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L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 143

L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI

À propos de Livio ROSSETTI, Un altro Parmenide, Bologna, Diogene


Multimedia, 2017, 2 vol., 184 + 206 p.

Un autre Parménide se présente déjà de par son titre comme un


livre ambitieux et difficile. Son auteur1, réfutant dans les faits la
conviction diffuse qu’il n’y a plus rien à apprendre des penseurs du
passé, nous accompagne comme à travers un labyrinthe à la recherche
de nouveaux accès sur un terrain, celui du monde de la pensée parmé-
nidienne, où au contraire il y a encore beaucoup à explorer. C’est ainsi
que l’on voit se définir parmi les fragments et les témoignages du
Poème de Parménide un parcours interprétatif au bout duquel la figure
du penseur d’Élée apparaît sous des traits nettement innovateurs, et
peut-être même révolutionnaires. En effet, ce que Rossetti propose,
avec une conviction claire et déterminée, n’est pas une simple révision
de l’image du penseur d’Élée, qui en ajusterait quelques traits encore
épars, mais un nouveau portrait2, à redessiner complètement. Ce n’est

1 Livio Rossetti revendique une longue pratique de la pensée de Parménide

et des Éléates. Après les premiers intérêts socratiques, son attention s’est pro-
gressivement concentrée sur les présocratiques et parmi eux Parménide, dans
l’intention d’amorcer « un progressivo decondizionamento dall’immagine trà-
dita degli esordi della filosofia in Grecia », comme il est dit dans la page de
présentation de Rossetti du site de Eleatica (eleatica.it).
2 De manière significative, le premier paragraphe de l’épilogue s’intitule

précisément « Verso un nuovo identikit » (II, 150). Les chiffres entre paren-

REVUE DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, XXXVIII (1), 2020


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donc en fait pas l’autre Parménide, le Parménide jusqu’à présent


négligé ou mal interprété, que Rossetti veut promouvoir et mettre en
premier plan, mais véritablement un autre Parménide, un Parménide
qui semblerait ne rien avoir en commun avec l’image que la tradition
des manuels d’école nous a transmise, et dont il faut pourtant avoir le
courage de se séparer, pour un nouveau début de l’herméneutique par-
ménidienne. L’image de Parménide doit changer : il n’est pas simple-
ment ou tout d’abord3 le philosophe de l’être, mais surtout un sophos
extrêmement attentif et intéressé à la compréhension du monde réel4.
Le renversement de perspective est net et sans équivoque ; le lecteur ne
peut y rester indifférent.
L’invitation à la découverte de ce nouveau Parménide est sédui-
sante. Il ne nous reste donc qu’à rentrer dans les méandres du travail de
Rossetti et à observer de près comment se compose la mosaïque de
l’interprétation. C’est une donnée factuelle qui nous guide tout
d’abord : « la considerevole varietà dei suoi [de Parménide] insegna-
menti ». C’est avec une authentique surprise que Rossetti observe que,

thèses, romains puis arabes, font référence respectivement au volume et à la


page du livre auquel ce travail est consacré. Les fragments de Parménide en
revanche sont cités selon l’édition canonique de Diels-Kranz. La traduction
française des fragments est celle de A. Laks, G. Most, Les Débuts de la philo-
sophie, des premiers penseurs grecs à Socrate, Paris, Fayard, 2016.
3 Cette indécision ne vient pas de moi, mais, comme nous le verrons, de

l’auteur lui-même.
4 « Stiamo dunque perdendo un “filosofo dell’essere”, ma per “acquis-

tare” una mente oltremodo penetrante e versatile, una mente impegnata a


organizzare e far progredire la conoscenza del mondo su molti fronti diversi e
accendere una intera serie di punti di luce con tale determinazione da risultare
tenacemente refrattaria a ogni tentativo di ricondurre il tutto ad unità » (II,
183). Rossetti soutient qu’il faut écrire philosophe entre guillemets parce
qu’au Ve siècle avant J.-C, on peut tout au plus parler d’une philosophie vir-
tuelle. Rossetti est déjà intervenu dans cette problématique dans un précédent
travail (L. Rossetti, La filosofia non nasce con Talete, Bologna, Diogene Mul-
timedia, 2015).
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même s’il s’agit d’une donnée clairement évidente, celle-ci est cepen-
dant passée inaperçue à l’attention des spécialistes pour des raisons
que Rossetti considère comme enracinées dans une vision idéologique-
ment influencée par la sous-évaluation platonicienne du monde de la
nature. Toutefois, remarque-t-il, en ne considérant que les thèmes trai-
tés dans les extraits du Poème et dans les témoignages de la doxogra-
phie, ces enseignements concernent des sujets qui de nos jours seraient
considérés comme étant d’intérêt astronomique-cosmologique, géo-
graphique-géologique et génétique-biologique, objets d’études de psy-
chologie et de sexologie, de politique et de droit. Ils mettent en somme
en œuvre une sorte de savoir disciplinaire et encyclopédique, qui
désigne Parménide comme un intellectuel versatile et curieux, « un
eminente cultore della polumathia », dont on peut par conséquent dif-
ficilement limiter les intérêts à la seule doctrine de l’être, comme a
voulu le faire l’interprétation traditionnelle. Rossetti devient ainsi le
porte-parole influent de ce mouvement de redécouverte et de réévalua-
tion positive du savoir naturaliste parménidien qui caractérise l’époque
actuelle des études éléatiques5. Ce savoir a une valeur positive et l’on
ne peut le faire coïncider sic et simpliciter, comme dans la présentation
canonique, avec la doxa des mortels, dans laquelle on ne trouve aucune
connaissance exacte.
Au cours du livre, Rossetti évoque plusieurs fois la richesse du
savoir peri physeôs révélé par l’ensemble des fragments et des témoi-
gnages. Il en fait tout d’abord un inventaire auquel il consacre tout le
chapitre 2 (Verso un inventario degli insegnamenti « secondari »
offerti dal poema), indiquant trente-trois regroupements thématiques
qui devaient constituer le noyau fort de l’enseignement naturaliste de
Parménide. La recherche laborieuse des traces dispersées dans les

5 Qui trouve dans les rendez-vous de Eleatica, conçue et discrètement diri-


gée par Rossetti, aujourd’hui à sa XIe édition, des moments de vive discussion.
La réhabilitation du savoir parménidien a débuté avec l’édition de 2006 et
les leçons de N.-L. Cordero sous le titre débattu Parmenide scienziato ?
(N.-L. Cordero et al., Parmenide scienziato ?, Sankt Augustin, Academia, 2008).
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fragments et dans les témoignages des doxographes constitue donc le


plat de résistance du travail de Rossetti, qui consacre à ce but plus de la
moitié des pages de son travail. Il nous suffit, pour en avoir une idée,
de citer les titres des chapitres centraux, dans lesquels Rossetti recons-
truit analytiquement les caractéristiques de ce savoir :
5. La luna secondo Parmenide (in B15).
6. All’origine della nozione di antipodi (a ritroso da Platone a Par-
menide).
7. Patrimonio genetico e identità sessuale (in B18).
8. Destra-sinistra e tante femmine.
9. L’arte della dimostrazione (in B8, 1-33).
Comme on le constate, se dessine peu à peu un Parménide attentif
explorateur des phénomènes naturels, capable d’intuitions durables
(comme par exemple la découverte que Éosphoros et Hespéros consti-
tuent le même corps céleste) et de conjectures audacieuses (comme
celle qui, développant le concept de la sphéricité de la terre, aboutit à la
découverte des antipodes et à la symétrie entre les grandes zones cli-
matiques). Rossetti prend soin de souligner comment, dans son activité
d’expert naturaliste, Parménide ne s’est pas limité à confirmer des
notions déjà existantes dans la culture grecque6, mais a fait avancer la
connaissance de la nature avec des enseignements qui comportent des
traits d’une grande originalité. C’est le cas, encore, de la définition du
processus de la procréation, lequel pour Parménide résulte de la com-
binaison du patrimoine génétique de l’homme avec celui de la femme,
théorie en net contraste avec les opinions médicales de l’époque, les-
quelles attribuaient au contraire à la femme une fonction seulement
réceptive ; ou encore de l’explication des cas d’identité sexuelle incer-
taine, qui rendent le sujet instable, indécis et inquiet7. La distance entre

