqueur le 6 décembre
sans attendre l’autorisation pontificale. Cependant, le
contrat, gage « de paix perpétuelle et indissoluble »13,
a été signé la veille : il n’est pas si drastique que la
défaite ne le ferait attendre. Charles VIII devient duc
de Bretagne par son mariage et non par les droits
achetés par son père : il est nommé procureur de son
épouse pour le gouvernement du duché. Le duché
sera réuni à la Couronne si le couple a un fils, s’il reste
sans descendance ou si la reine meurt la première ;
mais si le couple a une fille, elle pourra revendiquer le
duché qui n’est pas une terre salique ; enfin, si le roi
meurt le premier, la reine peut garder le duché à
condition d’épouser le nouveau roi, ou s’il refuse, son
plus proche héritier. Deux mois après, pour compen-
ser ce mariage rapide et sans éclat et proclamer la
grandeur et la solidité des liens qui unissent le duché
68 Roi de France

au royaume, Anne est solennellement couronnée


reine de France à l’abbaye de Saint-Denis.14
Reste à obtenir des autres puissances l’acceptation
de cette union et donc de la légitimité des enfants à
venir. Le pape envoie la bulle de dispense au prin-
temps 1492. Les alliés de la duchesse se font rem-
bourser leurs frais de guerre, l’Angleterre en argent,
l’Aragon en terres. En mai 1493, Maximilien, après
avoir attaqué l’Artois et la Franche-Comté, se décide
à négocier. Au traité de Senlis, il renonce officielle-
ment au mariage français de sa fille ; Marguerite peut
rejoindre sa famille ; de tout l’héritage bourguignon,
Charles VIII ne garde que le duché de Bourgogne, les
comtés de Mâcon, de Bar-sur-Seine et Auxerre. À la
fin de l’année, Maximilien renonce au mariage bre-
ton : la mort de son père vient de lui ouvrir la voie de
l’empire ; pour préparer le voyage à Rome où le pape
devrait le couronner, mieux vaut une union avec une
princesse milanaise, Bianca Sforza.15 En outre, les
Ottomans menacent ses possessions orientales.
À la mort de Charles VIII, en avril 1498, la reine
Anne n’a pas d’enfant vivant. Elle peut, selon les
termes du contrat de Langeais, recouvrer ses droits
sur son duché à condition d’épouser le successeur du
roi défunt. Louis d’Orléans, devenu Louis XII, le lui
propose et entreprend une procédure d’annulation de
son mariage avec Jeanne de France. En attendant,
Anne s’installe à Nantes, reprend en main l’adminis-
tration du duché, fait battre de la monnaie à son nom.
Une fois l’annulation obtenue, le roi se rend auprès
d’elle. Le contrat est signé le jour de son arrivée à
Nantes, le 7 janvier 1499. Cette fois, Anne obtient
que le duché échappe complètement à la Couronne :
suivant le schéma déjà rencontré, le duché ira au
deuxième enfant mâle, ou femelle à défaut ; si le
Les alliances matrimoniales 69

couple n’a pas d’enfant, le cousin germain d’Anne,


Jean de Chalon, prince d’Orange en héritera ; si elle
meurt avant lui, le roi aura l’usufruit du duché, puis
le cédera aux héritiers de sa défunte épouse. L’union
est célébrée le lendemain.
L’assurance de l’indépendance du duché tient donc
à la naissance de deux fils : l’aîné pour être roi de
France, le cadet pour fonder une nouvelle maison
de Bretagne. Or, le seul enfant vivant du couple
jusque 1510 est une fille, Claude, née en octobre 1499.
En admettant qu’elle hérite du duché, se posera tou-
jours la question de savoir si l’alliance qu’elle sera
amenée à contracter maintiendra les dispositions si
favorables du contrat de Nantes.
Anne reprend alors le projet abandonné en 1491
sous la pression des armes : une union entre l’héritière
du duché de Bretagne, cette fois fille de France, et un
Habsbourg. Ce schéma, parce qu’il noie le duché dans
une multitude de possessions disparates et rétives, lui
semble à même d’assurer son indépendance jusqu’à
la naissance d’un jeune prince capable de relever sa
maison. Les années 1501 à 1506 semblent favorables
à cette orientation : Maximilien Ier a besoin de la neu-
tralité du roi de France pour assurer le passage des
couronnes d’Espagne à son fils, Philippe, époux de
Jeanne, devenue l’unique héritière d’Isabelle de
Castille et de Ferdinand d’Aragon ; Louis XII a besoin
de la reconnaissance par Maximilien des droits héri-
tés de sa grand-mère paternelle, Valentina Visconti,
sur le duché de Milan qu’il vient de conquérir.
Lorsque le roi paraît faiblir, Anne traite directement
avec Maximilien.
Quatre entrevues se succèdent — trois à Blois, une
à Lyon. En septembre 1504, le roi de France, l’empe-
reur et son fils signent les traités de Blois. L’étendue
70 Roi de France

de la dot que Claude apportera à Charles, l’aîné des


fils de Philippe, montre ce que la reine Anne est prête
à consentir pour sauver son duché : en cas d’absence
d’héritier mâle au trône de France, la future mariée
disposera du duché de Milan, du comté d’Asti et de la
république de Gênes, nouvelles conquêtes, du comté
de Blois, bien maternel du roi, du duché de
Bourgogne, acquis au traité de Senlis, et bien entendu
de la Bretagne. De son côté, Louis XII s’est fait
reconnaître la possession du duché de Milan. Le
5 avril 1506, un traité signé à Lyon renouvelle les
engagements de Blois.
Un mois ne s’est pas écoulé qu’une assemblée de
notables bien choisis supplie le roi de mettre le
comble à la félicité de ses sujets en unissant sa fille
avec « Monsieur François ici présent et qui est tout
français » 16, François d’Angoulême. Louis XII a
décidé de mettre fin au double jeu qu’il a mené
parallèlement aux accords avec les Habsbourg : favo-
riser le premier prince du sang et préparer son union
avec Claude. La semaine suivante, le contrat est
signé : le roi promet à Claude l’apanage d’Orléans, les
comtés de Soissons, de Blois et d’Asti, le duché de
Milan et Gênes, le tout à rendre contre 20 000 livres
de rentes au cas où naîtrait un Dauphin. La reine
Anne s’engage à verser 100 000 écus à sa fille mais se
fait reconnaître le droit de lui donner le duché de
Bretagne si un fils naissait en effet. Les grands
nobles et toutes les villes doivent reconnaître par ser-
ment la validité du contrat.
Ferdinand d’Aragon et Maximilien s’apprêtent à la
guerre, mais la mort de Philippe en septembre 1506
et quelques succès remportés sur les Ottomans les
détournent l’un comme l’autre de la poursuite du
mariage français.
Les alliances matrimoniales 71

Il est vraisemblable que le double jeu de Louis XII


ait reposé sur l’espoir jamais abandonné d’obtenir un
fils. Fin janvier 1512, la reine Anne met au monde un
garçon ; il meurt aussitôt et la reine ne survit que
deux ans à ses dernières couches. Quatre mois après
sa mort, en mai 1514, l’union de Claude et de Fran-
çois est célébrée : le contrat reconnaît Claude comme
héritière du duché de Bretagne du côté maternel, et
du côté paternel, de biens et de droits familiaux, les
comtés de Soissons et Blois, le Milanais. En octobre
de la même année, Louis XII épouse Mary Tudor,
sœur d’Henry VIII d’Angleterre ; il attend beaucoup
de sa jeunesse et de sa vitalité. Trois mois plus tard,
il meurt. François d’Angoulême devient roi : aucune
naissance n’est venue changer les dispositions pré-
vues.
Le nouveau couple royal réalise rapidement les
conditions requises pour la résurrection d’une mai-
son de Bretagne : après deux filles, un Dauphin naît
en février 1518, un deuxième garçon en mars de
l’année suivante, un troisième en 1522. Or Claude ne
se sent pas tenue par les espoirs de ses ascendants
maternels.17 Fille de roi, femme de roi, reine couron-
née, elle se situe du côté des hommes, son père et son
époux qui, tous deux, ont dû leur couronne à la stricte
application de la loi salique.
Dès l’avènement de François Ier, elle lui a cédé ses
droits sur le Milanais, et à la naissance du Dauphin,
elle annonce son intention de lui donner le duché de
Bretagne et tous ses autres biens. Son testament,
rédigé le jour de sa mort le 26 juillet 1524, explicite
sa volonté de se conformer aux règles de dévolution
de la Couronne de France. Il décrit minutieusement
le passage de tous ses biens à ses héritiers mâles dans
l’ordre de primogéniture.18
72 Roi de France

Les états de Bretagne contestent le testament au


nom du contrat de Nantes : ils parviennent à sauver
les droits particuliers du duché, non son indépen-
dance. En 1532, le Dauphin majeur devient Fran-
çois III, duc de Bretagne et fait une entrée solennelle
à Rennes, mais nul ne reprend ce titre à sa mort,
quatre ans plus tard.

LA FILLE TOUTE NUE

Dans le temps où il a fallu deux guerres et trois


mariages pour faire entrer l’héritage breton dans le
royaume de France, les alliances matrimoniales ont
offert à la domination des Habsbourg une accumula-
tion de terres et de couronnes. 19 L’ensemble que
Maximilien avait déjà peine à maîtriser s’est agrandi
des possessions espagnoles, puis des royaumes de
Bohême et de Hongrie ; en 1556, Charles Quint, son
petit-fils, opère la division des héritages, ce qui jette
les bases des deux maisons désignées ensuite comme
Habsbourg de Madrid et Habsbourg de Vienne.
Paradoxalement, la dernière des grandes héritières
féodales offerte à la Couronne de France, Catherine
de Médicis, est un pur produit des espoirs italiens de
François Ier.20 À peine arrivé sur le trône, le roi s’est
lancé dans la reconquête du duché de Milan perdu à
la fin du règne précédent. Il cherche à nouer alliance
avec les Médicis au moment où ils connaissent une
nouvelle phase de grandeur avec le retour à Florence
(1511) et l’élection d’un pape, Léon X (1513-1523) : les
uns comme les autres ressentent la nécessité de résis-
ter à l’emprise croissante des Habsbourg.
Les alliances matrimoniales 73

Avec les Médicis, François Ier inaugure sa politique


d’union d’héritières françaises et de princes étran-
gers21 : ici il ne s’agit pas d’enraciner de nouveaux
fidèles, mais de les utiliser hors du royaume. Julien,
maître de Florence, venu féliciter le roi de France de
son avènement, est marié à la tante maternelle du
roi, Philiberte de Savoie, mais il meurt vite et sans
enfant. Le roi donne à son neveu et successeur,
Laurent II, une autre épouse de grande noblesse :
Madeleine, l’une des deux héritières de la maison des
La Tour, comtes d’Auvergne, alliés aux Bourbon-
Vendôme ; sa sœur aînée, Anne, a épousé un cousin
des rois d’Écosse, Jean Stuart, duc d’Albanie. Le
couple célèbre ses noces à Amboise en mai 1518 :
dans le mois qui suit la naissance de leur fille,
Catherine, à Florence en avril 1519, ils meurent tous
les deux.
La question de savoir s’il convient de réclamer
l’enfant ne reçoit pas de réponse dans la décennie
1520-1530 où se conjuguent les échecs de François Ier
devant Charles Quint, les troubles de Florence et
l’invasion des états pontificaux par les troupes de
l’empereur jusqu’au sac de Rome (1527). En 1530,
alors que s’est ouvert un moment de paix, l’union de
Catherine de Médicis et d’Henri, duc d’Orléans,
deuxième fils du roi de France pourrait être un pré-
lude à une revanche des perdants, le pape Clément VII
(1523-1534), cousin de Léon X et de Laurent II, et le
roi de France.
Une première négociation a lieu à Rome de
novembre 1530 jusqu’en avril 1531. Un traité préfi-
gure le contrat : le pape exige la renonciation de
Catherine à Florence bien qu’elle soit l’unique héri-
tière légitime de la branche aînée des Médicis ;
il s’apprête à y établir un duché pour son fils
74 Roi de France

illégitime, Alexandre. François Ier accepte de crainte


que l’empereur n’impose le mariage de Catherine
avec Francesco II Sforza, maître du duché de Milan
de nouveau perdu.
Les obstacles au mariage de Catherine de Médicis
et d’Henri d’Orléans s’effacent au cours de secondes
négociations : le contrat est signé le 27 octobre 1533 à
l’arrivée de la fiancée à Marseille où le pape l’a accom-
pagnée.22 La partie déclarée du contrat fait état des
faibles compensations obtenues par Catherine en
échange de sa renonciation à Florence : 30 000 écus
d’or versés par Clément VII. En revanche, elle garde
ses droits sur le duché d’Urbino, offert à son père par
Léon X et revenu à leurs possesseurs précédents, les
della Rovere. Sa dot proprement dite se monte à
100 000 écus versés en trois fois, auxquels s’ajoutent
pour 27 900 écus de pierres précieuses et les terres
maternelles évaluées à 120 000 livres (40 000 écus).
Un destin plus brillant attend le jeune couple : les
articles secrets résumés dans une note de François Ier
au moment du mariage lui reconnaissent, d’une part,
des droits sur Pise, Livourne, Reggio et Modène qui
doivent servir de base à une reconquête du Milanais
et, d’autre part, Gênes, Parme et Plaisance pour
s’emparer du duché d’Urbino. Le cadet du roi de
France verrait ainsi se dessiner pour lui un royaume
dans l’Italie du Nord et du Centre ; il est probable que
le pape pensait plutôt à en prendre la tête et à repous-
ser l’avidité française vers Naples.
Dans tous les cas, le montage se fracture en moins
d’un an, à la mort de Clément VII. Son successeur
n’est pas un Médicis. C’est là ce qui provoque la
fureur de François Ier et son exclamation si souvent
citée — « J’ai eu la fille toute nue » —, en partie erro-
née.
Les alliances matrimoniales 75

Le véritable intérêt de l’apport de Catherine se situe


à l’intérieur du royaume. Déjà la mort d’Anne de
La Tour d’Auvergne en 1524 avait entraîné le partage
de ses biens entre son époux et sa sœur. En 1533, un
différend entre le duc d’Albanie et la jeune épouse du
duc d’Orléans avait été réglé par François Ier au profit
de sa belle-fille ; enfin le premier fils du roi, Fran-
çois III de Bretagne, mourant sans héritier en 1536,
lui avait légué tout ce qui lui restait. À partir de ce
moment, l’héritage de Catherine comprend des sei-
gneuries dispersées en Picardie, dans le Berry, le
Bourbonnais, le Limousin, à Castres, et de grands
fiefs titrés, baronnie de La Tour en Auvergne, comtés
d’Auvergne, de La Marche et du Lauragais. Un procès
bien mené contre les évêques de Clermont entre 1551
et 1557 lui permet d’y ajouter le comté de Clermont.
Dans les premiers temps du mariage, les terres du
centre ont permis de surveiller celles qui avaient été
confisquées au connétable de Bourbon et réunies à la
Couronne : en 1534, le roi, prétextant le jeune âge des
Orléans, s’est déclaré administrateur des biens de
Catherine. En 1547, Catherine en devient pleinement
maîtresse puisque l’accession d’Henri à la Couronne
oblige à distinguer terres royales et terres familiales.
Capable de vendre les éléments les plus dispersés
pour soutenir les expéditions de son époux en Italie,
elle puise ensuite dans ses terres d’Auvergne une
grande partie des ressources en fidèles et en argent
qui lui permettent d’agir comme reine régente, puis
comme reine mère tandis que ses fils se succèdent sur
le trône.
Pour l’aîné d’entre eux, François, né en 1544, un
parti prestigieux s’est offert très tôt. Mieux qu’une
héritière, Mary Stuart, est reine d’Écosse six jours
après sa naissance : quatre ans plus tard, elle est
76 Roi de France

confiée à la cour de France tandis que sa mère, Marie


de Guise, continue sur place la lutte contre les rois
d’Angleterre dans laquelle son époux, Jacques V, avait
trouvé la mort. Un royaume, le renforcement de la
vieille alliance contre un ennemi commun : l’éventua-
lité de ce mariage gagne encore en intérêt lorsque
Mary Tudor, devenue reine d’Angleterre (1553) et
épouse de Philippe, héritier de Charles Quint (1554),
déclare la guerre au roi de France (1557). Fort de la
prise de Calais, dernière place anglaise du royaume,
François de Guise, oncle de Mary Stuart, obtient
l’assentiment d’Henri II. Le contrat est signé le
19 avril 1558 : le Dauphin portera le titre de roi
d’Écosse ; les deux couronnes iront au fils aîné ; s’il n’y
a que des filles, l’aînée aura la couronne d’Écosse et
recevra un époux avec le consentement commun du
roi de France et du parlement d’Écosse. Un testament
secret, rédigé deux semaines auparavant, allait plus
loin : si Mary mourait la première et sans enfant, sa
couronne irait à son époux, voire au roi Henri II.23 Le
24 avril, jour de son mariage, le Dauphin devient roi
d’Écosse ; à la mort de son père, le 10 juillet 1559, il
est roi de France. Il disparaît à son tour dix-huit mois
plus tard, sans espoir d’héritier, rompant la brève
union des deux couronnes.
Alors que Charles Quint et Ferdinand ont eu soin de
multiplier les alliances entre leurs descendants et de
continuer celles que les souverains d’Espagne avaient
depuis longtemps entretenues avec le royaume du
Portugal, Henri II, puis Catherine de Médicis négo-
cient des alliances dispersées au hasard des occa-
sions. La paix du Cateau-Cambrésis (avril 1559)
s’accompagne d’un nombre restreint de mariages : la
situation démographique des familles des signataires
réduit le nombre et la qualité des échanges. Du côté
Les alliances matrimoniales 77

des Valois, le Dauphin est déjà marié, ses trois frères


ont entre neuf et quatre ans ; des trois filles, Claude, la
deuxième, a épousé au début de l’année le duc
Charles III de Lorraine. À l’aînée, Élisabeth, revient le
redoutable honneur de devenir la nouvelle épouse du
roi d’Espagne, Philippe II, veuf pour la deuxième fois
et qui n’a qu’un fils, Don Carlos, atteint de troubles
mentaux. Reste un mariage annexe et dans une cer-
taine mesure inférieur : le duc de Savoie reçoit la
sœur d’Henri II : Marguerite a déjà trente-six ans, nul
ne peut dire si elle est encore féconde.
Il est difficile de rendre compte des tractations qui
ont eu lieu par la suite avec Elizabeth d’Angleterre. Le
fait qu’elle accepte de prendre la tête de la nouvelle
Église fondée par son père en rupture avec Rome
rend son alliance problématique pour des princes
catholiques : pourtant, même après son excommuni-
cation par le pape en 1570, il subsiste toujours l’espoir
ou l’illusion d’un retour au catholicisme. Des négocia-
tions ont été entamées aussi bien pour Charles IX
en 1564, que pour ses frères puînés, Henri et François.
C’est avec ce dernier que les contacts ont été les plus
fréquents. Sans tenir compte de la fragilité de son
propre lignage, François d’Anjou se cherche un autre
royaume entre 1579 et 1582. Ce que cherche la reine
d’Angleterre, qui n’a plus l’âge de mettre des enfants
au monde, c’est une possibilité d’intervention en
faveur des protestants du continent. En avril 1581,
une ambassade française va demander sa main et éta-
blir un projet de contrat ; en octobre, François se rend
lui-même à la cour d’Angleterre. Il est probable que
l’insistance des conseillers d’Elizabeth à faire partici-
per son futur époux à sa dignité mais non à sa souve-
raineté repousse le candidat vers son entreprise sur
les Pays-Bas espagnols. Ce pourquoi la reine lui
78 Roi de France

accorde volontiers une aide financière. Les projets en


restent là.
Dans les années 1560, Catherine de Médicis avait
entamé parallèlement des négociations pour obtenir
un double mariage avec les Habsbourg de Vienne :
Charles IX épouserait Anne, fille aînée de Maximilien,
et Marguerite, sa sœur cadette, épouserait Rodolphe,
aîné des fils de l’empereur. Mais lorsqu’en 1570, le roi
arrive à l’âge du mariage, Philippe II, de nouveau
veuf, s’empare de la fille aînée : ne reste à Charles IX
que la puînée, Élisabeth. Comme Rodolphe refuse de
prendre une épouse, c’est un mariage sans contrepar-
tie pour la Couronne de France. Et sans suite pendant
très longtemps : les Habsbourg de Vienne s’affai-
blissent par les partages successoraux qu’ils pra-
tiquent et par la lourdeur d’un pouvoir impérial qui
échoit à l’un d’eux à chaque génération mais ne peut
rien devant les divisions de l’empire.
C’est dans cette situation de raréfaction des héri-
tières qu’Henri III prend la succession de son frère et
doit trouver rapidement une épouse. À la différence
de la plupart de ses prédécesseurs, Henri III est déjà
adulte ; il a vécu une première expérience royale en
Pologne : il entend choisir lui-même sa reine. Il refuse
la veuve de son frère, puis une princesse de Suède
suggérée par Catherine de Médicis. En janvier 1575,
il fait demander à Nicolas de Lorraine, comte de
Vaudémont, la main de sa fille Louise, belle jeune
fille aperçue un an plus tôt.24 Louise n’aura pas de
dot : elle est issue d’une branche pauvre des ducs de
Lorraine, c’est une aînée négligée depuis les rema-
riages successifs de son père. Cependant, élevée à la
cour de Nancy auprès de Claude, la fille préférée de
Catherine de Médicis, elle présente l’avantage d’un
Les alliances matrimoniales 79

lien supplémentaire entre les rois de France et les


ducs de Lorraine.
On pouvait penser que Catherine de Médicis avait
mis son héritage au service du pouvoir royal. Rédigé
en janvier 1589, au moment où l’absence d’héritier
direct apparaît définitive, son testament corrige cette
impression. Puisque le lignage dans lequel elle est
entrée par son mariage est appelé à disparaître au
profit de celui des Bourbon-Vendôme avec Henri de
Navarre, protestant, elle choisit de reconstruire ou de
renforcer les deux lignages dont elle est issue. D’un
côté, elle confie ses terres d’Auvergne et du Lauragais
à son petit-fils, Charles d’Angoulême, fils illégitime de
Charles IX, ce qui devrait permettre de faire renaître
la maison des La Tour d’Auvergne. De l’autre, elle
complète la cession des droits entamée deux ans plus
tôt au profit de sa petite-fille, Christine de Lorraine25,
lorsque celle-ci a été mariée à Ferdinand, Grand-duc
de Toscane, venu de la branche cadette des Médicis :
elle lui abandonne non seulement l’ensemble de ses
droits en Italie, mais aussi les 200 000 écus que le
Grand-duc lui avait déjà remis en compensation. La
reine mère a trouvé là une manière très habile de
clore une dispute de plus de cinquante ans. Elle légi-
time la réunification de la maison des Médicis et
contribue à son illustration comme maison souve-
raine. Qui plus est, en se dessaisissant de tous ses
biens et droits, elle abolit toute prétention des Valois
en Italie.
Quant à ce qui reste de Valois en France, le tes-
tament est clair à leur égard. Il ignore la reine
Marguerite, l’épouse séparée, mais toujours légitime
d’Henri de Navarre. La seule « fille » qui y figure est
Louise de Lorraine, l’épouse d’Henri III : elle reçoit la
terre et le château de Chenonceaux. Le roi lui-même
80 Roi de France

est institué unique héritier pour régler les dettes et


recueillir à titre personnel les legs dont les destina-
taires ne pourraient bénéficier. La reine mère a pris
acte de l’extinction d’un lignage auquel elle avait
donné quatre fils : plus héritière que souveraine,
comme sa devancière Anne de Bretagne, elle ne se
sent plus tenue de contribuer à l’application de la loi
salique.
Cependant, ces dispositions n’échappent pas à la
force d’attraction du pouvoir royal. Le prestige acquis
par la maison réunifiée des Médicis contribue à
rendre acceptable le mariage de la nièce de Ferdinand
et de Christine, Marie de Médicis, avec Henri IV.
Quant au comté d’Auvergne, la reine Marguerite le
réclame après la dissolution de son mariage, puis le
donne en usufruit au Dauphin Louis, qui le joint au
domaine lorsqu’il devient roi.

ALLIÉES, OTAGES :
LES INFANTES D’ESPAGNE

Les négociations du Cateau-Cambrésis et plus


encore celles qui aboutissent quelque trente ans plus
tard à la paix de Vervins (1598) ont vu s’affirmer la
volonté des Habsbourg de Madrid qui ont repris le
titre de Rois Catholiques accordé à Isabelle de Castille
et à Ferdinand d’Aragon de tenir la première place en
Europe. Pour le Très Chrétien, et particulièrement
avec la nouvelle maison régnante des Bourbons, il
devient vital de faire reconnaître sa propre puissance
par la captation des Infantes. Officiellement, per-
sonne n’attend que les princesses mariées à des rois
Les alliances matrimoniales 81

étrangers plaident la cause de leur royaume d’origine.


La plus grande discrétion leur est enseignée au
contraire, ainsi que l’obligation de donner au plus vite
un héritier à la dynastie qui les accueille. Il n’est pas
de don plus précieux pour un roi que de lui offrir le
moyen de perpétuer et d’étendre son lignage.
Les opérations de reconquête du royaume, la len-
teur de la dissolution de son mariage avec Marguerite
de Valois ont empêché Henri IV d’épouser Isabelle-
Claire-Eugénie, fille aînée de Philippe II et d’Élisabeth
de Valois. Sur la suggestion du pape Clément VIII,
l’alliance est reportée à la génération suivante : le
pape a accepté de dissoudre le premier mariage du roi
de France, il tient à poursuivre son œuvre en liant ce
nouveau converti à une monarchie purement catho-
lique. La naissance des premiers enfants de France et
d’Espagne coïncide : l’Infante n’a que cinq jours de
plus que le Dauphin. Henri IV songe immédiatement
à leur mariage : dès que son fils commence à parler,
c’est un des jeux du roi que de lui demander de mon-
trer « le chéri de l’Infante » et de raconter comment il
va lui faire « un petit bébé »26. Philippe III est beau-
coup plus réticent en raison des droits que les Infantes
possèdent sur les couronnes d’Espagne : la naissance
de deux fils, en 1605, 1607 — un troisième en 1609 —
le rassure et permet d’envisager un double mariage,
l’Infant épousant Élisabeth, née en novembre 1602.
Les négociations commencent en 1608 : Philippe IV et
ses conseillers espèrent en obtenir l’affaiblissement
du soutien du roi de France aux Provinces-Unies.
Dans les derniers moments de son règne, alors qu’il
est décidé à intervenir dans l’empire au côté des
forces protestantes, Henri IV fait négocier l’union
d’Élisabeth avec l’héritier du duc de Savoie pour déta-
cher le duc de ses liens avec les Habsbourg d’Espagne.
82 Roi de France

Cependant il est probable qu’il aurait maintenu la


première partie du projet espagnol : il y allait de son
prestige. Marie de Médicis, devenue régente, s’attache
à la réalisation de la double union : sensible à l’intérêt
d’une alliance avec une maison aussi puissante, elle y
voit dans l’immédiat un moyen d’affaiblir les nostal-
giques de la Ligue très redoutés après l’assassinat
d’Henri IV.27
Les tractations se font d’abord officieusement en
raison de l’opposition des nobles protestants. De son
côté, Philippe III tente de garder son aînée, mais
l’accord finit par se faire. Le 26 janvier 1612, le jeune
roi de France et sa sœur paraissent au Conseil et
donnent leur consentement. Trois jours de fêtes en
avril à Paris publient avec éclat la nouvelle alliance.
Ambassadeur extraordinaire, le duc de Mayenne part
pour Madrid ; en chemin il croise avec solennité le
duc de Pastrana, son homologue envoyé à la cour de
France. Les contrats sont signés de façon quasi syn-
chrone à Madrid le 22 août pour l’union de Louis XIII
et d’Anne, à Paris, le 25, jour de la Saint-Louis, pour
celle de l’infant Philippe et d’Élisabeth. Les négocia-
teurs se sont attachés à établir une parfaite égalité
dans les termes de l’échange : Anne renonce à ses
droits sur les couronnes d’Espagne, Élisabeth par
définition n’en a aucun sur la couronne de France ;
pour compensation, toutes deux reçoivent une dot de
500 000 écus et pour 50 000 écus de bijoux. Le nombre
de personnes qui doivent prendre part à leurs suites
respectives est fixé à cinquante-trois. En s’appuyant
sur le précédent du traité de Vervins, l’envoyé français
réussit à convaincre Philippe III de renoncer à sa
signature habituelle : « Yo, el Rey » et à signer de son
prénom comme les autres rois.
Trois ans s’écoulent jusqu’à la célébration des
Les alliances matrimoniales 83

mariages : temps nécessaire au développement du roi


et de l’Infante qui atteignent l’âge de quatorze ans en
septembre 1615, temps rempli des difficultés ren-
contrées par Marie de Médicis face à l’opposition
menée par Condé, premier prince du sang.
Le moment de la conclusion enfin venu, les cours
de France et d’Espagne s’attachent de nouveau à syn-
chroniser toutes les phases : cette unité de temps doit
démontrer leur unité de vue. Les mariages par procu-
ration, celui d’Anne à Burgos, celui d’Élisabeth à
Bordeaux, ont lieu tous deux le 18 octobre, et le
9 novembre, les princesses se croisent dans le pavillon
flottant construit au milieu de la Bidassoa. La cour
d’Espagne a voulu surenchérir : Anne porte une robe
de voile d’or, Élisabeth est seulement vêtue d’une robe
de voile d’argent ; la suite d’Anne comprend le double
de personnes. La nouvelle reine de France épouse le
roi à Bordeaux le 25 novembre. Cependant une cour
réduite l’accueille, nombre de grands seigneurs et par-
ticulièrement Condé mènent leurs troupes contre
l’armée royale en Champagne, en Picardie, puis dans
le Poitou. Le temps n’est pas aux réjouissances : il faut
rester deux mois à Bordeaux en attendant que les
routes soient sûres et le voyage de retour doit encore
s’interrompre longuement dans la petite ville de
Loudun où le gouvernement négocie avec les révoltés.
Le 16 mai 1616, la nouvelle reine peut enfin faire son
entrée à Paris.
Moins d’un an après, en mars 1617, un front catho-
lique unissant les Habsbourg de Madrid et ceux de
Vienne contre les forces protestantes dans l’Empire et
aux Provinces-Unies rejette la maison de France vers
d’autres alliances : de gage de paix, la jeune reine
devient une sorte d’otage. Après qu’en 1635, Louis XIII
et Richelieu, son principal ministre, ont décidé
84 Roi de France

d’entrer dans le grand conflit qui dévaste l’Europe, la


reine est soupçonnée, puis accusée d’intelligence avec
son frère le roi d’Espagne, Philippe IV. La naissance
du fils tant attendu en septembre 1638, Louis-
Dieudonné — futur Louis XIV —, puis d’un deuxième
garçon deux ans après, la mort du roi en mai 1643
font enfin d’Anne d’Autriche une souveraine.
À la fin des années 1650, le mariage de Louis XIV et
de sa cousine espagnole est à la fois l’instrument qui
permet de mettre fin au conflit opposant la maison de
France à celle d’Espagne depuis 1635 et ce qui retarde
cette fin.28 Il en est question dès 1646 alors que com-
mencent des négociations générales en Westphalie :
Mazarin, nommé principal ministre par la reine
régente, spécule sur l’épuisement des forces espa-
gnoles et rêve sur l’épuisement biologique de la mai-
son régnante. Aux vingt-cinq ans de guerre contre les
Provinces-Unies, en Italie et dans l’Empire, à la ban-
queroute et aux soulèvements de la Catalogne et du
Portugal s’ajoutent en effet des difficultés dynas-
tiques : des sept enfants qu’Élisabeth de France a mis
au monde avant de mourir en 1642, il ne reste que la
dernière, Marie-Thérèse, née en septembre 1638, cinq
jours après l’héritier de la couronne de France. Un
mariage ferait de ce dernier l’époux de l’héritière
des couronnes d’Espagne, de Milan, de Naples et des
Indes.
Philippe IV rompt les premiers pourparlers. Il pro-
fite à son tour des révoltes en France (Fronde, 1648-
1653) et accueille les grands seigneurs, Turenne, puis
Condé qui trahissent leur roi. Il se tourne vers sa
famille de Vienne : en 1649, il épouse sa nièce, Marie-
Anne d’Autriche, comptant sur la fécondité notoire
des princesses de cette maison et promet Marie-
Thérèse à son neveu Ferdinand, fils aîné de l’empe-
Les alliances matrimoniales 85

reur Ferdinand III. Militairement, les deux camps


sont incapables d’emporter la décision. Les négocia-
tions reprennent en 1656. La perte des provinces
occupées par les Français, l’Artois, le Roussillon,
serait supportable à Philippe IV si elle n’était liée au
mariage français : la diplomatie française y insiste
d’autant plus que le fiancé autrichien de Marie-
Thérèse est mort en 1654. Hugues de Lionne, l’envoyé
français, prétend que son maître accepterait l’Infante
« avec sa seule chemise » 29. Galanteries diploma-
tiques qui ne peuvent cacher l’évidence : Marie-
Thérèse n’a alors qu’une demi-sœur, elle reste l’héri-
tière en titre. Philippe IV et ses conseillers préfèrent
continuer la guerre ; il est question de nouvelles fian-
çailles entre l’Infante et Léopold, deuxième fils de
l’empereur Ferdinand. Enfin, la reine Marie-Anne
met au monde un fils en novembre 1657 — un autre
en décembre 1658.
Cependant, entre juillet et novembre de cette
année-là, un sentiment d’urgence a saisi les deux
cours. Du côté français, la maladie du jeune roi
— deux semaines entre la vie et la mort — oblige à
trouver une épouse immédiatement disponible.
Christine de Savoie, tante paternelle du roi, est invi-
tée à venir présenter sa fille, Marguerite, à Lyon où la
cour arrive le 27 octobre. Du côté espagnol, après la
déroute des Dunes (14 juin 1658), le projet d’alliance
matrimoniale avec le cousin de Vienne est aban-
donné : le 8 juillet, le jeune Léopold promet d’y renon-
cer en échange de l’assurance de son élection à
l’Empire30 ; le rapport du chef des armées espagnoles
en Italie, lu en Conseil le 14 septembre, fait état d’une
situation si désespérée que Philippe IV décide de pro-
poser la paix. Rassuré par la naissance de son premier
fils, il vit pourtant de façon déchirante l’obligation de
86 Roi de France

payer le prix de la paix en donnant l’Infante ; il voit ce


don comme le sacrifice d’Isaac par Abraham. 31
Pimentel, son envoyé, rejoint la cour de France à
Lyon le 24 novembre, rendant inutile et humiliante
l’arrivée du duc de Savoie, de sa mère et de sa sœur
quatre jours après.32
La phase décisive des négociations s’étire du
13 août au 7 novembre 1659 : vingt-quatre séances de
discussion entre Mazarin et don Luis de Haro, ou
leurs adjoints, Hugues de Lionne et Pedro Coloma,
dans un pavillon tout exprès construit sur l’île des
Faisans au milieu de la Bidassoa et dont l’aménage-
ment a été lui aussi négocié. Si la partie française n’a
aucun doute sur sa supériorité militaire et la grandeur
de son roi, Philippe IV et don Luis entendent limiter
les pertes territoriales, ne rien céder des principes que
leur dicte l’honneur ni renoncer à la déférence que
leur a longtemps valu la suprématie de l’Espagne.
D’un côté comme de l’autre, le mariage avec l’Infante
sert de moyen de pression : c’est la condition que
Mazarin met pour rendre des places conquises ; c’est
la condition que met don Luis de Haro pour discuter
le nombre de ces places, obtenir la réintégration du
prince de Condé à son rang.
Des cent vingt-quatre articles du traité, le cœur est
le bref article 33 qui reconnaît aux ministres négocia-
teurs le pouvoir de dresser le contrat. Le 22 août
commencent les discussions sur l’étendue et la forme
de la renonciation de l’Infante à ses biens patrimo-
niaux : le ministre espagnol s’en tient au modèle uti-
lisé en 1615, une renonciation générale établie par
cinq actes successifs de 1612 à 1620. Mazarin, poussé
par la reine mère et le roi, réclame une renonciation
limitée qui laisserait une option sur les Pays-Bas.
Mais il n’obtient aucune concession sur ce point fon-
Les alliances matrimoniales 87

damental. Il réclame une dot de deux millions d’écus :


chiffre énorme qu’il justifie comme la contrepartie
des places qui seront rendues. Il finit par accepter de
revenir au montant de 1615 — 500 000 écus.33 Les
rédacteurs du contrat, Pedro Coloma et Hugues de
Lionne, juxtaposent le résultat des discussions dans
deux articles différents : l’article 4, dont Hugues de
Lionne a tiré par la suite fierté et influence, lie au
paiement effectif des 500 000 écus la renonciation de
l’Infante aux droits qu’elle pourrait avoir sur les héri-
tages de ses père et mère ; l’article 5 énonce la renon-
ciation de l’Infante et de ses descendants à la
succession « es Royaumes, états, seigneuries, domi-
nations qui appartiennent et appartiendront à Sa
Majesté Catholique ».34 Une renonciation aux biens
familiaux distincte de la renonciation aux droits de la
souveraineté ? On en a beaucoup discuté par la suite.
De toute façon, Philippe IV et ses conseillers savent
que les renonciations circonstancielles d’un contrat
ne tiennent pas contre les règles successorales aussi
imprescriptibles pour les Couronnes d’Espagne que
pour celle de France ; or, elles admettent la succes-
sion des femmes. L’infant Philippe Prosper est tou-
jours vivant lorsque le traité est signé par les
ministres le 7 novembre : l’existence d’un héritier
mâle reste le seul rempart contre les prétentions fran-
çaises.
Dans l’immédiat, l’accomplissement du mariage
sert de moyen de pression pour assurer l’application
des décisions. Le 30 octobre, don Luis de Haro avait
écrit à son roi : « Je n’oserais conseiller à Votre
Majesté qu’elle permette que madame l’Infante sorte
d’Espagne, parce que le mariage est ce qui fait la paix
et l’assurance que nous avons sur elle, et si elle part
avec Son Altesse à Saint-Jean-de-Luz, d’après ce que
88 Roi de France

j’ai pu voir de ce gouvernement, je ne me risquerais


pas à assurer à Votre Majesté qu’on puisse obtenir
l’accomplissement du reste. » 35 Un article secret
adjoint au traité prévoit que l’Infante entrera en
France le 25 avril 1660 : temps estimé nécessaire par
les négociateurs eux-mêmes pour les échanges de
places, le licenciement des armées, la réintégration de
Condé. Se fiant au précédent de 1615, la cour s’était
installée à Bordeaux à la mi-août. Fin septembre,
pour éviter le ridicule d’une trop longue attente avec
ce qu’elle marquerait de dépendance vis‑à-vis du roi
d’Espagne, Mazarin suggère à Louis XIV d’entre-
prendre un grand voyage dans les provinces du
Sud de son royaume : la cour quitte Bordeaux le
19 octobre.36
Philippe IV, d’accord avec son ministre, est bien
décidé à ne se séparer de sa fille sacrifiée que le plus
tard possible. Question de sentiment, de culpabilité
peut-être ?37 De prestige en même temps. Tant qu’il
garde l’Infante, le roi est maître de désigner l’ambas-
sadeur qui viendra demander sa main, de décider
d’accompagner sa fille, de reculer la date du départ,
de rompre avec le précédent de 1615 en refusant la
célébration du mariage par procuration dans la véné-
rable cathédrale de Burgos. Les différentes étapes de
la préparation du mariage prennent valeur d’épreuves
imposées à la cour de France afin qu’elle reconnaisse
la suprématie du Roi Catholique quand bien même le
sort des armes en a décidé autrement.
Début mai, l’Infante, conduite par son père, arrive
à San Sebastien tandis qu’après sept mois de dépla-
cements, la cour de France atteint Saint-Jean-de-
Luz. Trois semaines durant, Mazarin et don Luis
de Haro retrouvent l’île des Faisans pour régler
d’ultimes différends. Le 2 juin, Marie-Thérèse lit
Les alliances matrimoniales 89

l’acte de renonciation devant son père et les Grands


qui l’accompagnent. Le lendemain, le mariage par
procuration a lieu dans l’église de Fontarabie. Le
4 juin, dans le bâtiment agrandi et redécoré de l’île
des Faisans, le roi d’Espagne présente la nouvelle
reine de France à la reine mère. Le frère et la sœur
échangent quelques mots de souverains. Le roi de
France passe splendidement vêtu et masqué. Le
6 juin, les deux rois entendent dans les deux langues
la lecture du traité des Pyrénées, puis du contrat : ils
signent. Le lendemain, au milieu des larmes tant
espagnoles que françaises, la reine de France fait ses
adieux à son père. Deux jours plus tard, à Saint-
Jean-de-Luz, l’union est consacrée et consommée. Le
retour de la cour vers Paris se fait en quatre-vingt-
quinze étapes : le 20 juillet, le couple royal s’installe
au château de Vincennes en attendant de faire son
entrée dans la capitale.

LIENS DU SANG
ET INTÉRÊT POLITIQUE

Quand je serais propre frère de l’empereur,


engendrés tous deux par un même père dans les flancs
de la même mère, que nous serions d’ailleurs [par
ailleurs] unis d’amitié autant que deux frères l’ont
jamais été, l’intérêt politique ne me permettrait pas que
moi étant roi de France et lui empereur, je rétablisse le
duc de Lorraine dans son état à sa prière, et il n’aurait
aucun sujet raisonnable de trouver mauvais le refus
que je lui ferais, ni de se plaindre que j’eusse manqué à
l’amitié qui est ou doit être entre deux frères ; à plus
forte raison dois-je tenir cette conduite étant nés dans
90 Roi de France

deux maisons qui, quoique étroitement liées par le


sang, ont toujours depuis deux siècles, été opposées par
leurs intérêts.38

Au lendemain de la première guerre de son règne


personnel et pour préparer la seconde, Louis XIV
entretient des relations suivies avec Léopold I er.
Dans cette lettre adressée en septembre 1671 à
Grémonville, son envoyé à Vienne, le roi met radica-
lement en doute la réalité des obligations nées des
alliances matrimoniales entre maisons régnantes.
L’idée d’une unité de la Chrétienté où les souverains
étroitement liés par le sang ne pourraient se com-
battre est morte : elle a cédé la place au droit ouverte-
ment reconnu à chaque maison d’agir au mieux pour
sa gloire et l’extension de ses possessions, ce qui
s’avoue comme son « intérêt politique ».
Ce n’est pas à dire que les mariages n’entrent pas
dans ce cadre. Louis XIV a tiré rapidement parti du
sien : c’est au nom des droits de la reine qu’il a entre-
pris sa première guerre. Et il attend, comme tous les
autres souverains, l’extinction des Habsbourg de
Madrid puisque le dernier fils de Philippe IV, né
en 1661, s’est lui aussi révélé de santé fragile. 39
Charles II met cependant trente-neuf ans et deux
mariages à mourir sans héritier direct : pour le pre-
mier mariage, en 1679, le roi de France accepte de
donner sa nièce, Marie-Louise d’Orléans.40 Cette
longue séquence laisse à Louis XIV la liberté de se
tourner vers d’autres terrains d’intervention.
La conviction d’être le plus grand roi du monde le
conduit à considérer les unions matrimoniales
comme des occasions de créer des dépendants, trop
honorés de recevoir une fille de France et plus encore
d’être admis à donner une reine éventuelle. Loin
Les alliances matrimoniales 91

d’être la reconnaissance d’une égalité de puissance,


donc de marquer un moment de paix, les mariages
deviennent des moyens de renforcer ou de construire
des réseaux d’alliés prêts à soutenir le roi dans ses
entreprises guerrières ou du moins à ne pas s’y oppo-
ser. La maigreur de sa descendance légitime — un
seul enfant atteint l’âge adulte, trois petits-fils
naissent entre 1682 et 1686 —, ainsi que sa volonté
d’unir ses enfants illégitimes aux princes du sang,
l’obligent à mobiliser l’ensemble de ses collatéraux et
de leurs descendants au service de sa politique matri-
moniale. Louis XIV applique ainsi de façon systéma-
tique les principes qui avaient été proclamés dans
l’urgence des années 1630 : Gaston, le frère rebelle de
Louis XIII, avait alors épousé Marguerite, la sœur du
duc de Lorraine chez qui il avait trouvé refuge. Le roi
avait condamné ce mariage, les juristes avaient assuré
qu’en tant que chef de la maison de France, il était
maître de décider des unions de tous ses membres.41
Parmi les alliances extérieures, la plus stérile se
fait avec l’Angleterre. En avril 1661, le frère du roi,
Philippe d’Orléans, est uni à Henriette d’Angleterre,
fille d’Henriette de France, sœur de Louis XIII et de
Charles Ier décapité en 1649 ; elle est la sœur de
Charles II qui vient de retrouver le trône d’Angleterre.
De la même manière que lors du premier mariage, la
cour de France avait spéculé sur une rentrée rapide
dans le sein de l’Église romaine grâce à l’influence
d’Henriette de France, Henriette d’Angleterre est
chargée de reprendre le projet de conversion et d’atti-
rer son frère dans une guerre contre les Provinces-
Unies.
Il est d’autres alliances qui, bien que ne donnant
pas toujours des résultats immédiats, n’en ont pas été
moins poursuivies avec une certaine constance. Des
92 Roi de France

mariages tentent de maintenir des liens avec les


princes allemands capables de s’opposer à Léopold Ier,
seul véritable rival de Louis XIV. En 1663, Henri
Jules, fils du Grand Condé, reçoit pour épouse la
deuxième fille de l’électeur de Bavière. En 1671,
Philippe d’Orléans est remarié à une fille de l’électeur
palatin : Élisabeth-Charlotte se convertit pour l’occa-
sion.42 En 1680, nouveau mariage bavarois, cette fois
au plus haut niveau des maisons : le Dauphin épouse
Marie-Anne-Victoire, la fille aînée de l’électeur.
En 1698, une fille du second mariage de Philippe
d’Orléans, nommée Élisabeth-Charlotte comme sa
mère, est donnée à Léopold, duc de Lorraine.
Du côté des États italiens, à l’opposé de l’union sans
suite de Marguerite-Louise, fille de Gaston d’Orléans
et de Marguerite de Lorraine, avec le fils du grand-duc
de Toscane, le futur Côme III, en 1661, les alliances
avec la maison de Savoie se renouvellent à chaque
génération. Le roi de France attend de la complai-
sance des Savoyards la possibilité de faire passer faci-
lement ses troupes de l’autre côté des Alpes ; la cour
de Savoie préfère oublier l’humiliation de Lyon et
tirer de la rivalité des Bourbons et des Habsbourg le
meilleur parti possible. En 1663, la deuxième fille de
Gaston d’Orléans et de Marguerite de Lorraine,
Françoise d’Orléans, est unie à Charles-Emmanuel II ;
en 1684, Anne-Marie, fille du premier mariage de
Philippe d’Orléans, épouse Victor-Amédée II. Ce qui
n’empêche pas ce dernier d’entrer aux côtés de la
ligue d’Augsbourg dans la guerre qui commence
en 1689. En 1697, le duc signe une paix séparée ; pour
le maintenir dans de bonnes dispositions, il est solli-
cité de donner sa fille aînée, Marie-Adélaïde, âgée de
onze ans, en mariage au fils aîné du Grand Dauphin,
Louis, duc de Bourgogne, qui en a quinze. En 1701,
Les alliances matrimoniales 93

les bonnes relations sont confirmées par l’union du


deuxième fils du Grand Dauphin, devenu Philippe V,
roi d’Espagne, avec Marie-Louise, la deuxième fille du
duc de Savoie. Deux ans plus tard, le duc préfère se
ranger de nouveau du côté des adversaires du roi de
France.
Le règne de Louis XIV s’achève dans un double
mouvement reconnu et imposé par les autres puis-
sances européennes : Philippe V, son petit-fils, hérite
des couronnes d’Espagne au prix de sa renonciation à
la couronne de France. S’il faut ensuite aux puis-
sances de l’Europe occidentale vingt-cinq ans de non-
agression avant de reprendre le fil des conflits armés,
Louis XV retrouve en face de lui les meilleurs adver-
saires de son arrière-grand-père, l’empereur et le roi
d’Angleterre. Ainsi se dessinent par compensation les
alliances qu’il peut envisager pour ses enfants.
En 1739, à la demande de la cour d’Espagne qui a
effacé le souvenir du renvoi de l’Infante en 1725, il
donne Madame Première, Louise-Élisabeth, à peine
âgée douze ans, au fils cadet de Philippe V et d’Élisa-
beth Farnèse. La maladie du roi en août 1744 au
cours de sa première campagne militaire rend sou-
dain urgent le mariage du Dauphin qui vient d’avoir
quinze ans. Un redoublement d’alliance s’impose
d’autant plus que les deux royaumes ont signé l’année
précédente un « pacte de famille » pour s’opposer à
l’Angleterre. Louis-Ferdinand épouse Marie-Thérèse
d’Espagne en février 1745 : elle meurt dix-sept mois
plus tard en mettant une fille au monde. La guerre de
succession d’Autriche (1744-1748) dans laquelle le roi
de France est engagé avec l’Espagne pour tout allié
raréfie les épouses possibles. Louis XV répugne à
accepter la sœur cadette de la défunte ; son meilleur
guerrier, le maréchal de Saxe, propose la deuxième
94 Roi de France

fille de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, qu’il paraît


possible de détacher de l’alliance autrichienne. Marie-
Josèphe passe le Rhin à Strasbourg le 27 janvier 1747 ;
le mariage est célébré à Versailles le 9 février. Le roi
n’estime pas nécessaire de faire de ses autres enfants
vivants, toutes des filles, des instruments diploma-
tiques.
Une guerre plus tard, la jonction des forces du roi
d’Angleterre et du roi de Prusse rend inévitable le rap-
prochement des Bourbons et des Habsbourg, diplo-
matique et militaire en 1756, matrimonial dès que
possible. Les négociations commencent en 1764
alors que les futurs époux ont l’un dix ans et l’autre
neuf. L’impératrice Marie-Thérèse tient à ce mariage
comme à la preuve éclatante de son entente avec le
roi de France. Du point de vue de sa maison, elle a
tout à gagner puisqu’elle ne donne au Dauphin que sa
neuvième et avant-dernière enfant vivante. Elle va
jusqu’à demander un précepteur au duc de Choiseul,
secrétaire d’État aux Affaires étrangères, pour ache-
ver de préparer l’archiduchesse à son entrée à la cour
de France. En juin 1769, Louis XV, qui avait un
moment pensé à épouser lui-même Marie-Antoinette,
donne son accord.43 Les fastes des grandes alliances
du passé sont retrouvés : quarante-huit carrosses
accompagnent le marquis de Durfort à Vienne où il
présente la demande en mariage le 16 avril 1770 ;
le lendemain, l’archiduchesse prononce sa renoncia-
tion à l’héritage des Habsbourg ; le 19, le mariage par
procuration est célébré dans l’église des Augustins.
Le 7 mai, la Dauphine arrive en vue de Strasbourg. Le
protocole du passage des Infantes sur la Bidassoa sert
de matrice à son entrée dans le royaume : sur une île
du Rhin, un pavillon a été construit ; elle y revêt une
robe faite de tissus d’or et reçoit l’hommage de sa
Les alliances matrimoniales 95

nouvelle Maison. Le mariage est célébré à Versailles


le 16 mai. Des fêtes le prolongent dont une à Paris où
l’enthousiasme de la foule provoque l’étouffement de
cent trente-deux personnes.
Dans les deux années qui suivent, Louis, comte de
Provence, et Charles, comte d’Artois, les deux frères
du Dauphin, sont mariés à Marie-Joséphine et Marie-
Thérèse, filles du roi de Sardaigne. 44 En 1775,
Louis XVI, roi depuis la mort de son grand-père
l’année précédente, donne Clotilde, une des sœurs
qui lui reste, au fils aîné du roi de Sardaigne,
Charles-Emmanuel de Savoie. Sa sœur cadette, Élisa-
beth, va rejoindre le clan des filles de France non
mariées, ses tantes, Adélaïde, Marie-Victoire, Sophie.
En cette fin du XVIIIe siècle, tout se passe comme si
la croyance dans l’efficacité politique des liens matri-
moniaux s’était effacée. C’est là que cette phrase bien
connue « Les rois n’épousent pas des bergères »
acquiert toute sa justesse. Les princes ne peuvent
faire moins que d’épouser des filles de souverains qui
se trouvent presque toujours déjà parents des
Bourbons, mais de lien, l’union matrimoniale devient
le signe d’une entente qui peut n’être qu’éphémère.
Aussi n’est-il plus nécessaire de trouver des partis
convenables à toutes les filles de France. Et comme il
reste toujours aussi difficile d’avoir un héritier mâle,
le mariage royal se trouve réduit à sa fonction repro-
ductive élémentaire.
Chapitre III

LES OBLIGATIONS DE L’HÉRITAGE :


LA REPRODUCTION

Chers frères, de si bon cœur comme faire le pouvons,


vous recommandons à vous. Mardi dernier à Langeais
furent faites les épousailles du roi et de la reine, notre
souveraine Dame, et la nuit d’icelui audit Langeais
couchèrent ensemble et là laissa la reine son pucelage.
Hier à heure de dîner arriva au Plessis le roi, et au soir
la reine et y fait-on bonne et grande chère. Nous avons
bien voulu vous en avertir afin que faire processions
générales, feux et toutes choses pieuses en regraciant
Dieu. Autres nouvelles pour le présent ne pouvons
vous écrire, pour que la seigneurie est fort occupée, et
encore ne avons rien besoigné touchant nos charges,
mais en toute dilligence y besognons et en bref vous le
ferons savoir.1

Au nom des six bourgeois de Rennes qui ont accom-


pagné Anne de Bretagne au château de Langeais, le
procureur de la municipalité tient à rassurer ses
concitoyens sur l’heureux événement qui a eu lieu
deux jours plus tôt. De son côté, Jean de Chalon,
prince d’Orange, cousin de la duchesse et membre du
Conseil ducal, assortit des mêmes précisions l’ordre
de célébration qu’il adresse à toutes les villes du
duché.
La reproduction 97

Pareilles proclamations ne se retrouvent pas à


chaque noce royale. Celles-ci dans leur crudité ont le
mérite de montrer l’importance de l’ultime étape du
processus d’union : la consommation. Ce qui au sens
originel, proche encore aux oreilles de ces gens
imprégnés de latin, signifie « mener à son terme,
achever ». Le succès de cette action a été constaté au
matin des noces et célébré par l’abondance des nour-
ritures elles aussi consommées dans un grand festin
le soir au château du Plessis. Dans l’épreuve, le roi a
gardé suffisamment de force pour quitter Langeais
dans la matinée, la reine a dû prendre quelque repos
puisqu’elle ne le rejoint que dans la soirée.
Pour les notables bretons soulagés, le dépucelage
de la duchesse-reine marque un point de non-retour
et la fin des tribulations : sont abolis le mariage par
procuration avec l’empereur Maximilien et l’attente
de la dispense pontificale tandis que les accords
reconnus au contrat deviennent irréversibles et le
sacrement donné aux époux indissoluble. Dès lors
l’union peut commencer à produire des effets réels : la
fin des dépenses de guerre et de l’occupation militaire
du duché, toutes choses auxquelles les représentants
bretons vont maintenant pouvoir « besogner » — tra-
vailler.
Telle n’est pas exactement la position de l’Église :
elle a attendu le concile de Latran de 1215 pour
reconnaître aux couples mariés la capacité à atteindre
la béatitude éternelle et mis encore trois siècles pour
intégrer pleinement la bénédiction nuptiale parmi les
sacrements.2 Que l’absence de consommation
n’entraîne pas forcément l’annulation du mariage
témoigne de la primauté fondamentale conservée à la
virginité. Encore pendant le concile de Trente (1545-
1563), le débat se poursuit pour savoir ce qui fait le
98 Roi de France

sacrement du mariage : les paroles de consentement


prononcées publiquement par chacun des époux, les
actes du prêtre ou l’union charnelle qui est censée
les lier aussi indissolublement que le Christ et son
Église ?
Ce qui peut cependant occuper les théologiens ne
tient pas devant les nécessités de la vie sociale et plus
encore de la survie dynastique.

L’ENTRÉE AU LIT NUPTIAL

Les rares statistiques disponibles pour l’aristocratie


européenne indiquent un âge moyen au mariage de
vingt et un ans pour les garçons et de dix-huit pour
les filles3, mais il est facile de voir combien les enjeux
politiques qui s’attachent aux mariages royaux
entraînent une plus grande précocité.
Dans la série constituée par les rois, par les princes
qui sont devenus rois et par ceux qui ont transmis le
sang royal en primogéniture sans porter la couronne
— quinze hommes en tout — un premier groupe se
dessine, celui des mariés dans l’urgence : sept d’entre
eux, près de la moitié, ont entre quatorze et seize ans.4
L’urgence peut être vitale, ainsi du jeune Louis XV
après sa maladie, de son fils Louis-Ferdinand après
une autre maladie du roi. Elle est le plus souvent
directement politique et concerne les héritiers en
puissance plutôt que les rois eux-mêmes à l’exception
de Louis XIII : pour Henri d’Orléans et pour le Dau-
phin François, il s’agit de saisir une héritière ; pour
Louis XIII, pour le duc de Bourgogne, petit-fils de
Louis XIV, pour le Dauphin Louis-Auguste, petit-fils
La reproduction 99

de Louis XV, il s’agit d’affirmer une alliance. Dans ces


conditions, les épousées sont elles aussi très jeunes, à
l’exception de Marie Leszczynska. Le droit canonique
fixe l’âge minimum requis à douze ans pour les filles
et quatorze pour les garçons. Cependant l’expérience
du danger des grossesses trop précoces a imposé
d’attendre que les filles aient atteint quatorze
ans. C’est l’âge de Catherine de Médicis et d’Anne
d’Autriche ; Mary Stuart a quinze ans, Marie-
Antoinette aussi. Seule la première épouse du Dau-
phin Louis-Ferdinand, Marie-Thérèse-Raphaëlle
d’Espagne est légèrement plus âgée, dix-huit ans,
mais en temps de guerre, le choix était limité et
l’alliance espagnole indispensable. Une nécessité
identique — garder le duc de Savoie dans le camp de
Louis XIV alors en guerre contre tous les États
d’Europe occidentale et centrale — conduit au résul-
tat inverse : Marie-Adélaïde arrive à la cour de France
à l’âge de douze ans. Le 7 décembre 1697, son union
avec le duc de Bourgogne est consacrée à Versailles
devant la cour qui a reçu l’ordre de se montrer parti-
culièrement somptueuse ; le soir, les mariés en désha-
billé se couchent dans le lit nuptial en présence du roi
et des courtisans ; ensuite de quoi, ils restent seuls
avec le Dauphin et le gouverneur du jeune duc,
bavardent un quart d’heure, échangent un baiser et se
quittent pour ne plus se rencontrer qu’épisodique-
ment et sous surveillance pendant près de deux ans.
Ce simulacre de consommation publique a été consi-
déré comme nécessaire et suffisant pour proclamer
l’indissolubilité du mariage.
La plupart des unions du second groupe — sept
hommes — ont rencontré des obstacles qui ont eu
pour effet de retarder l’âge au mariage : entre dix-huit
et vingt-quatre ans. Malgré les multiples engagements
100 Roi de France

publics, Anne de Bretagne s’est efforcée de repousser


le mariage de sa fille Claude avec François d’Angou-
lême : il a lieu quatre mois après sa mort, Claude
atteint alors quatorze ans, François en a vingt. Les
autres obstacles relèvent essentiellement de la guerre :
conquête du duché de Bretagne pour Charles VIII,
vingt et un ans et Anne, quinze ans ; guerre civile pour
Charles IX qui, à vingt ans, épouse Élisabeth
d’Autriche, seize ans ; Louis XIV doit attendre l’épui-
sement des forces espagnoles pour obtenir le prix de
la victoire, Marie-Thérèse, ils ont tous les deux vingt-
deux ans ; le mariage du Grand Dauphin, dix-neuf
ans, avec Marie-Anne-Victoire de Bavière, vingt ans, a
dépendu du rétablissement des liens diplomatiques
après la paix de Ryswick de 1697. Quant à Henri III,
parti occuper le trône de Pologne, il rentre en France
à la mort de son frère, Charles IX, et se marie dès son
retour : il a vingt-quatre ans, Louise de Lorraine en a
vingt-deux. Vient enfin dans ce groupe, un remariage :
marié à quinze ans, le Dauphin Louis-Ferdinand est
veuf à dix-sept ans ; sept mois plus tard, il épouse
Marie-Josèphe de Saxe, seize ans.
Le dernier groupe est constitué de trois rois âgés
de trente-six à cinquante-deux ans, tous ont déjà été
mariés. François Ier, veuf à trente ans, épouse six ans
plus tard la sœur de Charles Quint, Éléonore, trente-
deux ans, veuve elle aussi. Lorsque Louis d’Orléans
succède à Charles VIII, il a près de trente-six ans :
tant qu’il n’était que prince du sang, il pouvait sup-
porter la stérilité de son union avec Jeanne de
France ; devenu roi, il a besoin d’un fils. L’annulation
de son mariage devient nécessaire quand bien même
les conditions du contrat de Langeais ne le pousse-
raient pas à épouser la veuve de son prédécesseur. La
procédure commence fin juillet 1498 lorsque le pape
La reproduction 101

Alexandre VI nomme deux juges pour mener le pro-


cès dans les formes ; elle se termine le 17 décembre
sur une sentence d’annulation basée sur la non-
consommation du mariage en raison de l’incapacité
de Jeanne. La découverte de la lettre de Louis XI au
comte de Dammartin où il annonçait sa décision de
conclure le mariage de sa fille et de Louis d’Orléans
« pour ce que les enfants qu’ils auront ensemble ne
leur coûteront guère à nourrir »5 a permis d’emporter
la décision. De son côté, tout en affirmant qu’à plu-
sieurs reprises le duc s’était vanté de ses exploits noc-
turnes avec elle, Jeanne a refusé de subir un examen
corporel. Quatre mois plus tard, Louis XII épouse
Anne de Bretagne, elle a vingt-deux ans. Veuf à
cinquante-deux ans, il se tourne vers Mary Tudor,
âgée de quinze ans. Dans les noces villageoises, une
telle différence d’âge aurait donné aux jeunes mâles
célibataires l’occasion de faire un beau charivari : ici,
les petits clercs du Palais de justice de Paris font cir-
culer des poèmes où ils se moquent du roi et de « sa
haquenée » qui va hâter son entrée en Enfer ou au
Paradis.6
En août 1589, la mort du dernier Valois donne la
Couronne à Henri de Navarre et fait de Marguerite
de Valois qu’il avait épousée en 1572 une reine de
France. Le nouveau couple royal n’a pas d’enfant et
s’est définitivement séparé au début des années 1580 :
même les pressions d’Henri III après la disparition de
François d’Anjou n’ont pu convaincre Henri de
Navarre de reprendre la vie commune avec une
femme qui avait mis au monde deux enfants adulté-
rins.7 De 1592 à 1599, des négociateurs viennent de
façon intermittente au château d’Usson où elle a été
contrainte de se retirer. Toute perdue de réputation
qu’elle est, Marguerite de Valois reste fille et reine de
102 Roi de France

France et sait parfaitement jouer de sa seule arme :


sauf à envisager une rupture avec l’Église romaine,
Henri IV a besoin de son accord pour obtenir du
pape un procès en dissolution. Déjà assurée d’impor-
tants avantages financiers, elle envoie sa procuration
au roi neuf jours après la mort de Gabrielle d’Estrées :
comme le reste de la famille royale, elle tient à ce que
la nouvelle reine vienne d’une maison souveraine. Le
procès se déroule du 24 septembre au 17 décembre
1599. L’annulation est prononcée d’une part, en
raison de la parenté spirituelle qui existait entre
Henri de Navarre et Henri II son parrain et faisait
de Marguerite la sœur spirituelle de son époux et,
d’autre part, en raison de la contrainte qui aurait été
exercée sur la jeune femme au moment du mariage.
Un an plus tard, Henri IV se présente en conquérant
à la chambre de sa nouvelle épouse : fait unique dans
l’histoire des rois et des princes de cette période, il
entre dans un lit qui n’a pas été préparé pour les
noces et sans que l’échange public des paroles de
consentement des époux n’ait été accompli, ni le ban-
quet, ni les réjouissances. Il a quarante-sept ans,
Marie de Médicis en a vingt-sept : peut-être estime-
t‑il qu’il n’y a pas de temps à perdre.
Quelques-uns de ces couples se connaissaient avant
le mariage sans que cela représente un avantage cer-
tain. Il est difficile de croire que, malgré ses manières
chevaleresques, l’entrée de Charles VIII dans Rennes
ait pu séduire la jeune duchesse vaincue. Louis XII a
rencontré Anne dès son enfance lorsque, encore duc
d’Orléans, il s’est rendu auprès de son père pour le
pousser à la guerre ; il l’a même vue nue lors de l’ins-
pection prénuptiale ; il a fréquenté la cour de
Charles VIII, mais n’a pas manifesté de chagrin à la
mort du Dauphin Charles-Orland. François d’Angou-
La reproduction 103

lême, appelé dès huit ans auprès de Louis XII, a eu


largement le temps de se rendre compte que Claude
était petite, laide et qu’elle avait hérité de la claudica-
tion de sa mère tandis qu’elle-même développait une
admiration éperdue pour ce beau garçon vigoureux.
Après la signature du traité de Madrid, il obtient de
Charles Quint de rencontrer sa nouvelle fiancée, Éléo-
nore : bien décidé à obtenir son soutien, il déploie
tout son charme au cours des deux jours de fête orga-
nisés avant son départ ; il aurait volontiers été au-
delà, mais l’empereur est aussi conscient que le roi de
l’arme diplomatique que représente la consommation
d’un mariage.8 Le Dauphin François connaît son
épouse depuis son plus jeune âge puisque Mary Stuart
a été élevée avec les enfants de France. Henri III a
remarqué Louise de Lorraine en s’arrêtant à Nancy
alors qu’il partait pour la Pologne. Tous les autres
couples n’ont eu pour imaginer leurs futurs que des
rapports d’ambassadeurs et des portraits, flatteurs et
convenus les uns comme les autres ; ils disposent
ensuite de deux jours à une semaine pour se ren-
contrer — entre l’arrivée des épouses et la célébration
finale.
Après la signature du traité et du contrat où les
futurs époux se sont officiellement vus, vient la jour-
née des adieux que la nouvelle reine Marie-Thérèse
termine par un souper familial avec le roi et la reine
mère. Le lendemain est ponctué de quelques
moments passés en compagnie du roi : deux visites,
une messe, un déjeuner. Le troisième jour a lieu la
bénédiction où la reine apparaît dans l’habit royal de
France — la robe et le grand manteau de velours bleu-
violet semé de fleur de lys d’or, puis le temps s’étire
jusqu’au soir :
104 Roi de France

Quand il fut nuit, l’Infante Reine quitta la maison


de la Reine mère et alla chez le Roi, conduite par lui,
par la Reine leur mère et par Monsieur. […] Leurs
Majestés et Monsieur soupèrent en public, sans plus
de cérémonie qu’à l’ordinaire, et le Roi demanda aus-
sitôt à se coucher. La Reine dit à la Reine sa tante,
avec les larmes aux yeux : Es muy temprano (Il est trop
tôt) qui fut depuis qu’elle était arrivée le seul moment
de chagrin qu’on lui vit, et que sa modestie la força de
sentir ; mais enfin quand on lui eut dit que le Roi était
déshabillé, elle s’assit à la ruelle de son lit sur deux
carreaux, pour en faire autant sans se mettre à sa toi-
lette. […] Elle se déshabilla sans faire nulle façon ; et
comme on lui eut dit que le Roi l’attendait, elle pro-
nonça ces mêmes paroles : Presto, presto, quel Rey
m’espera (Vite, vite, le roi m’attend). Après une obéis-
sance si ponctuelle, qu’on pouvait déjà soupçonner
être mêlée de passion, tous deux se couchèrent avec la
bénédiction de la Reine, leur mère commune.9

Mme de Motteville s’est bâti une position de témoin


indéfectiblement favorable à Anne d’Autriche : dans
la description de la nouvelle reine au soir de ses
noces, on peut se demander si elle suit fidèlement
ses différents états d’âme ou si elle reproduit des
lieux communs. À la pudeur nécessaire de la vierge,
à la non moins nécessaire obéissance à l’époux,
Mme de Motteville ajoute la force des sentiments, « la
passion ». Entêtement d’une dame de compagnie
dévouée qui a toujours voulu voir le triomphe
de l’amour autour de sa souveraine, la « mère »
commune des deux époux ? D’autres témoins ont
employé ce même terme de « passion » pour décrire
les sentiments de Marie-Thérèse envers son époux10,
mais en général, il suffit que les épouses aient été
préparées à leur devoir et à leur tâche : sans transi-
tion dans cette culture qui ne distingue pas l’adoles-
La reproduction 105

cence et ne définit pas la jeune fille, elles cessent


d’être des enfants pour devenir des femmes, ou plus
exactement elles commencent à espérer le devenir en
étant mère au plus vite. À plus forte raison s’il s’agit
de produire un futur roi Très Chrétien.
On laissera de côté les quelques paroles glorieuses
que certains de ces hommes ont prononcées au matin
de leurs noces et qui nous ont été parfois transmises.
Si Louis XIV a eu du mal à se déprendre de sa chaste
passion pour Marie Mancini, du moins, sa mère avait
pris soin de le faire préparer à sa fonction reproduc-
trice. Certains des époux même jeunes avaient déjà
des maîtresses en titre — Diane de Poitiers pour
Henri d’Orléans, Marie Touchet pour Charles IX —
ou multiples, comme François d’Angoulême. Henri IV
s’est vanté d’avoir donné tant de preuves de son « ami-
tié conjugale » à sa nouvelle épouse qu’il a pu la quit-
ter au bout d’un mois pour retrouver une maîtresse
exigeante, Mme de Verneuil, qui avait très vite pris la
place de Gabrielle d’Estrées.
Cinq mariages n’ont pas été immédiatement
consommés. Au soir du 18 mai 1514, François
d’Angoulême n’est pas entré dans le lit béni par le
prêtre : habitué à suivre ses caprices, humilié d’avoir
une épouse si laide, il ne ressent la nécessité de rem-
plir son devoir conjugal qu’à partir du moment où le
remariage de Louis XII risque de menacer sa position
d’héritier présomptif. L’ignorance et la maladresse
retiennent un temps le Grand Dauphin : Louis XIV,
furieux, intervient pour faire compléter son éduca-
tion. Le chagrin paralyse le Dauphin Louis-Ferdinand
lorsqu’il est obligé d’accueillir sa seconde épouse sept
mois seulement après la perte de la première.
Restent les cas de Louis XIII et du Dauphin Louis-
Auguste, devenu Louis XVI. Il est illusoire de vouloir
106 Roi de France

donner des explications à des défaillances sexuelles


vieilles de trois à quatre siècles et qui concernent deux
garçons de quatorze et de seize ans. Sur le moment,
seul compte l’incapacité de leur corps devant ce que la
fonction royale et le principe successoral exigent
d’eux : au matin du 26 novembre 1615, quoique le
jeune roi en prétende et qu’Héroard constate sur son
pénis irrité, la reine est toujours vierge ; quant au Dau-
phin Louis, au matin du 17 mai 1770, il ne prétend à
rien que de remettre à plus tard l’accomplissement de
son devoir.
Dès lors, l’anxiété et l’agitation s’emparent des deux
cours concernées par ces mariages, les ambassadeurs
servant de relais au moindre signe positif ou négatif.
Mais ici s’arrêtent les similitudes entre les deux situa-
tions. Au moment du mariage de Louis XIII, le déve-
loppement des affrontements entre catholiques et
protestants en Europe pousse le pape à intervenir
dans la réussite des unions franco-espagnoles : son
envoyé, le cardinal Bentivoglio, fait pression sur le
père Arnoux, jésuite, confesseur du roi. Cependant, le
confesseur à qui le roi a confié sa répugnance aussi
bien que le médecin s’attachent à faire valoir son
jeune âge pour lui éviter de nouvelles tentatives humi-
liantes ; de son côté, Marie de Médicis n’est sans
doute guère pressée de voir son fils devenir un
homme — et qui sait ? un père — ce qui la priverait
du pouvoir encore plus rapidement. Les lettres fré-
quentes et affectueuses de Philippe III à sa fille lui
conseillent patience, obéissance et piété : elle multi-
plie les actes de dévotion. Le 25 janvier 1619, soit plus
de trois ans après les noces, l’union est enfin réalisée :
le temps, l’affirmation du pouvoir du roi avec l’assas-
sinat de Concini et le bannissement de Marie de
Médicis hors de la cour, la jalousie qu’il éprouve au
La reproduction 107

moment des mariages de sa demi-sœur Catherine-


Henriette de Vendôme, puis de sa sœur Christine ont
donné au jeune homme l’envie d’affronter l’épreuve ;
l’amitié du duc de Luynes lui en a donné le courage.
Dans sa livraison pour l’année 1619, le Mercure fran-
çois consigne « l’accomplissement du mariage du roi
de France » et ajoute « la France faisait des vœux à
Dieu pour qu’il donnât à la Reine un Dauphin »11.
Les « Réflexions données à la reine de France » par
son frère, l’empereur Joseph II, venu la visiter au prin-
temps 1777, montrent les changements intervenus un
siècle et demi plus tard dans les manières d’envisager
la consommation du mariage royal.

N’êtes-vous pas froide ou distraite quand il vous


caresse, vous parle ? Comment, si cela était, voudriez-
vous qu’un homme froid et qui n’a pas senti les plaisirs
charnels, s’approche, s’excite et enfin vous aime et par-
vienne à terminer la grande œuvre ou au moins goûter
les plaisirs possibles à son état avec vous ? Ce point
exige toute votre attention, et tout ce que vous ferez
pour obtenir ce grand but sera le lien le plus fort que
vous mettrez au bonheur de votre vie.12

Les objectifs politiques restent semblables : garder


le royaume de France dans l’alliance autrichienne,
éviter que la couronne de France ne passe au frère
cadet de Louis XVI, le comte d’Artois, qui vient
d’avoir un fils. Les moyens diffèrent radicalement : la
dévotion, la soumission ont disparu devant la puis-
sance du plaisir. Parallèlement, l’exposition laisse
place à l’intimité. Après sept ans de surveillance
constante — mises au lit cérémonielles, état des
draps, examen des médecins, questions précises du
grand-père amateur de femmes tant qu’il a vécu, puis
nouvelles questions et conseils techniques du beau-
108 Roi de France

frère, bruits de cour minutieusement relayés par


l’ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau — l’évé-
nement arrive impromptu et discret : dans la matinée
du 18 août 1777, le roi se rend chez la reine au
moment où elle sort du bain. Si le médecin Lassonne
est ensuite appelé à constater le succès de l’entreprise,
le roi lui impose le silence : les bruits ne commencent
à courir que six jours plus tard, ce qui constitue une
autre sorte d’exploit.

GROSSESSES INCERTAINES

À la consommation succède immédiatement


l’attente de la grossesse. Une attente largement parta-
gée, même si ce n’est pas par « la France » tout entière
comme le prétend le Mercure : le roi a besoin d’un fils
pour s’inscrire pleinement dans la lignée des rois, la
reine doit construire sa place aux côtés de son époux
ou la Dauphine auprès du roi régnant, le personnel
politique et les courtisans tiennent à la stabilité, les
ambassadeurs doivent connaître le plus tôt possible
ce qui peut mobiliser le jeu des alliances. L’attente
cependant se fait dans l’opacité des signes.
L’expérience commune lie le coït et la conception.
Des préceptes venus de la médecine antique et relayés
par la morale chrétienne veulent que la femme soit un
réceptacle passif où doit s’opérer le mélange intégral
de la semence masculine et des fluides féminins.13
C’est ce qui peut expliquer aussi l’immobilité d’Anne
de Bretagne et de Marie de Médicis qui mettent long-
temps à quitter le lit nuptial. Inversement, s’il est vrai
que la stérilité du couple Henri d’Orléans-Catherine
La reproduction 109

de Médicis était liée à des défauts anatomiques et


qu’il leur suffisait de quitter la seule position d’union
autorisée par l’Église pour être capable de concevoir,
il a fallu plus de neuf ans aux médecins pour s’en
apercevoir et à eux pour s’y résoudre.
L’écoulement menstruel est interprété comme un
indicateur de la bonne santé nécessaire à la procréa-
tion : c’est une « purgation mensuelle », équivalent
naturel des saignées pratiquées par les médecins pour
rétablir l’équilibre des humeurs.14 Dans l’ignorance
des périodes de fécondité, les couples n’ont d’autre
solution que de multiplier les rapports sexuels. Tan-
dis que Louis XII négocie son mariage avec Mary
Tudor, François d’Angoulême se résoud à rejoindre
Claude de France au château d’Amboise ; sur les
conseils des médecins, il y séjourne deux semaines et
passe toutes les matinées dans le lit de son épouse ;
sans succès d’ailleurs puisque leur premier enfant ne
naît que douze mois plus tard. D’autres couples
sentent l’urgence de la mort prochaine : Louis XII se
serait épuisé avec Mary Tudor, comme les petits
clercs l’avaient prédit. Dans l’espoir de régner sur le
royaume de France comme sur celui d’Écosse, Mary
Stuart tente d’obtenir un enfant de François II alors
qu’il est rongé par la tuberculose. Pour l’ambassadeur
vénitien, Zaccaria Contarini, Anne de Bretagne au
début de son mariage dépasse les bornes de la bien-
séance, il note à la mi-janvier 1492 : « La reine est
désireuse du roi outre mesure au point que, depuis
qu’elle est sa femme, il s’est passé très peu de nuits
qu’elle n’ait dormi avec lui. » 15 Mais une dizaine
d’années plus tard, après le deuxième mariage, c’est le
conseiller royal, le maréchal de Gié, qui se plaint de
devoir se rendre le matin dans la chambre de la reine
pour pouvoir parler au roi. Il est évidemment possible
110 Roi de France

d’accorder à la reine un fort appétit sexuel et un


grand ascendant sur ses époux, il est encore beau-
coup plus probable qu’Anne soit d’abord à la
recherche de la grossesse qui lui donnera un fils, puis
deux, et lui permettra de sauver son duché.
L’arrêt des règles n’est pas tenu pour un signe cer-
tain de grossesse avant le XVIIIe siècle.16 Louise
Boursier, la sage-femme de Marie de Médicis, y ajoute
une douzaine d’autres signes variables, en attendant
l’indication la plus sûre : les mouvements de l’enfant.
C’était la preuve retenue par la loi romaine, elle a été
reprise par la théologie qui voit dans ces mouvements
la manifestation de l’âme que l’enfant vient de rece-
voir. À trois mois de la conception pour les garçons, à
quatre pour les filles. Ces premiers temps constituent
une période dangereuse pour toutes les femmes
enceintes, mais particulièrement pour les jeunes
reines, entourées de médecins sur qui pèse la charge
de conserver la dynastie. Deux d’entre elles ont été
sans doute victimes du zèle de ces médecins. Élisa-
beth d’Autriche, mariée depuis novembre 1570, prise
de vomissements début janvier, est saignée pour une
bronchite à la fin du mois ; les vomissements cessent.
Dix-neuf mois se passent ensuite avant la naissance
de son premier enfant. Pour Louise de Lorraine, les
signes étaient plus cohérents : mariée à la mi-février,
elle ressent des nausées et des douleurs mammaires à
partir de la fin du mois de mars. Ces malaises sont
interprétés comme des troubles digestifs : vers la fin
avril, une purge destinée à les soulager provoque
l’expulsion d’un fœtus mâle et une infection génitale
qui n’a jamais guéri.17 La cécité des médecins a
décidé de la fin des Valois. Quant à Anne d’Autriche, il
n’est pas sûr qu’elle ait eu conscience d’être enceinte
lorsqu’après deux mois d’intimité continue avec son
La reproduction 111

époux début 1622, elle rentre en courant d’une soirée


chez la princesse de Conti, fait une chute dans une
salle mal éclairée du Louvre et avorte. Héroard qui
avait noté nuit par nuit le nombre de rapports sexuels
du couple royal n’a découvert la grossesse que lors-
qu’il a vu l’embryon.
Sur les dix-neuf unions formées par les quinze rois
et princes et les dix-huit princesses, cinq n’ont pas
produit d’enfants : deux sont des remariages,
Louis XII et Mary Tudor, François Ier et Éléonore
d’Autriche ; deux autres cas de stérilité, François II et
Mary Stuart, Henri III et Louise de Lorraine, sont liés
à une maladie originelle ou provoquée ; les raisons
pour lesquelles Marguerite de Valois n’a pas conçu
d’enfant légitime restent inconnues. Trois couples ont
eu la chance d’avoir un enfant dans les neuf à dix
mois qui ont suivi leurs noces : Charles VIII et Anne
de Bretagne, Henri IV et Marie de Médicis ont eu un
fils ; à son deuxième époux, Anne n’a pu donner
qu’une fille. Les enfants les plus nombreux, six,
naissent dans les deux ans : seuls Louis XIV et Marie-
Thérèse ont eu un fils ; François I er et Claude de
France, Charles IX et Élisabeth d’Autriche, Louis XV
et Marie Leszczynska, leur fils avec ses deux épouses
successives ont eu une fille. Le Grand Dauphin et son
épouse ont eu un fils au bout de deux ans et demi ; le
duc de Bourgogne a dû attendre deux ans pour pou-
voir consommer son mariage avec la petite Marie-
Adélaïde de Savoie, un fils naît quatre ans plus tard.
Les difficultés physiques ou psychologiques rendent
compte des premières naissances tardives, huit ans et
sept mois, pour Louis XVI et Marie-Antoinette, dix
ans et deux mois pour Henri d’Orléans et Catherine
de Médicis. Quant à la naissance de Louis XIV, vingt-
deux ans et dix mois après le mariage de ses parents,
112 Roi de France

elle a nécessité une telle quantité d’intermédiaires


qu’il faut y revenir plus en détail.

IL A PLU À DIEU…

Chers et bien aimés, Il a plu à Dieu nous donner une


fille, de laquelle la Reine, notre très chère Épouse, est
ce jour d’hui par sa grâce heureusement accouchée ; ce
n’est pas chose qui soit selon les apparences humaines
si avantageuses qu’eût été un fils, et néanmoins, étant
resolus de nous conformer de tout point à ce qui sera
sa divine volonté, nous n’avons laissé de la recevoir
avec beaucoup de plaisir et de contentement, accom-
pagné de cette ferme créance, que sa bonté a plus de
soin de nous que nous ne saurions jamais en mériter,
et qu’elle sait mieux que nous mêmes ce qui est néces-
saire à nous, et à notre État…18

Quatorze mois après la naissance du Dauphin,


Henri IV annonce celle de sa sœur et donne à toutes
les autorités du royaume l’ordre de la faire célébrer.
À la reine qui pleurait ses souffrances inutiles, le roi
avait gracieusement assuré qu’il fallait aussi des
filles pour conclure des alliances. À ses sujets, il rap-
pelle cette vérité fondamentale de la toute puissance
et de l’omniscience de Dieu. Ce qui, dans une reli-
gion pleine d’intercesseurs comme le christianisme
romain, offre la possibilité de multiples pratiques
destinées à attirer son attention et sa bienveillance.
Charles VIII, puis Louis XII ont eu la rare chance
d’avoir près d’eux un intercesseur vivant.19 À
soixante-sept ans, François de Paule avait dû quitter
sa Calabre, ses grottes et ses compagnons ermites
La reproduction 113

pour obéir aux ordres du pape, adoucir les maux du


roi Louis XI pendant la dernière année de sa vie et
préparer l’expulsion de Ferrand, l’usurpateur arago-
nais du royaume de Naples. Installé dans les châteaux
du Plessis, puis d’Amboise, ce vieil homme parvient à
mener la vie d’austérité et de prières qu’il a promise à
Dieu, ce qui lui vaut respect et admiration des rois et
de leur famille. Ses parents longtemps stériles
l’avaient voué à saint François d’Assise : sa naissance
tardive, puis sa guérison d’une maladie lorsqu’il était
enfant le désignent par analogie comme le recours
des couples royaux et aristocratiques dans la produc-
tion d’un héritier. Une fonction qu’il accepte d’autant
plus volontiers qu’il obtient en échange les fondations
nécessaires à l’expansion de l’ordre des Minimes qu’il
a créé. Dix mois après son mariage, Anne de Bretagne
accouche d’un fils suivant la prophétie de François de
Paule : au prénom de son père, Charles, est ajouté
celui d’Orland — Roland — où se marque l’espoir
conjoint du roi et du saint homme de préparer la
conquête du royaume de Naples, suivie d’une croi-
sade. Ici s’arrête le pouvoir de l’intercesseur : le Dau-
phin meurt à trois ans, et trois ans plus tard
Charles VIII disparaît sans héritier. La reine Anne
cependant ne renonce pas à sa protection : en 1498,
elle fonde une communauté de tertiaires francis-
caines à laquelle elle participe ; elle prend l’habitude
d’entourer sa taille d’une cordelière. En avril 1507,
alors que François de Paule vient de s’éteindre, elle
fait vœu d’œuvrer à sa canonisation en échange de la
guérison de sa fille Claude, âgée de huit ans. De fait,
c’est aux Angoulême que la protection de François de
Paule paraît avoir été le plus bénéfique. Dans l’année
qui avait suivi son mariage, Louise de Savoie avait
profité d’un voyage à la cour pour aller visiter l’ermite,
114 Roi de France

il lui avait annoncé la naissance d’un fils : deux ans


après Marguerite, naît en effet un garçon qui reçoit le
prénom de François. Devenue son épouse, Claude de
France a toutes les raisons de reprendre la dévotion et
le vœu de sa mère : après la naissance de deux filles et
enceinte de nouveau, elle s’engage solennellement
devant le général de l’ordre des Minimes à prénom-
mer François le fils qu’elle espère si ardemment. Le
roi intervient lui aussi auprès du pape : la canonisa-
tion est prononcée en 1519. Trois ans plus tôt, Fran-
çois Ier avait fait modifier le collier de l’ordre de Saint-
Michel créé par Louis XI : il avait fait remplacer les
aiguillettes à ferrets par une cordelière. 20 Il avait
aussi commandé une médaille où d’un côté figuraient
le roi et sa famille et de l’autre l’ermite avec cette
devise Regiae Stirpis Propagatori — « Au prolongateur
de la souche royale ». Plus tard, le roi ordonna que le
même thème soit repris dans un des tableaux ornant
la grande galerie de Fontainebleau.
La prudence cependant conseillait de multiplier les
recours. Parmi les nombreux lieux de culte, les
couples royaux opèrent des choix qui ne sont pas
dénués d’autres arrière-pensées politiques21. Saint
Claude possède un fort pouvoir thaumaturgique : il
a ressuscité un enfant. Son sanctuaire dans les
montagnes du Jura a l’avantage d’appartenir à la
Bourgogne conquise entre 1477 et 1482. C’est à lui
que la reine Anne voue le premier enfant issu de son
mariage avec Louis XII, c’est son nom qu’elle donne à
cette fille, c’est lui qu’elle va remercier par un pèleri-
nage dans l’été qui suit la naissance : tout attachée
qu’elle soit à son duché, elle est suffisamment reine de
France pour soutenir l’agrandissement du royaume.
En octobre 1515, deux mois après la naissance déce-
vante d’une première fille, la reine Claude, accompa-
La reproduction 115

gnée de sa belle-mère et de sa belle-sœur, part vers la


Provence honorer Marie-Madeleine de la Sainte-
Baume : la province est de rattachement récent, c’est
la porte de l’Italie. Toutes trois s’installent à Sisteron
pour attendre le retour du roi, heureux vainqueur à
Marignan. Il y parvient en janvier 1516. Cinq mois
plus tard, alors que les premiers mouvements d’un
enfant se sont fait sentir, le couple royal ajoute à la
dévotion à François de Paule l’adoration des reliques
du Saint-Sépulcre à Chambéry, capitale du duché de
Savoie dont la mère du roi est originaire : ils y
marchent à pied depuis Lyon. Lorsqu’à Bologne en
décembre 1515, le roi avait reçu des mains du pape un
morceau de la Vraie Croix, il n’avait promis d’entre-
prendre la croisade qu’à condition d’avoir un fils.
Neuf mois après les retrouvailles de Sisteron cepen-
dant, la nouvelle naissance provoque une nouvelle
déception. Les pèlerinages se restreignent à l’Île-de-
France, au Val de Loire. Un Dauphin vient au monde
le 28 février 1518, et deux autres garçons après lui.
Les gestes de dévotion se raréfient.
Sans qu’il soit possible d’expliquer pourquoi, il ne
semble pas que la longue stérilité d’Henri d’Orléans et
de Catherine de Médicis ait donné lieu à de sem-
blables déploiements. Peut-être François I er, qui
dominait toute sa famille, comptait-il sur son fils pré-
féré, Charles, le dernier, pour succéder à Henri au cas
où il n’aurait pas d’héritier. De son côté, Catherine
paraît avoir davantage fait confiance aux breuvages
et aux emplâtres végétaux : médecins et familiers lui
en proposent, elle-même cherche des recettes dans la
lecture de textes antiques et médiévaux.22
Henri III et Louise de Lorraine ont ressenti ce
besoin de soins corporels. Chose exceptionnelle, la
reine s’est plongée dans la mer lors d’un voyage en
116 Roi de France

Normandie en 1576. Le roi s’est laissé examiner par


les médecins qui, outre une maladie vénérienne, ont
diagnostiqué la malformation héritée du père et une
tuberculose partagée avec ses frères. Régulièrement
de 1580 à 1585, le couple prend les eaux à Bourbon-
Lancy, à Chenonceaux, à Pougues.23 L’essentiel reste
évidemment l’appel à Dieu et à son intercesseur prin-
cipal, la Vierge. Cependant, dans ce dernier quart du
XVIe siècle, il ne s’agit plus d’une recherche patiente
de dialogue, de l’espoir confiant dans un échange de
dons : le christianisme réformé refuse ces pratiques, il
n’y voit que marchandage indigne du Tout-Puissant,
il dénonce la dévotion aux intercesseurs et aux
reliques comme de l’idolâtrie. Les nombreux gestes
religieux du roi pour sauver son lignage prennent for-
cément l’allure d’une profession de foi catholique :
en 1577, il institue une messe pour la fécondité de la
reine, rituel accepté par Rome quatre ans plus tard ;
en février 1579, deux fois en 1582, deux fois l’année
suivante et encore en 1584, le couple se rend en pèle-
rinage à Chartres prier la Vierge noire. Les dévotions
de 1583 sont particulièrement remarquées : pour
Pâques, le roi et la reine, quittant Paris, font le trajet à
pied à l’aller comme au retour, le roi poursuit même
jusqu’au sanctuaire de Notre-Dame-de-Cléry, trois
semaines de marche en tout ; la reine revient à
Chartres en décembre et passe la nuit de Noël à prier
dans la crypte. Ce qui pourrait se lire comme l’atti-
tude pénitentielle de n’importe quel couple catho-
lique en mal d’enfant prend par la volonté du roi un
sens clairement monarchique : en décembre 1581 et
en décembre 1582, le roi ordonne des prières dans
tout le royaume pour la perpétuation du lignage
royal ; à Paris, ces prières s’ouvrent par une grande
procession au cours de laquelle les reliques de la
La reproduction 117

Sainte-Chapelle sont offertes à l’adoration des fidèles.


Henri III prétend ainsi unir ses sujets dans un même
geste religieux, mais ce geste exclut évidemment les
protestants : l’illusion naît chez les catholiques les
plus zélés d’attirer le roi vers une politique sans
compromis. Le roi en novembre 1582, la reine en jan-
vier 1583 se rendent d’ailleurs au sanctuaire de Notre-
Dame-de-Liesse, situé en Picardie sur les terres des
Guise24 : il est difficile de dire s’il s’agit alors d’un
geste uniquement dévot qui s’adresse à la plus puis-
sante des Vierges du royaume, ou s’il s’agit d’un signe
politique, bienveillance à l’égard des Guise ou au
contraire, revendication de la supériorité royale vis‑à-
vis d’un clan aristocratique.
À partir de 1585, les pérégrinations cessent alors
qu’avec la mort de François d’Anjou et les années qui
passent, il n’y a plus d’espoir de sauver le lignage des
Valois. La guerre ranimée contre les forces protes-
tantes exacerbe les prétentions du duc de Guise et
oblige le roi à défendre le principe même de son auto-
rité. Après le double assassinat de décembre 1588, les
prédicateurs zélés en appellent à la vengeance : la sté-
rilité du couple royal est reconnue pour ce qu’elle est
depuis l’Ancien Testament, le signe que Dieu s’est
détourné du roi.
Le jour de la naissance du Dauphin, Louis XIII ne
peut s’empêcher de revenir sur le passé : à Alvise
Contarini, envoyé de Venise, il parle des « quatre
malheureux avortements »25 qui ont précédé cette
naissance. Dans les quinze années qui ont suivi la
chute de 1622, entre les campagnes militaires, les
maladies du roi et les phases de tensions politiques,
les moments d’intimité ont été rares, mais devoir
dynastique oblige, les époux ont tenté d’obtenir un
héritier : on cite une douzaine de sanctuaires qu’ils
118 Roi de France

ont visités eux-mêmes ou fait visiter en leur nom par


un religieux26 ; dans l’année 1633, on sait qu’ils
prennent les eaux à Forges, que la reine va s’asseoir
sur la pierre fécondante de saint Fiacre en Brie et
entreprend des dévotions particulières à saint
Norbert qui, avant de fonder les Prémontrés, avait eu
le temps de faire de nombreux enfants. Attitude pure-
ment politique puisque le roi a développé une grande
méfiance vis‑à-vis de son épouse : la reine est appa-
rue bien imprudente devant les tentatives de séduc-
tion de l’envoyé anglais, le duc de Buckingham, au
moment du mariage d’Henriette de France en 1624 ;
plus gravement, elle s’est laissée compromettre dans
les rébellions de Gaston, le frère du roi ; un projet
révélé en 1631, alors qu’il s’est enfui à Bruxelles, envi-
sage leur mariage en cas de décès du roi. Les deux
années qui suivent l’entrée dans la guerre en 1635
accroissent la distance entre les époux : alors que le
royaume est menacé par l’avancée des troupes espa-
gnoles, la reine continue secrètement sa correspon-
dance avec ses frères, Philippe IV, le roi d’Espagne,
et Ferdinand, gouverneur des Pays-Bas. Sur l’avis de
Richelieu qui a fait surveiller le courrier, le roi
ordonne une perquisition dans les appartements de
la reine le 11 août 1637 : six jours plus tard, elle
consent à tout avouer et le roi à tout pardonner. À ce
moment, Louis XIII songe à répudier cette épouse
stérile et dangereuse. Un calcul assez simple lui
montre cependant le temps qu’exigerait la dissolu-
tion de son mariage, d’autant qu’il n’est pas sûr que
le pape serait disposé à entendre la demande d’un
souverain catholique marié à une Habsbourg et mili-
tairement allié à des états protestants. À quoi s’ajou-
terait la difficulté de trouver une autre épouse en
ce temps de conflit généralisé. Enfin, la force du
La reproduction 119

sentiment religieux le pousse à faire une ultime ten-


tative auprès de la reine.
Dans plusieurs couvents de fondation récente, un
regain de ferveur se manifeste depuis le début de la
guerre : le courant mystique en plein épanouissement
s’imprègne de préoccupations politiques. Richelieu
prend soin d’en informer le roi. En 1635, chez les
Carmélites de Beaune et d’Orléans, des sœurs prient
sans relâche et mêlent l’adoration de l’Enfant Jésus
à la demande d’un Dauphin ; en 1636, chez les
Calvairiennes de Paris, la sœur Anne-Marie recueille
les conseils militaires de la Vierge et l’ordre du Christ
d’honorer sa Divine mère.27 En mai 1637, l’invasion
est contenue et le roi songe à payer sa dette lorsque
Dieu le prive d’un être très cher : Louise-Angélique
de La Fayette, à qui il vient de proposer de devenir
sa maîtresse en titre, choisit de se retirer chez les
Visitandines. Au cours des entrevues qu’ils ont à
l’automne, elle l’exhorte à revenir à son devoir de roi
Très Chrétien et à se rapprocher de son épouse. Une
tradition romanesque prétend que, surpris par l’orage
alors qu’il quitte le couvent des Visitandines pour se
rendre au château de Saint-Maur, Louis XIII doit
chercher refuge au Louvre chez la reine. D’autres ver-
sions font état d’une cohabitation entre le 9 novembre
et le 2 décembre et insistent sur le rôle du confesseur,
le père Caussin, et d’une autre amie du roi, Marie de
Hautefort. Quoi qu’il en soit, à la mi-janvier, Bouvard,
premier médecin du roi, s’empresse d’annoncer à
Richelieu « les signes les plus certains… qui font foi
d’un enfant déjà conçu et formé de six semaines ».28
Dès lors commencent les rites propitiatoires néces-
saires à l’obtention d’un Dauphin : le 27 janvier, Louis
de Bernage, aumônier du roi, écrit au chapitre de
120 Roi de France

Notre-Dame du Puy en Anjou pour obtenir le prêt des


deux ceintures consacrées ; la reine en porte une le
6 février. Le lendemain, le frère Fiacre quitte Paris
sous la conduite du supérieur de son couvent des
Augustins déchaussés, tous deux portent un ordre de
mission royal :

Le Roi, vu les grandes assistances que plusieurs


femmes enceintes ont reçu pour la conservation de leur
fruit par l’intercession de Notre-Dame de Grâces, en
Provence, et voulant n’omettre aucun des moyens qui
viennent à sa connaissance pour obtenir cette grâce du
ciel en faveur de la Reine son épouse, a chargé le père
Chrysostome, supérieur des Pères Augustins de Paris
de s’acheminer au lieu de Notre-Dame de Grâces, avec
le frère Fiacre, du même Ordre, et y étant, présenter à
Dieu les vœux et prières de sa Mère, et y célébrer pen-
dant neuf jours la Sainte Messe, afin que par l’offrande
de ce grand sacrifice, il plaise à la Divine bonté d’accor-
der à la reine, son épouse, une heureuse lignée, et
conduire à la fin désirée le fruit dont toute la France
espère qu’elle est enceinte…29

Le jeune frère a donc réussi à convaincre ses


supérieurs : depuis le mois de septembre, il leur
avait fait part de la nécessité de faire des neuvaines
pour la venue d’un Dauphin. Du 8 novembre au
5 décembre, il n’avait cessé de prier à Notre-Dame
de Paris et à Notre-Dame-des-Victoires, église pari-
sienne qui appartenait à son ordre. La concomitance
des dates avec la période de la conception et l’atten-
tion particulière de la Vierge qui lui avait fait la
grâce de lui apparaître par trois fois, tenant dans ses
bras un enfant royal, avaient attiré l’attention de dif-
férents ecclésiastiques : ils en avaient fait part à la
reine puis au roi. La dernière série de prières à la
La reproduction 121

Vierge de Cotignac en Provence se fait donc sur


ordre royal.
De son côté, le roi offre à Notre-Dame de Paris une
garniture d’autel en vermeil en prévision du Te Deum
de célébration de la naissance et un tableau où le
peintre Philippe de Champaigne le représente à
genoux devant le Christ et sa Mère. Mêlant le destin
de son lignage et la protection de son état, c’est dans
le même temps qu’il accomplit la consécration du
royaume à la Vierge : en cours de rédaction depuis
septembre, le texte du vœu est achevé sous forme
d’édit et signé le 10 février. En avril, aux premiers
mouvements de l’enfant, le roi ordonne des prières
publiques. À partir du 27 août, le Saint Sacrement est
exposé dans cinq églises parisiennes dont Notre-
Dame, des prières continuelles préparent la naissance
désormais imminente. Quand les douleurs com-
mencent, Anne d’Autriche s’entoure le ventre de la
ceinture de la Vierge du Puy. Dans ces conditions, le
garçon qui naît à Saint-Germain le 5 septembre 1638,
ne pouvait s’appeler que Louis-Dieudonné. Satisfait,
mais toujours maussade, Louis XIII finit pourtant
par s’irriter de tant de remerciements à Dieu pour ce
« miracle » et par dire crûment « que ce n’en était
point un qu’un mari qui couchait avec sa femme lui
fît un enfant ».30
Marie-Thérèse, l’épouse de Louis XIV, est la der-
nière princesse dont on puisse rapporter une dévotion
spécifiquement tournée vers la reproduction. À la pre-
mière grossesse, en 1661, le frère Fiacre, qui a acquis
une autorité indiscutable en la matière, est gratifié
d’une vision : une statue en vermeil de sainte Thérèse
brille sur l’autel de Notre-Dame-des-Victoires ; la sta-
tue est immédiatement offerte. Cette attention parti-
culière demandée à une compatriote de la reine est
122 Roi de France

confirmée par le roi d’Espagne lui-même : Philippe IV


envoie à sa fille un bras de la grande sainte. D’autres
reliques affluent vers le couple royal. Dans l’été qui
précède la naissance, alors que la cour est installée à
Fontainebleau, le roi se rend à pied dans une église
proche prier pour la conservation de l’enfant. Le
15 octobre, ordre est donné au chapitre de Notre-
Dame d’exposer le Saint Sacrement et d’inviter les
fidèles à prier pour la reine, d’autres églises pari-
siennes exposent leurs reliques. Le 1er novembre, aux
premières douleurs, le roi communie ; la reine
accouche à proximité de la ceinture de sainte
Marguerite. En 1668, alors qu’elle est enceinte pour la
cinquième fois en sept ans, Marie-Thérèse crée, dans
l’église des Feuillants de la rue Saint-Honoré près du
Louvre, une confrérie dédiée à la protectrice des
femmes en couches. L’église abritait déjà une cein-
ture et des os de la sainte : à cette occasion, l’évêque
de Soissons consent à se séparer de la tête conservée
jusque-là par une abbaye de son diocèse.31 Philippe
d’Orléans, frère du roi, et Mlle de Montpensier, leur
tante, accompagnent la reine au long de la cérémonie
fondatrice : la demande de protection s’étend à la
dynastie dans son ensemble.
Ce n’est pas à dire qu’ensuite les couples royaux
n’aient plus besoin de la bienveillance divine, ce sont
leurs rapports avec Dieu qui se modifient. Lorsqu’en
mai 1749, la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe vient
de subir une quatrième fausse couche en vingt et un
mois, Louis XV convoque ses médecins et des accou-
cheurs parisiens qui préconisent une cure à Forges-
les-Eaux.
La reproduction 123

LES NAISSANCES ET LES MORTS

« C’est la forme que l’on tient au premier accouche-


ment des Reines »32, prétendait Henri IV pour impo-
ser à Marie de Médicis la présence des princes du
sang à la naissance de leur premier enfant. À vrai
dire, il n’est pas du tout sûr que le roi n’ait pas inventé
cette « forme » pour la circonstance.
Anne de Bretagne et sa fille Claude paraissent avoir
accouché au milieu des femmes de leur Maison. Anne
avait une prédilection pour le château du Plessis-lès-
Tours, bâti au règne précédent : elle y a mis au monde
trois des cinq enfants qu’elle a eus de Charles VIII ; il
lui est aussi arrivé d’accoucher en suivant les pérégri-
nations royales, en 1494 à Romorantin, en 1498, à
Amboise. Le premier enfant de sa deuxième union,
Claude, naît à Romorantin où Anne a fui l’épidémie
qui sévit sur la Loire, les accouchements suivants se
font régulièrement à Blois où Louis XII séjourne
volontiers lorsqu’il n’est pas à la guerre. Il est aisé de
comprendre qu’étant donné la lutte que les époux
mènent l’un contre l’autre à propos de l’héritage bre-
ton, la reine tienne à rester auprès du roi lorsqu’elle
lui donne de nouveaux enfants, mais rien ne dit que
la cour soit invitée à assister aux accouchements.
Claude met ses trois premiers enfants au monde à
Amboise en l’absence de son époux, donc des person-
nages les plus éminents de l’entourage royal : dans
ces années-là, tous sont occupés à la réalisation du
rêve italien. À la naissance du Dauphin n’assistent
que quelques dames d’honneur, trois femmes de
chambre et la future gouvernante de l’enfant. Rien ne
permet de savoir si le nombreux personnel médical
124 Roi de France

décrit par les sources relève d’une exception ou d’un


soin particulier à ce troisième accouchement en
moins de trois ans : six médecins, cinq chirurgiens,
un apothicaire. S’y ajoute un astrologue qui a évidem-
ment besoin de connaître l’heure exacte de la nais-
sance pour faire l’horoscope de l’enfant. François Ier,
revenu de Lyon en toute hâte, interdit les mouve-
ments des curieux autour du berceau. Il écrit à son
chambellan :

Monsieur du Bouchage, j’ai été averti qu’il y a plu-


sieurs allants et venants qui se jugèrent d’aller voir mon
fils le dauphin, ce que je ne veux ni n’entends pour
l’inconvénient qui en peut à venir. À cette cause, je vous
prie, voire défends, qu’on y laisse personne entrer que
ceux qui viennent en deçà, proches de ma personne ou
portant lettre de moi ou de la reine, ou Madame ma
mère à cette fin.33

Les quatre enfants suivants voient le jour à Saint-


Germain à l’écart de la cour : la reine est toujours
entourée de ses femmes, encouragée parfois par sa
belle-mère.
Que François Ier assiste à la naissance de son pre-
mier petit-fils paraît davantage lié au soulagement de
voir sa belle-fille féconde après tant d’attente : c’est
d’ailleurs ce qu’il dit au nonce, décrivant en outre
avec complaisance la sortie d’un placenta intact. Rien
n’indique qu’il ait ordonné aux officiers et aux courti-
sans de l’accompagner. Les naissances ultérieures
ont parfois lieu à Fontainebleau comme la première,
mais le peu de détails conservés dans les mémoires
tend à conforter l’impression d’une absence de céré-
monial. Rien n’est signalé non plus lors de la nais-
sance en octobre 1572 de Marie-Élisabeth, fille de
La reproduction 125

Charles IX, dernière naissance royale avant celle du


Dauphin en septembre 1601.
Ce qu’Henri IV invente en imposant un caractère
public au premier accouchement des reines peut se
lire d’abord comme un moyen d’affirmer la préémi-
nence de son lignage sur celui des princes du sang,
témoins-otages qui doivent soutenir la vue d’un spec-
tacle totalement inédit pour eux puisque toutes les
autres femmes accouchent hors de la présence des
hommes. Au-delà, avec l’entrée des officiers et des
courtisans, il s’agit de montrer l’enracinement de la
nouvelle dynastie et la permanence du Roi à la fois
semblable et différent de père en fils. En vertu du
principe de primogéniture, la démonstration n’a pas à
être renouvelée pour les naissances suivantes, du
moins Henri IV le prétend-il. La reine en profite : qua-
torze mois plus tard, toujours à Fontainebleau, elle
fait installer le lit de travail dans sa propre chambre et
n’admet auprès d’elle que trois femmes, sa confidente
Leonora Galigaï, sa première dame d’honneur, la
marquise de Guercheville et la gouvernante du Dau-
phin, Mme de Montglat. Les naissances suivantes ont
lieu soit à Fontainebleau soit au Louvre, mais tou-
jours avec discrétion. Il reste peu de détails sur la
naissance de Louis-Dieudonné à Saint-Germain si ce
n’est qu’il y avait foule, que le roi, lassé d’attendre,
était parti manger et que son frère, Gaston d’Orléans,
n’a pu masquer sa déception en se voyant rétrograder
d’un degré dans la ligne de succession.
Louis XIV a tardé à mettre en valeur la « forme »
inventée par son grand-père, il ne semble pas l’avoir
exigée de son épouse : ce n’est qu’installé à Versailles
avec toute sa famille et tous ses courtisans qu’il
recourt aux ressources du cérémonial pour accueillir
ses petits-fils et arrière-petits-fils, quel que soit le rang
126 Roi de France

de leur naissance puisqu’il s’agit à chaque fois de la


transmission du sang royal. À vrai dire, ces ressources
sont maigres : avertie par l’accoucheur de l’immi-
nence de la naissance, la première dame d’honneur
de la princesse va en informer le roi, puis les princes
et princesses du sang, les officiers et les ambassa-
deurs. Tous se retrouvent à proximité de la chambre
de la parturiente et doivent prendre place suivant leur
position dans la généalogie et dans le service du roi.
Le roi se tient au pied du lit, les membres de la famille
royale dans la chambre ; les autres invités auxquels
s’est jointe la foule des courtisans se répartissent dans
l’antichambre et au-delà. Ils n’ont rien d’autre à faire
qu’à tenir leur rang et à essayer de deviner les phases
de l’accouchement d’après l’intensité des cris. Quant
aux acteurs principaux, la parturiente, son enfant et
le personnel médical, ils échappent évidemment à
toute tentative de formalisation. Limité, ce cérémo-
nial est aléatoire dans sa durée, dans les incidents qui
peuvent survenir et surtout dans ses résultats : la
Grande Dauphine et la duchesse de Bourgogne ont eu
la chance de n’avoir que des garçons, mais Marie
Leszczynska, les deux Dauphines et Marie-Antoinette
ont d’abord eu des filles, ce qui a provoqué le désinté-
rêt immédiat et la dispersion des assistants.
Ce schéma perdure pourtant de génération en géné-
ration jusqu’au premier accouchement de Marie-
Antoinette, à ceci près que c’est alors le garde des
sceaux qui se tient au pied du lit pour constater le
sexe de l’enfant et qu’il n’y a plus de limite à la curio-
sité des courtisans qui envahissent la chambre. Dans
la cohue, l’accoucheur ne peut se faire apporter de
l’eau chaude, la reine fait une syncope et doit être
saignée avant la délivrance. Trois ans plus tard,
Louis XVI n’autorise l’entrée de la chambre qu’à ses
La reproduction 127

tantes, à son frère d’Artois et aux dames d’honneur


préférées de la reine, le garde des sceaux étant tou-
jours présent au pied du lit ; cependant à la phase
finale, dite « des grandes douleurs », les portes de la
chambre sont ouvertes à tous les membres de la Mai-
son du roi et de la reine ainsi qu’aux principaux cour-
tisans. À la troisième naissance, Marie-Antoinette
retrouve l’énergie de sa mère, l’impératrice aux seize
enfants : elle dissimule les premières douleurs et réus-
sit à accoucher avant l’arrivée des princes du sang.
La tentative d’imposer à un événement incontrô-
lable une forme significative de sa fonction dans la
perpétuation de la dynastie est emblématique des
contraintes politiques qui pèsent sur l’ensemble de la
reproduction.
« Toujours coucher, toujours grosse, toujours
accoucher »34 : la plainte que l’on prête à Marie
Leszczynska coïncide avec l’image courante des
reines et des princesses épuisées à force de grossesses.
Cette reine avait quelque raison de se plaindre, ayant
mis au monde onze enfants, dont des jumelles, en dix
ans. De façon plus tragique, la Grande Dauphine,
Anne de Bavière, sur son lit de mort, accuse son der-
nier fils d’avoir causé sa perte : il a quatre ans, elle ne
s’est jamais remise de sa naissance. Elle avait eu trois
enfants en moins de cinq ans, elle est morte à trente
ans, peut-être des blessures de son dernier accouche-
ment, sans aucun doute d’une mélancolie profonde
de princesse étrangère dont la transplantation avait
échoué. La reine Claude correspondrait sans doute le
mieux à l’image courante : elle a mis sept enfants au
monde en neuf ans et est morte treize mois après la
dernière naissance, à moins de vingt-cinq ans. Cepen-
dant, elle était parfaitement consciente de la nécessité
de multiplier les chances de survie de la nouvelle
128 Roi de France

branche des Valois-Angoulême. C’est encore pour des


raisons politiques entièrement assumées qu’Anne, sa
mère, ayant eu cinq enfants dont aucun n’avait sur-
vécu lors de son premier mariage, poursuit sa quête
d’un fils jusqu’à sa neuvième grossesse pour mourir
deux ans plus tard à trente-huit ans. Ainsi l’image
n’est pas fausse, mais elle demande à être examinée
plus en détail.
Dans l’ensemble, les dix-neuf unions n’ont donné
que soixante-dix enfants, une moyenne de 3,68 infé-
rieure à celle de l’ensemble des autres familles
régnantes en Europe — de 5,8 à 4,6 entre le début
du XVIe et la fin du XVIIIe siècle, pour ne pas parler
des paysannes du Perche qui mettaient plus de huit
enfants au monde si elles étaient mariées avant l’âge
de vingt ans.35
Deux des cinq unions stériles l’ont sans doute été
volontairement : pourvu de cinq enfants vivants
dont trois fils, François Ier n’attendait rien d’autre
d’Éléonore d’Autriche que des liens diplomatiques ;
la fécondité du mariage d’Henri de Navarre et de
Marguerite de Valois pouvait se révéler mortelle.36
Une des quatorze unions fécondes a été interrom-
pue par la mort de l’épouse dès la première naissance :
la Dauphine Marie-Thérèse-Raphaëlle d’Espagne est
morte le lendemain de ses couches à l’âge de vingt ans
sans qu’on puisse maintenant déterminer pourquoi.
Une autre union a été brisée par la disparition
conjointe des époux : après avoir mis au monde trois
enfants en six ans, la duchesse de Bourgogne a pré-
cédé de deux semaines son mari dans la mort, tous
deux victimes de l’épidémie de variole qui tue aussi
un de leurs fils ; ils avaient moins de trente-cinq ans.
Huit de ces quatorze unions ont été interrompues par
la mort de l’époux avant que l’épouse n’ait atteint l’âge
La reproduction 129

de la ménopause. Charles VIII est mort par accident,


François II, Charles IX et le Dauphin Louis-
Ferdinand sont morts de tuberculose, mais c’est dans
leur fonction royale que sont morts Henri II, combat-
tant dans le tournoi des fêtes de 1559, Henri IV, assas-
siné, et Louis XIII, épuisé par les tâches politiques et
militaires. Le veuvage a ainsi délivré Catherine et
Marie de Médicis : l’une à sa neuvième grossesse en
neuf ans, l’autre à sa sixième pendant le même temps,
l’une comme l’autre ayant de plus en plus mal à se
remettre de leurs accouchements. Deux ans après la
naissance de Louis-Dieudonné, Anne d’Autriche avait
mis au monde un deuxième fils et n’avait que
quarante-deux ans à la mort de son époux. Bien soi-
gnée après sa série de fausses couches, la Dauphine
Marie-Josèphe de Saxe avait mis au monde huit
enfants en quatorze ans et n’avait que trente-trois ans
lorsqu’elle est devenue veuve.
Marie-Thérèse a supporté vaillamment les fatigues
et les souffrances de six grossesses en douze ans : elle
y voyait la preuve de l’affection du roi, elle s’enor-
gueillissait de ce qu’il daignait l’honorer et le faisait
savoir. Trois ans après la naissance de son dernier
enfant, elle espérait encore une nouvelle grossesse,
elle n’avait que trente-neuf ans, mais même en res-
pectant l’usage et en finissant ses nuits dans le lit de
la reine, Louis XIV avait d’autres intérêts.
Seules Marie Leszczynska et Marie-Antoinette ont
résisté à leur devoir de reine et d’épouse chrétienne.
La première a demandé à en être dispensée après les
débuts malheureux d’une dixième grossesse, la
seconde a imposé des périodes d’abstinence à son
époux malgré la réprobation de son frère Joseph II
qui ne voyait là que caprice aristocratique. Car il est
vrai que, contrairement aux pratiques des ducs et
130 Roi de France

pairs contemporains, les couples de la famille royale


pendant la fin du XVIIe et tout le XVIIIe siècle avaient
continué à multiplier les naissances autant que la
maladie et la mort le leur permettaient. Marie-
Antoinette restait cependant soumise aux exigences
diplomatiques de la cour de Vienne ; en outre, avec
les années, elle était de plus en plus tentée de jouer
un rôle dans le gouvernement du royaume. Elle
savait que sa position n’était solide que pour autant
qu’elle procurait des héritiers à la Couronne. Dans un
ordre inédit et inversé, elle a modulé les faveurs
qu’elle accordait au roi : à partir de la naissance de sa
première fille, elle a obtenu presque trois ans de
répit, puis après la naissance du Dauphin encore
deux ans. Mais une fausse couche et la fragilité du
petit garçon l’ont obligée à rapprocher les naissances
de ses troisième et quatrième enfants, séparées seule-
ment de seize mois. Pourvu de quatre enfants en huit
ans, le couple royal a dû affronter ensuite la grande
lutte pour la possession de la souveraineté : lorsque le
Dauphin meurt le 4 juin 1789, la question est déjà
moins de transmettre la Couronne que de la garder.
Des soixante-dix enfants nés de l’ensemble de ces
unions, six sont morts à la naissance et sept autres
dans leur première année ; huit ont disparu entre un
et cinq ans, six entre cinq et huit ans. Vingt-sept
morts en tout, soit environ les deux cinquièmes des
naissances, une proportion légèrement supérieure à
la moyenne de la mortalité des enfants des familles
régnantes qui tournerait autour du tiers. Si la plu-
part des morts sont dues aux hasards des maladies,
une faiblesse congénitale a emporté cinq des six
enfants de Louis XIV et de Marie-Thérèse, et sept
des neuf issus d’Anne de Bretagne et de ses deux
époux. Louis XIV conserve un Dauphin, mais les
La reproduction 131

espoirs d’Anne s’effondrent à la dernière naissance.


Dans ses carnets, Louise de Savoie, mère de François
d’Angoulême, se souvient de ce 25 janvier 1512 :

Anne reine de France à Blois le jour de la sainte


Agnès eut un fils, mais il ne pouvait retarder l’exalta-
tion de mon César, car il avait faute de vie, en ce temps
j’étais à Amboise dans ma chambre, et le pauvre M. qui
a servi mon fils et moi en très-humble et loyale persé-
vérance m’en apporta la nouvelle.37

Telle est en effet la force du principe successoral :


le roi de France ne saurait disparaître faute d’héritier
direct.
Chapitre IV

L E M O R T S A I SI T L E V I F

« Le mort saisit le vif. » Venu du droit coutumier,


ce bel adage établit la saisie immédiate de l’héritage
par l’héritier, quelles que soient les exigences du sei-
gneur : il a souvent été utilisé pour justifier l’avène-
ment des très jeunes rois. Dans son raccourci brutal,
il rend compte de cette réalité élémentaire : tout
règne commence par une mort.

M O N C O U S I N , La juste douleur que je ressens de la


perte que je viens de faire du feu Roi mon très-honoré
Seigneur et Bisayeul, est d’autant plus vive, qu’en même
temps que la Divine providence m’a privé, en le retirant de
ce monde le premier de ce mois, des avantages que je
devais attendre de sa tendresse pour moi, son exemple et
son expérience consommée de l’art de régner auraient été
des Leçons vivantes dont j’aurais pu profiter, si Dieu avait
étendu ses jours autant qu’il lui avait donné de vertus
Chrétiennes et Héroïques. Au milieu de l’affliction que me
cause une perte si grande et qui m’est commune avec mes
Sujets, j’espère de la Misericorde divine qu’elle récompen-
sera éternellement sa piété, sa justice et son zèle pour la
Religion, c’est aussi l’objet de mes vœux et de mes Prières
à Dieu, et comme je désire qu’elles soient accompagnées
de celle de mes Peuples, je vous écris cette Lettre pour
Le mort saisit le vif 133

vous dire qu’aussitôt que vous l’aurez reçue, mon inten-


tion est que vous fassiez faire des Prières publiques dans
l’étendue de votre Diocèse, et m’assurant que par votre
exemple vous exciterez le zèle et la piété de mes Sujets, Je
prie Dieu qu’il vous ait, M O N C O U S I N , en sa sainte
garde. Écrit à Versailles le 5 septembre 1715.
Signé, LOUIS, Et plus bas, COLBERT.1

Aussi curieux qu’il y paraisse, c’est de septembre 1715


que date ce qui peut passer pour la première annonce
générale de la mort d’un roi, Louis XIV, et de l’avène-
ment de son successeur, Louis XV. Cette circulaire,
expédiée par les différents secrétaires d’État — ici, Col-
bert de Torcy2 — atteint tous les prélats, tous les gou-
verneurs, toutes les cours souveraines et à travers eux,
tous les sujets du royaume. Encore faut-il prendre
garde à sa forme et à son contenu. Le nouveau roi
n’annonce pas son avènement : il est le roi. En
témoignent sa signature, « Louis », le titre d’honneur,
« Mon Cousin », qu’il donne à l’archevêque de Reims,
premier pair de France, et la catégorie dans laquelle se
range ce texte, une « lettre royale » qui n’a besoin que
du petit sceau de cire rouge pour être immédiatement
exécutoire. De la même manière, la mort du prédé-
cesseur n’est mentionnée que pour mettre en valeur
les liens du roi avec son « très-honoré Seigneur et
Bisayeul » : autrement dit la position dans la généalogie
royale qui justifie la succession. Tout ceci, assez intem-
porel, pourrait convenir à n’importe quel événement de
ce type. Seule la manière dont sont formulés les regrets
sur le grand exemple à jamais disparu laisse entendre
la réalité : Louis a cinq ans lorsqu’il signe cette lettre
rédigée par les soins du régent, son cousin Philippe
d’Orléans.
Cependant ces éléments diplomatico-rhétoriques
134 Roi de France

ne sont que des marqueurs mobilisés autour de


l’objet essentiel de la lettre, qui n’est pas l’annonce,
mais bien l’ordre donné à tous les sujets de prendre
part, suivant leur place dans la hiérarchie sociale et
politique, aux prières solennelles pour le repos de
l’âme du roi défunt. Ainsi sont empruntés les canaux
de la publication cérémonielle : jusque-là, ils étaient
réservés aux événements heureux pour lesquels il
convient de rendre grâce à la Providence Divine, ren-
forcement du lignage par les mariages, puis par la
naissance des fils, succès militaires, rétablissement
de la paix.3 Le même enchevêtrement d’éléments du
rituel religieux et d’éléments d’information se
retrouve dans cette lettre, mais sur le mode inverse de
l’imploration de la Miséricorde de Dieu. Ce mode a
souvent servi par le passé, soit pour aider les reines
dans leurs tâches reproductrices, soit pour éloigner
des rois les menaces des maladies ou des blessures,
jamais pour leur mort. Au risque de l’enchaînement
très paradoxal qui marque la fin d’Henri II : le
9 juillet 1559, la municipalité de Paris doit se rendre
en procession prier pour la guérison du roi ; lorsqu’il
meurt le lendemain, rien d’autre que la rumeur ne
répand la nouvelle, jusqu’à ce que, un mois plus tard,
le 11 août, tous les corps constitués de la ville
reçoivent l’ordre d’aller saluer le cortège des funé-
railles.
Le silence officiel qui entoure la mort d’un roi et
l’avènement d’un autre, au moins jusqu’au début du
XVIIIe siècle, étonne puisque l’ordonnance de 1407
avait établi que les deux s’enchaînent en une succes-
sion immédiate. Il suggère que le passage d’un règne
à l’autre revêt un caractère incertain, dangereux.
Pour des raisons de circonstances d’abord : en met-
tant de côté l’exécution de Louis XVI qui, par défini-
Le mort saisit le vif 135

tion, nie toute possibilité de succession, sur un


ensemble de onze rois, quatre n’ont pas de fils, mais
laissent des reines en âge de procréer, cinq succes-
seurs n’ont pas atteint leur quatorzième année — âge
de la majorité royale, quatre autres ont moins de
vingt-cinq ans — âge de la majorité reconnue par le
droit romain et certaines coutumes du royaume.
Quatre morts ont lieu pendant une guerre extérieure,
trois pendant les conflits religieux, et parmi elles,
l’assassinat d’Henri III trouve un écho quelque vingt
ans plus tard dans celui de son successeur, Henri IV,
au moment où il s’apprête à mener une armée dans
le Saint Empire. L’urgence peut alors pousser le nou-
veau roi ou le Conseil de régence qui gouverne en
son nom à rompre le silence : en 1589, en 1610
comme en 1643, différentes autorités locales
reçoivent avec l’annonce de la mort d’Henri III,
d’Henri IV et de Louis XIII l’ordre de prendre les
mesures nécessaires pour empêcher les troubles.4
Cependant au-delà des aléas, il reste toujours des rai-
sons de fond qui tiennent au caractère personnel du
pouvoir royal : chaque mort détruit les liens que le
roi défunt a tissés et qui assuraient un certain ordre
dans sa Maison, dans son gouvernement comme
dans son royaume et dans ses relations avec les
autres états ; nul ne peut prévoir la manière dont le
successeur fera face à ses obligations.5 Chaque mort
est une « mutation » qui fait craindre le pire dans une
culture où le passé doit témoigner de sa permanence
pour assurer le présent.
136 Roi de France

PASSAGES

La tradition fait remonter à saint Louis la capacité


de léguer au successeur des paroles ultimes, « der-
niers propos », pieusement recueillis, qui doivent le
guider dans l’exercice de ses nouvelles fonctions. Cet
effort s’ajoute à la double obligation de mourir en
chrétien et de mourir en roi avec l’aide plus ou moins
adroite des clercs et des médecins. Tous les rois n’y
sont pas parvenus, certains ne l’ont même pas voulu.
Aucun des rois de la période moderne n’a atteint le
degré d’attention porté par Louis XI à la transmis-
sion de son pouvoir. On se souvient de l’entrevue
d’Amboise en septembre 1482, des discours et ser-
ments échangés entre le roi et le Dauphin, et de leur
transformation en une ordonnance authentifiée, puis
expédiée à tous les officiers du royaume. Par deux
fois, le roi est revenu voir son fils, le dernier qu’il lui
restait : à la fin du mois d’août 1483, décidé à mourir
au Plessis-lès-Tours dans le dénuement du pénitent
qu’il est devenu sous la conduite de François de
Paule, il annonce la dissolution de sa Maison, puis il
envoie à celui qu’il appelle déjà « le roi mon fils » le
chancelier avec les sceaux, deux cents archers de la
garde royale, ses chiens de chasse et ses chevaux, ses
oiseaux de proie, et son gendre, Pierre de Beaujeu,
pour assurer avec Anne de France le gouvernement
au nom du jeune homme qui entre dans sa treizième
année.
Les conditions de leur décès ont empêché cinq rois
d’avoir un contact quelconque avec leur succes-
seur. Charles VIII, jeune étourdi de vingt-huit ans,
court dans une des galeries supérieures du château
Le mort saisit le vif 137

d’Amboise, sa tête heurte le linteau d’une porte ; il


tombe quelques instants plus tard, les médecins le
jugent intransportable. Il meurt au bout de neuf
heures d’inconscience, au milieu des déjections des
hommes et des oiseaux, invoquant enfin Dieu, la
Vierge, saint Claude et saint Blaise, si du moins les
témoignages sont fiables. François II, jeune garçon de
seize ans, ne peut résister aux douleurs qui lui vrillent
le crâne : des cris, il passe à la prostration et s’éteint.
Six semaines d’agonie où il ne cesse de cracher du
sang laissent à Charles IX, vingt-quatre ans, le temps
de préparer sa mort : ultimes tentatives pour féconder
la reine, condamnation et exécution d’empoisonneurs
et de comploteurs réels ou supposés, puis, une fois la
justice royale passée, la pénitence et la communion,
le pardon aux chefs du complot, son frère, Alençon, et
son beau-frère, Navarre. Il meurt une couronne sur la
tête, entouré du chancelier et des autres grands offi-
ciers ; sa mère, Catherine de Médicis, est présente en
tant que régente temporaire en attendant le retour de
son frère Henri, roi de Pologne. En deux coups de
couteau, Ravaillac a tranché l’aorte : lorsque le car-
rosse rentre au Louvre, Henri IV est déjà mort, même
si les grands seigneurs qui l’accompagnaient ont
trouvé prudent de tenir jusque-là le décès secret. Il ne
reste à Louis XIII, neuf ans et demi, qu’à se rêver en
protecteur d’un père tant admiré : parlant de l’assas-
sin, il s’exclame : « Ah si j’eusse été là avec ma grande
épée je l’eusse tué ! »6, ce que Héroard ne manque pas
de consigner. Convaincu par son chirurgien de quitter
l’intimité du petit Trianon pour affronter la maladie
avec solennité, Louis XV se trouve de fait isolé dans
ses appartements de Versailles : la variole éloigne la
famille et les courtisans, à l’exception de deux
ministres, de quelques grands seigneurs et des filles
138 Roi de France

du roi, de toute façon sacrifiées. Soumis à toutes


sortes de tentatives médicales, il satisfait finalement à
ses obligations de catholique en présence des princes
du sang et des ministres convoqués dans sa chambre ;
mais dans les quelques mots que le Grand-Aumônier
croit devoir répandre pour maintenir le précédent du
Bisaïeul, s’il est question de repentance et du soulage-
ment des peuples, il n’y a rien qui s’adresse au succes-
seur retenu avec ses frères sur le grand escalier. Faut-
il en accuser l’opium que les médecins utilisent pour
réduire la douleur ? Faut-il y voir un désintérêt pour
ce jeune maladroit qui n’a toujours pas été capable
d’entrer dans la grande chaîne des générations ?
Louis XVI en tout cas se sent abandonné.
Deux rois ont consciemment marqué de la distance
vis‑à-vis de leur successeur : dans les deux cas, il
s’agit, non de fils, mais de cousins imposés par les
principes de dévolution. Louis XII a eu le temps de se
voir mourir : à cinquante-deux ans, il avait été sou-
vent malade et les quelques mois fastueux de son
union avec Mary Tudor l’ont épuisé. Il s’éteint à Paris,
au palais des Tournelles, entouré de son confesseur,
d’hommes d’armes qu’il avait menés en Italie et de
gentilshommes anglais de la suite de la reine : à aucun
moment, il ne fait un geste vers François d’Angou-
lême. Il y a quelque chose de pathétique chez ce roi
qui meurt sans fils : en dehors d’une hypothétique
grossesse de la reine dont il ne pourra de toute façon
connaître l’issue, il doit se plier à l’ordre auquel il a dû
la couronne et admettre que son successeur a toute
chance d’être ce jeune cousin qu’il a cru habile de
marier à l’aînée de ses filles contre l’avis de la reine
Anne et qui s’est révélé fantasque, prodigue, volage.
Ni le grand cérémonial de cour qu’il avait construit,
ni la garde des quarante-cinq gentilshommes qui
Le mort saisit le vif 139

l’entouraient ne protègent plus Henri III lorsqu’en


homme de guerre, il s’installe sur les hauteurs de
Saint-Cloud pour mener le siège de Paris révolté :
aussi est-il facile au moine Jacques Clément de
l’approcher au matin du 1er août 1589 et de le blesser
mortellement.7 Ce qui se passe dans la vingtaine
d’heures qui suit a fait l’objet de récits contradictoires
parce qu’orientés vers des buts précis : ses proches
ont vanté auprès du pape sa ferveur religieuse et son
appel à la miséricorde divine, ce qui laissait supposer
qu’il se repentait de l’assassinat des Guise et de l’arres-
tation du cardinal Charles de Bourbon ; les partisans
d’Henri de Navarre se sont attachés à répandre l’idée
que le roi mourant l’avait désigné comme son succes-
seur légitime. Une raison factuelle retient de croire à
cette dernière version : lorsque, averti de l’attentat,
Henri de Navarre accourt de Meudon où il a pris ses
quartiers, ni Henri III ni les médecins ne croient
encore la blessure fatale ; le roi a d’ailleurs dicté plu-
sieurs lettres en ce sens. Lorsque dans la journée, son
état ne laisse plus d’espoir, le roi ne manifeste pas le
désir de rappeler son cousin près de lui : Navarre ne
retourne à Saint-Cloud que dans la nuit lorsque la
nouvelle de la mort d’Henri III lui parvient. Ce qu’on
appelle un peu vite « l’alliance des deux Henri » n’était
qu’une « trêve accordée au roi de Navarre » : procla-
mée comme telle, elle permettait de se débarrasser
des attaques des forces protestantes et de faire entrer
Navarre dans la position d’un vassal obéissant.8 Ainsi
le roi de France avait-il pu réunir trente mille
hommes en armes autour de Paris. En aucun cas, ce
n’était une alliance politique, le roi entendait rester le
maître et si la dévolution de la Couronne devait, faute
d’héritier direct, désigner Navarre, Henri III n’avait
140 Roi de France

pas l’intention de lui faciliter le chemin tant qu’il


n’aurait pas accepté la nécessité de la conversion.
Blessé à la tête le 30 juin, Henri II parvient à bénir le
Dauphin quelques jours avant de mourir le 10 juillet.
François Ier, son père, avait eu au contraire le temps
et la force de maîtriser la progression de la maladie.9
Il décide des lectures pieuses qui sont faites à son che-
vet ainsi que du moment où les sacrements doivent
lui être administrés. Sachant bien que l’agonie d’un
roi pousse les courtisans à le déserter pour se rappro-
cher du successeur, il impose à ses conseillers pré-
férés et à ses familiers de rester près de lui jusqu’à la
fin. Par deux fois, il convoque le Dauphin : il lui parle
d’abord de la guerre et des relations avec le duché de
Savoie ; neuf jours plus tard, il lui confie le soin de ses
serviteurs, lui lègue ses biens personnels à charge de
doter sa dernière fille, Marguerite. La nuit de la mort,
le Dauphin revient demander la bénédiction pater-
nelle et les paroles affectueuses qui accompagnent
cette bénédiction le font défaillir. Autant qu’il l’a pu, le
roi a conjuré les dangers de la succession, la présen-
tant comme une continuité, alors qu’il était notoire
que le Dauphin n’avait jamais été son fils préféré et
que cet homme de vingt-neuf ans était depuis long-
temps en désaccord avec la politique, les conseillers et
même la maîtresse en titre de son père.
Louis XIII a la chance de mourir en laissant un fils,
et même deux.10 Malade depuis fin février, il s’installe
à Saint-Germain. Fin mars, il se voit mourant au
point de faire une confession générale et de commu-
nier, mais il résiste encore un mois à la pression de
ses conseillers avant de régler les questions dynas-
tiques : le 20 avril, il fait lire devant son héritier, son
épouse et toute la cour, les dispositions qu’il a prises
pour organiser la régence. Le lendemain, alors que le
Le mort saisit le vif 141

roi ne peut quitter sa chambre, le Dauphin est baptisé


et reçoit le nom de Louis-Dieudonné : le roi lui aurait
ensuite posé quelques questions, puis se serait tourné
vers Dieu pour lui recommander son fils. Le surlende-
main, le Parlement enregistre sur son ordre la réinté-
gration de son frère, Gaston d’Orléans, à tous les
droits que lui vaut sa naissance. Ce même jour,
22 avril, le roi reçoit de nouveau les sacrements de la
pénitence et de la communion : à cette occasion, ses
fils sont présentés à sa bénédiction. Ensuite le roi par-
tage ses forces déclinantes entre les décisions qui
relèvent de la politique quotidienne et le salut de son
âme. Le 13 mai, veille de sa mort, il décide de faire ses
adieux : paraissent d’abord devant lui, outre la reine,
le Dauphin et son frère, Gaston d’Orléans et le prince
de Condé, donc dans un premier temps, tous les por-
teurs du sang de saint Louis présents à la cour ;
viennent ensuite les gens de sa Maison. Il semble bien
que le roi n’a jamais prononcé quelques mots pour
préparer son fils à la tâche qui l’attendait, des « der-
niers propos » dignes d’être mémorisés, même par un
enfant qui n’avait pas encore cinq ans, et que l’on
aurait pu rapporter. Son espoir avait été de mener le
Dauphin jusqu’à sa majorité, d’abdiquer en sa faveur
et de finir sa vie dans la dévotion. La maladie qui
détruit cet homme de quarante-deux ans le soumet à
la reine, une femme dont il se méfie depuis long-
temps, mais qui, forte de sa position de mère, assu-
rera la régence, quelque précaution qu’il prenne pour
limiter son pouvoir. Cette femme ne quitte pas la
chambre où il se meurt, bonne épouse ou plutôt déjà
régente. Dès lors, le roi ne peut que recevoir la mort
comme une grâce dans un abandon qui le rapproche
du grand ancêtre, saint Louis : une manière indirecte
de transmettre le prestige affermi des Bourbons à son
142 Roi de France

successeur alors que la guerre fait rage avec les Espa-


gnols, eux dont les rois s’efforcent précisément de
vivre leur agonie comme une réplique de la Passion
du Christ.11
Alors qu’il ne lui reste qu’un arrière-petit-fils de
cinq ans, Louis XIV démontre une dernière fois
sa maîtrise de « l’art de régner ». Malgré la fièvre et la
gangrène, il saisit l’occasion de la célébration de
la Saint-Louis, le 25, pour faire un dernier repas
public, recevoir les sacrements et prendre congé.
Paraissent devant lui pour recevoir un mot aimable
ou ses dernières recommandations, des membres de
sa Maison, le maréchal de Villeroy qu’il nomme gou-
verneur du futur roi, son neveu, le duc d’Orléans,
qu’il a désigné comme régent, puis un autre prince du
sang, Conti, et les légitimés à qui il ordonne de vivre
tous en paix, enfin son épouse morganatique, Mme de
Maintenon. Sa faiblesse l’oblige à reporter au lende-
main la suite des adieux : sont convoqués les princes
et les princesses, trois cardinaux conseillers de sa
politique religieuse, les officiers de sa Maison mili-
taire. Après une interruption imposée par les méde-
cins et les chirurgiens, il fait appeler le Dauphin.
Installé par sa gouvernante, Mme de Ventadour, sur
un fauteuil au chevet du lit, l’enfant écoute son
arrière-grand-père :

Mon cher enfant, vous allez être un grand roi.


N’oubliez jamais les grandes obligations que vous avez
envers Dieu. Ne m’imitez pas, surtout dans les guerres
avec vos voisins. Soulagez votre peuple le plus que vous
pourrez. J’ai eu le malheur par les nécessités de l’État
de ne pouvoir le faire. Suivez les conseils des personnes
éclairées, sages et désintéressées. Songez que c’est à
Dieu que vous devez tout ce que vous êtes et n’oubliez
jamais les obligations que vous avez envers Madame de
Le mort saisit le vif 143

Ventadour pour tous les soins qu’elle a pris de vous


élever et qu’elle veut bien continuer encore.12

Comparés aux remontrances d’Amboise, ces


recommandations paraissent bien pauvres. Ce sont
les lieux communs du prince chrétien parvenu à
l’humilité et à la repentance sous la force des sacre-
ments qu’il vient de recevoir. Ils témoignent d’une
situation successorale apaisée : pourvu que cet enfant
grandisse sous la protection de Dieu et de sa gouver-
nante, le sang qu’il a reçu de ses ancêtres ne peut
manquer de faire de lui un grand roi.

LE TEMPS SUSPENDU :
LES FUNÉRAILLES ROYALES
DE CHARLES VIII À CHARLES IX (1498-1574)

Quand nos rois sont trépassés, c’est notre coutume


solennelle, transmise depuis la plus haute antiquité,
de les exposer au peuple dans leurs vêtements royaux
et de les servir comme s’ils étaient vivants. Oui, en
vérité, celui qui a été désigné ne doit ni ne peut accé-
der au pouvoir ni être publiquement salué comme roi
avant que, les rites consacrés au roi mort ayant été
accomplis, celui-ci n’ait été rendu à la terre de ses
ancêtres. D’où, comme on le présume habituellement,
il y a doute sur la question de savoir, dans cet inter-
valle de temps, qui est un quasi-interrègne, il y a
doute sur la question de savoir sous les auspices de
qui les diplômes doivent être publiés : sous ceux du
roi défunt, ou plutôt sous ceux de celui qui a reçu le
pouvoir dans le royaume, bien qu’il n’ait pas encore
été inauguré. Et celui qui sera bientôt inauguré, il a
144 Roi de France

plu [au Parlement] de le tenir pour déjà inauguré.


19 avril 1498.13

Rédigé douze jours après le décès de Charles VIII,


cet arrêt du Parlement de Paris témoigne d’une diffi-
culté ressentie jusqu’au début du XVIIe siècle. L’hom-
mage dû au roi mort semble exclure son successeur,
le roi vivant, de toute visibilité, de toute activité, au
point qu’au mépris de l’ordonnance de 1407 qu’ils ne
peuvent ignorer, les juges se permettent de parler de
« quasi-interrègne. »14
Le temps suspendu de cet hommage est borné par
le moment où le roi s’éteint dans l’un de ses châteaux
et celui où il est « rendu à la terre de ses ancêtres »,
soit la crypte de l’abbaye de Saint-Denis, à huit kilo-
mètres au nord de Paris. Dans la Chrétienté occiden-
tale et jusqu’au dernier tiers du XVIe siècle, si l’on
excepte le cas particulier des papes, successeurs de
saint Pierre et ensevelis dans sa basilique, les rois
de France et les rois d’Angleterre sont les seuls sou-
verains à jouir d’une nécropole. 15 L’abbaye de
Westminster abrite les tombes royales depuis le
XIe siècle et les restes d’un roi saint, Edward le Confes-
seur 16, elle bénéficie du prestige supplémentaire
d’être le lieu des couronnements ; l’abbaye de Saint-
Denis s’est développée autour des reliques du premier
évêque de Paris, martyrisé vers 250 et qu’une légende
a habilement confondu avec Denys l’Aréopagite, dis-
ciple de saint Paul et qui aurait reçu mission d’évan-
géliser la Gaule. Depuis le XIIe siècle, les liens entre le
saint, son abbaye et la dynastie capétienne se sont
développés : garde des rois morts, garde de la cou-
ronne, puis des autres insignes du pouvoir, protection
des rois au combat grâce aux reliques et à la bannière,
légitimation de la succession en ligne masculine avec
Le mort saisit le vif 145

la découverte du manuscrit contenant le texte de la


loi salique17. À partir de 1492 et d’Anne de Bretagne,
ces liens se renforcent encore puisque l’abbaye, en
accueillant le couronnement des reines, joue un rôle
dans la perpétuation de la dynastie.
Le lieu de la mort peut être relativement éloigné de
Saint-Denis, Amboise pour Charles VIII, Rambouillet
pour François Ier, Orléans pour François II : les dis-
tances ne sont pas telles qu’elles puissent rendre
compte des vingt-cinq jours de latence pour le pre-
mier, encore moins des cinquante-quatre pour le
second puisque le troisième atteint l’abbaye en qua-
torze jours. D’ailleurs, lorsque Henri II meurt à Paris
et Charles IX à Vincennes, l’un met trente-quatre
jours à rejoindre ses ancêtres, l’autre quarante-trois.
Au contraire, la dépouille de Louis XII, mort à Paris,
n’attend que onze jours. Ces variations dans le temps
dépendent de la manière dont sont déployés les élé-
ments rituels prévus par cette « coutume » que les
juges disent antique et dont l’essentiel paraît être
l’exposition et le service du roi mort « comme s’il était
vivant ».
De fait, en 1498, la « coutume » a subi des transfor-
mations récentes. Avant les crises successorales du
XIVe siècle, la dépouille du roi revêtue des habits et
insignes royaux était exposée quelques jours sur le
lieu du décès, puis portée dans un cercueil jusque
Saint-Denis en passant par Notre-Dame ; ainsi en
avait-il été de Philippe le Bel que ses trois fils accom-
pagnèrent portant le deuil en noir.18 De nouveaux
usages naissent de la rivalité des rois d’Angleterre et
de France, et plus précisément lors des morts rappro-
chées d’Henry V, le 31 août 1422 à Vincennes, et de
son beau-père, Charles VI, le 21 octobre suivant à
Paris. Deux ans plus tôt, le traité de Troyes avait fait
146 Roi de France

d’Henry et de ses descendants les héritiers de la cou-


ronne de France. Deux choses importaient aux grands
seigneurs anglais chargés d’organiser les funérailles :
d’un côté, il fallait montrer Henry en roi sur tout le
trajet qui devait le mener du château de Vincennes à
l’abbaye de Westminster, ce fut le rôle de l’effigie
— mannequin de cire portant vêtements et insignes
royaux — placée sur son cercueil ; de l’autre, il fallait
revendiquer l’héritage du royaume de France, ce fut le
rôle des acclamations qui succédèrent à la mise au
tombeau de Charles VI à Saint-Denis : « Vive Henry
par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre ! »
— il s’agissait d’Henry VI alors âgé de quelques mois.
À la mort de Charles VII, en 1461, son effigie figura
aux funérailles et le nom de son fils Louis fut acclamé
à Saint-Denis tandis qu’à Westminster, puis à
Windsor pour Henry VIII19, les cris d’avènement
continuaient d’associer les deux royaumes.
Dès lors, et à l’exception de l’enterrement de
Louis XI semblable à celui de n’importe quel cha-
noine de Notre-Dame de Cléry, les funérailles royales
françaises se conforment à l’exemple anglais, modulé
toutefois par ceux qui prennent en charge l’organisa-
tion de la cérémonie. Pour Charles VIII, le Grand
écuyer et le Premier chambellan profitent de la confu-
sion et défendent les positions des fidèles du roi
défunt ; ensuite les successeurs eux-mêmes désignent
un responsable parmi les dignitaires de la Maison du
roi mort, fournissent les fonds et surveillent les prépa-
ratifs avec plus ou moins de discrétion. Pressé d’impo-
ser ses droits, François Ier parvient à faire enterrer
Louis XII en onze jours, il se fait sacrer treize jours
après les obsèques, prenant le risque d’une grossesse
de la jeune veuve.20 Pour exalter la grandeur du
lignage royal, Henri II décide de réunir ses frères
Le mort saisit le vif 147

morts à leur père et il faut attendre que leurs


dépouilles soient transportées l’une de Tournon,
l’autre d’une abbaye proche de Beauvais : tous les élé-
ments du cérémonial en reçoivent une amplification
d’autant mieux venue qu’Henry VIII, le vieux rival en
magnificence, est mort deux mois auparavant. La des-
cription qu’en fait Jean du Tillet, greffier du Parle-
ment, devient la référence des grandes célébrations
funèbres jusqu’aux funérailles d’Henri IV.
Le temps suspendu se divise en différentes
séquences pendant lesquelles s’accomplit le parcours
royal jusqu’à Saint-Denis. Le service au roi vivant n’a
pas fait disparaître l’exposition du roi défunt : c’est
celle d’un chrétien sur son lit de mort, accompagné
des prières qui recommandent son âme à Dieu ; c’est
celle d’un souverain devant lequel viennent s’incliner
les grands officiers, les prélats et les proches. Les
veuves en âge de procréer ne peuvent se présenter : en
principe, elles ne doivent pas quitter leurs apparte-
ments pendant quarante jours. Cette première expo-
sition se réduit généralement à vingt-quatre heures,
une semaine pour Louis XII, mais on est en janvier.
Le cadavre est ensuite remis aux soins des méde-
cins : il ne semble pas que la recherche des causes
de la mort entre dans leurs préoccupations avant le
décès de Charles IX et les accusations d’empoison-
nement qui l’ont précédé. Il s’agit plutôt d’utiliser le
corps du défunt pour renforcer ses liens avec Dieu
et avec ses ancêtres : son cœur et ses entrailles, pré-
levés et enfermés dans des coffrets précieux, sont
confiés autant que possible à des fondations liées
à son lignage et qui vont démultiplier les prières. Le
cœur de Charles VIII rejoint Notre-Dame de Cléry où
son père repose ; ceux de Louis XII, d’Henri II, de
Charles IX sont déposés dans la chapelle fondée par
148 Roi de France

Louis d’Orléans en 1394 à l’église des Célestins à


Paris, mais le cœur de François Ier demeure au
prieuré de Haute-Bruyère, près de Rambouillet, celui
de François II à Sainte-Croix d’Orléans.21 Embaumé
pour préparer dans l’immédiat son accueil par ses
prédécesseurs et, quand Dieu en décidera, pour la
Résurrection, le reste du corps est enfermé sans orne-
ment dans un double cercueil de bois et de plomb.
Les hommages et les prières recommencent : pour
qu’en 1498, le Parlement puisse les considérer comme
le service dû au roi « comme s’il était vivant », il faut
que les insignes royaux — couronne, sceptre et main
de justice — aient été transportés depuis l’abbaye de
Saint-Denis et déposés sur le cercueil recouvert d’un
drap d’or. Ces objets, remis successivement à tous les
rois au cours de leur sacre, portent en eux la perma-
nence de la fonction royale.22 Tant qu’ils ne sont pas
revenus à Saint-Denis, on peut considérer en effet que
le roi est vivant.
L’effigie, progressivement détachée de la rivalité
avec les rois d’Angleterre, est un moyen supplémen-
taire d’affirmer la même chose : son réalisme, en par-
ticulier les yeux ouverts dans un visage de cire modelé
d’après le masque mortuaire, fait voir cette perma-
nence. Mais en retour, son emploi modifie le cérémo-
nial. À partir du moment où elle est revêtue des habits
royaux, enveloppée dans le grand manteau orné de
fleurs de lys, c’est l’effigie qui reçoit les insignes
royaux et donc les hommages. Pour Charles VIII et
Louis XII, elle n’apparaît que tardivement, juste avant
que le cercueil ne quitte le lieu du décès : posée sur lui
dans le premier cas, puis portée sur un autre charriot
pour le second, elle l’accompagne jusqu’à Saint-
Denis. Avec François Ier, mort le 31 mars 1547, l’effi-
gie n’apparaît que le 24 avril, treize jours après que le
Le mort saisit le vif 149

corps a été porté de Rambouillet au château de Saint-


Cloud, plus proche de la capitale et qui appartient
alors à l’évêque de Paris. Elle est exposée sur un lit de
parade dans une salle d’apparat tendue de tapisseries
précieuses, tandis que le cercueil demeure dans une
salle tendue de noir. Le service qui lui est rendu se
dédouble : hommage politico-religieux que tous les
grands personnages du royaume et les ambassadeurs
viennent rendre comme les y invitent les mains de
l’effigie jointes pour la prière ainsi que la croix et le
bénitier placés au pied du lit ; de façon plus person-
nelle, des repas lui sont présentés au déjeuner et au
souper par les officiers de sa Maison et par ses fami-
liers.
Cette nouvelle ramification rituelle s’est dévelop-
pée à partir de la rivalité avec les Habsbourg. Au
service de Marguerite d’Autriche, régente des Pays-
Bas, l’érudit Jean Lemaire de Belges avait accumulé
des matériaux tirés des sources gréco-romaines des-
tinés à exalter le destin impérial de sa maison : c’était
le moment où Maximilien, son père, faisait travailler
à un projet de chapelle funéraire dynastique. Passé à
la cour de France en 1511, Jean Lemaire offre à sa
nouvelle protectrice, la reine Anne, un traité manus-
crit sur les pompes funèbres antiques : les repas ser-
vis aux empereurs romains trouvent logiquement
leur place au pied de l’effigie de la reine dès les funé-
railles d’Anne en 1522. Malgré sa condamnation très
connue par les Pères de l’Église, cet usage païen se
maintient : tout au plus, la viande, le pain et le vin
sont-ils donnés aux pauvres.23
Contrairement à ce que dit l’arrêt du Parlement
dans un raccourci rhétorique, cette première phase
de l’exposition du roi « comme s’il était vivant » ne
concerne qu’un nombre restreint de personnes ayant
150 Roi de France

toutes, à quelque titre que ce soit, un lien direct avec


le roi. L’exposition « au peuple » commence lorsque
cercueil et effigie quittent le lieu du décès pour che-
miner sur les routes si le roi est mort en dehors de la
capitale ; elle se déploie pendant les deux à trois jours
où ils circulent dans les rues de Paris entre un pre-
mier service religieux dans une église limitrophe, un
second à Notre-Dame, puis le long du trajet final qui
mène à Saint-Denis. Tous ceux qui peuvent appro-
cher du cortège aperçoivent ce qu’ils ne pourraient
jamais voir autrement : non seulement le roi en
majesté — portant la couronne et tenant sceptre et
main de justice dans ses mains ouvertes — mais
encore l’ensemble des ornements et des armes reçus
au sacre, qu’ils relèvent de la permanence de la Cou-
ronne ou bien de la supériorité du roi sur tous les
seigneurs du royaume, l’épée de Charlemagne, la ban-
nière de France présente sur les champs de bataille et
le dais tout brodé d’or, repris des fêtes du Saint-
Sacrement. Tous ces objets sont portés par les offi-
ciers de la Couronne et de la Maison du roi, mais au
plus près de l’effigie, les présidents du Parlement ont
imposé leur présence : leur robe rouge des grandes
solennités dit à sa manière la permanence de la jus-
tice royale. À l’avant de ce segment central, les
pauvres et les différents ordres du clergé témoignent
des liens du roi avec Dieu ; le segment terminal exalte
sa puissance terrestre, force de son lignage avec les
princes de son sang, respect des puissances étran-
gères avec les ambassadeurs, importance de ses
fidèles avec les gentilshommes de sa Maison et les
hommes d’armes qui ferment la marche. La longueur
du cortège funèbre de François Ier a été évaluée à
mille cinq cents mètres : les funérailles sont sans
Le mort saisit le vif 151

doute alors la plus grande démonstration de la gran-


deur royale.
Démonstration ambivalente. Alors que l’effigie
montre le roi vivant, les vingt-quatre crieurs de la
ville de Paris, après plusieurs stations au Palais de
justice, parcourent les rues et les carrefours puis
prennent place dans la partie antérieure du cortège :
ils appellent tous les habitants à prier pour l’âme du
roi mort comme pour n’importe quel notable chrétien
décédé dans la ville. C’est à Saint-Denis que cette
opposition trouve sa résolution rituelle : lorsqu’après
un dernier service religieux, le cercueil et les insignes
royaux ont été descendus dans la crypte au plus près
des ancêtres, les officiers de la Maison du roi
viennent au bord de la fosse ouverte dans le dallage
déposer les marques de leurs fonctions ; la bannière
et l’épée sont abaissées, et du fond de la crypte, pro-
clamation est faite par trois fois : « Le roi est mort ! »,
puis la bannière et l’épée sont relevées et libèrent le
cri de l’avènement prononcé depuis le chœur de la
basilique : « Vive le roi… (énième du nom) ! »24 Si
publication il y a à ce moment, elle est restreinte à
l’espace consacré et aux participants du cortège, mais
elle ouvre sur le temps infini qui unit les rois passés
aux rois à venir. Au soir des funérailles, le Grand
maître réunit toute la Maison du roi défunt pour
un dernier repas et prononce sa dissolution. Ces pro-
clamations successives permettent au nouveau roi
d’établir sa présence à la cour et d’occuper enfin plei-
nement la place du mort.
152 Roi de France

LA DISPARITION DU « QUASI-INTERRÈGNE »
(1560-1610)

Ce qui était en discussion dans l’arrêt du Parlement


de 1498 relevait de questions pratiques. Depuis la
mort de Charles VIII, les maîtres des requêtes de son
hôtel continuaient d’expédier des lettres avec son
sceau ; parallèlement, le chancelier qui avait rejoint
Louis XII sur ses terres de l’Orléanais transmettait ses
décisions avec des sceaux à son nom. Ainsi le Parle-
ment se donne-t‑il l’illusion de maîtriser la confusion
en acceptant d’anticiper sur le cérémonial et ordonne
aux maîtres des requêtes de faire graver de nouveaux
sceaux.
Pour autant, doit-on croire que les nouveaux rois
soient ordinairement paralysés jusqu’à la proclama-
tion de leur avènement à Saint-Denis ?25 Les servi-
teurs directs d’un roi ne sont pas les seuls à devoir
leur charge à sa volonté : tous ceux qui, dans le
royaume, détiennent une part de son autorité doivent
en principe recevoir confirmation de son successeur ;
de même, les villes qui ont négocié leurs droits parti-
culiers pourraient se trouver dans l’obligation de
recommencer. S’il n’y est pas tenu en droit, puisqu’il
n’est pas héritier mais successeur du roi défunt, il est
de l’intérêt du nouveau roi de ne pas jeter le trouble
parmi les centaines de personnes qui administrent la
justice et les finances dans le royaume, encore moins
parmi les notables des villes. C’est aussi pour lui le
seul moyen immédiat de faire connaître son acces-
sion à la Couronne. Avec le chancelier qui se tient à
ses côtés et ne paraît pas aux funérailles, il fait donc
expédier au plus vite les lettres de confirmation des
Le mort saisit le vif 153

officiers de toutes les cours — à commencer par les


parlements, ainsi que de quelques villes. En remercie-
ment de ces grâces, officiers et villes offrent un don en
argent.26 Dans le même temps, le nouveau roi distri-
bue des terres à ses proches et procède aux nomina-
tions de ses fidèles : dans les onze jours pendant
lesquels s’est déroulé l’hommage à Louis XII, Fran-
çois Ier a choisi un secrétaire aux finances et pourvu
aux offices de connétable et de chancelier alors
vacants ; le lendemain même de la mort de son père,
Henri II a décidé qu’à l’avenir les membres de la Mai-
son du roi seraient maintenus dans leur charge27,
mais il a renvoyé les conseillers préférés et la maî-
tresse en titre de François Ier, il a mis fin à la disgrâce
du connétable de Montmorency et entamé avec lui
une transformation complète du Conseil et de ses rap-
ports avec les provinces et les pays étrangers. Aussi
est-il probable que la discrétion de Louis XII ait relevé
davantage de la prudence nécessaire à ses négocia-
tions avec la reine Anne en vue de leur mariage que
d’un « quasi-interrègne ».
Son attitude, cependant, avait paru donner une
cohérence à deux séries de faits jusque-là disjoints :
d’un côté, l’usage de l’effigie né des rivalités avec les
rois d’Angleterre, de l’autre, l’absence des fils aux
funérailles de leur père qui lui est antérieure et s’est
répétée pour des raisons à chaque fois différentes
depuis la mort de Charles V en 1380. En 1498, le Par-
lement interprète l’abstention de Louis XII comme
une exclusion nécessaire, conséquence logique des
hommages dus au roi vivant de l’effigie : l’absence du
successeur se trouve intégrée dans la coutume et s’y
fige. Pour se montrer en public, il ne reste au nouveau
roi que la possibilité de venir prier devant le corps ou
le cercueil du prédécesseur et donner l’eau bénite, ce
154 Roi de France

qui le limite au rôle de bon chrétien. Seul François Ier


a osé paraître au service funèbre de Louis XII à Notre-
Dame, enveloppé du grand manteau du deuil royal
pourpre sombre à longue traîne ; Henri II a été cri-
tiqué pour avoir regardé passer le cortège de son père
et de ses frères alors qu’il se tenait caché dans une
maison de la rue Saint-Jacques.28
Le cérémonial des funérailles tel qu’il s’est déve-
loppé depuis la fin du XVe siècle présente donc un
double inconvénient : il attire l’attention sur la mort
du prédécesseur et sur l’instabilité qu’elle risque de
provoquer ; il restreint la capacité de mouvement du
nouveau roi. Il rend ainsi difficile le passage d’un
règne à l’autre. Les bouleversements de la fin du
XVIe siècle et du début du XVIIe entraînent la destruc-
tion de ce parasitage cérémoniel.
Lorsque François II s’éteint à Orléans le 5 décembre
1560, les États généraux qu’il y avait convoqués sont
prêts à se réunir : partout dans le royaume la désigna-
tion des députés est terminée, l’ouverture doit avoir
lieu le 13 dans la grande salle qu’il a fait construire. La
question n’est pas alors celle de l’activité cachée de
son successeur. Charles, le nouveau roi, premier des
frères cadets, a dix ans : il s’agit de savoir qui va exer-
cer le pouvoir en son nom. Les précédents désignent
les princes du sang, oncles ou cousins. Or, Louis de
Condé sympathise avec la Réforme : compromis dans
une conjuration au printemps précédent, il vient
d’être condamné à mort.29 De leur côté, les Guise, qui
s’affirment comme les défenseurs du catholicisme, ne
veulent rien perdre d’une influence renforcée sous le
court règne de François II. Dans toutes les provinces,
les troubles se multiplient. Dix-huit mois plus tôt, à la
mort d’Henri II, les rites s’étaient étendus sur trente-
quatre jours. Contre le temps suspendu de l’hommage
Le mort saisit le vif 155

cérémoniel, la reine mère, Catherine de Médicis et


Michel de L’Hospital, qu’elle avait fait nommer chan-
celier, choisissent l’action immédiate : le lendemain
de la mort de François II, son successeur préside le
Conseil et lui enjoint de donner la régence à sa mère ;
la date d’ouverture des États généraux est mainte-
nue.30 Le 13 décembre, Charles IX fait son entrée dans
la grande salle, entouré de sa mère, de son frère puîné,
des princes du sang dont Condé rentré en grâce, des
officiers de la Couronne, de son Conseil et de nombre
de grands seigneurs ; il procède à l’ouverture des tra-
vaux. Six jours plus tard, la dépouille de François II
arrive à Saint-Denis dans un isolement total : seuls les
deux gouverneurs du jeune roi défunt et l’évêque de
Senlis, un vieillard aveugle, l’accompagnent. Il ne sub-
siste pas de relation officielle de ce pauvre enterre-
ment dont les frais ont été avancés par l’un des
médecins du roi.31 Sans doute la reine mère avait-elle
jugé suffisante la remise solennelle du cœur du roi
défunt à la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans.
Autour de cette éclipse du grand cérémonial funé-
raire, les principes de la succession sont de nouveau
énoncés. S’appuyant sur l’ordonnance de 1407, le
Conseil du 6 décembre avait affirmé : « Suivant la loi
du royaume, l’autorité royale ne meurt point, le mort
saisit le vif, et l’autorité passe sans interruption du
roi défunt à son successeur légitime. »32 Trois ans
plus tard, alors que Charles IX, entrant dans sa qua-
torzième année, inaugure sa majorité en grande céré-
monie au parlement de Rouen, Michel de L’Hospital
revient sur le moment de ce qu’il appelle « la créa-
tion » du roi en France :

Ils [nos majeurs et prédécesseurs] ont voulu pour-


voir aux inconvénients qui pourraient advenir durant
156 Roi de France

le temps et espace qui est entre la mort d’un roi et la


création du successeur. Tels inconvénients s’aper-
çoivent dans tous lieux où il y a interrègne. […] Pour
à quoi obvier, nosdits majeurs ont ordonné comme loi
perpétuelle, que jamais le royaume n’est vacant : ains
il y a continuation de roi à roi, et que sitôt que le roi a
l’œil clos, aussitôt nous ayons roi, nous ayons sei-
gneur et maître, sans attendre couronnement, onction
ni sacre, sans attendre toute autre solennité.33

Ce que L’Hospital évoque lorsqu’il parle des


« inconvénients » qui adviennent partout où il y a
des interrègnes, ce sont les troubles de l’Empire
romain connus de ses auditeurs érudits, mais aussi
les émeutes qui viennent d’avoir lieu à Rome lors de
la mort du pape Paul IV en 1559 ; ce sont les négo-
ciations que Charles Quint a dû mener pour faire
reconnaître son fils comme héritier des différentes
couronnes d’Espagne et encore ses tractations avec
les princes électeurs du Saint Empire romain germa-
nique pour préparer l’accession de son frère à la cou-
ronne impériale. Bien sûr, derrière ces arguments,
s’entend aussi la crainte du développement des vio-
lences dans le royaume. La paix civile en France
tient à l’efficacité du principe de dévolution.
Dans la déclaration du Conseil aussi bien que dans
le discours du chancelier, les juristes contemporains
peuvent reconnaître une juxtaposition de sentences
prises de sources différentes.34 La prescription conte-
nue dans l’ordonnance de 1407 — « sitôt que son père
est allé de vie à trépas, [le fils premier né] doit être
tenu pour Roi » — a attiré une règle venue du droit
coutumier qui lui donne un aspect plus concret : « Le
mort saisit le vif. » Appliquée isolément à la succes-
sion royale, cette formule était gênante puisqu’elle
Le mort saisit le vif 157

concernait la saisie immédiate d’un fief par l’héritier


quels que soient les droits du suzerain alors que tout
l’effort des théoriciens depuis la fin du XVe siècle ten-
dait précisément à prouver que le royaume n’était
pas un véritable héritage. C’est ici que le droit cano-
nique intervient : l’affirmation de Michel de L’Hospi-
tal, « l’autorité royale ne meurt point », est une
reprise de la règle « Dignitas non moritur », où la
dignité désignait depuis la fin du XIIe siècle la charge
ecclésiastique qui passait d’un détenteur à l’autre en
demeurant toujours semblable, immortelle. Étendue
aux charges laïques, la notion de dignité éternelle
convenait particulièrement bien aux pouvoirs des
empereurs et des rois : elle donnait une grandeur sup-
plémentaire à la Couronne. Que la royauté fût une
dignité pouvait aussi signifier qu’elle n’était pas la
propriété du roi, ce que l’avocat Philippe Pot avait
avancé aux États généraux de 1484, mais cet aspect
demeure caché dans les discours des années 1560 : ce
qu’il importe alors de faire valoir, c’est qu’à partir du
moment où le pouvoir royal est une dignité, il est
perpétuel, son exercice ne peut connaître ni interrup-
tion ni suspension. La « création du roi » s’enchaîne
immédiatement à la mort du prédécesseur.
À condition que le cérémonial ne vienne pas contre-
dire cette immédiateté. Si l’hommage funèbre à
Charles IX s’étire sur quarante-trois jours, c’est qu’il a
fallu gagner du temps en attendant des nouvelles de
Cracovie.35 Ensuite les circonstances exceptionnelles
— deux assassinats, un successeur mineur —, modi-
fient profondément les relations entre mort et avène-
ment.
En août 1589, dans la mesure du possible, Henri IV
a voulu faire reproduire les séquences des funérailles
royales : il y allait de sa propre légitimité. Le corps
158 Roi de France

embaumé d’Henri III est exposé quelques jours : ceux


qui viennent lui rendre hommage reconnaissent par
là même la succession du roi de Navarre. Cependant,
l’urgence impose de ne pas attendre l’accomplisse-
ment de tous les rites coutumiers : le nouveau roi
s’est installé dans la maison du défunt la nuit même
de la mort de celui-ci. Le lendemain, profitant de
l’usage traditionnel de la confirmation des privilèges
urbains, il fait connaître son accession aux princi-
pales villes du royaume ; le 4, il adresse à toutes les
cours souveraines une déclaration où, en échange de
sa promesse de protéger la religion catholique et de
s’y faire instruire, il a obtenu l’allégeance officielle et
la signature d’un certain nombre de grands sei-
gneurs. Ce n’est pas un cortège qui accompagne le
défunt jusqu’à sa tombe, mais une véritable armée
qui entoure sa dépouille. Il n’y a pas d’effigie, encore
moins d’insignes royaux puisqu’ils sont dans les
mains des Ligueurs, mais un roi vivant et en armes
qui assure la protection de son prédécesseur mort :
après une première station à l’abbaye de Poissy, le
convoi contourne Paris et Saint-Denis, tenus par la
Ligue ; le roi et ses troupes le quittent à Clermont-en-
Beauvaisis pour aller se battre en Normandie. Près
de Compiègne, ville fidèle à ceux que l’on appelle les
Royaux, l’abbaye de Sainte-Corneille, fondée au
IXe siècle, accueille les restes du roi défunt auprès de
deux souverains carolingiens et d’un capétien. Un
dernier office y est célébré le 16 août.36
L’assassinat d’Henri IV, une vingtaine d’années
après, donne l’occasion de trouver la forme cérémo-
nielle qui convient à l’immédiateté de la succession.
Le jour même, tandis que les conseillers du défunt
conjurent Marie de Médicis de se ressaisir, une délé-
gation apporte au Louvre l’arrêt que le Parlement
Le mort saisit le vif 159

vient de prendre à peine trois heures après la mort du


roi et qui reconnaît la régence à la mère du nouveau
roi. Si tous sont d’accord pour éviter d’en appeler aux
États généraux ou de confier le gouvernement aux
princes du sang, Soissons et Condé, il n’est pas ques-
tion pour la reine et les conseillers de laisser l’initia-
tive au Parlement sur une question si importante.
Une lettre signée du roi Louis est envoyée aux parle-
ments de province pour leur annoncer l’assassinat de
son père et leur ordonner de maintenir les sujets dans
l’obéissance, en particulier d’empêcher la remise en
cause des édits de pacification religieuse.37 Parallèle-
ment, les membres du Parlement de Paris reçoivent
l’ordre de se préparer pour le lit de justice que le roi
tiendra le jour suivant. Dans la Grand’salle du
couvent des Augustins, ils font dresser l’estrade, sur-
montée du dais et installer le fauteuil rempli de cous-
sins où le roi va siéger.38 Des décisions concernant
l’ensemble du royaume ont déjà été prises dans ce
cadre, mais le véritable précédent de cette séance a eu
lieu le 17 août 1563 au parlement de Rouen lorsque
Charles IX a inauguré sa majorité.
Au matin du 15 mai 1610, lendemain de la mort de
son père, le nouveau roi fait son apparition hors du
Louvre : précédé des gardes qui battent tambour pour
annoncer sa progression, il monte un cheval blanc,
porte une couronne et l’habit pourpre foncé du deuil
royal, son frère cadet le suit, puis les princes du sang,
les grands seigneurs, les officiers de la Couronne, des
gentilshommes à pied, enfin, dans des carrosses, la
reine, toute vêtue de noir, et les princesses et dames
de la cour. C’est donc un impressionnant cortège qui
rejoint la Seine et la traverse au Pont-Neuf pour
atteindre le couvent des Augustins. Les membres du
Parlement accueillent le roi, revêtus de la robe rouge
160 Roi de France

des occasions solennelles. Après que la reine, pour


laquelle un fauteuil a été rajouté sur l’estrade à la
droite de celui du roi, a prié le Parlement de prodiguer
ses conseils au roi son fils et fait mine de se retirer,
Louis XIII, de sa voix de garçon de huit ans et demi,
demande à la cour son avis sur la proposition qu’il a
« ordonné au chancelier » de lui présenter. Il s’agit
bien sûr de donner la régence à la reine mère. Suivent
les discours du chancelier et du premier président,
puis le chancelier sollicite dans l’ordre l’avis du roi, de
la reine, des membres du Parlement, enfin des princes
du sang, des ducs, des pairs et des officiers de la Cou-
ronne. Le procureur général justifie cette procédure
exceptionnelle et propose de passer à la publication
de la déclaration royale. Après avoir fait ouvrir les
portes de la salle, ce qui constitue la première étape
de la publication de tout acte officiel, le chancelier lit
le texte de la déclaration :

Le Roi séant en son lit de Justice, par l’avis des


Princes de son sang, autres Princes, Ducs, Pairs et offi-
ciers de la Couronne, ouï et requérant son Procureur
général a déclaré et déclare la Reine sa mère, régente
de France pour avoir soin de l’éducation et nourriture
de sa personne et de l’administration des affaires de
son royaume pendant son bas-âge. Et sera le présent
arrêt publié et enregistré en tous les bailliages et séné-
chaussées et autres sièges royaux du ressort de la Cour
et en toutes les autres cours du Parlement de son
royaume.39

Lorsque Louis XIII et son entourage quittent le


couvent des Augustins, la foule, accourue à la nou-
velle de cet événement inédit, acclame le roi. Ces
vivats désordonnés, lancés dans l’espace ouvert de la
ville, précèdent de six semaines ceux qui doivent être
Le mort saisit le vif 161

proférés dans le chœur de l’abbaye de Saint-Denis.


Une forme cérémonielle a été trouvée pour rendre
manifeste l’enchaînement immédiat de la mort et de
l’avènement. Mais la complexité de son déroulement
et le sens des discours dépassent de beaucoup la ques-
tion pratique de la succession.
Ce qui s’est vu dans la Grand’salle des Augustins au
moment de l’institution de la régence, c’est le roi
créant la loi. Ce qui peut s’interpréter de deux maniè-
res complémentaires : sa capacité à dire la loi est la
preuve qu’il est roi, et il peut dire la loi parce qu’il ne
lui est pas lié, suivant l’antique sentence, « Princeps
legibus solutus est ». Dans les années 1570, le juriste
Jean Bodin avait fait de cette liberté créatrice le prin-
cipe même de la souveraineté « absolue » sans
laquelle il n’y a pas de paix civile. Que cette liberté
puisse être exercée par un enfant ne peut plus être
remis en question : la victoire d’Henri IV a imposé la
primauté du sang royal et son rôle de principe actif
dans ce que Michel de L’Hospital avait appelé un peu
dangereusement peut-être la « création du roi ». Dans
son discours, le premier président avait reconnu dans
le jeune garçon « l’image vive du défunt » comme
seule la filiation peut en produire. C’est au nom de
cette primauté que le Parlement a dû accepter la pré-
sence, parmi les princes du sang, du fils du comte de
Soissons, Louis de Bourbon, âgé de six ans. Et c’est
pour montrer la grandeur de la souveraineté royale
que les seigneurs et les dames de la cour ont été admis
nombreux dans la Grand’salle des Augustins.
Le cérémonial funéraire s’étire ensuite pendant
quarante-sept jours. Cette lenteur retrouvée permet
l’organisation du Conseil autour de la régente et
l’apaisement des tensions que le choc de la nouvelle a
fait naître dans les provinces. Les rites religieux
162 Roi de France

prennent particulièrement soin de cette âme qui n’a


pu bénéficier des derniers sacrements ; ils doivent
aussi témoigner de la pureté de la foi catholique du
roi converti. Quant aux hommages, ils sont à la
mesure du maître d’un grand royaume ; les services à
l’effigie sont magnifiques ; le cortège final comprend
neuf cents religieux, tous les membres des trois cours
souveraines siégeant à Paris, ainsi que ceux de la
municipalité sont invités à y participer.
Or la mise en place de ce cortège donne lieu à un
conflit entre l’évêque de Paris et l’évêque d’Angers,
Grand Aumônier, d’une part, et les présidents au
Parlement de l’autre.

DISPUTES AUTOUR DE L’EFFIGIE

On consulta les anciens mémoires […]. Tous ces


monuments s’accordaient en ce point : savoir que
l’Évêque de Paris était le Curé du Roi, d’où il résultait
qu’il était du devoir de ce Prélat d’administrer les
choses saintes au Roi ; qu’ainsi il devait inhumer le
corps du Prince, et par conséquent suivre immédiate-
ment le cercueil, et non l’image en cire, qui ne contient
pas la dépouille mortelle du Roi, mais qui la représente
au contraire dans toute sa majesté, comme le chef de
la justice : que si le Parlement environnait cette image
de ses robes rouges, ce n’était point pour se faire hon-
neur, mais pour représenter le Roi dans toute sa splen-
deur : qu’autrefois l’image était placée sur le cercueil ;
ce qui pouvait être cause que la place de l’Évêque avait
été marquée aux pieds de cette image ; mais que dans
la suite sur l’observation qu’on fit qu’il ne convenait
pas que le sujet des obsèques fût dessous l’image qui
Le mort saisit le vif 163

représentait le Roi comme vivant, on avait séparé le


corps d’avec l’image, et l’Évêque d’avec le Parlement.40

La querelle ne trouve pas de bonne solution. En


tant qu’évêque de Paris, Gondi a eu la préséance sur
les autres prélats au couronnement de la reine le
13 mai ; lui et Charles Miron, le Grand Aumônier,
sont des serviteurs fidèles du pouvoir royal. Marie de
Médicis les autorise à marcher près de l’effigie, si bien
que, contrairement à l’usage, Gondi se trouve loin du
cercueil au moment où celui-ci doit être confié aux
religieux de Saint-Denis ; après un moment de confu-
sion, un capitaine des gardes s’en charge. Aussi bien,
la reine n’a-t‑elle pas voulu entendre l’argumentation
des présidents : pour elle, comme pour ses conseillers,
le lit de justice du 15 mai l’a rendue obsolète.
Ce que le Parlement défend, en effet, arguant de ses
robes rouges, c’est en premier lieu une conception
restreinte du pouvoir royal, un roi « chef de la jus-
tice ». En 1547, les usages de la chancellerie l’avaient
imposée à Henri II dans la lettre de confirmation
écrite au Parlement de Paris au lendemain de la mort
de son père : « Il faut après avoir regardé à ce qui est
nécessaire faire pour le Salut de l’âme du Défunt,
que nous pourvoyons aux autres choses concernant
la conduite de notre État dont la justice qui fait
régner les Princes est la première partie… »41 C’est sur
cette base que les parlementaires parisiens avaient
refusé d’accueillir l’inauguration de la majorité de
Charles IX, la jugeant inutile. S’adressant au roi, ils
poussaient à l’extrême les déclarations sur l’immédia-
teté de la succession : « Quand vous ne seriez âgé que
d’un jour, vous seriez toujours majeur quant à la jus-
tice, comme si vous aviez trente ans… »42, mais c’était
pour mettre en valeur leur propre rôle puisqu’ils
164 Roi de France

affirmaient que cette justice « est administrée par la


puissance que le Créateur vous a donnée, et en votre
nom ». À les suivre — « Aussi la parure rouge dont
nous sommes vêtus es exèques des Roys, enseigne
qu’ils ne sont morts pour la justice » —, les parlemen-
taires n’étaient pas seulement les administrateurs de
la principale fonction du roi, mais les garants de
l’immortalité de cette fonction. Ils se trouvaient ainsi
en porte‑à-faux par rapport à la progression des for-
mulations théoriques : ils continuaient d’affirmer que
la justice ne meurt pas alors qu’au même moment,
Michel de L’Hospital parlait de l’immortalité de la
dignité royale dans toute son étendue.
De la même manière, lorsqu’en 1610, les parlemen-
taires invoquent la « majesté » royale, peuvent-ils
ignorer l’équivalence que Bodin avait établie : « La
souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle
d’une République, que les Latins appellent majesta-
tem » ?43 Sans doute sont-ils persuadés que leur fonc-
tion dans l’enregistrement et la publication des lois,
et les remarques qu’ils sont autorisés à faire en cette
occasion, leur assurent une participation permanente
à la souveraineté. À l’opposé de la reine et de ses
conseillers, ils voient dans le lit de justice qui vient
d’avoir lieu une reconnaissance éclatante de cette
participation. C’est d’ailleurs le sens de leur lutte
pour inclure la mention de l’arrêt du 14 mai dans la
déclaration du 15. En défendant leur place dans le
cortège, ils disent assez clairement que sans eux,
l’effigie n’est qu’un simulacre : « Si le Parlement envi-
ronnait cette image de ses robes rouges, ce n’était
point pour se faire honneur, mais pour représenter le
Roi dans toute sa splendeur. » Représenter s’entend
ici dans le sens usuel de mettre sous les yeux en
même temps que dans le sens juridique de pouvoir
Le mort saisit le vif 165

agir à la place d’un absent. 44 Dans le passage du


Recueil des Roys qui les inspirait, du Tillet avait sim-
plement parlé de faire honneur aux rois. Mais si les
robes rouges représentent la souveraineté, que reste-
t‑il à l’effigie dans son grand manteau fleurdelysé,
que reste-t‑il à la couronne, au sceptre et à la main de
justice remis au sacre à chaque roi ? On peut saisir la
différence entre les royautés de France et d’Angle-
terre à partir du même objet : lors de funérailles d’Eli-
zabeth Ire en 1603, ce sont les vêtements utilisés à
l’ouverture des sessions du Parlement et désignés
sous le nom de « robes d’office »45 qui enveloppaient
son effigie.
Pour autant qu’elles concernent le cérémonial lui-
même, ces questions ont disparu en même temps
que l’effigie aux funérailles de Louis XIII et de ses
successeurs ; pour autant qu’elles concernent les rap-
ports entre le roi et les parlements de son royaume,
elles nourrissent des conflits récurrents jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle.

LE VIVANT, LES MORTS ET DIEU

Le transfert de cérémonial opéré dans l’urgence en


mai 1610 trouve à se réemployer en mai 1643.46 Le
nouveau roi n’a pas cinq ans et c’est en lit de justice
que la régence pleine et entière doit être confiée à la
reine mère au mépris des dispositions établies le
20 avril par Louis XIII. Cependant, la guerre ouverte
depuis 1635 a réclamé des ressources fiscales supplé-
mentaires et le Parlement n’a cessé de s’y opposer.
Pour empêcher que le lit de justice inévitable ne
166 Roi de France

marque la première apparition du roi en public, la


reine et ses conseillers décident de compliquer le par-
cours cérémoniel. Avant même de quitter Saint-
Germain, ils font expédier une lettre du roi à la muni-
cipalité de Paris, l’exhortant à y maintenir l’ordre
« nonobstant cette mutation »47 qui vient d’avoir lieu.
Au lendemain de la mort de son père, Louis XIV
accomplit une sorte d’entrée dans la capitale : ses
gardes ouvrent la voie, sa mère, son frère, son oncle
l’entourent dans son carrosse ; le premier écuyer, à
cheval, porte son épée ; le gouverneur et la municipa-
lité au grand complet l’accueillent et l’assurent de leur
soumission. Des vivats l’accompagnent jusqu’au
Louvre. Pendant deux jours, les députations des diffé-
rentes cours siégeant à Paris tentent d’être reçues par
le roi ou au moins par la régente. Le 18, avant le début
du lit de justice, le roi, sa famille, ses officiers, ses
gardes et sa suite se rendent en cortège à la Sainte-
Chapelle, construite sur l’ordre de saint Louis : ils
entendent une messe sous la protection des reliques
parmi lesquelles figure le crâne de l’ancêtre fonda-
teur. Quant au lit de justice lui-même, il se déroule
suivant le précédent de 1610, si ce n’est que Gaston
d’Orléans et Henri de Condé se démettent d’eux-
mêmes du rôle que Louis XIII avait prévu de leur
donner.
Ainsi, à quelques modulations cérémonielles
près, l’avènement de Louis XIV reproduit celui de
Louis XIII. Les funérailles de ce dernier marquent au
contraire une rupture complète avec celles d’Henri IV.
Il ne s’agit pas seulement de la disparition de l’effigie,
il s’agit aussi de la disparition des grands cortèges qui
avaient traversé Paris en plusieurs stations avant de
prendre le chemin de Saint-Denis. Il n’y a plus désor-
mais d’occasion d’apercevoir le cercueil, ni « l’image
Le mort saisit le vif 167

vivante » du roi portant les insignes de son pouvoir.