Comme la nature réfléchie de la lumière lunaire, déjà pressentie par


6

Anaximandre.
7 Rossetti se réfère au fragment B18. Rossetti pense que Parménide fait

allusion à l’homosexualité plus qu’à l’hermaphrodisme, contrairement à l’opi-


nion majoritaire. On ne s’étonne donc pas que Parménide ait pu en déduire « il
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l’image dessinée par Rossetti et la description habituelle du savant


d’Élée comme philosophe spéculatif, totalement indifférent à la vie
réelle, est considérable. Cette nouvelle image comble donc une lacune.
L’opération par laquelle des fragments et des enseignements apparte-
nant au savoir parménidien sont à nouveau portés à la lumière et signa-
lés comme des étapes marquantes de la conquête progressive d’une
connaissance sûre et correcte du monde dans lequel l’homme évolue
est sans aucun doute opportune. Rossetti la conduit avec le flair d’un
chercheur expert. Naturellement, d’autres experts avaient déjà par-
couru des pistes de recherche parallèles à celles de Rossetti8, ou même
convergentes. Mais ce dernier accomplit un pas de plus, ce qui rend ses
efforts méritoires, avec la construction d’un tableau d’ensemble, pas
forcément systématique, du Parménide naturaliste ; c’est donc à partir
de ce plan efficace que l’on peut s’attendre au développement de pro-
grès ultérieurs dans la connaissance de la pensée de l’Éléate9.
Ce souhait et les motifs qui le justifient permettent de supposer que
le travail de Rossetti pourrait facilement obtenir une place importante
parmi les études qui enquêtent sur le savoir que Parménide avait sur la
nature. S’il peut déclencher quelques discussions, ce n’est certainement
pas à ce niveau. C’est au contraire dans la trame du raisonnement qui

corollario non esplicitato, ma inequivocabile » que, l’homosexualité étant un


événement naturel, « non avrebbe senso criminalizzare e punire gli omoses-
suali e tantomeno incoraggiare l’omofobia » (II, 82). Mais il est possible que
Rossetti surcharge ainsi le texte de convictions culturelles contemporaines.
8 Opportunément rappelés dans la riche bibliographie en appendice dans

chacun des deux volumes.


9 Voire, par exemple, R. Cherubin, « Sex, Gender, and Class in the Poem of

Parmenides : Difference without Dualism ? », American Journal of Philology


140, 2019, p. 29-66, laquelle, même si elle ne cite pas l’œuvre qui nous inté-
resse ici, renvoie à l’étude préparatoire que Rossetti avait précédemment
publiée (« La polumathia di Parmenide », Chôra 13, 2015, p. 193-216 et
« Pseudophae\s e pseudophanes. La luna secondo Parmenide », dans Apis
Matina : Studi in onore di Carlo Santini, Trieste, EUT Edizioni Università di
Trieste, 2016, p. 613-624).
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soutient l’architecture de la construction de Rossetti, dans l’intuition de


base qui guide l’interprétation qu’il nous propose que se cachent cer-
taines raisons qui méritent une considération plus attentive10.
Comme nous le savons, toute tentative d’accéder au savoir natura-
liste parménidien se heurte à la grande difficulté constituée par la
rareté des informations directes, c’est-à-dire celles qui sont explicite-
ment repérables dans le poème de Parménide. Mais cette limite, qui a
constitué pour beaucoup un obstacle insurmontable à la compréhen-
sion d’un tel savoir11, se transforme pour Rossetti en une occasion de
recherche. Prendre conscience du fait que, dans le Poème, les argu-
ments de type naturaliste ne sont représentés que par quelques vers (un
peu plus d’une trentaine, essentiellement de B10 à B19), d’ailleurs
extrêmement problématiques quant à leur contextualisation12, devient
une exhortation et presque un défi dont l’objectif est de compléter le
tableau manifestement lacunaire de ce savoir. Rossetti est en effet
convaincu que Parménide ne peut pas s’être désintéressé du monde de
la nature, comme s’il s’était reclus dans une turris eburnea13 isolée de

10J’entrevois déjà l’objection de Rossetti : mais ce sont des faits. C’est


juste. Mais les faits, Nietzsche nous l’a rappelé, sont en eux-mêmes insigni-
fiants. Ils ne parlent qu’à travers un interprète, qui les fait parler à travers ses
propres mots – les mots de l’interprète, et non de l’interprété. Il y a donc en
somme une marge de discussion.
11 En poussant ainsi les interprètes à ne pas fréquenter toute cette section,

comme Rossetti le laisse discrètement entendre. Il considère cependant que la


raison principale de cet oubli tient au reste de platonisme qui agit dans les
interprétations traditionnelles de l’éléatisme.
12 Il suffit de penser à B14-15 et aussi à B15a, que toutefois Rossetti ne

soumet pas à l’examen. Pour ces enseignements, note-t-il, nous n’avons rien
d’autre que « sempre e solo briciole, quindi non un puzzle scomposto ma molto
peggio : punte di iceberg diventate, in certi casi, poco meno che impercetti-
bili » (I, 13).
13 J’emprunte l’expression à Rossetti même (« fantasmagorica torre

d’avorio », I, 141), qui cependant l’utilise pour indiquer la prison dorée du


savoir parménidien de l’être. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette
conviction, centrale dans l’interprétation de Rossetti.
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tout contact avec le monde. Et il y a de bonnes raisons qui soutiennent


sa conviction. Comme il s’agit de l’âge des origines (et le Ve siècle
appartient sans aucun doute à cette période), il est en effet absolument
inapproprié de parler d’une sectorisation du savoir, plus adaptée à l’or-
ganisation bureaucratique de l’Académie contemporaine. À partir du
moment où un sophos du Ve siècle, par ses premiers pas timides, fait
avancer le savoir du monde, il n’a aucune intention de classer sa
réflexion dans un quelconque secteur de recherche. Son regard est glo-
bal, non spécialisé. C’est le tout, dans ses parties, qui l’intéresse. La
distinction des deux cultures, aboutissement final de l’ère de la spécia-
lisation, est en fait encore à venir.
Il est donc hors de doute que Parménide se soit « aussi »14 intéressé
aux phénomènes naturels. Il s’agit ainsi d’aller découvrir les vestiges
du savoir naturaliste parménidien, disséminés et comme stratifiés dans
le vaste réservoir de la culture classique antique. Rossetti y puise à
pleines mains, consultant attentivement le matériel que le précieux tra-
vail de recherche rendu disponible par Diels15, puis par Coxon16, et
enfin plus récemment par Laks-Most17 a mis à la disposition des cher-
cheurs. Les nombreux témoignages des auteurs de l’Antiquité autour
de la pensée de Parménide sont amplement utilisés, non sans avoir au
départ souligné que « il grosso delle informative [...] in molti casi sono
dotate di un elevato tasso di stabilità semantica » (I, 30). Rossetti
exploite à fond ce critère herméneutique de la stabilité sémantique :
des données qui ne sont pas immédiatement évidentes (et donc diffici-
lement inventées de toutes pièces), qui sont bien structurées et en

14 Aussi (I, 9) ? ou seulement, comme des phrases comme celle qui suit
(« che egli possa essersi proposto come filosofo o come il teorico dell’essere è
del tutto escluso », II, 154) nous invitent à le penser ? On mesure la distance
qui sépare ma lecture de celle de Rossetti par le choix entre ces deux options.
15 H. Diels, Parmenides Lehregedicht, Berlin, Reimer, 1897 (réimpr. Sankt

Augustin, Academia, 2003).


16 A.H. Coxon, The Fragments of Parmenides, Revised and expanded edi-

tion by R. McKirahan, Las Vegas, Parmenides, 2009.


17 A. Laks, G. Most, Les Débuts de la philosophie, op. cit., 2016.
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même temps suffisamment cohérentes avec le reste des informations,


nous imposent de reconnaître la fiabilité de l’information qu’elles
véhiculent. L’adoption de ce critère, qui légitime donc l’utilisation des
informations déposées dans les témoignages, permet à l’auteur d’ou-
blier la vieille querelle sur l’exploitabilité des sources secondaires dans
l’interprétation des auteurs anciens18 ; c’est en effet sur celles-ci que
Rossetti construit en grande partie son interprétation.
Mais il faut faire parler les témoignages. En effet, ceux-ci nous ren-
seignent le plus souvent uniquement sur le contenu de l’enseignement
de Parménide, mais non sur la manière dont il est arrivé à ses conclu-
sions. Il faut donc mettre en évidence la trame qui les relie à une struc-
ture cohérente qui pourrait conduire à l’idée d’un savoir naturaliste du
savant d’Élée. La méthode adoptée par Rossetti pour atteindre ce but se
révèle non seulement intéressante, mais aussi extrêmement fructueuse ;
elle consiste à aligner les témoignages relatifs à un même sujet19, en
suivant le parcours que ceux-ci indiquent spontanément, tant vers
l’avant, c’est-à-dire en direction des conséquences auxquelles il serait
légitime de s’attendre, que vers l’arrière, c’est-à-dire en remontant jus-
qu’au point à partir duquel le parcours semble s’être développé.
J’en donne un petit exemple dans ce qui suit. Après avoir analysé
les différents témoignages lors de son examen de la question des anti-
podes et des couches climatiques, Rossetti conclut ainsi :