Quant aux participants des cortèges qui avaient eu
l’honneur de marcher plus ou moins près du défunt,
ils sont immobilisés dans l’espace clos de la basilique
par les soins du maître des cérémonies et de ses assis-
tants pour la première des célébrations solennelles le
22 juin, puis se retrouvent dans les mêmes conditions
à Notre-Dame, cinq jours plus tard.
Il serait tentant de voir dans cette simplification un
retour du roi à sa condition de chrétien ordinaire.48
Ce serait oublier que l’intérêt même du successeur
continue d’exiger l’exaltation de la grandeur royale :
c’est bien ainsi que l’entendent les rédacteurs de la
lettre de Louis XIV au maître des cérémonies et au
capitaine de ses gardes pour la préparation du 22 juin
à Saint-Denis « ainsi qu’il convient à l’honneur du lieu
et à la majesté royale ».49 Il s’agit plutôt de nouveaux
moyens d’expression dont le schéma général rejoint
les usages espagnols : Anne d’Autriche en était évi-
demment familière et elle n’aurait jamais pensé que le
prestige de sa maison d’origine en fût affaibli.
Alors que la cour a déserté Saint-Germain pour
suivre le nouveau roi dans les manifestations de son
avènement, le corps de Louis XIII reste exposé quatre
jours sur un lit de parade : la dépouille, simplement
vêtue d’une chemise et d’un bonnet blancs, un cruci-
fix dans les mains, reçoit l’hommage des seuls gens de
sa Maison, des fidèles ; elle est entourée de prières
ininterrompues. Le 19 mai, lendemain du lit de jus-
tice, le premier gentilhomme de la Chambre et le
maître des cérémonies reviennent à Saint-Germain.
Le corps est enfermé dans le cercueil : un convoi où
figurent quelques grands seigneurs le conduit directe-
ment à Saint-Denis où il arrive de nuit, à la lumière
des flambeaux. Le cercueil est installé la tête tournée
168 Roi de France

vers l’autel, les insignes royaux posés sur le drap mor-


tuaire qui le recouvre. Si l’on tient compte des cent
messes basses et d’une messe solennelle par jour pen-
dant cinq semaines, puis des centaines de « pauvres »
vêtus de noirs et portant des flambeaux, et des 14 700
cierges consumés au service solennel du 22 juin, il ne
peut s’agir des funérailles d’un simple chrétien.
D’autant que les rites suivent scrupuleusement le
déroulement habituel jusqu’aux cris de proclamation
du nouveau roi. Enfin, le 27, une nouvelle cérémonie
est célébrée à Notre-Dame en présence de la reine :
devant un catafalque entouré de lumières, l’oraison
funèbre présente le roi dans sa grandeur et dans ses
faiblesses.
Ce qui se déploie en effet, c’est le retour du roi à son
seul juge, Dieu. Le dernier volet de la construction
d’une théorie de la souveraineté absolue s’achève en
effet avec l’affirmation du droit divin des rois. Cela
peut s’entendre comme la conséquence ultime de
l’institution divine de tout pouvoir terrestre, mais
aussi comme la coupure définitivement opérée dans
les significations possibles du terme d’« élu » : la Pro-
vidence a assuré la victoire de son père, elle a pourvu
à sa naissance et à celle de ses fils, elle l’a soutenu
dans ses actions. De cette présence de Dieu à ses
côtés, ont témoigné les victoires sur les Protestants
dans le Sud-Ouest du royaume jusqu’à la chute de
La Rochelle, leur place forte principale, puis les vic-
toires sur les troupes impériales et espagnoles. Et
Louis XIII en a manifesté sa reconnaissance en
ordonnant les cérémonies d’action de grâce, vingt-
deux Te Deum de victoires depuis 1621, auxquels
s’ajoutent ceux qui célèbrent la naissance de ses fils.50
La bienveillance divine s’est d’ailleurs immédiate-
ment confirmée : le 18 mai, un jeune prince du sang,
Le mort saisit le vif 169

le duc d’Enghien, a battu les Espagnols à Rocroi, si


bien que le premier Te Deum du règne de Louis XIV a
été célébré à Paris le 22 mai, huit jours après son avè-
nement.
Le plus court chemin jusqu’à Saint-Denis permet
donc au roi d’échapper aux regards des sujets pour
rejoindre au plus vite Dieu et ses ancêtres. Ce n’est pas
à dire que la basilique soit le lieu idéal pour montrer
la grandeur dynastique : trop petite, trop obscure,
pour tout dire trop « gothique ». Rien qui soit compa-
rable à l’éclat de la chapelle Saint-Laurent de l’Escu-
rial construite par Philippe II à partir de 1565 et de
nouveau enrichie par Philippe III, le père d’Anne
d’Autriche, puis par Philippe IV, son frère. Mais s’il
avait fallu treize ans à Philippe II pour rassembler les
dix-huit corps de ses ancêtres dispersés dans les
divers royaumes d’Espagne, rares étaient les rois de
France à avoir échappé à Saint-Denis en dehors
de Louis XI. La profanation de l’abbaye par les
Ligueurs qui s’étaient emparés des insignes royaux et
les avaient défaits pour mieux les monnayer avait été
réparée par la conversion d’Henri IV, puis par le sacre
de Marie de Médicis. Saint Denis lui-même avait
perdu avec une partie de sa légende son rôle de pro-
tecteur des armes du roi, mais en accueillant les rois,
les reines, les enfants et petits-enfants de France, son
abbaye contribue à l’exaltation du sang royal : elle fait
partie de l’ensemble des preuves qui attestent la légiti-
mité du lignage des Bourbons. Henri IV avait envoyé
le Dauphin Louis la visiter pour commencer son
apprentissage royal, le jeune Louis XIV y a séjourné,
ses fils, petits-fils et arrière-petits-fils y ont été
conduits, le fils de Louis XV de même. Plus encore,
depuis la mort d’Henri IV, un cercueil vide est placé
près de l’autel : surmonté d’un dais, éclairé par un
170 Roi de France

luminaire qui brûle nuit et jour, il porte sur le drap


noir qui le recouvre les insignes de la royauté. Cette
représentation du roi mort veille en intercesseur sur
le roi vivant jusqu’à ce que ce dernier vienne le
rejoindre. En septembre 1792, le cercueil installé à la
mort de Louis XV veillait toujours.
Il n’y a donc aucune raison pour que, même séparées
par de très longs intervalles, les funérailles de Louis XIV
et celles de Louis XV n’aient pas été calquées sur le
modèle hérité de Louis XIII. À l’exposition du corps
près, puisque Louis XV avait succombé à une maladie
extrêmement contagieuse, se retrouvent le transport du
cercueil de nuit aux flambeaux, les semaines de service
religieux à Saint-Denis, les grandes funérailles avec les
cris, puis la grande oraison funèbre à Notre-Dame.
L’adéquation la plus simple entre le principe de
l’immédiateté de la succession et la proclamation de
l’avènement est enfin trouvée. Au matin du 1er sep-
tembre 1715, un officier s’avance sur le balcon de la
chambre du roi donnant sur la cour de Marbre, tenant
un chapeau à plume noire, il crie : « Le roi est mort ! »,
puis ayant pris un autre chapeau à plume blanche, il
revient crier : « Vive le roi Louis XV ! » Villeroy, capi-
taine des gardes, dispose ses hommes le long de
la Galerie des glaces et canalise la foule des courti-
sans : au nouveau roi, Philippe d’Orléans qui doit
assurer la régence vient le premier rendre hommage
et présenter courtisans et ministres. Dans l’après-midi
du 10 mai 1774, le Grand chambellan ouvre la porte
de la chambre du roi, il annonce d’un même mouve-
ment la mort de ce dernier et le nouveau règne, tandis
qu’un valet vient souffler une bougie sur le balcon à
l’attention des coursiers prêts à partir. Une cohue
envahit les appartements de celui qui vient de devenir
Louis XVI. En 1715 comme en 1774, rien ne s’oppose
Le mort saisit le vif 171

plus à ce que tous les sujets apprennent la nouvelle à


condition que leurs prières accompagnent le retour
du roi à Dieu.
Cependant l’enfant de cinq ans fond en larmes en
s’entendant appeler « Sire » et « Votre Majesté », le
jeune homme de vingt ans tombe à genoux et réclame
l’aide de son épouse. Loin de ne concerner que leur
mort, la question des relations entre les rois et la fonc-
tion dont ils sont investis se pose tous les jours de leur
vie.
DEUXIÈME PARTIE

L’ÉLÉVATION ET LA DISTANCE
Introduction

D E S C R I PT I O N D ’ U N R O I

Au retour d’un séjour de trente-quatre mois à la


cour de François Ier, l’ambassadeur vénitien Marino
Cavalli lit son rapport au Sénat ; comme il est d’usage,
le Doge et le Conseil des Dix honorent cette séance de
leur présence. Nul enjeu particulier dans ce texte : ses
auditeurs, comme lui-même, appartiennent aux
familles patriciennes les plus importantes de la Répu-
blique ; habitués à vivre dans l’opulence et le raffine-
ment, familiers de la diversité des formes de pouvoir
dans toute l’étendue de l’Europe, Empire ottoman
compris, ils n’ont besoin que de pouvoir évaluer les
chances de durée de la paix récemment conclue entre
le roi de France et l’empereur Charles Quint 1.
En 1546, cela fait près de trente ans que la Sérénis-
sime s’est efforcée de rester neutre dans le grand
conflit qui les oppose, et elle entend bien continuer
ainsi.
L’ensemble de la « Relation » suit le parcours obligé
des descriptions de pays : les limites, les richesses
avec un accent bienvenu sur les échanges commer-
ciaux, les villes, l’histoire de la monarchie avec la sin-
gularité de sa loi de succession et la puissance du
176 Roi de France

pouvoir royal. Puis vient la description du roi lui-


même.

Le roi est maintenant âgé de cinquante-quatre ans,


d’une royale présence, de sorte que sans savoir qu’il
est le roi, et sans avoir vu son portrait, tout étranger
pourrait, l’ayant vu, dire : C’est le roi. Il a dans tous les
mouvements de son corps une gravité et une grandeur
tellement brave que je pense que nul autre prince ne
l’égale, pour ne pas dire le surpasse, aujourd’hui.2

D’abord l’évidence visuelle : l’apparence révèle l’être


royal. Primi Visconti, noble aventurier du Piémont,
n’a pas davantage de doute lorsqu’arrivant à la cour
de France en 1673, il distingue aisément Louis XIV au
milieu de la foule des courtisans qui l’accompagnent à
la chapelle du château de Saint-Germain.3 Chez Fran-
çois Ier, cette apparence se construit sur la manière de
tenir et de mouvoir le corps. Y a-t‑il un savoir de ces
mouvements ? Comment se transmet-il ? Quelle est sa
justification ? S’agit-il d’un trait permanent ou lié à un
moment particulier de l’histoire de la royauté ? C’est
une voie qu’il faut suivre si l’on veut bien penser au
contraire à Louis IX, avec son humilité et son rayon-
nement spirituel.

Il possède une complexion excellente, et une nature


forte et gaillarde, et on ne peut imaginer les désordres,
les fatigues, et les peines qu’il a supportées et supporte
encore dans ses continuels voyages à travers ses pays.
En vérité je pense que peu d’hommes au monde
auraient pu surmonter comme lui tant d’adversités.

Ici se marque le souci très conjoncturel de la bonne


santé du roi : un successeur pourrait avoir hâte de
remettre la paix en question. Au-delà, Cavalli s’attache
Description d’un roi 177

à la force de ce corps soumis aux obligations du pou-


voir.

Et il faut savoir que la nature lui a donné une voie


inférieure par laquelle chaque année il se purge de ce
qu’il accumule chaque année de mauvais, de sorte que
cela pourrait être le moyen (même si la matière aug-
mentait beaucoup) de le faire vivre encore assez. Ce
pourquoi il mange et boit très bien, et dort encore
mieux, et ce qui importe le plus, il veut vivre en extrême
allégresse et douceurs.

S’il y a des secrets dans la vie du roi, ils ne


concernent pas le fonctionnement de son corps :
parce qu’il conditionne l’exercice quotidien du pou-
voir, ce fonctionnement prend place parmi les élé-
ments d’information qui circulent entre les états.
Comment concevoir les relations entre la banalité de
besoins charnels communs à tous les hommes et
l’évidente grandeur royale ? En termes d’association,
d’exaltation ?

Pour cela, il lui plaît de s’habiller de façon recher-


chée, avec des ors, des broderies et des pierres pré-
cieuses et des habits somptueux, avec des frises et
galons d’or tout autour. Jusqu’aux pourpoints tous
profilés et tissés d’or, avec des chemises très belles, et
sorties par les ouvertures du pourpoint : toutes choses
à la façon de France et qui permettent de vivre joyeux
et long temps.

Un tableau conservé à Fontainebleau permet de


visualiser quelques-unes des indications données par
Cavalli.4 Sous un manteau de velours noir brodé de
fils d’or, agrémenté de petites perles et fermé par un
col de fourrure, un pourpoint où le satin rose sert de
178 Roi de France

base à un entrelacs d’épais galons d’or, de perles de


fort diamètre et de nœuds qui pourraient porter des
rubis ; la chemise de fine toile plissée apparaît dans
l’encolure et autour des poignets. Il faudra voir si
l’association faite par Cavalli avec la douceur de vivre
suffit à épuiser la signification de la somptuosité, et
encore si ce ruissellement de richesses vestimentaires
se poursuit jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Ce roi, comme tous les autres rois de France, a reçu


de Dieu le don singulier de guérir les écrouelles par
son attouchement. Les habitants même de l’Espagne
accourent pour profiter de cette propriété mer-
veilleuse. La cérémonie a lieu dans quelque jour solen-
nel, comme Pâques, la Nativité et la fête de Notre
Dame. Le roi se confesse d’abord et communie ; puis il
fait un signe de croix sur les malades en disant : « Le
roi te touche, que Dieu te bénisse ! » Je crois que si les
malades ne guérissaient point, il n’en viendrait pas de
si loin à si grands frais. Ainsi puisque l’affluence aug-
mente toujours, il faut bien croire que Dieu se sert de
ce moyen pour accorder cette grâce aux infirmes, et
pour faire à tous les rois de France cette prérogative
d’honneur et de réputation.

Soupçon de scepticisme envers l’efficacité, mais


non envers la singularité du rituel vers lequel tant de
malades affluent ni envers le prestige qui en rejaillit
sur les rois de France. Il faudra donc interroger les
relations de ces derniers avec Dieu, voir comment le
rituel du sacre prépare le nouveau roi à l’exercice de
son pouvoir thaumaturgique.5

Et comme lorsqu’il est en bonne santé, il a un corps


apte à supporter toutes sortes de fatigues et d’épuise-
ment, il le supporte ; ainsi de l’esprit, il ne veut avoir
une pensée qui le presse plus que de raison. Pour cela,
Description d’un roi 179

il a remis presque tout au très révérend Tournon, et au


très illustre amiral : et il fait et répond et négocie ce
que ces deux lui conseillent et veulent. Et si quelque
réponse a été donnée aux orateurs de quelque conces-
sion, ou des ordres à d’autres (pourtant cela arrive
rarement) qui n’aient pas été faites suivant la consulta-
tion de ces deux-là et qui leur déplaisent, elle est révo-
quée ou changée à son arbitrage. Il est vrai que dans la
somme des choses d’État très importantes est le des-
sein de la guerre, sa majesté, parce que dans les autres
elle s’en remet à eux, veut en cela qu’eux et tout le reste
s’en remettent à elle ; et dans ces cas, il n’est personne
de la Cour, quelle que soit l’autorité qu’il ait, qui ose lui
objecter quoique ce soit.

Vient enfin le domaine de l’exercice du pouvoir


avec l’obligation permanente de prendre des décisions
sur tout et à tout moment. Au lieu du large Conseil
que l’on pourrait attendre après les Remontrances
d’Amboise, Cavalli distingue auprès de François Ier le
cardinal de Tournon et l’amiral d’Annebault : à ces
deux conseillers préférés semblent revenir les déci-
sions courantes. Le roi se réserve les domaines déci-
sifs que sont les relations avec les autres souverains
dans la paix comme dans la guerre. Autour, se devine
une cour à peine esquissée dans ce passage, mais où
chacun peut être tenté d’essayer d’infléchir la volonté
du roi et d’en bénéficier.
Chapitre V

VERS REIMS :
DES PARCOURS DISSEMBLABLES

Il existe toute une littérature destinée à l’éducation


du Prince.1 Miroir ou Institution, une multitude de
textes expose les qualités et les savoirs nécessaires à
l’exercice du pouvoir royal, ainsi que les moyens de les
acquérir. Cependant, bien des arguments empêchent
de partir de leur contenu pour retrouver la manière
dont les souverains ont été préparés à leur tâche. La
plupart des auteurs ont saisi cette forme pour rendre
hommage à un jeune prince et à son père ou encore,
comme Ronsard, à un roi enfant, Charles IX, et à tra-
vers lui, à sa mère, Catherine de Médicis : une manière
de faire sa cour. Ils ont aussi pu prendre prétexte du
genre pour présenter leur conception d’une royauté
idéale, et dans ce cas, essayer de toucher un public de
lettrés plus large que la famille et les conseillers du roi.
Non que l’éducation des héritiers de la Couronne
ait été négligée, mais à bien y regarder, les plus sys-
tématiquement instruits sont morts avant d’être rois :
le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, qui a bénéficié
des éblouissantes leçons de Bossuet et de son équipe,
a traîné à la cour une vie de figurant plus cultivé et
plus riche que les autres ; pour son fils, le duc de
Bourgogne, une enquête systématique sur toutes les
Vers Reims : des parcours dissemblables 181

provinces du royaume avait été commandée aux


intendants.
Mieux vaut donc s’en tenir aux princes qui ont réel-
lement régné. Tous connaissent le catalogue des vertus
royales, appuyé sur les Écritures et les commentaires
des œuvres d’Aristote : piété, bonté, bienfaisance, tem-
pérance, droiture, courage, magnanimité, sagesse…
Ils partagent une culture aristocratique faite d’un
apprentissage religieux précoce doublé de l’acquisition
des signes de distinction portés par le corps, ses activi-
tés de loisirs, ses parures et l’ensemble des manières
de sociabilité courtisane. Ces éléments permanents se
nuancent en fonction des idéaux successifs : jusqu’aux
crises religieuses, un prince sage et prudent, amateur
des lettres qui donnent de la force à ses discours ; au
rétablissement de la paix civile, un héros qui doit
régner sur ses passions comme sur ses sujets et puise
sa force dans la présence constante du Dieu de la
Contre-Réforme ; jaloux de son pouvoir, il doit acqué-
rir des connaissances précises comme autant d’instru-
ments de gouvernement.
À partir de ces traits communs, il faut distinguer les
voies que les princes ont empruntées : cousins qui ont
bénéficié de l’épuisement de la branche régnante, fils
de rois parmi lesquels la mort a fait son choix, enfin
ceux à qui la Couronne a ravi l’enfance.

COUSINS

Ils sont trois : Louis d’Orléans et Henri de Bourbon-


Navarre devenus roi de France à trente-six ans, Fran-
çois de Valois à vingt.2 La mort de leur père les a
182 Roi de France

placés très jeunes dans la position de premier prince


du sang : Louis avait trois ans, François deux, Henri
neuf. La couronne n’en était pas proche pour autant :
Louis venait après les fils et le frère de Louis XI,
et lorsque le dernier fils survivant est devenu
Charles VIII, son mariage et les cinq grossesses de son
épouse, Anne de Bretagne, paraissaient devoir pro-
duire un héritier direct. À son tour, François a été
tenu à distance par les quatre grossesses suivantes de
la reine Anne, puis par le remariage in extremis de
Louis XII avec Mary Tudor. Quant à Henri, il se pla-
çait derrière les frères de Charles IX, Henri d’Anjou et
François d’Alençon3, pour qui l’on pouvait imaginer
un avenir matrimonial fécond. Rien qui obligeât les
responsables de l’éducation de Louis et de François à
les entraîner à l’exercice du pouvoir ; le cas est légère-
ment différent pour Henri qui doit hériter de la cou-
ronne de Navarre, même si la majeure partie des
terres qui en dépendent a été enlevée par Ferdinand
d’Aragon en 1512.
Éloigné de la cour par la méfiance de Louis XI
vis‑à-vis des princes du sang, Louis d’Orléans passe
une jeunesse médiocre sous la tutelle de sa mère,
Marie de Clèves. Les serviteurs fidèles à sa Maison lui
transmettent la culture orale des grands nobles ; les
exercices physiques et la chasse ne parviennent pas à
rendre vigoureux ce corps frêle et disgracieux. À qua-
torze ans, sur ordre de Louis XI, il épouse Jeanne de
France. Ils se séparent dès le lendemain, mais les cent
mil écus de la dot sont les bienvenus.
Henri reste le seul héritier mâle de l’union
d’Antoine, aîné des Bourbons, duc de Vendôme et de
Jeanne, héritière d’Henri d’Albret, roi de Navarre,
richement possessionné dans le Sud-Ouest du
royaume. Bien que Charles Quint ait profité de ce
Vers Reims : des parcours dissemblables 183

mariage pour proclamer le rattachement définitif des


terres conquises, les Albret tiennent à leur titre et à
leurs prétentions. Suivant les ordres d’Henri d’Albret
respectés après sa mort en 1555, l’enfant connaît une
première éducation dure et frugale destinée à déve-
lopper l’endurance d’un guerrier. Parce que Antoine
de Bourbon et son épouse doivent être présents à la
cour de France où monte l’antagonisme entre les
princes du sang et les princes étrangers, Henri remplit
très tôt ses devoirs d’héritier : en 1558 — il a cinq
ans —, il préside en tant que « prince régent et lieute-
nant général » les états de Béarn qui organisent la
défense du Pays basque contre les troupes espagnoles.
L’année suivante, Antoine de Bourbon accompagne
Élisabeth de France vers l’Espagne où elle doit épou-
ser Philippe II ; il la reçoit dans son château de Pau
et lui présente son fils. Lorsque Henri a sept ans,
commence à se dessiner la déchirure religieuse qui
a marqué la majeure partie de sa vie. Baptisé dans
l’Église catholique, il se trouve pris entre sa mère qui
déclare sa foi réformée et son père, indifférent aux
querelles d’interprétation religieuse et avant tout sou-
cieux de ne pas perdre sa position de premier prince
du sang. Il reçoit un gouverneur choisi parmi les
fidèles des Albret et un précepteur calviniste recom-
mandé à Jeanne par Théodore de Bèze.4
Quant à François de Valois, plus que le fils, il est
l’œuvre de sa mère, Louise de Savoie.5 Mariée à
douze ans au comte Charles d’Angoulême qui la
remet aux bons soins de sa maîtresse en titre, Jeanne
de Polignac, Louise ne peut assurer sa place qu’en
produisant des enfants légitimes face aux bâtards de
son époux. Profitant d’un séjour à la cour en 1490-
1491, elle rend visite à François de Paule ; il lui prédit
un fils. Après une fille, naît en effet un fils, il reçoit le
184 Roi de France

prénom de François pour attirer la protection du


saint homme, et à travers lui, celle de Dieu. Charles
d’Angoulême meurt deux ans plus tard, en 1496, lais-
sant à son épouse la tutelle des enfants : à dix-neuf
ans, Louise de Savoie serait libre de préparer son fils
au grand destin qu’elle imagine, n’était la sollicitude
de Louis d’Orléans à laquelle elle doit résister tout en
l’utilisant.
En tant que chef de la branche aînée des Orléans6,
il réclame la tutelle puisque Louise est loin d’être
majeure : il n’obtient que le titre de tuteur honoraire.
Devenu roi, il invite Jeanne à s’installer au château
d’Amboise, dans une aile nouvellement construite,
qui a reçu le nom prédestiné de logis des Sept vertus.
Il offre à François le duché de Valois qu’il détenait en
héritage. Louise profite de la disgrâce de Pierre de
Rohan, maréchal de Gié, le gouverneur que Louis XII
a donné à son fils, pour imposer Artus Gouffier, un
courtisan des plus habiles. François, enfant robuste,
accueille avec ardeur les savoirs mondains néces-
saires à la vie de cour et les savoirs virils de la chasse
et du combat. Cependant, pour Louise, l’essentiel
tient à la formation morale. Lettrée elle-même — la
devise inscrite dans sa chambre à Angoulême portait
« Mes livres et mes enfants » —, elle confie le précep-
torat de son fils au chanoine François Desmoulins, lui
adjoint le cordelier Jean Thénaud, tous deux venus de
l’Angoumois. Ensemble, ils constituent une sorte
d’atelier chargé de trouver les preuves de l’élection
divine de l’enfant grâce aux arts de l’astrologie et de la
kabbale, d’inventer les devises qui doivent construire
sa conscience de héros et d’énoncer dans des textes
courts, en latin ou en français, en prose ou en vers, les
principes qui le guideront.
À dix ans, le jeune garçon reçoit son emblème
Vers Reims : des parcours dissemblables 185

gravé sur une médaille.7 Sur l’avers, il peut se voir


paré de ses titres actuels : F R A N Ç O I S D U C D E V A L O I S
COMTE D’ANGOULEME AU X AN D(E) S(ON) EA
(GE). Au revers, un animal au milieu des flammes
entouré d’une devise rédigée en italien — N O T R I S C O
A L B U O N O S T I N G O E L R E O M C C C C C I I I I 8 — lui pré-
sente un tableau de ses origines et ses droits : la sala-
mandre marque sa maison depuis que son grand-
père paternel, Jean d’Angoulême, l’a fondée ; elle peut
être associée au serpent en mue de son grand-père
maternel, Philippe de Savoie, mais aussi à la vipère
de Valentina Visconti, son arrière-grand-mère pater-
nelle, venue de la famille qui régnait alors sur le
duché de Milan. La devise est celle des Visconti, c’est
pourquoi elle figure en italien et non en latin. Alors
que Louis XII, issu du fils aîné de Valentina, voulait
être le seul à revendiquer le Milanais, figure et devise
indiquent à l’enfant les moyens de défendre ses ambi-
tions : « se nourrir au bon feu », c’est se montrer digne
de la grâce divine qui l’a fait naître dans une telle
lignée, « éteindre le mauvais feu », c’est maîtriser ses
passions. Et encore, sortir indemne de l’épreuve du
feu n’est donné qu’aux êtres constants et intègres. La
salamandre et sa devise simplifiée, « Nutrisco et extin-
guo », ont accompagné François tout au long de sa
vie, motif majeur de décoration des châteaux qu’il a
fait construire.
L’essentiel de l’apprentissage politique des cousins
tient dans les relations qu’ils entretiennent avec les
rois régnants. De leur côté, les souverains se trouvent
partagés entre l’obligation de protéger les branches
cadettes de la maison de France et la crainte très jus-
tifiée de voir les premiers princes du sang prendre la
tête des résistances nobiliaires. Les mariages avec
des filles de France offrent un moyen d’empêcher
186 Roi de France

une alliance externe qui accroîtrait la puissance de


ces princes. Cependant entre aînées et cadettes, des
modulations interviennent : ainsi de Jeanne de
France, promise à Louis d’Orléans dès sa naissance,
alors qu’Anne, sa sœur aînée, est unie à Pierre de
Beaujeu issu des Bourbons plus éloignés de la Cou-
ronne ; ainsi de Marguerite de Valois, la troisième des
filles d’Henri II et de Catherine de Médicis, finale-
ment donnée à Henri de Bourbon-Navarre, alors que
ses aînées ont connu des mariages plus prestigieux.
L’union de François de Valois avec Claude de France,
la première née, n’a été envisagée que comme une
alternative au projet défendu par la reine Anne d’une
alliance avec Charles de Habsbourg, projet que
Louis XII a soutenu tant qu’il avait besoin de l’inves-
titure de l’empereur pour le duché de Milan. De toute
façon, jusqu’aux jours de sa mort, il s’est efforcé
d’avoir un fils.
Suivant leur différence d’âge avec le roi régnant, les
cousins occupent une position différente auprès de
lui. Louis d’Orléans a vingt et un ans lorsque
Charles VIII hérite de la couronne à treize ans. Bien
qu’il ait dû jurer à Louis XI de ne pas réclamer la
régence, Louis n’a de cesse d’affaiblir Anne de
Beaujeu, régente en titre, et son époux. Pour surmon-
ter son inexpérience, il s’attache François d’Orléans-
Longueville, comte de Dunois9, et Georges d’Am-
boise, déjà évêque de Montauban.10 Ayant échoué à
obtenir des États généraux qu’ils ôtent tout pouvoir
aux Beaujeu, il profite ensuite de la tactique de conci-
liation de ces derniers : il obtient la prééminence sur
les pairs du royaume pendant le couronnement ; il
éblouit le jeune roi par son goût des femmes, son
ardeur à la chasse, l’éclat de ses parures. Son projet
de l’enlever échoue. Aussi, après avoir réclamé en
Vers Reims : des parcours dissemblables 187

vain la condamnation des Beaujeu auprès du Parle-


ment et des autres cours parisiennes, se lance-t‑il
dans la révolte armée : il rallie de grands nobles, inter-
vient dans les affaires de Bretagne, faisant du duché
la base de sa résistance. Nouvel échec : condamné en
son absence par le Parlement pour lèse-majesté, fait
prisonnier à Saint-Aubin-du-Cormier, il passe trois
années entre prison et résidence surveillée. Il y
découvre l’intérêt de la lecture. Lorsqu’en juin 1491,
Charles VIII lui-même vient lui signifier sa rentrée en
grâce, Louis est résigné à l’obéissance. Il retrouve sa
place de premier prince du sang : il représente le roi
dans les négociations ultimes du mariage avec Anne
de Bretagne ; il conduit la reine à Saint-Denis lors de
son sacre, tient la couronne au-dessus de sa tête ; il
est le premier parrain du Dauphin Charles-Orland.
Cependant, lorsque commence l’expédition en Italie,
il ne peut faire valoir ses droits sur le Milanais :
Ludovic Sforza veut le duché et il est l’allié indispen-
sable de Charles VIII dans la conquête du royaume de
Naples. Louis, cantonné à des opérations de soutien,
tente l’opération désastreuse sur Novare en Milanais.
Rentré en France, il se replie sur la Normandie dont il
est le gouverneur et sur ses terres du Blésois et de
l’Orléanais ; il élargit ses lectures au droit, à l’histoire
des héros antiques, aux récits des voyageurs. Il ne
revient auprès du roi que pour partager ses beuveries
et ses aventures amoureuses. Ainsi que Louis XI
l’avait voulu, Jeanne de France dont il admet parfois
la présence est incapable de lui donner un héritier,
alors qu’à peine Charles-Orland est-il mort que la
reine Anne commence une nouvelle grossesse. Le
début de l’année 1498 est particulièrement difficile :
Anne le hait depuis qu’il a marqué trop d’empresse-
ment aux réjouissances ordonnées par le roi pour la
188 Roi de France

distraire de la mort du Dauphin. C’est dans sa rési-


dence de Montils-les-Blois que Louis apprend la mort
accidentelle de Charles VIII.
Tout autre est la position de François d’Angou-
lême qui n’a que cinq ans lorsque Louis d’Orléans
devient roi. Il sert de pion dans des arrangements
matrimoniaux fluctuants. Dès sa naissance en 1499,
Claude de France lui a été promise, mais la pression
de la reine Anne, jointe aux ambitions de Louis XII
sur le Milanais, transforme cette promesse en mirage
qui s’éloigne lors des entrevues avec les Habsbourg
ou qui prend consistance lors des deux maladies du
roi. Celui-ci redoute d’autant plus la mort qu’il n’a
pas de fils et qu’après la naissance de Claude, la
reine connaît sept années de stérilité. François est
l’héritier présomptif, présenté comme tel aux archi-
ducs Habsbourg pendant la première entrevue
de 1501. En 1504, Louis XII le fait appeler pour lui
parler de ses devoirs futurs ; en 1505, il inscrit son
union avec Claude dans son testament ; en 1506, il
invite François à l’assemblée des notables chargée de
réclamer ses fiançailles avec Claude. Le jeu de mot
lancé alors : « Monsieur François ici présent et qui
est tout français » avait de quoi faire rêver ce garçon
de douze ans. De même, les somptueuses fiançailles
qui ont immédiatement suivi l’assemblée.
Une première fois, en 1507, Louis XII l’emmène
voir la guerre en Italie ; l’année suivante, il réclame sa
présence permanente à la cour. Cependant, à mesure
que grandit celui que sa mère a préparé à être un
héros, grandit parallèlement la méfiance de Louis XII
qui le juge trop dépensier et trop sûr de lui : François
n’est pas appellé à siéger au Conseil, il ne suit pas le
roi dans ses nouvelles expéditions. Lorsqu’il a dix-
huit ans, en 1512, le roi l’émancipe de la tutelle de sa
Vers Reims : des parcours dissemblables 189

mère et l’envoie combattre l’invasion dans le Sud-


Ouest avec le titre de lieutenant général de Guyenne,
sous l’autorité réelle de l’un des meilleurs guerriers
du temps, Odet de Foix. Sa mère exalte ce moment
par un double médaillon : le premier le présente de
profil, la tête ceinte de lauriers sur le modèle romain,
avec l’inscription latine hyperbolique : « M A X I M U S
F R A N C I S C U S F R A N C O R U M D U X »11 ; le deuxième
médaillon rend hommage à Louise elle-même.12 Le
contenu du livre manuscrit que le jeune duc reçoit
pour son anniversaire cette même année a une tona-
lité moins triomphale : des vers latins de François
Desmoulins exhortent le jeune homme à mettre « son
espérance dans le Seigneur qui, dans sa miséricorde
secourt la mère dans les tracas et relève, par sa jus-
tice vengeresse, le fils loyal et plein de zèle. »13 Un
petit tableau peint sur carton donne l’explication des
inquiétudes qui transparaissent dans ce texte : Fran-
çois à genoux prie le Christ sous la protection de
sainte Agnès. Agnès est la sainte honorée le 21 jan-
vier : Louise et ses proches reconnaissent sa protec-
tion dans la mort immédiate du nouveau Dauphin né
ce jour de l’année 1512.
Après le décès de la reine, François se montre
impatient de jouir des revenus promis en dot à sa
fiancée : le roi qui négocie son remariage, accepte de
faire célébrer l’union, mais sans éclat, au château de
Saint-Germain où il s’est installé pour chasser. Le
jeune marié supporte avec brio l’épreuve des nou-
velles noces royales, puis montre une grande habileté
à se saisir du pouvoir dès la mort de Louis XII.
Aux fêtes du Carnaval de 1564, Henri de Bourbon-
Navarre, âgé de onze ans, tient le rôle d’un berger
dans un ballet dont le livret a été composé par
Ronsard. Les autres bergers sont les frères du roi,
190 Roi de France

Henri, treize ans, François, neuf ans, et Henri de


Guise, quatorze ans ; il y a aussi une bergère,
Marguerite, onze ans. Devant le roi, la reine mère et
toute la cour, Henri récite :

Il me souvient qu’un jour, aux rochers du Béart14,


J’allai voir une vieille ingénieuse en l’art
D’appeler les esprits hors des tombes poudreuses,

[La sorcière lui fait voir les désordres qu’entraînent


les discordes religieuses, mais le réconforte en affirmant
que le salut réside dans l’autorité royale]

… Lors, suivant mon destin,


En France je vins voir le grand Pasteur Carlin,
Carlin que j’aime autant qu’une vermeille rose
Aime la blanche main de celle qui l’arrose,
Que les prés les ruisseaux, les ruisseaux la verdeur ;
Car de son amitié procède ma grandeur.15

Telle est en effet la situation du jeune prince depuis


qu’en 1561, il est venu vivre à la cour. Bien accueilli
par Catherine de Médicis, il est intégré au groupe
d’enfants royaux et nobles qui entourent Charles IX,
le « grand Pasteur Carlin » du poème. Compagnon de
jeux, compagnon d’études, à deux restrictions près :
l’une éclate dans l’hommage rendu à ce roi qui a
seulement trois ans de plus que lui ; rien de cette fami-
liarité enfantine ne doit effacer la hiérarchie. L’autre
restriction est évoquée par la sorcière : que le premier
prince du sang se conforme au catholicisme de son
père ou qu’il soit gagné à la religion réformée de sa
mère modifie forcément le rapport des forces poli-
tiques. Tout l’art de Catherine de Médicis est d’ignorer
ce qui pourrait diviser : lorsqu’Antoine de Bourbon
est mort à la fin de l’année 1562, Henri a reçu une
Vers Reims : des parcours dissemblables 191

partie de ses charges militaires — gouvernement et


amirauté de Guyenne —, la réalité du commande-
ment étant assuré par Blaise de Montluc ; pendant le
grand voyage où Charles IX parcourt son royaume
de 1564 à 1566, le jeune Navarre occupe la troisième
place dans les cortèges, immédiatement après le roi et
son frère puîné.16 Henri accueille le roi dans les prin-
cipales villes de son gouvernement ; renouvelant le
geste de son père, il convoque sa noblesse pour aller
avec elle au-devant de la reine d’Espagne lors de
l’entrevue avec sa famille à Bayonne en juin-
juillet 1565. Tout ceci n’a pu se faire sans l’agrément
de la reine mère.
Cette attitude conciliatrice est brisée par Jeanne
d’Albret au début de 1567 : elle a besoin du premier
prince du sang pour prendre la tête du parti protes-
tant face à Louis de Condé, son beau-frère, et à
Gaspard de Coligny. Cependant, si le jeune prince
sait se faire acclamer par ses sujets de Basse-Navarre
une fois réprimé le soulèvement catholique, s’il par-
vient à séduire les huguenots de La Rochelle où il
arrive en septembre 1568 en compagnie de sa mère et
des chefs protestants, ces démonstrations ne tiennent
pas devant la réalité de la guerre. Après le désastre de
Jarnac en mars 1569, Henri écrit au vainqueur, Henri
d’Anjou, le frère du roi, pour lui recommander les
prisonniers huguenots. Le duc, qui a fait exécuter
Condé au soir du combat, lui répond avec hauteur :

[je] serais bien d’avis que vous même prissiez


volonté de […] retourner trouver le roi, mon dit sei-
gneur et frère, lequel je m’assure, attendu sa bonté et
votre jeune âge, vous embrassera, ne vous laissant plus
abuser à ceux qui vous mènent où vous ne pouvez faire
que contre Sa Majesté et votre devoir, n’étant plus en
192 Roi de France

ce fait question de la religion, car les actions passées


jusques à cette heure en font bonne et claire preuve.17

Même après la disparition de Condé, son « jeune


âge », il a alors seize ans, empêche Henri de Bourbon-
Navarre d’être le chef réel du parti protestant : Coligny
dirige les opérations militaires et Jeanne, tout ce qui
est politique. Du moins Henri peut-il incarner des
espérances. Sa mère lui fait lire la Vie des hommes
illustres de Plutarque, dans la traduction d’Amyot qu’il
a connu auprès de Charles IX. Coligny, puis Louis de
Nassau, venu avec son frère Guillaume d’Orange18 au
secours des huguenots de France, se chargent de son
éducation guerrière. La paix revenue en 1570, il pré-
side à La Rochelle la réunion des Églises protestantes
qui rédige la confession de foi des réformés français.
Il peut ensuite retrouver son Béarn.
Henri a dix-neuf ans lorsque, instrument d’une
réconciliation décalée, il quitte de nouveau ses terres
en mai 1572 pour aller épouser Marguerite de
Valois : il arrive à la cour en tant que roi de Navarre
puisque sa mère vient de mourir. Isolé après le mas-
sacre qui a suivi ses noces, contraint d’abjurer en
même temps que son cousin Henri de Condé19, il est
traité par le roi et sa mère avec la considération et la
défiance dues à son rang. Il doit accompagner les
frères du roi au siège de La Rochelle, signer avec
tous les Bourbons la reconnaissance des droits
d’Henri d’Anjou sur la couronne de France lorsque le
duc part en Pologne. Compromis au printemps 1574
dans une conjuration menée par François d’Alençon,
puis pardonné par le roi mourant, il doit donner son
approbation à la régence de la reine mère. Avec toute
la famille royale, il accueille le nouveau roi à Lyon,
assiste à son sacre et à son mariage. Passivité, pru-
Vers Reims : des parcours dissemblables 193

dence ou malchance, il est le dernier à s’enfuir :


Henri de Condé, parti au printemps 1574, a pris la
tête des forces protestantes du Midi ; François d’Alen-
çon s’est échappé en septembre 1575 pour rejoindre
le soulèvement nobiliaire des « Malcontents ». En
février 1576, Henri de Navarre profite d’une partie de
chasse : il est vraisemblable qu’Henri III a vu dans ce
départ un moyen de troubler l’alliance entre Alençon
et Condé.
Huit ans plus tard, à la mi-avril 1584, les envoyés du
roi de Navarre à la cour de France lui rendent compte
de la situation : le dernier frère du roi est mourant ; de
façon officieuse, Henri III a déclaré qu’il considérait
son cousin comme son successeur légitime. Philippe
de Mornay, l’un des envoyés, rédige la lettre :

Dorénavant, sire, faites état, que vous serez l’abord


[accueil bienveillant] des nations étrangères, et surtout
des peuples ou princes affligés. Il faut donc qu’en votre
maison on voie quelque splendeur ; en votre conseil,
une dignité ; en votre personne, une gravité ; en vos
actions sérieuses, une constance […].
Nous disons ceci, sire, parce que Votre Majesté s’est
contentée jusqu’ici, ou du témoignage de sa conscience
contre les calomnies des hommes, ou du soin intérieur
de ses affaires, sans la forme extérieure de les manier ;
à un particulier, cette façon de vivre serait propre, qui
n’a à répondre que de soi et à soi même. À vous, sire,
qui êtes né pour tous, non la vertu et la prudence seule-
ment, mais la réputation de vertu et de prudence est
nécessaire. De vertu, afin que tous la voyant en vous,
vous en honorent ; de prudence, afin que venant à être
à vous, ils espèrent tout heur [chance favorable] sous
votre conduite.20

Depuis son retour sur ses terres, Henri s’est fait


reconnaître comme le chef des forces réformées du
194 Roi de France

royaume et comme l’interlocuteur des princes étran-


gers qui désirent les soutenir. Il a constitué une Mai-
son, avec ses officiers et ses serviteurs, et un Conseil
où il attire politiques, hommes d’armes et diplo-
mates. Dans son château de Nérac, il a mené une vie
brillante, que ce soit pendant les trois années du
séjour de Marguerite, ou après son départ définitif
en 1584. De quel droit Philippe de Mornay peut-il
réclamer davantage ? De tous les cousins et d’ailleurs
de la majeure partie des rois de cette longue période,
Henri de Navarre est le seul à avoir eu la chance de
parfaire son apprentissage politique sous la conduite
d’un homme intelligent, expérimenté et désinté-
ressé.21 Mornay, gentilhomme huguenot du Berry,
n’a pas été obligé de rester confiné à la cour de
France : après des études à Paris, il a voyagé dans le
Saint Empire, séjourné à Venise, puis à Londres.
Revenu en France en 1572 et introduit auprès de
Coligny, il échappe au massacre, combat parmi les
« Malcontents », participe aux négociations qui
mettent fin au soulèvement. Le grand capitaine pro-
testant François de La Noue le recommande à Henri
de Navarre lorsque celui-ci commence à construire
son pouvoir après sa fuite.
Contrairement à Corisande, comtesse de Guiche,
maîtresse préférée de ces années et qui veut en faire
un héros sur le modèle chevaleresque, Mornay veut
faire d’Henri un roi de France. Ce qu’il donne à
entendre à son maître, c’est toute la différence entre
le comportement du particulier qui n’agit que pour
lui-même et celui du prince dans l’exercice de sa sou-
veraineté. Une « forme extérieure » doit envelopper
tous les actes du roi : cette forme est faite des élé-
ments matériels qui composent son train de vie obli-
gatoirement somptueux ; elle s’attache à sa gestuelle,
Vers Reims : des parcours dissemblables 195

ce que Mornay appelle la « gravité » et que l’ambassa-


deur vénitien avait vu en François Ier ; elle requiert la
pleine maîtrise des délibérations qui ont lieu entre le
roi et ses conseillers. Ainsi se construit la réputation,
comme un éclat venu s’ajouter aux qualités élémen-
taires de qui s’occupe de la vie publique — la prudence
ou capacité de discernement, la vertu ou courage — et
qui doit donner confiance tant aux princes étrangers
qu’à l’actuel roi de France et à ses sujets.
Ce texte est le dernier où Mornay tente de faire
l’éducation de l’héritier présomptif : Henri a trente et
un ans, et il a davantage besoin de diplomates et de
guerriers que d’un mentor. Quelques jours après
l’assassinat d’Henri III, Mornay doute de l’efficacité
de ses conseils : « Considérez, écrit-il au vicomte de
Turenne22, que la couronne lui est plutôt tombée sur
la tête, qu’échue paisiblement ; et partant qu’il y a plus
de quoi l’étourdir que de l’honorer à ces commence-
ments. »23

FILS DE FRANCE

La place du Dauphin est en principe indiscutable :


premier né mâle accueilli dans l’allégresse, il est
l’unique héritier. Il peut être aussi un survivant : trois
garçons sont morts avant la naissance du Dauphin
Charles, fils de Louis XI, et c’est un enfant qui gran-
dit seul dans la forteresse d’Amboise. Tel aussi le
Dauphin Louis qui vit à Versailles après qu’une épi-
démie l’a privé en 1712 de ses parents et de son frère
aîné. Tel le futur Louis XVI après la disparition de
son frère aîné et de son père.
196 Roi de France

Chez les couples royaux assez heureux pour garder


des enfants vivants, le premier garçon n’est pas séparé
des autres, filles aînées ou ensemble des puînés, au
moins jusqu’à ce qu’il ait atteint les sept ans de l’âge
de raison. Après la mort des deux filles aînées de
François Ier, il reste auprès du Dauphin François, né
en 1518, son frère Henri, né un an après, Madeleine,
née en 1520, Charles, en 1522, et Marguerite, en 1523.
Les enfants de celui qui devient Henri II en 1547 sont
encore plus nombreux : après François, né en 1544,
viennent deux filles, puis Charles, né en 1550, Henri,
en 1551, Marguerite, deux ans plus tard et François
en 1555 ; Mary Stuart vit avec eux. Il faut ensuite
attendre Henri IV pour trouver un Dauphin : comme
il n’est immédiatement suivi que de deux filles, le roi
trouve bon de faire vivre auprès d’eux les deux fils nés
de ses amours avec Gabrielle d’Estrées et ceux de sa
liaison avec la marquise de Verneuil. La reine met
ensuite au monde deux autres garçons, puis une fille.
À sa mort, Louis XIII laisse deux fils. Au milieu du
XVIIIe siècle, un nouveau groupe d’enfants se consti-
tue : le Dauphin Louis-Ferdinand, fils de Louis XV, en
est le père24 ; le duc de Bourgogne, naît en 1751, un
autre fils meurt à un an, puis le duc de Berry, naît
en 1754, le comte de Provence, un an plus tard, le
comte d’Artois, en 1757, et deux filles.
Dans l’ensemble, la surveillance de la première
enfance revient aux femmes : mère et grand-mère,
Claude de France et Louise de Savoie surtout après la
mort de la reine, maîtresse en titre, Diane de Poitiers,
que Catherine de Médicis s’emploie à contourner,
Marie de Médicis, Anne d’Autriche. Il s’agit de choisir
les gouvernantes, de trouver les nourrices, les méde-
cins, les aumôniers, il s’agit de faire nommer les gou-
verneurs qui assurent d’abord la sécurité. Avant le
Vers Reims : des parcours dissemblables 197

regroupement de la famille royale à Versailles, il faut


aussi choisir un lieu qui épargne aux enfants l’agita-
tion que crée un roi souvent guerrier et toujours
mobile ou qui leur permette de fuir les épidémies.
Ainsi Amboise en hiver et les nouveaux bâtiments de
Blois en été reçoivent-ils les enfants de François Ier ;
Blois encore, Cheverny et Saint-Germain accueillent
ses petits-enfants. Les enfants d’Henri IV sont élevés à
Saint-Germain, avec un déplacement vers le Château-
Neuf. Anne d’Autriche y vit avec ses fils jusqu’à la
mort de Louis XIII. À partir de Louis XIV, les enfants
de France se trouvent dans la proximité du roi régnant
et sous son autorité, puis Louis XV en abandonne la
surveillance à son fils et à sa belle-fille.25
Dans cette première phase de leur vie, peu de
choses séparent les aînés des cadets, les garçons des
filles, et d’une manière générale des enfants des
grandes familles nobles dont certains sont invités à
vivre avec eux. Tous apprennent les fondements de la
religion catholique avec les bribes de latin des prières,
la lecture et l’écriture ; les garçons commencent aussi
tôt que possible l’entraînement physique qui doit leur
donner la grâce, la vigueur et le goût de la guerre.
Seul le futur Louis XIII paraît avoir été l’objet d’une
attention particulière dès sa naissance.26 Dauphin
d’une nouvelle dynastie, seul garçon jusqu’à l’âge de
six ans, il subit d’innombrables interventions de son
médecin pour réguler ses fonctions digestives et des
stimulations fréquentes de ses organes sexuels aussi
bien de la part de son père que des servantes et des
courtisans. Son bégaiement précoce ne l’empêche pas
d’exprimer la conscience de sa supériorité : mépris
pour les bâtards de Verneuil avec qui il est obligé de
vivre, mise à la porte du cardinal de Sourdis qui a osé
s’appuyer sur la table préparée pour le goûter. La
198 Roi de France

naissance de ses frères le remplit de fierté, mais il en


profite peu : l’un a deux ans et l’autre neuf mois lors-
qu’il est appellé à vivre auprès du roi.
C’est en effet autour de sept ans que les fils de
France sont admis à la cour de leur père. S’ils ne l’ont
déjà, ils reçoivent un gouverneur qui assure leur pro-
tection et les aide à se repérer dans ce monde chan-
geant, leur indiquant les noms, les charges et les
rangs. Un ensemble d’officiers, de gardes et de servi-
teurs constitue leur Maison. Un précepteur clerc ou
laïc s’efforce de développer leurs qualités morales,
leur réflexion sur les grands exemples, leur capacité
à s’exprimer en public. Ce schéma établi, il faut aus-
sitôt le moduler en fonction des événements poli-
tiques : car les fils de France sont les instruments les
plus précieux et les plus dociles dans les mains des
rois, ils leur doivent la double obéissance d’enfant et
de sujet.
Aux deux extrêmes, on peut opposer le futur
Charles VIII, quasiment emprisonné à Amboise par
crainte des complots, surveillé par son père qui cor-
respond tous les jours avec son gouverneur et fait
d’abord pourvoir à sa formation militaire, et les deux
fils aînés de François Ier envoyés en Espagne comme
otages en échange de la libération du roi. En
février 1526, François, huit ans, et Henri, sept ans,
quittent Blois, accompagnés d’un gouverneur et de
son épouse, d’un précepteur, d’un aumônier, et d’une
suite de plus de deux cents personnes. Deux ans plus
tard, en représailles des manœuvres de leur père,
Charles Quint sépare les enfants de leur entourage et
les confie aux gouverneurs de forteresses de plus en
plus sinistres. Au sortir de ces épreuves, les princes
parlent l’espagnol et manifestent une grande mélan-
colie. Du moins ont-ils découvert Amadis de Gaule27,
Vers Reims : des parcours dissemblables 199

le grand roman qui leur propose des modèles de che-


valiers en quête de nobles causes à défendre pour
obtenir l’amour de belles dames un peu magiciennes.
À leur retour, dotés d’une Maison où ils retrouvent la
majeure partie de ceux qui avaient fait le voyage
d’Espagne, ils suivent pendant trois ans leur père et sa
nouvelle épouse, Éléonore, sœur de Charles Quint,
dans leurs déplacements à travers le royaume. Leur
présence montre aux sujets que les deux millions
d’écus remis à l’empereur ne l’ont pas été en vain ; de
leur côté, ils apprennent à supporter la lenteur des
échanges cérémoniels entre le roi et les notables
locaux. Le droit d’aînesse marque cependant une dif-
férence : le Dauphin va seul à Rennes recevoir la cou-
ronne ducale de Bretagne ; il est fiancé à la fille aînée
du roi d’Angleterre. Son frère cadet peut au contraire
servir d’instrument commode dans un montage
matrimonial risqué avec « la nièce du pape »,
Catherine de Médicis. En 1536, à la reprise de la
guerre avec l’empereur, le Dauphin meurt brusque-
ment. Henri reçoit ses titres, ses revenus, une partie
de ses serviteurs et l’injonction de son père de mettre
son « cœur, esprit et entendement »28 à remplacer
dignement le disparu. Il a dix-huit ans. Pendant les
huit années d’un conflit intermittent, la guerre offre
au nouveau Dauphin un espace d’aventure. D’abord
sous la surveillance d’Anne de Montmorency, puis
chargé de différents commandements jusqu’à la lieu-
tenance générale en 1544, il aime les chevauchées et
les combats, même s’il se révèle moins brillant ou
moins heureux que son frère cadet, Charles. Présent
aux entrevues diplomatiques, il n’est pas autorisé à
intervenir dans les négociations. Alors que dans
l’été 1544, il se prépare à défendre l’Île-de-France face
à l’invasion des troupes impériales, son père accepte
200 Roi de France

de payer le prix de la paix par une série de renonce-


ments en Italie, tout en attendant une compensation
du mariage de Charles avec une fille ou une nièce de
l’empereur. Humilié par cette perspective qui fait
trop d’honneur à son cadet, Henri se pose en futur
roi : il rédige un document où il se fait le défenseur
des droits inaliénables de la Couronne. Il n’ose cepen-
dant aller jusqu’à la rupture ouverte avec son père : le
texte est remis à la garde de deux notaires de
Fontainebleau.
Il partage ensuite son temps entre des opérations
militaires contre les forces anglaises en Picardie et sa
propre cour, organisée par son épouse et qui accueille
hommes d’affaires et lettrés florentins. Son premier
fils est né en janvier 1544, son frère Charles meurt en
septembre 1545. Jouissant d’une position dynastique
renforcée, il peut attendre.
En 1553, les aînés des enfants d’Henri II sont appe-
lés à la cour : les filles rejoignent la Maison de leur
mère, le Dauphin reçoit sa propre Maison et vit soit à
Saint-Germain soit dans un hôtel parisien proche du
palais des Tournelles. Entouré de précepteurs choisis
parmi les lettrés les plus solides, dont Amyot qui tra-
vaille à ses traductions de Plutarque, François semble
plus intéressé par les jeux, la chasse et les démonstra-
tions de somptuosité.29 À l’occasion de son mariage
avec Mary Stuart, les autres enfants de France sont
installés dans un hôtel proche du Louvre. Dans les
deux années qui suivent, la situation de la fratrie est
bouleversée : le Dauphin devient roi le 10 juillet 1559,
il a quinze ans ; il meurt à dix-sept ans, laissant la
place à son frère Charles qui n’en a que dix.
Louis-Auguste, duc de Berry, futur Louis XVI, a
connu la même série de déplacements. À la mort de
son frère aîné, il doit porter les espoirs de leur père,
Vers Reims : des parcours dissemblables 201

Louis-Ferdinand, ce Dauphin réduit à l’impuis-


sance.30 Il n’a pas sept ans ; son père meurt quatre
ans plus tard. Le voici Dauphin à son tour. Dans la
mesure où il n’intéresse son grand-père, Louis XV,
que comme un moyen de consolider l’alliance avec
l’Autriche, il continue de suivre le programme d’édu-
cation que son père avait mis au point avec le duc de
La Vauguyon. Ce dernier, gouverneur en titre, se
comporte comme un légataire d’autant plus zélé que
Marie-Josèphe de Saxe étant morte à son tour, il reste
seul responsable des fils de France avec Coëtlosquet,
évêque de Limoges, leur précepteur. La transmission
des principes tels que Bossuet avait pu les exposer
s’infléchit sous la volonté de racheter les fautes de
Louis XV, d’éviter la succession des conflits qui
marquent son règne depuis le milieu du siècle, donc
de préparer un roi vertueux et sûr de ses droits. La
possession de la souveraineté est étayée par l’utilisa-
tion de preuves historiques ; les liens privilégiés avec
Dieu sont assortis d’obligations envers les sujets. Au
lieu de relever de la jouissance à la manière de
Louis XIV, l’exercice du pouvoir est associé à la
crainte de mal faire. L’histoire de la Révolution
anglaise semble avoir constitué un objet privilégié
de réflexion puisque, à la veille de son exécution,
Louis XVI en parlait encore. 31 Le mariage avec
l’archiduchesse d’Autriche, la mort de La Vauguyon
conduisent le roi à s’intéresser davantage à son petit-
fils : il lui fait enseigner la diplomatie par un commis
des Affaires étrangères et l’emmène à la chasse.
202 Roi de France

LES ROIS ENFANTS

Ils sont quatre à être projetés enfants dans l’exercice


de la fonction royale : Charles IX, dix ans, Louis XIII,
huit ans et demi, Louis XIV, moins de cinq ans,
Louis XV, un peu plus. Le principe de l’instantanéité
de la succession, qu’il soit encore à réaffirmer jus-
qu’en 1610 ou tenu ensuite pour acquis, permet une
démonstration immédiate de la souveraineté qui leur
échoit : Charles IX préside le Conseil au matin de la
mort de son frère, Louis XIII tient un lit de justice le
lendemain de la mort de son père, Louis XIV quatre
jours après ; Louis XV reçoit l’hommage de la cour,
puis des délégués de l’assemblée du clergé et des
cours souveraines, avant d’aller tenir lui aussi un lit
de justice.
Paradoxalement, ces démonstrations initiales sont
en même temps l’aveu de la faiblesse des rois enfants
puisqu’elles ont pour objet d’entériner la nomination
d’un régent, responsable de leur vie et de leur éduca-
tion en même temps qu’administrateur du royaume,
et ce jusqu’à ce qu’ils atteignent la majorité au seuil
de leur quatorzième année. Au moment où Charles IX
devenait majeur, Michel de L’Hospital avait tenté de
banaliser ce paradoxe : « Les lois des hommes ne
peuvent changer ni muer les lois de la nature, ni que
telle loi puisse faire sage celui qui être ne le peut pour
n’avoir l’expérience des choses. »32 Position redou-
table et convoitée que celle du régent qui dispose
d’un court laps de temps pour faire acquérir au petit
roi les moyens de dominer « les choses » alors que sa
faiblesse naturelle invite princes du sang et haute
noblesse à réclamer davantage de pouvoir. De fait, en
Vers Reims : des parcours dissemblables 203

dépit des ordonnances et des déclarations solen-


nelles, la majorité ne marque pas vraiment de rup-
ture : les régents remettent leur pouvoir au roi qui les
reconduit dans leur position de chef du Conseil. De
Charles IX, Michel de L’Hospital avait souligné qu’« il
voulait être réputé majeur en tout et partout et à
l’endroit de tous, fors et excepté vers la reine sa mère,
à laquelle il réservait la puissance de commander ».33
La prétention de faire coïncider le début de la puberté
et l’achèvement de la formation politique mélange
deux ordres différents, quoique non moins néces-
saires à la survie de la royauté : capacité reproduc-
trice et capacité à exercer le pouvoir. Aussi la période
d’apprentissage se prolonge-t‑elle de façon diffuse
jusqu’au moment imprévisible où le roi décide de
passer directement à la gestion des affaires. À ce
moment, aussi bien Louis XIII que Louis XIV et
Louis XV étaient déjà mariés.
Autant qu’ils l’ont pu pendant leurs derniers jours,
les rois ont désigné des régents en titre : Anne
d’Autriche pour son fils, Philippe d’Orléans pour son
cousin. Louis XIII comme Louis XIV avaient prévu
d’entourer ces régents d’un Conseil composé par
eux-mêmes, ce dont chacun d’eux s’est débarrassé
avec l’assentiment du Parlement. À la mort de Fran-
çois II, dans une situation proche de la guerre civile,
Catherine de Médicis s’est imposée aux Bourbons
aussi bien qu’aux Guise, et en mai 1610, Marie de
Médicis a volontiers écouté les demandes parallèles
du Parlement et des conseillers du roi défunt. À
l’exception de Philippe d’Orléans, les régents se sont
vu contester leur autorité34 : les factions religieuses
structurées par les grandes maisons nobles ont tenté
d’accaparer, voire d’enlever Charles IX ; les grands
nobles n’ont cessé de se soulever pendant la régence
204 Roi de France

de Marie de Médicis et même rêvé de la destitution du


roi35 ; quant à la minorité de Louis XIV, commencée
alors que la guerre réclamait toujours davantage de
ressources, elle a été marquée par une succession
de rébellions au point que, dans la nuit du 5 au 6 jan-
vier 1649, le roi a dû se réfugier au château de Saint-
Germain, ou encore accepter d’être vu par une foule
d’émeutiers dormant (ou faisant semblant ?) dans son
lit du Palais-Royal en février 1651. 36 Catherine de
Médicis a joué les factions les unes contre les autres,
les deux autres régentes se sont appuyées sur des
conseillers qui ne devaient leur ascension qu’au pou-
voir royal : Concini, noble florentin, avait épousé la
confidente de Marie de Médicis ; Mazarin, après des
débuts dans la diplomatie pontificale, était passé au
service du roi de France ; sur la recommandation de
Richelieu, Louis XIII en avait fait le parrain du Dau-
phin, Anne d’Autriche crée pour lui la surintendance
de l’éducation du roi et de son frère.
Dans ces conditions difficiles, les apparitions
solennelles des rois enfants ont été multipliées, la
souveraineté dont ils étaient porteurs venant au
secours des décisions prises en leur nom par les
régents : Charles IX préside l’ouverture des États
généraux de 1560 et 1561 et Louis XIII en 1614 ;
Louis XIV impose en lit de justice l’enregistrement
d’édits fiscaux en 1645 et 1648 et, parallèlement,
assiste à la célébration des Te Deum de victoire à
Notre-Dame, quatre fois en 1645 et le 26 août 1648
où deux conseillers au Parlement sont arrêtés à la
fin de la cérémonie ; Louis XV préside en 1717 le lit
de justice qui exclut les princes légitimés de la suc-
cession. À ces apparitions ponctuelles, il faut ajouter
dans les périodes de rétablissement de la paix inté-
rieure, le voyage de Charles IX marqué par les ren-
Vers Reims : des parcours dissemblables 205

contres diplomatiques et les réceptions dans les


villes, et les incursions de Louis XIV dans les pro-
vinces pendant la dizaine d’années qui s’achève avec
le traité des Pyrénées.
Ces démonstrations ne sont pas forcément effi-
caces, du moins ne réclament-elles aucun savoir
particulier de la part de ces enfants : il leur suffit
d’être. Dans un cadre cérémoniel qui se précise tou-
jours davantage à partir de la deuxième moitié du
XVIe siècle, leur gouverneur les guide, ou les porte,
jusqu’à la place qui leur revient : la première. Quel
que soit leur degré de compréhension de ces actions,
ils ne peuvent qu’être sensibles aux regards qui
convergent vers eux, à la tonalité déférente et admi-
rative de ceux qui, tête nue, prennent la parole après
les quelques mots qu’ils ont eu à prononcer. Ainsi
acquièrent-ils la conscience de leur supériorité : au
gouverneur d’entretenir cette conscience dans toutes
les occasions de la vie quotidienne ; au précepteur
de l’approfondir par des lectures commentées. Les
techniques nouvelles de l’escrime, de la danse et de
l’équitation leur donnent en outre les moyens de
maîtriser leur corps et de trouver les postures qui
conviennent le mieux à l’expression physique de cette
supériorité.
De façon tout à fait exceptionnelle, Charles IX a été
constamment lié à son frère Henri, cadet d’un an. Dès
l’ouverture des États généraux de décembre 1560,
Henri porte le titre honorifique de Monsieur ; il se
tient à la droite du roi, l’emportant en préséance sur
les princes du sang ; lors du sacre, il occupe la place
du premier des pairs. Présent aux côtés du roi dans
toutes les occasions solennelles qui ont suivi, il est le
seul berger à ne pas rendre hommage au « Grand
Pasteur Carlin » dans le ballet de 1564. Il est même
206 Roi de France

arrivé, pendant l’entrevue de Bayonne avec leur sœur


Élisabeth, que le roi et Monsieur soient vêtus de la
même manière.37 L’âpreté des luttes commandait
peut-être de montrer que si le roi venait à disparaître,
il aurait un successeur déjà préparé à la tâche. À ces
considérations politiques, s’ajoutaient les angoisses
personnelles de la reine mère : après la mort de son
premier fils, elle attendait les morts suivantes selon
l’horoscope dressé à sa demande par l’astrologue
Michel de Notre-Dame (Nostradamus).
La reprise des conflits armés à partir de 1567 a été
l’occasion d’une complémentarité impossible à envi-
sager en d’autres circonstances : au roi, le maintien à
la cour, la présence au Conseil où la reine mère conti-
nue de peser sur les décisions ; à Monsieur, l’appren-
tissage guerrier, le titre de lieutenant général à seize
ans, et l’exaltation des combats. Au soir de Jarnac,
Henri écrit à son frère : « Monseigneur, vous avez
gagné la bataille. Le prince de Condé est mort. Je me
porte bien, suppliant le créateur qu’il vous conserve.
Mil cinq cent soixante neuf. Entre Jarnac et
Châteauneuf »38 ; il s’arroge le droit de faire connaître
directement la nouvelle au Pape, à Philippe II, à la
reine d’Angleterre ainsi qu’aux parlements de Paris,
Toulouse et Bordeaux.39 Quelques mois plus tard, le
roi impose sa présence à la reddition de Saint-Jean-
d’Angély. Cependant lorsqu’en mars 1571, il fait son
entrée dans Paris accompagné de sa jeune épouse,
Elizabeth d’Autriche, le dernier arc de triomphe
avant d’arriver à Notre-Dame porte les statues des
« jumeaux Dioscures, qui sont les figures de Castor et
Pollux ressemblant de visage au roi et à monseigneur,
faites d’or et ayant chacune une étoile d’or sur la
tête »40. Ce décor, préparé par la municipalité et sans
aucun doute accepté par la reine mère, rend explicite
Vers Reims : des parcours dissemblables 207

la répartition des tâches imaginée par Catherine de


Médicis depuis la paix de 1570 : au roi, la délicate
politique de coexistence entre les deux religions,
à son frère, la maîtrise de la faction catholique.
Charles IX se trouve dans une situation de dépen-
dance insupportable pour un roi. Il cherche un ter-
rain où faire reconnaître sa suprématie : il s’oriente
vers un soutien aux révoltés protestants des Pays-Bas.
Coligny accusé de l’y encourager devient la cible de la
faction catholique. L’engrenage qui conduit aux mas-
sacres de la Saint-Barthélemy est en place. De son
côté, Henri a accumulé expériences militaires et expé-
riences politiques, il a rassemblé autour de lui de
jeunes nobles remarqués lors des combats ; le voyage
en Pologne, son passage à Vienne et à Venise enri-
chissent ces expériences et confortent ces liens.
Alors que les derniers Valois ont été élevés dans
l’admiration des héros et des lettres antiques, bien
commun des humanistes de toute l’Europe, les
Bourbons reçoivent une éducation spécifique desti-
née à enraciner la nouvelle dynastie.41 La Petite gale-
rie aménagée au Louvre par Henri IV un an après la
naissance du Dauphin marque cette orientation :
vingt-deux portraits de rois et de reines conduisent
jusqu’à saint Louis. Des lectures sur l’histoire des
règnes complètent l’initiation visuelle. Le choix des
gouverneurs souligne la volonté de continuité avec
les prédécesseurs : Gilles de Souvré, immédiatement
passé du service armé d’Henri III à celui d’Henri IV,
est nommé auprès du Dauphin ; il est allié à Nicolas
de Villeroy, secrétaire d’État en fonction de façon
quasi ininterrompue de 1569 à sa mort en 1617. Les
gouverneurs de Louis XIV et de Louis XV sont des
descendants de Villeroy : son petit-fils avait fait partie
des compagnons de jeu de Louis XIII ; après une
208 Roi de France

carrière militaire, il est nommé auprès de Louis XIV


en 1646 et reste un familier du roi jusqu’à sa mort
en 1685 ; son arrière-petit-fils assure sa charge auprès
de Louis XV jusqu’à ce que son respect pointilleux du
passé ne devienne insupportable au Régent qui le
démet un an avant la majorité du roi.
Malgré sa répugnance, le Dauphin avait dû laver les
pieds des pauvres aux Pâques de 1609, manière de
prendre conscience des liens particuliers qui unissent
un descendant de saint Louis à Dieu. Dans l’ensemble,
le rôle des aumôniers, des confesseurs, des prédica-
teurs s’accroît ; en accord avec les recommandations
de l’Église, la pratique cultuelle s’intensifie, donnant
à l’enfant roi l’assurance de son élection originelle et
de l’attention particulière de Dieu. La domination des
passions, banalité qui figurait déjà dans le pro-
gramme éducatif de François de Valois, s’enrichit
d’être la contrepartie de l’obéissance des sujets. Il
s’agit pour le roi de dépasser ses désirs particuliers au
profit de sa gloire et du bien du royaume. C’est en ces
termes qu’en juillet 1559, Mazarin a demandé à
Louis XIV de renoncer à Marie Mancini et d’épouser
l’infante Marie-Thérèse. Complémentaire, l’obliga-
tion où se trouve le roi de garder silence et impassibi-
lité jusqu’au moment où il lui appartient de faire
connaître sa décision et de la faire exécuter. Son lan-
gage doit acquérir la brièveté et la force du comman-
dement.
Reste la question de « l’expérience des choses »,
comme l’avait dit Michel de L’Hospital. Même appuyé
sur des lectures d’histoire contemporaine, même
étendu par les représentations cartographiques consi-
dérées désormais comme nécessaires à la guerre
comme à la diplomatie, l’apprentissage en ce domaine
ne peut se faire que par la fréquentation du Conseil.
Vers Reims : des parcours dissemblables 209

Marie de Médicis est trop incertaine de sa propre


capacité à gouverner pour y admettre régulièrement
Louis XIII. Au contraire, Louis XIV suit régulière-
ment les séances ; quand il atteint sa dix-septième
année, il étudie chaque jour, sous la conduite d’un
secrétaire d’État, un dossier choisi par Mazarin. Les
dernières dispositions qu’il prend avant de mourir
prévoient que Louis XV présidera le Conseil à l’âge de
dix ans, « non pour ordonner ou décider, mais pour
entendre et prendre les premières connaissances des
affaires ».42
Les jeunes Bourbons ont supporté plus ou moins
patiemment ce temps de latence où, déclarés majeurs,
ils n’en étaient pas moins écartés du pouvoir d’« ordon-
ner ou décider ». Le 24 avril 1617, alors que les grands
nobles ont de nouveau pris les armes, Louis XIII fait
assassiner Concini. Cette première décision autonome
d’un roi de seize ans est suivie de l’exil immédiat de la
reine mère et de la dispersion de ses conseillers. Par un
souci très raisonné de conserver l’ordre péniblement
rétabli, Louis XIV, au contraire, a choisi d’attendre la
mort de Mazarin, cet homme « très habile, très adroit,
qui m’aimait et que j’aimais, qui m’avait rendu de
grands services, mais dont les pensées et les manières
étaient naturellement très différentes des miennes, que
je ne pouvais toutefois contredire, ni lui ôter la moindre
partie de son crédit sans exciter peut-être de nouveau
contre lui, par cette image quoique fausse de disgrâce,
les mêmes orages qu’on avait eu tant de peine à cal-
mer… »43 Le jeune roi a préféré se jeter dans les diver-
tissements, les plaisirs de la guerre, les démonstrations
diplomatiques. Rien cependant ne pouvait affaiblir la
conscience du pouvoir que lui donnait une « nature »
différente. La formation conçue par sa mère et par son
parrain avait parfaitement réussi.
210 Roi de France

Louis XV conserve près de lui le précepteur désigné


par son arrière-grand-père, l’abbé de Fleury devenu
cardinal. Il en fait son confesseur, puis son principal
ministre à partir de 1726. Dix-sept ans plus tard, à la
mort de Fleury, le roi se sent enfin libre : il décide de
participer lui-même aux campagnes de la guerre
ouverte pour la succession d’Autriche. Il a trente-trois
ans.

L’UNIFICATION CÉRÉMONIELLE :
LE SACRE

Quelles que soient les voies qui les ont conduits au


pouvoir souverain, les rois vivent tous l’expérience
unique du sacre.44 Certains avec une grande hâte :
Louis XII un mois à peine après la fin des funérailles
de Charles VIII, François Ier quinze jours seulement
après celles de Louis XII. Ce sont des cousins. Pour
les successeurs directs, les délais peuvent croître en
raison même de l’importance accordée aux funé-
railles du prédécesseur : la décision d’Henri II de
réunir ses deux frères morts à son père retarde son
propre sacre de deux mois. Les délais varient surtout
en fonction de la situation politique telle qu’elle est
appréciée par le roi lui-même ou par les régents à sa
place : il n’est pas facile et il est très dispendieux45 de
mettre en mouvement le roi, sa famille, son Conseil,
sa Maison avec ses centaines d’hommes en armes, le
haut clergé et la haute noblesse du royaume pour un
voyage qui demande une semaine rien que de Paris à
Reims, à quoi doivent s’ajouter le temps du séjour à
Reims et éventuellement l’entrée solennelle du retour
Vers Reims : des parcours dissemblables 211

dans la capitale. Le sacre de François II a lieu cinq


semaines après la mise au tombeau de son père, et
celui de Louis XIII trois mois et demi : dans les deux
cas, la peur des troubles pousse l’entourage royal à
accumuler les démonstrations cérémonielles. Au
contraire, la tenue des États généraux de janvier à
mars 1484 repousse le sacre de Charles VIII à la fin
mai, soit neuf mois après la mort de son père ; il en
est de même pour Charles IX, sacré entre les État
d’Orléans et ceux de Pontoise, cinq mois après l’arri-
vée de la dépouille de François II à Saint-Denis. De
retour dans le royaume de France en septembre 1574,
Henri III trouve une partie de la noblesse soulevée et
les finances épuisées : il attend février 1575 pour faire
le voyage à Reims. Après l’assassinat de son prédéces-
seur, Henri IV a passé cinq années à faire la guerre, il
a dû revenir au catholicisme en juillet 1593 et lors de
son sacre, le 27 février 1594, Reims et Paris sont
encore aux mains des Ligueurs : le sacre a lieu à
Chartres. Ce n’est qu’onze ans après la mort de son
père que l’apaisement des luttes intérieures permet
d’envisager le sacre de Louis XIV. Le Régent a attendu
sept ans avant de faire célébrer le sacre de Louis XV :
le conflit feutré avec la haute noblesse autour de
l’organisation du gouvernement, quelques affronte-
ments avec l’Espagne, la liquidation profitable des
tentatives de réorganisation financière — le Système
Law — ont laissé au roi le temps de grandir et de
prendre des forces pour affronter la lourde cérémo-
nie. Quant à Louis XVI, les onze mois qui séparent la
mort de son grand-père de son sacre sont remplis
d’expérimentations de toutes sortes et d’une suite
d’émeutes de la faim — la Guerre des Farines.
L’ensemble des dispositions législatives et des pra-
tiques qui font un roi du mâle le plus proche dès que
212 Roi de France

son prédécesseur a fermé les yeux concernent le


temps immédiat de la succession. Le sacre concerne
le temps long de la royauté. Il offre au nouveau venu
le moyen de prendre place dans la chaîne des rois
jusqu’à Clovis lui-même ; il lui offre de sentir et de
montrer ses liens avec Dieu ainsi qu’avec le royaume
qui lui est échu.
Le tableau vivant qui avait retenu l’attention de
Charles VIII lors de son entrée à Reims s’appuyait sur
le récit d’Hincmar, archevêque de cette ville dans la
seconde moitié du IXe siècle. En composant une Vie
de saint Rémi mort en martyr en 533, Hincmar avait
raconté comment une colombe avait apporté à Remi
l’huile sainte avec laquelle il avait pu oindre le roi des
Francs. La substitution de l’onction que recevaient
les rois de l’Ancien Testament à l’immersion du récit
évangélique se retrouvait à la même époque dans les
représentations du baptême du Christ, elle s’inscrivit
ensuite dans les pratiques baptismales. Grâce au récit
d’Hincmar, les rois de France bénéficiaient d’origines
de plus en plus lointaines et de l’assimilation, impli-
cite ou revendiquée suivant les périodes, avec le
Christ lui-même. Bien des rois chrétiens pouvaient
tirer même argument de l’onction qu’ils recevaient
aussi, seuls les rois de France pouvaient s’enorgueillir
de la permanence de la grâce accordée par Dieu à
Remi et à Clovis : le récipient qui avait contenu l’huile
existait toujours. Dans la Sainte-Ampoule conservée
dans l’abbaye de Saint-Remi à Reims, l’huile miracu-
leuse se renouvelait au fur et à mesure des besoins.46
De roi en roi, se transmettait le souci d’une répéti-
tion à l’identique depuis les origines, aussi le sacre
était-il la plus sérieusement documentée de toutes
les cérémonies royales. Depuis le Xe siècle, une série
de recueils liturgiques, les ordines, indiquaient la
Vers Reims : des parcours dissemblables 213

succession des prières et des gestes nécessaires à son


accomplissement.47 L’archevêché de Reims en
conservait ainsi que l’abbaye de Saint-Denis, les plus
importants datant des règnes de saint Louis et de
Charles V. L’abbaye avait en outre la garde des
insignes du pouvoir depuis le XIIe siècle : à l’époque
moderne, dans un souci de revendication par rapport
au Saint Empire, l’épée et la grande couronne fermée
à l’impériale, indatables toutes deux, et le sceptre,
ciselé à la fin du XVe siècle, sont réputés avoir appar-
tenu à Charlemagne ; il faut y ajouter la main de jus-
tice et l’anneau. Une partie des vêtements pouvaient
aussi être déposés à Saint-Denis, leur réemploi
dépendait de l’intervalle entre deux sacres ou du
désir de magnificence particulier à un roi. En 1589,
la Ligue parisienne s’empare des principaux insignes
du pouvoir, vend les pierres précieuses et fait fondre
l’or, le tout pour environ 20 000 écus, si bien que tout
a dû être refait pour Henri IV.48
Installé dans le palais archiépiscopal qui jouxte la
cathédrale, où il est venu se recueillir la veille, le roi
passe la nuit en prière. Au lever du jour, sur l’ordre de
l’archevêque de Reims, deux pairs ecclésiastiques49,
les évêques de Laon et de Beauvais, se rendent dans sa
chambre et le trouvent assis sur un lit de parade, enve-
loppé d’un grand manteau qui recouvre la tunique
cramoisie du pouvoir souverain superposée à la che-
mise blanche de la pureté, toutes deux fendues à
l’encolure sur le devant et sur le dos en prévision de
l’onction. En 1561, Catherine de Médicis envoie les
douze pairs auprès de Charles IX qui semble dormir
encore : elle force ainsi les nobles et les ecclésiastiques
les plus puissants du royaume à faire hommage
au petit roi. Écarté lors des deux sacres suivants, cet
éveil du roi reçoit un contenu accentué lors de la
214 Roi de France

cérémonie de 1610 : les pairs qui frappent à la porte


de la chambre demandent d’abord le fils du roi défunt,
puis le roi que Dieu leur a donné. Est ainsi affirmée la
permanence de la dynastie sous la protection divine.
Précédé de ses gardes, de trompettes et de hérauts,
du clergé de Reims, des gentilshommes de sa Maison
et des chevaliers des ordres, le roi, accompagné des
évêques de Laon et de Beauvais et suivi des grands
officiers de sa Maison, se dirige vers le chœur de la
cathédrale. Dans cet espace clos par un jubé depuis le
début du XVe siècle, ont pris place, chacun suivant son
rang, les membres de la famille royale et les princes
du sang, les officiers de la Couronne et de la Maison
du roi, tout ce que le royaume compte de grand dans
le clergé et la noblesse, les membres du Conseil, les
ambassadeurs, dont le nonce. Devant eux seuls se
déroulent les différentes étapes du sacre et du couron-
nement.
Sur l’estrade construite devant l’autel se répar-
tissent les protagonistes de la cérémonie : le roi,
l’officiant, archevêque de Reims50, les pairs ecclé-
siastiques et laïcs, le Connétable, le Grand chambel-
lan, le Chancelier. Le roi prie devant l’autel, fait ses
offrandes et va s’asseoir sous un dais. Le grand
prieur de Saint-Remi apporte le reliquaire de la
Sainte-Ampoule, le pose sur la droite de l’autel, puis
se tient de ce côté. Sur la gauche, les insignes royaux
ont été disposés à la garde du grand commandeur de
Saint-Denis qui les a escortés depuis l’abbaye.
Une sorte de mise à l’épreuve attend le roi : la pres-
tation des serments, seule phase discutée du sacre.
Le roi se rend devant l’autel et s’asseoit sur un fau-
teuil : à la demande de l’archevêque, il jure de proté-
ger l’Église et ses privilèges ; puis, debout, la main
sur l’Évangile, il jure de faire vivre ses sujets dans la
Vers Reims : des parcours dissemblables 215

justice et la miséricorde et de combattre l’hérésie.


En 1547, Henri II avait commandé au greffier du
Parlement, Jean du Tillet, d’étudier les anciens
ordines : par respect envers le passé, il réintroduit,
après le premier serment, le geste de l’archevêque de
se tourner vers les pairs pour demander leur consen-
tement ; il souligne ce moment en faisant chanter le
Te Deum, hymne d’action de grâces. Ce rite, encore
présent dans l’ordo de Charles V, portait la trace de
l’élection primitive, en particulier de celle d’Hugues
Capet, où l’intervention de l’archevêque de Reims
avait été décisive. Il semblait introduire un pacte
— serments contre consentement — contradictoire
avec le principe successoral et l’élection divine. Après
avoir servi d’argument à tous ceux qui, au temps des
troubles, réclamaient un contrôle du pouvoir royal,
ce rite disparaît à partir du sacre d’Henri IV. Privés
du geste du consentement, les serments deviennent
une déclaration devant Dieu de la prise de possession
du royaume. En 1774, Louis XVI refuse la suggestion
de Turgot de les remplacer par un engagement à pro-
téger tous les sujets quelle que soit leur religion,
comme il refuse d’ailleurs toute modification du
rituel.51
Le roi reçoit ensuite ses armes de combattant.
Dépouillé de son premier manteau, il est chaussé de
bottines de satin bleu à fleur de lys par le Grand cham-
bellan, le premier pair lui met les éperons d’or, puis
les lui retire ; l’archevêque lui remet l’épée de
Charlemagne qui est ensuite portée nue, la pointe en
haut, par le Connétable jusqu’à la fin de la cérémonie.
La préparation à l’onction commence. Pendant une
demi-heure, les évêques de Laon et de Beauvais
implorent de la grâce divine la protection du roi et
du royaume : les litanies du sacre, reprises par les
216 Roi de France

assistants, en appellent au souvenir de Salomon ; le


roi les entend prosterné au pied de l’autel aux côtés de
l’archevêque. Puis l’archevêque se rasseoit et consacre
le roi agenouillé : du pouce enduit du baume miracu-
leux mêlé au chrême baptismal, il trace le signe de la
croix sur sa tête, sa poitrine, le haut de son dos, ses
épaules et la saignée de ses bras. Le roi relevé est
revêtu de la tunique, de la dalmatique et du manteau,
que les commentaires comparent aux vêtements dis-
tinctifs des sous-diacres, des diacres et des prêtres.
L’archevêque procède à l’onction des mains sur les-
quelles il fait glisser les gants qu’il a bénis, puis
l’anneau à l’annulaire droit. Jusqu’au dernier tiers du
XVIe siècle, cet anneau est unanimement rapproché de
celui des évêques ; ensuite, il sert d’argument pour
décrire les liens entre le roi et le royaume, un nœud
conjugal où le royaume doit être soumis tel une
épouse et où le roi doit être respectueux du bien du
royaume, tel l’époux de la dot.52
Consacré, le roi accède enfin aux insignes du pou-
voir : l’archevêque place le sceptre dans sa main
droite, la main de justice dans sa main gauche ; il
montre la grande couronne de Charlemagne à tous
les assistants ; le Chancelier appelle les autres pairs et
tous maintiennent la couronne au-dessus du roi, jus-
qu’à ce que, les prières achevées, l’archevêque la pose
sur la tête du roi.
Précédé du connétable portant l’épée, accompagné
de l’archevêque et des pairs, suivi du Chancelier et
des principaux officiers de sa Maison, aidé des
princes choisis pour porter la queue de son manteau,
le roi gravit les quarante marches qui lui permettent
d’accéder à la plate-forme construite sur le jubé. Là,
assis en majesté sur un trône, il peut être enfin vu,
quoique de dos, de tous ceux qui n’ont pas été invités
Vers Reims : des parcours dissemblables 217

à prendre place dans le chœur. L’archevêque pro-


nonce de nouvelles prières, lui donne le baiser sur la
bouche, ainsi que le grand prêtre Samuel au roi Saül.
Il crie : « Vivat rex in eternum », ce que reprennent les
autres pairs et toute l’assistance. Alors le Te Deum est
célébré, du moins après qu’Henri IV et ses conseillers
ont compris l’erreur commise par Henri II.
L’archevêque célèbre la messe : le roi descend le
rejoindre au moment des offrandes, puis à la fin, au
moment de la communion où, parce qu’il est roi de
France, il communie, comme les prêtres, sous les
deux espèces.53 Après quoi, il quitte la couronne de
Charlemagne pour une autre plus légère. Six ou sept
heures après qu’il a fait son entrée dans la cathédrale,
il en sort sous les acclamations, tout étincelant des
insignes du pouvoir.
Dans les jours qui suivent, il peut commencer à
exercer son pouvoir guérisseur. Que celui-ci lui ait
été communiqué par la seule onction est devenu pro-
blématique à partir du règne de Louis XII : l’interces-
sion de saint Marcoul dont le roi visite le sanctuaire
en quittant Reims paraît désormais indispensable.
Devant la foule des malades rassemblés, il passe,
effleure les plaies de chacun de sa main dégantée,
prononce la formule : « Le roi te touche, Dieu te gué-
rit. » Curieusement, alors que le sacre d’Henri IV a eu
lieu à Chartres, qu’il a fallu trouver d’autres pairs, une
autre huile sainte et fabriquer de nouveaux insignes
du pouvoir, six à sept cents malades affluent à Paris
deux semaines après la reddition de la capitale. Sou-
cieux de mettre de nouveau l’accent sur l’onction
miraculeuse, l’entourage de Louis XIV fait transpor-
ter les reliques de saint Marcoul à l’abbaye de Saint-
Remi auprès de la Sainte-Ampoule. Encore en 1775,
218 Roi de France

au lendemain de son sacre, Louis XVI touche deux


mille quatre cents malades que la modification de la
formule depuis Louis XV — « Dieu te guérisse » — n’a
pas découragés.
Chapitre VI

DE LA MAGNIFICENCE
À L A RE P R É S E N T A T I O N :
PARURES ET DIVERTISSEMENTS

On n’avait vu de mémoire d’homme tant de magnifi-


cences à Constantinople, comme il s’en est vu cette
année : tellement que jointes avec les magnificences ci-
devant rapportées, que l’on a faites en France, Espagne,
Naples et Allemagne ; on peut bien appeler cette année,
L’an des Magnificences.1

Le rédacteur anonyme du Mercure françois pour


l’année 1612 s’émerveille : il a consacré une cinquan-
taine de pages aux fêtes de la publication du double
mariage espagnol données à Paris et dans la vice-
royauté de Naples2, auxquelles il a ajouté le récit de
l’ambassade du duc de Mayenne à Madrid, la descrip-
tion des funérailles de l’empereur Rodolphe et du
couronnement de son successeur, Mathias ; il termine
par Constantinople où ont eu lieu le mariage de la
fille aînée du sultan et la réception d’une ambassade
venue de Perse. D’un bout à l’autre de l’Europe, chré-
tienne ou non, et même au-delà, semble régner le
même goût de la magnificence.
En France, la notion est difficilement réapparue
dans la littérature politique entre la fin du XIVe et le
début du XVe siècle. Tandis que s’énonçaient les
220 Roi de France

principes de succession et que se dessinaient les


contours de la souveraineté, le besoin s’est fait sen-
tir de redéfinir les traits distinctifs du comporte-
ment royal.3 La grande référence en la matière était
l’Éthique à Nicomaque d’Aristote que Thomas
d’Aquin avait commentée. Dans les années qui
suivent son avènement, Charles V en commande une
traduction française à Nicolas Oresme, l’un de ses
lettrés préférés.4 Cependant, des vertus nécessaires à
la vie sociale auxquelles Aristote avait consacré le
Livre IV, Oresme écarte la Magnificence, il ne garde
que la Libéralité — pratique du don convenable à la
condition de celui qui donne comme de celui qui
reçoit, et la Magnanimité — ensemble des qualités
de grandeur et de générosité que doivent manifester
ceux qui possèdent richesse et pouvoir. Le roi devait
s’en contenter, lui que les vignettes du manuscrit
d’Oresme montrent toujours simplement vêtu :
reconnaissable à sa couronne et à son manteau pro-
tecteur, il semble limiter ses dépenses aux besoins
élémentaires de sa vie et de ses fonctions sur le
modèle d’humilité de son ancêtre, saint Louis.
Une quarantaine d’années plus tard, Christine de
Pisan décrit la chevauchée du même Charles V allant
de l’un à l’autre de ses châteaux « richement refaits » :

L’accoutumée manière de chevaucher était de


notable ordre : à très grand compagnie de barons et
princes et gentils hommes bien montés et en riches
habits, lui assis sus palefroi de grande élite, tout temps
vêtu en habit royal, chevauchant entre ses gens, si loin
de lui par telle et si honorable ordonnance, que par
l’orné maintien de son bel ordre, bien put savoir et
connaître tout homme, étranger ou autre, lequel de
tous était le Roi. […]
Et ainsi ce très sage Roi avait chère en tous ses faits
Parures et divertissements 221

la noble vertu d’ordre et convenable mesure. Lesquelles


cérémonies royales n’accomplissait mi tant au goût de
sa plaisance, comme pour garder à ses successeurs à
venir que, par solennel ordre, se doit tenir et mener en
très digne degré de la haute couronne de France, à
laquelle toute magnificence souveraine est due et perti-
nent.5

Voici donc la magnificence retrouvée. On notera


que dès ce moment, elle est associée à la mise en
ordre du roi et des personnages qui l’entourent et à
leur évolution dans l’espace, c’est‑à-dire au cérémo-
nial. Aristote, quant à lui, a été réinterprété. Pour le
philosophe, le Magnifique devait adapter les dépenses
qui dépassaient ses besoins vitaux à sa position
sociale : ainsi est-il juste que le roi l’emporte dans la
rivalité somptuaire qui l’oppose aux grands seigneurs.
Cependant, c’est au bien de la cité que le Magnifique
devait consacrer ces dépenses, finançant édifices
publics, cérémonies religieuses, navires de guerre. Si
par « couronne », on entend le bien commun du
royaume, alors il devient acceptable qu’en portant les
plus riches vêtements, en montant les plus beaux che-
vaux, le roi ne se laisse aller ni à la prodigalité ni à
la convoitise également condamnées par Aristote et la
morale chrétienne : il répond à l’obligation de se
rendre digne de l’héritage qu’il a reçu et qu’il transmet
à son fils.
La magnificence devient ainsi la forme visible de
la souveraineté, dignité invisible échue au roi pour
veiller au bien du royaume. En tant que telle elle
doit surpasser les moyens que les seigneurs ont
d’exprimer la possession de dignités inférieures. Elle
peut être considérée comme un prolongement du
sacre, mais elle a, sur cette manifestation unique et
222 Roi de France

réservée à un petit nombre de témoins, la supériorité


d’accompagner le roi dans sa vie quotidienne et de
renforcer constamment la conscience qu’il a de son
élection. Sur le terrain politique, elle répond au
besoin de voir qui s’était déjà manifesté dans le
domaine religieux et que l’Église avait accepté de
satisfaire en exposant le Corps du Christ dans les
processions de la Fête-Dieu.6 Avec la même limita-
tion — celle de la condition humaine elle-même —
que les signes visibles paraissent toujours inférieurs,
insuffisants à représenter la réalité invisible, alors
même que la notion de souveraineté s’amplifie pour
être associée à la majesté, puissance rayonnante
longtemps réservée à Dieu. Il faut donc multiplier les
signes et faire appel à tous ceux qui savent en créer :
gens de plume, peintres, architectes, sculpteurs,
orfèvres, musiciens, tailleurs.
Au risque d’oublier ce à quoi ces signes renvoient
et de se laisser aller au seul plaisir que procure la
satisfaction de tout désir. Pierre Salmon, secrétaire
de Charles VI, le rappelle au roi en dressant une liste
non exhaustive des éléments de la magnificence :

Et par espécial [particulièrement], le Roi, qui est


souverain sur tous les seigneurs et autres gens de son
royaume, et qui a honorable et noble mesnie [domes-
ticité], nobles chevaux, nobles vêtements, précieux
joyaux, délicieux vivres, et généralement tout ce que
son cœur désire, doit avoir grande honte s’il n’est
excellent sur tous les autres.7
Parures et divertissements 223

MAGNIFICENCES RIVALES

Il n’est pas étonnant que la réapparition de la


notion et de la pratique de la magnificence soit
contemporaine du conflit avec les rois d’Angleterre.
Ce qui est en jeu ne se limite pas à l’affirmation de la
souveraineté sur les Grands et les sujets du royaume,
c’est aussi le rapport aux autres princes, détenteurs
de droits identiques sur d’autres territoires, voire sur
les mêmes. Au XVIe siècle, les occasions de ren-
contres directes sont relativement nombreuses : en
dehors de la captivité de François Ier et de l’aventure
polonaise d’Henri III, les rois de France ne quittent
leur royaume que pour faire la guerre, mais ils ont
accueilli Maximilien, Philippe de Habsbourg et son
épouse Jeanne de Castille, Henry VIII d’Angleterre et
Charles Quint à plusieurs reprises, le pape Clé-
ment VII, Emmanuel-Philibert de Savoie, Élisabeth
de Valois en tant qu’épouse de Philippe II.
Des quatre rencontres entre Louis XII, Anne de
Bretagne et les parents de l’époux promis à Claude de
France, la première est la mieux connue.8 Au cours
de l’année 1501, Jeanne de Castille, qui résidait aux
Pays-Bas auprès de son époux, doit se rendre dans les
royaumes d’Espagne dont elle vient d’hériter. Le roi
de France les invite à traverser le royaume et à séjour-
ner près de lui au château de Blois : ils y arrivent le
7 décembre après avoir été fêtés sur son ordre à
chaque étape. Ils y restent une semaine avec une
suite imposante puisqu’au moins deux cents chevaux
ont été dénombrés.
Les moyens de la magnificence et les techniques du
cérémonial qui marquent ce séjour ont été puisés
224 Roi de France

dans les nombreuses descriptions de la réception de


l’empereur Charles IV par le roi Charles V en 1378 et
adaptés en fonction des objectifs du roi de France :
confirmer l’engagement matrimonial signé par les
ambassadeurs le 13 octobre, mais distinguer entre
Philippe, en qui Louis XII ne veut voir qu’un vassal
pour la Flandre et l’Artois auxquels il n’a pas renoncé,
et Jeanne, l’héritière des couronnes d’Espagne.
Dans les mois qui précèdent, des objets précieux
ont été pris dans les différents châteaux jusqu’au
palais ducal de Nantes et transportés à Blois ; ils sont
distribués suivant la hiérarchie des honneurs dans les
appartements du premier étage du « logis-neuf » attri-
bués aux archiducs. Si le sol disparaît partout sous
d’épais tapis de Turquie, Jeanne dispose d’un nombre
supérieur de pièces, situées dans la partie droite du
bâtiment. Alors que chez son époux, les murs sont
tendus de tapisseries, chez elle, ils sont recouverts de
draps d’or dans la salle la plus grande ; dans les pièces
suivantes de plus en plus petites, sont utilisés le
velours puis le satin cramoisis brodés d’or, enfin
le velours blanc et violet.
La plupart des ressources ont été mobilisées pour
le « logis-neuf ». Dans le bâtiment où logent le roi de
France et son épouse, il reste des tapisseries et le drap
d’or qui recouvre le dais et le fauteuil dans la grande
salle où le roi accueille l’archiduc, ainsi que dans
la salle où il prend ses repas ; dans la chambre de la
reine, le lit est surmonté d’un dais de damas cramoisi
et entouré de rideaux de soie brochée.
Les invités arrivent en fin de journée : entre cha-
cun des quatre cents archers de la garde, vêtus de
casaques brodées au Porc-épic, emblème du roi, un
valet porte une torche et éclaire le chemin qui va de
la cour d’entrée à la salle où Louis XII est assis sous
Parures et divertissements 225

son dais. Le roi laisse à l’archiduc le temps d’ôter


son bonnet et de faire trois révérences avant d’aller à
sa rencontre ; au contraire, il s’avance jusqu’au seuil
pour accueillir Jeanne, sans doute parce qu’elle est
femme, surtout parce qu’elle est reine, ce qui ne
l’empêche pas de faire, elle aussi, trois révérences.
Une fois ces marquages accomplis, la magnifi-
cence peut se déployer dans les nourritures et les
boissons fournies tant aux repas privés qu’aux ban-
quets communs et dans les divertissements : chasse
au faucon le matin, l’après-midi, joutes où le roi de
France seul met ses gentilshommes en danger, le
soir, bals ou jeux de cartes. Les services religieux, et
particulièrement la célébration de l’alliance la veille
du départ, rassemblent les deux couples et leur suite
dans les vêtements les plus éclatants. La voix des
chantres de la chapelle royale est appréciée comme
un élément supplémentaire de somptuosité. Le der-
nier jour s’échangent les cadeaux : Jeanne offre une
bague à la princesse Claude que ses deux ans ont
tenue à l’écart des festivités ; la reine Anne offre des
chevaux à l’archiduc, d’autres chevaux ainsi qu’une
litière et des bijoux à l’archiduchesse. Le roi fait
envoyer une barge chargée de vins au château où a
lieu l’étape suivante.
L’entrevue de Blois avait discrètement modulé la
magnificence en fonction d’une échelle des dignités,
au contraire, celle de François Ier et d’Henry VIII en
juin 1520 doit exalter l’égale puissance des deux sou-
verains : des moyens mis en œuvre elle a vite acquis
le surnom de Camp du drap d’or.9
Une petite vallée située à mi-chemin du château de
Guines qui fait partie du territoire anglais entourant
Calais et de la ville d’Ardres qui appartient au
royaume de France a été choisie comme terrain de
226 Roi de France

rencontre.10 Là est construit le pavillon où auront lieu


les conversations royales : il est recouvert de drap d’or
et de velours cramoisi qui conviennent à tous les rois.
Les deux devises y sont brodées — D E U [Dieu] E S T
M O N D R O I T , et S E M P E R V I V A T I N E T E R N O 11 — un
entrelacs de lys de France et de roses des Tudor court
autour de la corniche. À l’intérieur, des tapis, des
coussins, deux fauteuils : il n’est pas question de s’y
attarder car les arrangements diplomatiques sont
traités par les conseillers des deux rois. À proximité,
le champ clos des jeux guerriers est un rectangle
de trois cents mètres sur cent dix, limité par un arc de
triomphe sur chaque petit côté ; treize poteaux de
treize mètres forment l’armature de l’arbre d’hon-
neur, six cents mètres de tissus de soie ont été néces-
saires pour l’habiller et lui donner feuilles, fleurs et
fruits — deux mille fleurs d’aubépine anglaises, mille
huit cents fleurs de framboisiers françaises, deux
mille quatre cents cerises.
Le 7 juin, jour de la Fête-Dieu, a lieu la première
rencontre. Des coups de canon tirés par la garde
franco-anglaise qui doit assurer l’ordre indiquent
aux rois et à leur suite le moment de se mettre en
mouvement. Henry VIII quitte son palais éphémère :
une construction en bois d’un étage et de cent mètres
de côté reposant sur des fondations de briques ; un
château de roman chevaleresque avec sa crénelure,
brillant des vitres d’une multiplicité de fenêtres ; des
peintures sur toile habillent les murs. Cinq cents
gardes chevauchent en tête, deux mille fantassins les
suivent, puis les archers, le glaive de l’État porté par
le marquis de Dorset, brillant homme de guerre,
enfin, le roi fastueusement vêtu, montant un cheval
paré d’une housse de toile d’or à figures, puis ses
Parures et divertissements 227

conseillers, ses courtisans. Henry VIII a choisi la


somptuosité guerrière.
François Ier a plutôt choisi de montrer sa puissance
politique : trois à quatre cents tentes recouvertes de
tissus d’or et d’argent brodés aux armes de chacun
des grands nobles qui l’occupe et marquées de la
fleur de lys royale ; les fleurs de lys ont été comman-
dées à Florence. La tente du roi est ronde, très haute,
couverte de brocart d’or barré de trois larges bandes
de velours bleu fleurdelysé qui rappellent le manteau
du sacre ; elle est surmontée d’une statue de saint
Michel.12 Le roi n’est précédé que d’une centaine de
lansquenets et de Suisses, il a revêtu un costume
éblouissant de pierres précieuses, les grands officiers
de sa Maison l’entourent, parmi eux, le connétable
porte l’épée ; suivent des ambassadeurs, des courti-
sans et des gardes.
Les deux cortèges s’aperçoivent du haut des mon-
ticules aménagés dans la vallée, s’arrêtent. Une fan-
fare rompt le silence : les deux rois galopent l’un vers
l’autre, mettent pied à terre, se donnent l’accolade, et
marchent vers le pavillon se tenant par le bras pour
éviter tout débat de préséance.
Dans la mesure où les négociations ont déjà eu
lieu, les jours suivants sont dédiés aux divertisse-
ments — et à un repli du camp français sur la ville et
l’abbaye d’Ardres car les tentes n’ont pas résisté aux
averses. Le 9 juin, les armes des deux rois sont solen-
nellement hissées sur l’arbre d’honneur. Le 11, en
présence des deux reines, Catherine d’Aragon et
Claude de France, installées dans des tribunes, ont
lieu les premières épreuves : les rois combattent à la
tête du même groupe de quatorze chevaliers,
échangent leur cheval préféré. Les jeux occupent
encore deux journées de la semaine suivante. À un
228 Roi de France

moment, lassés de regarder la suite du tournoi sous


la pluie, ces jeunes gens — Henry a vingt-neuf ans,
François en a vingt-six — se battent au corps à corps
dans la boue. Par trois fois, le roi de France se rend
dans le château éphémère, le roi d’Angleterre dans
l’abbaye d’Ardres, les reines leur font les honneurs de
banquets et de danses préparées de longue date.
Deux jours avant la séparation, le 23 juin, le cardinal
Wolsey célèbre une messe dans le champ du tournoi,
les chapelles des deux rois chantent en alternance.
La splendeur de cette rencontre ne dissuade pas
Henry VIII de préférer l’alliance avec Charles Quint.
Une fois réalisés les aménagements en fonction
d’éventuelles différences de statut, la magnificence
entre souverains exclut tout calcul : elle pousse à
l’extrême d’un côté les capacités de dépense, de
l’autre, l’imagination et l’ingéniosité des conseillers,
des artisans, des créateurs. Le temps de la rencontre,
elle concentre tous ses moyens d’expression : sur-
abondance de la nourriture, ornementation des lieux,
ostentation des parures, simulacre de combats qui
peuvent se révéler mortels, agrément de la danse,
éclat de la musique, qu’elle soit d’église, de guerre ou
de divertissement.
Ces traits marquent encore l’accueil du pape Clé-
ment VII pour les noces de sa « nièce », Catherine de
Médicis, et la deuxième réception de Charles Quint
qui traverse le royaume pendant l’hiver 1539-1540
pour rejoindre Gand révolté. Ensuite, les occasions de
rencontre se raréfient. Dans l’été 1565, Philippe II
décline l’invitation de Charles IX et de sa mère, et c’est
à son épouse installée à Bayonne que sont offerts ban-
quets, bals et tournois.13 Le roi d’Espagne ne se sent
pas tenu à une surenchère éblouissante, il est beau-
coup plus attaché au cérémonial, et plus précisément
Parures et divertissements 229

à la préséance sur tous les autres souverains que ses


représentants commencent à réclamer aux négocia-
tions du Cateau-Cambrésis en 1559. Au siècle suivant,
il a fallu des mois de discussion pour que Philippe IV
et Louis XIV se retrouvent sur l’île d’une rivière pyré-
néenne pour la ratification du traité de paix et le
mariage du roi de France avec l’Infante. C’est la der-
nière entrevue solennelle entre souverains. Dans les
périodes de paix du XVIIIe siècle, les princes étrangers
préfèrent être accueillis à titre privé, voire familial.
La magnificence entretenue par les rivalités s’est
reportée de façon indirecte sur l’accueil des épouses,
et plus fréquemment sur les ambassades, qu’il s’agisse
du train des représentants du roi à l’extérieur du
royaume ou de l’arrivée des étrangers à la cour de
France.

PARURES I :
L’ÉCLAT

S’attacher aux parures, entendues au sens large des


habits et des bijoux, n’est pas arbitraire. Ce choix
s’appuie sur l’équivalence entre vêtements et statut
social exprimée dans la législation de la fin du XVe à la
fin du XVIe siècle.14 En mars 1514, un édit interdit
expressément aux non-nobles « de prendre et usurper
le titre de noblesse, soit en leurs qualités ou en habille-
ments »15 : il fait référence au privilège obtenu par la
noblesse depuis 1485 d’être la seule à pouvoir porter
des draps d’or, d’argent et des tissus de soie. Par
nature, les parures royales déploient la somptuosité
sans limite qui convient à la supériorité souveraine.
230 Roi de France

Par fonction, elles occupent un rôle fondamental


dans le cérémonial quotidien qui commence chaque
matin par l’habillage du roi et se termine une fois
accomplie l’opération inverse.
Rassembler une série de portraits pour s’attacher
aux seuls détails vestimentaires qu’ils contiennent
semble hasardeux puisque ce genre de production n’a
pas de prétention réaliste : il relève des choix du
commanditaire et du peintre, l’un cherchant à faire
valoir sa grandeur, l’autre son habileté.16 C’est une
manière de compenser la disparité des traces laissées
par les vêtements royaux français.17 La série des por-
traits sera double puisque les reines, appelées par le
sacrement du mariage et par le couronnement de cer-
taines d’entre elles à recevoir une part de la dignité de
leur époux, partagent avec lui le devoir de magnifi-
cence. Elles le font d’autant mieux qu’à l’exception de
Louise de Lorraine, les familles dont elles sont issues
mettent leur honneur à leur composer un trousseau
fastueux : savoir combien de temps elles portent les
vêtements de leur cour d’origine reste une question
en débat, du moins peuvent-elles en faire réemployer
les étoffes et les ornements ; en outre, elles apportent
des bijoux et en reçoivent en cadeau de noces.
Donc, douze rois et douze reines. Et, faisant cou-
pure, le portrait d’un roi en manteau de sacre,
Louis XIII, peint par Philippe de Champaigne long-
temps après la cérémonie.
De la fin du XVe au premier tiers du XVIIe siècle,
dominent la lourdeur des tissus et l’intensité des cou-
leurs : l’une comme l’autre font la somptuosité d’un
vêtement, au sens propre. Le prix d’un tissu résulte de
la rareté et de l’exotisme des matières — métaux pré-
cieux, soie ; il résulte aussi de leur quantité — nombre
et longueur des fibres nécessaires à la production du
Parures et divertissements 231

velours, du satin ou du taffetas et aux motifs qui sont


réalisés en relief ou en contraste. De même l’intensité
des couleurs est liée à la quantité des produits tincto-
riaux utilisés. De tout cela, les artisans des grandes
villes de l’Italie du Nord sont les maîtres. Joue aussi la
longueur croissante des tissus nécessaire à la réalisa-
tion des habits : dans le vêtement masculin, multipli-
cation des pièces qui viennent s’ajuster sur le corps
comme les éléments d’une armure, superposition et
gonflement des robes et des jupes dans le vêtement
féminin ; pour l’un comme pour l’autre, développe-
ment des manches, goût pour les grands vêtements
enveloppants doublés de fourrures. Les comptes
de 1556 pour la reine indiquent l’équivalent de douze
à dix-huit mètres pour une robe de dessus, cinq à sept
mètres pour la robe de dessous qui apparaît dans les
ouvertures de la première, comme le montre le por-
trait de Catherine de Médicis à peu près contempo-
rain.18
La disposition des tentures de matières, de textures
et de coloris différents dans la suite des pièces réser-
vées à Jeanne de Castille exprimait une hiérarchie.
Cette hiérarchie se retrouve dans les premiers por-
traits : les tissus d’or façonnés du manteau court de
Louis XII et du pourpoint de son prédécesseur ren-
voient aux robes de drap d’or qu’Anne a portées en
décembre 1501 pour les moments les plus importants
de l’entrevue, l’accueil, la messe du lendemain, la
célébration de la paix.19 Viennent ensuite les couleurs
saturées : Anne de Bretagne en velours rouge, Claude
de France en velours noir. Le rouge et le noir se
trouvent dans le manteau et le bonnet de Charles VIII,
dans le bonnet et les larges manches qui sortent du
manteau de Louis XII. Le rouge a pour lui la longue
histoire des empereurs de Rome et de Byzance. Il se
232 Roi de France

décline en pourpre, en écarlate et en cramoisi : mais


bien que cette dernière nuance soit réservée aux
princes et aux princesses par l’édit somptuaire de
juillet 1549, il semble qu’au cours du XVIe siècle, le
rouge soit plutôt utilisé pour les livrées des serviteurs
et les robes des dames d’honneur des reines que par
les souverains eux-mêmes, exception faite du grand
manteau de deuil — un rouge sombre tirant sur le
violet, porté par François Ier lors du service célébré à
Notre-Dame en hommage à Louis XII le 15 jan-
vier 1515. Noirs sont au contraire les pourpoints et
les capes d’Henri II et de ses fils. Avec la majeure
partie des terres bourguignonnes, les Habsbourg ont
hérité de la prédilection pour le noir affirmée par
Philippe le Bon en souvenir de son père assassiné.20 Il
y a dans ce noir des Valois une manière de revendica-
tion, mais aussi un goût entretenu par les femmes : à
la mort de son premier époux, la reine Anne avait pris
le deuil en noir suivant le mode breton ; le portrait de
sa fille Claude la montre peut-être après la mort de sa
mère, les grossesses n’ont pas encore alourdi son
corps. Les armes du duché de Bretagne associaient le
noir au blanc, et Anne portait volontiers du blanc.
Cette union se retrouve dans le vêtement d’Henri II
— sous la cape et le pourpoint, tranche le blanc des
hauts-de-chausses, des bas et des chaussures — mais
il s’agit d’un hommage à sa maîtresse préférée, Diane
de Poitiers, qui avait adopté ces couleurs pour mar-
quer son veuvage. Au demeurant, porté par des façon-
nages qui jouent sur la lumière et ses reflets, le noir
reste une couleur somptueuse jusqu’au début du
XVIIe siècle, où il s’assagit et devient preuve de modes-
tie des notables urbains, des officiers et des adeptes
du christianisme réformé.
En dehors de ces couleurs fondamentales, le por-
Parures et divertissements 233

trait de François Ier suggère que toutes les nuances


sont possibles, ce que confirment ceux des reines à
partir de celui d’Éléonore, comme les comptes des
années 1556 et 1557 et les remarques pessimistes de
l’ambassadeur espagnol à propos du costume de satin
violet relevé par des bijoux de corail porté par le jeune
Henri III au moment de son retour dans le royaume.21
Les couleurs, dans leurs variations et leurs associa-
tions, comptent en effet moins que l’accumulation de
broderies, de passementeries de fils d’or et d’argent,
la profusion de joyaux qui tendent à recouvrir les tis-
sus.22 Avec son réseau de perles, la robe de Catherine
de Médicis fait pendant au pourpoint de François Ier ;
enrichi de rubis et d’émeraudes, le motif se retrouve
dans le maladroit portrait d’Henri IV qui a appartenu
au maréchal de Lesdiguières. Le Mercure français
prétend que trente-deux mille perles et trois mille
diamants constellaient la robe portée par Marie de
Médicis au baptême de ses enfants en 1606.23 L’ordre
de grandeur est vraisemblable : l’inventaire du début
de l’année 1610 dénombre onze mille cinq cents
grands diamants et cinq mille huit cents perles. Cinq
ans plus tard, en prévision du double mariage espa-
gnol, plus de trois cent vingt mille perles sont ache-
tées qui doivent parer deux robes, un devant de
corsage, une paire de manches et des chaussures. Les
perles ont l’avantage de se percer, donc de se coudre
facilement ; les pierres doivent être montées sur du
métal. Quand elles ne sont pas disposées sur les tis-
sus, les unes et les autres sont associées en parures :
Élisabeth d’Autriche porte sur la tête un bandeau de
perles et d’émeraudes offert par son époux ; le tour de
cou, le tour du décolleté, la chaîne avec son triple
pendentif de rubis, de diamant et d’une perle en
forme de poire sont des cadeaux de Catherine de
234 Roi de France

Médicis. La fille de l’empereur a reçu pour ses noces


autant de parures qu’il y a de couleurs de pierres pré-
cieuses, ce qui n’empêche pas le roi de s’acheter une
parure de rubis et une autre de saphir l’année suivant
son mariage. Lorsqu’Henri III décide de ne plus por-
ter que du noir, il l’agrémente de pendentifs d’oreilles
et de douze colliers de perles, ainsi que d’une broche
de diamants tenant les plumes de son chapeau.
S’il est relativement facile de se procurer de l’or et
de l’argent qui circulent dans le royaume sous forme
de monnaie, il n’en est pas de même des pierres et des
perles : les premières viennent d’Inde et d’Afghanis-
tan, les deuxièmes surtout du Golfe persique, puis
dans une moindre mesure de l’Amérique espagnole ;
la chute de l’empire byzantin, le pillage du camp du
Téméraire devant Nancy ont mis en circulation des
bijoux entiers ou démontés. Dans l’ensemble, le
royaume de France se trouve mal placé par rapport
aux réseaux commerciaux dominés par les Italiens,
les Portugais, les Espagnols et les Allemands : ici
encore s’exerce la rivalité entre souverains. Certains
bijoux sont arrivés dans le royaume avec les reines :
un diamant en table et un grand rubis rosé d’Anne de
Bretagne encore inventoriés au XVIIIe siècle, les perles
de Catherine de Médicis. En raison de leur forte
valeur immédiatement mobilisable, les joyaux sont
toujours menacés de vente : François Ier, de retour de
captivité, fait entrer ce qui reste après le paiement de
sa rançon dans le domaine inaliénable de la Cou-
ronne, mais, six ans plus tard, en 1537, il en retire le
contrôle aux magistrats de la Chambre des Comptes
pour en confier la gestion aux Menus Plaisirs, dépar-
tement de sa Maison. La magnificence n’a pas à être
contrôlée. Le statut des bijoux reste variable. Nombre
d’entre eux ne relèvent pas de la Couronne, en parti-
Parures et divertissements 235

culier ceux qui appartiennent aux reines en propre :


Mary Stuart est repartie en Écosse avec les perles que
Catherine de Médicis lui avait données ; cependant,
Éléonore et Élisabeth d’Autriche ont dû restituer
leurs parures au moment de leur veuvage. Pendant
les guerres civiles, les emprunts gagés sur certains
joyaux se transforment en vente définitive faute de
remboursements. À charge pour Henri IV et ses suc-
cesseurs de reprendre les achats comme l’avaient fait
les prédécesseurs autant qu’ils l’avaient pu.
En 1532, les joyaux de la Couronne inventoriés
sont estimés à 150 000 écus, soit l’équivalent de
510 kg d’or pur, à quoi il faut ajouter les bijoux remis
à la reine Éléonore dont huit pièces estimées à plus
de 300 000 écus. Leur valeur atteint près de 690 000
écus (2 386 kg d’or) en 1575, près de 4 millions
(5 611 kg d’or) en 1691. Cet accroissement lié aux legs
d’Anne d’Autriche et des cardinaux ministres ainsi
qu’à l’achat par Louis XIV de superbes diamants et
saphirs directement arrivés de l’Inde ne doit pas faire
illusion : à regarder les portraits de Louis XIII, de ses
successeurs et de leurs épouses, il semble bien qu’au
cours du XVIIe siècle, le temps de la magnificence des
parures est passé.

SOMPTUOSITÉS ÉPHÉMÈRES :
LES DIVERTISSEMENTS

Aux noces de François de Clèves, duc de Nevers, et


de Marguerite de Bourbon-Vendôme, célébrées au
Louvre le 23 janvier 1539, le banquet est suivi d’un
bal, de mascarades et d’un ballet final.24 Cinq satyres
236 Roi de France

— le Dauphin, son frère Charles, le cardinal de


Lorraine, le roi de Navarre et le connétable Anne de
Montmorency — accueillent leurs nymphes, parmi
lesquelles la duchesse d’Étampes, maîtresse officielle
du roi : tous portent des costumes tissés d’or et
d’argent, des guirlandes de perles et de pierres pré-
cieuses, ils sont masqués de satin cramoisi, à l’excep-
tion de la duchesse et d’une autre très belle dame.
François Ier clôt la fête : il danse accompagné de
Cesare Fregoso, homme de guerre italien passé à son
service. Le correspondant de la duchesse de Mantoue
peine à le décrire :

Du costume du roi, je ne parlerai pas parce que je


n’ai pas le moyen de réussir avec honneur en raison
de la variété des choses remarquables qu’on y voyait,
de sorte qu’il tenait du divin plutôt que de l’humain.
C’était un costume de guerre antique enrichi de bro-
deries, de pierres précieuses et de perles dans lequel il
paraissait que Sa Majesté représentait le Dieu Mars.25

Ce n’est là qu’un exemple parmi les centaines dont


on peut relever les traces du règne de Louis XII à
celui de Louis XIII26 : les divertissements ponctuent
l’année au gré des événements — mariages, bap-
têmes, ambassades ; plus régulièrement, ils marquent
l’hiver qui rend difficiles les déplacements et la
guerre et qui offre des occasions de célébrations fes-
tives à prétexte religieux, les Rois début janvier et la
mi-carême. Pris de la culture commune qui leur fait
une grande place, la danse et les déguisements du
Carnaval sont retravaillés en fonction des impératifs
de la magnificence suivant la voie ouverte par les
cours italiennes.
Les jeunes princes et les rois enfants se soumettent
Parures et divertissements 237

avec plus ou moins d’enthousiasme aux leçons de


danse. Il en va tout autrement lorsque devenus les
maîtres, ils décident de donner un bal ou un ballet.
Le lieu doit être suffisamment spacieux pour per-
mettre l’évolution des danseurs au milieu des autres
courtisans. Les plus grandes résidences royales en
sont pourvues : salle du Palais de l’Île de la Cité, salle
des Cariatides au rez-de-chaussée du Louvre, rempla-
cée sous Henri III par une salle au premier étage,
quinze mètres sur environ cinquante ; aménagée
dans l’été 1572, la salle du Petit-Bourbon, légèrement
plus petite ; la plus belle reste celle de Fontainebleau,
décorée par le Primatice et les frères dell’Abate qui
l’achèvent au milieu des années 1550 ; une autre salle
a été construite à Saint-Germain dans la décennie
précédente. Pour chaque occasion, une estrade, sur-
montée d’un dais, accueille le roi et sa famille, des
tapisseries recouvrent les murs, des tapis le parquet.
Les flambeaux et les chandelles brûlent par milliers.
La Chambre et l’Écurie du roi fournissent les instru-
mentistes et les chanteurs.
Le bal suit une gradation habile, des danses lentes
vers les rapides. Ce qui paraît relever du simple
échauffement musculaire intègre une démonstration
de pouvoir : à l’ouverture, la pavane unit le roi et la
reine qui font ensemble le tour de la salle, suivis des
autres couples par ordre de préséance ; pour l’alle-
mande, ils se séparent, le roi devant donner son
accord au partenaire de la reine ; au branle qui se
danse en cercle, la reine doit se trouver entre deux
princes du sang. Jusqu’ici le roi a pu montrer le
maintien de son corps, la grâce de ses mouvements :
les courantes, les voltes et les gaillardes réclament
ensuite l’habileté, la hardiesse, la maîtrise. Il est
entendu que les qualités corporelles traduisent les
238 Roi de France

qualités morales, elles concourent aussi au plaisir


d’être roi : cette vitalité que Cavalli a notée chez
François Ier dans ses dernières années, Henri III et
Louis XIII aiment à la ressentir au milieu des
épreuves, Henri IV comme une récompense à la fin
de ses tribulations.27
Mascarades et ballets offrent la possibilité de créer
des situations, voire des mondes imaginaires repris
de la mythologie antique ou des trois ouvrages cheva-
leresques qui ont fait rêver souverains et nobles
d’Europe pendant le XVIe et le début du XVIIe siècle :
l’Amadis de Gaule, le Roland Furieux et la Jérusalem
délivrée. Le choix du thème appartient au roi lui-
même, aidé de ses intimes, le comte de Brissac proche
d’Henri II, les ducs de Luynes, de Nemours et de
Liancourt pour Louis XIII. À partir de Catherine
de Médicis, les reines s’y sont passionnées, Louise de
Lorraine avec grand succès en 1581 à l’occasion des
noces de sa demi-sœur avec le duc de Joyeuse. Aux
costumes revient en premier le soin de faire com-
prendre le thème choisi, et de faire admirer la capa-
cité du roi à dépenser. Avec le correspondant de la
duchesse de Mantoue, on aura noté que les costumes
du ballet final sont faits de métaux précieux et de
joyaux véritables. Depuis son arrivée en 1531, le
Primatice travaille à la cour de France ; il ajoute l’ima-
gination ludique à la nécessaire somptuosité. À la
génération suivante, Antoine Caron conçoit les cos-
tumes de Catherine de Médicis et ses fils. À partir du
règne de Louis XIII, ce sont plutôt des dessinateurs,
comme Daniel Rabel qui exerce de 1614 à 1634 ; dans
le même temps, des ingénieurs du roi, détournés de
leurs tâches militaires, construisent les décors, les
machines et mettent au point les feux d’artifices.
Au contraire de la mascarade, forme légère, qui
Parures et divertissements 239

joue sur la succession de groupes de danseurs cos-


tumés de façon différente pour chaque séquence, le
ballet développe le thème choisi par l’adjonction de
poèmes chantés. La rédaction du livret est confiée à
un poète attaché à la cour : ceux de la Pléiade y ont
participé, Malherbe, quoique très réticent, a obéi aux
commandes d’Henri IV et de Marie de Médicis, les
jeunes poètes libertins, amis du duc de Liancourt, se
sont amusés à créer les personnages burlesques de la
Douairière de Billebahaut (1626). Les maîtres de danse
et de musique, recrutés en très large majorité en Italie
jusqu’au milieu du XVIIe siècle, composent les airs,
assemblent les pas et les enseignent au roi et aux
autres danseurs qui peuvent dépasser la centaine. Les
répétitions durent de dix jours à six semaines — pour
le Ballet Comique de la Reine de 1581. Qu’ils évoluent
sur le parquet ou sur la scène construite à l’autre bout
de la salle et qui supporte décors et machines, les dan-
seurs font toujours face à l’estrade royale.
Jouant sur la nécessaire correspondance entre le
mouvement, les mots et la musique, les poètes huma-
nistes, contemporains des guerres religieuses, ont
proposé d’interpréter les ballets comme une invita-
tion à la concorde. C’était offrir là un outil politique
adaptable aux circonstances. Faire reconnaître l’auto-
rité de Charles IX avait été l’objet de la Bergerie
de 1564 ; obliger Henri de Navarre, le surlendemain
de ses noces, à attendre en Enfer que Charles IX et ses
frères viennent le conduire au Paradis d’amour a été
ressenti à juste titre comme une humiliation par les
huguenots de sa suite. En 1581, Louise de Lorraine,
aidée du maître italien naturalisé, Balthazard de
Beaujoyeux, a voulu montrer le triomphe du roi sur
les désordres. À la fin décembre 1616, Marie de
Médicis laisse à son fils la responsabilité d’organiser
240 Roi de France

le prochain bal. Louis XIII choisit la Délivrance de


Renaud : le 29 janvier suivant, devant la reine mère et
la cour, Luynes danse Renaud, le roi interprète le
démon du feu, puissant, destructeur autant que bien-
faisant ; au final, il apparaît triomphant en Godefroy
de Bouillon, libérateur de Jérusalem, entouré de
douze chevaliers. Ce ballet, dansé trois mois avant
l’assassinat de Concini, a pris rétrospectivement le
sens d’une revendication d’autonomie. Il est plus diffi-
cile de discerner un lien entre le Ballet de la Merlaison,
dont Louis XIII, en février 1635, a composé la
musique et la chorégraphie sur le thème de la chasse
au merle, et l’entrée dans la guerre européenne solen-
nellement déclarée deux mois plus tard.
Brantôme comme La Noue ont déploré le goût des
rois pour la danse. Injustement : les rois et les gen-
tilshommes aimaient autant les jeux guerriers. Les
tournois où se succédaient des joutes — combats
d’homme à homme en champ clos —, doublaient de
jour les réjouissances nocturnes ; ils pouvaient aussi
avoir lieu de façon indépendante, à la belle saison.
La magnificence s’y déployait aussi : proclamation
du défi et des différents combats par les hérauts et
les trompettes, éclat des armures et des armes,
beauté des chevaux et de leur harnachement, hom-
mage aux dames somptueusement parées installées
dans les tribunes et dont les combattants portaient
les couleurs, exaltation du lignage dans les blasons
des écus, affirmation des combattants dans le choix
de leurs emblèmes et devises. Avec cet excès supplé-
mentaire : le risque de la blessure ou de la mort. Le
30 juin 1559, au troisième jour du tournoi des fêtes
nuptiales qui complètent les accords du Cateau-
Cambrésis, Henri II porte le blanc et le noir de Diane
de Poitiers, il affronte victorieusement le duc de
Parures et divertissements 241

Nemours, en jaune et noir, puis le duc de Guise en


blanc et incarnat. Le résultat du troisième assaut
mené par le comte de Montgommery lui semble
incertain, il exige de le recommencer : il charge son
adversaire ; dans le choc, la lance de Montgommery
se brise. Henri II met dix jours à mourir d’un éclat de
bois qui a traversé la visière de son casque.
Cet événement accélère l’adoption par la cour de
France des courses qui exigent la même habileté
équestre et la même force que les joutes mais en
réduisant la cible à des mannequins, à des bagues
suspendues à des potences.28 Il est possible de main-
tenir les protocoles du tournoi et de développer les
démonstrations de magnificence en regroupant les
participants en équipes — les quadrilles29, en attri-
buant à chacune d’elle une identité à l’intérieur du
thème choisi, identité qui s’exprime par les costumes
et les harnachements. Le carrousel unit ainsi les
prouesses nécessaires à la guerre et les pratiques du
ballet de cour dans un espace forcément agrandi.
Pour la publication du double mariage espagnol, en
avril 1612, Marie de Médicis a confié la prépara-
tion de la fête à Antoine de Pluvinel, maître d’équita-
tion du roi ; il est aidé des amateurs de ballet,
Bassompierre, Nevers et Guise. La place Royale nou-
vellement aménagée accueille pendant quatre jours
la tribune royale, le château de la Félicité qui lui fait
face et qui est tenu par les Chevaliers de la Gloire ; dix
quadrilles, composées de la plus grande noblesse du
royaume, concourent sous des noms et des costumes
flamboyants, Chevaliers du Soleil, du Lys, d’Amadis,
de l’Air, de l’Univers… Au soir du deuxième jour, tous
se rendent en cortège au Louvre, précédés de deux
cents trompettes, de hautbois et de chanteurs : le
défilé dure deux heures par les rues dont les habitants
242 Roi de France

ont reçu l’ordre de suspendre des lanternes aux


fenêtres. La description de ce carrousel ouvre « l’an
des Magnificences » du Mercure françois de 1612.

« CE QUI SE CONSUME EN DÉPENSES


QUI PEUVENT PASSER POUR SUPERFLUES… »

Au début des années 1670, Louis XIV fait rédiger la


partie des Mémoires pour l’instruction du Dauphin qui
concerne les débuts de son règne personnel. Après
avoir décrit la situation qu’il a trouvée à la mort de
Mazarin, il s’attarde longuement sur le carrousel qu’il
a donné entre Louvre et Tuileries les 5 et 6 juin 1662.
Il le présente comme le versant aimable de la poli-
tique de répression menée pour rétablir l’ordre après
la Fronde, et plus encore comme une opération de
séduction qui repose sur un faux-semblant.

Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de


la Cour une honnête familiarité avec nous, les touche
et les charme plus qu’on ne peut dire. Les peuples, d’un
autre côté, se plaisent au spectacle, où au fond on a
pour but de leur plaire ; et tous nos sujets en général
sont ravis de voir que nous aimons ce qu’ils aiment, ou
à quoi ils réussissent le mieux. Par là nous tenons leur
esprit et leur cœur, quelquefois plus fortement peut-
être que par les récompenses et les bienfaits…30

Le temps du spectacle, les courtisans comme les


peuples vivent dans l’illusion d’un partage avec le sou-
verain. Ce qui est par nature impossible, étant donné
« la différence presque infinie de la naissance, du
rang et du pouvoir »31, comme il l’a dit un peu plus
Parures et divertissements 243

haut dans le même passage et comme il l’avait déjà


remarqué à propos de Mazarin. Il poursuit :

Et à l’égard des étrangers, dans un état qu’ils voient


florissant d’ailleurs et bien réglé, ce qui se consume en
dépenses qui peuvent passer pour superflues, fait sur
eux une impression très avantageuse de magnificence,
de puissance, de richesse et de grandeur, sans comp-
ter encore que l’adresse à tous les exercices du corps,
et qui ne peut être entretenue et confirmée que par là,
est toujours de bonne grâce à un prince, et fait juger
avantageusement, par ce qu’on voit, de ce qu’on ne
voit pas.32

L’ancien lieu commun de la correspondance néces-


saire entre qualités physiques et morales prend un
sens accru : c’est précisément la « bonne grâce »
déployée aux exercices équestres, pourtant partagée
sinon avec tous les sujets, du moins avec bon nombre
de nobles, qui est chargée de rendre perceptible « la
différence presqu’infinie » entre le prince et eux. Le
carrousel de 1662 ne présentait d’ailleurs aucune
ambiguïté. Avant que ne commencent les épreuves,
« toutes les Nations de la terre », soient les quatre qua-
drilles portant les costumes des Perses, des Turcs, des
Indiens et des « sauvages de l’Amérique », devaient
venir rendre hommage au roi empereur entouré de sa
quadrille romaine. Louis portait pour emblème le
Soleil avec la devise Nec pluribus Impar33, qu’il a
conservés pendant tout son règne. Turcs et Indiens
étaient menés par Condé et son fils, les vaincus de la
Fronde, dont le retour en grâce avait été négocié au
traité des Pyrénées trois ans auparavant. Au total,
près de mille trois cents participants, tous désignés
par le roi.
Accusée de multiplier les danses et les joutes, « une
244 Roi de France

dépense par trop superflue », Catherine de Médicis


avait refusé d’entrer dans un quelconque calcul.
D’après Brantôme qui rapporte l’abondance de ces
« honorables Magnificences », elle avait simplement
soutenu que « la France serait mieux estimée et
redoutée, tant pour en voir ses biens et ses richesses,
que pour voir tant de Gentilshommes si braves et si
adroits aux armes. »34 Malgré le poids des guerres,
elle restait fidèle à l’attitude de son défunt beau-père,
François Ier : « Tout ce dont j’ai besoin, suivant ma
volonté », avait-il répondu à l’envoyé vénitien
Tommaseo qui l’interrogeait sur ses finances.35 Chez
Louis XIV, le souci du prestige extérieur ne s’est pas
affaibli, bien au contraire : il a déjà entamé la série
des revendications de préséance ou de territoires qui
doivent lui faire reconnaître la première place en
Europe. Ce qui change, c’est l’appréciation de la
magnificence.
Dans ces années 1670, le roi ne conçoit plus la
magnificence comme une vertu nécessaire à l’exer-
cice de la souveraineté. Banalisée, la notion ne se suf-
fit plus à elle-même comme on le lisait encore dans le
Mercure de 1612 : elle a besoin d’être explicitée par
des notions complémentaires, « puissance, richesse,
grandeur ». Plus encore, la tournure précautionneuse
par laquelle sont évoqués les moyens financiers que
suppose son déploiement — « ce qui se consume
en ces dépenses qui peuvent passer pour super-
flues… » — pourrait bien être l’aveu d’un calcul, au
moins de la conscience du prix à payer, d’autant que
le roi emploie le verbe très fort de « consumer » qui
implique une destruction sans retour. S’entend peut-
être l’écho du marchandage mené auprès de Colbert
pour obtenir le million de livres nécessaires au car-
rousel de 1662. En échange, le roi avait accepté de
Parures et divertissements 245

retarder la fête de deux semaines, obligeant ainsi les


étrangers accourus à Paris à dépenser en attendant.
Telle est du moins l’anecdote qui s’était transmise et
que le duc de Luynes rapportait dans son Journal au
milieu du XVIIIe siècle.36 Henri III n’avait rien mar-
chandé des trois millions « consumés » aux noces de
Joyeuse, dont un pour le seul Ballet comique de la
Reine : il avait emprunté.
La distance exprimée vis‑à-vis des divertissements
somptueux met des mots sur la rupture que Louis XIV
vient d’effectuer entre février 1669, où il a dansé le
« Soleil » et l’« Europe » dans le Ballet de Flore, et
février de l’année suivante où, bien qu’il ait répété les
rôles de « Neptune » et d’« Apollon », il n’est pas
apparu dans les Amants magnifiques.37 Ce détache-
ment clôt les neuf premières années de son règne per-
sonnel : sur la lancée de ses années d’apprentissage où
il avait dansé dans treize ballets, le roi a tenu vingt
rôles dans dix autres spectacles. Après le carrousel
de 1662, il a donné par trois fois des fêtes qui ont duré
de six à sept jours : la plus remarquable, Les Plaisirs de
l’Île enchantée, montée en 1664 sous la responsabilité
du duc de Saint-Aignan, ajoutait à la tradition des
défilés, courses, ballets et feux d’artifice, des comé-
dies en musique et sans musique — Tartuffe y fut
représenté.38 Dans ces années, une première rupture
se dessine : du ballet de cour où les courtisans dan-
saient en grand nombre, on est passé au ballet du roi
où celui-ci danse seul entouré de quelques courtisans
particulièrement habiles et de professionnels pour
lesquels une Académie a été fondée en 1661. Ensuite
le roi ne danse plus et réduit l’ampleur des divertisse-
ments, à l’exception de ceux qui célèbrent, en 1674, la
conquête de la Franche-Comté. En hâte, Molière,
246 Roi de France

Corneille, Quinault et Lully mettent au point la tragé-


die lyrique que le roi suit assis, face à la scène, entouré
de ceux qu’il a désignés, en avant de la première ran-
gée des autres spectateurs. À mesure que ses descen-
dants grandissent, il leur offre l’occasion de danser,
de se déguiser et même de faire un petit carrousel
en 1685, mais il restreint encore le nombre des parti-
cipants, choisit plutôt les châteaux satellites de Ver-
sailles et ne fait que de brèves apparitions.
L’argument de l’âge — trente et un an au dernier
ballet — ne tient pas si l’on songe à ses prédécesseurs.
L’argument du poids des responsabilités peut-être,
encore que la guerre ait toujours été présente, sauf
par brèves parenthèses, depuis la fin du XVe siècle.
Il se peut surtout que Louis XIV se trouve lui-
même affecté par le changement culturel repéré au
XVIIe siècle à travers des sources multiples et que l’on
peut résumer très brièvement comme la fin de la lec-
ture analogique du monde où le visible portait tou-
jours témoignage de l’invisible.39
Exact contemporain de Louis XIV, le commissaire
au Châtelet, Nicolas de La Mare, donne une définition
nouvelle de la magnificence dans le premier volume
de son Traité de la Police publié en 1705 :

La magnificence diffère du luxe, en ce que jamais


elle ne s’écarte de la droite raison, et des règles de la
bienséance : si les Princes et les Grands font des
dépenses splendides, paraissent avec pompe, cela est
proportionné à leur élévation et à leurs revenus ; cet
éclat est même nécessaire pour soutenir le rang de
leur naissance, imprimer le respect aux peuples, et
maintenir le Négoce et les Arts, en y faisant couler
abondamment des sommes immenses, qui demeure-
raient inutiles dans leurs Trésors.40
Parures et divertissements 247

Entre les traces d’Aristote et les justifications rai-


sonnables, utilitaristes, pour tout dire marchandes, la
magnificence a perdu les excès qui faisaient sa gran-
deur et sa nécessité.

PARURES II :
ROIS ET REINES

Parmi les portraits conservés de Louis XIII, on


chercherait en vain le roi dans un costume chargé de
pierreries. Il apparaît sous l’armure du guerrier, ou
bien inaugurant un genre qui s’est perpétué jusque
Louis XVI, enveloppé dans le manteau du sacre, le
sceptre dans la main droite, la couronne à proxi-
mité ; à partir de Louis XIV, s’ajoutent « l’épée de
Charlemagne » et la main de justice. Ces portraits ne
commémorent pas la cérémonie : sous le manteau
de Louis XIII apparaît une cuirasse d’empereur
romain — il vient de soumettre La Rochelle ; ses suc-
cesseurs sont revêtus de l’habit créé par Henri III
pour les novices de l’Ordre du Saint-Esprit auquel ils
n’accèdent que dans les jours qui suivent le sacre ;
tous portent le collier de l’Ordre.41 Ce sont des rois
en majesté entourés des insignes d’un pouvoir qu’ils
ont reçu de Dieu et du sang de leurs pères. Sur les
portraits de Louis XV et de Louis XVI, la puissance
dynastique est d’ailleurs confirmée par le collier de
la Toison d’or qui double celui du Saint-Esprit : les
rois de France sont chefs de la maison des Bourbons
dont la branche cadette règne sur l’Espagne
depuis 1701.
Une fois ces principes assurés, la manière dont le
248 Roi de France

roi est réellement vêtu importe peu. D’autant que les


textes des neuf lois somptuaires qui se succèdent
de 1601 à 1660 n’associent plus habits et statut social
malgré les réclamations de la noblesse aux États
généraux de 1614. Ces lois établissent le libre accès
aux soieries, désormais produites dans le royaume en
quantité suffisante ; elles réglementent la consomma-
tion des dentelles tant qu’elles doivent être impor-
tées ; elles interdisent à l’ensemble des sujets l’usage
des tissus et ornements d’or et d’argent parce qu’elles
y voient un prélèvement stérilisant sur la quantité des
métaux précieux nécessaire à l’État et une menace
sur les fortunes nobles. L’édit de novembre 1660
reconnaît cependant à l’entourage du roi l’obligation
de ce qu’il dénonce par ailleurs comme « les dépenses
superflues et le luxe des habits. »42 Mais le roi lui-
même n’y est pas forcément soumis. Richelieu avait
insisté auprès de Louis XIII pour qu’il revête un habit
somptueux lors de son entrée à Paris après la prise de
La Rochelle, mais Louis XIV a tenu le lit de justice de
septembre 1645 en robe d’enfant alors qu’il avait déjà
pris ses vêtements d’homme.43 À dix-sept ans, il a fait
irruption au Parlement en habit de chasse. Il semble
qu’il n’ait plus besoin de la magnificence pour affir-
mer son pouvoir.
Le voici dans sa maturité tel que le marquis de
Dangeau en a conservé le souvenir :

Il était vêtu de velours de couleurs plus ou moins


foncées, avec une légère broderie et un simple bouton
d’or ; toujours une veste de drap ou de satin, rouge,
bleue ou verte, fort brodée. Il ne porta jamais de bagues
ni pierreries qu’à ses boucles de souliers ou de jarre-
tières. Son chapeau était toujours bordé de point
d’Espagne avec un plumet blanc. Il était le seul de la
Parures et divertissements 249

maison royale ou des princes qui portât l’ordre du


Saint-Esprit dessous l’habit, excepté les jours de
mariage ou de grandes fêtes, où il portait l’ordre par-
dessus, avec des pierreries de huit à neuf millions.44

À partir des mêmes années 1660-1670 qui ont vu les


derniers feux des grands divertissements, le vêtement
du roi s’est modifié sans que sa place dans le cérémo-
nial quotidien en ait pâti, en témoigne la réorganisa-
tion du service de la Garde-robe sous l’autorité d’un
Grand maître en 1669.45 L’habit royal est réduit à trois
pièces : le justaucorps à basques et à grands revers,
très peu orné si on le compare aux pourpoints du
XVIe siècle et au vêtement enflé de rubans et de décou-
pes que le roi portait le jour de son mariage ; une veste
de dessous en lainage ou en soie brodée ; la culotte
arrêtée au genou.46 Tel que le marquis de Dangeau le
décrit, il y a dans cet habillement tout un jeu sur la
somptuosité : Louis XIV n’expose pas ce qu’il porte de
plus précieux. Le collier ou la plaque de l’Ordre du
Saint-Esprit, les broderies de la veste n’apparaissent
que dans l’ouverture du justaucorps. Les pierreries
sont cantonnées aux parties basses du corps — mollets
où s’attachent les jarretières et pieds dans les chaus-
sures à boucles. Restent les obligations dynastiques et
diplomatiques, même si la permanence des conflits et
les aléas de la reproduction raréfient ces occasions :
pour le mariage du duc de Bourgogne en 1697, le roi
s’est paré et a obligé tous les membres de sa famille et
sa cour à se couvrir de tissus précieux et de joyaux.
Dangeau a sans doute surestimé la valeur des pierre-
ries portées aux jours de grande démonstration, cepen-
dant l’inventaire effectué en 1691 avait recensé, entre
autres, deux parures : l’une, toute de diamants, estimée
à 4 511 373 livres, l’autre mêlant diamants et perles
250 Roi de France

montant à 1 499 713 livres.47 Il s’agissait des boutons,


des pierres cousues autour des boutonnières du jus-
taucorps et de la veste, et des crochets qui mainte-
naient les plumes du chapeau : au lieu de s’étaler, la
somptuosité se nichait dans les détails fonctionnels.
La magnificence avait cédé la place au raffinement.
La tendance s’est confirmée. L’habit simplifié, res-
serré, sans basques ni revers, la veste ou le gilet
brodé, la culotte — ce sont les vêtements que l’on
retrouve sur les portraits de Louis XV et de Louis XVI.
Sur des tissus de soie unis, velours et satin, les brode-
ries au fil d’or marquent le bas des manches, les
bords de l’habit et du gilet pour le premier ; pour le
second, la soie de couleur se mêle à l’or pour former
de légers motifs végétaux.48 Plus que de somptuosité,
ces broderies témoignent du savoir-faire de brodeurs
qui n’appartiennent plus tous à la Maison du roi : cer-
tains tiennent boutique à Paris et vendent à n’importe
quel client pourvu qu’il soit capable de payer. Le
luxe, ce vice dénoncé par de La Mare, vient de la ville
et contamine les parures du souverain. La supériorité
royale se retrouve dans la grande plaque de diamants
avec la croix de l’Ordre du Saint-Esprit que portent
les deux rois, estimée à 460 000 livres en 1791 ; celle
de la Toison d’or visible sur le portrait de Louis XV
en valait autant, encore se peut-il qu’à ce moment, la
situation politique ait entraîné la sous-évaluation des
joyaux d’une Couronne affaiblie. En 1717, Philippe
d’Orléans avait fait décider en Conseil l’achat d’un
diamant si grand, si parfait et si cher, deux millions
de livres, qu’il était bon de le soustraire aux autres
souverains d’Europe. La pierre qui depuis porte
le nom de Régent, a brillé sur l’épaule de Louis XV,
dix ans, à la réception de l’ambassade de Turquie
Parures et divertissements 251

de 1721, puis à celle de 1742, sur le chapeau du Dau-


phin, alors âgé de treize ans.
À l’opposé des parures des rois qui se sont peu à
peu éloignées de l’ostentation, celles des reines lui
restent dans l’ensemble fidèles. Sur son portrait
peint par Rubens dans les années 1620-1625, Anne
d’Autriche montre un étonnant dédain pour les
conventions acceptées par sa belle-mère vingt ans
auparavant et qui voulaient que la reine de France
abandonne les vêtements de son pays d’origine :
après une dizaine d’années de mariage, elle porte
une grande collerette « à l’espagnole », sur un décol-
leté carré « à la française » il est vrai.49 Les bijoux
abondants sont bien ceux de la Couronne : on peut
reconnaître le pendentif à la perle portée par Élisa-
beth d’Autriche. La double robe, la superposition du
noir profond aux ramages dorés, les grandes
manches où les rubans laissent luire le satin blanc
du dessous paraissent reproduire les façons du siècle
passé. Au début des années 1660, Marie-Thérèse a
bien quitté les grandes jupes raides de son royaume
natal. Elle semble modeste dans sa robe de satin
blanc : le corsage est à peine brodé, les seuls orne-
ments sont la dentelle qui enserre les épaules, les
grosses perles avec leurs pierreries intercalées, dispo-
sées en cordon ou montées en broche au milieu du
décolleté et sur les rubans des manches. Sa main
droite tient le grand manteau royal qui l’entoure
dans la pénombre. Quatre-vingt-sept ans plus tard,
Marie Leszczynska porte une robe de satin broché
d’or, une deuxième jupe vient s’ajuster à la taille et
s’allonge en traîne, le tout est alourdi de rubans d’or
et de glands d’argent ; des torsades de perles et de
diamants retiennent ses cheveux ; sur ses oreilles et
sur son cou, d’autres diamants dont le Grand Sancy,
252 Roi de France

légué à Louis XIV par Mazarin. Ces robes énormes


— tenues par des jupons aux armatures d’osier, elles
nécessitaient environ vingt-cinq mètres de tissus,
autant donc que deux siècles auparavant — la reine
devait les porter lorsqu’elle était au milieu de la cour.
En octobre 1746, à Fontainebleau, elle resta dans sa
chambre pour écouter un concert qui se donnait
dans son antichambre « parce que si elle était dans la
pièce même où se fait la musique, note le duc de
Luynes, il faudrait qu’elle y fût en représentation et
par conséquent en grand habit. »50
Écartées de l’exercice du pouvoir depuis le début du
règne personnel de Louis XIV, les reines ne le sont pas
des obligations qui tiennent à leur statut ambivalent
de souveraine et de sujette.51 Le tableau de Van Loo
insiste sur la dépendance de la reine vis‑à-vis du roi :
une couronne qu’elle n’a jamais portée puisqu’il n’y a
plus de sacre pour les reines après 1610, un buste de
Louis XV qui la domine d’un regard sévère. Outre son
concours à la survie de la dynastie, il a été demandé
à Marie Leszczynska, comme aux autres, de montrer
dans son comportement quotidien que, par son union
avec le roi, elle a accédé à la dignité souveraine. Elle a
donc pris sa place dans ce qui se désigne au milieu du
XVIIIe siècle sous le nom de « représentation » et qui
unit, comme on le voit avec le duc de Luynes, cérémo-
nial et magnificence.
Non sans lassitude : sur le tableau, sa main droite
ne tient que des fleurs, à ses pieds, un petit chien
attend ; au concert de Fontainebleau, elle a trouvé le
moyen d’échapper à ses devoirs, en robe simple, appe-
lée « robe de chambre »52.
Dans les premières années du règne de son époux,
Marie-Antoinette se fait peindre à plusieurs reprises
en « grand habit ». Puis elle s’en débarrasse avec la
Parures et divertissements 253

complicité de Rose Bertin qui tient un magasin de


modes à Paris et lui a fourni la plus grande partie de
ses parures dès 1774. « Sa Majesté est très bien, elle a
cet air leste et délibéré, cette aisance qu’elle préfère à
la gêne de la représentation et qui chez elle ne fait
point tort à la noblesse de son rôle. »53 Robe-chemise
unie, rendue légère par la mousseline et par la forme
près du corps, pas de bijoux, mais un grand chapeau
de paille. Malgré le compte rendu complaisant, le
tableau de Vigée-Lebrun faisait scandale : une reine
non parée était exposée au public venu voir la produc-
tion picturale rassemblée au Salon de l’année 1783.
Chapitre VII

DE LA MAGNIFICENCE À LA
REPRÉSENTATION : EXPOSITION,
RETRAIT, FAMILIARITÉ

… Je désirerais que prissiez une heure certaine de


vous lever, et pour contenter votre noblesse, faire
comme faisait le Roi votre père ; car quand il prenait
sa chemise, et que les habillements entraient, tous
les princes, seigneurs, capitaines, chevaliers de l’ordre,
gentilshommes de la chambre, maîtres d’Hôtel,
gentilshommes servants entraient lors, et il parlait à
eux, et [ils] le voyaient, ce qui les contentait beau-
coup.1

Dans cette lettre adressée par Catherine de Médicis


à l’un de ses fils, la prise de la chemise vient en tête
des moyens de remise en ordre du royaume sous
l’autorité du roi.
Un siècle plus tard, sous le règne de Louis XIV, la
prise de la chemise se retrouve lors de la séquence
la plus solennelle du cérémonial matinal, le Grand
Lever, où s’assemblent comme au temps d’Henri II
les plus hauts dignitaires de l’Église, les plus grands
seigneurs, auxquels s’ajoutent ambassadeurs, maré-
chaux, gouverneurs de province, présidents de par-
lement présents à la cour, enfin les ministres et les
secrétaires d’État. Seul le Dauphin ou l’un de ses
fils, à la rigueur un neveu, peuvent présenter la che-
Exposition, retrait, familiarité 255

mise au roi : s’il n’y a qu’un seul roi vivant, le sang


qu’ils partagent avec lui promet la permanence de la
royauté.2
Une nécessité élémentaire, le passage de la semi-
nudité de la nuit à la vêture de jour, partagée
par tout homme suffisamment riche pour porter
du linge sous ses habits, perd sa banalité pour
être transformée en manifestation de puissance
publique. Manger, prier, se déplacer, se préparer au
sommeil sont susceptibles de la même métamor-
phose. Ces actes quotidiens donnent consistance à
ce que la magnificence peut avoir d’éphémère, ils
remplissent les vides que laissent ses coups d’éclat. Il
y faut, d’un côté, la continuité et la répétitivité des
gestes des officiers attachés au service personnel du
roi — le rituel —, de l’autre, le choix et la mise en
ordre des personnes admises à les regarder — l’éta-
blissement et le respect des préséances : le tout
forme le cérémonial qui accompagne de façon conti-
nue la vie du roi.
Henri III, quant à lui, a refusé une partie de cette
ostentation : il n’admettait à son lever que de rares
familiers et n’apparaissait devant les grands seigneurs
et les officiers qu’au moment où il était prêt à prendre
sa cape et son épée. Tout roi est ainsi partagé entre ce
qui s’avère comme un devoir d’exposition et le besoin
d’échapper aux regards qui le scrutent et tentent de
deviner les décisions qu’il va prendre, distinctions
individuelles ou choix politiques de grande enver-
gure.3
256 Roi de France

MOBILITÉS

Jusqu’au milieu du XVIe siècle, les rois de France


sont beaucoup trop mobiles pour éprouver la néces-
sité de suivre des règles qui les distinguent et de les
imposer à leur entourage. L’hiver les retient dans
leurs châteaux préférés : Plessis-lès-Tours et Amboise
pour Charles VIII, Blois pour Louis XII. François Ier
utilise ces deux derniers lieux, ajoute Fontainebleau,
le Louvre, Saint-Germain. Henri II continue les tra-
vaux au Louvre et surtout à Saint-Germain, il redé-
couvre le palais de Tournelles ainsi que Vincennes.
Après cette période stable dont on dit que les rois sont
« en séjour », les voyages commencent dès le prin-
temps.
Les départs à la guerre opèrent la rupture la plus
radicale. Charles VIII consacre trois mois à la soumis-
sion de la Bretagne et dix-huit à l’expédition dans le
royaume de Naples. Louis XII, François Ier, Henri II
quittent la cour dès qu’ils le peuvent, le premier
dans les mois qui suivent son mariage avec Anne,
le deuxième trois mois après son avènement, le
troisième l’année suivante. Louis XII passe dix-huit
mois à conquérir le duché de Milan, il se rend à Gênes
en 1507, participe aux opérations contre Venise
en 1509, puis repart en campagne en 1511 et 1512.
François Ier ne revient d’Italie que dans l’été 1516,
reprend la tête de ses armées en 1521, puis,
d’octobre 1524 à février 1525 ; fait prisonnier, il ne
rentre en France qu’en mars 1526. À la fin de son
règne, ce sont plutôt ses fils qu’il envoie au combat,
mais lui-même se déplace dans les provinces mena-
cées, de la Bourgogne à la Picardie. Devenu roi,
Exposition, retrait, familiarité 257

Henri II part chaque année de 1548 à 1554, et de


nouveau en 1557-1558. Les exigences de la guerre
détruisent ce qui pouvait se mettre en place d’un céré-
monial quotidien, elles recomposent l’entourage du
roi en fonction du mode de vie hasardeux des armées
et de la familiarité des batailles. Au passage cepen-
dant, la magnificence des cours italiennes s’impose
comme un modèle dès la fin du XVe siècle.
La mobilité tient aussi aux liens personnels que le
roi entretient avec la noblesse des provinces et avec
les villes : par sa présence, se renouvellent les fidélités
et s’obtiennent les financements particulièrement
nécessaires en période de guerre. Lyon, porte de l’Ita-
lie, grande place de commerce où les marchands
acceptent de fournir de l’argent, retient longuement
Charles VIII et Louis XII : les différents séjours du
premier équivalent à dix-huit mois, ceux du second à
deux ans. François Ier fait du retour de sa première
campagne un voyage triomphal, il visite Picardie et
Normandie l’année suivante, la Bretagne en 1518 ;
en 1520, il se rend dans son Angoumois natal et de
nouveau en Picardie à la rencontre d’Henry VIII. De
novembre 1531 à février 1534, en compagnie de ses
fils libérés et de sa nouvelle épouse, il chemine à tra-
vers l’ensemble des provinces du royaume à l’excep-
tion de la Guyenne où il les avait accueillis tous trois
en juillet 1530. Une pratique que Catherine de
Médicis impose au jeune Charles IX pendant trois
années consécutives comme un instrument de pacifi-
cation après les premiers affrontements religieux
(1564-1566).4 Pour que cette présence royale soit effi-
cace, il faut que le souverain soit entouré du maxi-
mum de fidèles et de serviteurs, ainsi que des
membres du Conseil et des officiers pourvus de
charges gouvernementales : dix à douze mille chevaux
258 Roi de France

et animaux de trait donnent une mesure approxima-


tive du nombre de personnes que le roi emmène avec
lui — huit à dix mille.5 Il est évidemment impossible
d’imposer un ordre à cette population en mouvement,
ni d’ailleurs de prévoir aux haltes des logements pour
tous.
Au long des voyages, comme pendant les séjours,
les rois s’échappent en compagnie de personnes choi-
sies, ainsi de « la petite bande » de jolies femmes qui
entoure François Ier. Toute terre giboyeuse les attire,
la chasse les entraîne à la suite des proies.6 Bien que,
sur le mode italo-espagnol, les rois aient multiplié les
maisons de plaisance de toutes tailles — ainsi de
Chambord, Madrid, La Muette, Villers-Cotterêts et
Folembray construits pour François Ier — il arrive
qu’ils mangent et dorment au hasard, comme à la
guerre. Enfin, ils acceptent volontiers les invitations
de leurs proches conseillers — Louis XII chez le
cardinal d’Amboise à Chateau-Gaillon, Henri II
chez le connétable de Montmorency à Écouen et à
Chantilly — ou bien ils s’installent auprès de leurs
maîtresses en titre dans les châteaux qu’ils leur ont
offerts, François Ier chez la duchesse d’Étampes à
Challuau près de Fontainebleau, Henri II à Anet chez
Diane de Poitiers.
L’absence d’un ordre prévisible qui fait gémir les
diplomates et sourire les princes étrangers vient peut-
être aussi de la tension entre la nécessité de rassem-
bler auprès du roi le maximum de parents, de grands
seigneurs, de « capitaines et autres gens notables »,
comme le disaient les Remontrances d’Amboise et la
succession rapide de deux cousins — Louis XII et
François Ier —, entourés de réseaux de fidèles diffé-
rents de ceux de leur prédécesseur. La longue attente
du Dauphin Henri produit le même effet. Cela ne
Exposition, retrait, familiarité 259

signifie pas que la cour se renouvelle à chaque règne :


elle augmente en nombre de tous ceux — nobles,
ecclésiastiques, juristes, financiers — qui viennent
chercher grâces, charges et protections ou se croient
assez puissants pour influer sur la volonté royale. Sa
composition gagne en hétérogénéité, allant au-delà
des sujets nés dans le royaume avec l’accueil des
princes cadets d’autres maisons souveraines et les
familiers que les reines ont amenés de leurs terres
natales.
Dans ce milieu mouvant, il existe une structure
relativement stable parce que calquée sur les besoins
immédiats du roi durant sa vie et jusque dans sa
mort : sa Maison avec ses officiers et ses serviteurs
de tous rangs, héritage de l’hôtel mis en place au
XIIIe siècle. Que les officiers perdent en principe leur
charge à la mort de leur maître permet l’intégration
des fidèles des nouveaux rois. D’autant que chaque
souverain a multiplié les charges en subdivisant les
services : alors qu’au début de règne de Louis XI, ils
n’atteignaient pas la centaine, de Charles VIII à Fran-
çois Ier, les effectifs passent de trois cent soixante-six
à six cent vingt-deux, ce qu’aucun grand seigneur du
royaume ne peut entretenir. Ils sont un millier sous
le règne d’Henri II dont environ deux cents à exercer
des charges nobles.7
Sous l’autorité du Grand maître, qui prête serment
entre les mains du roi, détient les clés de toutes les
résidences et décide d’une bonne partie des nomina-
tions, se répartissent les officiers responsables des
différents services. Tout en gardant son prestige et
son rang, le Grand chambellan perd la réalité de ses
fonctions au profit du premier gentilhomme de la
Chambre à partir de 1545 : assisté des gentilshommes
ordinaires créés par François Ier et du maître de la
260 Roi de France

Garde-robe, le premier gentilhomme pourvoit à la


magnificence du roi, vêtements, joyaux et meubles,
ainsi que l’argent des dépenses impromptues. La Cha-
pelle, réorganisée par Charles VIII, François Ier et
Henri II, veille aux exercices de piété quotidiens qui
entretiennent les liens du Très Chrétien avec Dieu et à
l’accomplissement de ses œuvres charitables et thau-
maturgiques : elle comprend le Grand aumônier, le
maître de la chapelle, le maître de l’oratoire, les
confesseurs, les prédicateurs, les lecteurs et les musi-
ciens. L’alimentation du roi est confiée au Grand
maître d’hôtel et à sa suite, aux Grand échanson,
Grand panetier, Grand écuyer tranchant. Le Grand
écuyer fait entretenir chevaux de selle, de parade, ani-
maux de trait et matériel de transport. Le Prévôt de
l’hôtel a la difficile tâche de tenir prêts les logis.
L’organisation des chasses revient au Grand fau-
connier depuis Louis XII, et au Grand veneur depuis
François Ier. Dans ses déplacements, comme dans ses
résidences, le roi est protégé par la garde écossaise
créée par Charles VII, à laquelle Louis XII a ajouté les
compagnies d’archers, des Cent-Suisses et des Cent-
gentilshommes de l’hôtel. La Chambre aux deniers
tient le registre des emplois et assure le paiement des
gages.
Autant que les déplacements le permettent, les
grands officiers de la Maison du roi font respecter un
certain nombre de règles définies à la fin du XIVe siècle,
montrant ainsi la supériorité de leur propre position :
le roi mange seul, le Grand maître se tient derrière
lui ; le roi s’éveille, le premier gentilhomme a dormi
auprès de lui, il organise son habillement ; dans la
journée, il garde un accès direct au souverain même
lorsque celui-ci s’occupe d’affaires d’État avec ses
conseillers. Ces grands officiers mettent en ordre le
Exposition, retrait, familiarité 261

cortège qui entoure le roi lors de son accueil solennel


par les villes. La Maison figure aux sacres, certains de
ses membres accompagnent les rois dans leur agonie,
s’occupent d’organiser les funérailles, tous sont pré-
sents à Saint-Denis où ils prennent un dernier repas.
De par leur fonction, ils se trouvent à la fois dans la
familiarité du roi et engagés dans des pratiques céré-
monielles.
Les Maisons des reines, organisées sur le même
modèle, fonctionnent sans doute plus régulièrement.
Elles échappent en partie à la mobilité : installées à
Lyon ou à Grenoble, les reines attendent le retour des
expéditions en Italie ; les fins de grossesse les retiennent
à Amboise, Blois ou Moulins ; elles ne suivent pas le roi
dans ses parties de chasse. Écartées en principe de
l’exercice du pouvoir, elles trouvent dans leur Maison le
moyen de maintenir la dignité acquise par leur mariage
et démontrée lors de leur couronnement en même
temps que la grandeur héritée de leurs ancêtres :
dès 1492, Anne de Bretagne dispose de deux cent
quarante-quatre officiers et serviteurs dont quarante-
sept femmes ; quatre ans plus tard, ce sont quatre-
vingts personnes supplémentaires, à peine moins que
pour son époux. François Ier ne peut moins faire que
d’en mettre près de quatre cents à la disposition de la
sœur de Charles Quint, veuve d’un roi du Portugal.
Toutes ces reines accueillent des serviteurs, des lettrés,
voire, pour Catherine de Médicis, des financiers de leur
pays d’origine.
262 Roi de France

CONSTRUCTION ET CÉRÉMONIALISATION
DE LA DISTANCE

Faisant à Charles Quint les honneurs de


Fontainebleau en 1539, François Ier lui avait montré
l’appartement récemment aménagé au rez-de-
chaussée de son nouveau château : une suite de trois
salles de bains et de quatre petits salons, tout étince-
lants de stucs dorés, de fresques où il apparaissait en
maître des Dieux poursuivant ses conquêtes amou-
reuses ; quelques chefs d’œuvre de ses collections y
étaient exposés.8 Il y trouvait l’isolement et la tran-
quillité. Le reste de ses logements, à Fontainebleau
aussi bien qu’à Saint-Germain et à Blois, offrait au
contraire un accès facile suivant le principe de « la
grande conglutination, lien et conjonction de vrai
amour, naïve dévotion, cordiale concorde et intime
affection » entre le roi de France et ses sujets qu’il
avait lui-même vanté dans un édit de 15239 : un large
escalier conduisait à la grande salle10 où, devant une
foule composite que les archers contenaient plus ou
moins, le roi prenait ses repas et donnait ses
audiences ; sa chambre était ouverte aux grands sei-
gneurs ; seuls la garde-robe et un cabinet consti-
tuaient ordinairement des espaces privés.11
Le changement d’attitude commence avec Henri II,
ainsi que sa veuve le rappelait. Dès les premiers
moments du règne, le nouveau roi décide de donner
plus de grandeur aux funérailles de son père et plus
d’éclat à son propre sacre. L’accomplissement de ces
grandes cérémonies pose inévitablement la question
de l’ordonnancement des participants. Tel avait été
l’objet des Estats de France rédigés pour Charles V et
Exposition, retrait, familiarité 263

sans doute responsables de l’enthousiasme de


Christine de Pisan devant « l’orné maintien d’un si bel
ordre » qui entourait le roi lors de ses chevauchées. Le
texte des Estats de France avait disparu, la mémoire
en avait subsisté, passant par la cour de Bourgogne
pour inspirer celle d’Angleterre à la fin du XVe siècle,
puis celles des Habsbourg 12: Ferdinand Ier avait
donné un premier règlement en 1527, un deuxième
en 153713 ; en 1548, Charles Quint organise la Maison
de Philippe, son héritier. Henri II exprime une préoc-
cupation identique au même moment : l’année qui
suit son avènement, il donne commission au greffier
du Parlement, Jean du Tillet, d’entreprendre des
recherches documentaires sur les pratiques de ses
prédécesseurs « pour éviter la confusion que l’on voit
souvent arriver en tous lieux où lesdits Rangs et
séances se doivent tenir ».14 En attendant les résultats
de ces travaux et conscient du savoir-faire accumulé
par les membres de sa Maison, il décide que désor-
mais ce personnel ne se séparera plus à la mort de
chaque roi.
La volonté de mise en ordre oblige à trouver de nou-
velles dispositions spatiales. Les séjours à Paris sont
devenus de plus en plus fréquents : à partir de 1522, la
municipalité a accepté de se porter garante d’une par-
tie des emprunts du roi15 ; François Ier a eu à plusieurs
reprises besoin de recourir au Parlement dans des
situations difficiles. Autour des années 1540, les
zones de guerre s’éloignent de l’Italie pour remonter
vers l’Est et le Nord du royaume. La création par
Henri II de quatre secrétaires d’État chargés d’expé-
dier ses ordres dans les provinces facilite la tendance
à la sédentarisation du pouvoir royal. Mais à Paris, en
dehors du petit palais des Tournelles, il n’existe que la
forteresse du Louvre, commencée sous Philippe-
264 Roi de France

Auguste, agrandie par Charles V, délabrée et sinistre


malgré les aménagements entrepris par Louis XII16.
Construire un nouveau palais ne peut se faire qu’au
prix de la destruction compliquée de la forteresse. Le
donjon est démoli en 1528, François Ier confie à Pierre
Lescot un projet plus vaste qu’Henri II et Charles IX
font réaliser : un premier bâtiment entame la façade
ouest. Le Louvre devient la résidence officielle des
rois de France en 1566.
Ici commence à s’opérer la gradation des espaces sur
un modèle utilisé pour Henry VIII à Hampton Court,
ainsi que dans les palais des cardinaux romains. Au
rez-de-chaussée, la salle des Cariatides peut accueillir
les bals ; un large escalier conduit à une grande salle,
mais seules les personnes de marque accèdent à l’anti-
chambre sous le contrôle des huissiers, le roi y prend
ses repas ; vient la chambre d’apparat, où les seigneurs
invités assistent à la vêture et sont admis à converser
avec le roi ; alors commence l’espace privé, la chambre
où le roi dort, la garde-robe et le cabinet où il règle des
affaires avec qui il veut, sans témoin. Le pavillon des
poêles à Fontainebleau est construit sur le même
mode. Après la mort d’Henri II, Catherine de Médicis
dans le nouveau palais des Tuileries, comme Charles IX
et Henri III à mesure que les travaux progressent aux
dépens de la partie sud du vieux Louvre, raffinent sur
le parcours qui conduit à leur personne : les salles
intermédiaires se succèdent comme autant d’obstacles
potentiels tandis que les cabinets se multiplient au pre-
mier puis au second étage. On prendra la mesure de
cette nécessité si l’on sait qu’en 1560, au début des
troubles, Louis de Condé était arrivé à la cour entouré
de cinq cents fidèles et Anne de Montmorency de huit
cents : la Maison du roi comptait alors un millier de
membres.
Exposition, retrait, familiarité 265

L’âpreté des rivalités entre les grands lignages, la


violence des luttes religieuses qui ensanglantent jus-
qu’au palais du Louvre conduisent les fils d’Henri II,
avec ou sans les conseils de leur mère, à définir un
ordre dont ils tentent d’être le maître. Cette recherche
est d’autant plus nécessaire que la décision d’Henri II
de pérenniser les offices de la Maison du roi a entraîné
leur patrimonialisation : ainsi à la mort de François
de Guise en 1563, sa charge de Grand maître est pas-
sée à Henri, l’aîné de ses fils, et celle de Grand cham-
bellan au puîné, Charles, duc de Mayenne ; ils sont
encore en place sous Henri III. Début janvier 1585,
alors que les Guise viennent d’appeler les catholiques
à se regrouper dans une Ligue, Henri III réduit leur
rôle à la cour. Il édicte un ensemble de règlements, en
fait distribuer un exemplaire imprimé à chaque cour-
tisan et crée la charge de Grand maître des cérémo-
nies pour en assurer l’exécution.17
Henri III précise ce qu’il attend du nouvel officier :

Comme pour le singulier désir que nous avons que


toutes choses soient conduites en notre Cour avec
l’ordre requis pour y faire reconnaître la dignité et
splendeur convenables à notre Royale Grandeur, nous
ayons fait plusieurs beaux règlements, pour l’exécution
desquels nous avons par exprès voulu et ordonné que
le sieur de Rhodes, Guillaume Pot, Prévôt et Maître
des Cérémonies de nos deux Ordres, soit ordinaire-
ment, ou le plus souvent qu’il pourra à notre suite, afin
de faire accomplir ce qui dépendra de sa charge selon
nos intentions…18

Résumant près de quarante années de recherches


commencées sous le règne de son père et jalonnées
par les règlements édictés par son frère Charles IX
en 1567 et en 1572, puis par lui-même en 1578,
266 Roi de France

Henri III définit l’ordre imposé à son entourage


comme le moyen de rendre visible, donc incontes-
table, sa « Royale Grandeur », sa souveraineté. Une
partie de cet ordre joue sur l’espace, l’autre sur le
temps. Autour du roi, il y a d’abord le vide, nul ne
doit l’approcher qu’il n’y ait été invité. Suivant « le
département [répartition] des heures »19, le roi oblige
tous ceux qui, possédant un titre ou une charge, sont
présents au palais à l’accompagner dans toutes ses
actions suivant un ordonnancement dont il est le
principe directeur : au plus proche, ceux qui sont au
sommet de la hiérarchie. Cette mise en espace n’est
pas nouvelle : on la trouve dans toutes les grandes
cérémonies, comme Jean du Tillet en avait rassemblé
les preuves dans sa collection de procès-verbaux qui
a commencé à circuler sous forme manuscrite
en 1566.20 La nouveauté consiste à l’introduire à
l’intérieur du palais et à la lier à l’activité quotidienne
du souverain. Henri III utilise ainsi ce qu’il a pu voir
lorsqu’il a été accueilli par l’empereur à Vienne après
sa fuite de Pologne ou ce qu’il a appris des ambassa-
deurs à propos du cérémonial qui entoure aussi bien
Philippe II que la reine Elizabeth.21
Le matin à 5 heures, le prévôt de l’hôtel ouvre les
portes du Louvre et en contrôle l’accès avec sa compa-
gnie de quatre-vingts archers. Seuls les membres de
la famille royale, le cardinal de Lorraine et le chance-
lier peuvent entrer en voiture dans la cour. Tandis
que le roi est supposé dormir encore, les huissiers
prennent position dans les différentes salles : ceux qui
n’ont pas de qualité particulière — « toutes sortes de
gens » —, sont admis dans la grande salle, à condition
qu’ils aient bonne « apparence » ; les maîtres d’hôtel et
les gentilshommes de la Maison du roi, des écuyers et
les officiers inférieurs des différentes compagnies de
Exposition, retrait, familiarité 267

garde attendent dans l’antichambre ; le reste de la


Maison, les artisans attachés à l’habillement et aux
meubles du roi, les officiers des régiments de cavale-
rie et de pied, les prélats et abbés de second rang, les
gouverneurs de province qui ne sont pas princes, les
membres les moins importants du Conseil attendent
dans la chambre d’État ; enfin, ceux qui sont attachés
au service personnel du roi — deux gentilshommes
de la Maison portant sa cape et son épée, des gentils-
hommes de sa chambre, son premier médecin, ses
nains, ses musiciens —, ainsi que ceux qui occupent
les premières dignités et les plus grands offices
attendent dans la salle d’audience. La chambre royale
reste vide : le lit d’apparat y est entouré de barrières,
et nul ne doit y porter la main.
Qu’il ait dormi chez la reine ou dans son cabinet, le
roi s’installe en ce dernier lieu pour y être préparé par
ses valets et barbiers sous la direction du maître de la
Garde-robe, le duc de Joyeuse ; auprès de lui, son
autre favori, le duc d’Épernon, premier gentilhomme
de la Chambre. Lorsqu’il fait annoncer qu’il est
éveillé, le groupe des personnages les plus importants
s’avance dans la chambre royale, entraînant le rap-
prochement du groupe suivant qui pénètre dans la
chambre d’audience. Après les prières, la collation et
le règlement de quelques affaires avec des conseillers
qu’il a fait appeler, le roi fait son entrée dans la
chambre royale où le deuxième groupe rejoint le pre-
mier ; le roi prend sa cape et son épée. Alors se forme
le cortège qui l’accompagne lorsqu’il traverse le palais
pour aller entendre la messe. Il marche, précédé des
gentilshommes de la Chambre qui l’attendaient dans
l’antichambre et de deux maîtres des requêtes qui
prennent les demandes de grâces au passage pour lui
268 Roi de France

éviter d’être importuné. Après la messe, il revient vers


ses appartements entouré du même cortège.
Le dîner — notre déjeuner —, est servi dans l’anti-
chambre : la serviette pour les mains lui est présentée
par le Grand maître, et en son absence par les ducs
de Joyeuse ou d’Épernon ; protégé par une barrière,
le roi mange seul, ou avec ses deux favoris placés au
bas bout de la table. Des hommes d’armes montent la
garde autour de lui, des gentilshommes de sa Maison,
des grands seigneurs et des conseillers peuvent lui
parler mais à haute voix, sur des sujets généraux et
« dignes de Sa Majesté » ; quelques lettrés peuvent
être invités à relever le ton de ces conversations. Au-
delà de la barrière, le reste des courtisans suit les
différentes phases du service : l’arrivée des plats
requiert neuf personnes dont quatre archers, sans
compter les pages. Suivant les jours de la semaine,
les chantres de la chapelle ou les violons agrémentent
le repas. Dans l’heure qui suit, le roi reçoit, soit en
restant dans l’antichambre soit en s’installant dans la
salle d’audience. Il revient ensuite à son cabinet, suivi
du cortège recomposé qui s’arrête à sa chambre. Là,
les membres des deux premiers groupes attendent,
les autres se dispersent. Parmi ceux qui sont restés
dans la chambre, le roi fait appeler les trente-trois
personnes avec lesquels il tient son Conseil. Vers
14 heures, lorsqu’il va rendre visite à la reine mère,
les deux premiers groupes se forment en cortège.
Quelques heures de l’après-midi sont consacrées aux
délassements physiques.
Ensuite, le « département des heures » se déroule à
l’inverse de celui du matin, avec quelques variantes,
mais en gardant le même accompagnement hiérar-
chisé : le roi se rend à la chapelle pour les Vêpres, il
soupe à 18 heures, quatre fois par semaine avec la
Exposition, retrait, familiarité 269

reine mère ; les divertissements ont lieu jusque


20 heures. Lorsque le roi se prépare pour la nuit, il
s’arrête d’abord à la chambre d’État : en présence des
plus hauts dignitaires, ceux du premier groupe, il ôte
sa cape et son épée et prend son manteau de nuit
des mains du Grand chambellan ou des gentils-
hommes de la Chambre. Il se rend directement dans
son cabinet avec quelques conseillers pour les der-
nières décisions ; les membres du premier groupe
pénètrent dans la chambre royale. Lorsqu’il revient à
la chambre royale, les membres du deuxième groupe
y sont admis : devant cette assistance, le roi est
déchaussé, une collation lui est servie tandis que des
musiciens exécutent ses airs préférés. Il se retire
enfin dans son cabinet accompagné de ses deux
favoris dont l’un porte un bougeoir.
Telle est du moins la « façon » dont Henri III enten-
dait « être honoré, accompagné et servi ». Quelques
témoignages indiquent que la répartition des diffé-
rents groupes dans les différentes pièces a été respec-
tée à l’occasion des réceptions diplomatiques.
Mais en ces temps de guerres civiles, le roi qui avait
beaucoup combattu dans sa jeunesse et était encore
capable de se battre, savait que la distance cérémo-
nielle ne suffisait pas à le protéger. En 1578, il avait
créé l’office de Grand Prévôt de France, chargé de
faire régner l’ordre dans un rayon de dix lieues autour
de sa personne avec l’aide d’officiers et de soixante-
dix-huit archers. Le prévôt de l’hôtel avait reçu une
compagnie de quatre-vingts archers pour garder les
portes du palais ; douze compagnies de Gardes fran-
çaises résidaient dans les faubourgs de Paris, mobili-
sables à tout instant. Lors de ses déplacements, le roi
était précédé des Cent-Suisses, entouré de cinquante
hommes pris dans les deux compagnies des Cent-
270 Roi de France

gentilshommes auxquels s’ajoutaient des hommes


venus des quatre nouvelles compagnies de gardes du
corps. L’ensemble atteignait deux mille six cent cin-
quante hommes en 1579. Au moment même où il
rédigeait les règlements publiés en janvier 1585, une
partie des Cent-Gentilshommes était passée à la
Ligue et Henri III confiait sa sécurité à une garde de
quarante-cinq gentilshommes de petite noblesse pro-
vinciale qui lui étaient tout dévoués et dormaient
dans la chambre royale. Ce qui ne l’a défendu ni de
l’insurrection de Paris en mai 1588 ni de son assassin
en août 1589.
Dans les soixante-dix années qui suivent, les prin-
cipes énoncés par Henri III ne sont respectés que
par intermittence : les guerres civiles et étrangères
imposent aux rois une grande mobilité, les complots
et les soulèvements aristocratiques compromettent
l’exécution du cérémonial quotidien.

UNITÉ DE LIEU, UNITÉ D’ACTION :


LOUIS XIV À VERSAILLES

Votre Majesté retourne de Versailles. Je la supplie de


me permettre de lui dire deux mots de réflexion que je
fais souvent et qu’elle pardonnera, s’il lui plaît, à mon
zèle.
Cette maison regarde bien davantage le plaisir et le
divertissement de Votre Majesté que sa gloire […] je
croirais prévariquer à la fidélité que je lui dois si je ne
lui disais qu’il est bien juste qu’après une si grande et
forte application qu’elle donne aux affaires de son État
avec l’admiration de tout le monde, elle donne quelque
chose à ses plaisirs et à ses divertissements, mais qu’il
Exposition, retrait, familiarité 271

faut bien prendre garde qu’ils ne préjudicient à sa


gloire.22

Jean-Baptiste Colbert fait partie du personnel que


Louis XIV a gardé près de lui lors de la réorganisation
qui a suivi la mort de Mazarin en mars 1661. Nommé
au Conseil des finances créé après la disgrâce du sur-
intendant Fouquet, Colbert a su trouver les ressources
nécessaires aux dépenses du roi. Depuis janvier 1664,
il est surintendant des bâtiments. Dans cette lettre de
septembre 1665, il peut reprendre à son compte le
jugement de « tout le monde » sur « l’application » du
roi « aux affaires de son État » : il en est l’un des heu-
reux instruments.
Lorsqu’il fait des « plaisirs et divertissements » la
contrepartie inévitable de cette « application », ce
petit-fils de marchands drapiers d’Amiens joue sur
l’opposition banale de l’otium (loisir) et du negotium
(activité). Il se peut aussi qu’outrepassant la distance
qui les sépare, il tente de montrer l’indulgence protec-
trice d’un homme mûr — il a quarante-six ans, vis‑à-
vis d’un roi jeune — vingt-huit ans — qui doit dépen-
ser le trop-plein de ses forces à la chasse, à la danse et
dans une activité sexuelle productrice, en quatre ans,
de trois enfants légitimes et d’un bâtard que Mme Col-
bert a été chargée de confier à une nourrice. Mais il
sait qu’il ne peut être entendu de son maître qu’à
condition de lui parler le langage de la gloire, ce
rayonnement d’origine divine qui entoure la majesté
et la rend plus durable : c’est le rayonnement des
héros combattants, son grand-père et son père. Leurs
victoires sur les ennemis intérieurs et extérieurs ont
été autant de signes de la protection de Dieu qu’ils
avaient su mériter par leur force intérieure :
272 Roi de France

Votre Majesté sait qu’au défaut des actions écla-


tantes de la guerre, rien ne marque davantage la gran-
deur et l’esprit des princes que les bâtiments ; et toute la
postérité les mesure de l’aune de ces superbes maisons
qu’ils ont élevées dans leur vie. Ô quelle pitié, que le
plus grand roi et le plus vertueux, de la véritable vertu
qui fait les plus grands princes, fut mesuré à l’aune de
Versailles ! Et toutefois, il y a lieu de craindre ce mal-
heur.23

Colbert n’a garde d’oublier que la magnificence fait


partie des devoirs d’un roi et contribue à sa gloire
tout autant que la guerre, mais il n’imagine pas un
instant qu’elle puisse se développer dans l’éclat éphé-
mère des carrousels, des ballets et des feux d’artifice.
En février 1663, il a chargé quelques académiciens
— la Petite Académie — de rechercher tous les
moyens propres à rendre mémorables les actions du
roi. En septembre 1665, le bâtiment qui arrache à
Colbert les accents pathétiques d’un prophète est la
« maison des champs » construite par Louis XIII au
bord d’un terrain de chasse de soixante-dix hec-
tares.24 L’équipe, menée par l’architecte Le Vau et le
paysagiste Le Nôtre et qui avait fait merveille au châ-
teau de Vaux, y a été envoyée dès le lendemain de
l’arrestation de Fouquet. Les appartements ont reçu
une nouvelle décoration, un parc arboré commence
d’être aménagé, des communs ont été ajoutés : Ver-
sailles a déjà accueilli le roi et sa cour une première
fois en septembre 1663 et pour les Plaisirs de l’Île
Enchantée en mai 1664. Mais Colbert est à ce point
persuadé que rien de grand ne peut être réalisé dans
ce lieu qu’il regrette de ne pas avoir noyé les
500 000 écus (1 500 000 livres) déjà dépensés dans le
flot des ordonnances au comptant qui assurent les
Exposition, retrait, familiarité 273

dépenses du roi sans en indiquer la destination, « afin


d’en ôter la connaissance ». Versailles, une misérable
passade, devrait rester dans l’obscurité.