18 Non sans avoir toutefois remarqué, en passant, que « spesso accade che

venga deliberatamente ignorata la sezione A del Diels-Kranz » (I, 13, n. 8). De


son côté, Rossetti apprécie tellement la « loquacité » de ces témoignages qu’il
fait parfois dominer ceux-ci sur la voix parlante du Poème. Il en est ainsi pour
la doctrine de l’être, qui doit se contenter de l’espace que lui laissent les témoi-
gnages. Les textes expliqués avec les témoignages ? Rossetti dirait que leur
voix est tellement forte qu’elle ne peut être ignorée. Mais le texte transmis éga-
lement a un poids que l’on ne peut ignorer. L’équilibre précaire qui existe entre
texte et témoignages constitue une des raisons, peut-être la plus importante,
qui demandent à l’interprète prudence et attention.
19 On peut ainsi montrer toute l’importance et l’utilité de l’inventaire établi

dans le chapitre 2.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 151

ma anche Aristotele, Epicuro/Lucrezio, Eratostene, Cicerone e Posi-


donio hanno tutti ben chiara la questione delle cinque fasce climatiche
e/o antipodi senza aver contribuito alla sua ideazione. E intanto
accade che alcuni di loro (Posidonio/Strabone, più altri) assicurino
che quella è una teoria risalente a Parmenide. [...] Su tutto questo mi
sembra di poter dire che l’informazione disponibile, pur essendo molto
lacunosa, tiene, in quanto ci sono indizi inequivocabilmente conver-
genti, che non presentano scompensi e pertanto sono in grado di
offrire un’abbondante rassicurazione. (II, 59)

La conclusion qui atteste de la paternité parménidienne de la ques-


tion est atteinte à travers un processus de raisonnement inférentiel,
pour lequel ce sont les témoignages mêmes, interrogés de manière adé-
quate, qui indiquent la trame du savoir naturaliste qu’ils délivrent. Le
fait que certains auteurs montrent qu’ils possèdent des connaissances
spécifiques sans en revendiquer la conception, en utilisant parfois
même des termes techniques sans en expliquer la signification20,
démontre clairement qu’ils puisent dans un patrimoine culturel déjà
consolidé ; l’indication purement informative présentée par d’autres au
sujet de l’origine parménidienne de la connaissance en question en res-
sort ainsi non seulement confirmée mais aussi renforcée. Le lecteur,
par voie indirecte et à petits pas, est ainsi amené à reconstruire le pano-
rama des enseignements naturalistes de Parménide. Rossetti peut donc
annoncer solennellement que « sta affiorando un “sommerso”, un
Parmenide “dimenticato” che non meritava l’oblio », de la découverte
duquel il se montre à juste titre fier.
Mais comment expliquer ce silence éclatant ? La question est cru-
ciale, non seulement parce qu’elle introduit à celle de la légitimation
complète de la découverte d’un autre Parménide, mais plus encore
parce que, observée dans le développement auquel elle conduit, elle
offre une opportunité précieuse d’entrer dans le laboratoire de la pen-

20 C’est le cas du terme et de la notion de antipodes utilisée par Zénon,

lequel, observe Rossetti, la « considerava già di pubblico dominio, tanto dal


ritenersi esonerato dall’offerta di spiegazioni » (II, 37).
152 Walter FRATTICCI

sée de Rossetti, à la source même d’où ont jailli les intuitions que le
livre porte à leur terme, où toutefois, contrairement à ce que l’image de
la source laisse présumer, tout n’est pas aussi limpide.
La réponse part donc de ce qui, selon le jugement du spécialiste,
est de fait une donnée éclatante. Malgré la disponibilité désormais plus
que séculaire du matériel de et sur Parménide, la ligne dominante des
interprétations n’en a pas moins privilégié de manière quasiment
exclusive les seuls fragments de la première partie, c’est-à-dire la doc-
trine de l’être (que Rossetti appelle primo logos), passant sous silence
ou négligeant les nombreuses informations qui, comme nous l’avons
vu, mènent clairement vers un savoir naturaliste ample et développé.
Sur ce dernier, qui pour l’auteur devait constituer au moins les quatre
cinquièmes de tout le poème parménidien, selon une reconstruction
possible mais qui demeure hypothétique, la culture philosophique a
laissé tomber une ferme censure, comme si une puissante hache idéo-
logique avait sectionné cette importante branche de la pensée parméni-
dienne et par conséquent bloqué à sa naissance la recherche en direc-
tion du savoir peri physeôs. Rossetti appelle d’abord Mélissos puis
Platon sur le banc des accusés, lesquels ont, pour le premier, confec-
tionné la philosophie de l’être21 et, pour le second, imposé la centralité
de l’ontologie dans la pensée de Parménide ; le rabaissement à une
simple opinion de tout le savoir naturaliste contenu dans le poème en
est la conséquence naturelle. Même les rares exceptions qui ont tenté
de réévaluer positivement la soi-disant doctrine de la doxa22 n’ont pas
su se dégager de « questa sorta di blocco mentale » (I, 14), car elles
restaient encore toutes enlisées dans le système platonicien. « Come se,
con o senza il sapere sul mondo, l’immagine di Parmenide rimanesse
inalterata », commente Rossetti (I, 16).

La lecture que Rossetti donne du savant de Samos est certainement ori-


21

ginale. Sa discussion dépasse cependant les limites de cet essai.


22 Rossetti les énonce déjà dans l’introduction (il s’agit de Coxon, Bollack,

Cerri, Graham et puis encore Mourelatos, Casertano, Ruggiu), leur reconnais-


sant une place importante, même si insuffisante, dans l’œuvre de révision de
l’image traditionnelle de la pensée parménidienne.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 153

La nouvelle image de Parménide, qui est le résultat de l’inévitable et


opportune réhabilitation de la doxa23, ne demande en effet rien de moins
qu’un changement radical de paradigme, « una vera e propria torsione »
herméneutique (II, 149). La perspective de travail est claire et Rossetti
entend la parcourir sans indécision jusqu’à la fin. Si la présupposition24
que son message se concentrait exclusivement sur l’être a empêché une
juste évaluation du savoir naturaliste de Parménide, il ne nous reste plus
qu’à prendre nos distances par rapport à ce préjugé erroné et à accepter
le fait que ce n’est pas l’être qui constitue le vrai noyau de la pensée de
ce sophos. Pour recourir à une métaphore sportive, il y a des raisons jus-
tifiées pour « asserire che il sapere naturalistico non è “di serie B”, ma
“di serie A” al pari del sapere dell’essere » (I, 94). Le savoir peri phy-
seôs, fortement pourvu de cohérence logique et de force démonstrative,
ne perd donc rien dans la comparaison avec le savoir de l’être.
C’est juste que la reconquête de la bonne position longuement refu-
sée ne suffit pas. Comme si le podium du vainqueur était trop étroit, et
qu’on ne pouvait le gravir à deux, l’équivalence des deux savoirs aux
yeux de Rossetti ne survit pas à une réflexion plus attentive. S’il doit y
avoir primauté, celle-ci ne doit pas être attribuée au savoir de l’être. Et
en effet, seulement quelques lignes plus loin, Rossetti continue :

Dopodiché non è chiaro se alla filosofia dell’essere Parmenide ha


davvero attribuito un’importanza preminente. L’autore potrebbe
anche aver deciso di scorporare la sezione sull’essere solo perché,
essendo tanto astratta, era proprio necessario assegnarle un posto a
parte (senza per questo istituire una preminenza retta da motivazioni
« ideologiche »)25.

Le renversement requis est presque accompli. C’est maintenant au

23 J’utilise pour la dernière fois cette manière traditionnelle d’appeler ce


que Rossetti dénomme opportunément savoir naturaliste ou second logos, dans
le but d’en souligner la dignité culturelle et la force épistémique.
24 Laquelle en réalité se révèle n’être autre que préjugé.
25 Il faut cependant manier avec précaution l’accusation d’idéologie. Elle

peut en effet se révéler un boomerang et se retourner contre qui l’a lancée.


154 Walter FRATTICCI

savoir de l’être que l’on attribue la place à l’ombre qui était précédem-
ment destinée au savoir naturaliste. En effet, on ne voit pas à quoi peut
servir un enseignement qui se présente dans toute son abstraction (il
est en fait loin du monde réel des hommes – ce n’est pas par hasard
qu’on le voit comme une occupation des êtres divins). Il est là, presque
sans raison. Et c’est seulement dans la vision (idéologique) de Platon
que l’être acquiert la fameuse centralité et est promu à l’étage noble de
la philosophie. Puis, étant donné qu’il faut ennoblir ses propres ori-
gines pour s’accréditer soi-même, cette nouvelle place a, à la fin, été
projetée également vers l’arrière, sur l’Éléate. Derrière le Parménide
théoricien de l’être, il y a en somme une opération illicite de marketing
culturel, comme nous le dirions aujourd’hui, à démasquer sans hésita-
tion. Il faut donc dire clairement que « Parmenide è “diventato” filo-
sofo solamente per iniziativa di altre persone, post mortem » (I, 94).
Ces affirmations sont puissantes. Elles dépassent amplement la
question initiale de la grande importance positive de l’enseignement
naturaliste de Parménide, à partir du moment où elles mettent en jeu
d’autres questions d’ordre plus général, comme la relation entre la phi-
losophie de l’être et la connaissance du monde ou l’identité propre de
la philosophie. Mais c’est alors que le plan du discours change. Le
niveau de généralisation de ces nouvelles problématiques fait que les
ressources de l’exégèse philosophique ne sont plus suffisantes pour en
orienter la discussion, à partir du moment où elles appellent à des
Grundfragen qui attendent des réponses philosophiques. Ce n’est donc
pas par le rappel d’un vers, comme pense le faire Rossetti, que l’on
peut donner une réponse à celles-ci.
Nous devrons alors entreprendre ce parcours, qui de l’analyse du
rapport entre savoir de l’être et savoir du monde nous porte tout droit à
la discussion sur la nature de la philosophie26 où, nous le verrons, il y a

26 Nous reviendrons plus loin sur ce que Rossetti entend par philosophie.

J’ajoute simplement ici qu’il renchérit, dans un essai prochainement publié au


titre significatif de Parmenides Misinterpreted, en affirmant avec vigueur que
« indeed, not even a philosophy surfaces from his surviving fragments ».
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 155

manifestement beaucoup de Rossetti et peu de Parménide. Ceci a des


conséquences importantes : c’est seulement si le discours de Rossetti
sur l’être tient la route que l’interprétation qui s’appuie implicitement
sur ce discours devient elle aussi cohérente.
Commençons donc par la première question. Elle met en cause la
doctrine de l’être, son rôle dans l’économie du Poème et la relation
qu’elle instaure avec l’enseignement sur le monde. Rossetti n’a pas de
doute : du savoir de l’être, « la dea non fa nulla, quasi non sapesse che
farsene » (II, 157). Aucun développement n’en ressort. Dans le Poème,
on ne rencontre nulle part une quelconque reprise de tout ce que les
soixante-quinze hexamètres du primo logos ont produit. Ceux-ci sont
consignés, par Parménide lui-même, dans une sorte de « “splendido”
isolamento » (II, 158). Ou peut-être y a-t-il quelque passage charnière
dans le poème entier ? « Si cercherebbe invano una sola dichiarazione
che dica cosa consegue dal fatto che l’essere è [...] un’inferenza del tipo
“se tale è l’essere, allora...” », constate Rossetti avec assurance (I, 95).
Le fait est que « nel poema non si fa nulla per delineare un embrione di
metafisica » (I, 95). Le Parménide métaphysicien, le Parménide philo-
sophe de l’être n’existe tout simplement pas, n’en déplaise aux Platon et
aux Heidegger. Plus encore, une analyse libre de conditionnement doit
compter avec le fait que, après B8, 49, on ne parle plus d’être. C’est ce
qu’affirme clairement la déesse lorsqu’elle annonce à son disciple
qu’elle termine « l’argument digne de créance et la pensée sur la vérité »
(B8, 50-51). Parménide donne presque « l’impressione di essersi
momentaneamente smarrito e di non sapere cosa sia il caso di dire » (I,
107). Mais « cominciamo a temere che non lo sappia nemmeno la
dea ! » (I, 105). Ainsi, « non è escluso che, giunto al verso 49 [du frag-
ment B8], l’autore, fors’anche rendendosi conto di non essere pronto a
ideare sviluppi all’altezza dei 49 versi precedenti, abbia deciso di “fer-
mare i motori”. La sua scelta non sarebbe incomprensibile » (I, 100)27.
Du reste, que peut-on faire de l’être ? commente Rossetti.

27 L’affirmation, convaincue et sans indécision, du nouveau paradigme


naturaliste parménidien ne recule même pas devant des affirmations comme
156 Walter FRATTICCI

La question de l’être se clôt sans même s’être vraiment ouverte.


Vers la fin du livre, toutefois, Rossetti, peut-être surpris par la résis-
tance encore puissante de la question, trop encombrante pour qu’on
puisse l’annuler d’un seul coup, semble ouvrir une brèche. Philosophie
de l’être, certainement pas. On peut consentir tout au plus, pour éviter
la décevante conclusion reportée ci-dessus et sauvegarder l’honneur de
Parménide (et celui de la déesse), qu’il s’agisse d’un « esperimento
mentale » (II, 165) pointu et original mais cognitivement neutre, avec
lequel Parménide a vérifié les capacités de la pensée à atteindre le but
qu’elle se fixe. Cela et rien de plus. Comme rhéteur expert, le sophos
d’Élée découvre que les objections à un raisonnement peuvent être tout
simplement évincées en mettant la pensée « “sotto la custodia” della
contraddizione » (II, 167). « Questa obbligazione a pensare sotto la
minaccia della contraddizione » est une garantie suffisante pour un
résultat sûr, qui par ailleurs sera d’autant plus consolidé et durable que
sera ample, c’est-à-dire universel, l’horizon théorique de validité du
raisonnement. Le concept de to eon se révèle particulièrement adapté à
ce but. Il est donné « in una forma già universalizzata che ha il potere
di istituire un’entità non approssimativa ma precisa e, d’altronde,
deprivata di ogni riferimento specifico » (II, 166)28, par conséquent tel
que l’on puisse l’appliquer à toute chose. C’est donc ici que l’on peut
vérifier toute la force de la contradiction, qui enchaîne la pensée même
(B8, 30-31) et la limite dans ses conclusions, aussi loin de l’expérience
puissent-elles être.

Se ciò che non c’è non c’è, allora ciò che c’è è e non può non essere
del tutto esente da ciò che non c’è, quindi non può avere né inizio né
fine (II, 165).

celles-ci, extrêmement improbables, d’un sophos qui parle de choses que lui-
même ne domine pas.
28 Le lecteur attentif aura remarqué la direction aristotélicienne du dis-

cours. To on esti katholou malista pantôn, écrit Aristote en Métaphysique B 4,


1001a21.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 157

Le fragment 8 suffirait dès lors à lui seul à confirmer la puissance


et l’utilité de la découverte parménidienne.
C’est donc avec des considérations comme celles-ci, « così pros-
sime alla stravaganza », que Parménide a conquis une place de choix
dans l’Olympe philosophique, faisant cependant payer à la philosophie
le prix d’une abstraction qui a fini par l’exiler « in una terra di nessuno
che non ha modo di mettersi in relazione con il mondo in cui tutti noi
ci troviamo a vivere e operare » (II, 167). La philosophie s’est donc
ainsi retrouvée face à « un essere di ragione ante litteram »29, par
lequel Parménide a même pu se sentir comblé, parce que révélateur du
potentiel de l’intelligence humaine30, mais dont l’utilité cognitive est
cependant irrécupérable. Un Parménide en somme « massimo eroe
ellenico della verità parlata » comme le décrivait il y a presque un
siècle Calogero31, et en même temps traître à l’égard de la réalité, de
laquelle il s’est irrémédiablement éloigné, tenté par l’Apollon méta-
physique, comme dans l’effervescente reconstruction nietzschéenne32.

29 Pourquoi ante litteram ? Ici, Rossetti se trahit et laisse entrevoir son idée

de la philosophie. Si Parménide avait lui-même découvert l’être comme un ens


rationis, il serait impossible de dire qu’il a anticipé quelque chose ou quel-
qu’un. Mais ceci est manifestement pour Rossetti la seule signification accep-
table du concept de l’être. Et cela justifie l’observation que Parménide puisse
avoir parlé d’être sans en reconnaître la nature authentique. En définitive,
l’être est un concept vide et sans objet, comme son identification en tant
qu’ens rationis le laisse entendre. L’erreur des érudits qui s’obstinent à penser
l’être chez Parménide serait dès lors celle de s’affairer autour d’un concept
vide, d’une certaine validité logique mais sans importance épistémique. L’har-
monie d’une telle position avec la toute première philosophie analytique et
néopositiviste est nettement évidente.
30 M. Untersteiner, « Introduzione », dans Parmenide, Testimonianze e

frammenti, a cura di M. Untersteiner, Firenze, La Nuova Italia, 1958, p. LXVI-


LXVII, voit dans ce trait le divin dans l’homme.
31 G. Calogero, « Parmenide e la genesi della logica classica », Annali

della Scuola Normale Superiore di Pisa, S. II, V (3), 1936, p. 143-185.