[…] pendant qu’elle a dépensé de si grandes sommes en


cette maison, elle a négligé le Louvre, qui est assuré-
ment le plus superbe palais qu’il y ait au monde et le
plus digne de la grandeur de Votre Majesté… Et Dieu
veuille que tant d’occasions qui le peuvent nécessiter
d’entrer dans quelques grandes guerres, en lui ôtant les
moyens d’achever ce superbe bâtiment, ne lui donnent
pour longtemps le déplaisir d’en avoir perdu le temps
et l’occasion.25

En quoi Louis XIV peut-il considérer que le Louvre


est un cadre insuffisant au déploiement de sa gloire ?
Les travaux repris par Henri IV et par Louis XIII sont
en train de venir à bout de l’ancienne forteresse. Pen-
dant qu’ils s’achèvent, le roi peut séjourner aux
Tuileries : entièrement réaménagées par Le Vau, elles
sont liées au palais principal par une galerie le long de
la Seine qui doit être doublée au nord. Quant au
grand quadrilatère imaginé par Henri IV, il n’attend
plus que la façade monumentale qui, à l’est, doit se
tourner vers la ville. Là est la difficulté : quelle que
soit la solution retenue pour la colonnade, la ville
n’offre pas au palais du Louvre le cadre qui convient à
la grandeur du roi. La question est politique : les
Mémoires de Louis XIV et les décorations de Ver-
sailles montrent bien que les humiliations de la
Fronde n’ont jamais été oubliées ; au-delà, chaque
année, une procession oblige les autorités munici-
pales à célébrer la soumission de la ville à Henri IV en
mars 1594. La question est aussi spatiale : la distance
nécessaire à l’expression de la majesté ne trouve pas à
se déployer dans Paris. À l’ouest, un premier jardin
274 Roi de France

n’atteint pas le demi-hectare, une zone de taillis


encore indécise couvre ensuite dix-sept hectares : les
Parisiens se permettent d’y chasser quand le roi est
absent de la capitale.26 Dans leur ensemble, les bâti-
ments sont enserrés dans un enchevêtrement bien
trop dense, qu’il s’agisse des palais des grands sei-
gneurs ou des maisons construites sur des terrains
relevant de seigneuries ecclésiastiques. Aucun recul
ne permet d’apprécier la monumentalité de la façade
orientale et de mettre l’ensemble en valeur.
Après des séjours de plus en plus fréquents à Ver-
sailles, Louis XIV annonce en 1678 sa volonté de s’y
installer avec sa famille, sa cour et son gouvernement
alors que s’achève la deuxième guerre de son règne
personnel. Quatre années sont encore nécessaires
pour achever le plus gros des travaux : pendant ces
années, le roi réorganise sa Maison et publie un nou-
veau règlement de cour. Rien de ce qu’il ordonne ne
diffère fondamentalement de ce qu’Henri III avait
prévu. Mais cette fois, le cérémonial quotidien a
trouvé le cadre qui convient à son épanouissement.
À cinq lieues de Paris, l’espace est vaste, constitué
de seigneuries achetées pour l’essentiel de 1632
à 1692 : 15 000 hectares d’un seul tenant jusque
Marly, trois fois plus qu’à Chambord, près de mille
fois plus qu’aux Tuileries. C’est en tant que seigneur
que le roi a ordonné la destruction des villages de
Trianon (1668), de Versailles (1673), de Choisy (1683-
85). C’est en tant que maître absolu qu’il choisit entre
les solutions architecturales proposées par l’équipe
Le Vau-d’Orbay-Le Nôtre, puis par celle de Mansart,
revenant au besoin sur ses décisions lorsque la réali-
sation ne correspond pas à ce qu’il avait imaginé ou
que son désir a changé. Quant aux décorations inté-
rieures, elles sont proposées par le peintre Le Brun
Exposition, retrait, familiarité 275

dans l’esprit de la Petite Académie. Colbert, trop


conscient de ne devoir son existence sociale et celle
de sa famille qu’à l’exactitude de son obéissance, sur-
veille la marche des travaux et fournit les fonds qui
permettent de faire travailler jusque 36 000 hommes
sur les chantiers. Après sa mort (1683), Louvois, qui
détient déjà le secrétariat d’État à la Guerre, continue
la surveillance et puise dans les effectifs des armées
pour faire compléter le système d’adduction d’eau.
Rien n’a donc pu entraver le remodelage de la
large vallée semée d’étangs et de buttes suivant les
directions imaginées par Le Nôtre le long d’un axe
qui passe par le milieu du pavillon de chasse de
Louis XIII : à l’est, sur un plan doucement incliné,
trois larges avenues convergent vers la place d’armes
qui protège l’entrée du château ; à l’ouest, s’étage
une série de terrasses, de jardins, de bassins et de
grandes pièces d’eau que les plantations systéma-
tiques d’arbres entourent, forêts vite pourvues de
gibier. D’un côté comme de l’autre le long du grand
axe, aucun obstacle ne s’oppose aux regards attirés
de loin par la demeure royale isolée sur une émi-
nence, sorte de point de fuite vers l’infini qui révèle
ses richesses à mesure que l’on approche.
À cette maîtrise de l’espace extérieur, répond une
utilisation variable des bâtiments successivement
construits jusqu’à la stabilisation qui suit la mort de la
reine en 1683.27 Le premier étage de l’ancien pavillon
de chasse abrite les moments de la vie du roi où il ne
peut être vu que par des personnes choisies. Sur la
façade orientale habillée de marbre rose, la chambre
du roi est précédée, sur le côté gauche, des deux anti-
chambres où s’effectue le service du repas du soir
— le Grand couvert —, et d’une salle des gardes
autour de laquelle se répartissent les quatre petites
276 Roi de France

pièces dévolues à Mme de Maintenon. De l’autre côté,


la chambre du roi est suivie d’une série de cabinets
qui se continuent sur le côté droit ; les uns servent aux
entretiens particuliers, aux différents conseils, à la
garde-robe, les autres aux loisirs privés. La vaste pièce
qui se trouve au milieu, et qui est devenue en 1701 la
chambre du roi, ouvre sur la Grande galerie. Ici com-
mencent les constructions qui enveloppent le pavillon
initial et regardent vers les jardins : à l’exception des
quatre salles qui, sur la façade sud, composent les
appartements de la reine attribués après sa mort à la
Dauphine, le reste — la Galerie et les salons qui
s’échelonnent sur le côté nord et prennent le nom de
Grand appartement — constitue la zone où courti-
sans et visiteurs peuvent circuler sans autre
contrainte que la bonne tenue. Tous peuvent voir le
roi, qu’il se rende à la messe tous les matins ou donne
des divertissements trois soirées par semaine ; en
retour, le roi peut reconnaître des visages, apprécier
la déférence de chacun. Cette zone est la partie la plus
somptueuse du château avec ses marbres, ses orne-
ments de bronze dorés qui tapissent les murs, les
350 miroirs de la Galerie qui renvoient la lumière et
les dessins des jardins, les lustres et les girandoles de
cristal. Même occupé ailleurs par d’autres tâches ou
d’autres loisirs, le roi reste présent dans les peintures :
il faut le deviner dans les actions des dieux et des
héros antiques du Grand Appartement, mais il est
bien reconnaissable, prêt pour l’immortalité avec sa
perruque et sa cuirasse d’empereur romain, sur la
voûte de la Galerie — 76 mètres sur 16, où médaillons
et tableaux exposent ses actions. De la même manière,
lorsqu’ils gravissent les degrés de l’escalier monu-
mental qui a fini par recevoir leur nom, les ambassa-
deurs sont accueillis par le buste du roi entouré de
Exposition, retrait, familiarité 277

panneaux où les peuples des quatre parties du monde


admirent ses récents triomphes guerriers.28 Si l’on se
souvient du Carrousel de 1662 et des hommages qui
en marquaient le début, on peut apprécier les méta-
morphoses de la magnificence royale : d’un mode de
vie aux manifestations changeantes, la magnificence
s’est concentrée, solidifiée, en un cadre digne de
l’exercice du pouvoir absolu.
De chaque côté du corps central, se greffent des
ailes perpendiculaires : les trois cent cinquante loge-
ments des membres de la famille royale et des courti-
sans s’y répartissent. En avant de cet ensemble, du
côté de l’entrée du palais, les pavillons abritant loge-
ments et bureaux des secrétaires d’État témoignent de
l’importance enfin reconnue à leurs fonctions. En
continuant vers ce que les plans géométriques des-
sinent peu à peu comme une ville nouvelle, les ser-
vices sont assurés par les Communs et par les Écuries.
Ayant ainsi réuni autour de lui tous ceux qui lui
sont liés par le sang, le service ou la faveur, Louis XIV
doit maîtriser une population qui, en période de
paix, peut atteindre jusqu’à 10 000 personnes en
comptant serviteurs et gens de métier, et garder le
temps nécessaire à l’accomplissement de ce qui lui
importe vraiment, l’affirmation de sa primauté poli-
tique et militaire sur tous les souverains d’Europe. La
plus grande partie de cette population est tenue par
un office à remplir : ce sont les membres de la Mai-
son civile du roi, de son épouse tant qu’elle a vécu, de
son frère et de sa belle-sœur, ainsi que de sa Maison
militaire ; à quoi il faut ajouter le personnel attaché
au gouvernement du royaume.29 À cette population
fixe, des visiteurs viennent se joindre, en quête de
grâces, de protection, voire d’émerveillement. L’ordre
que le roi impose à ce vaste ensemble tient d’abord
278 Roi de France

au strict respect des « heures », emploi du temps


immuable au long des trente dernières années du
règne, où les seules variables portent sur le choix
entre la chasse et la promenade de l’après-midi et sur
les événements dynastiques en partie imprévisibles.
À chaque moment, chacun sait ce qu’il doit faire en
fonction de ce que le roi fait lui-même. Les mouve-
ments des gardes, les annonces solennelles des huis-
siers, les coups frappés par la canne du Grand maître
des cérémonies sont là pour marquer les grandes
articulations du temps.
Henri III avait mis au point un système qui obli-
geait les membres de sa cour à l’accompagner tout au
long de la journée, la lucidité de Louis XIV lui permet
de raffiner sur les détails :

Nulle récompense ne coûte moins à nos peuples, et


nulle ne touche plus les cœurs bien faits que ces dis-
tinctions de rang, qui sont presque le premier motif de
toutes les actions humaines, mais surtout des plus
nobles et des plus grandes ; c’est d’ailleurs un des plus
visibles effets de notre puissance, que de donner quand
il nous plaît un prix infini à ce qui en soi-même n’est
rien […] ; il est à propos, non seulement d’en user de
celles que nos pères ont introduites, quand nous le pou-
vons, mais même d’en inventer de nouvelles, pourvu
que ce soit avec dignité, comme vous verrez d’ailleurs
que j’ai tâché de vous en montrer l’exemple.30

Bien que ces remarques adressées au Dauphin


concernent la nomination de nouveaux chevaliers du
Saint-Esprit pour l’année 1661, l’essentiel de ces
« riens » est bien plus immatériel : il joue sur la dis-
tance au roi au moment du lever, indicateur reconnu
de la position de chacun à la cour. Là où Henri III
avait imaginé trois groupes en plus de ses quelques
Exposition, retrait, familiarité 279

familiers, Louis XIV en distingue cinq, utilisant la


série des soins à sa personne pour marquer les degrés
des faveurs qu’il accorde. Les « grandes entrées »,
données parfois en récompense à quelques valeureux
guerriers, permettent d’assister au moment où valets
et officiers de la Chambre aident le roi à sortir de son
lit. Les plus proches parmi les grands seigneurs
reçoivent les « secondes entrées » : ils sont présents
lorsque le roi passe sur sa chaise percée. Avec les
« entrées de la chambre », une centaine de hauts per-
sonnages du royaume et d’ambassadeurs se pressent
pour apercevoir le roi en train de prendre ses vête-
ments — la fameuse chemise — et de prier. Puis le roi
se retire avec ceux qui possèdent les « entrées de cabi-
net » : il prend les premières décisions de la journée.
Enfin, il garde auprès de lui ceux dont il accepte la
proximité de façon permanente, premiers valets, des-
cendants légitimes et légitimés, collaborateurs pré-
férés : ceux là possèdent le droit d’accéder « par les
derrières », sans passer par les antichambres.
Le service des repas reprend les distinctions vou-
lues par Henri III à quelques variantes près. Derrière
le roi, uniquement des officiers de sa Maison ; à sa
table, au dîner, son frère ou la reine tant qu’elle a
vécu, au souper, les enfants de France. En face du
roi, au dîner, les hommes de sa famille et quelques
courtisans, tous debout ; au souper, les princesses et
duchesses assises sur des pliants, les grands sei-
gneurs debout. Au plus titré revient l’honneur de
présenter en fin de repas la serviette humide avec
laquelle le roi se nettoie les mains. Les logements
sont attribués en fonction du sang, du rang et de la
faveur. Viennent enfin des grâces pour la plupart
temporaires : accompagner le roi à la chasse, pour
les dames accéder aux différents carrosses, être
280 Roi de France

invité dans les résidences annexes, tenir le bougeoir


au moment du coucher.
Le respect des distinctions ainsi accordées est
assuré par le roi lui-même, par le personnel de sa Mai-
son où les charges s’héritent tandis que les archives
s’accumulent. Et par l’intérêt des bénéficiaires.

DU RETRAIT ET DE LA FAMILIARITÉ

On connaît l’ordre donné par Louis XIV à la


Dauphine chagrinée par un deuil, affaiblie par les
maternités : « Madame, je veux qu’il y ait appartement
et que vous y dansiez. Nous ne sommes point des par-
ticuliers, nous nous devons tout entiers au public. »
Une médaille, gravée en 1685, avait ainsi célébré
l’achèvement du Grand Appartement : « Comitas et
Magnificentia — Pro Hilaritate Publicae Aperta Regia »
[Familiarité et Magnificence — Le Palais du roi ouvert
à la Réjouissance Publique].31 Il y a quelque difficulté
à penser ensemble ce public et cette familiarité.
Le « public » désigne ici l’ensemble des courtisans,
témoins de la grâce que le roi leur fait de sa présence
ou des grâces spécifiques qu’il accorde ou s’apprête
à accorder. Mme de Sévigné, apprenant de son châ-
teau des Rochers les progrès des amours du roi et de
Mme de Maintenon, avait préféré à ce mot polyvalent
une expression hyperbolique : « Cette dame de
Maintenon ou de Maintenant passe tous les soirs
depuis huit heures jusqu’à dix avec Sa Majesté.
M. de Chamarande la mène et la ramène à la face de
l’univers. »32 Lors des soirées dites d’appartement, et
malgré la formule de la médaille, le « public » n’a
Exposition, retrait, familiarité 281

que l’illusion de la familiarité, comme Louis XIV


l’avait expliqué à propos du carrousel de 1662 : de la
musique et des collations sont offertes, le roi circule
autour des tables où l’on joue grand jeu sans souci
des préséances. Le jeu est une pratique courante des
soirées princières et nobles : un siècle plus tard,
l’impératrice Marie-Thérèse le recommande encore
à ses enfants comme le moyen infaillible d’échapper
à la pression de toutes ces personnes « qui cherchent
à vous éplucher ».33 Mais s’il y a danse, le respect
des rangs reprend ses droits : Marie-Anne-Victoire
de Bavière doit y prendre part parce qu’elle est
Dauphine, et que la reine étant morte, elle occupe la
première place du côté des femmes. Au demeurant,
Louis XIV reste très avare de ses moyens d’expres-
sion : entre Henri IV et Louis XIII, la parole brève,
puis le visage impénétrable et le silence sont devenus
des attributs de la domination des rois de France
comme ils l’étaient chez les Habsbourg de Madrid
depuis Philippe II. Avec l’accumulation des guerres
et des années, Louis XIV en vient à déserter ces soi-
rées et leur public pour travailler avec un ministre
dans la chambre de Mme de Maintenon, épousée
secrètement peu de temps après la mort de la reine.
La familiarité dont les courtisans rêvent est celle
qui leur permettrait d’accéder directement au roi, à
« son oreille ». Les rois eux-mêmes en ont besoin, ils
l’ont régulièrement marqué en créant des espaces
réservés à l’intérieur de leur palais, voire des lieux
particuliers : comme François Ier, Louis XIV a fait ins-
taller un appartement des bains au rez-de-chaussée
du corps central du château de Versailles34 ; parallè-
lement à la construction principale, il a fait édifier
de petites résidences, Trianon, Noisy et surtout
Marly, qui sont comme les répliques des anciennes
282 Roi de France

« maisons des champs » où les Valois échappaient à


leur cour.
Cependant, où qu’il soit, le roi ne peut se départir
de son pouvoir, et la question se pose toujours de
savoir qui il peut admettre auprès de lui sans trop de
risque. Parmi ces proches, sans doute faut-il distin-
guer d’un côté les maîtresses et de l’autre, ceux que de
nombreux mots essaient de cerner : « compagnons »,
« familiers », « amis », « mignons », « favoris », tous
des hommes.
Sans s’attarder à ce que Catherine de Médicis appe-
lait avec un contentement de mère « la chasse au
palais », on ne retiendra que les liaisons amoureuses
durables pour autant que les indications éparses
dans les biographies permettent d’en dégager des
traits significatifs.35 Ces liaisons correspondent au
modèle commun à la noblesse qui, dans sa version
idéale, reconnaît à l’épouse consacrée la double
dignité du lignage dont elle est issue et de celui dont
elle assure la continuation tandis qu’il voit dans la
maîtresse l’instrument d’une fusion des corps fondée
sur l’affinité des âmes. Les maîtresses ont été choi-
sies, elles sont de bonne maison, elles partagent avec
les rois la connaissance des grandes familles et des
usages de la cour, elles ne rencontrent pas les diffi-
cultés d’adaptation des reines venues d’ailleurs, elles
sont accessibles en dehors du cérémonial, elles ne
sont pas soumises à l’obligation des grossesses. Pour-
vues d’un petit office dans la Maison de la reine ou
auprès des enfants de France, elles ont d’autres
moyens de sortir du domaine privé où les tient le plai-
sir du roi : avec leur beauté, leurs manières et leur
intelligence, elles participent de sa magnificence. Il
arrive d’ailleurs que les rois leur confient des bijoux
de la Couronne. Avec les fiefs d’honneur qui leur sont
Exposition, retrait, familiarité 283

attribués, elles prennent rang parmi les plus grandes


dames nobles.
Pour Anne de Pisseleu, devenue duchesse
d’Étampes, François Ier a fait construire un apparte-
ment à Fontainebleau. Il a chargé le Primatice de
peindre dans la chambre les triomphes d’Alexandre.36
Plus qu’Anne de Montmorency, Grand maître de la
Maison du roi, et assurément plus que la reine Éléo-
nore, elle met au point les grands divertissements de la
cour. De Diane de Poitiers, Henri II a porté les couleurs
dans les entrées aussi bien que dans les tournois. Il a
séjourné avec la cour au château d’Anet, leurs chiffres
enlacés ont orné bien des logis royaux. Au sacre de la
reine, elle a pris place parmi les princesses du sang.
L’une comme l’autre ont été tentées d’influer sur les
décisions royales. Pour favoriser leur propre famille
par des charges et des alliances comme n’importe quel
courtisan distingué aurait tenté de le faire, mais aussi
pour écarter ceux qui pourraient affaiblir la puissance
de leur amant. C’est ainsi qu’Anne de Pisseleu et Diane
de Poitiers se sont affrontées au début des années 1540,
lorsque le Dauphin critiquait les tractations de son
père avec l’empereur. Il est cependant difficile de
dépasser les rapports contradictoires des ambassa-
deurs et de dire si ces maîtresses ont joué un rôle actif
dans les choix diplomatiques. En tant que femmes,
elles ne pouvaient prétendre à aucune autre charge
que domestique ni disposer d’un réseau d’agents qui
soutiendraient leurs vues auprès des autres souve-
rains.37 Mais elles ont apporté leur soutien à l’une ou
l’autre des factions regroupées autour des grandes
familles, en l’occurrence, Montmorency ou Guise.
Cette position subalterne des maîtresses royales
s’accentue encore du temps d’Henri IV et des pre-
mières liaisons de Louis XIV.
284 Roi de France

Mes belles amours,


Deux heures après l’arrivée de ce porteur, vous ver-
rez un cavalier qui vous aime fort, que l’on appelle
Roi de France et de Navarre, titre certainement hono-
rable, mais bien pénible. Celui de votre sujet est bien
plus délicieux. Tous trois ensemble sont bons, à quelle
que sauce qu’on les puisse mettre, et n’ai résolu de les
céder à personne […].38

En septembre 1594, Henri IV prévient Gabrielle


d’Estrées de son arrivée imminente auprès d’elle.
Amoureux, il accepte avec « délice » sa dépendance,
d’autant plus attaché à sa maîtresse qu’elle vient de
lui donner son premier fils. Mais il n’abandonne rien
de la supériorité des titres qu’il a hérités, même s’il
doit encore se battre et manœuvrer pour faire respec-
ter le plus grand. Cinq ans plus tard, pressé d’enraci-
ner son pouvoir grâce aux deux fils qu’il a légitimés, il
prépare son union avec Gabrielle, malgré les avis de
ses conseillers et l’opposition pontificale à l’annula-
tion de son premier mariage. Nul ne peut dire ce qui
serait advenu si la mort n’avait emporté la jeune
femme à son quatrième accouchement.
Ni Mlle de La Vallière ni Mme de Montespan n’ont
été autre chose que de jolis objets, prétextes ou instru-
ments de la magnificence royale, capables qui plus
est de produire la quantité d’enfants vivants qui man-
quait au couple royal. « Que la beauté qui fait nos
plaisirs n’ait jamais la liberté de nous parler de nos
affaires, ni des gens qui nous y servent »39 : ces prin-
cipes rigoureux que Louis XIV voulait inculquer au
Dauphin dans les années de ses amours avec la belle
Athénaïs, il les a mis à l’épreuve lorsqu’après la mort
de la reine, il a fait consacrer par l’Église sa liaison
Exposition, retrait, familiarité 285

avec Mme de Maintenon. Certes, elle était bien trop


fine pour quitter le livre ou l’ouvrage qui l’occupait
d’un côté de la cheminée de sa chambre tandis que le
roi travaillait de l’autre côté avec un ministre. Rien ne
prouve qu’elle n’ait été sollicitée de donner son avis
en dehors de la présence d’un témoin, mais rien ne
démontre son influence dans les grandes décisions
des trente dernières années du règne, en particulier
dans l’affaire de la succession d’Espagne.40 Cette pra-
tique qui consiste à régler les affaires publiques dans
un cadre privé semble relever, pour une part, du
caractère personnel du pouvoir royal et pour une
autre part, de la nécessité du secret qui doit envelop-
per nombre de décisions avant leur application. À
tout prendre, il était peut-être moins dangereux de
parler devant une femme que devant un homme qui
pouvait toujours espérer une charge d’importance.
L’histoire des rois et de leurs familiers est en effet
parcourue par la question du degré de pouvoir auquel
peut prétendre un homme en qui le roi a suffisam-
ment confiance pour l’admettre n’importe quand
auprès de lui.41 Tant que le cérémonial quotidien n’a
pas opéré de coupure entre exposition et familiarité,
il est difficile de distinguer parmi les proches du roi,
compagnons des aventures guerrières ou conseillers
politiques, récompensés de leur fidélité dès l’acces-
sion à la Couronne. Anne de Montmorency et Jacques
d’Albon sont les premiers à avoir occupé une place
exceptionnelle auprès d’un roi. Alors que commence
à s’établir le rituel de l’habillement, ils sont admis à
passer la nuit dans la chambre d’Henri II.42 L’un est
Grand maître de la Maison du roi depuis François Ier,
l’autre a été nommé premier gentilhomme de la
Chambre dès l’avènement. Le premier connaît la
286 Roi de France

politique et la guerre, le deuxième se meut à l’aise


dans les démonstrations de magnificence.
À mesure que la structuration du cérémonial quoti-
dien creuse un vide autour du roi, toute position de
proximité acquiert une importance remarquable.
Faveur particulière, elle peut ignorer les hiérarchies,
elle ne relève que de la volonté du roi et apparaît
comme un moyen supplémentaire de son pouvoir.43
Contre les Guise qui tiennent sa Maison, contre Fran-
çois d’Anjou, son cadet44, qui mène l’opposition nobi-
liaire, Henri III a constitué « sa troupe », des fidèles
issus de familles provinciales qui ont préféré le ser-
vice du roi à celui des grandes maisons. Cette tren-
taine de jeunes gens, rencontrés dans les premières
campagnes, mis à l’épreuve de l’aventure polonaise,
ou enlevés au duc d’Anjou, apparaît sur le versant
exposé de la magnificence et de la guerre : leur élé-
gance, la richesse de leurs parures, leur ardeur au
combat font rayonner l’éclat du roi dans toutes les
occasions publiques. Parce que le choix du roi relève
de la sympathie, de la complicité, de l’amitié, ils sont
admis à partager ses moments de retrait dans ses
palais comme ses périodes de purification corporelle
et spirituelle à Ollainville ou à Vincennes. Cette situa-
tion d’exception attise les haines : « mignon » qui
n’avait jusque-là désigné que les jeunes gens élevés
dans l’entourage d’un prince prend une tournure péjo-
rative et dénonciatrice d’homosexualité, crime pas-
sible de mort. Cible des Guise et des partisans de
François d’Anjou, déchiré par des rivalités sanglantes,
le groupe des familiers s’amenuise. Henri III conserve
sa faveur à Joyeuse et à Épernon, qu’il fait ducs et
pairs ; il marie le premier à la demi-sœur de la reine
dans des noces somptueuses. Pourvus de charges
domestiques, ils jouissent du privilège de prendre
Exposition, retrait, familiarité 287

place à la table du roi et de dormir dans son cabinet,


mais ni l’un ni l’autre ne font partie des conseillers
politiques les plus écoutés du roi : ce sont surtout des
agents d’exécution. Dans les années 1580, ceux qui
survivent reçoivent des gouvernements de villes et de
provinces, ils sont envoyés se battre contre les Protes-
tants : Joyeuse meurt à Coutras ; le roi préfère sacri-
fier d’Épernon sous la pression de la Ligue en lui
ôtant la plupart de ses charges. Seul, il prend la déci-
sion d’assassiner les Guise et en confie le soin à ses
derniers familiers.
Ainsi, ce que le cérémonial quotidien crée de besoin
compensatoire se heurte à l’affirmation parallèle
d’une souveraineté sans partage. Il faut la fragilité
d’un roi de treize ans, tenu à l’écart par sa mère, pour
que parmi la dizaine de jeunes gens attachés à sa per-
sonne, le responsable de la fauconnerie devienne le
favori de Louis XIII, celui qui par sa grâce a pris
le titre de duc de Luynes en 1619.45 En 1614, Charles
d’Albert, personnage aimable, reçoit avec l’accord de
la reine mère et de Concini un logement qui lui per-
met un accès direct à celui du roi. De vingt ans son
aîné, il se serait contenté d’aider le jeune homme à
grandir dans la bonne humeur. Maître d’œuvre de la
Délivrance de Renaud dont le succès à la cour a été
interprété comme le signe d’une attente, Luynes
aurait préféré obtenir par la négociation avec la reine
mère l’exil de Concini. Il a refusé, pour lui et ses frères,
toute participation à « l’arrestation » du favori de
Marie de Médicis. Présent à la cour depuis l’enfance,
il pouvait apprécier la précarité de sa position : une
reine mère hostile, de très vieux ministres rappelés
faute de mieux faisaient de lui l’unique dépositaire de
la confiance d’un roi qui par ailleurs était persuadé
de son droit au pouvoir absolu. Obligé de sortir de la
288 Roi de France

familiarité, il a pris place au Conseil et tenté d’y faire


entendre la voix de la conciliation. Il est mort conné-
table et garde des sceaux en 1621 pendant la première
campagne contre les Protestants.
Il semble bien qu’ensuite la coupure entre les fami-
liers et ceux qui participent à l’activité gouvernemen-
tale du roi se reforme et s’accentue. Il a fallu des
années de patience et d’échecs avant que Richelieu ne
s’impose comme conseiller principal, sans jamais
parvenir à vaincre la méfiance du roi. Inversement,
aussi forts qu’aient été les liens entre Louis XIII et
Cinq-Mars, le roi ne lui a jamais accordé plus qu’une
charge domestique, très prestigieuse il est vrai, celle
de Grand écuyer. L’obligation où il s’est trouvé de
faire exécuter le jeune homme, compromis dans un
complot mené par les Espagnols pour le détrôner, a
montré les dangers réels de la familiarité. Bon héri-
tier, Louis XIV s’en est tenu à une stricte séparation.
Ceux qui bénéficient de la proximité du roi, de ses
paroles sans contrainte, ne peuvent accéder aux
affaires. Quelques grands seigneurs spirituels, élé-
gants et bons danseurs reçoivent des offices domes-
tiques, et des commandements militaires s’ils en sont
capables. Chargés de scruter du matin au soir tous les
signes de l’état de santé du roi, les médecins ne
connaissent plus, comme sous les Valois, la faveur
qui avaient permis à certains d’entre eux de faire for-
tune et d’intégrer les grandes familles de notables
parisiens : ils sont commis à la réparation des dégâts
de repas trop somptueux.46 Les premiers valets, qui
jouissent d’une noblesse de service temporaire sauf
décision royale particulière, sont les seuls désormais
à dormir dans la chambre du roi : leur participation
discrète mais essentielle au cérémonial quotidien en
fait de redoutables observateurs, ils ont d’ailleurs juré
Exposition, retrait, familiarité 289

de révéler tout ce qui importe « au service et à la sécu-


rité du roi ».47

LA REPRÉSENTATION :
SUITE ET FIN

Marie Leszczynska avait préféré écouter le concert


derrière la porte de sa chambre plutôt que d’avoir à
revêtir une robe de vingt-cinq mètres d’ampleur. La
reine pouvait trouver un stratagème. Son petit-fils,
Louis XVI, subit le cérémonial du sacre qu’il a volon-
tairement maintenu dans ses formes traditionnelles
« d’un air de bonté mais ennuyé de la représentation
et il aurait fallu, à tout cela, le grand air qu’y mettait
Louis XIV »48, note le duc de Croÿ. Trois ans plus tard,
suivant ce même témoin, courtisan assidu, le roi ne
montrait pas davantage de goût pour les hommages
ni au débotté, retour de chasse, ni, ce qui est pire, à
son coucher :

Le Roi ne nous dit pas un mot, suivant son usage


avec les arrivants, et il aurait été à souhaiter que cet
usage fût différent. Depuis Louis XIV, le ton de repré-
sentation était passé. Le soir, de même, le coucher fut
rudement long, à parler chasse et quoiqu’il y eut
d’excellentes choses dans le fond, on regrettait que
l’extérieur ne répondît pas.49

Une première césure apparaît entre « l’extérieur »


— la médiocrité de ce que le duc voit et entend
autour du roi, et ce qu’il appelle « le fond ». Deuxième
césure : ce fond ne tient pas à la fonction royale
290 Roi de France

comme on pouvait s’y attendre depuis Henri II au


moins, mais à la capacité personnelle de Louis XVI
de remplir cette fonction. La référence nostalgique à
Louis XIV s’impose avec le même terme que pour le
sacre, la « représentation ».
Ce terme court dans le langage des lettrés depuis la
fin du XVIe siècle pour désigner l’ensemble des moyens
qui rendent évidente la supériorité de statut. 50 Il
apparaît comme un sens dérivé de deux emplois prin-
cipaux : l’un s’inscrit dans la conception générale du
visible comme indice de l’invisible que l’Église d’Occi-
dent a appliquée aux images à la fin du VIIe siècle, leur
donnant le pouvoir de faire voir le Christ sans pour
autant être confondues avec lui 51 ; l’autre, pris du
droit romain à partir du XIIIe siècle, définit la capacité
d’un héritier à exercer les droits d’une personne dispa-
rue. La « représentation » n’est pas associée au mode
de vie royal avant la fin du XVIIe siècle, encore s’agit-il
d’un usage mondain que les dictionnaires contempo-
rains n’enregistrent pas : ils préfèrent ajouter aux
images et au droit les pratiques du théâtre, objets de
tant de discussions depuis les années 1630. Il est pos-
sible que la part d’illusion que le théâtre entretenait
ait donné une coloration péjorative à ce terme ; les
liens contradictoires des acteurs et de leur public,
entre fascination et distance critique, renforçaient
cette coloration. Il est possible aussi que les revendi-
cations récurrentes des officiers des parlements à
« représenter » la dignité royale aient marqué la
« représentation » d’une connotation dangereuse.52
Au reste, les rois ne manquaient ni de moyens ni de
mots pour rendre apparente leur prééminence : les
Valois se mouvaient à l’aise dans la magnificence,
Henri III avait réglé les mouvements de la cour en
fonction des siens pour exalter sa « Royale grandeur »,
Exposition, retrait, familiarité 291

Louis XIV avait eu grand plaisir à mettre au point le


cadre qui exaltait sa gloire. Pourtant chez lui se dessi-
nait une distance avouée entre ses manières de vivre
et l’utilisation qu’il pouvait en faire pour maîtriser ses
courtisans et au-delà, tous ses sujets : « donner quand
il nous plaît un prix infini à ce qui en soi-même n’est
rien. »
Chez Luynes comme chez Croÿ, la représentation
apparaît comme la servitude paradoxale de la souve-
raineté car s’il était vrai que la souveraineté était
transmise par le sang, alors aucun signe — pas plus
les parures que les gestes — ne devait être nécessaire
à l’exercice du pouvoir : « C’est en ma personne seule
que réside la puissance souveraine », affirme Louis XV
au Parlement qu’il a honoré d’une visite surprise.53
Dans la vie quotidienne toutefois, il était difficile
d’échapper au cérémonial. En vertu du respect dû
aux usages des prédécesseurs, particulièrement de ce
qu’il restait de mémoire de Louis XIV et de son
« grand air ». Après sept années passées aux Tuileries,
Louis XV retrouve Versailles et sa Grande galerie
avec enthousiasme : instruit par le vieux maréchal de
Villeroy, il réclame sans attendre sa majorité les
marques de respect qui lui sont dues. En ceci, il ren-
contre le désir des quelques grandes familles aristo-
cratiques qui se transmettent les charges de sa
Maison.54 À la fin des années 1730, il fait unifier les
pièces disparates qui entouraient la Cour de marbre
en un appartement d’apparat, donnant plus de valeur
à la chambre, et vingt ans plus tard, en plein conflit
avec le Parlement, il fait agrandir et redécorer la salle
du Conseil.
Cependant, si la chambre sert bien de cadre au
lever et au coucher officiels, Louis XV inaugure la
variabilité des « heures » qu’il fixe d’un jour à l’autre.
292 Roi de France

Il fait creuser des appartements de plus en plus


retirés, à la fois vers l’aile nord et dans les étages
supérieurs et les combles : il y installe la chambre où
il dort, ses bibliothèques, ses cabinets de travail et de
loisirs, des cuisines et des salles à manger qui lui
permettent de souper en bavardant avec quelques
personnes choisies. Il reprend les habitudes de mobi-
lité de ses prédécesseurs dans les châteaux annexes,
ajoute de nouvelles « maisons des champs », le petit
Trianon, Bellevue, La Muette, Choisy. Pour les cour-
tisans, les occasions de voir le roi se raréfient alors
qu’ils sont d’autant plus nombreux que la mortalité a
reculé dans la famille royale comme dans les autres
et qu’aussi bien le service du Dauphin et de sa famille
que celui des filles du roi réclame beaucoup de
monde. Or, le palais de Versailles devient d’autant
plus petit que l’achèvement de l’Opéra en 1766 a sup-
primé plus de quatre-vingt logements. Le service de
cour oblige une partie de ceux qui en ont la charge à
vivre ailleurs et à ne venir au palais que pour remplir
leurs obligations. Cependant tous sont tenus par le
souci des rangs à faire respecter ou à faire redéfinir
par le roi lui-même, satisfaits de ce qu’en 1751, les
Honneurs de la Cour aient exclu ceux qui ne pou-
vaient prouver une noblesse antérieure à 1400.
Tous, sauf la première maîtresse en titre à être née
roturière : Jeanne-Antoinette Poisson faite marquise
de Pompadour au début de sa liaison avec le roi dans
l’été 1745. En choisissant une jeune femme liée au
milieu des grands financiers et formée au monde
dans les salons parisiens, Louis XV affirmait son
pouvoir tant vis‑à-vis de sa famille qui s’était permis,
pendant sa maladie l’année précédente, d’exiger le
renvoi de Mme de Châteauroux, que vis‑à-vis de la
cour dans son ensemble. Mme de Pompadour ne s’est
Exposition, retrait, familiarité 293

pas contentée de rendre plus agréables les moments


de retrait du roi. Elle a pris sa part dans les com-
mandes d’œuvres d’art et si elle a fait installer un
théâtre dans les petits appartements, c’était en atten-
dant de pouvoir en aménager un plus grand dans le
volume de l’escalier des Ambassadeurs.55 Seule la
nécessité de donner des logements aux filles du roi a
fait échouer ce projet. La marquise a fait inviter la
reine au château de Choisy que le roi lui avait donné,
elle a recommandé de faire payer les dettes de la sou-
veraine. Les ministres du roi, les envoyés étrangers,
les courtisans se pressaient pour assister à sa toilette
et bénéficier de sa protection : la faveur qu’elle
marque à Choiseul, chargé des Affaires étrangères,
permet à Louis XV de mener une seconde diploma-
tie, secrète celle-là. Lorsque Jeanne du Barry lui suc-
cède cinq ans après sa mort, le duc de Croÿ s’inquiète
des changements éventuels « si cette dame, qui n’était
pas faite pour s’y être attendue, prenait une partie de
l’ascendant et représentation de Cour qu’avait eus
Madame de Pompadour et qui n’avait pas eu lieu
depuis elle. »56
Louis XVI a transformé son lever en toilette à heure
variable ; il a multiplié les soupers réduits à quelques
convives, et particulièrement à ses frères accom-
pagnés de leurs épouses ; il s’est volontiers retiré dans
les châteaux annexes ; il a autorisé la reine à se rendre
à Paris sans cortège d’apparat. Marie-Antoinette n’a
pas toujours échappé au cérémonial quotidien : en
témoigne le célèbre moment rapporté par une de ses
femmes de chambre où elle a dû attendre nue que
toutes les dames présentes soient placées dans le bon
ordre pour recevoir sa chemise des mains de l’épouse
du premier frère du roi, la comtesse de Provence.57 Il
n’est pas sûr cependant que cet usage ait été prolongé :
294 Roi de France

la reine ne cachait pas son dédain pour les aristo-


crates de cour comme Mme de Noailles, sa première
dame d’honneur. Lorsqu’elle bouleverse les usages à
la naissance de son premier enfant, sa mère l’impéra-
trice gronde : « Sans les [enfants royaux] pousser jus-
qu’au point de nourrir l’orgueil, il faut les accoutumer
dès la naissance à la représentation, pour obvier à
tant d’inconvénients inévitables lorsque le souverain
et sa famille ne se distinguent point par la représenta-
tion de l’ordre des particuliers. »58
La conduite de la guerre d’Amérique et les paterni-
tés successives ont redonné à Louis XVI le goût de la
magnificence : la reine a été chargée de multiplier
bals, concerts et comédies. Malgré les changements
de protocole, les naissances des enfants de France ont
été célébrées avec faste. En 1783-1784, des 90 millions
de livres empruntés pour rembourser les dépenses de
la guerre qui s’achevait, le roi en a prélevé près de 19
pour acheter les châteaux de Rambouillet, l’Isle-
Adam, Saint-Cloud et refaire les écuries de Saint-
Germain et de Sèvres. Dans les mêmes années, 20 mil-
lions étaient attribués aux travaux de réfection de
Versailles.59
À mesure que les difficultés se sont accumulées et
qu’il a dû convoquer des assemblées, Louis XVI a
retrouvé les vertus du cérémonial. Le 4 mai 1789,
pour l’ouverture des États généraux, la procession
qui va, dans Versailles, de l’église Notre-Dame à
l’église Saint-Louis a été préparée par le roi et son
Grand maître des cérémonies, le marquis de Dreux-
Brézé. D’abord les députés du Tiers état en petit
habit et tricorne noirs, ceux de la noblesse en veste
noire chamarrée et portant un chapeau à plumes
blanches, bas clergé en robe noire, dignitaires de
l’Église en robes et manteaux violets ; après le dais du
Exposition, retrait, familiarité 295

Saint sacrement soutenu par ses frères et ses neveux,


Louis XVI marche accompagné de son épouse, l’un
et l’autre vêtus d’or et d’argent, portant les plus pré-
cieux joyaux de la Couronne, suivis des princes du
sang et de toute la cour dans les habits les plus écla-
tants. Dans les semaines qui suivent, cette manifesta-
tion d’un ordre hiérarchique immuable dont le roi
était le sommet s’avère impuissante devant la volonté
des députés du Tiers de faire valoir les droits de la
nation, donnant un autre contenu à la représenta-
tion.
Chapitre VIII

LE ROI GOUVERNE PAR LUI-MÊME

Le roi gouverne par lui-même : la formule est


connue, visible au bord de l’un des versants du pan-
neau central de la Galerie des Glaces à Versailles. Le
titre originel, composé au début des années 1680
avec l’approbation de Louis XIV, est à la fois plus
bavard et plus cohérent avec les images : Louis le
Grand, dans la fleur de sa jeunesse, prend en main le
timon de l’État, et renonçant au repos et aux plaisirs,
se donne tout entier à la véritable gloire.1 Sous le man-
teau aux lys, le roi porte la cuirasse impériale ; à
peine posé sur son trône, il acquiesce à l’invitation
des déesses et des dieux qui lui montrent la voie vers
l’autre versant du panneau. Là, s’affirme L’orgueil des
puissances voisines de la France, l’Empire, l’Espagne,
la Hollande. Ainsi apparaît le but du renoncement à
l’insouciance de la jeunesse : la conduite de la guerre
pour la domination du monde. Ce que confirment les
quatre grands panneaux latéraux où se déploient les
talents militaires et les conquêtes du roi.
Dans les années 1750, les titres du panneau central
changent : avec les Bourbons en Espagne, la neutra-
lité des Provinces-Unies et le rapprochement avec
Vienne, L’Orgueil s’efface au profit des Fastes des puis-
Le roi gouverne par lui-même 297

sances voisines de la France, ce qui ne veut pas dire


grand-chose. Mais surtout, l’autre titre a disparu : il
apparaît maintenant que la véritable gloire du Grand
roi a été de gouverner par lui-même, c’est‑à-dire de ne
pas dépendre de ses conseillers.
La grandeur de sa maison par rapport aux autres
maisons régnantes constitue le principal objet de
l’action d’un roi, mais les moyens pour y parvenir sont
d’une multiplicité écrasante : maîtriser les sollicita-
tions particulières, prendre connaissance des cour-
riers provenant des cours étrangères, des opérations
militaires, comme des demandes et des rapports
venant des différentes parties du royaume, répondre à
tout cela par des décisions mûrement réfléchies, ainsi
que, sur le panneau central de la Galerie, Minerve
l’indique au jeune roi en lui présentant un bouclier où
il peut voir le reflet de son visage. Dans les Remon-
trances d’Amboise, Louis XI comptait sur un large
Conseil pour entourer son fils. Des siècles se sont
écoulés, mais la question est restée de savoir quelles
relations le roi peut entretenir avec ses conseillers et
s’il peut s’en passer.

LA POCHE DU ROI LOUIS XII

La grande lettre de recommandations de Catherine


de Médicis à son fils ne se limitait pas à l’établisse-
ment d’un cérémonial quotidien. Elle passait ensuite
à la distribution des charges et des gratifications :

Aussi je vous dirai que du temps du Roi Louis


douzième votre aïeul, qu’il avait une façon que je
298 Roi de France

désirerais infiniment que vous voulussiez prendre,


pour vous ôter toute importunité et presse de la cour,
et pour faire connaître à tous qu’il n’y a que vous qui
donne les biens et honneurs, vous en serez servi avec
plus de fidélité : c’est qu’il avait ordinairement en la
poche le nom de tous ceux qui avaient charge de lui,
fusse près ou loin, grands ou petits comme de toutes
qualités, comme aussi il avait un autre rôle, où étaient
écrits tous les offices et bénéfices et autres choses qu’il
pouvait donner [cette liste était constamment remise à
jour en fonction des vacances et des confiscations] et
lors, il prenait le rôle et regardait selon la valeur qu’il
voyait par iceluy ou qu’on luy mandait, et, selon le rôle
de ceux qu’il avait dans la poche, il donnait à celui à
qui bon lui semblait, et lui en faisait faire la dépêche
lui-même, et sans qu’il en sût rien…2

Avec les simplifications qu’impose sa volonté


démonstrative, Catherine de Médicis décrit ici un roi
dans l’exercice d’une vertu tenue pour fondamentale
avant même la magnificence : la Libéralité, l’art de
donner. Il ne s’agit pas seulement d’ignorer les
demandes importunes qui assaillent le roi où qu’il
soit. Il s’agit d’une revendication de souveraineté :
être le seul à donner implique d’être le seul à pouvoir
attendre en retour la fidélité de celui qui a reçu, en
vertu du lien de réciprocité qui est la marque du don.3
Ainsi le roi peut-il espérer traverser les réseaux de
domination établis par les Grands suivant les mêmes
principes. Il peut aussi tenter de surmonter l’hétéro-
généité de son vaste royaume en faisant de tous ceux
qui exercent une fonction en son nom, non seulement
des délégués, mais des fidèles tenus par des obliga-
tions personnelles. Louis XII paraît avoir tout prévu
pour exercer sa libéralité : une partie de sa parure,
dont il est difficile de savoir si c’est une poche ou un
Le roi gouverne par lui-même 299

petit sac porté à la taille ou à l’épaule ; et cachées aux


yeux de tous, deux listes, l’une indiquant le nom de
tous les officiers en place, l’autre, les charges vacantes
et les ressources impromptues. Ce qui suppose une
correspondance suivie entre le roi et les « principaux
officiers en chaque province », ainsi qu’un secrétaire
pour la mise à jour des listes. Il n’est pas jusqu’à la
forme du don qui ne soit impressionnante puisqu’elle
tient dans l’ignorance aussi bien l’entourage du roi que
le bénéficiaire. Les raisons du roi ne relèvent que de
sa conscience et ne se découvrent éventuellement que
dans la lettre qui rend exécutoire la décision royale
mais n’est obligatoirement publiable qu’en cas de
nomination à certaines charges.4 Agir sans justifica-
tion est la marque indiscutable de la grâce.5
On peut douter d’un témoignage qui n’est après
tout que de seconde génération, bien que François Ier,
dès la mort de Louis XII, ait distribué offices vacants,
terres et argent avec une largesse qui a frappé les
témoins et qu’il ait continué de le faire pendant tout
son règne.6 Cependant au moment où Catherine de
Médicis formule ses conseils, la capacité du roi à don-
ner commence à s’amoindrir. Le principe d’inaliéna-
bilité du domaine acquis à partir de 1566 le prive
d’une source importante de libéralités, d’autant qu’au
fur et à mesure de l’accession des différents lignages à
la Couronne, les biens patrimoniaux fusionnent avec
le domaine — fusion achevée en 1607. Encore peut-il
procéder à de nouveaux achats au profit d’un ou
d’une favorite, élever le titre attribué à un fief ou
encore assigner, quoique de façon temporaire, des
revenus domaniaux au bénéfice de personnes de son
choix. Mais surtout, bien que le nombre des offices
n’ait cessé d’augmenter — de 4 000 en 1515 à 20 000
en 15737 —, leur circulation tend à lui échapper. Dans
300 Roi de France

un mouvement qui va de la fin du XVe au début du


XVIIe siècle, la conjonction de ses besoins financiers et
du désir des titulaires d’avoir la pleine jouissance de
leur office a favorisé la mise en place d’un système où
les officiers paient des droits de mutation en échange
desquels ils peuvent acheter, vendre et finalement
léguer leurs offices. Les liens personnels tels que la
reine mère veut encore les rêver ont été transformés
en obligations financières dont les revenus sont admi-
nistrés par la Recette des Parties Casuelles créée pen-
dant les premières guerres menées par François Ier
(1523).
Des sauvegardes existent, comme autant de preuves
que le roi conserve sa domination souveraine. À leur
entrée en charge, les officiers prêtent serment, à quoi
s’ajoute une taxe à partir de 1578.8 En bonne ortho-
doxie, ils ne sont pas censés posséder leur office :
cette dignité accordée par le roi reste en son pouvoir,
comme reste à la disposition des Parties Casuelles
l’argent qu’ils ont dû avancer pour pouvoir l’exercer.
Enfin, la possibilité d’assurer le passage à un héritier
par le paiement d’une taxe annuelle — la Paulette —
n’a été accordée en 1604 que comme une grâce renou-
velable et modifiable au gré du roi tous les neuf ans.
Principes qui sont restés valables jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle mais qui n’empêchent pas cette circula-
tion autonome fondée sur les échanges entre particu-
liers — la vénalité légale — de couvrir l’administration
de la justice et des finances dans l’étendue du
royaume, soit peut-être 46 000 offices en 1665.
Des domaines réservés de la grâce royale se main-
tiennent cependant : le service de la personne du roi,
l’exercice du droit de lever des troupes et de comman-
der des armées, enfin la vie spirituelle des sujets dont
le roi est responsable devant Dieu.
Le roi gouverne par lui-même 301

Les grands offices de la Couronne et de la Maison


du roi, les commandements généraux des armées, les
gouvernements des provinces et des villes restent
dans la main du roi : il y trouve le moyen de mainte-
nir son emprise personnelle par le jeu des récom-
penses et des disgrâces. Les grands officiers
contrôlent ensuite l’attribution des très nombreuses
charges subalternes. Des arrangements de gré à gré,
une vénalité coutumière, se développent, officiels
dans certains corps d’armée, tolérés ailleurs, y
compris dans le personnel ecclésiastique attaché à la
personne du roi, mais toujours en référence au pou-
voir royal et avec enregistrement auprès d’un secré-
taire d’État.9 Même si les Bourbons tendent à
accepter, puis à favoriser le maintien des mêmes
familles dans certaines charges, toutes ces dernières
restent viagères, comme le montrent les lendemains
de batailles qui remettent par dizaines les comman-
dements militaires à la disposition du roi. Aussi bien
dans sa Maison que dans ses forces armées, il revient
au roi d’accorder la survivance au successeur désigné
ou de prévoir, par un brevet de retenue, un dédomma-
gement pécuniaire au titulaire résignataire ou aux
ayant-droits d’un officier disparu.
Les bénéfices ecclésiastiques constituent le plus
grand domaine où la grâce royale trouve à s’exercer.
Cent-quatorze diocèses et plus de mille abbayes et
prieurés qui jusque-là relevaient d’une désignation
élective sont remis à la désignation royale par le
Concordat obtenu de Léon X en 1516 lors de la pre-
mière descente de François Ier en Italie.10 L’autorité
du roi sur les nominations s’est trouvée limitée jus-
qu’au milieu du XVIIe siècle par les privilèges reconnus
au pape sur une quinzaine de sièges ou détenus par
les reines et les princes apanagés sur les terres dont
302 Roi de France

ils étaient pourvus. Avec ce qui restait à leur disposi-


tion, François Ier et ses successeurs immédiats ont
donné sans compter à leurs fidèles, laissant s’accumu-
ler les bénéfices chez les Montmorency, les Guise ou
les Joyeuse quitte à ce que les bénéficiaires en redis-
tribuent une partie pour renforcer leur réseau
d’influence. Ils ont aussi accepté la perpétuation de
l’ancienne pratique de désignation d’un successeur
par le titulaire.

C’est en apparence une riche et abondante moisson


qui nous revient en toutes les saisons de l’année, pour
combler de grâces ceux qui nous servent et que nous
aimons. Mais peut-être n’y a-t‑il rien de plus épineux
dans la royauté, s’il est vrai, comme on n’en peut dou-
ter, que notre conscience demeure engagée pour peu
que nous donnions trop ou à notre propre penchant,
ou aux souvenirs des services rendus, ou même à
quelque utilité présente de l’État, en faveur de per-
sonnes d’ailleurs [par ailleurs] incapables, ou beaucoup
moins capables que d’autres sur qui nous pourrions
jeter les yeux.11

Écrivant dans les années 1670, Louis XIV exprime


toujours l’ambivalence de la libéralité entre les
impondérables de la faveur — du sentiment à la
nécessité de cultiver des soutiens — et les impératifs
de la compétence. La marge de liberté royale aurait
pu s’amoindrir avec les exigences d’une reconquête
catholique après la rupture de la Réforme et les
guerres civiles. Le clergé a tenté d’imposer aux rois la
présence d’un Conseil de conscience qui les guiderait
dans leurs choix. Mais les successeurs d’Henri IV
étaient bien décidés à exercer l’absolue maîtrise des
liens de leurs sujets avec Dieu, même s’il y allait de
leur propre salut comme le suggère ce passage des
Le roi gouverne par lui-même 303

Mémoires. Ils y étaient d’autant plus enclins que


l’Église possédait le réseau le plus régulièrement hié-
rarchisé du royaume. Au moment où Louis XIV écrit,
il réunit encore son confesseur et l’archevêque de
Paris, puis à partir des années 1680, il discute des
vacances figurant sur la feuille des bénéfices avec son
seul confesseur lorsque celui-ci vient à Versailles le
vendredi. Lors des fêtes qui marquent l’année litur-
gique, et alors qu’il vient de recevoir le sacrement de
la pénitence qui doit purifier ses intentions, il procède
aux nominations ; les nouveaux titulaires lui sont pré-
sentés. En intégrant l’élévation des prélats au cérémo-
nial de cour, le roi affirme son autorité sur l’Église de
France. Ainsi préparés, les choix deviennent plus
homogènes : ils tiennent compte des capacités reli-
gieuses et de l’orthodoxie des prélats comme des
nécessités de l’exercice de la grâce qui vont des récom-
penses dues aux serviteurs directs du roi, courtisans
et ministres, à l’attention donnée aux sièges straté-
giques — Paris et Reims, mais aussi ceux du Midi où
le protestantisme était profondément enraciné —,
enfin à l’appui sur des familles locales, qu’elles soient
d’épée ou de robe.
À la majorité de Louis XV, les pratiques instituées
par Louis XIV reprennent : les nominations sont pré-
parées par le roi et un prélat désigné comme Ministre
de la feuille, mais qui ne siège pas au Conseil, une
manière de montrer que la gestion de la haute hié-
rarchie ecclésiale continue de relever de la seule
grâce royale. Il ne s’agit cependant que d’un arbi-
trage entre des candidats qui se ressemblent par
l’ancienneté de leur noblesse, des études identiques
et l’appui du prélat auprès duquel ils exercent déjà
les fonctions de vicaire général. Le système paraît
fonctionner sans accroc malgré les nouveaux conflits
304 Roi de France

politico-religieux. La libéralité du roi s’exerce plus


librement sur les abbayes et prieurés d’autant qu’à
partir de 1766, une commission procède à la sup-
pression ou au regroupement des plus délabrés.

VOULOIR, POUVOIR :
LE ROI ET SES CONSEILLERS
JUSQU’AUX ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1588

À lire Cavalli, il semblerait que, dans les dernières


années de sa vie, François Ier ait trouvé le moyen de
« gouverner par lui-même » : soutenu par ses deux
conseillers préférés — l’amiral d’Annebault et le car-
dinal de Tournon — auxquels il délègue le soin des
affaires qui ne l’intéressent pas, il exerce un contrôle
exclusif sur les grandes questions diplomatiques et la
conduite des opérations militaires.12
Dans les débuts de son règne, le fils choyé de
Louise de Savoie s’est débarrassé du gouvernement
par Conseil qui avait marqué les deux règnes précé-
dents.13 Correspondant à la description qu’en avait
donnée Louis XI, cette forme lourde réalisait l’idéal
féodal d’échange entre la protection du suzerain et
l’aide des vassaux. Elle réservait au roi le droit de
désigner qui pouvait figurer au Conseil parmi les
princes du sang, grands feudataires, prélats, officiers
de justice anoblis, notables urbains capables de trou-
ver des ressources financières — entre trente et
soixante personnes —, et qui, parmi elles, serait
appelé en consultation sur des sujets précis, une ving-
taine ordinairement. Cette forme répondait aussi à
l’idéal du roi juge organisant autour de sa personne
Le roi gouverne par lui-même 305

une sorte de tribunal où les affaires étaient exposées


et les solutions mises aux voix. Après quoi, le roi pou-
vait décider seul, sa fonction lui donnait la « certaine
science ».
Sous Charles VIII, le recours au Conseil large a été
une manière de légitimer les décisions prises sous la
régence puis sous l’influence de la sœur du roi, Anne
de Beaujeu, et de son beau-frère, un Bourbon, ce qui
nourrrissait la méfiance des autres princes du sang et
grands seigneurs. Louis XII, quant à lui, tard venu à
la Couronne, rendu prudent par ses anciennes révol-
tes, se trouvait au surplus embarrassé par son épouse,
cette duchesse de Bretagne qui avait gardé des pré-
tentions à la souveraineté. Par deux fois, la recherche
d’appuis avait obligé le roi, ou la régence en son nom,
à étendre le nombre des conseillers : soit à l’ensemble
du royaume — les États généraux de 1484 confirment
la position d’Anne de Beaujeu et de son époux ; soit à
une centaine de personnes choisies par Louis XII
— l’Assemblée des notables de 1506 le supplie de
rompre ses serments de donner sa fille à l’héritier des
Habsbourg.
François Ier a toujours eu près de lui un nombre
restreint de personnes pour l’aider à s’orienter dans
les choix politiques : outre sa mère, son oncle mater-
nel, René de Savoie et les frères Artus et Guillaume
Gouffier accompagnent les premières années de son
règne ; au retour de Madrid, Montmorency et le car-
dinal Jean de Lorraine jusqu’à la disgrâce de Mont-
morency en 1541 ; puis jusqu’à la fin, Annebault
et Tournon dont parle Cavalli. Tous d’ancienne
noblesse, ils partagent le goût du souverain pour la
chasse, les fêtes et la guerre, ils bénéficient de sa fami-
liarité. Dominant de vastes terres qui leur assurent un
pouvoir local et des revenus suffisants pour s’intégrer
306 Roi de France

à la magnificence royale, ils sont gratifiés des hautes


charges de la Maison du roi, de la Couronne et de
l’Église, ainsi que de commandements militaires en
province et aux armées, ce qui multiplie leurs revenus
et leur permet de mener à bien les missions que le roi
leur confie. Avec le chancelier qui pourvoit à la mise
en forme et à l’authentification des décisions tandis
qu’un secrétaire aux finances veille à trouver les
moyens de leur exécution, ils constituent le noyau du
Conseil. À l’occasion sont adjoints des participants
spécialisés — prélats, chefs de guerre, grands magis-
trats — ou directement intéressés, ainsi de Marguerite
de Navarre, sœur du roi et acquise à la Réforme,
contrainte d’accepter le mariage de sa fille Jeanne
avec le duc de Clèves, fidèle au catholicisme. Le
Conseil se tient dans n’importe quel lieu où est le roi,
les conseillers principaux y apparaissent comme les
traducteurs de la pensée royale, à laquelle ils four-
nissent des éléments d’information et d’argumenta-
tion.
Si François Ier s’est toujours donné la possibilité de
s’entourer d’un petit nombre de conseillers, ce n’est
qu’à partir de son retour de Madrid qu’il parvient à se
dégager des prétentions du Parlement de Paris à
prendre part, voire à contrôler ses décisions.
Lorsqu’à la mort de Charles VIII, le Parlement
avait déclaré que malgré le « quasi-interrègne » qui
couvrait la période des funérailles, tous les actes offi-
ciels devaient être revêtus du sceau du nouveau roi,
il y avait deux manières d’interpréter cette prise de
position. Les rois pouvaient y voir une réponse tech-
nique liée à la fonction d’enregistrement exercée par
les parlements.14 Les membres des parlements consi-
déraient qu’ils étaient issus de la cour du roi et que,
la justice étant le fondement du pouvoir royal, ils
Le roi gouverne par lui-même 307

étaient les garants de la perpétuité de ce pouvoir


bien davantage que les rois qui ne faisaient que pas-
ser. De toute façon, la « certaine science » royale leur
paraissait impuissante sans la connaissance du droit
qu’ils avaient acquise et mettaient en pratique.15
Cette haute conscience se renforçait avec le dévelop-
pement d’une hérédité de fait.
Charles VIII et Louis XII ont reconnu l’importance
du Parlement dans leurs visites solennelles au retour
du sacre, puis à l’occasion de grands procès et d’enre-
gistrement d’édits.16 Le dais et les coussins bleus aux
fleurs de lys qui recouvraient le fauteuil où ils siègent
avaient été originellement remis au Parlement par
Charles V en 1366. Ce matériel avait conforté les juges
dans la position définie par ce roi deux ans aupara-
vant : ils « représentent l’image de notre majesté, de
laquelle, comme de la fontaine de justice, nos sujets
reçoivent constamment les fruits de la justice ».17
D’où le nom de « lit de justice » donné aux meubles
et qui a fini par désigner la séance elle-même. 18
Accentuant ses liens avec sa cour de justice, Louis XII
a fait décorer la Grand’chambre aux couleurs royales
(1511), mais il a confirmé la décision de son prédéces-
seur de détacher une partie de ses conseillers ordi-
naires pour former un Grand Conseil qui traiterait
d’affaires soustraites à ses juges.
François Ier s’est d’abord conformé aux usages, visi-
tant sa cour de justice après son sacre. Au retour de
ses triomphes guerriers et diplomatiques, il vient le
5 février 1517 dire au Parlement dont il connaît les
réticences vis‑à-vis du Concordat qu’il veut « être obéi
comme roi et maître et que sadite cour n’a d’autre
autorité que celle qu’il lui baille »19 ; s’il accepte
d’entendre des remontrances, il les examinera avec
ses propres conseillers. Cependant le Parlement
308 Roi de France

s’impose comme l’instrument indispensable aux


ambitions du roi en menant les procès pour félonie
contre Charles Quint, vassal pour l’Artois et la
Flandre, pour la saisie des terres héritées de son
épouse par le Connétable de Bourbon, puis pour sa
trahison : à chaque occasion, François Ier assiste à la
première séance. Fort du rôle qu’il joue lors de la cap-
tivité du roi dans la mise en défense de Paris et de la
frontière nord, ainsi que dans les premières mesures
de répression contre les Réformateurs de l’Église, le
Parlement émet le 10 avril 1525 des remontrances où
il critique les actions du roi et de sa mère qui a exercé
la régence — des empiétements du Grand Conseil à
l’absence de fermeté vis‑à-vis des hérétiques, du déve-
loppement de la vénalité des charges aux malversa-
tions des financiers. Cette opposition s’atténue en
deux séquences.
Le 24 juillet 1527, la reprise du procès désormais
posthume du Connétable20 est l’occasion d’un lit de
justice en forme où François Ier siège en grand appa-
rat sur une estrade réhaussée, enveloppée d’un tapis
bleu fleurdelisé. Le premier président, Charles
Guillart, commence par rendre hommage au « pre-
mier, le plus grand et le plus excellent Roi de la Chré-
tienté »21, il en appelle aux témoignages d’Homère et
de Jules César pour affirmer : « Ainsi nous devons
révérer les rois comme donnés et élus de Dieu, et
comme préposés aux choses sacrées et divines, les
devons réputer saints. » Puis il justifie les remon-
trances de 1525 :

Cette votre cour a toujours été l’honneur et la souve-


raine de France, et doit être honorée tellement, que les
arrêts et jugements d’icelle doivent être gardés sans les
enfreindre, autrement c’est corrompre votre vie civile,
Le roi gouverne par lui-même 309

et grandement diminuer votre autorité ; et quand vous


y contrevenez et les empêchez, vous êtes dissemblable
et contraire à vous même.

Comme il est difficile de soutenir le partage de la


souveraineté face à ce roi en majesté, fût-ce pour
le protéger contre lui-même, Guillart recourt à la
maxime romaine réutilisée depuis le XIIIe siècle
— Princeps legibus solutus est22 — pour tenter de défi-
nir ce que peut être le pouvoir du roi :

Nous ne voulons révoquer en doute, ou disputer


votre puissance, ce serait une espèce de sacrilège. Nous
savons bien que vous êtes au-dessus des lois, et que les
lois et ordonnances ne peuvent vous contraindre […].
Mais entendons dire, que vous ne voulez, que vous ne
devez vouloir tout ce que vous pouvez, ainsi seulement
ce qui est raison bon et équitable, ce qui n’est autre
chose que justice. Vertu n’est autre chose, suivant les
Stoïques, que parfaite et bonne nature suivant rai-
son […] Dieu quand il vint en ce monde pour muer
[transformer] la loi, combien qu’il fût par dessus la loi,
néanmoins, il voulut naître, vivre, observer la loi.
Ordonner les choses de puissance absolue, et non
positive, est comme les faire sans raison et sans
volonté, qui tient plus de la nature brute que raison-
nable. Nous ne voulons pourtant dire, qu’en aucun cas
particulier et singulier vous n’en puissiez user, mais le
moins, et non en user serait le mieux.

Pour Guillart et ses collègues, il ne fait aucun


doute que le Parlement est habilité à faire entendre
au roi la voix de la nature raisonnable telle qu’elle a
été donnée par Dieu aux hommes et consignée dans
les coutumes et les lois. Ils ont beau admettre l’exis-
tence de situations exceptionnelles où le roi puisse
rester sourd, François Ier quitte la Grand’salle ; il fait
310 Roi de France

rédiger par ses conseillers un règlement ébauché


depuis les remontrances de 1525 et qui limite le Par-
lement à ses fonctions judiciaires dont le roi lui
confirmera la délégation chaque année.23 Deux jours
plus tard, après que le procès du feu Connétable a
été achevé, le règlement est transcrit sur les registres
sans que la procédure d’enregistrement habituelle
soit accomplie.
Le 16 décembre suivant, le roi tient un lit de justice
ouvert à ceux qu’il a convoqués comme pour une
Assemblée des notables : membres de la haute
noblesse, prélats, députés de tous les parlements, muni-
cipalité parisienne. Les quelque deux cents personnes
présentes jurent de garder le secret des délibérations : il
s’agit de rompre le traité de Madrid et de trouver les
deux millions d’écus nécessaires à la délivrance des fils
de France. Le roi affirme que c’est d’un pur mouvement
de volonté qu’il a décidé de « faire honneur à ses sujets
de se montrer si familier envers eux que de vouloir leur
avis et délibération ».24 Puis il en vient à la question du
duché de Bourgogne promis à l’empereur :

Sur quoi ledit Seigneur considérant le danger qui


était de quitter un tel duché et de le démembrer de la
Couronne de France, se résolut qu’il ne le ferait point ;
et pensa qu’il n’était qu’un homme qui était pour mou-
rir, et valait mieux qu’il demeurât toute sa vie prison-
nier, que ledit duché pût être démembré, et en vint
aucun mal à ses sujets.25

Ainsi François Ier se présente-t‑il comme le déposi-


taire passager, mortel, de la dignité royale et des
droits inaliénables de la Couronne, reprenant le fil
des démonstrations qui avaient aidé Charles VII à
reconquérir son royaume. Il est difficile de connaître
Le roi gouverne par lui-même 311

son degré d’adhésion à cette déclaration d’humilité ;


son prédécesseur, Louis XII, s’était dit « officier de la
Couronne ».26
Lors de la séance finale du 20 décembre, les dépu-
tés expriment leur accord avec les propositions du
roi. Après le cardinal de Bourbon qui parle pour
l’Église et le duc de Vendôme pour la noblesse, le pré-
sident de Selves s’adresse au roi au nom des parle-
ments. Il le remercie d’avoir envisagé de se sacrifier
« par grande charité au peuple français » suivant les
paroles de David au peuple de Judée — « Vous êtes
mes frères… », et celles du Christ à ses disciples —
« Nul n’a plus grande charité que celui qui donne sa
vie pour ses amis. »27 Il objecte :

Mais considérez que tout ainsi que nature abhorre


que le chef soit séparé du corps, lequel ôté, il n’y a plus
de vie ; ainsi le peuple Français, qui est le corps mys-
tique, et duquel ledit Seigneur est le chef, demeurant
sans lui et qu’il en fût éloigné, serait sans vie et sans
sûreté…28

En utilisant, après bien d’autres juristes, la notion


de corps mystique pour désigner les liens entre le roi
et le peuple, Selves recourt à l’image antique du corps
humain — chef ayant le double sens de tête et de
dirigeant — comme représentation de la cité, telle
qu’elle a été réinvestie par la théologie à partir du
XIIe siècle pour représenter l’Église dont les liens invi-
sibles unissant tous les fidèles en Dieu leur imposent
l’obéissance au Pape, son lieutenant sur terre. 29
Cependant lorsqu’il commente le refus de céder la
Bourgogne, le président semble faire écho aux propos
du roi tout en les entraînant vers une voie qui peut se
révéler contraignante :
312 Roi de France

Davantage ledit Seigneur ne le pourrait faire ; car il


est tenu d’entretenir les droits de la Couronne, laquelle
est à lui et à son peuple, et à ses sujets commune ; À
lui comme le chef et aux peuple et dits sujets comme
membres. Et est un mariage fait entre le dit Seigneur ;
et le droit de ce mariage que le dit Seigneur est tenu
de garder, est d’entretenir et conserver les droits de la
Couronne.30

Abandonnant le corps mystique où toute autorité


vient du chef, et de Dieu au-dessus de lui, Selves
revient à l’image originelle : il présente l’union du roi
et des sujets comme un corps politique qui subsiste
certes par la solidarité inégalitaire du chef et des
membres, mais dont les deux éléments possèdent
ensemble la Couronne, donc des droits. Il y a là une
difficulté qui se marque par l’impossibilité où se
trouve Selves de choisir entre les mots de « peuple »
— avec l’écho de sa puissance romaine et de
« sujets » — avec son sens de soumission. D’où le
recours à une troisième image, formulée en France
depuis le règne de Louis XI : elle fait du roi l’époux
du royaume. Il est donc tenu de maintenir l’intégrité
des droits qui lui sont confiés, tels une dot, à son
avènement31 ; en revanche, il possède sur ses sujets
l’autorité de l’époux sur l’épouse, du père sur ses
enfants.
Dans l’immédiat, cette juxtaposition d’images en
partie contradictoires aboutit au même résultat : la
Bourgogne ne peut être soustraite au royaume, la ran-
çon doit être payée, et les relations s’apaisent entre le
roi et le Parlement. Cependant la question de savoir
dans quelle mesure les droits du royaume peuvent
limiter le pouvoir royal et qui peut avoir la capacité
Le roi gouverne par lui-même 313

de les faire valoir est l’objet de réflexions et de travaux


de plus en plus nombreux.
Au début de son règne, Henri II exprime une vue
très claire des relations qu’il veut entretenir avec ses
différents conseillers. Contre la suggestion de sou-
mettre des lettres patentes à la signature des membres
de son Conseil, il affirme :

Et si était ainsi, la trouverais beaucoup plus étrange


et moins faisable que la publication et homologation
qu’il requiert en être faite en mes cours de Parlements.
Et me semble que là où est apposé mon grand sceau
avec le seing de l’un de mes secrétaires d’État, qu’il ne
faut point autre approbation ni caution des gens de
mon Conseil privé, qui ne sont et ne peuvent être que
moi-même.32

Ainsi, les parlements jouent seulement un rôle pra-


tique dans la circulation des décisions et le Conseil ne
peut avoir de volonté ni même d’existence hors de la
personne royale. Restent les quatre secrétaires d’État
créés par Henri II le lendemain de son avènement :
ils lui présentent les dépêches venues de l’étranger et
des provinces et prennent de lui seul la teneur des
réponses à expédier immédiatement.
Cette répartition des tâches résiste mal aux
épreuves qui marquent son règne et surtout ceux de
ses fils. L’organisation du gouvernement évolue alors
dans deux directions. L’une tend à développer les ins-
truments de décision. Elle s’appuie sur les secrétaires
d’État choisis dans la haute robe pour leur compé-
tence et leur dévouement et qui restent longtemps en
charge. Le Conseil conserve une formation étroite et
mobile, où ne sont appelés que les proches du roi ;
Catherine de Médicis fait le lien d’un règne à l’autre,
314 Roi de France

elle apporte son expérience et la force de ses fidèles


d’Italie et d’Auvergne. Dans la formation large, parfois
appelée Conseil d’État, on retrouve l’abondance des
participants habituelle avant François Ier — une tren-
taine en 1551, une centaine en 1572.33 Cette abon-
dance, et c’est la deuxième orientation, répond
aux rivalités des grandes maisons : lorsqu’ils ne
s’affrontent pas à la guerre, leurs chefs veulent tous
être présents au Conseil, entourés de leurs alliés. Au
roi, quel que soit son âge, de se montrer le maître.
En 1560, le chancelier Michel de L’Hospital avait vu
dans l’obéissance des sujets à un roi de dix ans un
effet de l’intervention divine ; en 1572, ce même roi,
Charles IX, va au Parlement deux jours après la Saint-
Barthélemy proclamer que la destruction d’« une mal-
heureuse et détestable conspiration », dirigée contre
lui et toute sa famille, a été exécutée « sous son exprès
commandement. »34 En 1585, Henri III a pensé maî-
triser les luttes d’influence en restreignant le nombre
de ses Conseillers en titre et en les intégrant au céré-
monial de cour. Six sont pris dans le clergé, autant
dans la haute robe et vingt dans la noblesse, tous
doivent endosser une robe cramoisie lorsqu’ils siègent
et proposent leur avis sur les requêtes du clergé, les
questions d’offices et de finances. L’essentiel des déci-
sions continue d’être pris avec les proches et les secré-
taires d’État. La dureté des conflits oblige cependant
Henri III à réunir les États généraux par deux fois
(1576, 1588) et une Assemblée des notables dans
l’intervalle (1583).
La convocation des États généraux à Blois à
l’automne 1588 obéit à deux impératifs immédiats :
réaffirmer le pouvoir du roi face aux ligues de la
noblesse et des villes dont les Guise paraissent les
maîtres et qui l’ont forcé à fuir Paris six mois plus
Le roi gouverne par lui-même 315

tôt ; trouver des subsides pour reprendre la direction


de la guerre contre les huguenots. Les élections sont
un échec pour ses partisans : devant une assemblée
majoritairement hostile, il prononce le discours inau-
gural le 16 octobre.35
Après l’invocation à Dieu qu’il a demandé aux dépu-
tés de partager avec lui, il reconnaît la nécessité des
« bons conseils des sujets »36 dans l’œuvre de restau-
ration d’un royaume épuisé. Puis il aborde le point le
plus attendu :

La juste crainte que vous auriez de tomber après ma


mort, sous la domination d’un Roi hérétique, s’il adve-
nait que Dieu nous fortunât [éprouvât] tant de ne me
donner lignée, n’est pas plus enracinée dans vos cœurs
que dans le mien.
Et j’atteste devant Dieu, que je n’ai mon salut plus
affecté, que j’ai de vous en ôter la crainte, et l’effet,
c’est pourquoi j’ai fait quasi principalement mon saint
Édit d’union, et pour abolir cette damnable hérésie,
lequel encore que je l’aie juré très saintement, et solen-
nellement […]. Je suis d’avis pour le rendre plus stable,
que nous en fassions une des Lois fondamentales du
Royaume, et qu’à ce prochain jour de mardi, en ce
même lieu et en cette même et notable assemblée de
tous nos États, nous la jurions tous, à ce que jamais
nul n’en prétende cause d’ignorance.

Alors que l’édit d’Union avec ses sujets dans la


lutte contre l’hérésie et contre l’accession d’Henri de
Navarre à la Couronne lui a été imposé en juillet,
Henri III tente de l’utiliser pour lier toutes les com-
posantes de l’assemblée dans un retour à l’obéis-
sance. Les moyens à sa disposition sont minces et
hasardeux : il a imposé le report du serment au sur-
lendemain contre la demande des députés du Tiers
316 Roi de France

qui voulaient en marquer la séance d’ouverture ; il


propose de reconnaître à l’édit le statut de loi fonda-
mentale. Une sorte de surenchère puisqu’un édit
répond à un objet passager et peut être aboli, alors
qu’une loi fondamentale s’inscrit dans la durée éter-
nelle de la monarchie et comme telle s’impose à tous
les rois.37 Tout en s’attribuant l’initiative de la créa-
tion de cette loi fondamentale alors que le terme
figure déjà dans le préambule de l’édit, Henri III
consent à y associer ses sujets dans le cadre des
États généraux. Contrairement à son expérience
polonaise d’une diète toute puissante, l’exemple
d’Elizabeth Ire qu’il connaît bien peut le rassurer
quant à la capacité d’un pouvoir royal d’utiliser les
représentants du royaume siégeant en Parlement
pour faire voter des lois, lever des impôts et soutenir
des entreprises guerrières. Cependant, en France, la
fonction de Conseil reconnue aux États généraux
s’est transformée en revendication d’un contrôle
permanent du gouvernement royal, revendication
exprimée aux précédents États de 1576 ; elle est
reprise par les Ligueurs, c’est‑à-dire en octobre 1588,
l’ensemble des députés du clergé et du Tiers et la
moitié environ des députés de la noblesse. Lorsqu’il
appelle les trois ordres à concourir à la rédaction
d’ordonnances complémentaires pour restaurer le
royaume, le roi exprime l’ambivalence de sa posi-
tion :

Que s’il semble que ce faisant, je me soumette trop


volontairement aux Lois dont je suis l’auteur, et qui me
dispensent elles-mêmes de leur Empire [pouvoir], et
que par ce moyen je rende la dignité Royale plus bor-
née et limitée que mes prédécesseurs : C’est en quoi la
vraie générosité du Prince se connaît, que de dresser
Le roi gouverne par lui-même 317

ses pensées et ses actions selon la bonne Loi, et se ban-


der du tout à ne la laisser corrompre.

Un abandon de ce qui semblait acquis depuis deux


siècles et dont le président Guillart avait fait état en
juillet 1527 : la puissance du roi vient de ce qu’il n’est
pas lié par les lois — ab-solutus —, parce qu’il en est
le créateur. Mais s’il faut croire Henri III, sa soumis-
sion aux lois est un effet de sa « vraie générosité »,
c’est‑à-dire de sa grâce qui échappe à tout contrôle
humain.
Face à cette assemblée dominée par les catholiques
zélés, il n’a d’autre recours que Dieu. De trois façons :
il rappelle l’institution divine des rois, « la révérence
que vous devez à Dieu, qui m’a constitué sur vous,
pour représenter son image », l’hérédité étant vue
comme une forme directe de protection divine, ou de
mise à l’épreuve personnelle ainsi qu’il l’a dit à propos
de sa « lignée » stérile. Il promet la condamnation
pour lèse-majesté en cas de désobéissance, celle-ci
étant en toute logique assimilée à une rébellion contre
Dieu : « Car toutes ligues, associations, pratiques,
menées, intelligences, levée d’hommes et d’argent, et
réception d’icelui, tant dedans que hors le Royaume
sont actes de Roi, et en toute Monarchie bien ordon-
née, crimes de lèse-Majesté, sans la permission du
Souverain. »38 Dernière forme du recours à Dieu,
l’assignation des rebelles « à comparaître au dernier
jour devant le Juge des Juges », ce qui leur vaudra la
damnation éternelle. Il faut prendre au sérieux cette
menace venant d’un roi qui a longuement cherché
dans la pénitence le moyen d’expier ses propres
péchés.
Cependant Henri III a réorganisé son gouverne-
ment depuis septembre : il a nommé un nouveau
318 Roi de France

garde des sceaux à la place du chancelier, donné les


finances à l’un de ses plus anciens fidèles, François
d’O ; il a renvoyé les secrétaires d’État, dont Villeroy
en place depuis 1567, cantonnant les nouveaux au
statut d’auxiliaire prévu par son père. Il a repris en
main ses armées et obtenu du duc de Nevers qu’il
parte combattre les forces protestantes. Ainsi pense-
t‑il affaiblir le duc de Guise qui, après le soulèvement
de Paris, s’était fait donner la lieutenance générale du
royaume. Il attend le million et demie de livres
(500 000 écus) qui lui permettra de mener une grande
offensive. Les députés du Tiers refusent de fournir
des subsides tant qu’ils ne contrôlent pas les finances
royales. Guise relaie leurs exigences au Conseil. Le 23
et le 24 décembre, des opérations conjointes visent à
détruire cette double opposition : le duc et le cardinal
de Guise sont assassinés ; sont arrêtés une partie de
leur famille, ainsi que les députés du Tiers les plus
actifs dont Chapelle-Marteau porté à la tête de la
municipalité parisienne par l’insurrection.
Pour accomplir cette rupture, Henri III n’a pris
conseil que de sa conscience : face à la menace du duc
« d’arracher notre sceptre et couronne… Dieu a mis
en nous l’autorité, les moyens et le courage de l’en
châtier »39, fait-il écrire au parlement du Dauphiné.
Lorsqu’il explique son action au légat du pape, il asso-
cie des notions encore mal définies, parlant de
« nécessité d’État »40. La capacité du roi à agir au-
dessus des lois dans des circonstances exceptionnelles
avait été reconnue par le président Guillart en 1527,
elle ne portait pas encore le nom de « nécessité ».
Quant au terme d’« État », il s’est dégagé de sa fonc-
tion descriptive pour nommer la réalité supérieure
jusque-là désignée par Couronne ou par Royaume,
Le roi gouverne par lui-même 319

avec la qualité supplémentaire d’échapper aux droits


des sujets quels qu’ils soient.