32 F. Nietzsche, Die Philosophie im tragischem Zeitalter der Griechen

[1870-1873], dans Nietzsche Werke, hrsg. Colli-Montinari, Abt. 3, Bd. 2, Ber-


lin, De Gruyter, 1973, p. 293-366.
158 Walter FRATTICCI

Vu cet état de choses, on comprend bien la tentative de Rossetti d’arra-


cher le savant d’Élée au destin insignifiant auquel il semble irrémédia-
blement condamné, si l’on continue à voir en lui le théoricien de l’être.
Et cette libération peut être opérée de la seule manière que la culture
contemporaine de l’efficience technique semble en mesure de tolérer,
c’est-à-dire en faisant ressortir l’utilité du savoir relatif, utilité que seul
le savoir naturaliste et non pas, cela va de soi, le savoir métaphysique
peut avoir.
Discussion close, dirait-on. Rossetti efface ainsi, d’un trait de
crayon, tout le débat du vingtième siècle sur la métaphysique33. Il ne
s’agit pas de l’oubli de l’être, loin de là ; il s’agit ici de sa disparition à
long terme de la scène. Il est donc inutile, n’en déplaise à Severino34,
de revenir à Parménide pour réécouter la parole de la philosophie,
parce que Parménide ne l’a pas dite ; ou, s’il l’a dite, peut-être l’enten-
dait-il tout autrement.
Cependant, il ne faut pas tirer de conclusions précipitées ; en tout
cas pas avant d’avoir approfondi un peu plus l’étude de la question. Le
discours se fait ici complexe. Ce qui semble en effet une pure lecture
textuelle, qui concerne seulement la philologie, appelle en fait une
option philosophique – ou, mieux, métaphysique – bien définie, même
si jamais déclarée. Alors, comme nous l’avons dit plus haut, nous
devons changer de méthode de recherche : nous devons passer de
l’analyse des réponses à la reconstruction théorétique des questions qui
les ont suscitées, avec l’objectif de rendre évidente la question qui est
à l’origine de la recherche. Souvent, en effet, on ne trouve pas de
réponse parce que la question est erronée ou même impropre, et non

33 Rossetti ne le cite pas, mais nous pensons que l’on peut bien résumer sa

pensée dans la phrase que Carnap grave dans le paragraphe conclusif de son
Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache : « Meta-
physiker sind Musiker ohne musikalische Fähigkeit » (R. Carnap, « Überwin-
dung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache », Erkenntnis 2,
1931, p. 240).
34 Nous faisons référence au fameux essai d’E. Severino, « Ritornare a Par-

menide », Rivista di Filosofia Neo-scolastica 56, 1964, p. 137-175.


L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 159

parce qu’il n’y a pas de réponse. En cherchant du mauvais côté, il est


normal que l’on ne trouve rien, ou peu de choses. Et c’est ce qui arrive
à Rossetti.
Celui-ci, avec son équipement philologique avancé, a parcouru en
long et en large le poème parménidien et les innombrables témoi-
gnages à la recherche, infructueuse, d’un hypothétique savoir de l’être.
Mais interrogeons-nous mieux : à la recherche de quoi ? Nous l’avons
déjà vu. Ce que Rossetti recherche dans le poème de Parménide est une
doctrine de l’être qui soit claire et qui précise de manière circonstan-
cielle l’objet de son discours. Une doctrine quelconque se profile en
effet « come un insegnamento dotato di virtualità sistemiche » (II,
149) ; elle doit donc être en mesure de dire quelque chose du monde,
ou tout au moins de poser les conditions pour que ceci se produise en
en indiquant les déroulements possibles. Mais « di queste conse-
guenze, di questo “se, allora ...” non vi è traccia » (I, 108). La doctrine
de l’être n’arrive pas à dépasser le premier mot, « être » précisément.
De plus, quand en B8, 49 le discours sur l’être se conclut définitive-
ment et de manière explicite, on est déçu. Après avoir écouté les ensei-
gnements abstraits que la déesse a énoncés dans les soixante-quinze
premiers hexamètres, « chi non si attende che il poeta abbia cura di
dirci perché mai valeva la pena fare questa grande fatica ? » (I,
98) Mais là encore, silence. Il ne peut donc pour Rossetti y avoir
qu’une seule conclusion :

Pertanto, quale che sia il senso da attribuire ai dodici esametri finali


del fr. 8 e ai quattro del fr. 9, i numerosi elementi di fragilità rinvenuti
si traducono in un chiarimento importante : da queste dichiarazioni
non scaturisce nessuna indicazione univoca riferibile alla dottrina
dell’essere. Né il breve cenno sull’errore dei mortali (B8, 53-59), né
l’annuncio di un’offerta di idee plausibili (B8, 60-61), né l’insistenza
sui nomi che i mortali attribuiscono alle cose (B9), e tanto meno la
successiva presentazione di molti insegnamenti a carattere naturalis-
tico hanno attitudine a presentarsi come dispiegamento del potenziale
sistemico delineato dalla dottrina dell’essere e nulla permette di pen-
sarlo. Contrariamente a quanto sostenuto in molti modi da vari inter-
preti, in questi sedici versi il potenziale sistemico della dottrina
160 Walter FRATTICCI

dell’essere non viene né dispiegato né decodificato, tanto meno chia-


rito. Di conseguenza anche la funzione di ponte o cerniera rimane
un’aspettativa, molto più che una realtà. (I, 106)35

La chose qui frappe dans toute cette analyse est le changement de


style de la pensée, lequel de manière totalement inattendue se fait
lourd, presque pédant ; il abandonne le rythme léger, dionysiaque, qui
a précédemment permis à Rossetti de regarder par-delà la trame lacé-
rée de fragments et témoignages isolés, de renouer ainsi des fils et de
saisir le potentiel cognitif non exprimé du savoir de l’Éléate, parce que
perdu ou simplement demeuré implicite. Maintenant au contraire, c’est
l’esprit de gravité qui domine. Rossetti semble assumer les traits du
comptable, il veut la preuve démontrée du savoir dans toute la solidité
illuminatrice d’une affirmation explicite. L’approche précédente, utili-
sée comme un instrument versatile de forte valeur heuristique36, est
maintenant silencieusement mise de côté et remplacée par un compor-
tement prudent, minutieux, didactique, qui s’empêche lui-même de
regarder par-delà les affirmations effectivement formulées dans le
Poème. Rossetti cherche l’enchaînement logique qui consent à déduire
de manière évidente, sans médiation et selon une succession linéaire,
un discours sur le monde en partant d’un discours sur l’être. L’être doit
générer une sorte de connaissance, doit se poser comme la cause
d’autres avancées de type cognitif : de sa position doivent découler des
effets, un « alors » ; autrement, à quoi sert-il ? Mais comme nous le
savons, Parménide n’a effectué ce passage nulle part37. Comme dans

Et si le point charnière s’était trouvé dans les fragments perdus ? Pour


35

Rossetti, cela ne serait qu’une provocation (ainsi qu’un coup bas de la part de
l’histoire).
36 Pour attribuer à Parménide un « rigetto del maschio-centrismo » (II,

109), si ce n’est « una sorta di impensato proto-femminismo » – un autre des


thèmes que Rossetti repère entre les lignes du Poème (II, 110) –, il suffit de
poursuivre le raisonnement de manière cohérente, après avoir reconnu chez la
femme le rôle actif dans le processus génératif.
37 Il existe en fait un passage, mais il n’a pas la forme d’une chaîne infé-

rentielle faite de si... alors (voir n. 63).


L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 161

une sorte de partie double de la philosophie, Rossetti voudrait mainte-


nant qu’à chaque donnée en sortie (relative aux choses du monde) on
certifie qu’il existe la correspondance d’une donnée en entrée (relative
à quelque aspect de l’être). Mais ne la trouvant pas et, surtout, ne trou-
vant aucune indication directe concernant la fonction que l’enseigne-
ment sur l’être peut exercer sur la connaissance du monde, il conclut
de la manière que nous savons. Et ainsi, non seulement toute la médi-
tation parménidienne autour de l’être fond comme neige au soleil, mais
avec l’éboulement de tout pont, toute charnière et tout passage entre
les deux logoi, le Poème même se trouve désarticulé et comme divisé
en deux parties, dissociées entre elles et sans aucune relation réci-
proque38. Rossetti remarque en effet que « la serie delle discontinuità e
delle disarmonie tra B8, 1-49 e B8, 50-61 (più B9) è imponente e
preoccupante » (I, 106). Les observations émerveillées et un peu iro-
niques concernant l’égarement de Parménide et de la déesse, reportées
ci-dessus, trouvent ici leur justification.
Il s’agit cependant d’examiner s’il est vrai que dans le Poème
aucun savoir autour de l’être n’est défini, et surtout de comprendre à
quel genre appartient le savoir de l’être recherché par Rossetti, dont la
réponse dissolvante a en fait une logique propre. Elle se déroule en
pleine cohérence avec une présupposition implicite, pour lui évidente
au point qu’il ne la thématise pas explicitement, mais qui n’est en réa-
lité pas nécessairement évidente, à savoir qu’une philosophie doit
nécessairement être configurée de manière doctrinaire et qu’un savoir
authentique est uniquement structuré comme un ensemble d’enseigne-
ments sur le monde des choses, explicitement défini en une forme hié-