LE CHOIX DU ROI :
NOVEMBRE 1630, MARS 1661

« La journée des Dupes » et « la prise du pouvoir


par Louis XIV » : deux scènes emblématiques de l’his-
toire de France. Leur point commun : le moment où
un roi manifeste sa liberté, l’un dans un retournement
aussi apparent qu’inattendu, l’autre avec simplicité et
assurance. Au delà des images et des lieux communs,
il faut chercher la singularité de ces épreuves.41
Ce sont de jeunes rois, Louis XIV plus que son
père, vingt-deux ans et vingt-neuf. Tous deux sont
pourvus d’une épouse, mais n’ont pas encore d’héri-
tier : Anne d’Autriche en est à sa quatrième fausse
couche, Marie-Thérèse commence sa première gros-
sesse. Tous deux ont été des rois enfants, présents
aux grandes démonstrations des lits de justice, sacrés
aussi tôt que possible ; mais leur relation avec leur
mère, régente puis chef du Conseil, a été différente.
Louis XIII a déjà l’expérience d’une revendication
violente du pouvoir : à seize ans, il a fait assassiner
Concini et déclaré vouloir régner seul. Son fils a
accepté le long apprentissage qu’Anne d’Autriche et
Mazarin lui ont imposé.
« Tout était calme en tous lieux »42, écrit Louis XIV
revenant sur l’événement dix ans plus tard. On ne
peut en dire autant de l’automne 1630 : au retour
d’une deuxième campagne en Italie où ses troupes
ont affronté les Espagnols, Louis XIII a failli mourir
320 Roi de France

d’une infection intestinale ; arrivé à Paris, il ne peut


s’installer au Louvre encombré de travaux, et se
déplace entre Fontainebleau, Saint-Germain, Ver-
sailles et l’hôtel qui avait appartenu à Concini et
se trouve à proximité du palais de sa mère, le
Luxembourg.
C’est dans ce palais, consacré tout entier à la gloire
de Marie de Médicis, que le 10 novembre a lieu le
Conseil au sortir duquel la reine mère exige du roi
le renvoi de son principal ministre, Richelieu, et que
le lendemain matin, le cardinal interrompt un entre-
tien entre la mère et le fils, puis se retire tandis que le
roi rejoint sa maison des champs de Versailles. La
reine mère s’attarde au milieu des courtisans qui la
félicitent de sa victoire alors que Louis XIII fait venir
Richelieu auprès de lui.
Si « la journée des Dupes » paraît se jouer autour de
la seule reine mère, c’est que, depuis la fin des guerres
qui l’ont opposée au roi de 1617 à 1621, elle est deve-
nue l’intercesseur des Grands auprès de lui. Avec plus
ou moins de bonheur : certains ont pris la tête des
révoltes protestantes ; d’autres se sont compromis en
poussant le frère du roi, Gaston, à refuser le mariage
avec une Bourbon-Montpensier qu’il estime au-
dessous de son rang, puis ont projeté l’assassinat de
Richelieu en 1626. À partir de cette année, son rôle de
médiatrice acquiert une dimension supplémentaire :
sous l’influence du cardinal de Bérulle, son guide spi-
rituel jusqu’en 1629 où il meurt, et de Michel de
Marillac qu’elle a fait nommer chancelier, la reine
mère dépasse la question banale des prétentions aris-
tocratiques à contrôler le Conseil ; avec les « dévôts »
qui l’entourent désormais, elle voit dans le pouvoir
royal l’instrument de la Réforme catholique qui doit
agir sur les mœurs, poursuivre la lutte contre les pro-
Le roi gouverne par lui-même 321

testants jusqu’à leur disparition et conclure la paix


avec les Habsbourg. L’éviction de Marie de Médicis
relève donc d’un double choix : modifier le fonction-
nement du gouvernement, mener une autre politique.
Lorsqu’il réunit un Conseil le surlendemain de la
mort de Mazarin, Louis XIV utilise l’appartement de
sa mère au château de Vincennes où la famille royale
s’est installée pendant l’agonie du ministre, mais il ne
semble pas qu’elle ait été présente. Après avoir connu
un moment de gloire lors de l’entrevue avec le roi
d’Espagne, son frère, pour la paix des Pyrénées, Anne
d’Autriche est renvoyée à ses devoirs dynastiques
— aider la nouvelle reine à s’acclimater, préparer
l’union de son deuxième fils —, ainsi qu’à ses devoirs
spirituels.43 Héritier présomptif tant que la reine n’a
pas mis au monde un fils, Philippe n’a aucune des
exigences de son oncle, Gaston d’Orléans : au reste, il
ne peut se plaindre d’un mariage qui va l’unir à la fille
du roi d’Angleterre. Parmi les princes du sang, Condé,
récemment rentré d’exil et assagi, puis les ducs et
pairs, les maréchaux de France, les grands officiers
de la Couronne et les ministres : tous entendent les
intentions du roi. Elles se résument à enterrer la fonc-
tion de ministre principal avec Mazarin et à convo-
quer ceux que le roi désigne à mesure de ses besoins.
Le choix du fils s’oppose à celui du père qui avait
conforté la place de Richelieu auprès de lui.
Dans la soirée du 11 novembre, Louis XIII et son
ministre principal ont mis au point la destruction de
l’entourage dévôt de la reine mère : Michel de Marillac
rend les sceaux, est exilé puis arrêté, de même que son
frère, commandant des armées en Italie. Au lende-
main de cette éprouvante journée, Richelieu écrit au
roi :
322 Roi de France

Il m’est impossible de ne pas témoigner à Votre


Majesté l’extrême satisfaction que je reçus hier de
l’honneur de sa vue. Ses sentiments sont pleins de
générosité, et d’autant plus estimables qu’elle les sou-
met à la raison, et aux justes considérations du bien et
du salut de l’État […]
Je conjure, au nom de Dieu, Votre Majesté de ne se
faire point de mal à elle-même par quelque mélancolie ;
et moyennant cela, j’espère que, par la bonté de Dieu,
elle aura tout contentement. Pour moi, je n’en aurai
jamais qu’en faisant connaître de plus en plus à Votre
Majesté, que je suis la plus fidèle créature, le plus pas-
sionné sujet, et le plus zélé serviteur que jamais roi et
maître ait eu au monde […].44

« Créature », qui ne doit son existence qu’au roi,


Armand de Richelieu revendique de l’être comme
son père, petit noble poitevin attaché à Henri III
pour lequel il a procédé en tant que Grand prévôt
de France à l’arrestation des députés du Tiers le
24 décembre 1588. Parce que ce père l’avait laissé
orphelin à cinq ans au milieu d’une famille nom-
breuse et désargentée, Richelieu s’est consacré à
l’Église. Il a trouvé l’occasion de faire carrière en
devenant d’abord la « créature » de Marie de Médicis :
il a fait fonctionner sa maison, il l’a aidée dans ses
démêlés avec le roi. La reine mère a pensé qu’en lui
retirant au soir du 10 novembre toutes les charges
qu’il occupait auprès d’elle, elle indiquait à son fils la
manière de se débarrasser d’un serviteur. L’ambiva-
lence de la position de Richelieu est là : « serviteur »
qui peut être renvoyé d’un mot, voire d’un silence,
« ministre principal de l’État » depuis novembre 1629
après avoir été lieutenant général des armées au
siège de La Rochelle, en Italie et dans le Languedoc.
Le premier terme l’autorise à se croire de la familia-
Le roi gouverne par lui-même 323

rité du roi et à se permettre de le mettre en garde


contre la « mélancolie » qui pourrait le saisir après ce
nouveau coup porté à sa mère. Cependant, les fonc-
tions qu’il a brillamment remplies, les fidèles dont il
a su s’entourer, l’accord qu’il a passé avec le prince
de Condé font de Richelieu un puissant instrument
de l’action royale ; à différentes reprises, il a éclairé
pour le roi les voies possibles, la réforme intérieure
suivant le vœu des « dévôts » ou la lutte contre les
Habsbourg.
Toute la différence entre les journées du
11 novembre 1630 et du 10 mars 1661 tient dans
l’entière liberté de Louis XIV de définir seul son
action : « En effet, tout était calme en tous lieux,
écrit-il ; ni mouvement ni apparence de mouvement
dans le royaume qui pût m’interrompre ou s’opposer
à mes projets ; la paix était établie avec mes voisins,
vraisemblablement pour autant de temps que je le
voudrais… »45 Dans ces trente années, l’association
toujours fragile d’un roi, puis d’une reine avec un
ministre principal est venue à bout des Habsbourg de
Vienne puis de Madrid et des résistances multiples
des sujets. Il a fallu recourir aux forces armées à
l’intérieur comme à l’extérieur du royaume et trouver
les ressources financières pour les soutenir. Il a fallu
aussi pouvoir agir en toute bonne conscience, celle
que l’on perçoit chez le jeune héritier satisfait.
« Si l’obéissance était due à mes prédécesseurs, il
m’est dû autant ou plus de dévotion, d’autant que j’ai
rétabli l’État, Dieu m’ayant choisi pour me mettre au
Royaume qui est mien par héritage et par acquisi-
tion. »46 Prononcée en février 1599 par Henri IV pour
obtenir du Parlement de Paris l’enregistrement de
l’édit de Nantes, cette phrase unit de façon nouvelle
les éléments qui servaient à définir le pouvoir royal.
324 Roi de France

Mieux que l’institution divine que toutes les formes de


pouvoir terrestre peuvent revendiquer, il s’agit d’une
« élection », intervention directe de Dieu dans le choix
de la personne destinée à accomplir la loi. Pour le
royaume de France, cette loi est avant tout la loi
salique dont l’origine mystérieuse peut apparaître elle
aussi comme une manifestation de la volonté divine :
nouveau signe de Dieu, la victoire militaire d’Henri IV
qui lui a « acquis » le royaume a imposé cette loi
comme fondamentale ; en retour, la loi donne à cette
acquisition le statut d’un « héritage » porté par le
sang. Si, maintenant, l’État se dégage nettement du
Royaume comme l’instrument capable d’imposer un
ordre à l’ensemble des sujets, ceux-ci se voient dénier
la fonction de Conseil revendiquée tant par les parle-
ments que par les assemblées : l’obéissance qui struc-
ture l’entière hiérarchie de la Création s’amplifie par
la force du droit divin du roi et devient « dévotion ».
Dès lors, l’image du corps mystique ou politique qui
servait à rendre compte de la position ou des droits
des sujets devient obsolète : la « tête » a absorbé les
membres. Et Louis XIV peut affirmer : « La nation ne
fait point corps en France : elle est tout entière dans la
personne du roi. »47

LE ROI ET SES MINISTRES :


L’EXEMPLE DU GRAND ROI

Un roi, quelque habiles et éclairés que soient ses


ministres, ne porte point lui-même la main à l’ouvrage
sans qu’il y paraisse. […] Tout ce qui est le plus néces-
saire à ce travail est en même temps agréable ; car c’est
Le roi gouverne par lui-même 325

en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la


terre ; apprendre à toute heure les nouvelles de toutes
les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes
les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de
tous les ministres étrangers ; être informé d’un nombre
infini de choses qu’on croit que nous ignorons ; péné-
trer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus
de soin ; découvrir les vues les plus éloignées de nos
propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs qui
viennent à nous par des intérêts contraires. Et je ne sais
enfin quel autre plaisir nous ne quitterions point pour
celui-là, si la seule curiosité nous le donnait.48

Comme bien d’autres dans les Mémoires, ce passage


témoigne de la jouissance qui marque les heures pas-
sées par Louis XIV dans ses tâches de gouvernement.
Cette position de domination où il lui semble tout
voir et tout savoir pour décider de tout ne se conçoit
pas sans les instruments que sont les ministres.49 Ils
relaient la volonté du roi dans les départements dont
ils ont la charge et qui, d’âge divers, ont été peu à peu
stabilisés : les quatre secrétariats d’État joignent à une
compétence thématique — Maison du roi, Guerre,
Affaires étrangères, Marine, une autorité sur cer-
taines portions du royaume ; s’ajoutent les services
spécialisés, Bâtiments, Postes, Fortifications. Le
Contrôleur général qui remplace le Surintendant
après la chute de Fouquet pourvoit aux besoins finan-
ciers. Quelques dizaines de commis préparent les dos-
siers et mettent en forme les décisions. L’exécution
des ordres est contrôlée par les intendants, commis-
saires envoyés dans les provinces, aux armées, à la
marine ; ce sont en même temps des informateurs
attentifs.
L’annonce du 10 mars 1661 eût été impos-
sible sans les « créatures » formées par Richelieu et
326 Roi de France

Mazarin. Les familles Le Tellier et Colbert mettent


leurs alliances, leurs clients et leurs pourvoyeurs de
fonds au service du roi. En retour, profitant de l’éli-
mination de Fouquet (1661) et de la mise à l’écart
d’Hugues de Lionne (1672), Jean-Baptiste Colbert
accumule les Bâtiments, le Contrôle général des
Finances, et les secrétariats de la Maison du roi et de
la Marine que son fils Seignelay reprend à sa mort
(1683) ; son frère, Colbert de Croissy, est aux Affaires
étrangères où son fils, Colbert de Torcy, lui succède
en 1696. Louvois ajoute aux Postes le Secrétariat à la
Guerre où il succède à son père, Michel Le Tellier, et
les Bâtiments après le décès de Colbert ; son cousin,
Le Peletier, accède au Contrôle général. Jusqu’à la
mort de Louvois, la liberté réelle du roi consiste à
jouer sur les rivalités des deux familles. À cette date,
1691, la volonté formulée en mars 1661 parvient à sa
pleine réalisation : dans la trentaine d’années écou-
lées, le service du roi a fini par prévaloir sur les liens
personnels qui permettaient aux familles ministé-
rielles d’accomplir ses ordres ; commis, intendants,
financiers travaillent indifféremment avec les res-
ponsables successifs des départements qui en retour
trouvent plus simple de maintenir les liens déjà
établis. De son côté, en multipliant les titulaires, le
roi montre plus aisément qu’il ne fait que prendre
les avis. La tendance était déjà lisible dans l’architec-
ture du palais à Versailles avec la séparation des
pavillons des secrétaires d’État et les bureaux du
Contrôle général. Chamillart qui a su plaire, ainsi
que les Pontchartrain, père et fils, sont les derniers à
cumuler.
Le temps consacré au gouvernement s’inscrit dans
le « règlement des heures » rêvé par Catherine de
Médicis et tenté par Henri III. Au lever et dans la
Le roi gouverne par lui-même 327

deuxième partie de l’après-midi, les réunions en


tête‑à-tête où se prennent les décisions qui portent sur
les détails d’application, et particulièrement la pro-
gression des opérations militaires. Situé le matin
après la messe, le Conseil a cessé d’être un lieu de
légitimation ou de contrôle pour devenir un instru-
ment de travail : il reçoit une organisation stable
jusqu’en 1789, un plan de séance fixé à partir du fau-
teuil du roi et une salle dans les Grands appartements.
Le roi siège régulièrement avec des secrétaires d’État
et le Contrôleur général au Conseil d’En-Haut, qui
s’occupe des affaires les plus importantes, et au
Conseil des Finances ; souvent présidé par le Chance-
lier, le Conseil des Dépêches examine le courrier ordi-
naire des provinces. Le Conseil d’En-Haut s’ouvre à
la famille royale et à la grande noblesse pour régler
les questions de préséance ou effectuer des choix
diplomatiques décisifs. Au printemps 1709, lorsque
l’acceptation de la Succession d’Espagne a mis le
royaume en danger, Louis XIV est d’accord avec son
petit-fils, le duc de Bourgogne, et avec le duc de
Beauvilliers pour défendre l’honneur dynastique alors
que ses ministres insistent sur l’épuisement des res-
sources.50 Parce que l’acceptation elle-même devait
rester secrète dans un premier temps, elle avait été
décidée le 9 novembre 1700 chez Mme de Maintenon,
le roi ayant appelé son fils le Grand Dauphin, le duc
de Beauvilliers, le chancelier et le secrétaire aux
Affaires étrangères.
S’il faut ajouter les heures passées en compagnie
des seuls secrétaires particuliers pour la lecture et
l’annotation des rapports, la rédaction de lettres de
civilité à d’autres souverains ou à de grands person-
nages, la mise au point d’aide-mémoire, le plaisir de
tout savoir pour tout décider se paie chèrement : les
328 Roi de France

médecins notent les « vapeurs » diurnes et les cauche-


mars nocturnes qui troublent leur royal patient et ne
peuvent être attribués à la seule magnificence de son
alimentation.51
« Le feu Roi, mon bisaïeul, que je veux imiter tant
qu’il me sera possible, m’a recommandé, en mourant,
de prendre conseil en toutes choses et de chercher à
connaître le meilleur pour le suivre toujours. »52 À la
veille de perdre le cardinal de Fleury, son ancien pré-
cepteur et conseiller principal, Louis XV se tourne
vers un témoin encore vivant : le maréchal de Noailles
a commencé sa carrière militaire pendant la guerre
de Succession d’Espagne et épousé une nièce de
Mme de Maintenon. Louis XVI manifeste le même
besoin de rester au plus près du grand Roi lorsque
dans le trouble de son avènement, il s’adresse à
Maurepas qui lui a été recommandé neuf ans aupara-
vant par son père mourant : « Je suis roi : ce seul mot
renferme bien des obligations, mais je n’ai que vingt-
ans. »53 Maurepas en a soixante-treize : témoin lui
aussi, petit-fils du premier Pontchartrain ; le roi lui
donne l’ancien appartement de Mme du Barry avec un
accès direct au sien. D’un roi à l’autre, une même
volonté de fidélité au modèle et un appel à l’aide.
Une fois Fleury mort fin janvier 1743, Noailles
remet à Louis XV une copie des Instructions de
Louis XIV à Philippe, son petit-fils, partant pour
l’Espagne, et qui se terminent par : « Je finis par un
des plus importants avis que je puisse vous donner :
ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître ;
n’ayez jamais de favoris ni de premier ministre ;
écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez : Dieu
qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui
vous sont nécessaires tant que vous aurez des bonnes
intentions. »54 Une manière de faire entendre à
Le roi gouverne par lui-même 329

Louis XV qu’il faut en finir avec cette période de


vingt années où, tout en étant présent au Conseil, il
s’est contenté d’approuver les décisions de ses
conseillers principaux successifs ; Noailles le renvoie
au mode de gouvernement solitaire où le roi assure
seul les orientations de sa politique. Sous la protec-
tion de Maurepas, Louis XVI a établi une régularité
de gouvernement qu’il maintient après la mort de
son conseiller principal (1781) et qui lui épargne les
réunions du Conseil et les affrontements entre
conseillers. Le duc de Croÿ, si critique par ailleurs
sur le manque de représentation, rapporte :

Il allait à la chasse et travaillait aux heures de règle


avec chaque ministre, ayant bien soin de ne parler à
chacun que de sa partie, les arrêtant, pour peu qu’ils
allassent au-delà, paraissant d’ailleurs [par ailleurs]
assez ferme et décidé, de sorte que, rien ne marqua et
chacun était réservé.55

Il est sans doute essentiel au pouvoir absolu de


droit divin que le roi soit le maître de ses décisions,
encore faut-il que les questions en débat l’intéressent.
Les relations avec les autres souverains sont de celles-
là, la confrontation militaire en étant la partie la plus
glorieuse. Louis XV a laissé Fleury mener seul la
petite guerre de la Succession de Pologne, qui pour-
tant concernait son beau-père ; il prend ensuite la
direction des opérations et de la diplomatie dans la
guerre de Succession d’Autriche (1744-1748) et dans
celle de Sept ans (1756-1763) ; il construit des liens
secrets avec les états d’Europe orientale destinés à
contrebalancer sa diplomatie officielle confiée à
Choiseul et qui passe par un rapprochement avec
l’Autriche. De cette reprise en main, les nouveaux
330 Roi de France

titres du panneau central de la Grande galerie portent


témoignage alors même que les résultats de cette poli-
tique sont désastreux. En nommant Vergennes
aux Affaires étrangères suivant l’avis de Maurepas,
Louis XVI choisit un ministre désireux de redonner à
la Couronne de France la première place en Europe.56
L’occasion en est la révolte des colonies anglaises en
Amérique que le roi suit avec intérêt jusqu’au moment
où, assuré du soutien de son oncle le roi d’Espagne, il
peut entrer en guerre avec le roi d’Angleterre (1778).
Les années qui suivent la paix de 1783 offrent d’autres
occasions d’intervention à propos des Provinces-
Unies, de la Bavière ou de l’Empire ottoman. Tout
cela ne devrait pas aller au-delà des questions habi-
tuelles d’interprétation des informations venues des
autres cours ou des théâtres de guerre et qui peuvent
se discuter lors des réunions de travail entre le roi et
le ministre concerné : Vergennes est le seul ministre
de Louis XVI à être resté en place aussi longtemps,
de 1774 à sa mort en 1787. Cependant les possibilités
de mener une politique de grandeur se heurtent à
d’autres parties de l’héritage du Grand Roi autrement
difficiles à maîtriser.
Ce Dieu, non seulement l’unique juge, mais le véri-
table conseiller du roi, devait être adoré de façon uni-
forme. Louis XIV a réaffirmé son autorité sur l’Église
(1682), supprimé les dernières libertés de culte des
Protestants (1685). Restait le Jansénisme.57 Parce
qu’elle concerne la foi et doit s’appuyer sur des
condamnations pontificales, la répression de ce cou-
rant catholique hétérodoxe peut mettre en danger
l’indépendance des rois de France vis‑à-vis du pape.
Une première bulle a été publiée en 1656, une autre,
la bulle Unigenitus demandée par Louis XIV à Clé-
ment XI, se heurte en 1713 à l’opposition du clergé de
Le roi gouverne par lui-même 331

France et du Parlement de Paris. Ayant, à l’occasion


de la Régence, retrouvé la plénitude du droit de
remontrances restreint en 1672, les parlementaires
s’affirment d’abord comme les défenseurs de la souve-
raineté royale. Puis, contraints en 1730 d’enregistrer
la bulle Unigenitus comme « loi d’Église et d’État », ils
s’instituent défenseurs des sujets menacés de mourir
sans sacrements, alors que la protection des âmes
appartenait en principe à l’élu de Dieu. Les parlemen-
taires retrouvent les convictions de leurs prédéces-
seurs d’exprimer les droits du royaume, ou plutôt
maintenant de la Nation, évoquée dans l’édit de 1717
sur l’exclusion des princes légitimés comme le
recours ultime qui déciderait du sort de la Couronne
en cas d’extinction de la maison de France. 58 Le
conflit perdure, relayé après 1750 par le refus d’enre-
gistrer de nouveaux prélèvements fiscaux. Décidé à
maintenir intact l’héritage, Louis XV fait au Parle-
ment, le 3 mars 1766, l’honneur d’un discours auquel
il a lui-même travaillé : il y réaffirme, comme son bis-
aïeul, que la nation n’est pas « un corps séparé du
monarque » et que la souveraineté réside toute entière
dans la personne de celui-ci.59 Pour en finir avec les
prétentions des parlements d’empiéter sur son pou-
voir, il accepte en février 1771 les édits proposés par
Maupeou, son chancelier : reprendre aux membres
des parlements les charges qui ne leur avaient été que
déléguées, nommer des juges appointés par le Trésor
royal.
Quatre mois après son avènement, Louis XVI cède
à la pression de son Conseiller principal, Maurepas,
de son Garde des sceaux, Miromesnil, et de son
Contrôleur général des finances, Turgot : il rend leurs
offices aux parlementaires, mais il ne peut échapper
à l’autre partie de l’héritage du Grand Roi. Déjà dans
332 Roi de France

sa correspondance avec Noailles, Louis XV s’était


inquiété : « Ne payons-nous pas tout ce que le feu Roi
a fait de dettes pour affaires extraordinaires… ? »60
Le maréchal avait alors énoncé la règle des finances
royales :

Votre contrôleur général doit, à l’avenir être obligé


de fournir les fonds dont on aura besoin, sans qu’il ose
s’informer des raisons pour lesquelles on les demande,
et encore moins en décider ; il doit se renfermer à
juger les moyens les plus convenables pour trouver les
sommes que Votre Majesté jugera nécessaires à l’exé-
cution de ses desseins…61

… et de citer l’attitude de « M. Colbert » à l’égard


du « feu Roi ». Position que le duc d’Artois, frère de
Louis XVI, tenait encore en 1787. L’obligation de
répondre aux besoins financiers du roi quel qu’en
soit le montant a poussé les Contrôleurs généraux à
chercher d’autres moyens que l’élévation des taxes et
des emprunts. Colbert avait lancé des enquêtes
visant à éliminer les usurpations nobiliaires (1668-
1672), essayé de favoriser la production manufactu-
rière et les échanges maritimes. L’Averdy, nommé
par Louis XV (1763-1768), et Turgot, par Louis XVI
(1774-1776), ont voulu établir la liberté des échanges
intérieurs et extérieurs pour accroître les revenus
des taxes. Ces dernières tentatives ont été abandon-
nées devant les résistances parlementaires, puis
devant l’urgence de retrouver du crédit parmi les
financiers du royaume et de l’étranger. Si l’on veut
mesurer les difficultés croissantes, on peut noter
que cinq Contrôleurs généraux se sont succédé pen-
dant les cinquante-quatre ans du règne personnel de
Louis XIV, dix dans les vingt et une années qui vont
Le roi gouverne par lui-même 333

de la mort de Fleury à celle de Louis XV, et neuf


dans les quinze années qui séparent l’avènement de
Louis XVI de l’été 1789.
Lorsque Necker, le banquier genevois nommé à la
direction du Trésor, éprouve des difficultés à conti-
nuer le financement de la guerre d’Amérique, il rend
au roi un compte de ses dépenses et de ses recettes
et ose le publier. Compte-rendu optimiste qui visait
à rassurer d’éventuels prêteurs, mais qui expose ce
qui devait rester à la fois indiscutable et secret. Or,
la capacité du roi à emprunter est d’autant plus
réduite que le service de la dette emporte plus de la
moitié des rentrées. Il faudrait donc augmenter les
revenus fiscaux en reprenant le fil des tentatives
inaugurées sous Louis XIV et complétées à chaque
guerre : imposer un prélèvement sur tous les sujets
quel que soit leur statut — capitation, dixième, ving-
tième.62 Au risque de mettre en danger l’organisa-
tion sociale fondée sur les privilèges, c’est‑à-dire sur
l’exercice de la grâce royale qui les a accordés. À ce
problème fondamental, s’ajoutent des questions de
tactique : contourner l’inévitable opposition parle-
mentaire en faisant appel à des assemblées plus
larges sans remettre en cause l’acquis de près de
deux siècles et soumettre le pouvoir du roi à l’obliga-
tion de rechercher conseil ou approbation. L’Assem-
blée des Notables paraît la forme la plus maniable
puisque sa composition dépend du roi.

Messieurs, je vous ai choisis dans les différents


ordres de l’État, et je vous ai assemblés pour vous
faire part de mes projets. C’est ainsi qu’en ont usé
plusieurs de mes prédécesseurs, et notamment le chef
de ma branche dont le nom est resté cher aux
334 Roi de France

Français, et dont je me ferai gloire de suivre toujours


les exemples.63

Ainsi Louis XVI accueille-t‑il le 22 février 1787 ceux


qu’il a désignés en comité restreint avec Vergennes,
Miromesnil et Calonne, responsable des finances
depuis 1783 : les présidents et procureurs généraux
des parlements, quelques ecclésiastiques, de grands
nobles en principe favorables, les intendants, des
maires, avec comme relais les princes du sang. De ces
personnages qui occupent dans leur majorité des
fonctions importantes dans les institutions monar-
chiques, le roi attend seulement des suggestions pra-
tiques sur la manière dont le prélèvement du nouvel
impôt, la subvention territoriale à payer en nature,
peut s’effectuer. Or, c’est l’impôt lui-même que les
Notables se permettent de refuser.
La difficulté à trouver de nouvelles ressources met
le roi dans une impuissance d’autant plus insuppor-
table que la Russie et l’Autriche cherchent à entamer
la puissance ottomane, traditionnelle alliée des rois
de France.64 Se développe alors la fuite en avant qui,
après le refus du Parlement d’enregistrer la subven-
tion territoriale, ne laisse d’autre solution que de
convoquer les États généraux.
Au début de son discours d’ouverture, Louis XVI
avait pris soin de rappeler aux Notables sa position
dans la lignée des Bourbons. Dans le même esprit, il a
fait figurer la reine et les enfants royaux à la séance de
clôture. Cette affirmation dynastique s’est accentuée
depuis la mort de Vergennes fin janvier 1787 :
Louis XVI cherche l’appui de ses frères et de son
épouse pour se protéger d’une noblesse qui a retrouvé
les revendications de gouvernement par Conseil cou-
ramment discutées au temps des Valois. C’est alors
Le roi gouverne par lui-même 335

que Marie-Antoinette commence à jouer le rôle de


conseiller principal. Mal accueillie par une noblesse
de cour restée hostile à l’alliance autrichienne, elle
ne s’était entourée que de personnes de son choix,
ignorant les usages de transmission des charges
curiales, confiant même les enfants de France aux
soins de ses amies, Mme de Guéméné puis la princesse
de Polignac.65 La pression de sa mère et de son frère
pour orienter la politique extérieure de la France
s’était heurtée à la méfiance du roi et de ses conseillers
préférés, Maurepas comme Vergennes. Après leurs
disparitions successives, Marie-Antoinette peut jouer
un rôle actif auprès du roi parce qu’elle est la mère de
ses fils. Elle n’a pas davantage d’idées que lui sur la
manière de sortir des difficultés financières sans
mettre en danger les principes de la souveraineté
absolue, mais en apparaissant à ses côtés dans la pré-
paration des grandes décisions, elle va à l’encontre
d’une pratique établie de très longue date et qui inter-
disait à la reine régnante d’intervenir en politique sauf
pour exercer d’éphémères régences d’absence. Pour
sa part, en recherchant ouvertement les conseils de
son épouse, Louis XVI accentue son propre isolement
et lie le sort de sa famille à l’exercice personnel du
pouvoir.
TROISIÈME PARTIE

EXERCICES DU POUVOIR :
LE ROI ET LA GUERRE
Introduction

UN MÉTIER DE ROI

Ceci ne vous surprendra pas, vous m’en aviez déjà


ouvert quelque chose ; voici, je crois le moment de vous
en parler, puisque toutes mes troupes sont réunies.
Selon toute apparence, nous allons avoir la guerre per-
sonnellement. La déclarerons-nous, ou attendrons-
nous qu’on nous la déclare, soit de fait, soit autrement ?
Dans tous les cas, il faudra faire quelque chose soit à la
fin de cette campagne soit au commencement de
l’autre ; vous savez ce que vous m’avez promis, et ce
n’est pas d’aujourd’hui que j’en grille d’envie.1

De Versailles, le 24 juillet 1743, Louis XV s’adresse


au précieux témoin du Bisaïeul qu’il a choisi pour
conseiller particulier : le maréchal de Noailles est
alors cantonné à Spire en Rhénanie où refluent les
quelque 40 000 hommes engagés dans un conflit qui
ne porte pas encore de nom.
À la mort de l’empereur Charles VI en
novembre 1740, le cardinal Fleury avait obtenu du roi
qu’il reconnaisse en Marie-Thérèse d’Autriche l’héri-
tière de son père2 ; Louis XV était ensuite revenu à
l’orientation anti-habsbourgeoise qui, au début du
siècle, avait donné l’Espagne et ses possessions
d’outre-mer à un Bourbon. L’élection impériale eut
340 Roi de France

lieu sous la contrainte. Deux mois après la mort de


Charles VI, le roi de Prusse, Frédéric II, avait enlevé la
Silésie à Marie-Thérèse et la diplomatie française
avait monté une coalition comprenant la Prusse, la
Saxe et l’Espagne pour appuyer la candidature de
Charles-Albert de Bavière, époux d’une fille du frère
aîné de l’empereur défunt. 3 Dans l’été 1741, les
troupes du roi de France partaient soutenir les forces
bavaroises pour conquérir la Bohême ; Charles-Albert
fut élu empereur à Francfort en janvier 1742. Alors
Marie-Thérèse accepta de renoncer à la Silésie en
échange de l’alliance de Frédéric II. L’Angleterre ren-
força cette conjonction : les intérêts du roi George II,
qui possédait l’électorat de Hanovre, coïncidaient
avec ceux de la majorité du Parlement qui voulait
réduire la concurrence espagnole et française.4 Dans
l’hiver 1742-1743, la Bohême était abandonnée, puis
l’armée de Marie-Thérèse attaqua la Bavière, Charles-
Albert ne pouvait plus quitter Francfort. Le maréchal
de Noailles tenta d’affaiblir les forces anglo-
hanovriennes unies aux forces autrichiennes : ce fut
la grave défaite de Dettingen sur le Main (23 juin).
La première réaction du roi à l’annonce de cet
échec avait été d’augmenter le nombre de ses régi-
ments. Puis, dans cette lettre du 24 juillet, il en vient à
envisager les possibilités d’évolution de la situation.
« Selon toute apparence, nous allons avoir la guerre
personnellement. » Cette expression curieuse montre
à quel point le roi vit dans la conviction de l’unicité de
sa personne et de son royaume. Au-delà, en tant que
roi de France, il ne peut continuer à fournir une force
d’appoint à un empereur sans terre et qui vient de se
déclarer neutre. Désormais l’affrontement de ses
armées et de celles de l’Autriche, de l’Angleterre et
bientôt de la Prusse doit s’avouer comme une guerre.
Un métier de roi 341

La question de savoir qui va prendre l’initiative de la


déclaration concerne uniquement les relations entre
souverains. Quels que soient les objets et les degrés de
rivalité entre eux, il existe une solidarité de statut,
donc une exigence de respect vis‑à-vis d’ennemis tran-
sitoires qui peuvent, une fois la paix venue, devenir
des parents, s’ils ne l’étaient déjà.5 Jusqu’au milieu du
XVIIe siècle, des hérauts d’armes ont pu être envoyés
aux adversaires pour signifier la rupture, énoncer les
raisons et les buts de guerre ; la présence d’ambassa-
deurs permanents rend ensuite ces démonstrations
inutiles, mais non pas l’argumentation. Tous ces
princes ont hérité des principes énoncés dans la cité
romaine, christianisés par saint Augustin, développés
par saint Thomas : seul celui qui possède le pouvoir
suprême a le droit d’entreprendre une guerre ; c’est de
cette source que la guerre tire sa légitimité. Soucieux
de guider ceux qui portaient la responsabilité de la
décision, théologiens médiévaux et modernes ont
défini la notion de guerre juste en énumérant les
causes qui pouvaient être défendues par les armes. Le
secours aux alliés figure parmi celles-ci : Louis XV
pourrait faire valoir cet argument après l’attaque de
Marie-Thérèse sur la Bavière. Dans l’hypothèse où il
préférerait attendre les déclarations des puissances
coalisées, il pourrait invoquer la défense de son hon-
neur et de l’intégrité de son royaume. Rien ici ne sug-
gère un quelconque calcul qui tiendrait compte des
sujets : il y va du principe même de légitimité qui
trouve d’ailleurs sa traduction concrète dans la forme
de publication des déclarations de guerre qui ont
suivi en mars et avril 1744.6 Une ordonnance, c’est‑à-
dire un ordre immédiatement exécutoire sans
contrôle ni enregistrement par une cour de justice,
est envoyée à ceux qui occupent une fonction mili-
342 Roi de France

taire dans le royaume, avec mission de diffuser ce


texte pour les besoins de son application : les raisons
de la guerre sont contenues dans les considérants des
ordres donnés aux officiers de procéder à l’expulsion
des ressortissants des états ennemis, ainsi qu’aux
sujets d’attaquer ceux qui se trouveraient à leur por-
tée, et à tout le moins de cesser tout commerce avec
eux.
« Dans tous les cas, il faudra faire quelque chose,
soit à la fin de cette campagne, soit au commence-
ment de l’autre… » Maître de la décision d’entrer en
guerre, le roi l’est tout autant de la conduite des opé-
rations. Malgré les constructions théoriques transfor-
mées en lieux communs qui font de la justice
l’attribut du pouvoir royal, les souverains ont dû délé-
guer à des juges, inamovibles, puis héréditaires. En
outre, la question de savoir si les rois, créateurs des
lois, leur sont soumis n’a jamais été définitivement
réglée. Rien de tel dans la guerre : à l’exception de la
charge de connétable, d’ailleurs supprimée en 1627,
les commandements généraux peuvent n’être confiés
que pour le temps d’une campagne, c’est‑à-dire la
durée de la belle saison.7 Encore les titulaires
reçoivent-ils avec leur nomination l’ébauche d’un
plan d’action dont un courrier serré assure le suivi de
l’exécution. Il entre, dans ce domaine de l’activité
royale, une part de raisonnement et d’anticipation à
court terme qui le rend plus vivant, plus intéressant,
plus désirable aussi : celui d’une liberté de décision
que rien ne vient limiter. Ce qui n’exclut pas les
demandes de conseil telles que Louis XV les adresse
à Noailles. « Vous savez qu’il faut faire des disposi-
tions d’avance pour la réussite d’un projet. Si c’est du
côté de la mer, Ypres pourrait assez nous convenir ;
si c’est du côté de la Meuse, Mons, Namur. »8 Ce roi
Un métier de roi 343

qui n’a jamais quitté ses résidences de l’Île-de-France


convoque la mémoire des campagnes du bisaïeul :
toutes ces villes ont été déjà été conquises ; leur siège
est donc possible et promet d’être glorieux.
Car il s’agit d’accompagner dignement une décision
si grave que Louis XV peine à la formuler :

Je me hasarde peut-être un peu trop dans les cir-


constances critiques où nous sommes ; mais si vous ne
croyez pas la chose possible, mandez-le moi avec votre
franchise ordinaire. Je suis accoutumé à me contenir
sur les choses que je désire, et qui n’ont pas été pos-
sibles jusqu’à présent, ou du moins qu’on n’a pas cru
telles, et je saurai me contenir sur celle-ci, quoique je
puisse vous assurer que j’ai un désir extrême de
connaître par moi-même un métier que mes pères ont
si bien pratiqué…9

Passé la plainte d’avoir été tenu trop longtemps par


les volontés du défunt cardinal de Fleury, le roi
approche de l’objet brûlant — « j’en grille d’envie » —,
de son désir, sans toutefois aller jusqu’à l’expression
positive de sa volonté. La caution des « pères » lui
offre la possibilité de se réfugier dans une présenta-
tion technique de cette activité royale particulière,
« un métier », et lui épargne de nommer les choses
par leur nom. Partir à la guerre implique en effet plus
qu’un changement de lieu : un véritable changement
de mode de vie où le cérémonial se fragmente au gré
des chemins, où la personne du roi peut être mena-
cée, où son honneur et sa réputation sont soumis aux
hasards des rencontres avec l’ennemi. Une véritable
mise à l’épreuve où les protections ordinaires et les
lenteurs des délibérations n’ont plus court.
Au reçu de la lettre10, Noailles s’enthousiasme :
344 Roi de France

Sire,
Je ne puis exprimer à Votre Majesté la satisfaction
infinie que m’a causée la lettre dont elle m’a honoré, le
24 du mois dernier. J’y reconnais le sang et les senti-
ments de Louis XIV et de Henri IV ; j’en félicite Votre
majesté, son État, et tous ceux qui, comme moi, s’inté-
ressent à sa gloire.
La résolution que vous prenez, Sire, d’aller à la
guerre, est devenue indispensable à tous égards. C’est
l’unique moyen de sauver votre État qui est en danger,
on ne doit point vous le dissimuler. L’honneur person-
nel de Votre Majesté y est engagé ; un Roi n’est jamais
si grand qu’à la tête de ses armées […].
Tous les souverains de l’Europe ont été à la guerre ;
Votre Majesté, Sire, serait le premier et le seul de sa
race qui n’eût point paru à la tête de ses armées. Elle
serait d’autant moins excusable qu’il y a plus de
motifs qui l’exigent, et, d’ailleurs, Sire, tout le monde
reconnaît dans Votre Majesté les talents nécessaires
pour la guerre ; ces talents sont nés avec elle, et mal-
gré tout ce qu’on a fait pour les enfouir, on n’a pu les
étouffer.11

En osant expliciter les intentions du roi, Noailles


joue sur deux registres. L’un se situe dans l’immédiat :
en Rhénanie, les armées ennemies sont aux portes du
royaume ; depuis l’ouverture de la crise en 1740, le roi
de Prusse, comme celui d’Angleterre, ont mené leurs
troupes à la bataille ; Dettingen qui vient d’avoir lieu
en présence de George II et de son fils préféré, le duc
de Cumberland, appelle une revanche. En partant à
la guerre, Louis XV va tenir son rang de souverain
parmi ses rivaux et achever la reprise en main du
gouvernement du royaume que Noailles l’a conjuré
d’effectuer quelques mois auparavant. Il va imposer à
ses troupes et à leur encadrement noble le respect de
ses décisions.
Un métier de roi 345

Ces éléments concrets ne se comprennent que


dilatés dans la profondeur du temps de l’héritage.
Noailles feint de tenir pour rien les semaines d’appren-
tissage que le roi avait consacrées dans sa jeunesse à
l’acquisition du savoir-faire militaire.12 Dans ce que le
roi appelle le « métier » de ses pères, le maréchal veut
ignorer que les propositions pour les opérations
futures ne sont que des citations de précédents ; il pré-
fère y voir les effets d’un don transmis par le sang à
l’instar de la souveraineté elle-même, ou mieux,
l’expression la plus adéquate de la possession de la
souveraineté.13 Le choix des ancêtres référents traduit
bien cette conviction : en dehors de la bataille des
Dunes à laquelle il a assisté lorsqu’il avait vingt-trois
ans, Louis XIV ne s’est rendu sur les théâtres d’opéra-
tions que pour y diriger des sièges qu’il aurait tout
aussi bien pu suivre du Louvre, de Saint-Germain ou
de Versailles. Mais sa vie entière s’est inscrite de façon
quasi continue dans les conflits armés : de 1638
à 1715, les périodes de paix représentent vingt-et-un
ans dispersés en cinq séquences ; le reste du temps, il a
fallu que ceux qui détenaient la souveraineté, son
père, lui-même ou ceux qui, à titre provisoire, la
régente Anne d’Autriche et Mazarin, l’exerçaient en
son nom, assurent la fonction de chef de guerre.
Quant à Henri IV, l’invocation du fondateur de la
dynastie était certes inévitable et sa réputation de
guerrier bien établie : à ceci près que, commencée à la
tête des armées protestantes, la carrière du premier
roi Bourbon s’est affirmée à la bataille d’Arques
(mars 1590) contre les forces du duc de Mayenne et
que les plus grands sièges qu’il a menés se sont faits
autour de Rouen, de Paris et d’Amiens. Les liens entre
souveraineté et direction de la guerre s’inscrivent ici
dans la nécessité élémentaire de maîtriser les bases
346 Roi de France

territoriales de l’exercice du pouvoir. Au contraire, les


guerres précédentes et une bonne partie des suivantes
répondent au projet dont Louis XI s’était enorgueilli :
augmenter ces bases, faire coïncider la grandeur de la
maison royale et l’étendue de ses possessions.
À l’approche de la mort, Louis XIV s’est reproché
d’avoir « trop aimé la guerre » : il n’est pas le seul roi
de France. Prédécesseurs et successeurs ont pratiqué
la guerre avec une grande constance.14
Chapitre IX

UNE GUERRE DE MAGNIFICENCE :


L ’ E N T R E PR I S E D E N A P L E S
(1494-1495)

Le lundi matin, environ sept heures, sixième jour


de juillet, l’an mille quatre cent quatre vingt quinze,
monta le noble roi à cheval, et me fit appeler plusieurs
fois. Je vins à lui, et le trouvai armé de toutes pièces,
et monté sur le plus beau cheval que j’aie vu de mon
temps, appelé Savoie. Plusieurs disaient qu’il était de
Bresse. Le duc Charles de Savoie le lui avait donné. Et
était noir et n’avait qu’un œil, et était moyen cheval,
de bonne grandeur pour celui qui était monté dessus.
Et semblait ce jeune homme tout autre que sa nature
ne portait, ni sa taille, ni sa complexion ; car il était
fort craintif à parler, et est encore aujourd’hui. Aussi
avait-il été nourri [élevé] en grande crainte, et avec
petites personnes ; et ce cheval le montrait grand ; et
avait le visage bon et de bonne couleur, et la parole
audacieuse et sage.1

Dans les trois années qui suivent le retour d’Italie,


Commynes rassemble souvenirs et commentaires à
l’intention d’Angelo Cato, ancien médecin de Louis XI ;
il n’envisage pas leur circulation immédiate. Aussi
peut-il présenter Charles VIII tel qu’il apparaît d’ordi-
naire à tous ceux qui le voient de près ou de loin : petit,
malingre, maladroit, bégayant. Pourtant, au matin du
348 Roi de France

6 juillet 1495, le roi est métamorphosé. Son corps est


magnifié par la vêture de métal ornementé de son
armure ; il a choisi un cheval qu’il connaît bien pour
l’avoir reçu de son oncle maternel, le duc de Savoie,
lorsque celui-ci est venu à la cour six ans auparavant.
Malgré la mutilation, l’animal a gardé sa beauté, il
communique au roi la force et l’assurance qui se lisent
sur son visage, s’entendent dans les mots qu’il pro-
nonce. Commynes peut d’autant moins être souçonné
de complaisance qu’il a pris le parti de Louis d’Orléans
dans sa révolte du début du règne et que Charles VIII
l’utilise pour son expérience diplomatique sans lui
accorder grande confiance. Dans l’attitude du roi, il
reconnaît l’effet des plaisirs de la guerre, l’émotion à
l’approche des forces adverses dont il faut évaluer les
intentions, la perspective de l’affrontement physique
dans des espaces ouverts qui n’ont plus rien à voir
avec les champs clos et les règles des tournois, le tout
appuyé sur une conscience partagée de la présence
divine :

Et semblait bien (et m’en souvient) que frère


Hiéronyme m’avait dit vrai, quand il me dit que Dieu
le conduisait par la main et qu’il aurait bien affaire en
chemin, mais que l’honneur lui en demeurerait.2

Dans cette fin du XVe siècle, les prophètes sont


nombreux et influent sur les décisions politiques :
Commynes, envoyé à Florence, a rencontré Hiéro-
nyme Savonarole dont la prédication a accéléré la
fuite de Pierre de Médicis. Le dominicain n’est pas le
seul parmi ses contemporains à avoir vu la volonté
divine dans l’expédition de Charles VIII en Italie.
D’une manière plus large, l’activité guerrière des rois
se situe sous le regard d’un Dieu qui n’est pas le
L’entreprise de Naples (1494-1495) 349

Christ rédempteur, mais le Dieu des armées qui les


conduit au combat depuis l’Ancien Testament. Sou-
venir précis des paroles de Savonarole, imprégnation
commune, Commynes paraphrase le début d’un
psaume de David : « Béni soit Yahvé mon rocher /
Qui a dressé mes mains au combat / Et mes doigts
pour la bataille. »3
Au matin du 6 juillet 1495, ce jeune homme de
vingt-cinq ans qui manifeste une grandeur vraiment
royale se prépare pour sa première bataille : les
troupes coalisées de Venise, de Milan et de Mantoue
l’attendent près de Fornoue au bord de la plaine du
Pô ; il revient du royaume de Naples dont il a pris
possession au terme d’un voyage accompli d’août 1494
à février 1495, soit six mois pour parcourir plus de
1 200 km.4

LA RECONQUÊTE D’UN BIEN USURPÉ

Dans l’ensemble des possessions que Louis XI était


parvenu à capter après la mort du duc d’Anjou (1480),
la Provence ouvrait des droits sur le royaume de
Naples.5 Le duc n’avait pas pu les défendre contre
Ferrand, le fils légitimé d’Alphonse, roi d’un royaume
d’Aragon alors en pleine expansion en Méditerranée
occidentale, mais Louis XI avait essayé de trouver des
appuis dans la péninsule italienne en prévision du
moment où son fils entreprendrait la reconquête.
Recevant en janvier 1478 les délégués vénitiens venus
signer un traité d’amitié, Louis XI avait élargi la mis-
sion future de son héritier : « Aller avec sa noblesse et
la chevalerie de France combattre le détestable Turc
350 Roi de France

et les autres infidèles… »6. Aux droits légitimes sur


l’héritage, il ajoutait l’espoir de la croisade : y autori-
saient le titre ancien, « royaume de Sicile et de
Jérusalem », et la position de ses limites orientales,
« saint passage » ouvert sur l’Adriatique, faisant face à
l’avancée des armées ottomanes depuis la prise de
Constantinople (1453). Ce n’était pas par hasard que,
parmi les saints hommes qui abondaient dans une
Église en crise, Louis XI avait choisi François de
Paule, né en Calabre et connu pour ses dénonciations
des injustices commises par Ferrand ; Sixte IV avait
autorisé son installation auprès du roi de France.
Louis XI, mourant, avait reçu ses consolations, et
c’est auprès de Charles VIII que le moine tient l’essen-
tiel de son rôle politique.7 Installé au Plessis-lès-
Tours, il accueille les nobles napolitains opposants à
Ferrand ; son neveu, procureur général de l’ordre des
Minimes, se déplace fréquemment à Rome.
Le sort du royaume de Naples ne peut s’envisager
sans les liens qui l’unissent au pouvoir pontifical
depuis sa création par Urbain IV en 1265. En 1481,
Sixte IV avait reconnu les droits des rois de France et
offert au Dauphin Charles le titre honorifique de gon-
falonnier de l’Église.8 Venise de son côté faisait de
même : visitant la cour de France au début de 1484,
Antonio Loredano apportait une lettre officielle
reconnaissant ces droits et parlait au tout jeune roi
d’une expédition militaire. 9 Rome comme Venise
cherchaient alors un protecteur contre la coalition
qu’elles avaient fait naître en attaquant le duché de
Ferrare.10
Au titre de chefs de l’Église catholique et de princes
territoriaux, les papes étaient doublement intéressés
à la défense de la péninsule italienne contre les
Ottomans : la côte de la Romagne qui leur apparte-
L’entreprise de Naples (1494-1495) 351

nait était aussi exposée que celle des Pouilles. Le


20 janvier 1488, Charles VIII, alors âgé de dix-huit
ans, reçoit les envoyés d’Innocent IV : ils le pressent
d’en finir avec les conflits intérieurs pour mener la
croisade avec le pape. Cette croisade, annoncée par
une bulle l’année précédente, paraît favorisée par
la révolte de Djem, un frère du sultan Bajazet : réfu-
gié auprès de l’Ordre des Hospitaliers, il est retenu
en France. Ce prince ottoman fait rêver tous les
souverains chrétiens : son opposition à Bajazet, et
pourquoi pas sa conversion, pourrait susciter un sou-
lèvement des provinces occidentales de l’empire et
faciliter la reconquête. Le roi de Bohême, les auto-
rités vénitiennes, Laurent de Médicis, Ferrand lui-
même ont envoyé des ambassades à la cour de France
pour obtenir Djem. Innocent IV le réclame ; le prince
lui est finalement livré au début de 1489. En 1491,
Charles VIII charge André Paléologue, dernier des-
cendant mâle des empereurs Byzantins, d’aller éva-
luer les possibilités d’insurrection des Chrétiens de
Morée.11 Il est difficile de savoir si le roi adhère alors
aux espoirs exprimés dans les écrits prophétiques :
croit-il à l’influence de la similitude de son prénom
avec celui du grand Empereur, Charlemagne, vain-
queur d’autres Infidèles ? Ou encore se voit-il maître
de Constantinople, puis de Jérusalem où sa mort doit
ouvrir le règne des Mille ans qui précèdent la fin du
monde et le Jugement dernier ?
À côté de cette grande politique où Charles VIII est
l’objet de sollicitations de la part des autres souve-
rains, y compris du souverain pontife, l’affaire de
Bretagne paraît bien mince. Un manuscrit qui a cir-
culé dans les cours de France et d’Angleterre après la
fin de la guerre de Cent Ans la définirait assez comme
352 Roi de France

une « guerre commune ». Le héraut d’armes de France


s’adresse à celui d’Angleterre :

Et sachez, sire héraut, que je fais grande différence


entre guerre commune et guerre de magnificence. Car
je dis que guerre commune est en soi même ou contre
ses voisins et lignagers, et guerre de magnificence est
quand princes vont en ost conquérir en lointain et
étrange pays, ou soi combattre pour la foi catholique
défendre ou élargir.12

Une guerre qui avait commencé par une rébellion


des grands nobles et n’avait pour objectif que de faire
rentrer un vassal dans l’obéissance. N’étaient les alliés
que le duc de Bretagne, François II, avait pu trouver :
le roi d’Angleterre, celui d’Aragon et Maximilien, roi
des Romains, époux par procuration de la duchesse
Anne après le décès de son père. En décembre 1491,
le roi de France finit par l’emporter : le duché est sou-
mis, l’union avec Anne consommée. Mais il a dû
payer de sa personne : l’obligation de renoncer à la
fille du roi des Romains, futur empereur, pour épou-
ser une simple duchesse pouvait passer pour une
humiliation.
Moins d’un mois plus tard, le 2 janvier 1492, le der-
nier royaume musulman d’Espagne tombe aux mains
de Ferdinand d’Aragon et de son épouse Isabelle
de Castille. De son côté, Maximilien affronte les
Ottomans en Hongrie. Il devient urgent d’illustrer le
nom de Très Chrétien. En attendant mieux, cette
même année 1492, Charles VIII choisit une devise
audacieuse, « Plus qu’aultre ». La nuit du 13 octobre,
François de Paule, prévenu de la naissance immi-
nente du premier enfant du roi, prédit un garçon et
lui offre un prénom non moins revendicatif : Orlando,
L’entreprise de Naples (1494-1495) 353

prince légendaire, avait autrefois triomphé des Infi-


dèles en Calabre et dans les Pouilles.

LA VOLONTÉ DU ROI

D’abord obligé, de par sa jeunesse, de donner la


caution de sa souveraineté aux décisions qui se pre-
naient sous l’influence de sa sœur, Anne de France,
et de son beau-frère, Pierre de Beaujeu-Bourbon,
Charles VIII a réuni autour de lui des conseillers
capables de donner consistance à ses désirs de gran-
deur. Il a gardé dans sa familiarité Étienne de Vesc
que son père avait placé auprès de lui lorsqu’il était
tout enfant. Ce Dauphinois d’origine avait compris
tout l’intérêt de l’héritage provençal ; entré au Conseil
au début du règne, il y a défendu les droits du roi sur
Naples. À partir des années 1490, il occupe des
charges en Provence dont il veut faire la base de la
reconquête. Sont adjoints d’anciens serviteurs du roi
René, nostalgiques du royaume perdu, ainsi de
Perron de Baschi, originaire de l’Ombrie et déjà
employé par Louis XI pour des missions en Italie.
Proches aussi et intégrés à la Maison du roi, de jeunes
seigneurs tentés par toutes les formes d’aventure,
Louis de Luxembourg, le comte de Ligny. Enfin, un
personnage essentiel : à la tête d’un réseau de mar-
chands tourangeaux et de financiers, Guillaume
Briçonnet, seul capable de trouver les ressources
nécessaires, mais qui, au vu des engagements pris
pour soutenir la guerre en Bretagne, hésite longue-
ment.
354 Roi de France

De décembre 1492 à mai 1493, trois traités per-


mettent de désintéresser les souverains étrangers de
l’affaire de Bretagne. Charles VIII impose à son
Conseil divisé les concessions nécessaires pour obte-
nir la paix de ce côté-là. Le traité d’Étaples établit le
paiement d’un tribut annuel aux rois d’Angleterre, les
traités de Barcelone avec Ferdinand d’Aragon et de
Senlis avec Maximilien entérinent de lourdes rétro-
cessions territoriales.
C’est le moment où les droits de Charles VIII com-
mencent à être présentés comme l’annonce de l’entre-
prise, autrement dit de l’expédition militaire. Ainsi, la
guerre voulue par le roi entre-t‑elle dans la catégorie
des guerres justes.
Perron de Baschi entreprend alors le tour des états
italiens pour obtenir leur concours. Ferrare et
Bologne promettent de faciliter le passage des
armées. Sensible aux prolongements possibles de
l’expédition de Naples, Venise préfère rester maîtresse
de ses relations avec les Ottomans. À Florence, Pierre
de Médicis qui tente de succéder à son père Laurent,
mort en avril, refuse de s’engager. Au contraire, en
mai 1493, Ludovic Sforza vient lui-même renouveler
l’alliance conclue cinq ans plus tôt : il a besoin de faire
reconnaître la confiscation du pouvoir qu’il a opérée
au détriment de son neveu ; en outre, il préfère soute-
nir le projet lointain du roi que d’affronter les récla-
mations sur Milan de son cousin, Louis d’Orléans,
petit-fils de Valentina Visconti, et déjà possesseur
du comté d’Asti.13
Il manque encore un élément essentiel : l’assenti-
ment du suzerain, le pape, Alexandre VI, élu en
août 1492. Sur l’insistance du frère de Ludovic, le
cardinal Ascanio Sforza, il reconnaît les droits de
Charles VIII, mais ne promet rien de plus. Seul signe
L’entreprise de Naples (1494-1495) 355

de bienveillance, il donne son investiture au frère de


Guillaume Briçonnet, Robert, pour l’archevêché de
Reims, et pour l’évêché de Saint-Malo à Guillaume
lui-même, qui, profitant de son veuvage, cherche
dans l’état ecclésiastique la légitimité qui manquait à
son ascension.
Malgré ces maigres résultats, Charles VIII réunit
son Conseil presque quotidiennement pendant l’au-
tomne 1493. Pour lui, il ne s’agit plus que de prendre
les mesures d’organisation nécessaires à l’entreprise.
Les membres de la commission restreinte — Étienne
de Vesc, le vieux maréchal d’Esquerdes, Guillaume
Briçonnet, Commynes —, qui l’avaient aidé dans les
négociations, se retrouvent dans le Conseil. Les diver-
gences portent désormais sur l’étendue de l’expédi-
tion : Pierre de Bourbon, Commynes, Esquerdes
défendent la modération vis‑à-vis de Pierre de
Médicis ; le prince d’Orange ne veut rien qui puisse
provoquer le mécontentement de Maximilien ; les
maréchaux de Graville et de Gié soutiennent les droits
de Louis d’Orléans en proposant des opérations
proches du Milanais.

Chers et bien aimés, présentement avons eu nou-


velles d’Italie comme le roi Ferrand, lequel par usurpa-
tion, possédait le royaume de Naples, est allé de vie à
trépas. Et, pour ce qu’avons été dûment averti que ledit
royaume nous appartient tant par droite succession
que par testament de la maison d’Anjou, et autres bons
et grands avertissements que l’on nous a fait des pays
d’Italie, princes et seigneurs dudit royaume qui nous
en ont écrit, avons délibéré à diligence nous transpor-
ter en notre bonne ville de Lyon, et illec [là] faire venir
devers nous plusieurs bons et grands personnages, tant
de notre sang, prélats, capitaines, chefs de guerre, gens
de notre conseil, de nos parlements et autres, auquel
356 Roi de France

lieu faisons apporter nos droits, titres et enseignements


et ce qui nous a été envoyé pour ladite cause, pour le
tout mettre en délibération et sur ce prendre une
bonne conclusion telle qu’il sera avisé pour le bien de
nous et de notre royaume, delaquelle et de toutes nos
autres affaires sommes délibérés vous avertir comme
nos bons et loyaux sujets. Donné à Amboise, le 10e jour
de février.14

Mort opportune que celle du roi « usurpateur » le


25 janvier 1494 : dix jours auparavant, Charles VIII
avait congédié l’ambassadeur de Naples venu lui pro-
poser l’abandon de ses revendications contre une aide
à la croisade. À peine la nouvelle reçue, le roi fait
envoyer cette lettre à la municipalité de Troyes, et
vraisemblablement à toutes les villes connues pour
leur obéissance. Il fait valoir le dossier de ses droits
qui sera présenté au Conseil élargi qu’il prévoit de
tenir bientôt à Lyon. Les pièces qui le composent
avaient d’abord été réunies pour contrer René II de
Lorraine, petit-fils de René d’Anjou par sa mère. Au
vu des preuves, ce Conseil où il convoque nobles, pré-
lats, chefs de guerre et grands officiers de justice ne
pourra que parvenir aux bonnes « conclusions » : le
bien-fondé des droits du roi sur le royaume de Naples.
Première ambiguïté : ces conclusions vont-elles
revêtir la forme d’un avis ou d’un consentement à
l’entreprise guerrière ? Se reconnaît ici l’interpréta-
tion contradictoire des rapports entre le roi et ses
conseillers quels qu’ils soient et qui traverse l’histoire
de la monarchie. Seconde ambiguïté : la promesse du
roi aux villes de continuer à les informer relève-t‑elle
d’un mouvement de sa grâce ou de la nécessité d’obte-
nir leur concours ? Le jour même de la rédaction de la
lettre aux villes, ordre a été expédié à tous les officiers
L’entreprise de Naples (1494-1495) 357

concernés de rassembler les compagnies d’ordon-


nance15 et de les tenir prêtes à marcher à partir du
8 mars : le Conseil élargi est prévu pour le 17 et une
assemblée des délégués des municipalités doit avoir
lieu début avril. De fait, courant mars, les premiers
soldats franchissent les Alpes sous la direction de
Bérault Stuart d’Aubigny. Le consentement, s’il était
jamais demandé, serait purement formel. Cependant,
s’il est entendu que les nobles doivent remplir leur
fonction de combattants, les villes entretiennent un
rapport différent, mais non moins étroit avec la
guerre : certaines doivent livrer des combattants tout
équipés, toutes détiennent les sources du finance-
ment des troupes. Qu’il s’agisse de rassembler les
fonds de la taille prélevée dans les campagnes, de
mettre à la disposition du roi les revenus des droits
levés sur les marchandises — le sel en particulier —,
c’est en ville qu’exercent les officiers des finances
capables, en outre, de faire des avances rétribuées sur
les rentrées et de trouver des prêteurs supplémen-
taires ; ce sont aussi les municipalités qui peuvent
accepter de prêter solidairement de l’argent au roi.

« QUAND PRINCES VONT EN OST CONQUÉRIR


EN LOINTAIN ET ÉTRANGE PAYS… »

Début mars 1494, le roi avait confié à l’ambassa-


deur de Milan qu’il était conscient de l’hostilité « de la
plus grande part du royaume », mais savait que tout
plierait s’il partait à la guerre « en personne »16. « En
personne » demande quelques précisions. Voici ce
que des observateurs vénitiens ont relevé de la « cour,
358 Roi de France

suite et garde du roi », au moment où, après avoir


franchi les Alpes et longé la plaine du Pô, Charles VIII
a traversé les Apennins pour pénétrer dans le terri-
toire soumis à Florence.17
D’une cour mobile comme il était alors d’usage, la
guerre conserve l’abondance des serviteurs : 200 per-
sonnes attachées à la Chancellerie mettent en forme
et expédient les décisions prises en Conseil ;
1 100 subalternes assurent la vie matérielle, le soin
des animaux de trait, le port de la correspondance, le
transport des tentes et des meubles, des coffres rem-
plis de parures civiles et guerrières, de joyaux, d’objet
précieux et de reliques. Une dizaine de grands sei-
gneurs, avec leur suite — 1 165 cavaliers, entourent le
roi : princes étrangers comme le prince d’Orange ;
fidèles des provinces de rattachement récent, Antoine
de Bessay, bailli de Dijon ou Louis d’Hallwin, sieur de
Piennes, venus de Bourgogne ; combattants victo-
rieux de la Bretagne, le maréchal de Rieux, le
maréchal de Gié, Louis de La Trémoille. La Maison
du roi garde sa structure et ses grands officiers mais
elle s’augmente de forces armées à la disposition
directe du roi : aux bandes des Cent-Gentilhommes et
des Gardes écossaises, s’ajoutent 400 archers à che-
val, autant d’arbalétriers montés eux aussi, 1 800 gens
d’armes organisés en lances, 1 200 fantassins et
400 « pensionnaires », gentilshommes venus offrir
leurs services : soit 4 000 combattants.18 L’ensemble
est évalué à 9 500 personnes. La guerre a évidemment
exclu les épouses et leur suite. Les femmes ne sont
cependant pas complètement absentes : les unes,
visibles, sont les belles offertes au passage avec éclat
par les familles nobles ou notables telle Alda de
Gonzague, rencontrée à Lucques et qui va rejoindre le
roi à Naples ; les autres, prostituées mêlées aux mar-
L’entreprise de Naples (1494-1495) 359

chands et aux artisans qui suivent toutes les armées,


ne sont pas plus comptabilisées qu’eux.
« Sa Majesté jusqu’ici est d’avis d’emmener tous
les princes du royaume à sa suite », avait écrit
l’envoyé milanais en mars 1494.19 Des listes complé-
mentaires remises aux autorités vénitiennes relèvent
la présence en Italie de princes du sang — Louis
d’Orléans, Gilbert de Montpensier et François de
Vendôme — des branches cadettes de la maison de
Bourbon, d’alliés du roi — Philippe de Bresse, son
oncle maternel —, de grands nobles étrangers
— Louis de Luxembourg, Engelbert de Clèves,
comte de Nevers —, de puissants seigneurs provin-
ciaux — Louis d’Armagnac, comte de Guise, Jean de
Foix, Gabriel d’Albret, les sieurs de La Palice, de
Gramont. Plus d’une trentaine de noms repérés.20
Triple avantage pour le roi de France : faire vis‑à-vis
des États étrangers, amis ou ennemis, une démons-
tration de puissance ; enlever aux grands des occa-
sions de soulèvement dans un royaume confié à la
garde de Pierre de Bourbon, nommé lieutenant-
général, et à 900 nobles de toute condition désignés
pour maintenir l’ordre dans les provinces21 ; offrir à
tous la possibilité de servir le roi tout en ayant l’occa-
sion de « conquérir si riche pays », but que le héraut
de France associait à la guerre de magnificence.22
Au total, 28 000 combattants avaient été jugés
nécessaires : il en avait fallu 24 000 pour réduire la
Bretagne. Plus de la moitié est constituée de forces
permanentes : la cavalerie lourde des compagnies
d’ordonnance, ces « chevaliers » évoqués par Louis XI
devant les envoyés vénitiens, soit 2 423 lances finan-
cées par la taille, l’impôt annuel qui alimente l’ordi-
naire des guerres suivant les règles reprécisées aux
États généraux de 1484.23 Aux moyens multiformes
360 Roi de France

de l’extraordinaire des guerres — taxes, emprunts,


droits domaniaux — revenait de pourvoir à l’entretien
de tout le reste : arquebusiers montés sur des chevaux
plus légers, environ 3 500 gens de pied munis d’arcs
ou d’arbalètes, auxquels s’ajoutent 3 000 Suisses et les
Allemands d’Engelbert de Clèves ; 70 canons de toute
taille et 90 navires. À quoi il faut ajouter les
30 000 hommes qui assurent le service des gens de
guerre et de leur matériel : ainsi les gros canons sont
tirés par 20 chevaux sous la surveillance des charre-
tiers. Le maréchal de Crèvecœur qui avait participé
aux dernières guerres de Louis XI estimait à
1 800 000 livres la somme nécessaire à la mobilisation
des troupes et autant pour les faire vivre une année en
Italie : aucune activité royale ne pouvait consommer
pareille somme en si peu de temps. Au cours d’un
Conseil élargi en juillet 1493, le roi avait maintenu à
2 300 000 livres le montant de la taille pour l’année
suivante, mais comme l’arriéré de la guerre de
Bretagne en exigeait près de la moitié, le prélèvement
en serait anticipé. En avril 1494, un emprunt de
100 000 livres était établi sur les municipalités, le
paiement des gages et pensions suspendu ; Briçonnet
commençait à négocier un prêt auprès des banquiers
de Gênes. Ludovic Sforza offrait 6 000 combattants.
Les revenus attendus du royaume de Naples étaient
évalués à 1 500 000 livres.

LE VOYAGE

Tant que le roi en garde la maîtrise, il n’est pas de


plus grand exercice du pouvoir que de faire mouvoir
L’entreprise de Naples (1494-1495) 361

des dizaines de milliers d’hommes et les Grands du


royaume suivant les objectifs qu’il a définis. 24 Au
1er juillet 1494, Charles VIII faisait état d’un plan
d’opérations qui plaçait Louis d’Orléans à la tête des
troupes envoyées à Gênes ; pour plus de sûreté, le
prince partit accompagné de fidèles du roi, dont
Pierre d’Urfé.25 L’« armée de mer » devait comporter
près de 3 000 cavaliers et 6 000 gens de pied dont
1 500 Suisses, l’artillerie et des vivres. Quatre-vingt-
dix navires, pris dans la flotte bretonne et provençale
ou construits dans les ports normands, charentais ou
méditerranéens arrivèrent à Gênes et à Savone. Il
s’agissait de la reproduction élargie des expéditions
menées en son temps par René d’Anjou pour laquelle
les barons napolitains étaient venus plaider, plans et
cartes à l’appui, en février 1490.
Cette reproduction était si prévisible que
Alphonse II, fils de Ferrand et nouveau roi de Naples,
avait expédié le 22 juin une flotte de soixante et un
navires commandée par son oncle, don Frederico :
arrivés en vue de Gênes trois semaines plus tard, elle
se heurtait aux forces menées par Urfé et se repliait
sur Livourne avec l’accord de Pierre de Médicis. Une
nouvelle tentative le 5 septembre rencontra un nou-
vel échec. Cela faisait à peine une semaine que
Charles VIII avait passé le col du Mont Genèvre.
Le roi comptait-il embarquer pour Naples avec la
flotte de Gênes, la plus importante jamais réunie
alors ? Son départ tardif du royaume, fin août, évite la
chaleur plus redoutable à ces guerriers lourdement
vêtus que les pluies et le froid. Il ne s’agit cependant
pas d’un calcul, mais de l’effet de la lenteur à réunir
les fonds que nécessitent la mise en place et le mouve-
ment des corps d’armée. Ce n’est que le 21 août que
Briçonnet apporte au roi les premières liquidités
362 Roi de France

tirées d’un emprunt de l’équivalent de 350 000 livres


finalement obtenu auprès de banquiers et de mar-
chands génois et milanais : il y avait fallu la caution
du roi, des joyaux de la reine et l’engagement des
proches conseillers ; Ludovic Sforza a été mis à
contribution. Les pèlerins partant pour les Lieux
saints savaient bien, tout pétris de foi qu’ils étaient,
que la Méditerranée cessait d’être fiable après le
15 août. Un souverain, dont l’héritier avait deux ans,
ne pouvait s’y aventurer. Encore moins après qu’une
maladie l’a immobilisé à Turin de fin septembre à
début octobre.
Ainsi la chevauchée du roi et du gros des troupes
se dilate dans le temps à travers un espace différent :
au lieu de joindre Naples par la mer en environ trois
semaines, il faut envisager de traverser la péninsule.
Les voies terrestres sont bien connues des ecclésias-
tiques, des diplomates et des nobles qui ont déjà
entrepris des voyages par curiosité. D’ailleurs,
Ludovic Sforza fournit quelques-uns de ses capi-
taines pour guider les différentes forces armées ; son
gendre, Galeazzo da Sanseverino, issu d’une grande
famille napolitaine, accompagne le roi. Mais le che-
minement terrestre est d’autant plus long qu’il tra-
verse des états.
Tandis que ses troupes installent leurs campements
à l’entour, Charles VIII est accueilli dans les cours
avec les fastes d’usage. Il rencontre Louis d’Orléans à
Asti, cultive à Turin les liens avec la maison de Savoie
dont la neutralité est nécessaire à la traversée des
Alpes ; à Casale, il trouve l’appui financier de la mar-
quise régente du Montferrat, fille d’André Paléologue
auquel il vient d’acheter ses droits sur Constantinople.
Arrivé dans le Milanais au moment où le duc légitime
se meurt, il se rend d’abord auprès de lui à Pavie, mais
L’entreprise de Naples (1494-1495) 363

choisit d’appuyer Ludovic, l’oncle usurpateur, son


seul allié dans l’entreprise. Enfin, le roi ne cesse
d’assurer le pape de son intention d’aller le rencontrer
à Rome. Ce cheminement diplomatique plus que
guerrier justifie le nom de voyage souvent employé
pour désigner l’expédition. Il renvoie au Romzug26, le
déplacement du roi des Romains venu chercher, avec
la bénédiction papale, la couronne impériale : il y a
comme une anticipation de ce que Maximilien ne
devrait pas tarder à accomplir, puisque son père,
Frédéric III, est mort en août 1493. Malgré leur riva-
lité autour de la figure de Charlemagne, Charles VIII a
constamment recherché l’assentiment de Maximilien.
Il a pu espérer que le mariage du nouvel empereur
avec la nièce de Ludovic faciliterait le rapproche-
ment. De fait, en janvier 1494, il a obtenu de lui une
reconnaissance écrite, mais officieuse, de ses droits ;
il a offert d’aller le rencontrer avant son départ pour la
guerre ; il a continué de lui écrire, comptant sur la
pression ottomane qui s’intensifiait en Croatie. Il pou-
vait y avoir là une alliance grandiose entre l’empereur
et le Très Chrétien unis dans la croisade qui devait
suivre la reconquête de Naples. Et peut-être dans
l’immédiat un moyen de pression sur Alexandre VI
qui avait rapidement reconnu les droits d’Alphonse et
envoyé son propre neveu, le cardinal Juan de Borgia,
procéder au couronnement.
En octobre, la perspective de devoir traverser le ter-
ritoire florentin modifie le caractère du déplacement :
Pierre de Médicis a choisi de s’allier avec Alphonse.
Désormais, le voyage revêt la forme guerrière de
l’entreprise : Charles VIII porte quotidiennement son
armure et appelle à lui les troupes qui opèrent depuis
début juillet.
La stratégie imaginée par Alphonse incluait une
364 Roi de France

opération parallèle, terrestre celle-là, qui visait l’Est


du territoire milanais en remontant par la Romagne :
il la confia à son héritier, Ferrandino, âgé de vingt-
deux ans, qui réunit environ 8 000 hommes.27 À la
demande de Ludovic Sforza, les premiers combat-
tants qui ont franchi les Alpes sous la direction de
Stuart d’Aubigny rejoignent les troupes milanaises à
Parme ; début septembre, Montpensier y arrive avec
une partie des troupes qui ont accompagné le roi. En
octobre, les armées sont au contact entre Bologne et
Ravenne, mais Ferrandino refuse la bataille. Chargé
de prendre Mordano, petite ville dépendante de
Catherine Sforza28 qui voulait rester neutre, Stuart
d’Aubigny fait massacrer la garnison et une partie de
la population (19 octobre). Montpensier reçoit
l’ordre de rejoindre le roi en Toscane avec ses
hommes, Aubigny et les siens doivent se diriger vers
Rome à la suite des troupes napolitaines qui se
replient.
Tandis que Louis d’Orléans, atteint de malaria,
ne quitte plus ses terres d’Asti, 3 000 hommes
embarquent à Gênes pour rejoindre les côtes napoli-
taines sous la responsabilité d’un baron exilé, le
prince de Salerne ; 2 000 autres doivent s’arrêter sur
la côte romaine pour soutenir les Colonna en révolte
contre Alexandre VI. La plus grande partie des che-
vaux a été vendue sur place. Le reste des troupes et
l’artillerie la plus lourde doivent débarquer à
La Spezia et marcher le long de la côte toscane : la
jonction se fait fin octobre avec le gros de l’armée
royale après qu’elle a franchi les Apennins.
À partir de là, il n’y a plus d’opération militaire
qu’en présence ou à proximité du roi. Ayant ras-
semblé ses troupes, Charles VIII prend le commande-
ment des opérations. Au-delà de l’exagération des
L’entreprise de Naples (1494-1495) 365

récits contraints — lettres du roi destinées à circuler


ou grand poème en vers qu’un secrétaire de la reine
Anne, André de La Vigne, est chargé de rédiger au fur
et à mesure de la progression —, il y a dans cette acti-
vité la nécessaire affirmation de la supériorité royale
et la mise en application du savoir guerrier accumulé
depuis l’enfance jusqu’au suivi des campagnes en
Bretagne. Le roi s’y est préparé : son maître d’armes
l’accompagne et dans les papiers qu’il fait transporter
figure l’ordre de bataille utilisé à Saint-Aubin-du-
Cormier.29 Au demeurant, le mode de décision dans
l’ordre militaire ne diffère pas de celui utilisé dans
l’ordre civil : à intervalles réguliers, le roi convoque
ses capitaines pour analyser les situations et définir
les suites.
Montpensier dégage la voie : il installe des pièces
d’artillerie devant les places fortes qui parsèment le
territoire de Florence. Les places ne résistent pas au
feu des canons malgré les nouvelles fortifications
dont certaines sont dotées.30 Le roi arrive pour en
prendre possession. Le pillage de reddition des villes
et celui de traversée des campagnes commence,
avec ou sans prétexte de résistance : la pauvreté des
contrées accidentées ou marécageuses rend difficile
l’achat de vivres ; de toute façon, à mesure que le roi
s’éloigne du royaume — il est maintenant à près de
deux semaines de Grenoble pour un coursier pressé,
le paiement des soldes et des pensions ne peut être
régulièrement assuré. Les trésoriers des guerres
transportent l’argent lentement, craignant pour leur
sécurité. Pierre de Bourbon qui n’a pas quitté
Moulins, la capitale de ses terres, tarde à envoyer
des fonds. Le roi et son Conseil décident de nou-
velles sources de financement : aliénation de droits
domaniaux pour 120 000 écus, emprunts auprès du
366 Roi de France

clergé.31 La pression sur les villes traversées s’accen-


tue.
Face à la progression de ce roi et de son armée
forte maintenant de 17 000 combattants qu’il faut
doubler du nombre des serviteurs et augmenter
encore de milliers d’aventuriers en quête d’occa-
sions32, des délégations s’efforcent de négocier. Pise
demande à retrouver son indépendance vis‑à-vis de
Florence, Pierre de Médicis vient offrir des places
déjà prises en échange d’une aide contre les Floren-
tins qui l’ont chassé, Savonarole vient persuader le
roi « glaive de Dieu » de soutenir le parti contraire et
de préparer la réforme de l’Église. En dehors de Pise,
déjà occupée par Montpensier mais qu’il est intéres-
sant de traiter en alliée indépendante pour faire pres-
sion sur Florence, le roi n’accepte de négocier que
sur la quantité d’hommes d’armes qui vont séjourner
dans les villes, ainsi que sur le montant des « prêts »,
formes de rachat du droit illimité de prélèvement
reconnu à tout conquérant.33 Lucques offre
20 000 ducats et une forteresse, Florence obtient le
détournement de 6 000 hommes vers Sienne et tente
de maintenir au moment de l’entrée du roi les formes
traditionnelles de reconnaissance mutuelle des
détenteurs de l’autorité : la confirmation des privi-
lèges en échange des clés de la ville. De fait, le
17 novembre, alors que la Seigneurie attend sur une
estrade devant la porte San-Fregiano, les forces
armées de Charles VIII pénètrent dans la ville à la
suite de jeunes cavaliers florentins, tambours bat-
tants comme à la bataille et, malgré la brèche prati-
quée dans la muraille, elles mettent tant de temps à
défiler que le roi reçoit les clés alors que ses soldats
ont déjà pris position dans le territoire urbain. Le
26 novembre, Charles VIII promet solennellement de
L’entreprise de Naples (1494-1495) 367

rendre les places fortes, Pise comprise, lorsqu’il aura


assis sa domination sur son héritage ; en retour,
Florence s’engage pour 120 000 florins dont le tiers
payable dans les deux semaines. Sienne ne peut évi-
ter de recevoir le roi et 10 000 combattants pendant
près d’une semaine, en foi de quoi elle n’est soumise
à aucun autre prélèvement. L’ensemble des garnisons
laissées immobilise 900 hommes. Ludovic Sforza
rappelle ses troupes de Toscane aussi bien que de
Romagne, mais laisse son gendre auprès du roi.
Rome est ensuite l’inévitable station de la chevau-
chée royale : il en va de l’investiture pontificale qui
doit compléter les droits hérités. Alexandre VI n’a
cessé de proposer des rencontres partout ailleurs,
Charles VIII les a refusées. L’occupation militaire est
devenue nécessaire. Avant de quitter Florence, le roi a
reçu du cardinal della Rovere les preuves des tracta-
tions entre le pape et le sultan Bajazet34 : l’appel à par-
tir directement en croisade n’était donc qu’un leurre.
Le 27 novembre, Charles VIII adresse à toute la Chré-
tienté un manifeste où il dénonce le danger turc et
annonce son intention de continuer, de gré ou de
force, sa route vers Naples. À ce moment, il bénéficie
de l’appui de Maximilien qui songe à le rejoindre au
printemps. Le 10 décembre, Ferrandino et ses troupes
amoindries entrent à Rome : les armées du roi de
France s’y dirigent. Des opérations annexes prennent
possession de places qui sont déjà sous la domination
d’alliés romains : Ligny et des Suisses s’installent à
Ostie aux côtés des Colonna et accueillent l’arrivée des
renforts, ainsi que le ravitaillement en argent et en
vivres ; Rieux et 6 000 hommes ravagent quelques
petites places des Abbruzes avant d’atteindre L’Aquila,
détenue par les Orsini et della Rovere.
368 Roi de France

Alors que Ferrandino continue sa retraite,


Charles VIII entre à Rome dans la soirée du
31 décembre, ses forces armées mettent toute la nuit
et la matinée suivante à pénétrer dans la ville ouverte
dont les clés avaient été remises au maréchal de Gié,
sans contrepartie. Trente-six canons sont installés
devant le palais où le roi réside. Les tractations
s’étendent sur un mois sans qu’il n’obtienne rien
d’autre du pape que de reprendre le prince Djem gra-
vement malade35, l’autorisation de faire passer ses
hommes à travers le territoire pontifical et le chapeau
de cardinal pour Briçonnet. Il est vrai que Charles VIII
n’a pas jugé possible de déposer le pape comme
les opposants à Alexandre VI le lui conseillaient. Il
quitte Rome le 28 janvier 1495, un jour après que
Ferrandino, en faveur de qui son père a abdiqué, a été
couronné avec l’investiture pontificale. Le lendemain,
face aux envoyés des Rois Catholiques venus signifier
l’opposition de ceux-ci à l’entreprise, Charles VIII
réaffirme la valeur de ses droits. Trois semaines
plus tard, il s’installe au somptueux château de
Poggioreale qui domine Naples.
Des raisons politiques autant que militaires lui ont
fait choisir de ne pas suivre l’ancienne Via Appia qui
longe la côte, puis coupe droit sur Capoue. Malgré le
froid et la neige, il lui faut accompagner les opéra-
tions de soumission des forteresses proches de la
route d’altitude qui passe par San Germano, porte de
son royaume, opérations qu’il a confiées au maréchal
de Rieux, à Engelbert de Clèves, ainsi qu’à Louis
d’Armagnac qui descend le cours du Liri et va assié-
ger Gaëte. Dans deux lettres envoyées à Pierre de
Bourbon et une autre destinée à l’amiral de Graville
qui surveille la frontière picarde, le roi explique qu’il
ne peut laisser des places menacer ses arrières.36 Ces
L’entreprise de Naples (1494-1495) 369

lettres racontent en des termes presque identiques la


prise de Monte San Giovanni : les ordres donnés à
Montpensier pour mener hommes et canons, l’arrivée
du roi dans l’après-midi du 9 février, son commande-
ment à l’artillerie de tirer, l’assaut dès la première
brèche par les cavaliers démontés, et le massacre de
« 7 à 800 hommes de guerre… Je vous assure, mon-
sieur l’amiral, que je ne vis jamais un si bel ébat ni si
hardiment assaillir et défendre que je vis là. »37 Que
les détails en soient arrangés n’enlève rien au plaisir
ludique exprimé par Charles VIII. Plaisir qui se
retrouve lorsqu’il passe ses après-midis à suivre les
travaux de siège des différentes forteresses de Naples
au point d’en avoir une insolation.
Son entrée, le 22 février, dans la capitale de son
royaume s’est faite sur le mode familier de la visite
d’un souverain jouissant de ses droits. La démonstra-
tion de force avait été opérée deux jours auparavant :
un héraut avait publié la menace de saccage en cas de
résistance, les troupes le suivaient. Charles VIII des-
cendit de Poggioreale sur une mule qu’il menait avec
des éperons de bois, portant au poing un des oiseaux
de proie qu’il venait de découvrir avec ravissement
dans les volières du château.
Ce qui n’empêchait pas les opérations guerrières
de continuer : à Naples même du 24 février au
12 mars, à Gaëte qui se rendit le 27 mars après un
siège de six semaines. Les grands capitaines et leurs
troupes furent dispersés : Stuart d’Aubigny devait
prendre possession de la Calabre, Gabriel d’Albret
des Pouilles. Soucieux d’économiser ses soldats,
Ferrandino évita le contact et se réfugia à Messine,
dans la Sicile du roi d’Aragon. Cependant, la soumis-
sion militaire dépassait les capacités des armées de
Charles VIII, mêmes renforcées par l’arrivée des
370 Roi de France

soldats venus de Gênes et qui, après une tempête,


avaient été obligés de passer l’hiver en Sardaigne
pour réparer les navires. Du reste, cet apport fut neu-
tralisé par le départ du maréchal de Rieux et de ses
2 000 Bretons pressés de retourner dans leur pays
natal. Le territoire était trop étendu, trop accidenté.
Certaines villes envoyèrent des délégations pour
signifier leur obéissance, d’autres restaient hors
d’atteinte, en particulier Brindisi sur l’Adriatique et
Reggio de Calabre face à Messine. Malgré la proxi-
mité des possessions ottomanes que l’on pouvait voir
de la côte orientale, il n’était plus question d’entre-
prendre la croisade, encore moins depuis l’arraison-
nement par les Vénitiens le 25 février du bateau des
émissaires qui devaient préparer le soulèvement de la
Morée. La croisade devenait le rêve contenu dans le
nouvel emblème du roi : l’épée dressée, entourée
d’une palme qui associait la justice à la victoire.38
L’emprise territoriale ne pouvait se faire que par
l’établissement de rapports personnels de fidélité :
distributions de charges aux barons napolitains ral-
liés et aux proches du roi qui reçurent en outre de
grands fiefs : le prince de Salerne retrouva ses terres
et sa charge de Grand amiral ; Étienne de Vesc fut
récompensé de deux duchés et de deux comtés ; des
alliances matrimoniales étaient prévues entre les
deux aristocraties. Le roi, rassuré par ce « Paradis »
qui répondait à ses espoirs, se comportait avec
magnificence : il avait pris le titre de « roi de France,
de Sicile et de Jérusalem » ; il distribua les richesses
trouvées dans le Trésor, abaissa les impôts. Il mit en
place des juges. Comme les plus grandes puissances
chrétiennes et musulmanes lui avaient envoyé leurs
compliments après son entrée à Naples, il attendait
un revirement du pape.39 Début mai, il l’attendait
L’entreprise de Naples (1494-1495) 371

encore, mais la situation avait changé. Il fut couronné


le 12 mai alors qu’une partie de ses soldats avait
commencé à prendre le chemin du retour.

« PASSER OUTRE »

Le 8 mai, le roi avait écrit à Pierre de Bourbon :

Mon frère, j’ai reçu vos lettres et ai vu la diligence


que faite avez à envoyer gens en Ast[i] pour mon frère
d’Orléans. Faites diligence, car pour rien ne voudrais
qu’il fût outragé du duc de Milan ; et n’eusse jamais
pensé qu’il l’eût voulu faire, car l’outrage, je le répute
à moi fait. De me clôre le passage, il [Ludovic Sforza]
aurait bien à besogner, car je suis bien accompagné
de gens de bien pour passer partout : aussi je ne vou-
drais rien demander à personne. Il me suffit d’avoir
recouvert mon royaume de Naples ; de l’autrui je ne
demande aucune chose, mais qui me demandera je
mettrai en peine de me revancher et de leur montrer,
ou [avec] l’aide de Dieu, qu’ils auront tort. Et qui aura
fait outrage ou tort à mondit frère duc d’Orléans, je
mettrai peine de lui aider et faire réparer.40

Une coalition s’était en effet formée pendant


l’hiver : Venise avait cherché des alliés contre l’entre-
prise de Charles VIII qui menaçait sa suprématie
dans l’Adriatique. Elle trouva d’abord Ferdinand
d’Aragon qui refusait l’installation du roi de France
face à la Sicile, puis Ludovic Sforza qui avait fini
par craindre sa trop grande puissance. Quant à
Maximilien, il fut convaincu de l’impossibilité d’une
croisade commune après l’affaire du bateau saisi
372 Roi de France

par les Vénitiens. Pour lui, après la chute de


Constantinople, il ne pouvait y avoir qu’un seul
empereur dans la Chrétienté. La pomme d’or que
Charles VIII tenait dans sa main gauche lors de son
couronnement comme roi de Sicile et de Jérusalem
avait beau ne pas porter de croix suivant la coutume
napolitaine et à la différence du globe impérial, de
toute façon, il était trop tard : le traité de la ligue qui
unissait Venise, les Rois Catholiques, le pape,
Maximilien et Ludovic avait été lu le 31 mars 1495 au
Sénat de la République. Parmi l’assistance se trouvait
Commynes, envoyé par le roi, et le 4 avril des ambas-
sadeurs vénitiens avaient averti ce dernier des nou-
velles dispositions diplomatiques.
L’adhésion à la ligue n’impliquait pas l’entrée en
guerre immédiate de tous les participants. Fort
d’avoir obtenu la reconnaissance impériale de ses
droits sur le Milanais, Ludovic Sforza avait été le pre-
mier à attaquer. Le 5 avril, il envoyait ses troupes
assiéger Asti, Louis d’Orléans demanda des secours à
Pierre de Beaujeu : Charles VIII l’apprit un mois plus
tard. Dans sa lettre du 8 mai, il approuvait l’envoi de
renforts au premier prince du sang, « son frère », et en
ordonnait d’autres. Il ne voyait dans l’attaque de
Sforza qu’une disposition destinée à s’opposer à son
passage, ce qu’il se faisait fort de surmonter aisément
« accompagné de gens de bien » comme il allait l’être.
Le partage de ses troupes avait déjà commencé :
environ 11 700 hommes, dont un tiers recruté sur
place, devaient rester à la disposition de Montpensier.
En tant que prince du sang, il était tout désigné pour
exercer les fonctions de vice-roi. Avec le roi, à peine
un peu plus de combattants, mais de meilleure qua-
lité, davantage de lances, la garde royale et les « pen-
L’entreprise de Naples (1494-1495) 373

sionnaires », davantage de Suisses, une partie de


l’artillerie, et 3 000 chevaux pris dans le royaume.
L’artillerie s’était mise en mouvement, et des vingt-
six navires en bon état, le tiers quittait Naples : les
uns devaient déposer à Pise le butin le plus lourd qui
prendrait ensuite les voies terrestres à destination
d’Amboise ; ils emportaient aussi les farines et les
prostituées de métier ou contraintes qui devaient
retrouver le gros des armées en Toscane.41 Les autres
navires portaient des hommes d’armes sous la direc-
tion de Jacques de Myolans, accompagné de Paolo
Fregoso, condottiere napolitain : ils devaient enlever
Gênes à Ludovic.
Le 20 mai, Charles VIII et les forces qui l’entourent
entament le chemin du retour. Un incident lors
de la traversée du Garigliano les oblige à reprendre
la route d’altitude ; le trajet jusqu’à la traversée
des Apennins se calque sur celui de l’aller. Dans
des conditions complètement différentes. Les res-
sources des zones traversées ont déjà été épuisées par
le premier passage. La disette et les épidémies accom-
pagnent les troupes, comme il arrive très souvent
dans ces économies de manque qui ne peuvent sup-
porter une brutale augmentation de population à
nourrir, mais avec cette nouveauté d’une maladie
sexuellement transmissible, la syphillis arrivée du
Nouveau Monde jusqu’à Naples. Le roi ne s’attarde
pas dans les villes : toutes ne peuvent fournir des
vivres qu’il n’est de toute façon plus question de
payer, non que les finances du royaume soient épui-
sées, mais parce que les conditions de transport sont
trop hasardeuses. Dans sa lettre du 8 mai à Pierre de
Bourbon, Charles VIII en avait plaisanté, prétendant
que le manque de solde augmenterait le zèle de ses
troupes à avancer, mais les pillages se multiplient, et
374 Roi de France

avec eux, la désobéissance. Florence, dominée alors


par la faction mystique qui soutient Savonarole, évite
le passage et s’acquitte de 30 000 ducats promis sept
mois plus tôt. Le roi ne peut refuser à Sienne, puis à
Pise de laisser des garnisons : 600 combattants sont
ainsi soustraits à ses armées. De toute façon, il faut
aller vite. Secouru dans Asti, Louis d’Orléans a ignoré
les ordres du roi : le 13 juin, il a saisi la première
ville du Milanais à sa portée, Novare, avec les
10 000 hommes qu’il a pu rassembler. Comme il était
prévisible, Venise est entrée en guerre le lendemain.
Fin juin, le roi et son armée se trouvent au pied des
Apennins, soit cinq semaines après le départ de
Naples alors que l’aller avait demandé quatre mois.
Encouragé par les nouvelles du succès de la flotte
de Myolans qui a pris La Spezia, Charles VIII décide
de se défaire encore d’une partie de ses troupes :
Philippe de Bresse part avec 500 hommes d’armes et
2 000 arbalétriers pour aller attaquer Gênes. Le
maréchal de Gié et l’avant-garde traversent la mon-
tagne en suivant les routes de crête le long desquelles
des seigneurs ouvrent leurs châteaux ; arrivé près de
Fornoue, au débouché du Taro sur la plaine du Pô, il
fait prévenir le roi que les troupes de la ligue ont ins-
tallé leur camp sur la rive droite de la rivière ; elles
bloquent l’accès vers Parme et l’ancienne Via Romea
qui permet de remonter le long du Pô. Au lieu de
rejoindre Philippe de Bresse sur la côte toscane, le roi
préfère suivre son avant-garde. Quatre jours sont
nécessaires pour faire passer l’artillerie dont les qua-
torze gros canons débarqués à La Spezia. En atten-
dant, le ravitaillement est d’autant plus difficle que
les Suisses ont incendié la place de Pontremoli avec
les réserves de nourriture qui s’y trouvaient. Le roi et
le reste de l’armée arrivent en vue de la plaine vers
L’entreprise de Naples (1494-1495) 375

midi le 5 juillet et s’installent près du gué de Fornoue,


à environ 2 km du camp adverse. 42 Les paysans
s’empressent de venir vendre des vivres.
Charles VIII est resté dans les mêmes dispositions
que celles qu’il a marquées deux mois plus tôt : ayant
recouvré son héritage de Naples — le 2 juillet, la nou-
velle de la victoire de Seminara remportée le 16 juin
en Calabre sur les Aragonais l’a rassuré —, il prétend
ne demander rien d’autre que le passage vers le
royaume de France. Or, la prise de Novare par Louis
d’Orléans rend cette position intenable. Cela n’empê-
che pas le roi de charger Commynes et Briçonnet de
négocier jusqu’à la dernière minute en essayant de
jouer sur les différences entre les deux commissaires
vénitiens chargés par la République d’épargner ses
ressources et Francesco de Gonzague, le jeune mar-
quis de Mantoue qui a obtenu le commandement des
troupes43 et souhaite l’affrontement. Briçonnet qui
ne connaît rien à la guerre pense que quelques coups
de canon suffiront à assurer le passage ; l’expérience
de Commynes lui fait dire que lorsque deux grosses
armées sont si proches, il est difficile de les empêcher
de se battre. Bien entendu, s’il y va de son honneur,
Charles VIII est prêt à répondre comme il l’avait
écrit à Pierre de Bourbon : « qui me demandera je
mettrai en peine de me revancher et de leur montrer,
ou [avec] l’aide de Dieu, qu’ils auront tort. »
Cette position double se retrouve dans la conduite
et les décisions prises au matin du 6 juillet. Dès
l’aube, les bagages passent le gué de Fornoue et
s’acheminent lentement vers les côteaux où les loge-
ments de la nuit suivante doivent être préparés. Avec
eux, le personnel de la trésorerie, Briçonnet dès que le
combat commence, et très peu d’escorte. Si le chiffre
habituellement retenu de 6 000 valets est fiable, il faut
376 Roi de France

admettre que depuis les observations des Vénitiens


neuf mois plus tôt, leur quantité a été multipliée par
neuf. À mesure de leur progression, « le roi, sa cour et
sa garde » ont acheté ou pris tout ce que les artisans et
les artistes italiens avaient produit de plus séduisant :
tissus d’or et de soie, lainages fins, fourrures, bijoux,
objets de la vie courante transformés en œuvres d’art.
De son côté, pour parer à une éventuelle confronta-
tion, le roi a passé sur son armure la tunique de soie
qui porte la double croix de Jérusalem, son heaume
est surmonté de grandes plumes blanches et violettes,
huit jeunes gens pris parmi ses intimes et semblable-
ment vêtus doivent former avec lui le groupe des
« Neufs preux » d’un célèbre roman de chevalerie44,
Savoie, son cheval préféré, est recouvert d’une housse
semblable à la tunique royale ; enfin, une messe
demande la protection divine.45
En regard de cette conjonction de la somptuosité
et du rituel qui marque alors l’ultime préparation
aux combats, les dispositions guerrières arrêtées par
Charles VIII en Conseil sont simples : l’objectif est de
traverser le Taro pour rejoindre la Via Romea à la
hauteur de Plaisance. L’ordre de bataille fixe à cha-
cun des grands capitaines la place qu’il doit occuper
sans pouvoir prendre d’autres initiatives que res-
treintes ; le commandement n’appartient qu’au roi.
Vers midi, lorsque les derniers bagages sont passés,
les combattants commencent à traverser et à avancer
le long de la rive gauche. L’avant-garde, toujours
conduite par Gié, a été renforcée : elle comprend
l’artillerie, près de 500 lances, des chevau-légers,
3 000 Suisses, les hommes de pied allemands d’Engel-
bert de Clèves, 300 archers de la garde royale sans
leurs chevaux. Au centre, sous la direction de Jean de
Foix, vicomte de Narbonne, les 600 combattants
L’entreprise de Naples (1494-1495) 377

d’élite de la « bataille », lances, archers écossais et


autres membres de la Maison du roi, signalés par
l’enseigne brodée Missus a Dei — « Envoyé de Dieu » :
le roi doit se trouver parmi eux. L’arrière-garde,
2 000 hommes d’armes, est placée sous la responsabi-
lité de La Trémoille. Cet ordre compact, dont les seg-
ments sont proches les uns des autres, correspond au
souci du roi de passer en force : à Claude de La Châtre,
son maître d’armes venu l’encourager devant l’immi-
nence de cette « bonne grosse bataille » qu’il avait tant
désirée, il répond : « Mais ils sont dix fois autant que
nous sommes… Si faut passer outre. »46
Non pas dix fois, mais sûrement trois fois plus
nombreux : près de 27 000 combattants fournis par
Venise, 3 500 par Ludovic Sforza occupé par ailleurs
au siège de Novare ; en tant que marquis de Mantoue,
Francesco de Gonzague ne peut offrir qu’un nombre
restreint de combattants, mais ils appartiennent tous
à sa Maison et montent les superbes chevaux issus de
ses élevages.47 Leur camp est installé depuis fin juin
dans un vaste espace situé assez bas sur la rive droite
du Taro, près du village de Giarola ; les hommes sont
reposés, les bêtes bien nourries, l’artillerie bien dis-
posée. En révélant les intentions du roi de ne pas
prendre la route de Parme, la traversée de la rivière
par ses troupes oblige les chefs italiens à revoir leurs
plans. L’oncle de Francesco, Rodolfo, homme de
guerre très expérimenté et dont Venise a exigé l’enga-
gement à ses côtés, fait adopter une tactique mobile
qui utilise les différentes armes suivant les caractéris-
tiques de chacune. Le premier coup de canon qui
n’était que le signal de la mise en mouvement des
troupes royales est interprété comme le début d’une
attaque.
La cavalerie légère de la ligue passe le gué de
378 Roi de France

Fornoue à la suite de l’arrière-garde française48 : aux


600 arbalétriers montés s’ajoutent autant d’estradiots,
recrutés dans les possessions vénitiennes de l’Adria-
tique ; sur leurs petits chevaux turcs très agiles, ils
ont déjà passé les jours précédents à harceler les sol-
dats du roi, emportant quelques têtes coupées que la
République paie un à quatre ducats pièce. Ils ont
pour mission d’atteindre les collines pour fondre sur
la gauche des forces adverses. Dans le même temps,
le comte de Caiazzo49 mène sa cavalerie lourde, sou-
tenue par 2 000 fantassins, au gué de Giarola situé en
aval pour attaquer l’avant-garde française. Entre ces
zones extrêmes, Francesco de Gonzague s’apprête à
traverser au gué d’Oppiano à la tête de sa Maison, de
500 hommes d’armes et de 600 arbalétriers montés ;
son oncle l’accompagne ; il est appuyé sur sa gauche
par 350 autres cavaliers qui avancent vers le gué
de Gualatico et suivi de centaines d’arbalétriers et de
5 000 fantassins. Il a pour objectif d’attaquer la
« bataille » autour de Charles VIII et, si possible,
de s’emparer de lui : la République en a promis
100 000 ducats. Une partie de l’artillerie vénitienne
est tirée vers la rivière pour couvrir les différents pas-
sages.
Obligé de s’immobiliser pour parer à l’attaque, Gié
utilise son artillerie légère et neutralise l’artillerie
adverse ; les Suisses obligent cavaliers et fantassins à
refluer vers la rivière ; les tentatives suivantes
échouent. De l’autre côté, la cavalerie légère véni-
tienne réussit à contourner l’arrière-garde française,
mais ne peut enfoncer le centre ; au lieu de se regrou-
per, des cavaliers attaquent le cortège des bagages
très mal défendu et dès lors, ne s’occupent que
d’emporter les plus belles pièces, la tente royale, des
coffres du roi et des grands seigneurs. Lorsqu’ils sont
L’entreprise de Naples (1494-1495) 379

satisfaits, d’autres prennent le relais, aventuriers,


soldats du roi prêts à déserter, qu’une lettre de
Charles VIII a dénoncés ultérieurement aux habitants
de Lyon leur interdisant d’acheter les objets précieux
qu’on viendrait leur proposer.50 Dans l’immédiat, le
roi envoie des hommes de pied reprendre le contrôle
de ce qui reste.
L’essentiel de l’affrontement se joue au centre : là
où est le roi de France, là est l’honneur de se battre.
Mais au cours de la journée, le Taro se gonfle des
eaux des orages nocturnes qui ruissellent de la mon-
tagne et la pluie recommence à tomber : certains
gués deviennent impraticables. Les cavaliers des
Gonzague et leurs forces d’appoint sont obligés de
traverser en amont : vers le milieu de l’après-midi, ils
s’approchent le long de la grève dans un ordre et
dans un appareil dont Commynes se souvient avec
plaisir, « bardés, bien empanachés, belles bourdon-
nasses, très bien accompagnés d’arbalétriers à cheval
et d’Estradiots, et de gens de pied ».51 Ce qui laisse le
temps à Charles VIII d’ordonner à la « bataille » de se
rapprocher de l’arrière-garde et aux deux corps de
faire face à l’ennemi. C’est le dernier ordre qu’il
donne : ses proches le pressent de se porter au pre-
mier rang ; d’autant plus visible qu’il se tient au plus
près de son enseigne de champion de Dieu.
La voie empruntée décale Francesco de Gonzague
et « la fleur de son ost » : ils se heurtent, non directe-
ment au roi comme ils l’espéraient, mais à sa droite,
affrontant une partie de la « bataille » et la gauche de
l’arrière-garde, ce qui n’enlève rien à la violence
du choc. Une fois les lances jetées, les cavaliers
s’affrontent entre mêlée et combat singulier : quelles
que soient leurs responsabilités par ailleurs, ces
hommes ne peuvent résister au désir d’accomplir des
380 Roi de France

exploits. Le heaume de Charles VIII est endommagé,


Mathieu, bâtard de Bourbon, l’un des « preux » qui
combattent à ses côtés, est entraîné par sa monture
dans les rangs adverses. Francesco de Gonzague perd
successivement trois chevaux, son épée se brise ; une
dizaine de membres de sa maison périssent, dont
Rodolfo.
Les combattants du roi seraient prêts à rompre
n’était l’étroitesse de l’espace qui, d’un côté, leur rend
le recul difficile et, d’un autre, empêche arbalétriers
et hommes de pied de la ligue d’avancer sur la rive
pour soutenir les hommes d’armes. Sans qu’on sache
qui de Trivulzio, condottiere milanais au service de
Charles VIII, ou de La Trémoille en a pris l’initiative,
une charge de cavaliers sur le flanc droit des hommes
de Gonzague les oblige à refluer.
Avec la mort de Rodolfo, il n’y a dans le camp de la
ligue plus personne pour faire mouvoir les corps
d’armée, et particulièrement ceux qui attendaient un
signal pour traverser et venir en renfort. Il n’y a pas
davantage de coordination du côté français : le roi a
cessé d’être un chef de guerre pour être un combat-
tant. Commynes raconte comment chacun étant
occupé à la « chasse » — au triple sens de faire fuir
les adversaires, de les achever et de dépouiller les
cadavres —, le roi qui ne peut quitter le lieu où il
s’est battu sous peine de paraître fuir, reste isolé,
sans protection : attaqué par un petit groupe
d’hommes d’armes près de la rivière, il tire partie de
l’habileté de son cheval et tient tête jusqu’à l’arrivée
de gens de sa Maison.52
Tandis que l’arrière-garde reste auprès des gués
encore franchissables, le roi et les combattants de la
« bataille » finissent par rejoindre Gié et l’avant-garde :
au Conseil qu’il tient alors, Charles VIII accepte de ne
L’entreprise de Naples (1494-1495) 381

pas poursuivre les assaillants jusque dans leur camp,


traverser le Taro est devenu trop dangereux. Il passe
la nuit au village de Medesano sur la colline qui sur-
plombe le champ de bataille boueux, piétiné et cou-
vert de cadavres détroussés. La nourriture et les abris
sont rares, la tente royale et beaucoup d’objets pré-
cieux ont disparu, l’unique puits devient vite inutili-
sable.
Le lendemain est jour de trêve négociée où chacun
essaie d’avoir des nouvelles des prisonniers, de retrou-
ver ses morts et de deviner les intentions de l’adver-
saire. Le roi, dont les soldats ont tué tous ceux qu’ils
saisissaient, redoute que le marquis de Mantoue ne
veuille en tirer vengeance. À l’aube du jour suivant,
alors que les hommes de Clèves feignent de garder le
camp, une messe est célébrée mêlant action de grâce,
prières pour les morts et demande de protection, puis
le roi de France et son armée s’en vont chercher la Via
Romea sans guide, à travers champs et forêts. Ils
l’atteignent vers midi, et c’est ensuite une marche for-
cée — 200 km en sept jours, évitant les villes pour ne
pas avoir à négocier ou à intervenir dans leurs
affaires, harcelés au début par les Estradiots qui
détruisent les ponts sur les affluents du Pô. Obliquant
vers le sud-ouest, ils atteignent Asti, terre de Louis
d’Orléans, le 15 juillet.
Trois jours plus tôt, Charles VIII a pris le temps de
faire savoir à Anne et à Pierre de Bourbon qu’il a
remporté, avec l’aide de Dieu et de la Vierge, une vic-
toire sur les armées de la ligue et ordonné sa célébra-
tion dans les formes accoutumées. Francesco de
Gonzague n’avait pas attendu pour annoncer à
Venise et à Mantoue ce qu’il considérait comme un
succès. À suivre les critères ordinaires — la posses-
sion du lieu à la fin du combat, la supériorité du
382 Roi de France

nombre des morts du côté des vaincus —, Fornoue


est bien une victoire du roi de France.53 Mais l’impor-
tance du butin qui apparaît dans toutes les villes jus-
qu’à Venise et surtout la quantité d’objets personnels
appartenant au roi — de son heaume et de son glaive
d’apparat au portrait du Dauphin en passant par son
livre d’heures et un carnet de dessins érotiques — ont
entretenu l’idée inverse et fait naître le bruit de sa
mort.