38 Rossetti est revenu sur l’absence d’un tableau unitaire du Poème, lequel

serait composé de deux sections sans aucun rapport, dans ses Lezioni eleatiche
tenues à l’occasion de Eleatica 2017. Je n’affronte pas ici la question, que j’ai
discutée lors du débat ouvert par les Lezioni avec un essai qui résume déjà mon
opinion dans le titre, gentiment provocateur, Da un Parménide paranoico a un
Parménide schizofrenico ?. Ce travail fera partie des actes de la conférence,
dont la publication est prévue pour 2020.
162 Walter FRATTICCI

rarchique identifiable39. Ainsi lu, le poème de Parménide ne répond en


effet à aucun des deux prérequis. Mais peut-on dire sans crainte de
démenti que les prérequis de la connaissance systématique sont, pour
la philosophie, valables de manière absolue ? Est-ce bien là la raison
originelle qui rend légitime la possibilité de la recherche philoso-
phique, dans l’Antiquité comme de nos jours ? Rossetti en effet avance
dans le sillage de la philosophie occidentale pour laquelle, au moins
jusqu’à Nietzsche, tout ceci a été un dogme indiscuté. La philosophie
est science, c’est-à-dire connaissance, exposée de manière démonstra-
tive et systématique, des principes des choses du monde. Une configu-
ration ainsi faite a cependant un père reconnu, Aristote, et au moins
deux précurseurs, Mélissos et surtout Platon, aussi invoqués par Ros-
setti.
L’envergure spéculative de ces deux géants de la pensée qui ont
marqué le parcours de la philosophie occidentale40 ne doit cependant
pas voiler les choses. Amicus Plato, sed magis amica veritas, énonce
un vieil adage. Et la vérité, dans ce cas, dit qu’il n’y a pas de raison
authentique qui puisse justifier l’absolutisation ni même la généralisa-
tion de la forme doctrinaire du savoir philosophique. La pensée refuse
les cages préfabriquées et sait créer librement ses formes expressives
et théorétiques. Même si en effet la spéculation philosophique a essen-
tiellement pris la forme doctrinaire du système scientifique41, il est

39 Rossetti écrit au début du dernier chapitre récapitulatif : « abbiamo

potuto appurare che la dottrina dell’essere non perviene a configurarsi come


un insegnamento dotato di virtù sistemiche, né il poeta-sophos riesce a dirci
qualcosa di preciso sulla natura dei tanti altri insegnamenti che non hanno
nulla in comune con quella particolare dottrina » (II, 149).
40 On connaît l’affirmation de Whitehead : « the safest general characteri-

zation of European philosophical tradition is that it consists of a series of foot-


notes to Plato » (A.N. Whitehead, Process and Reality [1929], corrected edi-
tion, New York, The Free Press, 1978, p. 39).
41 L’apogée de ce genre de spéculation, engagée par Aristote, est sans

aucun doute atteint dans la Ethica more geometrico demonstrata de Spinoza et


plus encore dans la Wissenschaftslehre de Fichte et dans l’Enzyklopädie der
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 163

cependant encore fort discutable que telle forme soit la forme de la


philosophie. S’il en était vraiment ainsi, si la tâche de la philosophie
était celle de fournir des catalogues ordonnés de connaissances sur les
réalités terrestres, il en ressortirait des conséquences paradoxales ; non
seulement les penseurs non systématiques comme la plupart des pen-
seurs présocratiques, Pascal, Kierkegaard et Nietzsche lui-même,
devraient être déchus de leur rôle42, mais cela mettrait surtout aujour-
d’hui la philosophie dans la difficile situation de devoir rivaliser avec
la science, laquelle revendique, à juste titre, exactement cette fonction.
Effectivement, à partir de Galilée, la connaissance du monde naturel
constitue la tâche essentielle de la science. Et celle-ci, pour mener ses
enquêtes expérimentales sur les phénomènes de la nature, n’a plus
besoin du support de ce type de philosophie, bien qu’elle revendique
fièrement le titre de science première43. Nombreux sont donc ceux qui,

philosophischen Wissenschaften de Hegel. Fichte et Hegel sont apparemment


absents de l’horizon théorique de Rossetti, alors que Spinoza est explicitement
appelé à l’aide pour la démonstration de l’inadéquation du profil théorique de
l’être parménidien (I, 99).
42 Rossetti devine la problématique, à savoir que certains penseurs échap-

pent au rythme systématique ; mais il ne soupçonne pas que les causes puissent
être différentes de celles qu’il a envisagées. Lorsqu’il écrit sur la période de
l’aurore de la philosophie, il nie fortement que l’on puisse définir les présocra-
tiques comme des philosophes. Rossetti intitule un précédent essai, déjà men-
tionné, La filosofia non nasce con Talete. On peut tout au plus leur concéder
une philosophie virtuelle, à savoir une attention pour des thèmes qui ne trou-
veront une juste localisation que chez les philosophes professionnels (à partir
de Platon). La vraie philosophie, professionnelle, a une évolution systéma-
tique, se configure comme système, est donc une science.
43 Ou peut-être que si. En fait, la science théorique, et surtout la physique,

fait continuellement appel à la philosophie, comme l’affirment ceux qui, au


cours de leur recherche, tombent sur des questions primordiales (P. Laplane,
P. Mantovani et alii, « Why science needs philosophy », Proceedings of the
National Academy of Sciences 116, 2019, p. 3948-3952). Cependant la contri-
bution que peut donner la philosophie est justement celle de la fondation des
premiers principes de la recherche.
164 Walter FRATTICCI

attirés par cette conclusion difficilement contestable, suivent d’un


mouvement contrit, plus ou moins de façade, le cercueil de la philoso-
phie pour l’accompagner avec la plus grande déférence au mausolée de
la nostalgie, où la philosophie est enterrée avec tous les honneurs,
parce qu’elle est morte. Mais le cercueil est vide et la philosophie, en
dépit de tous ceux qui en célèbrent les funérailles, nous interpelle
encore et toujours44.
Rossetti a fermé la porte trop tôt. Il n’y a pas seulement, en somme,
l’approche doctrinaire du savoir philosophique. L’adoption du modèle
systématique comme seule clé d’interprétation est une opération plutôt
douteuse. Dans le cas de Parménide, la démarche devient carrément
trompeuse, et pas seulement pour les raisons chronologiques citées
plus haut. Il y a au moins un indice, en apparence tout à fait formel, qui
demande cependant une considération plus attentive : il s’agit de la
forme de communication de la pensée. Mélissos, en partie Platon et
certainement Aristote adoptent tous la forme du traité, c’est-à-dire

44 Mais si la philosophie n’est pas une science – pourrait-on se demander,

qu’est-elle ? Le discours, on le comprend facilement, est long et complexe ; il


demanderait à lui seul un développement délicat, qui ne peut certainement pas
être entrepris ici. J’amorce donc seulement un début de réponse, en profitant
du poids étymologique du mot philo-sophie. Dans le terme grec sophia qui le
compose, on trouve condensée l’idée d’une expérience du monde qui fait réfé-
rence à l’acquisition d’une compréhension profonde, à savoir d’une évaluation
en mesure de faire émerger le sens caché de la réalité. Ce terme exprime
quelque chose qui diffère de la connaissance (en grec gnôsis) ou de la
science (en grec epistèmè). Cette dimension d’évaluation, capable de saisir le
« goȗt de la recherche » (Chantraine), a presque totalement disparu dans les
langues modernes. On la retrouve encore un peu dans les langues néolatines,
dans la parenté évidente savoir/saveur (italien : sapere/sapore ; espagnol :
saber/sabor), alors qu’elle disparaît complètement dans les langues d’origine
saxonne, où le savoir est totalement absorbé par la connaissance (knowledge,
Wissenschaft) et où la seule forme de sophia connue est la sagesse (wisdom,
Weisheit). Mais la philosophie, remarquait Heidegger dans Was ist das – die
Philosophie (Gesamtausgabe, Bd. 11, Frankfurt a. M., Klostermann, 20062),
parle grec.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 165

d’un procédé d’enquête où le savoir est garanti par la logique des liens
que la pensée a su construire45. Parménide compose un poème en
hexamètres, où la révélation de la vérité est confiée au mythos (B2, 1)
d’une immortelle, à savoir au récit garanti par l’autorité de celle qui le
propose. La chose n’est pas de moindre importance du point de vue
théorétique ni ne porte une signification purement formelle. On ne la
résout pas en invoquant l’exigence d’une imitation conformiste du
modèle homérique ou d’une rhétorique de communication46 ; c’est

45 Platon compose des dialogues et non des traités, naturellement. Mais

dans les dialogues de la maturité, à partir de La République, quand l’attention


de Platon se porte sur la définition de la nature et des applications de l’epis-
tèmè, même la dialectique de la pensée prend de plus en plus la forme de l’en-
seignement doctrinaire.
46 Comme l’affirment de nombreux érudits (par exemple C. Robbiano,

Becoming Being. On Parmenides’ Transformative Philosophy, Sankt Augus-


tin, Academia, 2006). Évidemment, le poids de la tradition épique existe et se
fait même sentir, comme l’ont remarqué de nombreux spécialistes, de H. Diels,
Parmenides Lehregedicht, op. cit., à H. Fränkel, « Parmenidesstudien »
[1930], repris dans H. Fränkel, Wege und Formen frühgriechischer Denkens,
München, Beck, 19682, p. 157-197, et A.P.D. Mourelatos, The Route of Par-
menides, Las Vegas, Parmenides Publishing, 20082. Mais je ne crois pas qu’il
puisse constituer un motif suffisant pour expliquer le choix parménidien du
poème en vers. Il y a chez Parménide quelque chose qui entre en jeu et repré-
sente plus qu’un simple tribut à la tradition homérique-hésiodique ; presque
comme s’il s’agissait d’une simple superstructure fonctionnelle, superposée à
la pensée pour la soutenir techniquement dans la communication. En fait,
comme cela arrive dans la vraie poésie, la pensée naît fondamentalement déjà
formée et ne va pas à la recherche de contenants qui la reçoivent, indifférents à
la nature de ce qu’ils contiennent. Réduire la forme de la pensée poétique de
Parménide à quelque chose d’extérieur et d’extrinsèque, effet des facteurs cul-
turellement contingents, enlève la possibilité de pénétrer dans la nature même
d’une pensée qui soumet l’acte originaire de la pensée et voit dans le mètre
épique la « modalità espressiva appropriata al procedere mitopoietico e alla
parola come mythos » (L. Ruggiu, « Commentario filosofico al Poema di Par-
menide “Sulla natura” », dans Parmenide, Poema sulla natura, Milano, Rus-
coni, 1991, p. 155).
166 Walter FRATTICCI

dans la forme poétique, en revanche, que se joue une question authen-


tiquement philosophique, qui a affaire au moment où l’on pose les
questions d’origine, à savoir de ces questions qui n’ont pas un contexte
de spéculation prédéfini, car elles-mêmes définissent tout horizon
théorique successif de pensée47.
Attardons-nous encore un peu sur ce raisonnement. Il nous faut en
effet au moins indiquer quelque point d’ancrage pour la philosophie ;
sans cela, nous ne ferions qu’un agréable vagabondage autour de ques-
tions essentielles. La philosophie en fin de compte donne la parole à
cette pérégrination millénaire autour des grandes questions qui inter-
pellent l’homme dans son existence au monde et qui génèrent la stu-
peur philosophique. Que signifie être au monde ? Que signifie l’être du
monde ? De telles questions – si évidentes dans notre tradition occi-
dentale qu’elles semblent banales et ne méritent pas que l’on s’y arrête
– sont en vérité de puissantes constructions de sens que seule la clair-
voyance des penseurs des origines, à savoir de ceux qui ont su donner
naissance à une tradition culturelle, a eu la puissance de formuler48.
Mais de telles questions ont dû être définies, posées, formulées ; on ne
les trouve pas déjà confectionnées quelque part. Tout comme les
réponses qu’elles ont été et sont encore en mesure d’entraîner, ces
questions ont dû attendre la maturation de sensibilités prononcées, la
force de puissantes intuitions en mesure de les problématiser. Seules

47 « Le dire de la Parole n’est jamais là que pour l’initialité du dédit qui

nous rappelle depuis au silence de l’inacquittable, et dont l’abstention inappa-


rente soutient toute possibilité de fondation » (J. Beaufret, « Introduction à une
lecture du Poème de Parménide », dans J. Beaufret (éd.), Le Poème de Parmé-
nide, Paris, PUF, 1955, p. 11).
48 Rossetti effleure seulement la question quand il remarque que d’autres

traditions culturelles comme la tradition chinoise n’ont pas de mots – car elles
ne possèdent pas de concept relatif – pour exprimer l’intuition, au contraire
centrale dans la tradition occidentale, à savoir l’être (II, 159). Mais cela n’a pas
lieu, comme le pense Rossetti, parce que la question sur l’être est inutile ou
rhétorique, mais parce que la tradition chinoise porte en elle une vision du
monde différente.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 167

les questions adéquatement posées sont de fait en mesure d’ouvrir la


voie à des recherches fructueuses. Pour nous, épigones qui avançons
dans le sillon déjà tracé de la tradition à laquelle nous appartenons de
naissance, il est rare de susciter de nouvelles interrogations, d’éprou-
ver des stupeurs authentiques. L’époque webérienne du désenchante-
ment qui nous envahit intimement ne laisse presque rien échapper au
contrôle de la rationalité technique ; et quand quelque chose a la force
de nous surprendre de par son imprévisibilité, nous émettons instincti-
vement l’hypothèse que cet événement inattendu a de toute manière
une nécessité cachée, que tôt ou tard la raison scientifique saura trou-
ver. Cette certitude que nous avons ne doit cependant pas nous amener
à généraliser trop facilement. Il n’en est pas toujours ainsi, il n’en est
pas partout ainsi. L’Antiquité n’avait pas la même expérience et le
même regard sur le monde. Pour les anciens, le monde était Chaos, et
Tychè gouvernait les destins. Sans la découverte d’une quelconque
régularité dans des phénomènes à l’apparence désordonnés, sans trans-
former le Chaos en Kosmos, on ne donne aucune possibilité de penser
le monde. Et c’est justement dans cette direction que s’est engagée la
recherche des sophoi des VIe et Ve siècles, posant ainsi les conditions
théoriques de la culture (non seulement philosophique) de l’Occident.
Ce n’est donc pas une exigence doctrinaire, celle que la raison
essaie de déployer dans un robuste enchaînement d’argumentations
reliées par une forte logique démonstrative, qui se présente tout
d’abord à la réflexion des premiers penseurs. Ceux-ci sont au contraire
interpellés par une instance originaire qui soustrait le monde au chaos
où rien ne reste identique et identifiable, où l’homme se sent ballotté
par des forces imprévisibles ou capricieuses desquelles il ne sait pas se
protéger. Le nouveau regard que ceux-ci jettent sur le monde fait émer-
ger la trame d’une réalité consistante et cohérente qu’un nouveau
savoir à la recherche duquel ils sont, la sophia, peut assurer. Mais ce
nouveau savoir, dans son acte initial, ne se prête pas à être comprimé
dans les structures argumentatives typiques de la formulation doctri-
naire ; il requiert une forme de communication adéquate, où la vérité
émerge progressivement du récit et s’affirme par sa capacité à ouvrir
des scénarios chargés de sens. Nous avons ainsi la sentence primor-
168 Walter FRATTICCI

diale d’Anaximandre, la communication oraculaire de Pythagore,


l’aphorisme ambivalent d’Héraclite. Le poème philosophique de Par-
ménide appartient au même domaine, celui où une « divinità dai molti
nomi »49 amène petit à petit son disciple à prononcer la parole essen-
tielle, être, dont la force ne réside pas dans l’enchaînement des raison-
nements que la raison sait cependant construire50, mais uniquement
dans la gratuité d’une communication de vérité qui demande à être
accueillie avec confiance51. Ce que la déesse nous présente est un
mythos, mot puissant et crédible, crédible parce que puissant, de toute
manière supérieur au pouvoir de l’intelligence des mortels52. La doc-

49L. Ruggiu, « L’altro Parmenide. Saggio introduttivo », art. cit., p. 31.


50Cet enchaînement existe, mais il n’entre en jeu que plus loin, en B8 (voir
note 52).
51 « Allons, moi je dirai – et toi, entends cette parole et prends-en soin »

(B2, 1). La déesse s’adresse ainsi au jeune homme au moment de commencer


sa révélation de l’être.
52 C’est la déesse elle-même, après avoir fait comprendre à son jeune dis-

ciple la nature extraordinaire de l’expérience qu’elle lui concède – sa voie


(hodos) est loin du sentier (patos) battu par les hommes (B1, 27) –, qui définit
comme mythos son annonce de la vérité (B2, 1). Pour Rossetti, lequel partage
ainsi l’opinion de la plupart des interprètes, le choix lexical n’a pas une valeur
qui mérite une attention particulière ; le terme utilisé par Parménide porte en
soi la signification générale du mot, signification d’ailleurs partagée avec
logos, dont on pense qu’il occupe le centre du spectre sémantique. Mythos
serait donc un simple synonyme de logos, c’est-à-dire d’un mot-raison qui
trouve dans la nécessité des liens institués par la raison argumentative la justi-
fication de la vérité des résultats.
Or, sans parler du cadre théorique aristotélicien du raisonnement, l’assimi-
lation de mythos à logos ne tient pas compte du fait que le logos même, que la
déesse cite en B7, 5-8, 49 quand elle incite le jeune homme à collaborer à la
recherche des sèmata qui caractérisent to eon, est à la fin appelé pistos (B8,
50), crédible et digne de confiance.
C’est une qualification à laquelle on ne s’attend pas, et elle semble même
contradictoire à partir du moment où le logos doit la réussite de son parcours
uniquement à sa capacité de tisser d’étroits liens logiques tout au long de son
processus. Les enchaînements nécessaires à tracer la voie, qui imposent à la
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 169