« JE NE SUIS PAS ICI POUR MON PLAISIR… »

Je ne suis pas ici pour mon plaisir, mais seulement


pour éviter la guerre et dépenses de mon royaume de
France et mettre en sûreté mondit royaume de Naples
et mesdits bons serviteurs que j’y ai laissés et me
semble bien que là où j’ai mis et mets ma personne en
danger et tant de gens de bien que j’ai avec moi et étran-
gers qui libéralement viennent me servir, que les gens
de mes finances ne doivent laisser tomber la compa-
gnie en inconvénient. Et a été force, jusques à ce qu’on
m’ait envoyé l’argent que j’ai écrit, que j’aye envoyé par
les villes et bonnes maisons d’ici entour emprunter à
grand intérêt et honte ce qu’on pourra finer, attendant
la venue de l’argent que j’ai toujours écrit que l’on
m’envoye ; et si ce ne sera pas grand-chose, car à peine
pourrai-je bailler auxdits Suisses un franc ou un franc
et demie…54

Même si cette lettre adressée à Pierre de Bourbon


le 10 septembre n’est pas destinée à quelque publica-
tion que ce soit, elle contient un aveu étonnant de la
part d’un roi qui vient d’accomplir une campagne
L’entreprise de Naples (1494-1495) 383

conquérante de douze mois et de remporter en per-


sonne une victoire. Charles VIII se trouve en Savoie
depuis six semaines, se déplaçant entre Turin où se
tient la cour de Savoie et Chieri où il a fait établir son
camp ; les nouvelles lui parviennent plus rapidement
et lui-même peut multiplier ordres et courriers. Le
déplaisir qu’il manifeste trouve son origine dans la
désobéissance de Louis d’Orléans : 10 000 hommes
sont immobilisés dans Novare ; le siège, maintenant
complètement établi, a attiré les meilleurs guerriers
de la ligue, Francesco de Gonzague entre autres, et
25 000 hommes dont 10 000 envoyés par Maximilien
qui vient d’obtenir une avance d’impôt de la Diète
impériale. Le roi des Romains pourrait aussi faire
pression sur les frontières de Picardie et de Bour-
gogne ; déjà Ferdinand d’Aragon a fait avancer soldats
et artillerie dans le Roussillon dont il a repris posses-
sion deux ans plus tôt. Le royaume de France est
menacé. Celui de Sicile et de Jérusalem dont
Charles VIII joint les titres à celui de France dans ses
lettres officielles n’est pas moins en danger. La vic-
toire de Seminara avait aussi bien révélé la présence
en Calabre de Ferrandino, de ses troupes, du soutien
aragonais ; le 7 juillet, Ferrandino était entré dans
Naples tandis que Montpensier s’enfermait dans une
des forteresses avec 3 000 hommes, le tiers de ses
forces. Stuart d’Aubigny et ce qui restait de soldats ne
pouvaient prétendre défendre le territoire ; déjà
Venise s’était emparée de Monopoli, au sud de Bari.
Malgré les renforts conduits par Philippe de Bresse,
la tentative sur Gênes avait échoué : le 22 août, le roi
avait ordonné à ses troupes immobilisées le long de la
côte ligure de partir pour Naples, ce à quoi Ludovic
Sforza s’opposait encore deux mois plus tard. Dans
l’immédiat, Charles VIII ne peut envisager de rassem-
384 Roi de France

bler une armée suffisamment puissante pour faire


lever le siège de Novare mais ne peut non plus, pour
des raisons d’honneur, abandonner le premier prince
du sang de France.
Supportant mal son impuissance, le roi accuse ses
officiers de finances. Le 10 août, un trésorier des
guerres est arrivé avec la solde des compagnies
d’ordonnance. Le 30 juillet, Charles VIII s’est défait
pour trois ans du revenu de l’impôt sur le sel dans le
comté de Nevers au profit d’Engelbert de Clèves et
de ses hommes de pied.55 Mais d’autres chefs de
troupes, étrangers ou non, ne reçoivent rien, et il
faut faire appel « aux villes et bonnes maisons d’ici
entour ». La duchesse de Savoie consent de nou-
veaux prêts. Briçonnet, envoyé négocier à Florence
le paiement de 30 000 ducats qui restent dus et un
prêt supplémentaire de 70 000, se heurte d’abord au
refus de la Seigneurie tant que Pise ne sera pas reve-
nue sous sa domination : or, Robert de Balsac, à la
tête de la garnison laissée par Charles VIII, ne veut
pas quitter la place sans compensation. Le 26 août,
Briçonnet obtient les 30 000 ducats et une promesse
de prêt le 7 septembre : le tout contre le dépôt de
bijoux du roi pour un montant de 30 000 ducats, ce
qui prouve que le pillage à Fornoue était loin d’être
complet.
Des fonds sont immédiatement envoyés au bailli de
Dijon pour recruter des Suisses. Beaucoup de sujets
du roi sentant la proximité du royaume quittent
l’armée avec ou sans congé. Malgré tous les incidents
qui ont marqué l’entreprise de Naples, les Cantons
restent le meilleur réservoir de combattants efficaces
et les négociations ont commencé fin juillet bien
avant que l’argent n’arrive. Avec l’approche de la sai-
son froide, les montagnards viennent avec femmes et
L’entreprise de Naples (1494-1495) 385

enfants, et en bien plus grand nombre qu’il n’est


nécessaire.
Le 11 septembre, Charles VIII et son armée
prennent position à Verceil, à 20 km de Novare et non
loin du camp adverse. Autour du roi, les avis sont par-
tagés : Louis d’Orléans a envoyé Georges d’Amboise,
son conseiller préféré, pour soutenir ses intérêts, et
Briçonnet, maintenant que les troupes sont rafraî-
chies et en partie payées, verrait bien une offensive
contre Milan, puis Gênes. Les hommes de guerre,
Gié, La Trémoille sont moins sûrs de la force réelle de
l’armée et font valoir le retour des pluies d’automne ;
Commynes déconseille une nouvelle aventure qui
hasarderait la vie du roi.
Charles VIII choisit la négociation et des formes
plus assurées de magnificence. Déjà, fin juillet, il
avait racheté à l’un de ses hommes un cheval auquel
Francesco de Gonzague tenait beaucoup et promis
d’en chercher deux autres. Le marquis lui avait ren-
voyé des dessins pris à Fornoue, le roi lui avait
demandé ses reliques et le serviteur qui les gardait.56
Le 15 septembre commencent les pourparlers : le roi
a passé sur son armure une tunique qui mêle le
blanc, le violet, le gris et le cramoisi ; il monte Savoie
qui porte les mêmes couleurs. L’un des premiers
échanges qui marque la bonne volonté des parties est
la remise de Mathieu de Bourbon contre un cheval
turc que le roi a fait revêtir de drap d’or, comme le
trompette mantouan chargé de le reconduire. Vient
ensuite l’échange des otages : tandis que Commynes
va prendre place dans le camp de la ligue, le marquis
est fastueusement accueilli par le roi. Les négocia-
tions principales ont lieu entre Ludovic Sforza et
les envoyés de Charles VIII, en présence des ambas-
sadeurs de Venise, de Maximilien et des Rois
386 Roi de France

Catholiques. Le 24 septembre, Louis d’Orléans est


libre de venir au Conseil ; le 26, ce qu’il reste de survi-
vants sort de Novare, 5 500 hommes dont 300
meurent imédiatement. Ce jour-là, les Suisses com-
mencent à arriver à Verceil : ils sont 10 000, ils font
peur, 15 000 autres les suivent.
Ludovic Sforza fait toutes les concessions qui lui
permettent de signer la paix avec Charles VIII les 9 et
10 octobre : il accueille ses opposants dont Trivulzio,
transforme son prêt initial de 75 000 ducats en don,
remet 50 000 ducats à Louis d’Orléans contre Novare
qui de toute façon s’est rendue ; il reconnaît la suze-
raineté du roi de France sur Gênes et promet de
mettre le port à sa disposition pour la prochaine
expédition. Le camp de la ligue est dispersé ; à partir
du 11 octobre, Charles VIII, sa Maison et ses troupes
reprennent le chemin du royaume. Le 7 novembre, le
roi fait une grande entrée à Lyon où l’attend la reine.

D’UNE GUERRE L’AUTRE

Plutôt que de suivre pendant encore une année les


étapes qui conduisent à la perte du royaume de
Naples, il vaut mieux dégager quelques caractéris-
tiques de cette entreprise, comme des sept conflits
suivants jusque 1559, signature de la paix du Cateau-
Cambrésis qui marque l’abandon des revendications
italiennes des Valois.
Frappants d’abord, les liens qu’entretiennent la
forme dynastique du pouvoir royal et la guerre. La
supériorité des droits de la maison régnante s’affirme
aux dépens des droits du sang de René II de Lorraine
L’entreprise de Naples (1494-1495) 387

et des droits du suzerain du royaume de Naples,


même si celui-ci est le souverain pontife. Bien
qu’appuyée sur des preuves, cette supériorité ne se
démontre vraiment que par la guerre dans sa double
dimension de recours à la force et de contestation
offerte au jugement de Dieu. La démonstration vaut
aussi bien pour les maisons nobles du royaume
que vis‑à-vis des maisons étrangères. Avec deux
inflexions logiques. D’un côté, l’obligation de faire
passer en premier la survie de la lignée : avec la mort
du Dauphin Charles-Orlando en décembre 1495, puis
celle d’un autre garçon en octobre de l’année suivante,
il est devenu très difficile à Charles VIII d’envisager de
reprendre l’entreprise en personne. De l’autre, le dépla-
cement des revendications en fonction des maisons
qui accèdent à la Couronne : au nom des droits de
Valentina Visconti, sa grand-mère, Louis d’Orléans,
devenu Louis XII, conquiert le Milanais, comme
ensuite son cousin, François Ier. Or, ce duché se
trouve dans la dépendance de l’empereur qui en
détient l’investiture.
D’affrontement en affrontement, l’antagonisme se
met en place entre la maison de France et celle des
Habsbourg : dans l’affaire de Bretagne, puis dans
celle de Naples, Maximilien n’avait offert que des
forces d’appoint. Mais Charles VIII n’avait pas encore
quitté Rome en janvier 1495 que l’ambassadeur des
Rois Catholiques obtenait l’accord de principe de
l’empereur sur la double alliance matrimoniale dont
son petit-fils, Charles Quint, a finalement bénéficié.
À partir de 1521, pour le Milanais ou pour d’autres
territoires, l’affrontement est direct : il a duré, avec
quelques pauses, jusqu’aux années 1750.
Pour Charles VIII, et pour ses premiers succes-
seurs, la guerre institue un mode de vie qui amplifie
388 Roi de France

les traits distinctifs du mode de vie royal. La chevau-


chée guerrière rassemble la noblesse en bien plus
grand nombre que la cour ordinaire : grands sei-
gneurs et petits nobles provinciaux ou étrangers
viennent servir le roi dans des structures qui tiennent
à la fois de la familiarité et des différentes formes de
commandement nécessaires à la maîtrise des combat-
tants, compagnies des lances ou bandes des piétons,
des Suisses et des Allemands. Cette abondance de
moyens — hommes, chevaux, matériel — est la forme
la plus achevée de la magnificence qui pourrait y
retrouver le caractère antique de dépense accomplie
au profit de la cité s’il était admis que les revendica-
tions de la dynastie régnante coïncident avec le bien
du royaume. Plus sûrement, la démonstration de
puissance et de richesse s’accomplit en miroir de celle
des ennemis, passage à l’extrême des fastes rivaux
déployés dans les rencontres diplomatiques. La
magnificence guerrière ne joue pas seulement sur la
quantité : chevaux sélectionnés pour leur beauté ;
armures, casques, armes de jet, de trait ou de poing,
canons de toutes tailles avec leurs noms poétiques
— couleuvrines, faucons, fauconneaux —, fabriqués
pour leur raffinement autant que pour leur utilité.
Lorsqu’au matin de Marignan, Robert de La Mark
vient prévenir François Ier de l’imminence de l’attaque
ennemie, il le trouve en train de choisir un « harnais
d’Allemagne… merveilleusement bien fait et fort
aisé. »57 Les lois somptuaires qui ont tenté de hiérar-
chiser et de limiter les dépenses de parures ont toutes
considéré les jours de bataille comme les moments où
les restrictions cessent, la magnificence des combat-
tants rejaillissant sur celle du roi.58 Destructions ou
pillages, les batailles consomment en quelques heures
hommes, chevaux, matériel et parures : au soir de
L’entreprise de Naples (1494-1495) 389

Fornoue, Commynes ne parle plus du panache sur le


heaume de Charles VIII. La chevauchée dans son
ensemble a un effet d’usure plus lent mais non moins
certain : les hasards du ravitaillement en vivres et en
fourrage, les variations de température et d’humidité
pour tous ces hommes qui vivent jour et nuit à l’air
libre, les épidémies, tout cela réduit les forces enga-
gées, tout autant que l’envie de rentrer au pays. Il ne
reste aux responsables des finances royales qu’à ima-
giner des moyens nouveaux pour recruter de nou-
veaux combattants : le manque de liquidités, s’il peut
ralentir les mouvements du roi, ne les interdit jamais.
Il y a comme un effet induit qui passe de l’urgence à
trouver de nouvelles ressources pour la guerre à
l’invention de nouveaux rouages de gouvernement :
ainsi au début de l’affrontement entre François Ier et
Charles Quint, répondent l’implication de la munici-
palité de Paris dans le système des emprunts, les
Rentes de l’Hôtel de ville (1522) et la mise en place de
la Recette des parties casuelles alimentée par les tran-
sactions sur les offices (1523). Parallèlement, la taille
a quadruplé depuis Charles VIII et connaît sous divers
noms un nouvel accroissement de 53 % jusqu’en 1558.
Alors que le groupe des financiers lyonnais chargés
d’alimenter le Trésor royal ne peut plus honorer les
engagements qu’il a pris auprès de ses propres prê-
teurs, Henri II passe en revue 11 000 cavaliers et
29 000 hommes de pied dans une plaine du Calaisis
(8 août 1558). Il est difficile de dire si, au moment où
ils commencent à négocier, Henri II et Philippe II ne
peuvent vraiment plus trouver à financer de nouvelles
opérations, ou s’ils sont l’un comme l’autre préoc-
cupés par le développement des conflits religieux
dans les terres qui leur sont soumises.
L’activité guerrière du roi ne connaît pas la
390 Roi de France

contrainte des lois écrites ou coutumières dont les


juges, détenteurs de la part du pouvoir judiciaire
délégué, possèdent la connaissance. Pour une part,
elle ressortit de l’exercice quotidien qui entraîne le roi
au combat, qu’il s’agisse des armes, des tournois ou
de la chasse : il acquiert force, adresse et rapidité du
coup d’œil. D’une manière plus large qui transforme
le roi combattant en maître des opérations, l’activité
guerrière relève d’un savoir-faire transmis oralement,
une multiplicité de recettes assez simples, connues
des hommes de guerre plus âgés et qui permettent de
répondre à des situations toujours changeantes en
fonction du temps et des territoires traversés. Ces
prises de décisions incessantes ne sont soumises
à aucun principe, elles entretiennent des relations
aléatoires avec les expériences précédentes plus ou
moins mémorisées, plus ou moins transposables. La
situation de conflit et les risques mortels qu’elle
comporte imposent ensuite l’obéissance aux ordres
du roi : il faut toute l’ambiguïté de la position de pre-
mier prince du sang et la hâte avec laquelle
Charles VIII retourne vers le royaume de France pour
que Louis d’Orléans, s’enfermant dans Novare, ne soit
pas accusé de trahison.
Cette grande liberté de mouvement, de décision et
d’invention que la guerre est seule à procurer au roi
trouve évidemment ses limites. Dans la résistance des
adversaires d’abord : dans les coalitions qu’ils peuvent
monter, donc dans les moyens qu’ils peuvent assem-
bler. Dans les différentes armes qu’ils utilisent aussi
et qui peuvent obliger le roi de France à modifier la
composition de ses propres armées : aux lansquenets
allemands, organisés par Maximilien à partir de 1495
sur le modèle des Suisses, tentent de répondre
les légions levées par François Ier dans son royaume
L’entreprise de Naples (1494-1495) 391

en 1534. Et dans l’habileté tactique dont un chef de


guerre adverse peut faire preuve au bon moment :
ainsi de l’échec catastrophique du siège de Pavie
entrepris par François Ier pour compléter sa domina-
tion sur le Milanais ; le 24 février 1525, l’arrivée de
nouvelles troupes habsbourgeoises permet la sortie
de la garnison, l’armée royale est prise en tenaille et le
roi de France fait prisonnier.
L’autre résistance, inhérente à l’activité guerrière
elle-même, tient à l’espace dans lequel elle se déroule.
Cette évidence contredit la réalisation des revendica-
tions dynastiques puisque les arrangements matrimo-
niaux ou testamentaires cherchent l’accumulation
des titres et des biens au mépris de leur enracinement
territorial. La coordination entre les opérations est
difficile à réaliser : des renforts levés en Provence
abordent à Naples le 6 octobre 1496, lendemain du
jour où Montpensier, enfermé dans le Castel Nuovo
et croyant à la mort de Charles VIII, a accepté de
rendre la citadelle et de signer une trêve. Inévitable-
ment, la distance met en péril la fonction de chef de
guerre revendiquée par le roi, de façon très nette avec
l’affaire de Novare, mais aussi dans tous les cas où la
guerre se déroule sur plusieurs terrains en même
temps : la délégation devient nécessaire et avec elle,
inévitable, la question du contrôle et de la coordina-
tion.
Chapitre X

LE ROI DANS LES GUERRES COMMUNES


(1562-1629) :
UNE HISTOIRE À ÉCRIRE

La paix générale est à peine signée et célébrée


en 1559 que commence une période de près de
soixante-dix années connue sous différentes désigna-
tions toutes associées à la guerre : « guerres civiles »,
disaient les contemporains s’aidant de l’exemple
romain pour décrire ce qu’ils avaient sous les yeux ;
« guerres de Religion », disent nos contemporains en
se référant à l’affrontement armé qui a opposé catho-
liques et réformés et ne cesse que lorsque Louis XIII
retire à ces derniers les bases territoriales concédées
par son père (Édit de grâce d’Alès, 1629). À moins
qu’avec Arlette Jouanna, on n’associe les deux quali-
ficatifs : « guerres civiles de Religion ».1
Le paradoxe vient de ce que, d’un côté, cette période
est considérée comme décisive pour la redéfinition de
la personne royale — l’élu porteur du sang de saint
Louis, et de son pouvoir — qui ne relève que du juge-
ment de Dieu et que de l’autre, l’action des rois dans
ces guerres a fait éventuellement l’objet de récits,
mais non d’analyse.2
« Guerres communes », aurait dit le héraut de
France qui les opposait avec condescendance aux
guerres de magnificence parce qu’elles se canton-
Le roi dans les guerres communes 393

naient aux terres et aux gens connus et ne rappor-


taient rien.3 Peut-être faudrait-il partir de l’infériorité
dans laquelle ce type de conflit est tenu pour tenter de
comprendre l’action guerrière menée par le roi dans
le cadre d’un royaume en principe soumis tout entier
à son autorité et à sa protection ? Prolonger le travail
de James Wood à propos de l’armée royale lorsqu’il
disait vouloir « mettre la guerre au centre des guerres
de religion »4 ? Voir quelle place le roi occupe par rap-
port à ce centre ?
Les traces sont là, dans la correspondance royale5,
il faudrait en réorienter la lecture suivant quelques
axes remarquables que l’on suivra ici en pointillé.

LA DÉPOSSESSION DU DROIT DE GUERRE

Début février 1567, Charles IX reprenait à son


compte l’expérience de la première guerre qu’il avait
vécue enfant et justifiait l’édit de pacification voulu
par Catherine de Médicis et ses conseillers : à
Fourquevaux, son ambassadeur auprès de Philippe II,
il expliquait son refus de reprendre les armes contre
ses sujets réformés pour servir d’appui à la grande
opération de reconquête des Pays-Bas espagnols que
le duc d’Albe était en train de préparer :

Je vois bien qu’il [Albe] voudrait que tout le monde


fût en la danse là où est son maître. Et quant à moi,
puisque Dieu m’a fait cette grâce d’en sortir, je me
contente de n’y rentrer jamais si je puis […] quant à la
capitulation que j’ai faite avec mes sujets comme il dit,
dont ils [les Espagnols] ont été si marris, après que j’ai
394 Roi de France

vu que les combats tant de fois réitérés, les batailles


données, les villes prises d’assaut ne profitaient de rien
que de me ruiner de plus en plus et de me faire perdre
tous les jours des plus grands hommes de mes sujets
qui fussent en la chrétienté, j’ai mieux aimé, par l’avis
de tous mes bons et plus fidèles serviteurs, faire ce que
j’ai fait que de perdre le reste.6

Le roi évaluait avec une simplicité lucide les


risques encourus par son pouvoir et qui caractérisent
l’ensemble des épisodes guerriers de 1562 à 1598 :
cinq d’entre eux sont des insurrections protestantes
dirigées par des princes du sang, un semble naître
des initiatives locales des officiers royaux pour pro-
longer les effets de la Saint-Barthélemy parisienne,
un autre, commencé par les protestants, unit des gen-
tilshommes « Malcontents » des deux religions sous
la direction du frère cadet d’Henri III, François
d’Alençon ; dans le dernier, il y a coïncidence étroite
entre mouvements protestants et constitution de la
Ligue catholique armée dirigée par les Guise.7 Quels
que soient les motifs religieux et les espoirs politiques
qui les ont suscitées, ces prises d’armes nient le droit
souverain à décider de la guerre. Elles s’imposent
au roi dans n’importe quelles circonstances, qu’il
soit mineur (1562), mourant ou dans les premiers
moments de son règne (1574), ou encore qu’il ait cru
trouver les dispositions favorables à la paix intérieure
en modulant les libertés accordées aux fidèles de la
« nouvelle opinion » par les édits qui mettent fin à
chaque confrontation. Dans sa lettre, Charles IX ten-
tait de maintenir une distance en exprimant sa répu-
gnance à se trouver mêlé à une lutte avec ses sujets :
« une danse », indigne d’un roi. Henri III parle de
« troubles », de « rébellion », de « perturbations du
Le roi dans les guerres communes 395

repos public »8. La question n’est pas tant de la


défense du catholicisme dans lequel ils ont été élevés
et sacrés : l’application de la législation répressive
pouvait y suffire.9 Il s’agit de la défense d’une préro-
gative royale : au sens propre, du point de vue du roi,
ces guerres ne sont ni des guerres « civiles » ni des
guerres « de religion ». À partir du moment où il y a
prise d’armes dans son royaume, le roi doit répondre :
le châtiment des rebelles fait partie des cas de guerre
juste.
Charles IX savait bien cependant que les différents
types d’opérations guerrières qu’il énumérait ne pou-
vaient qu’affaiblir son royaume, ce bien reçu en héri-
tage et qu’il devait agrandir comme tous ses
prédécesseurs avaient tenté de le faire. Après avoir
contré, comme on le verra, les soulèvements de
fin 1567 et de 1568, il a cherché le conflit avec
Philippe II, le seul adversaire possible d’un roi de
France. Les revendications ne manquaient pas : la
perte de l’Artois et de la Flandre confirmée au traité
du Cateau-Cambrésis ne leur retirait pas la qualité de
fiefs dépendants de la Couronne ; si l’itinéraire de son
grand voyage avait prudemment évité la frontière
picarde, le roi montrait son désir d’une expansion
vers le nord en faisant réamménager le château de
Compiègne et en le doublant d’un nouveau palais,
Charleval, commencé en 1570.10 Au loin, sur le nou-
veau continent, il pouvait aussi s’agir de venger
les Normands envoyés fonder l’établissement de
Charlesfort en Floride et massacrés par les Espagnols
(1565). Charles IX ordonnait à ses diplomates de tra-
vailler à isoler Philippe II des princes allemands, ainsi
que de l’empereur Maximilien dont il venait d’épouser
une fille ; après la bataille de Lépante (octobre 1571),
remportée par une alliance à laquelle il avait refusé
396 Roi de France

de participer, il avait maintenu les relations avec


l’Empire ottoman dans l’espoir d’offrir à Venise un
compromis acceptable en Méditerranée orientale.11
D’autant que l’intérêt de Philippe II pour l’Afrique du
Nord irritait la République. Restait à convaincre
Côme de Médicis, duc de Toscane, d’apporter son
soutien aux revendications de Charles sur l’ancien
héritage du Milanais. Philippe II serait alors isolé,
obligé de combattre sur des fronts différents, très
éloignés les uns des autres. Situation encore plus dan-
gereuse si Elizabeth d’Angleterre consentait à un rap-
prochement avec le roi de France en épousant son
frère Henri. Une véritable entreprise : « le roi voit une
guerre comme nécessaire, le plus vite et au dehors »,
écrivait un envoyé toscan en mars 1571. 12 « Au
dehors », tout est là : quitte « à perdre les plus grands
hommes de ses sujets », mieux valait que ce fût en
portant les destructions hors du royaume et pour la
gloire de la dynastie.
Charles IX reçoit par deux fois Louis de Nassau qui
dirige avec son frère, Guillaume d’Orange, la révolte des
Pays-Bas ; il fait préparer à Bordeaux une flotte capable
de porter 15 000 hommes, renforcer les défenses en
Languedoc et en Provence, mais n’arrive pas à fournir
au gouverneur de Picardie les 12 000 hommes qu’il
réclame. Au printemps 1572, les progrès des révoltés
qui se sont emparés des bouches de l’Escaut et de la
Meuse obligent le roi à envisager une entrée en guerre
rapide : il semble que de la mi-juin à début août, les
membres de son Conseil se soient peu à peu laissé
convaincre à l’exception de Catherine de Médicis,
d’Henri d’Anjou et du maréchal de Tavannes. Trop len-
tement au gré de Coligny qui commet l’erreur de mena-
cer le roi d’une participation immédiate et massive des
réformés français aux luttes des Pays-Bas, avec ou sans
Le roi dans les guerres communes 397

son autorisation. En appelant à cette mobilisation dans


un manifeste, Coligny met en cause la souveraineté du
roi ; mais comme l’écrit Charles IX à son ambassadeur
en Angleterre un mois après la Saint-Barthélemy, il
était impossible de faire un procès en lèse-majesté à un
homme qui pouvait mener près de 36 000 combat-
tants.13 Il n’en reste pas moins que l’enchaînement des
massacres qui suit l’exécution de Coligny paralyse
l’accomplissement du grand dessein de Charles IX.
Henri III a montré bien davantage de réticence à
attaquer Philippe II. Il n’avait guère de raison d’aider
son frère François à se saisir du sud des Pays-Bas. Il
faudrait surtout suivre de près sa répugnance à soute-
nir les prétentions de sa mère, Catherine de Médicis,
sur la couronne du Portugal au moment où la dispari-
tion du roi Sébastien a mis ce royaume à la merci de
Philippe II.14 Confiant alors son sentiment à Villeroy,
il avait utilisé le raisonnement courant de l’exporta-
tion de la guerre et sous une forme brutale : « Il [le
projet du Portugal] serait très bon pour nous ôter tant
de vermine », mais pour ajouter aussitôt : « Le nerf
nous est coupé que vous savez être l’argent. »15 Les
deux tentatives se font contre son gré alors que des
troupes ont été levées parmi ses sujets et qu’il a tout
de même procuré plus de 900 000 livres à François
d’Anjou.16 Dans l’été 1582, tandis qu’il prenait les
eaux en compagnie de son épouse pour favoriser la
venue d’un héritier, Henri III a laissé sa mère, nom-
mée régente temporaire, envoyer une flotte de
soixante-quatre navires aux Açores pour secourir le
prétendant qu’elle soutenait. « Je meurs de regret que
de mon temps il arrive à cet état et à moi par consé-
quent tant de honte et de dommages et sans que les
dûsse tant porter puisque le conseil ne vient pas de
moi » 17, écrit-il à Villeroy en apprenant l’échec
398 Roi de France

sanglant de l’expédition, mais il ne cherche pas à


contre-attaquer.
Contre le projet du Portugal, il avait rapidement
avancé l’argument du manque de fonds : la nécessité
de trouver de nouvelles ressources mettait en effet
son autorité à l’épreuve, l’appel au Clergé donnant à
celui-ci l’occasion d’exiger la suppression entière de
l’hérésie, la convocation d’États généraux permettant
l’expression collective d’une volonté de contrôle sur
les actions du roi. Il se peut aussi que malgré l’expé-
rience et le goût de la guerre acquis dans sa jeunesse
ou peut-être à cause d’eux, il ait cru davantage en
l’efficacité d’une politique de réformes qui rassemble-
rait les meilleurs de ses sujets autour de lui.18
Il est vrai qu’après la mort de l’empereur
Maximilien (1576), la reine d’Angleterre est la seule
alliée possible du roi de France : leurs relations diplo-
matiques sont denses et continues, chaque cour a
joué avec l’éventualité d’un autre mariage, cette fois
entre la reine et François d’Anjou, jusqu’à la mort de
celui-ci en juin 1584. Ensuite les politiques d’intolé-
rance religieuse s’accentuent parallèlement dans les
deux royaumes et rendent un rapprochement difficile
à envisager.
Le droit de conclure des alliances n’est d’ailleurs
plus depuis longtemps le monopole du souverain :
dès 1562, les princes protestants avaient signé un
traité avec Elizabeth et Le Havre avait été occupé par
les Anglais. En janvier 1585, les Guise passent un
accord avec les représentants de Philippe II qui pro-
met 600 000 écus (1 800 000 livres) par an.
À la fin des années 1580, le royaume de France
devient un champ d’opérations où les troupes espa-
gnoles interviennent pour soutenir la Ligue, mais
aussi renforcer leurs moyens de lutte contre les
Le roi dans les guerres communes 399

Provinces-Unies19 et l’Angleterre à partir des pro-


vinces maritimes, de la Picardie à la Bretagne. Leurs
alliés opèrent en Dauphiné et en Provence pour le
duc de Savoie (fin 1588), et en Champagne pour
celui de Lorraine (1590). Ce n’est qu’en janvier 1595
qu’Henri IV se sent assez fort pour revendiquer le
plein exercice de la souveraineté et déclarer la guerre
au roi d’Espagne. Les négociations sont pratique-
ment achevées à Vervins (traité du 2 mai 1598), lors-
qu’il signe à Nantes l’édit qui doit mettre un terme
aux conflits de religion dans son royaume. L’ini-
tiative de la reprise de ces conflits en 1620 revient
à son fils, Louis XIII, lorsqu’il dirige l’invasion de
l’ancien royaume de Navarre pour y imposer le
retour du culte catholique. Dans les années sui-
vantes, toujours présent dans les principales opéra-
tions, il mène la reconquête des places protestantes :
il peut alors disposer de 80 000 fantassins et de
6 000 cavaliers.20 Mais il ne perd jamais de vue la
possibilité de reprendre la politique d’affrontement
avec les Habsbourg vers laquelle il esquisse de pre-
mières tentatives avant même que ne soit établie la
paix d’Alès.

LA DÉPOSSESSION DU DROIT DE LEVER


ET DE CONDUIRE DES ARMÉES

Chaque insurrection met en cause le principe pro-


clamé par Charles VII dans une ordonnance de 1439 :
le roi est le seul dans le royaume à pouvoir lever et
entretenir une armée.
La première conséquence de la négation de ce droit
400 Roi de France

régalien s’est fait sentir dès le début des soulève-


ments : le passage du côté des réformés de la moitié
de l’infanterie — on ignore combien de cavaliers —, à
quoi s’ajoute une partie des officiers habitués à com-
battre et à commander. Dès 1562 cependant, l’armée
royale retrouve les 48 000 hommes des dernières
années de la guerre contre Philippe II ; fin 1567, elle
en comprend 72 000. Les difficultés de financement
obligent ensuite à en réduire le nombre : moins de
46 000 en 1574, 29 000 en 1576. S’y ajoutent aussi la
lassitude, la méfiance vis‑à-vis de la politique royale :
entre août 1575 et février 1576, lorsqu’une partie de la
noblesse sympathise avec les Malcontents, Henri III
est obligé de répéter quatre fois l’ordre de former les
compagnies de gendarmes.
Privé de l’initiative de l’entrée en guerre, le roi se
trouve dans une situation d’infériorité temporelle et
spatiale. D’une manière générale, les insurrections
ignorent le calendrier coutumier de la guerre qui tend
à respecter les travaux des champs parce qu’ils pro-
curent la nourriture aux hommes et aux bêtes et à
éviter l’hiver qui rend difficile la progression des
troupes et du matériel. Les effectifs hors opérations,
qu’il s’agisse de la paix ou de la morte-saison où l’on
ne se bat habituellement pas, représentent 52 % des
gendarmes et 62 % de l’infanterie : il faut donc le
temps de remplir les vides. Il faut aussi le temps de
faire mouvoir ces forces vers les lieux des combats
alors que le stationnement de la majeure partie
d’entre elles répond au premier souci du roi : garantir
l’Île-de-France, désormais centre du pouvoir, et les
frontières du royaume. Souci qu’il ne peut complè-
tement abandonner puisque les grands nobles
protestants tentent par deux fois de s’emparer de
sa personne (1562, 1567) et puisqu’aussi bien ses
Le roi dans les guerres communes 401

troupes que les troupes adverses dépendent des ren-


forts en combattants étrangers : aux uns, il faut garan-
tir le passage, aux autres, l’interdire autant qu’il est
possible avec des frontières qui s’étendent sur de mul-
tiples provinces. Les étrangers, Suisses, Allemands,
Italiens, représentent 36 % des effectifs des armées
royales en 1567, puis chutent à 12 % cinq ans plus
tard. Aux difficultés initiales de chaque campagne
succèdent l’usure, le découragement, le mécontente-
ment provoqué par le tarissement des paies auxquels
il faut évidemment ajouter morts, blessures et épidé-
mies. Parmi les textes réglementaires qui suivent
l’Assemblée des notables de 1583-1584 figurent
l’abaissement du nombre d’hommes des compagnies
de gendarmes et l’autorisation de recruter des rotu-
riers « s’ils ont montré de la vertu »21. Dans l’ensemble
malgré tout, les armées royales ont toujours été plus
nombreuses, mieux équipées en artillerie, sensibles
comme toutes les armées de l’Europe occidentale aux
changements techniques et tactiques : organisation
d’unités plus réduites et plus mobiles, utilisation
grandissante d’armes à feu par les cavaliers autant
que par les fantassins.
Cependant, les prises d’armes s’inscrivaient dans
l’autonomie de défense reconnue aux villes par la
royauté. La multiplicité des foyers d’insurrection pose
en premier lieu la question du contrôle du roi sur les
gouverneurs et les lieutenants généraux entre respect
de l’enracinement local, compétence guerrière et
faveur.22 Il faudrait suivre la correspondance échan-
gée, qu’il s’agisse des gouvernements les plus exposés
ou de ceux qui continuent à être considérés comme
essentiels à la protection du royaume, Picardie,
Normandie, Bourgogne, Provence. Il est difficile
d’attribuer au seul Charles IX la responsabilité des
402 Roi de France

ordres de mise en défense de leur territoire envoyés à


tous les gouverneurs le 28 septembre 1567, au lende-
main de la tentative d’enlèvement dont il a failli être
victime ; ensuite, malgré la nomination de son cadet
Henri comme lieutenant-général pour éviter les rivali-
tés entre grands seigneurs, le roi semble avoir assuré
le contrôle des mouvements des troupes. Reconnais-
sant les difficultés de transmission des informations,
il laisse toutefois aux plus fidèles la liberté de corres-
pondre directement et de prendre des initiatives
locales, « faisant comme l’on dit la guerre à l’œil »,
comme il l’écrit à Louis de Gonzague, duc de Nevers.23
Les éléments de cohérence viennent de la nécessité
politique pour le pouvoir royal d’établir un rapport de
forces favorable, ce qui l’oblige à choisir des zones
prioritaires d’opérations, d’y faire mouvoir de véri-
tables armées pour mener des opérations de siège ou
rechercher l’affrontement des batailles, retrouvant
par là les bases d’une culture militaire partagée avec
ses adversaires. En juillet 1562, Antoine de Bourbon,
alors lieutenant-général du royaume, avait présenté
au Conseil un plan de campagne prévoyant les mou-
vements de quatre armées en direction de Rouen,
Orléans, Lyon et la Guyenne. Il s’agissait d’un
moment de minorité particulièrement délicat. Il fau-
drait vérifier si d’autres plans ont été discutés par la
suite en Conseil ou en privé. On peut repérer, en
mai 1586, l’envoi simultané de forces dans le Poitou,
la Guyenne et le Gévaudan, puis en 1587, la coordina-
tion dangereuse mais inévitable puisque Henri III a
dû accepter de s’allier avec la Ligue, entre l’armée
menée sur la frontière orientale par Henri de Guise
contre les mercenaires allemands protestants et
l’armée conduite par Anne de Joyeuse vers le Sud-
Ouest contre les forces d’Henri de Navarre.
Le roi dans les guerres communes 403

La direction royale unifiée autant qu’il est possible


ne peut cependant se substituer à la nécessité d’une
présence réelle ressentie par les souverains eux-
mêmes, mais dont nous ne connaissons que des linéa-
ments. Les mouvements de Charles IX pendant toute
l’année 1569 dans les provinces frontières paraissent
dictés par le soulagement d’avoir à combattre les
princes étrangers venus au secours des huguenots24,
puis par la volonté de réaffirmer sa supériorité sur
son cadet : deux mois après le succès revendiqué par
celui-ci à Jarnac (13 mars), les « seigneurs et capi-
taines » sont sollicités de donner leur avis sur l’éven-
tualité d’une nouvelle bataille, avis qui doit être
« envoyé en diligence au Roi »25, lequel reprend aussi
la direction du siège de Saint-Jean-d’Angély à la fin de
l’année. Il n’en reste pas moins que les batailles les
plus importantes sont données en son absence, et que
quatre ans plus tard, l’aggravation de sa maladie lui
interdit de prendre part au siège de La Rochelle alors
que tous les princes du sang catholiques en âge de
combattre y sont rassemblés.
Jusqu’à la dernière année de son règne, l’activité
guerrière d’Henri III est en grande partie ignorée. Sa
présence devant La Fère en 1580 est surtout connue
par l’hommage que lui fit Montaigne de la première
édition des Essais. Et sa tentative d’arracher au duc
de Guise la gloire d’avoir chassé les mercenaires alle-
mands du royaume paraîtrait vaine s’il n’en avait
affirmé lui-même la nécessité politique en imposant
une grande célébration lors de son retour à Paris le
23 décembre 1587 après trois semaines de campagne.
La mort de Joyeuse à la tête de l’armée royale face à
Henri de Navarre lors la bataille de Coutras deux
mois plus tôt a laissé le roi à découvert aussi bien du
côté de la Ligue que du côté des huguenots. Sans en
404 Roi de France

avoir toujours les moyens financiers ou politiques,


Henri III s’oriente vers le recours de plus en plus
ouvert à la force sous ses différentes formes : contre
le soutien que les Ligueurs parisiens apportent au
duc de Guise, il tente de faire occuper la capitale
par 2 000 hommes de sa garde et 4 000 Suisses
(12 mai 1588) ; affaibli par l’insurrection parisienne
qu’il a ainsi provoquée, il temporise jusqu’au moment
où il fait exécuter les Guise et met sur pied une armée
de 28 000 hommes. Mais le siège de Paris exige bien
d’autres forces : Henri de Navarre s’empresse d’appor-
ter son concours — 12 000 hommes — après la signa-
ture d’une trêve (avril 1589). L’assassinat d’Henri III
en août laisse à son successeur l’obligation d’utiliser
lui aussi la force pour imposer le droit, ici le respect
des principes de dévolution de la Couronne, tels qu’ils
ont été étayés et appliqués depuis plus de deux
siècles.
Plus que jamais l’exercice de la souveraineté passe
par la direction de la guerre et par la présence du roi
dans les affrontements. Une étude manque qui sui-
vrait Henri IV dans ses pérégrinations guerrières, qui
ferait le tri entre plans de campagne et improvisa-
tions, qui dégagerait la part des conseillers appelés à
participer aux prises de décisions. Évidente est la
médiocrité des résultats : batailles brillamment rem-
portées (Arques, 21 septembre 1589 ; Ivry, 14 mars
1590), mais comme à l’ordinaire, sans conséquences
décisives, sièges qui ne tiennent pas compte de la
capacité de résistance d’organismes urbains très éten-
dus et désormais protégés de fortifications bastion-
nées. Dès le mois d’août 1589, il a fallu abandonner le
projet d’Henri III de reprendre Paris, pour revenir
deux mois plus tard, puis se replier sur les villes du
pourtour, ce qui permet à Mayenne, Nemours et leurs
Le roi dans les guerres communes 405

troupes de venir renforcer les quelque 40 000 bour-


geois en armes ; la victoire d’Ivry relance les opéra-
tions d’investissements qui doivent être de nouveau
abandonnées devant l’avancée d’Alexandre Farnèse,
gouverneur des Pays-Bas espagnols (août-septembre
1590) ; rien ne peut interdire l’entrée dans la capitale
des soldats envoyés par Philippe II (février 1591), ni
l’arrivée des délégués aux États généraux de la Ligue
deux ans plus tard (janvier 1593).
Pour soutenir les besoins de la guerre en un
moment où le prélèvement fiscal est impossible,
Henri IV fait engager les revenus du domaine, refuse
d’y joindre ses biens patrimoniaux pour mieux en dis-
poser — en novembre 1590, il en fait vendre pour
100 000 écus. Il obtient des subsides des Provinces-
Unies, du duc de Toscane, mais paie cher ceux qu’il
reçoit de la reine d’Angleterre : Elizabeth impose
Rouen comme l’objet d’une opération conjointe du
roi de France et des renforts menés par le comte
d’Essex.26 Commencé le 11 novembre 1591, le siège
n’a d’autre résultat que de provoquer la venue
d’Alexandre Farnèse et de ses troupes : parvenus en
Normandie en février 1592, ils obligent les assaillants
à se retirer le 19 avril. Henri IV cherche alors l’affron-
tement que, très habilement, Farnèse refuse. C’est
l’impasse.
Malgré tous ses efforts, ce roi combattant n’a
jamais pu réunir plus de 30 000 hommes (1591) : de
toute façon, le royaume de France, premier état
d’Europe occidentale, est bien trop étendu pour pou-
voir être militairement soumis. Le successeur légi-
time d’Henri III devait faire preuve de son courage
et de ses capacités à combattre, il devait par ses vic-
toires démontrer l’appui que Dieu apportait à son
droit, il devait entreprendre, à l’épreuve du feu, le
406 Roi de France

rapprochement de ses compagnons huguenots et des


catholiques ralliés : au matin d’Ivry, ce roi dépenaillé
a eu le génie de faire poser des plumes blanches sur
son casque, unifiant et confisquant à son profit la cou-
leur des signes distinctifs, l’écharpe et la croix, que
chaque parti s’était donnés.27 Au-delà de la conver-
sion et du sacre, il appartenait ensuite aux compro-
mis, aux négociations et aux concessions d’obtenir les
ralliements des seigneurs et des villes. À Sully qui
regrettait les quelque trente millions accordés aux
villes en plus de la confirmation de leurs privilèges et
de l’oubli des désobéissances passées, Henri IV répli-
quait avec raison que des sièges auraient coûté dix
fois plus.28

UN MODE DE CONNAISSANCE DU ROYAUME

Ce que le roi découvre à chaque campagne de ces


guerres intérieures, c’est une partie de son royaume
dans son étendue et dans ses détails. Dans tous les
autres domaines, la délégation d’un secteur du pou-
voir remet à l’officier qui en bénéficie la charge de
connaître la portion de territoire sur laquelle il
exerce.29 Seul un conflit d’autorité peut faire remon-
ter cette connaissance ainsi médiatisée jusqu’au roi
s’il a à en juger en Conseil ou en privé, encore reste-
elle parcellaire et incohérente puisque le découpage
territorial diffère d’un type de juridiction à l’autre.
Quant au voyage royal, il obéit à des contraintes
diplomatiques vis‑à-vis des autres monarchies ou
des villes avec lesquelles il est nécessaire d’entretenir
de bonnes relations : on pourrait dire qu’il s’inscrit
Le roi dans les guerres communes 407

davantage dans le temps, celui des précédents, que


dans l’espace. Le caractère aléatoire de la localisa-
tion des opérations guerrières oblige à dilater les
zones sur lesquelles le roi agit en personne ou par
l’intermédiaire de chefs d’armées à qui il confie des
missions urgentes, précises et contrôlées autant qu’il
lui est possible. Les seules corrections au hasard
viennent de la disposition du relief et des réseaux
fluviaux, donc des voies de passage, qui rendent en
partie compte des objectifs et infléchissent le chemi-
nement des armées et leurs approches.
Lorsqu’au début de sa seconde campagne, en
mai 1622, Louis XIII annonce le prochain siège de
Royan, il le restitue dans un cadre plus large : « Il
importe à notre Couronne que nous achevions ainsi
que nous avons commencé de nettoyer entièrement
les provinces du deçà [de la Garonne] et ôter toutes
les places et retraites aux rebelles. »30 Depuis son
départ, le roi a revisité les passages sur la Loire, tra-
versant Saumur, soumise l’année précédente, descen-
dant jusque Nantes, point d’appui fidèlement
catholique. Puis il s’est avancé par le Poitou jusqu’en
Saintonge où Royan est effectivement réduit au
moment où une avant-garde s’empare de Tonneins
sur la Garonne (11 mai). Le « nettoyage » s’étend
ensuite le long de la rive nord du fleuve et des basses
vallées de ses affluents : Louis XIII y progresse, sur-
veillant la prise des villes, autorisant les massacres,
ordonnant la destruction des récoltes, envoyant des
troupes élargir la zone soumise sur l’autre rive jus-
qu’en Haute-Guyenne. À partir d’août, il est en Bas-
Languedoc et mène une autre série de sièges rapide-
ment et brutalement conclus jusqu’à l’échec devant
Montpellier et l’établissement d’une paix que les deux
parties souhaitent provisoire (Paix de Montpellier,
408 Roi de France

18 octobre 1622). Le roi visite alors Marseille, puis


emprunte les vallées du Rhône et de la Durance, tra-
verse le Dauphiné en principe tenu par son vieux gou-
verneur, Lesdiguières, récemment converti et nommé
connétable en remplacement de Luynes mort dans la
campagne précédente. Le roi se rend enfin à Lyon où
la reine est venue le rejoindre. Ils sont de retour à
Paris au début de 1623.
Deux semaines avant de partir pour cette cam-
pagne, Louis XIII avait donné à René Siette31, un des
ingénieurs géographes recrutés depuis le règne de
son père, mission de préparer un recueil des plans de
tout ce qui portait fortification dans son royaume.

Désirant faire lever les plans de toutes les Villes Cita-


delles et Châteaux de notre dit Royaume pour en faire
cartes particulières et générales et icelles assembler
dans un livre que nous voulons être mis dans notre
cabinet afin d’y avoir à retrouver selon les occasions
qui pourraient se présenter comme aussi faire graver
les sièges que nous avons ci devant faits et ceux que
nous ferons ci après…32

La nomination contient en même temps l’ordre


aux autorités locales de tout rang « de faire ouverture
audit Siette desdites portes et démonstration des
lieux dont ils seront par lui figurés ». La présentation
du recueil comporte une triple orientation : l’empla-
cement des lieux fortifiés sur les cartes représentant
une portion du royaume ou peut-être le royaume en
entier, le détail des appareils de défense de chaque
place, le détail des opérations de sièges menées
l’année précédente ou qui vont suivre.
Que Louis XIII compte pouvoir disposer de cette
documentation au lieu même où il se retire pour tra-
Le roi dans les guerres communes 409

vailler traduit l’accentuation par la pratique guerrière


du besoin des rois de visualiser les lieux d’applica-
tion de leurs décisions. Louis XII se contentait des
listes d’offices qu’il tirait de sa poche. La première
commande royale de cartes de toutes les provinces
coïncide avec le grand voyage que Catherine de
Médicis fait accomplir au roi son fils, mais aussi avec
le lendemain de la première guerre civile.33 En 1586,
Henri III ordonne la confection d’une carte des villes
et des places tenues par les huguenots. Pour préparer
et mettre en pratique les libertés qui leur sont accor-
dées par l’édit de Nantes, Henri IV n’utilise pas de
cartes, mais des dénombrements plus rapides à réali-
ser ; ses ingénieurs doivent ensuite couvrir toutes les
places du royaume34, mais il faut beaucoup de temps
pour réunir les informations, les harmoniser, les
répartir et les rendre lisibles sur une surface plane. Il
ne semble d’ailleurs pas que la documentation se
transmette d’un règne à l’autre : Louis XIII ne compte
pas se servir des cartes dressées pour son père, il est
même possible qu’il en ignore l’existence. En outre,
sa volonté d’étendre et de consolider ce qu’il voit lors-
qu’il fait la « guerre à l’œil », comme disait Charles IX,
n’est pas dépourvue d’ambiguïté. Il est difficile de
savoir si le recueil servira à localiser plus commodé-
ment les objets des décisions futures, et donc aidera
à préciser la formulation de ces décisions, ou s’il sera
le support d’une mémorisation des actions d’éclat. Le
terme de « gravure » appliqué à la seule représenta-
tion des sièges suggère que peut-être dans l’esprit du
roi, il ne s’agit pas de plans géométriques des murs et
des travaux d’approche avec l’emplacement de
l’artillerie — ce que René Siette avait réalisé pour le
siège de Clairac l’année précédente, mais d’une évo-
cation de l’affrontement dans une perspective de
410 Roi de France

célébration. Différentes, les deux interprétations ne


s’excluent pas, elles se complètent : la pratique de la
guerre « commune » produit un effet de connaissance
en même temps qu’un affermissement du sentiment
de domination du roi sur son royaume.

Aussitôt quasi qu’il a monté à cheval, Dieu l’a comblé


de conquêtes. L’histoire Sainte nous représente un
grand capitaine qui, tournoyant une Ville, en fait tom-
ber les murailles. La vue et la présence du Roi ren-
versent les remparts, ruinent les bastions et les portes
de Villes, l’Ange de Dieu marche devant lui, qui lui
ouvre les passages. Ce que soixante ans de rébellion
avaient soustrait à l’obéissance de nos Rois, il y entre
en un instant, les Villes par centaines se mettent à ses
pieds ; Et qui plus est, il regagne les cœurs…35

Ce portrait du roi en Josué, le destructeur de


murailles, est tracé en présence de Louis XIII par
Marillac, garde des sceaux, le jour de l’ouverture de
l’Assemblée des notables, le 2 décembre 1626. Les
huguenots résistent encore autour de La Rochelle,
en Bas-Languedoc et dans le Dauphiné, mais déjà
s’exprime autour du roi l’idée de mener l’expérience
des guerres intérieures jusqu’à sa dernière consé-
quence, avoir un royaume ouvert au regard du roi
comme à la traversée de ses armées : la déclaration
publiée au mois de juillet précédent a ordonné la
démolition des fortifications de toutes les villes de
l’intérieur du royaume, quelle qu’ait été leur situation
pendant les soixante-dix années de conflits religieux.
Si jamais le recueil de Siette avait jamais vu le jour,
il aurait pu servir à suivre la progression des travaux.
Encore que ce désir de détruire les murailles
urbaines ait été partagé par certaines villes, la décla-
ration de juillet 1626 n’a connu qu’un début d’appli-
Le roi dans les guerres communes 411

cation.36 Pour des raisons pratiques : les démantèle-


ments sont des opérations délicates, longues et coû-
teuses. Pour des raisons politiques surtout : le
passage de Louis XIII par Marseille, Grenoble et
Lyon à la fin de la campagne de 1622 ne marquait pas
seulement le retour d’un heureux guerrier. Ou plutôt,
parce qu’il avait vaincu ses sujets rebelles, le roi pou-
vait visiter les bases que ses prédécesseurs avaient
utilisées pour leurs opérations en Italie : alors que les
Habsbourg de Vienne venaient à bout du soulève-
ment de leurs sujets de Bohême, les Habsbourg de
Madrid prétendaient étendre leur influence au-delà
du Milanais en contrôlant la vallée de l’Adda qui per-
mettait de rejoindre le Tyrol autrichien. Un grand
conflit se dessinait qui valait peut-être d’abandonner
la vision du royaume unifié et transparent.
Chapitre XI

LA TOUTE-PUISSANCE
ET SES LIMITES

Alors le Roi leva les yeux au ciel, et, joignant les


mains, jetant son bonnet sur la table, dit : « Mon Dieu,
je te supplie qu’il te plaise me donner aujourd’hui le
conseil de ce que je dois faire pour la conservation de
mon royaume, et que le tout soit à ton honneur et à ta
gloire. » Sur quoi monsieur l’amiral [Annebault] lui
demanda : « Sire, quelle opinion vous prend-il à pré-
sent ? » Le Roi, après avoir demeuré quelque peu, se
tourna vers moi, disant, comme en s’écriant : « Qu’ils
combattent ! Qu’ils combattent ! »1

On était fin mars 1544. Montluc avait été envoyé


par le comte d’Enghien qui commandait en Piémont
pour obtenir du roi l’autorisation de risquer ses sol-
dats dans une bataille. Le 14 avril, à Cerisolles, les
troupes de François Ier l’emportaient sur celles de
Charles Quint. L’admirable dans le récit que Montluc
fait bien des années plus tard ne vient pas de la pré-
sence de Dieu, rarement invoqué dans les Conseils, ni
de l’influence que peut avoir eue le jeune Gascon élo-
quent qu’il prétend avoir été. Entre le moment où il a
quitté la zone de guerre et celui où il revient portant
« le congé de donner une bataille »2, il s’est écoulé six
semaines : ni l’armée du roi ni l’armée impériale
La toute-puissance et ses limites 413

n’étaient censées avoir changé de position. Une fois


exprimée, la volonté royale ignorait la distance, les
obstacles — ici les cols alpins à franchir au tout
début du printemps —, le hasard des mauvaises ren-
contres qui pouvaient faire disparaître le messager ;
elle comptait aussi sur le maintien d’une volonté
symétrique chez les adversaires.
Deux siècles plus tard, un récit envoyé par un offi-
cier peu après la bataille de Laaffelt au comte
d’Argenson, secrétaire d’État à la Guerre, témoigne
d’une attente semblable quoique dans un espace plus
restreint. Le maréchal de Saxe qui mène les troupes
du roi de France dans le nord des Pays-Bas apprend à
la fois l’approche de Louis XV qui vient le rejoindre
et le rassemblement des armées adverses. Il fait ran-
ger ses soldats en ordre de bataille, puis « il envoya
M. le Comte de Coigny, lieutenant général du jour, et
M. de Crémilles, maréchal des logis de l’armée, vers
le Roi pour savoir de lui s’il voulait donner une
bataille aux Ennemis qui paraissaient disposés à
recevoir ».3
Rien d’étonnant que pour encourager le Dauphin
à ses responsabilités futures, Bossuet ait donné une
version exaltée de ces prises de décisions qui sont la
marque de la souveraineté :

Considérez le prince dans son cabinet. De là partent


les ordres qui font aller de concert les magistrats et les
capitaines, les citoyens et les soldats, les provinces et
les armées par terre et par mer. C’est l’image de Dieu,
qui assis sur son trône, fait aller toute la nature.4
414 Roi de France

VOIR, SAISIR, DÉTRUIRE :


LA RHÉNANIE MOYENNE
DE L’AUTOMNE 1688 À L’ÉTÉ 1689

À cinquante ans, Louis XIV n’a connu que des


expériences heureuses de recours à la guerre. Il avait
dix ans lorsque son royaume s’est accru des terres
d’Alsace enlevées à l’Empire (Traité de Munster,
1648), vingt ans lorsque l’Espagne a dû céder l’Artois
et le Roussillon (Traité des Pyrénées, 1658), trente
lorsqu’elle a dû lui donner une partie des Flandres
(Paix d’Aix-la-Chapelle, 1668), quarante lorsqu’il lui a
pris la Franche-Comté (Traité de Nimègue, 1679). Au
moment où l’installation à Versailles s’achevait, il
avait procédé à quelques saisies aux dépens de
l’Empire : au duché de Lorraine occupé depuis 1670,
il avait ajouté Montbéliard (1680), Strasbourg (1681)
et le Luxembourg (1683) restitué cependant un an
plus tard. Maître d’un territoire compact tel que
Louis XI l’avait rêvé deux siècles plus tôt, il était ce
qu’il estimait être par droit de naissance : « Le plus
grand roi du monde ». À la fin du printemps 1688, la
question est de savoir s’il va le rester.
C’est en Rhénanie moyenne, zone de petits états
multiples où il avait entretenu des clients, que les
déconvenues s’additionnent.5 Ayant hérité du
Palatinat en 1685, Philippe-Guillaume de Neubourg
était le beau-père de l’empereur : il rejette les réclama-
tions immédiatement présentées par Louis XIV au
nom de Madame et de son époux, Philippe d’Orléans.6
De son côté, le pape refuse d’entériner l’élection du
candidat du roi de France à l’archevêché de Cologne
et désigne un Bavarois.7 Derrière ces résistances, se
La toute-puissance et ses limites 415

profile la métamorphose du « chef et capitaine-


général d’une République d’Allemagne, assez nouvelle
en comparaison des autres états »8, pour reprendre
les termes, tous empreints de mépris, employés par
Louis XIV lorsqu’il voulait enseigner au Dauphin la
supériorité des rois de France sur les empereurs
« éloignés de cette grandeur dont ils affectent les
titres »9. Léopold Ier a arrêté une grande offensive
ottomane, et fort du soutien en argent et en hommes
que la Diète — princes, seigneurs et villes de l’Em-
pire — lui a accordé, il a repris la Hongrie perdue
depuis le début du XVIe siècle ; la Serbie est en passe
d’être conquise. Ces victoires montrent que contraire-
ment à ce que le roi de France avait appris et pratiqué,
les Habsbourg de Vienne peuvent se passer de l’appui
que ceux de Madrid sont désormais incapables de
leur donner. L’empereur apparaît comme le chef dont
la ligue d’Augsbourg, formée en 1686 par défiance
envers Louis XIV, peut avoir besoin.10
Pour maintenir sa prééminence, le roi ne pense
avoir d’autre moyen que la guerre : ce ne sont pas les
petites seigneuries de Madame qui importent, mais
l’honneur du roi, forme personnelle, dynastique et
ancienne de ce qui, en cette fin du XVIIe siècle, peut se
dire aussi comme « l’intérêt de l’État ». La situation
paraît favorable : les troupes impériales se battent
encore contre les Turcs et celles de Guillaume
d’Orange, stadhouder des Provinces-Unies, qui pour-
raient soutenir la ligue d’Augsbourg, sont mobilisées
dans le projet de Guillaume de profiter de l’opposition
à Jacques II pour passer en Angleterre et se faire
reconnaître comme roi. Louis XIV pense qu’il
échouera, mais compte profiter de cette absence.
La décision est entérinée en Conseil le 20 août, un
plan de campagne établi dans la semaine qui suit ; le
416 Roi de France

2 septembre, la cour apprend les nominations de tous


les officiers supérieurs, puis dans les jours qui viennent,
les levées d’hommes destinées à compléter les effectifs
permanents, près de 70 000 dont 6 000 Suisses.11 La
démonstration de force se déploie. Quatre armées
— 150 000 hommes au total — convergent en un mois
vers la Rhénanie moyenne12 : l’une passe le Rhin sur un
pont de bateaux et prend position devant la forteresse
impériale de Philippsbourg ; deux traversent le
Palatinat cisrhénan ; la quatrième remonte la rive
gauche du Rhin depuis la Meuse en direction de
Coblentz. Les guerres quasiment incessantes depuis les
années 1620, les affrontements avec des armées en
pleine mutation ont provoqué de grands changements
dans les armées du roi de France : des centaines de mil-
liers de sujets, répartis suivant une structure claire et
hiérarchisée, encadrés par des officiers de mieux en
mieux formés et propriétaires non héréditaires de leur
charge, dirigés par des officiers supérieurs dont la car-
rière a été définie par des règles strictes que seule la
grâce particulière du roi peut infléchir, enfin et peut-
être surtout, un accompagnement très nombreux d’offi-
ciers civils.13 Dès le 27 août, les intendants des pro-
vinces ont reçu l’ordre de sortir les farines en réserve
dans les forteresses et d’en acheter d’autres en Beauce
et en Île-de-France, en Champagne, en Franche-Comté,
en Alsace. Sur place les intendants d’armées font fabri-
quer le pain.14 Les munitions quittent elles aussi les
magasins des forteresses, des compléments sont com-
mandés aux forges de Hayange ; 30 000 sacs de terre
nécessaires aux travaux de siège sont expédiés de
Mézières, 20 000 de Metz. Il faut aussi fournir les vieux
linges utilisés pour panser les blessures : ils partent de
Paris. Des milliers de chariots loués ou réquisitionnés
— 4 000 en Alsace — ajoutent à l’encombrement des
La toute-puissance et ses limites 417

routes le long desquelles marchent les régiments. Le


fourrage sera trouvé sur place. Saint-Pouange, un des
intendants d’armée présent à Philippsbourg, estime les
« dépenses de subsistance à 400 000 livres par mois
sans compter les travaux de tranchées, ceux de l’artille-
rie, des ponts et des charrois pour le transport des
munitions de guerre et du pain ».15 Les premiers fonds
sont pour une part acheminés en espèces par les soins
du Contrôleur général des finances et pour une autre,
prévus pour être tirés de lettres de change à valoir sur
des banquiers de Strasbourg et de Francfort, ville libre
pour le moment hors du conflit. La magnificence
retrouvée accompagne la force, mais sous une autre
forme : non pas l’éclat — les hommes sont parfois défi-
cients, l’habillement loin d’être aussi uniforme que les
ordonnances le prévoient, mousquets, fusils et canons
souvent mal fondus —, mais la quantité — l’abondance
des moyens — contraste avec l’économie de manque
toujours à la merci des mauvaises récoltes et de leurs
suites mortelles.16
Pour réduire la part du hasard inhérent à toute
guerre, il s’agit d’arriver à s’emparer de l’espace
avant l’arrivée des ennemis. Le roi travaille avec le
secrétaire d’État à la Guerre, Louvois, formé par son
père qui avait occupé cette fonction de 1643 à 1662.
Le ministre entretient un réseau dense de corres-
pondants : chefs d’armée, intendants des provinces
frontières, intendants des armées, ingénieurs et
ce personnage singulier, le marquis de Chamlay,
remarqué dès la guerre de Hollande pour la préci-
sion avec laquelle il est capable de décrire les terri-
toires et d’en déduire les ressources tant matérielles
que guerrières.17 À charge pour Louvois de présen-
ter les informations au roi, de faire retranscrire ses
intentions et de les expédier aux exécutants qui peu
418 Roi de France

à peu prennent position dans des zones désormais


situées à plus de trois jours de transport du courrier.
Philippsbourg s’est imposée comme le premier
objectif : située sur la rive droite du Rhin, elle offrait
une voie de pénétration. Rattachée au royaume lors
des règlements de 1648, la ville bien fortifiée avait été
prise par l’empereur au traité de Nimègue ; reprise,
elle pouvait constituer un objet de négociation. Le roi
en faisait déjà l’offre dans le « Mémoire » qu’il avait fait
porter à la Diète et qu’il fait publier à Paris le jour où
ses troupes entrent en territoire ennemi.18 Commencé
le 27 septembre, le siège oppose 40 000 assaillants
bien ravitaillés à une garnison de 2 500 hommes, le
double de ce qui est généralement considéré comme la
bonne proportion. Puisqu’aucune armée adverse ne
peut venir la contrecarrer dans l’immédiat, l’opération
demande beaucoup de travaux — Vauban y pour-
voit —, mais offre peu de surprise : le roi envoie le
Dauphin apprendre la guerre en toute sécurité.
Ce même 27 septembre, Louvois écrit au maréchal
de Duras qui commande à Philippsbourg sous l’auto-
rité officielle du Dauphin pour le mettre au courant
des intentions ultérieures du roi : ajouter à la forte-
resse impériale la prise de Mannheim, Heidelberg,
Spire et Landau : « L’établissement de garnisons dans
ces places mettrait Sa Majesté en état de dominer
entièrement les pays situés entre le Neckre [Neckar]
et le haut Rhin, et le Neckre et le Main, et d’en tirer
des sommes très considérables pendant cet hiver,
et ôterait à l’Empereur et à l’Empire les moyens
d’établir des quartiers. »19 Un plan simple qui vise à
passer commodément l’hiver en bloquant tout mou-
vement des armées adverses lorsqu’elles seront en
état de tenter une contre-offensive. Le 29 octobre,
sortant de la forteresse avec les honneurs de la
La toute-puissance et ses limites 419

guerre, le comte de Starhemberg, commandant de


Philippsbourg, a l’élégance d’adresser un compliment
au Dauphin. Le maréchal de Duras rapporte à
Louvois : « Il lui a dit que dans le malheur où il était
d’avoir perdu à l’Empereur la plus belle place de
l’Empire, ce lui était une espèce de consolation
de l’avoir remise à un aussi grand Prince que lui, fils
du plus grand Roi du monde. »20 Ainsi, un mois
après le début de l’invasion, Louis XIV a-t‑il obtenu
la reconnaissance qu’il cherchait, du moins en appa-
rence, puisque Stahremberg avait tout de même fait
référence à l’Empereur et à l’Empire avant de parler
du roi.
Dans sa lettre à Duras, Louvois liait la mise en
place des garnisons et l’organisation de la levée des
contributions dont le roi avait menacé l’Empire dans
son « Manifeste ». Parallèlement, il avait demandé à
Chamlay, envoyé lui aussi à Philippsbourg, de lui
indiquer des lieux complémentaires. Chamlay avait
répondu une semaine plus tard. Décrivant la réparti-
tion du relief au-delà du Rhin, indiquant les dis-
tances, il proposait un programme :

… je destinerais donc Heydelberg, et Mannheim, s’il


était pris, à faire contribuer tout le pays qui est entre
le Rhin, le Neckar, le Main et Lottenwald [l’Oden-
wald], Heilbronn s’étendrait sans difficulté jusques à
Nordlingue [Nordlingen], et jusque à Rottenbourg et
Mariendal [Marienthal] sur le Tauber, et quand il
serait vrai que les Impériaux dussent venir, vous
auriez assez de temps pour en tirer une grande
somme d’argent que je ferais certainement monter au-
delà d’un million si je n’avais pas peur qu’on me taxe
d’exagération, ce pays étant sans difficulté le plus
riche d’Allemagne, Phorzeim [Pforzheim] ferait aussi
420 Roi de France

contribuer le duché de Wirtemberg [Wurtemberg] et


force terres libres et de la maison d’Autriche.21

Ce n’est pas la pratique de la contribution qui


importe ici — d’usage courant, immémorial, elle est
considérée comme le rachat du pillage que toutes les
armées sont en droit de commettre au fur et à mesure
de leur progression —, mais le savoir qu’elle met en
jeu. Savoir topographique d’abord que Louvois ras-
semble à partir de ses correspondances et qui lui per-
met de désigner trois places frontières bien réparties
— Fribourg22, Strasbourg, Fort-Louis —, auxquelles
s’ajoutent les villes relais situées sur le Neckar et ses
affluents et proposées par Chamlay — Heidelberg,
Heilbronn, Pforzheim. Sans doute, et plus important
pour le roi lui-même, la levée des contributions sup-
pose un savoir institutionnel : sans attendre les propo-
sitions de son conseiller préféré, le ministre avait
transmis à La Grange, l’intendant d’Alsace, les pre-
miers ordres :

Le Roi juge à propos que monsieur de La Grange


envoie incessamment dans tous les pays au-delà du
Rhin qui sont à portée de l’Alsace, des mandements
portant ordre d’apporter de l’argent pour la subsistance
de l’armée, c’est‑à-dire qu’il faut taxer chacun des États
et seigneuries d’entre le Neckar et le Main, le pays de
Virtemberg [Wurtemberg], et tous les pays à portée de
Fribourg, et le marquisat de Baden à ce qu’on croira
qu’ils pourront porter…23

Louvois joignait un modèle, déjà utilisé par


La Goupillière, intendant à l’armée du marquis de
Boufflers, qui s’était avancé sur la rive gauche du
Rhin à proximité du confluent avec le Main. Adressé
aux « officiers, maires et habitants » d’une seigneu-
La toute-puissance et ses limites 421

rie, le mandement ordonnait l’envoi de représentants


qui viendraient prendre connaissance du montant
total de la contribution exigée, mais apporteraient
« par avance une somme considérable d’argent avec
le dénombrement desdits officiers, maires et habi-
tants ».24 Faute de quoi, ils y seraient militaire-
ment contraints : ces ordres ont pris le nom de
Brandschriften — lettres de feu. Les listes finalement
dressées par les intendants des différentes armées
comportent près de trois cents noms de lieu, préci-
sant leur statut, le nom du seigneur éventuel, les
catégories sociales susceptibles d’un traitement spé-
cifique, nobles, communautés religieuses, anabap-
tistes, juifs.
L’organisation de ce prélèvement allège certes
l’effort financier : le total des sommes exigées
dépasse les cinq millions de livres, deux ont été fina-
lement obtenus.25 Encore davantage, elle est une
double démonstration de toute-puissance. Vis‑à-vis
de ses propres troupes, Louis XIV lui-même prend
la peine de faire rappeler à plusieurs reprises qu’il
est seul maître : quelques pillards incontrôlés sont
rattrapés et pendus dès le mois d’octobre. Et vis‑à-
vis de tous ceux qui exercent un pouvoir dans ces
régions. Chamlay recommande de « faire crier l’Alle-
magne »26, Louvois parle de « donner de la terreur »,
ce sont des expressions que le roi n’emploie pas : il
penserait plutôt en termes de moyens, « la rigueur »
opposée à « la douceur »27 et semble avoir conçu de
façon très précise l’utilisation des différentes formes
de contrainte en fonction des distances. Le 6 octobre,
il ordonne la construction d’un pont de bateaux à la
hauteur de Worms pour « faire des incursions dans
les pays situés au-delà du Rhin, et leur faire payer la
contribution »28. Le 23 novembre, Louvois transmet
422 Roi de France

à Montclar, resté à Heilbronn à la tête des troupes


qui doivent passer l’hiver au-delà du Rhin :

Sa Majesté vous recommande auparavant que les


troupes ennemies puissent arriver à portée du Rhin,
de donner tous vos soins pour l’avancement de la
contribution des pays les plus éloignés, ce qui ne peut
se faire qu’en vous portant bien fort au milieu de ceux
qui ne voudront pas se soumettre, en y faisant tant de
désordre que chacun se presse d’apporter son argent.
Comme il y en a de si éloignés qu’il ne serait pas pru-
dent de s’y porter avec de grands corps, Sa Majesté
s’attend que vous chercherez des gens du pays propres
à y aller mettre le feu la nuit dans des maisons pour
intimider les lieux qui ne se croient pas à portée d’être
contraints…29

Il y a donc différentes zones, les unes occupées de


façon permanente où les intendants traitent avec les
notables locaux, les autres attaquées de façon ponc-
tuelle par de petits groupes de cavaliers qu’un des
officiers qui les commande ne tarde pas à comparer
à des Tartares.
Il ne doit pas être désagréable au roi de France de
faire contribuer au passage des terres qui appar-
tiennent à la maison d’Autriche ou au Wurtemberg
dont le duc a montré son hostilité, mais d’une manière
générale, la guerre donne au conquérant la possibilité
de se saisir, d’entrer en pleine jouissance des droits
attachés à l’exercice de l’autorité seigneuriale, urbaine
ou étatique au-delà des frontières du royaume. De
cette démonstration de souveraineté absolue, le roi
attend qu’elle montre le chemin de l’obéissance à ceux
qui s’en sont écartés et qu’elle affaiblisse la position
de l’Empereur vis‑à-vis des États de l’Empire puisqu’il
s’avère incapable de les protéger.
La toute-puissance et ses limites 423

Alors que tous surveillaient la progression des


armées, un projet complémentaire s’est élaboré au
moyen des courriers croisés de Louvois, développant
les intentions du roi, de l’intendant d’Alsace directe-
ment intéressé à la protection d’une province de rat-
tachement récent, et des officiers qui découvrent les
territoires au fur et à mesure de l’invasion : « nettoyer
les bords du Rhin », avait proposé La Grange dès le
7 septembre, « dominer entièrement » avait écrit
Louvois à Duras trois semaines plus tard, « avoir le
pays ouvert », « couvrir le pays », « être absolument
maître du Rhin », résume Chamlay. Il s’agit de
détruire les armatures défensives qui entourent aussi
bien les petits châteaux que les grosses villes, rendant
définitivement impossible toute utilisation militaire
ultérieure. Lorsque Chamlay, fin octobre, en dresse
le projet d’ensemble30, les opérations de destruction
ont déjà commencé et, de fait, elles réclament une
discussion au cas par cas. Le choix suppose une
connaissance aussi précise que possible des enjeux
de chaque destruction : il s’agit d’évaluer chaque lieu,
tant pour sa capacité d’accueil d’une garnison que
pour l’étendue de l’espace qu’il commande à l’entour.
Cette connaissance se construit par un échange entre
propositions des officiers sur place, questions de
Louvois, descriptions complémentaires, recours dif-
ficile aux cartes insuffisamment précises et aux plans
dressés rapidement par les ingénieurs. Il est possible
que le roi ne suive pas tous ces allers-retours de
lettres portant sur des détails topographiques. Il
intervient pour des objectifs dont il veut la destruc-
tion complète parce qu’ils appartiennent à l’électeur
palatin : Kreutznach, forteresse proche du royaume à
l’ouest du Rhin, Heidelberg, la capitale, Mannheim,
récemment embellie.
424 Roi de France

Au total, quatre-vingt-sept lieux ont été désignés le


long du Rhin moyen et de ses affluents jusqu’à la hau-
teur de Coblentz ; les travaux durent jusqu’au mois de
juin 1689 avec un maximum entre décembre et avril.
De l’avis de Vauban, le recours aux explosifs est coû-
teux, dangereux et inefficace. De véritables chantiers
effectuent le travail de sape des murailles et de
comblement des fossés : ils sont souvent dirigés par
des entrepreneurs en maçonnerie qui suivent l’armée
et obtiennent les contrats sur place par adjudication
ou sur présentation d’un devis envoyé au roi pour
acceptation.31 Jusqu’à 3 000 hommes, dont 500 pay-
sans réquisitionnés, travaillent pendant deux mois et
demi sur les fortifications de Mannheim ; les destruc-
tions opérées à Spire et à Worms s’étendent de février
à juin. La mine n’est utilisée que pour les petits châ-
teaux.
Les destructions en série, aussi évidentes dans leur
principe que le rasement des villages autour du châ-
teau de Versailles ou les démantèlements des villes
fortifiées du royaume dans les années 1620, s’ajoutent
aux contributions comme une conséquence ultime
de l’exercice du pouvoir. Facilitées par l’encadre-
ment administratif des armées, elles accomplissent
ensemble la domination des espaces que la conquête
seule ne pouvait obtenir.
Cependant, suivant l’alliance de Magdebourg
constituée fin octobre, les troupes du Brandebourg
ont pris position en face de Cologne, celles de Trêves
et de Hesse en face de Coblentz, celles de la Bavière,
de la Saxe et du marquisat de Baden-Durlach tentent
d’empêcher les incursions au-delà du Neckar. À plu-
sieurs reprises en mars 1689, le roi désigne précisé-
ment les villes de la vallée du Neckar et de son
affluent, l’Ens, qui doivent être détruites : à Montclar,
La toute-puissance et ses limites 425

chargé de mener à bien ces opérations, Louvois


accuse réception de sa dernière lettre, « par laquelle le
Roi a été surpris d’apprendre que ses ordres à vous
tant de fois réitérés, aient été si mal exécutés à l’égard
de Heidelberg et Sa Majesté en est si mal contente
qu’Elle se souvient fort bien qu’elle avait donné l’ordre
de brûler Eslingen, Tubingen, Pforzheim et Aspern
lesquels ne l’ont pas été mieux que Heidelberg. »32 Du
printemps à l’été, les travaux finissent par manquer
de moyens techniques, d’argent et de main-d’œuvre :
le recours au feu devient de plus en plus fréquent, il
nourrit l’indiscipline, le pillage et la désertion caracté-
ristiques des campagnes trop longues.

LA DIRECTION DES OPÉRATIONS

Le 26 novembre 1688, les Provinces-Unies avaient


déclaré la Guerre ; fin janvier, l’Empereur et la Diète
en font autant. Louis XIV complète lui-même
la grande alliance formée contre lui : il déclare la
guerre à l’Espagne en avril 1689 pour l’autorisation
qu’elle a donnée aux troupes de l’Empire d’utiliser
les Pays-Bas ; son soutien à Jacques II et à ses expé-
ditions en Irlande procure au nouveau roi d’Angle-
terre, Guillaume III, le bon argument pour entrer en
guerre en mai. L’année suivante, le duc de Savoie
abandonne l’alliance française.
Cible d’une coalition comme il n’en a jamais
affronté, le royaume de France est susceptible d’être
attaqué sur toutes ses frontières terrestres en dehors
de la Franche-Comté jointive des Cantons suisses
— 3 000 km et sur ses 3 500 km de côtes. En 1690,
426 Roi de France

entre les levées de soldats, l’appel à l’arrière-ban féo-


dal et la ressource inédite de mobilisation des sujets
dans une milice qui doit défendre les provinces fron-
tières, les forces armées comprennent officiellement
420 000 hommes, plus vraisemblablement 340 000,
chiffre qui n’a été atteint ni avant ni dans la suite du
règne.33 Plus que jamais, le roi doit assurer la direc-
tion des opérations. Au-delà de toute considération
politique, lui seul occupe une position centrale. Les
délais d’acheminement des ordres et des nouvelles
de leur exécution s’allongent évidemment à mesure
de l’éloignement des zones d’opérations : du moins, à
Versailles, le Secrétariat à la Guerre dispose-t‑il d’un
pavillon en avant du château où la correspondance
et les matériaux, collationnés depuis Le Tellier, ont
trouvé leur place. Lorsque Louvois ou son fils,
Barbezieux, qui lui succède en juillet 1691, doivent
suivre le roi à Fontainebleau ou à Marly, les commis
maintiennent une permanence. Il en est de même
pour la Marine, où Seignelay a succédé à Colbert,
son père, avant de mourir en novembre 1690 et
d’être remplacé par Pontchartrain, déjà Contrôleur
général des finances. Le roi ne peut cependant se
consacrer exclusivement à sa fonction de chef de
guerre. Il doit respecter le calendrier des Conseils,
donner son consentement aux multiples moyens de
trouver des ressources pour compenser l’augmenta-
tion brutale des dépenses, assurer les nominations
épiscopales alors que le conflit avec la papauté conti-
nue et que l’on assiste à l’accession d’un nouveau
pape.34 Il doit veiller à la diplomatie, même si celle-
ci se restreint dans les débuts du conflit à nommer
un nouvel ambassadeur à Istanbul, à recevoir les
cadeaux du roi de Siam et, surtout, à accueillir Jac-
ques II et son épouse avec tous les honneurs en
La toute-puissance et ses limites 427

attendant de fournir au roi déchu les moyens de ten-


ter la reconquête de son royaume. Il ne peut non
plus abandonner le mode de vie pour lequel il vient
d’achever la mise au point du cadre parfait. Tant que
Louvois a vécu, Louis XIV a pu en partie se reposer
sur lui : en tout cas, après chaque séance de travail,
il pouvait aller tirer quelques oiseaux dans le parc.
Ce n’est qu’après la mort du ministre qu’il restreint
ses loisirs : au 28 janvier 1692, Dangeau note : « Le
roi ne sort point du tout du jour non plus que hier, il
donne beaucoup d’audiences et travaille le reste du
jour. Il s’est accoutumé à dicter et fait écrire M. de
Barbezieux, sous lui, toutes les lettres importantes
qui regardent les affaires de la guerre. »35
Toute impressionnante qu’elle soit par le nombre
d’états engagés, la ligue d’Augsbourg ne réunit pas plus
de 200 000 hommes et connaît des difficultés de coordi-
nation malgré les conférences réunies par Guillaume III
à La Haye en 1691 et 1692. Louis XIV conserve l’initia-
tive, mais se trouve face à des difficultés de choix. Il
garde désormais Chamlay auprès de lui et convoque les
chefs d’armée au printemps, chacun suivant la zone qui
lui a été attribuée. En fonction des discussions et des
connaissances qu’il a accumulées, Chamlay rédige des
rapports détaillés sur toutes les opérations envisa-
geables.36 Le 19 août 1691, le roi écrit au maréchal de
Luxembourg :

Le sieur Chamlay m’a donné un mémoire sur ce qu’il


connaît des postes ennemis et sur les avantages que
l’on peut prendre sur eux. Je vous l’envoie non pour
vous rien apprendre mais pour vous faire connaître ce
qui lui paraît possible. Je vous l’adresse d’autant plus
volontiers que j’approuve une partie de ce qu’il contient
et que cela ne vous engage à rien faire non plus que ce
428 Roi de France

que je vous dis dans le commencement de cette lettre,


si vous ne le jugez pas à propos. Vous voyez les choses
de près et connaissez les avantages que vous pouvez
avoir sur les ennemis.37

Le maréchal de Luxembourg est pour la deuxième


année à la tête des armées des Flandres, le roi connaît
d’autant plus ses talents que six mois plus tôt, le
maréchal a su empêcher une armée ennemie de
secourir Mons pendant que lui-même en dirigeait
le siège. La très remarquable politesse de ton exprime
pour une part la distance, la liberté acquise par le roi
vis‑à-vis de ses grands hommes de guerre : les derniers
qui ont osé prendre les armes contre lui pendant les
troubles de sa minorité sont morts, Turenne à son
service en 1675, Condé en 1687 dans sa splendide
demeure de Chantilly. Les autres n’ont jamais connu
que l’échange entre grâce royale et obéissance. En
même temps, cette lettre contient toutes les preuves
des difficultés que rencontrent les rois à maintenir
leur contrôle sur les opérations guerrières. « Vous
voyez les choses de près… » : Charles IX ne disait rien
d’autre au duc de Nevers. Dans ces conditions insur-
montables, le rapport de Chamlay avec sa précision
que nous dirions obsessionnelle, et qui n’était que
zélée, donne au roi le prétexte pour continuer d’inter-
venir dans le déroulement de la campagne sans pou-
voir vraiment la diriger.
Une fois la grande démonstration accomplie, la
Rhénanie a cessé de représenter un enjeu. Après la
reprise de Mayence (13 septembre 1689) et de Bonn
(10 octobre suivant), les troupes impériales n’avancent
plus guère. En sens inverse, en dehors d’une tentative
sur Mayence imposée en 1690 au maréchal de Lorge
qui a remplacé Duras et qui échoue, le Dauphin revenu
La toute-puissance et ses limites 429

en Rhénanie demande en vain l’autorisation de cher-


cher la bataille. Les destructions rendent la vie difficile
aux armées en présence, même si le réseau des maga-
sins de l’intérieur du royaume permet un meilleur ravi-
taillement des soldats du roi de France.
Deux zones ont au contraire pris de l’importance.
La première est centrée sur la Manche. Pour
Louis XIV, soutenir Jacques II relève d’une double
obligation : une obligation dynastique — le roi en
fuite est le fils d’une sœur de Louis XIII —, une obli-
gation politico-religieuse — un roi catholique légi-
time par droit de naissance alors que son rival,
Guillaume, protestant, a été désigné par le Parlement
d’Angleterre. En outre, soutenir Jacques II peut
donner lieu à une opération militaire intéressante
— entraîner l’usurpateur dans une guerre en Irlande,
pays catholique et mal soumis, exigera beaucoup de
soldats et le détournera d’opérations sur le continent
à partir des Provinces-Unies dont il reste stadhouder.
Husson de Bonrepaus tente de jouer auprès du roi le
même rôle que Chamlay, mais dans le domaine mari-
time : découvert par Colbert, légué à son fils, il a la
confiance du roi quoiqu’il soit meilleur administra-
teur que marin.
Des beaux vaisseaux de ligne construits avec soin
et entêtement par Colbert, le roi ne connaît que la
nécessité d’entretenir une flotte de guerre perma-
nente à l’instar de celle dont l’Angleterre s’est pourvue
depuis le début du siècle.38 S’il en a aperçu la magni-
ficence à Dunkerque lors d’un bref voyage en 1680,
s’il en a mémorisé les noms flamboyants — le « Soleil
royal », le « Triomphant », l’« Admirable » —, il ne
connaît rien de la fragilité de ces grandes structures
de bois, de cordes et de toile, ni des menaces de mal-
nutrition et de maladies qui pèsent sur les hommes
430 Roi de France

après quelques semaines de navigation. Il ignore le


caractère hasardeux des trajets, la difficulté des
manœuvres en mer. À quoi s’ajoutent les inconvé-
nients de la grandeur du royaume. Les seuls ports
capables d’accueillir de véritables flottes de guerre se
trouvent l’un à Brest, l’autre à Toulon : ce sont les
sièges des vice-amirautés du Ponant et du Levant,
mais ils sont à plus de deux mois de navigation l’un
de l’autre et respectivement de 6 à 8 jours au moins
de délai de Versailles.
Au printemps 1689, les bateaux du roi servent
à transporter Jacques II et l’armée destinée à
l’accompagner ; un accrochage a lieu au sud-ouest de
l’Irlande. L’année suivante, tandis que les troupes de
Jacques II affrontent celles de Guillaume en Irlande,
le vice-amiral de Tourville reçoit l’ordre de tenir la
Manche et de chercher l’affrontement.39 Avec 77 vais-
seaux, 4 600 canons et 28 000 hommes, il parvient le
10 juillet à attaquer une flotte anglo-hollandaise infé-
rieure d’un tiers environ au large d’Eastbourne
(Bévéziers) : il en détruit une partie, mais ne pour-
suit pas l’autre. Contrairement aux instructions qu’il
a reçues, il ne croit pas possible de remonter jusqu’à
la mer du Nord et d’attaquer Londres. Deux jours
plus tard, Guillaume III remporte une écrasante vic-
toire en Irlande ; Jacques II, ce qui reste de Français
et 15 000 Irlandais doivent être ramenés à Brest. Les
objectifs maritimes de la campagne de 1691 restent
les mêmes, mais Tourville préfère se maintenir à
proximité de Brest tout en surveillant l’entrée de la
Manche : gênante pour la flotte anglaise qui comp-
tait attaquer les côtes bretonnes, cette conduite pru-
dente déplaît.
L’année 1692 devait voir des offensives dans toutes
les directions : l’assaut du sud de l’Angleterre et de
La toute-puissance et ses limites 431

Londres coïncidait avec l’avancée dans les Flandres.


Louis XIV, entouré des princes et des officiers géné-
raux, consacre la journée du 20 mai à passer en revue
les 120 000 hommes qui doivent l’accompagner dans
sa campagne. Au même moment, Jacques II et l’infan-
terie — 15 000 hommes, attendent à la pointe du
Cotentin la flotte qui doit les transporter ; 5 000 cava-
liers sont stationnés entre Le Havre et Honfleur. Les
seize vaisseaux qui devaient quitter Toulon le 21 mars
ont été contraints par le mauvais temps d’attendre le
8 avril, treize sont partis de Rochefort le 27 du même
mois ; avec deux semaines de retard sur les ordres du
roi, Tourville sort de Brest le 12 mai, il n’emmène que
quarante-quatre navires, vingt restant au port faute
d’équipages. Immobilisé à l’entrée de la Manche par
des vents contraires, il est rejoint par cinq des navires
venant de Rochefort. Ses instructions, datées du
26 mars, portaient en priorité la protection de la « des-
cente » en Angleterre :

En cas qu’il les [les ennemis] rencontre à La Hougue,


Sa Majesté veut qu’il les combatte en quelque nombre
qu’ils soient jusque dans leurs ports ; s’il les bat, après
avoir envoyé au Hâvre un détachement de l’armée pour
prendre les bâtiments de charge, il les mènera ensuite
au lieu où se devra faire la descente ; et s’il y a quelque
désavantage, Sa Majesté s’en remet à lui de sauver
l’armée le mieux qu’il pourra.40

Des instructions complémentaires, mises au point


par Bonrepaus sous l’autorité de Jacques II, approu-
vées par Louis XIV alors devant Namur, ne purent
être transmises à Tourville ; de toute façon, elles ne
prévoyaient pas l’arrivée en vue de La Hougue d’une
flotte de quatre-vingt-dix-huit vaisseaux, une partie
432 Roi de France

anglaise, assemblée en hâte par la reine Mary, épouse


de Guillaume III, rejointe par la flotte hollandaise qui
se trouvait à la hauteur de Dunkerque. Enfin parvenu
à La Hougue le 29 mai, Tourville engagea le combat
qui s’étendit en plusieurs épisodes du matin jusqu’à
la nuit ; il réussit à sauver les deux tiers des navires,
le reste fut pourchassé et détruit.41 Il n’était plus
question de débarquement, ni de tenir la Manche,
mais le roi accueillit la défaite et Tourville très gra-
cieusement. Il comptait sur d’autres victoires dans les
Flandres.
Au 28 juin 1695, Dangeau note :

Le roi, après son souper, appela Chamlay ; il fut


quelque temps avec lui, et nous dit à son coucher :
« Nous venons de raisonner sur ce que les ennemis
peuvent faire ; nous n’avons plus besoin de carte dès
qu’il s’agit de raisonnements sur Mons, Namur ou
Charleroi ; ce sont des pays de notre connaissance que
nous avons examinés. Je doute que les ennemis osent
entreprendre ces sièges, et même il y a apparence que
M. le prince d’Orange voulût que M. de Bavière tentât
rien de considérable sans lui. »42

Les Flandres, partie méridionale des Pays-Bas


espagnols : terrain d’affrontement des princes depuis
le Moyen Âge, plat pays que l’œil peut aisément
déchiffrer et mémoriser, contrairement aux zones
montagneuses difficilement descriptibles de Savoie,
du Piémont et du comté de Nice ou encore de
Catalogne. La richesse de ses cultures, l’abondance
de ses villes en font le lieu où le roi peut mener la
guerre qu’il préfère parce que les opérations en sont
lentes, maîtrisables, prévisibles : la guerre de siège.
Appuyé à la chaîne des forteresses que Vauban a eu
les moyens de faire édifier dans les provinces fron-
La toute-puissance et ses limites 433

tières pour rendre toute invasion impossible et four-


nir une partie du ravitaillement, le roi choisit ses
objectifs en essayant de reconstituer les calculs symé-
triques de ses adversaires, ainsi que leurs rivalités
inévitables. Une fois assuré des entrées dans le pays
par les prises de Mons (1691) et de Namur (1692)
qu’il s’est donné le plaisir et la gloire de diriger lui-
même, le roi ne cherche pas une conquête lourde et
encombrante. Luxembourg a été autorisé à utiliser
ses talents pour protéger les sièges ou pour contenir
les tentatives adverses : il remporte une victoire par
an, bat Guillaume III à Steinkerke en août 1692 et à
Neerwinden le 29 juillet 1693 où, contrairement aux
recommandations du roi d’éviter les combats d’infan-
terie, il lance les fantassins avec les nouvelles baïon-
nettes au bout des fusils. Mais il n’est pas autorisé à
poursuivre son avancée.
À partir de l’été 1693, Louis XIV ne quitte plus sa
position centrale de maître de la guerre. Qu’il soit
alors obligé de donner davantage de latitude à ses
chefs d’armée ou de marine tient à l’extension des
zones de combat, à leur éloignement, à la complica-
tion de leur situation et de leur relief. Ce qui change
en effet, ce ne sont pas les principes ni les instru-
ments de la conduite de la guerre, et à peine les
hommes, car le système, bien rodé, s’impose aux
ministres comme aux officiers généraux qui se suc-
cèdent à mesure des morts. Au contraire, les forces
que le roi de France doit affronter sont nouvelles. Il
est vrai que l’Empereur n’a pu prendre la tête de la
coalition des princes, c’est « M. de Bavière » qui se bat
en Flandres en 1695 : profitant de la guerre à l’ouest,
les Ottomans ont contre-attaqué en Hongrie, les
meilleures troupes et le meilleur chef, Eugène
de Savoie, doivent continuer de les combattre. La
434 Roi de France

nouveauté que Louis XIV a du mal à admettre est


double : d’un côté, l’affermissement d’un roi désigné
par ses sujets, « M. le prince d’Orange », de l’autre,
plus grave, l’union de fait des deux premières puis-
sances maritimes, fortes de leurs flottes de guerre et
de leurs flottes commerciales. Il pense avoir les
moyens de les affaiblir sur le continent : cependant,
deux mois après le beau raisonnement de juin 1695
fondé sur la familiarité du terrain, Guillaume III
reprend Namur. Surtout, après La Hougue, Louis XIV
a été obligé d’abandonner la Manche, d’abandonner
l’espoir des grandes batailles navales au profit
d’attaques surprises des convois commerciaux par sa
propre flotte, puis par des navires marchands armés
en course grâce au financement royal, mais libres de
choisir leurs proies.
En 1693, au moment où la maîtrise de la guerre
tend à échapper au roi, celui-ci essaie de rétablir sa
position par les voies diplomatiques. Il profite de
l’accession au pontificat d’Innocent XII pour obtenir
la reconnaissance de ses droits sur les revenus
de tous les évêchés vacants en échange du retrait de
l’enseignement des principes de l’Église de France
dans les universités.43 Par l’intermédiaire de la
Suède, il présente un plan de paix qui tente de disso-
cier les Provinces-Unies de Guillaume III et qui est
refusé. Deux ans plus tard, il prend directement
contact avec les Provinces-Unies, prêt à reconnaître
Guillaume III dans l’espoir de voir succéder le fils de
Jacques II à l’usurpateur sans enfant. Ce sont les opé-
rations incontrôlables de Catinat dans les Alpes qui
obtiennent un premier résultat : en juin 1696, Victor-
Amédée de Savoie revient à l’alliance française, en
septembre, les troupes conjointes envahissent le
Milanais ; en octobre, Espagnols et Impériaux signent
La toute-puissance et ses limites 435

un cessez-le-feu. Louis XIV peut alors relancer les


négociations. Tandis qu’elles passent d’une phase
officieuse (février 1697) à une ouverture officielle au
château de Ryswick, proche de La Haye et propriété
de la famille d’Orange (mai), le roi de France coor-
donne une dernière campagne très réussie en
Flandres comme en Catalogne.
Pressé par la disparition attendue des Habsbourg
de Madrid44, Louis XIV préfère alors accepter des
concessions territoriales périphériques : la Lorraine
est rendue à son duc, les villes fortes d’au-delà du
Rhin et d’au-delà des Alpes abandonnées, les récla-
mations sur le Palatinat confiées à l’arbitrage d’un
tribunal (Traité de Riswyck). Pour la première fois de
son règne, il ne voit pas dans la guerre l’instrument
de sa grandeur personnelle et dynastique, mais en
quelque sorte la contrepartie, le fardeau : en vain
propose-t‑il à George III, au duc de Bavière, à l’Empe-
reur, un partage de l’empire espagnol. Avant de mou-
rir le 1er novembre 1700, Charles II lègue toutes les
possessions des couronnes d’Espagne à l’un des
petits-fils du roi de France.
Cependant, aussi bien le rôle joué par les puissances
maritimes unies dans la personne de Guillaume III
que l’énorme empire espagnol d’outre-mer dessinent
en pointillé l’ambivalence des guerres qui se suc-
cèdent ensuite pendant les deux premiers tiers du
XVIIIe siècle : un affrontement continental qui se per-
pétue et garde au roi la majeure partie de son contrôle
sur la guerre, doublé d’affrontements multiples et dis-
persés à la surface du globe. Jusqu’au moment où
— guerre d’Amérique — il n’y a presque plus de
contrepartie européenne aux opérations outre-mer.
436 Roi de France

LE DÉBAT DE LA GUERRE ET DE LA POLITIQUE


PENDANT LA GUERRE
DE SUCCESSION D’AUTRICHE
(1744-1748)

Au printemps 1744, Louis XV avait officiellement


repris le fil de la lutte contre ce qui restait de
Habsbourg en Europe et répondait aux obligations
nouvelles créées par la reconnaissance de l’héritage
espagnol au petit-fils de Louis XIV, obtenue au bout
de quatorze années de guerre (Traités d’Utrecht,
1713, et de Rastadt, 1714). Mais rien n’obligeait le roi
à mener lui-même campagne quatre années de suite :
de mai à novembre 1744, de mai à septembre 1745, de
mai à juin 1746, de mai à septembre 1747. George II
avait quitté le continent après Dettingen, laissant le
duc de Cumberland qui n’était pas l’héritier de la cou-
ronne d’Angleterre. Si Frédéric II continuait de diri-
ger ses troupes, c’est qu’il avait hérité d’un petit État
disparate dont l’armée constituait le principal instru-
ment de cohésion. Quant à Marie-Thérèse, elle avait
donné le haut commandement à son beau-frère,
Charles de Lorraine, déjà nommé gouverneur général
des Pays-Bas. La succession de ces mois de mai où le
roi quitte la cour pour les zones d’opérations repro-
duit la conduite de Louis XIV pendant les quatre
premières années de la guerre de Hollande45 avec
le raffinement supplémentaire que les ordres
d’accomplir des prières publiques pour demander à
Dieu de « bénir les armes du roi » atteignent mainte-
nant toutes les paroisses du royaume. Aussitôt que les
hasards de la guerre le permettent, d’autres ordres
suivent de célébrer les victoires par un Te Deum.
La toute-puissance et ses limites 437

Jamais ces célébrations n’ont été aussi nombreuses :


vingt-neuf en quatre campagnes.46 Si bien qu’après
tout, il n’y a peut-être pas de contresens dans la nou-
velle lecture du centre du plafond de la galerie des
Glaces : alors que le royaume connaît un grand calme
intérieur depuis une dizaine d’années, « gouverner
par soi-même », ne serait-ce pas commencer par faire
la guerre en personne ?
En Italie, le roi de France soutient le roi
d’Espagne qui voudrait le Milanais pour son fils
cadet, don Felippe. Il suffit alors de donner des ins-
tructions annuelles au commandant en chef chargé
de mener les troupes françaises qui ne sont qu’auxi-
liaires et d’approuver a posteriori ce qu’il aura pu
faire dans cette situation tellement difficile qu’elle
aboutit aux incursions du roi de Piémont-Sardaigne
en Provence (1746).47 Dans l’Empire, la situation est
trop confuse pour y hasarder le roi. Les Pays-Bas,
détenus par la maison d’Autriche depuis les traités
de 1714, s’imposent comme l’inévitable terrain des
entreprises royales. À condition qu’elles soient sou-
tenues par un grand homme de guerre, nommé
maréchal pour la manière dont il a su sauver ce qui
restait des troupes du roi après Dettingen : Maurice
de Saxe.
Après la défaite, lorsque le roi avait commencé à
préparer la future campagne avec Noailles, il avait
montré de grandes réticences à son égard :

Je veux [bien] que le comte de Saxe soit le meilleur


officier pour commander que nous ayons, mais lui
confierons-nous la garde, seul, d’une province qu’on
veut nous enlever, à quelque prix que ce soit, qu’il y a
peu de temps qui est démembrée de l’Empire, lui qui
est huguenot, qui veut être souverain, qui dit toujours
438 Roi de France

que si on le contrarie, qu’il passera à un autre service ?


Est-ce là du zèle pour la France ? Et pour lui, qui n’a
rien à perdre, en ce pays, qu’une maîtresse, ce dont il
retrouvera toujours, de l’humeur changeante et insou-
ciante qu’il est ; de plus, frère d’un roi qui va peut-être
se déclarer contre nous.48

Fils naturel d’Auguste II, donc demi-frère d’Au-


guste III, électeur de Saxe et roi de Pologne, Maurice
de Saxe avait échoué à se faire reconnaître la posses-
sion du duché de Courlande ; passé au service du roi
de France depuis 1734, il avait montré ses talents
dans la campagne de Bohême. Louis XV refusait de
lui donner la responsabilité de défendre l’Alsace,
mais il reconnaissait lui-même ne pas disposer de
bons officiers généraux et accepta d’envoyer Saxe
dans les Pays-Bas sous l’autorité statutaire du
maréchal de Noailles, plus ancien dans le titre.
Les quatre campagnes se passent dans un dialogue
entre le roi et le maréchal, soit par l’intermédiaire de
Noailles, soit par celui du comte d’Argenson, secré-
taire d’État à la Guerre. Les plans de début et de fin
de campagne sont l’objet de nombreux échanges de
correspondance ; le détail des opérations de siège
aussi — contrôle strict du dessin des tranchées, de
l’emplacement des batteries ; le tout facilité par
l’abondance des cartes exactes produites et conser-
vées par le Dépôt général des Cartes et Plans institué
en 1720. Fin juin, début juillet 1746, alors que le roi a
quitté les Flandres, le ministre est chargé de suivre
les mouvements que le maréchal entreprend autour
du siège de Mons et dont il doit rendre compte au fur
et à mesure. Il apparaît alors que le roi s’oppose à une
manœuvre qui pourrait être interprétée par les adver-
saires comme un mouvement de retraite, donc un
La toute-puissance et ses limites 439

signe de faiblesse. Saxe proteste : « Il n’y a que des


raisons politiques qui puisse (sic) autoriser une
conduite différente. Je ne rentrerai pas dans la dis-
cussion de savoir auquel on doit donner la préfé-
rence, mais je pense que la première je veux dire la
politique est infructueuse si elle n’est soutenue par
une bonne conduite à la guerre. »49 D’Argenson réaf-
firme la confiance du roi et ajoute : « Quant aux rai-
sons politiques dont vous parlez qui contredisent
quelques fois les règles militaires, nous ne nous
sommes point heureusement trouvés jusqu’ici dans
ce cas. »50 La dénégation courtoise tente d’effacer ce
qui n’a cessé de se produire depuis la première cam-
pagne.
Le savoir militaire du roi repose sur les semaines
d’apprentissage qu’il a suivies quand il avait treize
ans ; au même âge, le bâtard de l’électeur de Saxe se
trouvait dans les Flandres parmi les troupes de son
père qui participait à la coalition contre Louis XIV. À
mesure de sa carrière, il a été amené à penser la
guerre : par opposition à la statique guerre de siège, le
maréchal se sent à l’aise dans la guerre de mouvement
et de subsistances qui doit pousser l’ennemi vers des
zones où le ravitaillement est difficile tout en évitant
les affrontements et les pertes qu’ils entraînent. Un an
après cet échange avec d’Argenson, Saxe insiste dans
un mémoire : « Les circonstances se sentent mieux
qu’elles ne s’expliquent, et si la guerre tient de l’inspi-
ration, il ne faut pas troubler le devin. »51 Se réfugier
dans l’impossibilité de décrire le sensible et l’imprévi-
sible est une manière de répondre aux injonctions de
ce que lui-même, d’Argenson, et Noailles d’ailleurs,
appellent la politique.
La politique tient d’abord à la personne du roi, parti
à la guerre pour y trouver la gloire, mais qui doit
440 Roi de France

s’assurer de la survie de la maison de France. Survie


fragile après tout : il refuse la présence du Dauphin à
ses côtés pendant la première campagne parce que
l’héritier de la couronne n’est pas encore marié ; au
mois d’août, alors que lui-même a quitté les Flandres
pour l’Alsace menacée d’invasion par l’armée de
Marie-Thérèse, il doit s’arrêter à Metz pendant près
d’un mois, atteint d’une maladie telle que sa mort a
paru proche. Face au vide soudain du centre de déci-
sion, les chefs d’armée craignent de prendre des ini-
tiatives : d’Argenson, le ministre, n’a d’autre moyen
que de tenter de reconstituer la pensée royale. Il écrit
à Noailles : « Le Roi n’étant pas en mesure que je
puisse lui parler d’affaires, je ne puis que raisonner
avec vous sur ce qu’il m’a dit de ses intentions la der-
nière fois que j’ai eu l’honneur de travailler avec
lui »52, soit au moins une dizaine de jours plus tôt. Il
se trouve qu’à ce moment, l’offensive de Frédéric II en
Bohême a allégé la pression autrichienne sur l’Alsace.
Pourvu d’une épouse en février 1745, le Dauphin est
autorisé à prendre part à la seconde campagne. Ainsi
le père et le fils peuvent-ils, dans une réplique plus
que parfaite de George II et du duc de Cumberland,
contribuer ensemble à la revanche de Fontenoy sur
Dettigen le 11 mai 1745. L’année suivante, le Dauphin
reste auprès de son épouse qui prépare ses couches, et
le roi quitte la zone de guerre fin juin pour y assister.
La mort de la Dauphine, les tractations pour trouver
une seconde épouse immobilisent le roi qui prend le
contrôle épistolaire de la fin de la campagne.
Le maréchal de Saxe est évidemment embarrassé
de la présence du roi. Il dit aussi bien qu’elle vaut
50 000 combattants de plus par le courage et la disci-
pline qu’elle ne peut manquer d’inspirer aux officiers
et aux soldats, que l’inverse : ne pas hasarder la per-
La toute-puissance et ses limites 441

sonne royale sans l’accompagner d’« une armée for-


midable »53. Il est gêné par l’intervention de certains
des ministres et surtout par celle de la Maison mili-
taire du roi, connue pour son indiscipline chevale-
resque d’un autre âge. Au long des campagnes, il
doit fournir au roi des « occasions », c’est‑à-dire
des batailles victorieuses : à Fontenoy, vers lequel
Louis XV, venant de Versailles, s’est hâté, le maréchal
est étonné et reconnaissant de l’immobilité royale qui
ne compromet pas les ordres qu’il est amené à don-
ner pour diriger une force de 60 000 hommes qui en
affronte 40 000 ; de Laaffelt, il s’aperçoit le lendemain
matin que le combat a été donné « assez inutilement »
puisque le gros des troupes anglo-hollandaises a pu
rejoindre Maastricht.54 Dans les deux cas, il a préparé
le combat, prévenu le roi et temporisé avec les enne-
mis en attendant l’arrivée du souverain.
Dans la mise au point des plans de campagne, le roi
conforte sa supériorité, lui seul peut apprécier la
situation dans laquelle les opérations vont s’inscrire :
c’est la revanche indiscutable de la politique. Le choix
des Flandres55 ne tient pas simplement à la familiarité
du terrain : le roi retrouve, suivant le schéma louis-
quatorzien, la nécessité de soutenir les entreprises du
prétendant Stuart, Charles-Edward56, que ses navires
échouent à conduire en Angleterre au printemps 1744,
mais qui passe en Écosse l’année suivante et tente un
soulèvement. À la fin de 1745, Louis XV fait réunir
une armée que le duc de Richelieu doit mener en ren-
fort. Cette menace oblige George II à retirer des
troupes des Pays-Bas jusqu’au moment, avril 1746, où
Charles-Edward est totalement défait. La mort de
l’empereur éphémère, Charles de Bavière, en jan-
vier 1745 a laissé le roi de France sans candidat et
la guerre sans objet apparent. Mais François de
442 Roi de France

Lorraine, époux de Marie-Thérèse, est élu empereur


le 13 octobre suivant et fin décembre, Marie-Thérèse
parvient à nouer une alliance avec Frédéric II et
Auguste III de Saxe. Ne pouvant attaquer au-delà du
Rhin, Louis XV a toutes les raisons de multiplier les
opérations dans l’ensemble des Pays-Bas autrichiens :
imposant à Saxe en plein hiver le siège de Bruxelles,
capitale réputée imprenable par son étendue, ou de
villes qui ont perdu de l’importance, — Mons, « rem-
plissage d’un temps mort »57, dit le prince de Conti
qui en a reçu la direction en juin 1746 lors du retour
du roi à Versailles.
À mesure que les Pays-Bas autrichiens sont
conquis, se pose la question de l’entrée dans les
Provinces-Unies. Le maréchal veut exploiter ses vic-
toires en attaquant Maastricht, place refuge. Depuis
janvier 1747, il est chargé d’honneurs : son demi-
frère, l’électeur de Saxe, a quitté l’alliance autri-
chienne et donné une de ses filles en mariage au
Dauphin ; lui-même a reçu le titre jadis porté par
Turenne et Villars de maréchal général des camps et
armées du roi. Mais ses propositions sur Maastricht
paraissent dangereuses au roi qui tient compte de la
situation de la république fédérale : l’accession de la
dynastie des Hanovre au trône d’Angleterre en 1714
a distendu les liens entre les deux pays, une attaque
directe risque de relancer les luttes intérieures et de
provoquer un sursaut défensif puissant. En même
temps, le roi a besoin de victoires en attendant que
les arrangements diplomatiques soient pris et conso-
lidés. Après Laaffelt, il s’installe à Tongeren avec une
partie de l’armée, bloquant une éventuelle avancée
des adversaires à partir de Maastricht ; de là, il sur-
veille le siège de Bergen-op-Zoom dont Saxe ne vou-
lait pas parce que la ville était à l’écart des voies de
La toute-puissance et ses limites 443

circulation. Les opérations, confiées au comte de


Lowendal, durent plus de deux mois (5 juillet-16 sep-
tembre 1747), nécessitent un échange de près de
deux cents lettres, provoquent des pertes très impor-
tantes et finissent par un pillage qui paraît anachro-
nique dans cette guerre si maîtrisée. Saxe obtient
l’autorisation d’attaquer Maastricht en avril 1748
pour peser sur les négociations qui ont commencé à
Aix-la-Chapelle.
Louis XV y impose ce qu’il appelle « une paix de
roi » et non de « marchand »58. Il honore l’alliance
dynastique conclue avec l’Espagne : don Felippe
obtient les duchés de Parme et de Plaisance. Il fait
évacuer tous les territoires conquis. Il pense avoir
obtenu de la guerre tout ce qu’elle pouvait donner et
cherche de nouvelles combinaisons diplomatiques
qui pourraient affaiblir la puissance anglaise.

DES GUERRES HORS DE PORTÉE

De Fontainebleau, le 18 octobre 1776, Louis XVI


écrit à Vergennes, secrétaire d’État aux Affaires étran-
gères, en qui il a toute confiance :

Je suis absolument de votre avis sur l’avantage que


les Anglais viennent de remporter à Long Island ; je
vois qu’ils auront des quartiers d’hiver et qu’ils ne
seront pas tentés d’en chercher d’ailleurs ; l’avantage
n’est pas considérable en lui-même, et cela ne servira
qu’à les engager un peu plus dans la guerre, et plus ils
feront la guerre, plus ils se détruiront eux-mêmes.
Quand même ils viendraient à bout de reprendre, ils
n’en seraient que plus affaiblis, trouvant les colonies
444 Roi de France

ruinées et ayant usé leurs forces contre elles. Un autre


bien qui résultera de l’avantage qu’ils viennent d’avoir,
est que cela donnera de la consistance au ministère
actuel dont nous avons lieu d’être contents, non seule-
ment par l’amitié qu’il nous témoigne, mais aussi par
l’acharnement et l’entêtement qu’il met à cette guerre
qui, de façon ou d’autre ne peut que leur être nuisible.
Toutes ces raisons combinées ensemble font que je
crois que nous n’aurons pas la guerre, du moins de
quelque temps. Mais cela n’empêchera pas, comme
vous l’observez fort bien, qu’on continue les travaux de
la marine ; quand ils ne serviraient qu’à la remonter
réellement et à donner une idée de nos forces qu’on
n’avait pas, cela serait un très grand bien.59

Six semaines auparavant, la marine anglaise a fait


débarquer 15 000 hommes à Long Island. Nul doute
que Louis XVI ne puisse situer ce lieu dans ce qu’il
persiste à nommer « les colonies » malgré la Déclara-
tion d’indépendance du 4 juillet. Curieux du monde
extérieur, amateur de cartes et de géographie, il se
fait aussi apporter les gazettes anglaises. Le ton tran-
quille, l’habileté à raisonner dénotent la bonne édu-
cation de ce souverain de vingt-deux ans, entraîné à
s’approprier les éléments d’information militaire et
les suggestions politiques des conseillers qu’il s’est
choisis. Il suit Vergennes dans sa volonté d’affaiblir
la puissance anglaise, non tant par désir de revanche
sur les échecs de la guerre de Sept ans — il ne se sent
pas comptable des erreurs de son grand-père —,
mais pour redonner à son royaume la première place
en Europe comme au temps de Louis XIV. Depuis
plus d’un an, la révolte des Treize colonies améri-
caines a pris l’allure d’une guerre dans laquelle le roi
voit avec plaisir l’Angleterre, et son premier ministre,
Lord North, s’enfoncer. S’il espère le maintien de
La toute-puissance et ses limites 445

North à la tête du gouvernement, c’est qu’il ne doute


pas que sa chute entraînerait un durcissement de
l’attitude anglaise, une déclaration de guerre. Pour le
moment, le ministre anglais demande la cessation
du commerce à destination de l’Amérique et feint
d’ignorer qu’il s’agit d’une aide tolérée, sinon encou-
ragée par le roi de France.
De guerre, Louis XVI ne veut pas tant que le pacte
de famille qui lie en principe les Bourbons de France
et d’Espagne ne reprend pas la forme d’une alliance
militaire. Le prix que Charles III en demande est
l’appui français dans un conflit qui l’oppose au
Portugal sur les limites de leurs empires coloniaux en
Amérique du Sud. Ce que le roi, plus haut dans cette
lettre, appelle « faire comme le singe, faire cuire les
marrons et ne pas mettre le doigt au feu ». De fait,
Charles III n’a aucune raison d’interrompre son pro-
jet de conquête des terres situées à l’est du Rio de la
Plata : 9 000 soldats doivent y partir, protégés par
trente et un navires de guerre. Cette dépendance
vis‑à-vis du roi d’Espagne est révélatrice de l’isole-
ment diplomatique du roi de France. Depuis la fin du
XVIIe siècle, les seuls alliés potentiels, et en grande
partie fictifs, que constituaient l’Empire ottoman et
le royaume de Pologne n’ont cessé de reculer au pro-
fit des Habsbourg de Vienne, de l’empire russe et du
royaume de Prusse. Même avec les mariages des
frères du roi, le royaume de Piémont-Sardaigne reste
toujours incertain. Contre cet isolement, Louis XV
avait accepté l’alliance autrichienne (Traité de Ver-
sailles, 1756).
Fin décembre 1777, les prétentions de Joseph II
sur la Bavière après la mort sans héritier direct de
l’électeur pouvaient offrir à Louis XVI l’occasion
d’une guerre continentale traditionnelle, mais avec
446 Roi de France

cette difficulté d’avoir à prendre parti pour ou contre


un allié qui, en outre, était son beau-frère. Louis XIV
avait refusé de se sentir lié par des considérations
dynastiques. Au même moment, arrivait la nouvelle
de la victoire de Saratoga remportée par les Insurgés
deux mois plus tôt : elle pouvait favoriser une paix de
compromis avec l’Angleterre. Le roi paraît avoir été
sensible aux inquiétudes de Vergennes : pour le
ministre, l’Angleterre, une fois débarrassée du poids
de la lutte en Amérique, se retournerait contre la
France. Comme le roi l’avait ordonné, la flotte avait
été remise en état sous la surveillance de Sartine :
d’une trentaine de vaisseaux de ligne en 1774, elle
était passée à 53 tandis que le budget avait plus que
doublé, de 27,9 millions de livres à 59. Maurepas,
Sartine et Vergennes avec lesquels Louis XVI tra-
vaillait savaient qu’il faudrait encore trouver des
fonds, mais pensaient qu’il serait plus facile de le
faire en temps de guerre. Necker, nommé directeur
du Trésor depuis le 22 octobre 1776, ne les détrom-
pait pas. Après un dernier courrier à Charles III le
8 janvier 1778, le roi décide de passer un traité défen-
sif avec les Insurgés : il le signe le 6 février, le
Congrès qui siège en permanence à Philadelphie le
ratifie et le publie début mai. Les incidents entre
navires français et anglais se multiplient : l’accro-
chage de la frégate La Belle Poule par l’Aréthuse qui
croisait au large de la Bretagne est connu à Versailles
le 20 juin et permet à Louis XVI d’ordonner le 28
« des représailles contre l’Angleterre ». Avec cet
euphémisme qui fait l’économie d’une déclaration en
forme, le roi entre dans la guerre maritime.60
La flotte française est alors considérée comme la
meilleure d’Europe : les vaisseaux de ligne ont perdu
la lourdeur à manœuvrer des navires colbertiens, ils
La toute-puissance et ses limites 447

commencent à recevoir les nouveaux canons dessinés


par l’ingénieur Gribeauval ; leur nombre continue
d’augmenter — 66 en 1779 ; les officiers sont renouve-
lés. Cependant la guerre maritime ne peut rien appor-
ter au roi. Tout échappe à son contrôle. Le temps
appartient encore davantage au déroulement des sai-
sons : non seulement à cause des périodes de tempêtes
et du changement d’orientation des vents dominants,
mais aussi à cause du mouvement des flottes com-
merciales qui s’y adaptent et ne doivent pas être
gênées par les opérations de guerre. Quant à l’espace,
dilaté aux côtes de quatre continents, il rend indicatifs
les ordres contenus dans les plans qui inaugurent
chaque campagne au printemps, aléatoire la récep-
tion des nouvelles de leur accomplissement et impos-
sibles les ordres qui devraient être envoyés en retour.
Les ordres de célébrer des Te Deum se raréfient, un
en 1779, un en 1781 ; ils rassemblent différents faits
d’armes égrénés sur des mois et dispersés dans des
lieux éloignés les uns des autres. Le roi peut difficile-
ment s’enorgueillir des victoires si lointaines, il peut
certes remercier la bienveillance divine mais la gloire
en revient à ses officiers sur place.
Dans les zones les plus proches, l’espace est plus
resserré, les opérations plus risquées. Tandis qu’une
escadre a quitté Toulon pour l’Amérique dès
avril 1778, les côtes bretonnes sont surveillées par
les Anglais qui immobilisent une deuxième escadre à
la sortie de Brest (Bataille d’Ouessant, 28 juillet).
Tout repose ensuite sur l’aide espagnole qui se fait
attendre jusqu’en avril de l’année suivante, 1779 :
fort de ses succès — la paix, très avantageuse, avec le
Portugal a été signée en octobre 1777, Charles III
exige une invasion de l’Angleterre et de l’Irlande.
Une répétition des tentatives des règnes précédents,
448 Roi de France

au point que Louis XVI croit bon de confier les


troupes de débarquement au maréchal de Broglie en
activité pendant la guerre de Sept Ans ; elles sta-
tionnent en Bretagne en attendant les bateaux de
transport. La jonction des flottes espagnole et fran-
çaise est retardée par des vents contraires, des épidé-
mies se déclarent sur les vaisseaux du roi qui sont
obligés de rentrer à Brest en septembre. Ensuite de
quoi Charles III impose le soutien à la reconquête
de Gibraltar, détenu par les Anglais depuis 1714, et
de Minorque, depuis 1763. L’île est conquise en
février 1782 après un blocus de huit mois, mais
Gibraltar résiste à deux sièges terrestres complétés
par des attaques maritimes (1779, 1782) ; Louis XVI
a voulu honorer la seconde tentative de la présence
d’un prince du sang, Louis Henri de Bourbon, et de
son propre frère, le comte d’Artois.
Après Saratoga, le gouvernement anglais, avec
l’appui de George III, n’a pas choisi la voie de la négo-
ciation. Il garde une base à Newport et renonce à
soumettre le nord des Treize colonies, trop vaste et
trop peu peuplé ; il oriente ses forces vers le sud et
surtout vers les Antilles pour couper le ravitaillement
des Insurgés et se préparer à la guerre avec la France
et l’Espagne. Il compte alors 40 000 combattants en
Amérique ; la flotte atteint les 90 navires de guerre,
plus lourdement armés que leurs adversaires, mais
avec les mêmes difficultés à trouver des marins.
Aussi bien les escadres anglaises que françaises et
espagnoles se révèlent incapables de prendre autre
chose que des comptoirs de traite sur les côtes occi-
dentales de l’Afrique et de petites îles antillaises.61
Les grandes possessions — la Jamaïque anglaise, l’île
espagnole de Cuba, la Martinique et Saint-Domingue
françaises — servent de base d’opérations ; une partie
La toute-puissance et ses limites 449

des vaisseaux de ligne escorte les convois commer-


ciaux. Parti en février 1779 pour une nouvelle cam-
pagne, le comte d’Estaing refuse d’obéir aux ordres
qu’il reçoit à la Martinique en juillet : il se porte au
secours des Insurgés menacés en Géorgie. Le siège de
Savannah échoue, mais oblige les Anglais à faire
venir de nouveaux renforts du nord en abandonnant
Newport. Cette année-là, les dépenses de la marine
du roi de France montent à 155 millions de livres.
Chiffre jamais atteint, et pour très peu de résultats.
Cependant, la défense du commerce des matériaux
nécessaires à la construction et à l’entretien des vais-
seaux rassemble tous les états d’Europe du Nord en
une ligue des neutres proposée par Catherine II ; le
Portugal et l’Autriche s’y joignent. Cette union pro-
voque l’affrontement direct de l’Angleterre et des
Provinces-Unies à partir de décembre 1780, ce qui
immobilise une partie de la flotte anglaise en mer du
Nord et étend le conflit aux possessions hollandaises
dans les Antilles et en Afrique du Sud. C’est au tour
de l’Angleterre de se trouver isolée. Louis XVI et
Maurepas font prendre des contacts avec le gouver-
nement anglais en vue d’une trêve mais avec
Vergennes, le roi décide de l’envoi d’un véritable
corps expéditionnaire aux Insurgés : 5 500 hommes
débarquent en juillet 1780 à Rhode Island sous le
commandement du comte de Rochambeau et s’ins-
tallent à Newport ; en avril, 3 200 hommes étaient
arrivés à la Martinique. De son côté, le roi d’Espagne
a fait rassembler 11 000 hommes à La Havane avec
la volonté d’attaquer la Jamaïque et de reprendre la
Floride perdue en 1763 : seuls l’intéressent les terri-
toires détenus par les Anglais ; par crainte de la
contagion dans son propre empire, il refuse une
alliance avec les Insurgés. En octobre, Louis XVI
450 Roi de France

réorganise son Conseil restreint, il y accentue le


poids des militaires, remplaçant Sartine par le
maréchal de Castries, nommant le comte de Ségur à
la Guerre. Il maintient Necker qu’il pense toujours
capable de trouver de l’argent.
Malgré ces efforts, le roi ne bénéficie pas de la
relance des opérations au printemps suivant. Retenu
par le scandale de la publication du Compte rendu au
roi de Necker en février, il ne peut assister au grand
déploiement de la flotte lorsqu’elle quitte Brest le
22 mars 1781 : Castries, lui, est présent. Sous la direc-
tion du comte de Grasse, une vingtaine de vaisseaux
de combat et 3 200 hommes dans les bateaux de
transport partent vers les Antilles ; une centaine
de bateaux de commerce profitent de leur protection.
Parallèlement, le bailli de Suffren emmène six vais-
seaux de guerre et un millier d’hommes au secours
éventuel du Cap hollandais et sûrement de ce qui
reste de forces françaises dans l’océan Indien où les
Anglais se sont emparés des comptoirs de la Compa-
gnie française des Indes Orientales dès qu’ils ont
appris l’ouverture du conflit.62 Castries comme
Vergennes défendent la liberté d’action des comman-
dants sur place et insistent pour renforcer l’aide aux
Insurgés au détriment d’opérations conjointes en
Floride réclamées par Charles III malgré les res-
sources qu’il peut directement tirer du Mexique :
Rochambeau reçoit l’ordre de rejoindre l’armée des
Insurgés dirigée par Washington.
Arrivé au large des petites Antilles fin avril, de
Grasse chasse l’escadre anglaise qui menaçait la
Martinique, prend Tobago (2 juin) et remonte sur
Saint-Domingue. De là, il établit le contact avec
Rochambeau : il faut une dizaine de jours de naviga-
tion. Après avoir contracté en son nom un emprunt
La toute-puissance et ses limites 451

de 500 000 piastres pour payer les soldats de


Rochambeau, de Grasse embarque les sept régiments
prévus pour la Jamaïque et fait route vers la baie de
la Chesapeake où, sous la protection de quelques
vaisseaux espagnols, il fait refluer la flotte anglaise
venue l’attaquer. Prévenus, l’armée des Insurgés et le
corps expéditionnaire du roi de France traversent la
Virginie et parviennent à bloquer l’armée anglaise
dans Yorktown : le 19 octobre, après trois semaines
de siège, le général Cornwallis se rend avec près de
8 000 soldats. L’armistice signé ensuite pour les opé-
rations terrestres laisse la flotte anglaise libre de ses
mouvements : de Grasse qui a reçu l’ordre de prendre
la Jamaïque au printemps suivant n’échappe pas à
l’escadre anglaise qui le bat et le fait prisonnier le
12 avril 1782 (Bataille des Saintes).
L’année 1782 est celle de l’épuisement : la défaite
des Saintes, connue en août, est suivie de l’échec
devant Gibraltar en septembre. Les nouvelles des
aventures de Suffren dans l’océan Indien arrivent
trop tard pour renverser la situation. De toute façon,
du côté anglais, la défaite en Amérique a provoqué
des bouleversements politiques : si le Parlement se
porte garant des emprunts du gouvernement, en
retour, il est en droit d’imposer au roi le remplace-
ment de North par des ministres moins complaisants
(mars 1782). Le 30 novembre, l’Angleterre et les
États-Unis parviennent à la paix. Le 20 janvier sui-
vant, les pourparlers commencent à Versailles : le
3 septembre 1783, les traités sont signés.
Au sortir de la guerre la plus dispendieuse de
l’histoire de la monarchie, le roi de France a main-
tenu la position définie par son grand ancêtre dans
la deuxième moitié de son règne et respectée
par Louis XV au moins autant qu’il a pu. Pas de
452 Roi de France

nouvelles acquisitions, exception faite de Tobago,


mais l’affirmation de la grandeur : une souverai-
neté totale sur le territoire du royaume avec la fin de
la présence du commissaire anglais installé à
Dunkerque depuis 1713 pour interdire les travaux de
fortification, l’affaiblissement d’un adversaire de
longue date, la satisfaction des alliés aussi bien amé-
ricains qu’espagnols.
La question est ensuite de savoir si cette grandeur
peut se maintenir sans recours à la guerre, moyen
désormais difficile à utiliser puisque le conflit ter-
miné en 1783 a laissé 389 millions de dettes, mais qui
n’est pas exclu : pour remédier au manque d’un port
militaire en eau profonde si visible depuis un siècle,
l’aménagement de Cherbourg, commencé en 1779,
est poursuivi après la paix ; entre le 21 et le 26 juin
1786, Louis XVI est allé lui-même visiter le chantier,
seul voyage qu’il ait jamais entrepris.
Pas plus que sous les règnes précédents, les occa-
sions de prendre part aux conflits européens ne
manquent. L’intervention en Amérique avait évité au
roi de France un choix éprouvant dans l’affaire de la
Bavière : avec l’aide prudente de l’impératrice Marie-
Thérèse, un compromis avait été trouvé dont il s’était
porté garant (Paix de Teschen, mai 1779). Cependant,
un an après les traités de Versailles, il se trouve
devant un nouveau choix : libéré de l’influence modé-
ratrice de sa mère63, Joseph II agresse les Provinces-
Unies qui ont joué un grand rôle dans la guerre
d’Amérique ; il exige la réouverture des bouches de
l’Escaut fermées à la navigation depuis deux siècles.
Louis XVI intervient en médiateur, accepte même de
payer à Joseph II quatre millions de livres de dédom-
magement pour deux navires détruits par les Hollan-
dais (Traité de Fontainebleau, novembre 1785).64
La toute-puissance et ses limites 453

Cependant, l’alliance avec les Provinces-Unies est fra-


gilisée par les luttes qui y opposent les partisans
d’une république fédérale et ceux d’un régime semi-
monarchique dirigé par le stadhouder : Guillaume V
d’Orange bénéficie de l’appui de George III, son cou-
sin, et de Frédéric-Guillaume II, son beau-frère, qui
vient de succéder à Frédéric II. En septembre 1787, le
roi de Prusse fait envahir la Hollande. À ce moment,
Louis XVI est occupé à essayer d’imposer aux par-
lements la subvention territoriale refusée par
l’Assemblée des Notables : il ne peut mobiliser les
30 000 hommes dont il a menacé la Prusse. George III
propose ses bons offices : le roi de France est tenu
à l’écart des alliances conclues d’octobre 1787 à
août 1788 entre les Provinces-Unies, la Prusse et
l’Angleterre. À cette humiliation, s’ajoute l’impuis-
sance à protéger l’Empire ottoman des nouvelles
attaques russes et autrichiennes.65
Rien ne vient desserrer l’engrenage des dettes
accumulées à l’occasion des guerres. À la fin du
XVIIIe siècle, la volonté de conserver la grandeur de la
Couronne de France reçue en héritage se retourne
contre son détenteur.
Épilogue

UNE RENCONTRE SINGULIÈRE :


14 JUILLET 1790

Le 14 juillet 1790, pour la première fois de l’histoire


de la monarchie, le roi se trouve en présence d’une
foule massive venue de tout le royaume : 50 000 pro-
vinciaux, peut-être 300 000 Parisiens, rassemblés sur
le vaste espace du Champ de Mars à la limite sud-
ouest de Paris. Ils sont tous réunis pour procéder à un
échange de serments dont la teneur a été présentée au
roi, acceptée par lui : l’un sur l’union — la Confédéra-
tion — de tous les Français composant la nation,
l’autre sur la fidélité au texte en cours de rédaction et
qui va régir les nouveaux rapports politiques — la
Constitution.1 Ces notions n’appartiennent pas à la
tradition dont Louis XVI est l’héritier ou du moins
pas dans leur actuelle acception et il est difficile de
reconstituer le regard que le roi peut porter sur cette
rencontre.
Le précédent auquel il pourrait penser peut être
recherché du côté de son sacre où il a prononcé trois
serments : protéger l’Église, faire régner la justice,
maintenir l’intégrité du royaume. C’est sans doute ce
qu’il a voulu signifier en arrivant au Champ de Mars
dans le carrosse utilisé quinze ans plus tôt et en ayant
revêtu un magnifique habit de soie lilas tout brodé
456 Roi de France

d’argent. À ceci près qu’à Reims, les seuls assistants


appartenaient à la haute noblesse et au clergé et que
depuis l’accession des Bourbons, leurs exclamations
— « Fiat ! Fiat ! » [Ainsi soit-il !], n’étaient plus tenues
pour une forme de consentement. L’autre référence
pourrait se trouver dans les entrées que les rois, ses
prédécesseurs, ont effectuées dans les villes jus-
qu’en 1660 au moins.2 Un pacte, obéissance contre
confirmation des privilèges, était accompli en plu-
sieurs étapes : l’accueil du souverain par la municipa-
lité hors les murs, la progression d’un cortège dans la
ville selon un parcours enrichi de décorations. La
structure hiérarchisée du cortège reproduisait l’orga-
nisation des ordres et des pouvoirs jusqu’au segment
final où le roi avançait, protégé par un dais3, entouré
de ses grands officiers, de ses proches et suivi de ses
gardes. L’office religieux célébré dans l’église princi-
pale achevait de solenniser la rencontre. Malgré le
recul de cette pratique au profit de formes plus dis-
crètes de négociation entre les notables urbains et les
hommes du roi, officiers ou commissaires, le souvenir
s’en était maintenu : chaque ville traversée en 1786,
lors du bref voyage de Louis XVI à Cherbourg, avait
proposé d’organiser une entrée en forme. Il n’était
plus question de pacte, mais d’une manière honorable
d’accueillir le seul souverain enfin sorti de Versailles
et de ses annexes depuis plus d’un siècle. Dans cette
journée du 14 juillet 1790, les éléments d’une entrée
existent, mais dispersés, disjoints.
Le roi est arrivé, de son côté, dans son carrosse,
venant de Saint-Cloud où il a réussi à s’installer pour
l’été : il est accompagné de son épouse, de ses enfants
et de sa Maison, une soixantaine de courtisans. À
l’opposé, dans l’est de Paris, un cortège s’est formé à
partir de 6 heures du matin près de la porte Saint-
Une rencontre singulière 457

Martin ; il a marché par la porte Saint-Denis, la rue


de la Ferronnerie, rejoint la rue Saint-Honoré, la
place Louis XV. Sa structure n’est pas hiérarchique.
Comment le pourrait-elle ? Entre le 4 et le 26 août
1789, les privilèges honorifiques et les ordres ont été
abolis, l’égalité des droits proclamée comme principe
fondamental. La composition du cortège montre les
éléments des nouvelles forces politiques dans leur
ordre de constitution : en tête, les hommes qui ont
pris les armes à Paris, ont emporté la forteresse de la
Bastille voici juste un an et se sont constitués en
Garde nationale ; puis tous ceux qui ont alors parti-
cipé à l’institution d’une nouvelle municipalité, élec-
teurs, députés des soixante districts qui forment la
Commune de Paris avec Bailly, le maire ; ensuite, les
représentants des Gardes nationales des quatre-
vingt-trois nouvelles circonscriptions administratives
du royaume, les départements ; enfin, très surveillés,
les délégués des troupes de ligne et de la Maison mili-
taire du roi ; un groupe de Gardes nationaux pari-
siens ferme la marche. La Commune a offert à toutes
les délégations départementales un bâton muni d’une
pique, orné d’un flot de rubans tricolores ; il porte le
nom de leur circonscription d’origine et les mots
d’ordre de ce jour : « Constitution », « Confédération
nationale », avec la date. Parvenu place Louis XV, le
cortège s’ouvre pour faire haie aux quelque mille
membres de l’Assemblée constituante qui viennent se
placer en tête : majeure partie des délégués aux États
généraux convoqués en mai 1789, ils se sont arrogé le
droit de représenter la nation et de rédiger le texte
fondateur d’un nouveau régime. Tous empruntent un
pont de bateaux au pied de la colline de Chaillot et
entrent sur le Champ de Mars vers midi.
L’espace de l’ancienne plaine de Grenelle a été
458 Roi de France

transformé en un vaste cirque oblong à la romaine :


dans les tribunes des grands côtés, les Parisiens sont
venus s’installer pendant la nuit au hasard de leur
arrivée, dans un désordre qui se veut démonstratif
de l’égalité des droits. Comme dans les anciennes
entrées, les décorations des constructions éphémères
expriment les intentions du commanditaire, ici la
municipalité. Du côté de la Seine, un arc de triomphe
à trois arches porte des inscriptions qui promettent
l’achèvement de la Constitution, la protection du
faible, l’universalisation des Droits de l’homme et
donnent une définition ambivalente de la puissance
royale : « Le roi d’un peuple libre est seul un roi puis-
sant ». Au milieu du cirque, un autel a été dressé, orné
lui aussi : des proclamations complémentaires sur
l’égalité devant la loi, sur les principes de la future
Constitution et le texte du serment qui va être prêté
par les délégués.
Adossé à l’École militaire, un amphithéâtre avec,
en sa partie inférieure, un dais surmonté d’un dra-
peau blanc sous lequel le roi s’est installé. Il n’y est
pas seul : à sa droite, côté honorifique, se tient le pré-
sident de l’Assemblée — Charles-François de Bonnay,
élu de la défunte noblesse du Nivernais —, président
transitoire, puisque dans un souci d’égalité politique,
il a été décidé d’une présidence tournante de deux
semaines. Tous deux siègent sur des fauteuils sem-
blables, couverts de velours bleu azur fleurdelisé, la
parure immémoriale des rois de France. La famille
royale se réduit à la reine et aux enfants, installés à
proximité : les frères sont absents, le deuxième, comte
d’Artois, s’est réfugié dès juillet 1789 auprès de son
beau-père à Turin ; le premier, comte de Provence,
refuse de figurer comme simple citoyen. L’Assemblée
vient en effet de décider la suppression des titres et
Une rencontre singulière 459

des armoiries. Quant aux courtisans, on ne sait où ils


ont pu trouver place. Le roi n’est entouré que des
membres de l’Assemblée nationale constituante.
Telle est la disposition décrite dans un décret pris
par l’Assemblée et sur lequel Louis XVI a apposé sa
signature. De même qu’il a accepté la composition du
cortège, le déroulement de la cérémonie et le texte de
son propre serment. Contrairement aux anciennes
entrées dont l’organisation reposait sur un échange
oral et officieux entre le roi et les autorités munici-
pales, toujours susceptible de changements de der-
nière minute, toutes les dispositions ont été publiées
d’avance.
Après que l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord,
ancien député du clergé, membre de l’Assemblée, a
célébré la messe avec l’assistance des soixante aumô-
niers de la Garde nationale parisienne, après que
La Fayette, au nom de toutes les Gardes nationales de
France, a prêté serment au pied de l’autel, et de
même, le président au nom de l’Assemblée, c’est le
tour du roi. Il ne quitte pas son fauteuil et prononce :

Moi, roi des Français, je jure à la nation d’employer


tout le pouvoir qui m’a été délégué par la loi constitu-
tionnelle de l’état, à maintenir la constitution décrétée
par l’assemblée nationale, et acceptée par moi, et de
faire exécuter les lois.4

Un lambeau subsiste du débat ancien sur la puis-


sance des lois fondamentales que les Bourbons ont
constamment rejetée, aidés par une heureuse suite de
successions directes depuis l’avènement d’Henri IV.
Le reste a de quoi faire horreur à un roi de France : en
devenant roi des Français, il n’a plus en dessous de lui
des sujets, mais en face, des citoyens unis dans une
460 Roi de France

nation. Non plus l’ensemble des natifs du royaume


soumis à son autorité et qui n’ont aucune existence
en dehors de lui, mais des personnes possédant
ensemble la souveraineté, exerçant un pouvoir sur le
roi lui-même, portant les armes qu’ils se sont données
en vertu de leur droit à l’insurrection. Non plus une
délégation du pouvoir par Dieu auquel il faudra un
jour rendre compte, mais une fonction d’exécuteur
des lois dont lui, ancienne source de justice, n’est plus
le créateur. Plus rien de l’héritage d’une lignée de rois
à transmettre au Dauphin qu’il s’empresse d’aller
embrasser une fois le serment terminé.
Tel est le résultat d’une année de destruction où, à
chaque fois qu’il a pensé recourir à la force pour
endiguer le mouvement — début juillet 1789, début
octobre de la même année —, le roi s’est trouvé pris
de court et dépassé par une force supérieure qu’il voit
maintenant devant lui : des citoyens en armes venus
d’un royaume qu’il ne reconnaît pas, au nom des-
quels La Fayette, l’improbable héros de la guerre
d’Amérique, a prononcé le serment de « rester à
jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi ». Ordre
des mots détestable, que reproduit la cohue des dépu-
tés autour de celui qui n’est plus souverain.
Le 7 octobre 1789, à peine arrivé à Paris sous
l’escorte des Parisiennes et des Gardes nationaux, il
avait écrit au roi d’Espagne :

Je me dois à moi-même, je dois à mes enfants, je


dois à ma famille et à toute ma maison de ne pouvoir
laisser avilir la dignité royale qu’une longue suite de
siècles a confirmé dans ma dynastie […] J’ai choisi
Votre Majesté, comme chef de la seconde branche,
pour déposer en vos mains la protestation solennelle
que j’élève contre tous les actes contraires à l’autorité
Une rencontre singulière 461

royale qui m’ont été arrachés par la force depuis le


15 juillet de cette année…5

L’adversité l’attachait encore davantage aux prin-


cipes, et particulièrement à la hiérarchie à l’intérieur
de la maison des Bourbons. La protestation devait
faire le tour des cours. Les autres souverains pou-
vaient au moins en conclure que le roi de France ne
pouvait plus prétendre à la première place en Europe.
Le 14 juillet 1790 cependant, Louis XVI n’est pas
sans défense. Peu de jours auparavant, La Fayette
était allé présenter les compliments des Gardes natio-
naux au roi et ce dernier avait répondu. Avec une
grande intelligence politique, il avait insisté sur la res-
ponsabilité des Gardes nationaux dans le respect de
l’ordre et des lois. C’était mettre l’accent sur les mul-
tiples mouvements qui secouaient le royaume, atta-
quant les seigneurs, certes, mais aussi les propriétés
des roturiers dans les campagnes et dans les villes. Le
roi n’ignorait pas que les Gardes nationaux s’étaient
aussi constitués contre eux.

Redites à vos concitoyens que j’aurais voulu leur


parler à tous comme je vous parle ici ; redites leur que
leur roi est leur père, leur frère, leur ami ; qu’il ne peut
être heureux que de leur bonheur, grand que de leur
gloire, puissant que de leur liberté, riche que de leur
prospérité, souffrant que de leurs maux. Faites surtout
entendre les paroles ou plutôt les sentiments de mon
cœur dans les humbles chaumières et dans les réduits
les plus infortunés. Dites-leur que si je ne puis me
transporter avec vous dans leurs asiles, je veux y être
par mon affection et par les lois protectrices du faible,
veiller pour eux.6
462 Roi de France

Louis XVI retrouvait le langage de l’amour utilisé


pour dire la compassion des rois quant aux effets
douloureux de leurs décisions. Aux pires moments
de la guerre de Succession d’Espagne, Louis XIV
s’était senti obligé de publier les raisons qui lui
avaient fait refuser les conditions de paix proposées
par ses ennemis. Il avait alors exprimé des senti-
ments : « Quoique ma tendresse pour mes peuples ne
soit pas moins vive que celle que j’ai pour mes
propres enfants, quoique je partage tous les maux
que la guerre fait souffrir à des sujets aussi fidèles… »7
En 1709, l’objet de l’amour royal était à la fois infé-
rieur et global, « des sujets », « des peuples » qui
appartenaient au roi ; ils n’étaient autorisés à
connaître les intentions et les sentiments du souve-
rain que dans la mesure où ils allaient obéir à l’ordre
qu’ils avaient reçu en même temps que l’informa-
tion : prier pour obtenir « les bénédictions divines sur
[ses] armes ». En 1790, parmi les citoyens qui,
ensemble, l’avaient dépossédé de la souveraineté,
Louis XVI choisissait les plus pauvres. Un sentiment
chrétien — la charité, autre nom de l’amour —, qu’il
ressentait le besoin de manifester alors que l’Église
de France avait été dépossédée de ses biens en
novembre 1789, qu’elle devait se plier au nouveau
découpage du territoire — 83 diocèses au lieu
de 114 — et accepter le nouveau mode de désigna-
tion de tous ceux qui exerçaient une fonction
publique : l’élection par des citoyens remplaçait la
grâce royale. La Constitution civile du clergé avait
été adoptée par l’Assemblée le 12 juillet : elle allait
être présentée au roi pour ratification.
Or, ces « infortunés » qui ont pris leur part dans le
travail de destruction des privilèges ont été exclus
de toute responsabilité politique, citoyens sans droit
Une rencontre singulière 463

de vote depuis l’établissement du suffrage censitaire,


très tôt, le 20 octobre 1789. Un Comité, mis en place
par l’Assemblée en janvier 1790, a dénombré deux
millions de mendiants. En se proposant comme
l’interprète des « humbles » et des « faibles », le roi
avait montré les clivages qui traversaient la nation
souveraine. Il n’ignorait pas que si la Commune de
Paris avait proposé pour la prestation des serments la
date anniversaire de la prise de la Bastille, elle était
loin de faire l’unanimité quant aux liens entre les
deux 14 juillet : la force populaire, démocratique de
celui de 1789 faisait peur à bien des citoyens.8 De
même, Louis XVI connaissait-il les divisions de
l’Assemblée dont certains membres lui avaient pro-
posé leurs services : La Fayette avait promis d’user de
son influence pour conserver un pouvoir exécutif fort
dans le texte de la Constitution, il a échoué. Mirabeau
avait été reçu par le roi et son épouse le 3 juillet à
Saint-Cloud.
Terminant son adresse à La Fayette, le roi avait
ajouté : « … dites enfin aux différentes provinces de
mon royaume, que plutôt (sic) les circonstances me
permettront d’accomplir le vœu que j’ai formé de les
visiter avec ma famille, plutôt (sic) mon cœur sera
content. »9
Ainsi, au moment unique où le pays allait se pré-
senter devant lui, Louis XVI avait enfin émis le vœu,
contraire à plus d’un siècle de pratique, d’un grand
voyage familial à travers ce qu’il continuait de nom-
mer les « provinces de mon royaume ». Sans doute
refusait‑il de voir dans les Gardes nationaux des
départements autre chose qu’une minorité de sujets
rebelles. Mais parmi eux, les Tourangeaux lui avaient
remis un anneau d’Henri IV pieusement conservé.10
S’il pouvait échapper à la méfiance des autorités
464 Roi de France

parisiennes qui surveillaient tous ses mouvements, il


retrouverait peut-être, dans les profondeurs d’un
royaume qu’il espérait immuable, la révérence et
l’obéissance dues à un roi de France.
APPENDICES
Chronologie
de douze rois de France

Repères chronologiques
Noms Naissance Accession Sacre Mariage Mort
Charles VIII 30/06/1470 30/08/1483 30/05/1484 6/12/1491 07/04/1498
Louis XII 27/06/1462 07/04/1498 27/05/1498 1er : 08/09/1476 01/01/1515
2e : 08/01/1499
François Ier 12/09/1494 01/01/1515 25/01/1515 18/05/1514 31/03/1547
Henri II 31/03/1519 31/03/1547 26/07/1547 28/10/1533 10/07/1559
François II 19/01/1544 10/07/1559 18/09/1559 24/04/1558 05/12/1560
Charles IX 27/06/1550 05/12/1560 15/05/1561 26/11/1570 30/05/1574
Henri III 19/09/1551 30/05/1574 13/02/1575 15/02/1575 02/08/1589
Henri IV 13/12/1553 02/08/1589 27/02/1594 1er : 18/08/1572 14/05/1610
2e : 17/12/1600
Louis XIII 27/09/1601 14/05/1610 17/10/1610 28/11/1615 14/05/1643
Louis XIV 05/09/1638 14/05/1643 07/06/1654 09/06/1660 01/09/1715
Louis XV 15/02/1710 01/09/1715 25/10/1722 05/09/1725 10/05/1774
Louis XVI 23/08/1754 10/05/1774 11/06/1775 16/05/1770 21/01/1793
Généalogies
Les successions royales de 1316, 1328, 1498, 1515, 1589 et la loi « Salique »
Louis IX (Saint-Louis)

Philippe III Robert de Clermont

Philippe IV Charles de Valois Louis d’Évreux

Louis X Isabelle Philippe V Charles IV Philippe VI Philippe d’Évreux

er
Jeanne Jean II
Jean I Édouard III 3 filles 2 filles
de Navarre d’Angleterre
ép. Philippe d’Évreux Charles V Louis 1er Jean Philippe le Hardi
duc d’Anjou duc de Berry duc de Bourgogne

Charles Charles VI Louis d’Orléans


le Mauvais
roi de Navarre
Catherine Charles VII Charles Jean
d’Orléans d’Angoulême
Louis XI Charles
d’Angoulême
Anne Jeanne Charles VIII Louis XII Charles
de Beaujeu de France de Bourbon
ép. Louis XII Claude François Ier
de France

Henri II Antoine Cardinal


de Bourbon de Bourbon
Henri IV
François II Charles IX Henri III François Louis XIII
d’Anjou
in J. Barbey, Être roi. Le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis XVI, Fayard, 1992.
Les Bourbons
Louis IX, Saint-Louis
Robert de Clermont
9e fils de Saint-Louis
Jean II de Bourbon-Vendôme

François de Bourbon-Vendôme Louis


de la
Charles de Bourbon-Vendôme Roche-sur-Yon
Antoine de Bourbon Charles Louis lignée
ép. Jeanne d’Albret cardinal de Bourbon prince de Condé des Montpensier
« Charles X »
Henri Ier Charles Charles de Bourbon
Henri IV prince de Condé cardinal de Vendôme comte de Soissons
ép. Marguerite puis cardinal de Bourbon
de Valois Lignée des Condé Louis de Bourbon
ép. Marie de Médicis comte de Soissons

Louis XIII Élisabeth Christine ou Chrétienne Gaston duc d’Orléans Henriette-Marie


ép. Anne d’Autriche ép. Philippe IV ép. Victor-Amédée ép. Marie, duchesse ép. Charles Ier
roi d’Espagne duc de Savoie de Montpensier roi d’Angleterre
ép. Marguerite de Lorraine

Anne-Marie-Louise Marguerite-Louise Élisabeth Françoise


d’Orléans ép. Côme III ép. Joseph ép. Charles-Emmanuel
duchesse de grand-duc duc de Guise duc de Savoie
Montpensier de Toscane
Charles II Henriette
roi d’Angleterre d’Angleterre
Louis XIV Philippe
ép. Marie-Thérèse ép. Henriette duc d’Orléans
d’Espagne d’Angleterre ép. Élisabeth-
Charlotte de Bavière
Louis de France Marie-Louise d’Orléans Anne d’Orléans
ép. Marie-Anne Philippe
ép. Charles II ép. Victor-Amédée II
de Bavière duc d’Orléans
roi d’Espagne duc de Savoie

Louis de France Philippe Charles


duc de Bourgogne duc d’Anjou duc de Berry
ép. Marie-Adélaïde Philippe V d’Espagne ép. Marie-Louise-Élisabeth
de Savoie ép. Marie-Louise de Savoie ép. Marie-Louise d’Orléans

Louis XV
ép. Marie Leszczynska
Louis
duc d’Orléans
Élisabeth Adélaïde Victoire Sophie Louise ép. Auguste-
Henriette Marie-Jeanne de Bade
Madame Infante
Louis de France
ép. Marie-Josèphe de Saxe Louis-Philippe
duc d’Orléans
Louis-Joseph-Xavier Louis XVI Louis Charles
duc de Berry comte de Provence comte d’Artois Louis-Philippe
duc de Bourgogne
roi de France duc d’Orléans
mort en 1761
in Lucien Bély, La société des princes. XVIe-XVIIIe siècle, Fayard, 1999.
Cartes
L’agrandissement du royaume de France
1600-1661 Philippeville Pays de Sierck
Gravelines
1659 1659-1815 1661
Barbençon Terres de
Calais 1678-1815 Mariembourg l’abbaye de
1659-1815 Gorze 1661
Arras 1659 Route de
Hesdin 1659 Thionville Phalsbourg
Artois 1661
Sedan 1659
1659 1642 Landau
Le Quesnoy Montmédy
Avesnes Verdun Haguenau
Metz Strasbourg
Paris Toul Sélestat
Colmar Alsace
1648
Mulhouse (droits,villes,
seigneuries)
Bresse Bugey
1601 Pays de Gex
Bourg
Genève
Lyon Valromey 1601
Belley
Pignerol
1631-1696

Orange
Avignon
100 km Toulouse
Pau Roussillon
Cerdagne 1659 Marseille
Béarn 1659-1660 Perpignan
Principaux traités 1620 Llivia
1601 - Lyon
1648 - Münster
1659 - Pyrénées

France Ville ou enclave étrangère


Ville ou 1659 Date d’acquisition au moment décisif
territoire acquis Les acquisitions définitives sont indiquées en caractères
romains et les acquisitions provisoires en italiques.
in Daniel Wordman, Frontières de France. De l’espace au territoire (XVIe-XIXe siècle), Gallimard, 1998.
1661-1713 Bergues
Dunkerque Ypres
1662 Courtrai Luxembourg
Audenarde 1684-1697
St-Omer Tournai
Aire Ath Sarrelouis
Lille 1668 Charleroi 1680-1815
Valenciennes 1678 Sarrebruck
Cambrai Maubeuge 1680-1697
Longwy 1683 Landau
Strasbourg Kehl
Paris
1681
Montbéliard
Franche-Comté 1676-1697
1678 Besançon

Genève
Lyon
Pignerol 1696
(à la Savoie)

Orange 1713 Barcelonnette


100 km Avignon 1713
Toulouse
Marseille
Principaux traités
1668 - Aix-la-Chapelle Llivia
1678 - Nimègue
1697 - Ryswick
1713 - Utrecht

France 1713 Date d’acquisition au moment décisif


Les acquisitions définitives sont indiquées en caractères
Ville ou territoire romains et les acquisitions provisoires en italiques.
acquis Ville acquise en 1668 et cédée à partir
Ville ou enclave étrangère de la paix de Nimègue
1713-1789

Barbençon
Lille Philippeville
Mariembourg
Lorraine Landau
1735-1738, 1766
Metz
Paris Bar-le-Duc Strasbourg
Barrois Nancy
1735-1738, 1766 Mulhouse
Montbéliard Bâle
Besançon Principauté
épiscopale
Principauté de Dombes de Bâle
1762
Trévoux Genève
Lyon

Orange
100 km
Avignon
Toulouse
Pau
Marseille
Perpignan
Llivia Corse
1768
Principaux traités
1738 - Vienne

France Ville ou enclave étrangère


Ville ou 1762 Date d’acquisition au moment décisif
territoire acquis Les acquisitions définitives sont indiquées en caractères
romains et les acquisitions provisoires en italiques.
Sources et bibliographie
SOURCES

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seigneurs et dames les enfans de France, suivi de Comment et
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486 Roi de France

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et Gustave BAGUENAULT DE PUCHESSE, Paris, Imprimerie natio-
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et Bernard DE MANDROT, Paris, Renouard et H. Laurens,
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Sources et bibliographie 487

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Notes
Abréviations :
A.E. : Archives du Ministère des Affaires étrangères
A.G. : Archives de la Guerre
A.N. : Archives Nationales

INTRODUCTION
NAISSANCE D’UN DAUPHIN

1. A.N., L 498, no 295 bis ou Lb 35 776. Le premier-né mâle


est doté de la province du Dauphiné qui lui donne ses titre et
appellation, que complète le prénom reçu lors de son baptême.
2. Elle est morte le 2 avril 1578.
3. Cité par Jean-Pierre BABELON, Henri IV, Paris, Fayard,
1982, p. 858-859.
4. Mémoires de Philippe Hurault, abbé de Pontlevoy, évesque
de Chartres, Collection complète des mémoires relatifs à l’His-
toire de France, Paris, Foucault, 1823, t. XXXVI, p. 490.
5. Louise BOURSIER, Récit véritable de la naissance de
Messeigneurs et dames les enfans de France, suivi de Comment et
en quel temps la reyne accoucha de monsieur le Dauphin à pré-
sent Louis XIII, édition critique par François ROUGET et Colette
H. WINN, Genève, Droz, 2000, p. 73. Née Bourgeois, cette sage-
femme a préféré porter le nom de son époux, médecin célèbre
et qui avait travaillé avec Ambroise Paré.
502 Roi de France

6. Ibid., p. 80.
7. Théodore et Denis GODEFROY , Le Cérémonial françois,
Paris, Sébastien Cramoisy, 2 vol., 1649, t. I, p. 163-164.
8. Louise BOURSIER, op. cit., p. 82.

PREMIÈRE PARTIE
L’IMPRÉVISIBLE ACCESSION
À LA COURONNE

I
LE PRINCIPE SUCCESSORAL

1. Yvonne LABANDE-MAILFERT, Charles VIII. Le vouloir et la


destinée, p. 47-48.
2. La cité des Rèmes, peuple gaulois.
3. Telle est la représentation choisie ici à la place de la
colombe du Saint-Esprit.
4. Les « écrouelles » sont des ganglions tuberculeux. Voir
Marc BLOCH, Les Rois thaumaturges.
5. Ralph E. GIESEY, Le Rôle méconnu de la loi salique. La suc-
cession royale (XIVe-XVIe siècles), p. 125.
6. Outre Ralph Giesey, déjà cité, Jean BARBEY, Être roi. Le roi
et son gouvernement en France de Clovis à Louis XVI ; Colette
BEAUNE , Naissance de la nation France, Paris, Gallimard,
coll. Folio Histoire no 56, 1985 ; Fanny COSANDEY, La Reine de
France. Symboles et pouvoirs.
7. Citations traduites du texte latin publié dans Recueil géné-
ral des anciennes lois françaises…, par MM. JOURDAN, DECRUSY,
ISAMBERT, Paris, Plon, 28 vol., 1821-1833, t. 5, p. 415-423.
8. Ibid., t. 6, p. 153-156.
9. Il existe deux versions du texte latin. Voir Colette BEAUNE,
op. cit., p. 264. Ici, la version citée par Jean BARBEY, op.cit., p. 47.
10. Ibid.
11. Recueil général des anciennes lois françaises, t. 5, p. 418 :
il s’agit de la Genèse, 27, 27-28.
12. La « maison de France » est une expression diplomatique
qui recouvre la succession des maisons – au sens strict – déten-
trices de la couronne de France, différentes branches des Valois,
puis les Bourbons. Avec une majuscule – la « Maison du roi » –,
Notes des pages 15 à 50 503

ce terme désigne l’ensemble des personnes attachées à son ser-


vice quotidien.
13. Yvonne LABANDE-MAILFERT, op.cit., p. 30-31.
14. Michel NASSIET, Parenté, noblesse et états dynastiques (XVe-
XVIe siècles).
15. D’autres royaumes en Europe ont eu des rois saints :
l’Angleterre avec Édouard le Confesseur, la Hongrie avec
Wenceslas et le Portugal avec Sébastien.
16. Fanny C OSANDEY , « Préséances et sang royal : le rite
comme construction d’un mythe identitaire », p. 19-26.
17. Ses deux frères, Charles, duc de Mayenne, Louis, cardi-
nal de Guise, ses cousins germains, Charles, duc d’Aumale et
Charles, duc d’Elbeuf, ainsi que le cardinal Charles de Bourbon
qui est aussi un cousin par l’intermédiaire de leur grand-mère,
Antoinette de Bourbon.
18. Lettres patentes du 26 août 1588, citées par Ralph
E. Giesey, op. cit., p. 225.
19. Cité par Joël CORNETTE, Chronique de la France moderne.
De la Ligue à la Fronde, Paris, Sedes, 1995, p. 30.
20. Cité par Herbert H. R OWEN, « “L’État, c’est à moi”.
Louis XIV and the State », note 10, p. 87.
21. Cité dans Elizabeth W. MARVICK, Louis XIII. The Making
of a King, p. 47.
22. Cité par Fanny COSANDEY, « Ordonner à la Cour. Entre
promotion du sang et célébration de la personne royale » p. 221-
244.
23. Cité par Joël CORNETTE, Chronique du règne de Louis XIV,
p. 537.
24. Recueil général des anciennes lois françaises, t. 21, p. 146.
25. Pascale MORMICHE, Devenir Prince. L’école du pouvoir en
France, citant les mémoires de Mme de Créqui, p. 105.
26. Yvonne LABANDE-MAILFERT, op. cit., p. 35.
27. Fanny COSANDEY et Robert DESCIMON, L’Absolutisme en
France. Histoire et Historiographie, « Première partie. L’absolu-
tisme : le travail théorique de la monarchie sur elle-même »,
p. 23-105.
28. Yvonne LABANDE-MAILFERT, op. cit., p. 35.
29. Il n’est pas exclu que le régent Philippe d’Orléans ait
voulu sous-entendre par là que la renonciation des Bourbons
d’Espagne au trône de France imposée par les autres
504 Roi de France

monarchies était nulle : il était en train de négocier des alliances


matrimoniales entre les deux branches.
30. Robert DESCIMON, « L’union au domaine royal et le prin-
cipe d’inaliénabilité. La construction d’une loi fondamentale
aux XVIe et XVIIe siècles », p. 79-90.
31. LOUIS XIV, sous le titre de « Réflexions sur le métier de
roi, 1679 », in Mémoires, édition de Jean L ONGNON , Paris,
J. Tallandier, 1978, p. 247.
32. C’est le sens de la démonstration de Herbert H. ROWEN,
op. cit.
33. Cité dans Joël CORNETTE, op. cit., p. 74.

II
LES OBLIGATIONS DE L’HÉRITAGE :
LES ALLIANCES MATRIMONIALES

1. Michel ANTOINE, Louis XV, où se trouvent les détails de la


prise de décision.
2. L’expression relève du langage diplomatique, mais
l’Espagne est alors une monarchie qui associe plusieurs
royaumes.
3. Cité dans Michel Antoine, op. cit., p. 153.
4. Lucien BÉLY utilise l’image de l’écheveau, La Société des
princes, p. 15. Ouvrage fondamental pour toutes ces questions.
5. Michel NASSIET, Parenté, noblesse et états dynastiques. Du
même auteur, « Les reines héritières : d’Anne de Bretagne à
Marie Stuart », in Isabelle POUTRIN et Marie-Karine SCHAUB
(dir.), Femmes et pouvoir politique. Les princesses d’Europe, XVe-
XVIIIe siècle, p. 134-145 ; Francis RAPP, Maximilien d’Autriche.
Souverain du Saint Empire Romain Germanique, bâtisseur de la
maison d’Autriche (1459-1519), Paris, Tallandier, 2007.
6. Le duc légitime de Lorraine, l’empereur Frédéric III, les
Confédérés suisses et quelques puissantes villes libres d’Alsace.
7. Ils prennent pour preuve le blason des ducs : au lieu d’être
brisé comme celui des princes apanagés, il est écartelé ; les
quatre quartiers qui divisent le champ de l’écu exposent l’ori-
gine maternelle de ce bien.
8. Michel NASSIET, Parenté, noblesse et états dynastiques ;
Michel NASSIET et Dominique LE PAGE, La Réunion de la
Notes des pages 50 à 72 505

Bretagne à la France, Morlaix, Skol Vreizh, 2003 ; Didier LE FUR,


Anne de Bretagne. Miroir d’une reine, historiographie d’un mythe ;
Georges MINOIS, Anne de Bretagne.
9. Jusqu’à Maximilien, les souverains du Saint Empire sont
d’abord élus et couronnés rois des Romains, éventuellement du
vivant de leur prédécesseur ; à la mort de ce dernier, ils prennent
le titre d’empereur et vont en principe à Rome recevoir du pape
la couronne impériale.
10. Sa sœur, Isabeau, meurt l’année suivante.
11. Cité dans Yvonne LABANDE-MAILFERT, op.cit., p. 132.
12. D’après Froissart, c’est un examen couramment imposé
aux filles de la haute noblesse pour apprécier leur capacité à
produire des enfants. Voir Pierre DARMON , Le Tribunal de
l’impuissance. Virilité et défaillances conjugales dans l’Ancienne
France, Paris, Le Seuil, coll. Points Histoire no 84, p. 161.
13. Cité par Didier LE FUR, op. cit., p. 18.
14. C’est la première de la série des reines couronnées à
Saint-Denis jusqu’à Marie de Médicis en 1610.
15. De fait, son père, Frédéric III, est le dernier empereur à
avoir réussi son voyage à Rome et obtenu son couronnement
par le pape à Rome en 1452.
16. Georges MINOIS, op. cit., p. 499 : il faut apprécier le jeu de
mots en gardant à l’oreille les sonorités alors semblables du
prénom et de l’adjectif et en se rappelant que ce genre d’accord
sonore, une consonnance, est tenu pour un signe du bien-fondé
d’une affirmation.
17. Elle ne se sent pas tenue, non plus, par un devoir de pro-
tection vis‑à-vis de sa sœur, Renée, née en 1510. Les termes du
contrat de Nantes n’étaient en effet pas clairs pour le cas où il y
aurait deux filles. À l’occasion de son mariage avec Hercule
d’Este, duc de Ferrare, en 1528, Renée de France déclare aban-
donner ses droits éventuels. Revenue en France en 1560 lors de
son veuvage, elle tenta de revenir en arrière. Voir Caroline ZUM
KOLK, « Les difficultés des mariages internationaux : Renée de
France et Hercule d’Este », in Isabelle POUTRIN et Marie-Karine
SCHAUB (dir.), Femmes et pouvoir politique. Les princesses
d’Europe, XVe-XVIIIe siècle, p. 102-119.
18. Testament cité par Henri PIGAILLEM, Claude de France :
première épouse de François Ier, Paris, Pygmalion, coll. Histoire
des reines de France, 2006, p. 205.
19. 1497 : double mariage de Philippe et Marguerite, enfants
506 Roi de France

de Maximilien, avec Juan et Juana, enfants de Ferdinand d’Ara-


gon et d’Isabelle de Castille ; 1515 : double mariage des petits-
enfants, Ferdinand et Marie, avec la fille et le fils du roi de
Bohême et de Hongrie. Il ne s’agit sans doute pas d’une straté-
gie clairement dessinée : Maximilien n’a pas renoncé facilement
à son épouse bretonne ni à ses projets d’alliance avec les Valois.
20. Outre Lucien B ELY déjà cité, Thierry WANEGFFELEN ,
Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin ; et surtout Fanny
COSANDEY, « Quelques réflexions sur les transmissions royales
maternelles : la succession de Catherine de Médicis », p. 62-71.
21. Jusqu’en 1532, où le duché est créé, le statut des Médicis
est incertain, mais non leur prestige.
22. L’usage a fait de Catherine la nièce de Clément VII,
« nièce » étant ici l’équivalent de « protégée » au nom des liens
de parenté : en réalité, elle est la petite-fille de son cousin ger-
main.
23. Du moins le roi s’en est-il vanté auprès d’un noble écos-
sais.
24. L’usage la désigne comme Louise de Lorraine.
25. Fille de Claude, la deuxième de ses filles.
26. Elizabeth Wirth MARVICK, Louis XIII. The Making of a
King, p. 25.
27. Jean-François DUBOST, Marie de Médicis, la reine dévoilée,
p. 395-409.
28. À Lucien BÉLY, déjà cité, il faut ajouter Alain HUGON,
« Mariages d’État et sentiments familiaux chez les Habsbourg
d’Espagne », in Femmes et pouvoir politique, op. cit., p. 81-101,
et le travail nouveau et convaincant de Daniel SÉRÉ, La Paix des
Pyrénées. Vingt-quatre ans de négociations entre la France et
l’Espagne (1635-1659).
29. Cité par Lucien BÉLY, in La Société des Princes, op. cit.,
p. 261.
30. Les traités de Westphalie qui mettent fin aux guerres
dans l’Empire ont renforcé l’autonomie des princes : les tracta-
tions qui précèdent l’élection impériale sont d’autant plus
importantes.
31. Dans une lettre à la supérieure du couvent d’Agreda, du
9 juillet 1659, in Daniel SÉRÉ, op. cit., p. 319.
32. C’est au vu des archives espagnoles qui lui permettent
l’établissement d’une chronologie fine que Daniel SÉRÉ met en
doute la « comédie de Lyon » où le projet savoyard est tradi-
Notes des pages 72 à 98 507

tionnellement présenté comme un piège tendu par Mazarin à


Philippe IV (chapitre VI, « L’initiative espagnole »).
33. Dépréciés par rapport à la dot de 1615 payée en réaux
d’argent, in Daniel S ÉRÉ , ibid., p. 488. D’après cet auteur,
Mazarin comptait que la dot serait payée et prévoyait son
emploi immédiat.
34. Cité par Daniel SÉRÉ, ibid., p. 486.
35. Ibid., p 493.
36. Hubert DELPONT, Parade pour une infante. Le périple nup-
tial de Louis XIV à travers le Midi de la France (1659-1660),
Narosse, Éditions d’Albret, 2007
37. C’est l’interprétation donnée par Alain HUGON dans
l’article cité ci-dessus.
38. Lettre du 20 septembre 1671 à Grémonville son envoyé à
Vienne, cité par Philippe ROMAIN, « Le travail des hommes de
la paix au XVIIe siècle : le cas des relations entre Louis XIV et
Léopold Ier de 1668 à 1673 », Histoire, Économie, Société, 1986,
no 2, p. 173-186, Le duché de Lorraine a été une nouvelle fois
occupé pendant la guerre de Dévolution (1667-1668).
39. Son frère aîné, Philippe Prosper, est mort l’année de sa
naissance.
40. Fille de Philippe d’Orléans et d’Henriette d’Angleterre.
41. En 1642, Louis XIII avait pardonné et reconnu la validité
du mariage.
42. C’est la célèbre princesse Palatine.
43. La reine Marie Leszczynska est morte en 1768.
44. La politique de revirements constants a en effet valu au
duc de Savoie une île en Méditerranée et surtout une couronne
royale entre 1713 et 1718.

III
LES OBLIGATIONS DE L’HÉRITAGE :
LA REPRODUCTION

1. Lettre du 8 décembre 1491, citée par Georges MINOIS, Anne


de Bretagne, p. 304-305.
2. Jean GAUDEMET, Le Mariage en Occident. Les mœurs et le
droit, Paris, Cerf, 1987.
3. Jean GAUDEMET, ibid., p. 354.
508 Roi de France

4. J’ai décidé, arbitrairement peut-être, de ne pas retenir ici


le mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois parce
qu’en 1572, Navarre n’est que le troisième successible. Son
mariage n’est alors que celui d’un prince du sang. Si l’on voulait
en tenir compte, il faudrait le classer dans le deuxième groupe
où les obstacles politiques retardent l’âge au mariage : en
août 1572, Marguerite et lui ont dix-neuf ans.
5. Lettre du 27 octobre 1473, citée par Didier LE FUR,
Louis XII. Un autre César, Paris, Perrin, 2001, coll. Tempus
no 334, p. 44.
6. Cité par Bernard QUILLIET, Louis XII. Père du peuple, p. 445.
7. Dans les années 1586-1587, Henri III écrit à Catherine de
Médicis à propos de Marguerite : « Je voudrais qu’elle fût mise
en un lieu où il pût la voir pour essayer d’en tirer des enfants
et néanmoins fût assuré qu’elle ne se pourrait gouverner autre-
ment que sagement. » Quelle qu’ait été la conduite de sa sœur,
il insiste sur le fait qu’elle reste fille de France : « Cela rendra
toujours sa condition et celle de ses enfants plus favorable en
ce royaume », cité par Jacqueline BOUCHER, Louise de Lorraine
et Marguerite de France. Deux épouses et reines à la fin du
XVIe siècle, p. 299.
8. Michel COMBET, Éléonore d’Autriche, seconde épouse de
François Ier, Paris, Pygmalion, 2008.
9. Mémoires de Madame de Motteville, Nouvelle collection des
mémoires pour servir à l’Histoire de France, Paris, BNF /
Gallica, 4e série, 1838, t. X, p. 496.
10. La princesse Palatine et Mme de Caylus, nièce de Mme de
Maintenon.
11. Mercure françois, t. V, 1619, p. 85.
12. Cité par Évelyne LEVER, Marie-Antoinette, Paris, Fayard,
1991, p. 213-214.
13. Jacques GÉLIS, L’arbre et le fruit. La naissance dans l’Occi-
dent moderne (XVIe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 1984.
14. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que le cycle de
l’ovulation soit mis en évidence.
15. Cité par Georges MINOIS, op. cit., p. 311.
16. Cathy MCCLIVE, « The Hidden Truths of the Belly : the
Uncertainties of Pregnancy in Early Modern Europe », Society
for the Social History of Medecine, vol. 15, no 2, 2002, p. 209-227.
17. Jacqueline BOUCHER, op.cit., p. 120-150.
18. Lettre du 29 novembre 1602 à la municipalité de Troyes,
Notes des pages 98 à 119 509

in Théodore et Denis GODEFROY, Le Cérémonial françois, t. I,


p. 184-185.
19. Anne-Marie LECOQ, François Ier imaginaire, p. 435-438 ;
Marie-Ange BOITEL-SOURIAC, « François de Paule, intercesseur
de la prospérité du couple royal (fin XVe-début du XVIe siècle »,
Colloque « François de Paule et les Minimes à Tours et en
France (XVe- XVIIIe siècle) », organisé par l’université François-
Rabelais de Tours du 20 au 21 septembre 2007, et présidé par
André Vauchez.
20. Louis XI a créé l’ordre de Saint-Michel en 1469. Voir
Colette BEAUNE, op. cit., p. 196-198 ; Anne-Marie LECOQ montre
que cette cordelière est aussi bretonne et savoyarde, op. cit.,
p. 44.
21. Isabelle BRIAN, « Le roi pèlerin. Pélerinages royaux dans
la France moderne », in Philippe BOUTRY, Pierre-Antoine FABRE,
Dominique JULIA (dir.), Rendre ses vœux, Paris, Éditions de
l’EHESS, 2000, p. 363-378.
22. Thierry WANEGFFELEN, Catherine de Médicis. Le pouvoir
au féminin, p. 114.
23. Jacqueline BOUCHER, op.cit ; Pierre CHEVALLIER, Henri III,
et l’article d’Isabelle BRIAN cité ci-dessus. Henri III lui-même
n’était pas stérile : en 1585, une dame de la noblesse du Berry
lui donne une fille.
24. Bruno MAËS, Le Roi, la Vierge et la Nation. Pélerinage et
identité nationale entre guerre de Cent Ans et Révolution. Préface
de Nicole LEMAÎTRE, Publisud, coll. La France au fil des siècles,
2003.
25. Cité par Pierre CHEVALLIER, Louis XIII, p. 558 ; dates des
fausses couches : 1622, 1624, 1626, 1629, p. 50, in Jean-François
DUBOST, « Mise en perspective et bilan politique du règne (1615-
1666) », Chantal GRELL (dir.), Anne d’Autriche, Infante d’Espagne
et reine de France, p. 41-110.
26. On cite malheureusement sans précisions chronolo-
giques : dans le nord du royaume, Notre-Dame de Liesse, de
Chartres, du Puy en Anjou, de Boulogne, de Ferrières en
Gâtinais ; dans le centre, Notre-Dame de Vaudouan, de
Fourvières, de Thiézac ; dans le sud, Notre-Dame de Saint-
Michel de Frigolet, de Cotignac, de Gignac en Languedoc.
27. René LAURENTIN, Le Vœu de Louis XIII : passé ou avenir
de la France. Préface de Pierre CHAUNU, François-Xavier de
Guibert, 2004, p. 124.
510 Roi de France

28. Cité sans référence dans René LAURENTIN, ibid.


29. Jean MEYER, La Naissance de Louis XIV. 1638, Paris,
Complexe, coll. La Mémoire des siècles, no 214, 1989, p. 59-60.
30. Mémoires de Nicolas Goulas, gentilhomme ordinaire de la
Chambre du duc d’Orléans, publiés pour la première fois d’après
le manuscrit original de la Bibliothèque Nationale pour la
Société de l’Histoire de France par Charles CONSTANT, Paris,
Renouard, 1879, t. 52, p. 326, note 1.
31. Comme on a pu voir dans l’introduction, les récits de la
naissance de Louis XIII font état de reliques de la sainte déte-
nues par l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; l’opuscule
consacré à la fondation de la reine Marie-Thérèse fait état
d’autres reliques, celles de l’abbaye de Saint-Léger près de
Soissons et des Feuillants de Paris : La Vie de Sainte Marguerite,
vierge et martyre, Paris, Pierre de Bresche, 1672, BNF, J-22636.
32. Louise BOURSIER, op. cit., p. 73.
33. Henri PIGAILLEM, op. cit., p. 160.
34. Citée par Jean-Louis FLANDRIN, Le Sexe et l’Occident : évo-
lutions des attitudes et des comportements, Paris, Le Seuil, 1981,
p. 247.
35. Sigismund PELLER, « Births and deaths among Europe’s
ruling families since 1500 », David V. G LASS et David E. C.
EVERSLEY (dir.), Population in History, Essays in historical
demography, Londres, 1965, p. 87-100. Exemples d’études par
familles dans la paysannerie, in Jacques DUPÂQUIER (dir.), His-
toire de la population française. De la Renaissance à 1789, Paris,
Presses universitaires de France, 1988, p. 221 et suivantes.
36. C’est du moins ce que Marguerite a prétendu dans le
mémoire qu’elle a rédigé en avril 1574 au nom de son époux
(Mémoire justificatif pour Henri de Bourbon, roi de Navarre),
alors accusé de comploter contre Charles IX : « Et que si ma
femme était accouchée d’un fils, que le Roy avancerait ma
mort », in François G UESSARD (dir.), Mémoires et Lettres de
Marguerite de Valois, Paris, J. Renouard, 1842, p. 189.
37. Georges MINOIS, op.cit., p. 507.
Notes des pages 119 à 140 511

IV
LE MORT SAISIT LE VIF

1. Lettre du Roi, écrite à Monseigneur l’Archevêque Duc de


Reims, Premier Pair de France, pour faire faire des prières
publiques dans toutes les Églises de son diocèse pour le repos de
l’Ame du feu Roy, Reims, B. Multeau, 1715, BNF, Imp., LB37-
4455.
2. Colbert de Torcy, secrétaire d’État aux Affaires étrangères,
petit-neveu du « grand » Colbert.
3. Michèle FOGEL, Les Cérémonies de l’information dans la
France du XVIe au milieu du XVIIIe siècle. Jusqu’au début du
XVIIe siècle, la forme dominante de célébration est l’ensemble
procession urbaine-messe, ensuite le chant du Te Deum et
quelques prières pour le roi sont exécutées à l’intérieur des
églises ; au début du XVIIIe siècle, les paroisses rurales parti-
cipent aussi aux célébrations.
4. Le catalogue des Actes royaux de la Bibliothèque Nationale
signale la déclaration royale du 4 août 1589, la lettre royale du
14 mai 1610 et celle du 14 mai 1643. Michel CASSAN, La grande
peur de 1610. Les Français et l’assassinat d’Henri IV, Seyssel,
Champ Vallon, coll. Époques, 2010.
5. Stanis PEREZ, La Mort des rois. Documents sur les derniers
jours des souverains français et espagnols, de Charles Quint à
Louis XV, p. 7-100.
6. Madeleine FOISIL, L’Enfant Louis XIII. L’éducation d’un roi
(1601-1617), p. 182.
7. Nicolas LE ROUX, Un régicide au nom de Dieu. L’assassinat
d’Henri III, 1er août 1589.
8. Déclaration du roi sur la Tresve accordée au roi de Navarre…,
26 avril 1589, BNF, Imp., F 46889 (5)
9. Roger DOUCET, « La mort de François Ier », Revue Histo-
rique, 1913, no 113, p. 309-316. Témoignage de Pierre du
Chastel, évêque de Macon ; Charles PAILLARD : « Dépêche de Jean
de Saint-Mauris, ambassadeur de Charles Quint (20 avril 1547) »,
publiée dans son article sur « La mort de François Ier et les pre-
miers temps du règne de Henri II », Revue Historique, Tome 5,
1877, p. 400-403.
10. Françoise H ILDESHEI