trine telle que l’imagine Rossetti, à savoir comme un ensemble de


connaissances définies et bien structurées dans tous ses passages, ne
figure donc pas dans le poème de Parménide, car elle ne peut le faire53.
Ceci ne doit pas conduire à la conclusion que dans le Poème il n’y
a aucune forme de savoir. Il s’agit bien sûr d’un savoir qui ne revêt pas

pensée une position ferme, sont inflexibles (B8, 14-16 ; 26 ; 30-31). Comment
peut-on donc qualifier le logos de crédible ? Quel acte de confiance est donc
nécessaire ? La contradiction se révèle cependant apparente si seulement nous
concentrons notre attention non sur le développement du discours mais sur son
début. Il y a en effet un moment du discours, précisément au commencement,
qui reste comme à découvert, sans soutien approprié. Comme il s’agit du début
du discours et qu’il n’y a donc aucune donnée précédente à laquelle se référer,
le logos ne peut pas appliquer sa logique inflexible et garantir ainsi la nécessité
du début. Le logos découvre de cette manière sa dépendance radicale à l’égard
d’un acte de liberté qui le met, dès le moment où il l’établit, dans la bonne
direction et sur la bonne voie. Il y a donc un dire initial que le logos ne sait pas
fonder et par lequel, au contraire, il se trouve fondé ; un dire dont la force de
véridicité n’est pas assurée par l’architecture du raisonnement, mais par l’auto-
rité du sujet qui le prononce, lequel pose de cette manière les principes qui
donnent la règle et le début qui donne l’ouverture ; un dire, enfin, qui demande
attention et protection parce qu’il est bâti sur la confiance. Dans le cas de la
déesse de Parménide, ce principe est l’être. Le logos se révèle donc pistos car
il a assumé les conséquences du principe établi par la déesse dans son mythos
(W. Fratticci, Il bivio di Parmenide, Siena, Cantagalli, 2008).
Toutefois, justement parce qu’il est étranger à la notion de nécessité incon-
testable, le mythos peut aussi être refusé. Gorgias, en niant sa confiance au
mythos de la déesse, se fera guider par le logos vers des conclusions bien dif-
férentes.
53 En adoptant la même logique que Rossetti, nous pourrions soutenir, par

hypothèse, qu’aucun savoir n’est communiqué dans la Théogonie d’Hésiode,


parce que ce dernier ne tire aucune conséquence nette de prémisses qui sont
autrement claires. Aucun si... alors là non plus. Aucun savoir, donc ? Je ne
crois pas que Rossetti accepterait cette conclusion. Mais c’est de la mytholo-
gie, dira-t-on. Bien sûr, à condition que l’on n’interprète pas la mytho-logie, en
accord avec une perception aristotélicienne, comme logos du mythos, qu’une
sérieuse analyse rationnelle dissoudrait instantanément.
170 Walter FRATTICCI

la forme d’un système de dogmata, mais qui n’en est pas pour autant
silencieux sur le monde ou sans influence quant à la compréhension de
la réalité. C’est en vérité un savoir capable d’orienter l’expérience du
monde, qui fournit le point d’ancrage nécessaire pour toute acquisition
cognitive ultérieure. Dire alors il est, et le dire de telle manière que
toute alternative soit exclue ; définir par conséquent la totalité du réel,
la nature54, comme to eon, comme le tout marqué par le fait primordial
d’être ; faire émerger de la condition ontologique fondamentale les
caractères essentiels que to eon doit posséder ; enfin appeler ta eonta
l’ensemble des phénomènes naturels : c’est là la grande conquête de
Parménide, qu’il nous a léguée. Et cependant, il nous est difficile de

C’est ici que nous trouvons la justification du titre du poème parméni-


54

dien, Peri physeôs. C’est la nature en tant que tout, nous dirions aujourd’hui
l’univers, qui constitue l’objet formel de la spéculation de Parménide. Et c’est
seulement une fois que l’on a fixé le regard sur le tout de la nature, que l’on a
constitué le tout comme nature, que les phénomènes individuels peuvent appa-
raître comme naturels, à savoir être des parties du tout de la nature, dont ils
gardent la prérogative fondamentale, l’être qui les constitue comme des choses
qui sont, des étants.
Dans une communication privée, Rossetti admet qu’il ne comprend pas la
nécessité de cette distinction. Cependant celle-ci est utilisée par la science,
antique et contemporaine. Quand le physicien parle de l’univers, alors qu’il en
étudie peut-être l’expansion, il ne parle pas d’une réalité différente de ce que
nous pouvons être, moi-même et mon ordinateur, que je vois cependant immo-
bile et toujours à la même distance de moi. Mon ordinateur et moi ne sommes
pas l’univers, mais seulement le procédé par lequel l’univers existe ici et main-
tenant. Nous en sommes les manifestations individuelles, qui, pour être
dûment comprises, doivent être pensées comme les parties d’un tout gouverné
par des lois certaines.
Le fait est que Rossetti oppose être et monde et ainsi n’accepte pas qu’il
puisse y avoir besoin de parler de quelque chose qui soit au-delà du monde.
Mais de cette manière, il a déjà outrepassé l’horizon parménidien, se plaçant
aisément dans une optique de transcendance métaphysique d’inspiration plato-
nicienne, dans laquelle l’ontôs on hyperouranien est une chose différente, et
même opposée aux onta du monde. Mais si nous en restons à Parménide, to
eon est exactement le monde naturel, et les eonta ses manifestations concrètes.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 171

reconnaître cette hérédité, tellement elle nous appartient, tellement elle


nous est congénitale et ouvre un horizon suprême de signification, un
horizon que nous ressentons comme immédiat et unique55. Le cœur du
Poème bat donc dans le choix fondamental de centrer tous les discours
possibles sur l’être. Avant B8 et sa démonstration rigoureuse des carac-
tères de to eon, avant les critiques de la déesse aux mortels qui s’obsti-
nent à suivre la route marquée par le non-être, avant l’ouverture du
monde des phénomènes naturels à l’explication de leur manifestation,
il y a donc la position même du esti initial. L’être est, la physis doit être
pensée en termes d’être, elle est to eon. Voilà donc l’acte initial par
lequel Parménide ouvre la route à la connaissance du monde.
Ainsi, quand Parménide énonce l’affirmation fondamentale de la
philosophie, à savoir que l’être est, il ne conclut pas un raisonnement,
mais il marque le début de tous les raisonnements. Par conséquent,
Rossetti se trompe lorsqu’il pense que « la dottrina dell’essere sia
stata da lui [Parménide] percepita come un punto di arrivo » (II, 168).
Un raisonnement qui conclurait avec la déclaration triomphale que
l’être est, serait en effet une aide bien maigre, une tautologie vide qui
ne ferait pas avancer la pensée d’un pas. Rossetti le remarque, tout
comme il remarque que pour parvenir aux mêmes conclusions, il n’y a
besoin d’aucune communication divine. Quel autre prédicat pourrait
en effet s’adapter à un sujet aussi dense ? La logique rigoureuse de la
raison l’exclut. Cependant, bien au contraire, les choses changent si la
notion de l’être, la position de l’être, a constitué la parole initiale d’où
la pensée s’est développée. La lecture du Poème demande que l’on
tienne compte de ce fait. C’est ainsi que l’importance et l’efficacité du
savoir parménidien commencent à se définir.
Mais c’est justement cet acte initial que Rossetti n’est pas disposé à

55 Il ne faut cependant pas faire l’erreur de généraliser cette affirmation.


Dans ce nous, ce ne sont pas tous les hommes de la planète que l’on
contemple, mais seulement les cultures qui parlent la langue de la philosophie
grecque. Le fait qu’aujourd’hui la globalisation ait pratiquement imposé l’an-
glais comme koinè moderne et, avec l’anglais, la culture que la langue véhi-
cule, est une tout autre question.
172 Walter FRATTICCI

reconnaître. Le fait qu’il dénonce l’absence d’une doctrine de l’être


chez Parménide et, plus généralement, qu’il refuse d’attribuer un quel-
conque intérêt théorique ou pratique au discours parménidien sur
l’être, a donc son origine ici, dans le malentendu radical sur cette pro-
blématique. Rossetti semble ne pas avoir la patience de suivre la labo-
rieuse construction parménidienne du parcours de la vérité, le seul par-
cours qui porte au vrai savoir ; il attend directement Parménide au tour-
nant des phénomènes naturels, où il trouve le moyen de récupérer l’en-
seignement naturaliste de l’Éléate avec adresse et, comme nous
l’avons vu, avec succès. Le fait est que l’horizon théorique de Parmé-
nide semble renversé par rapport à celui de ses lecteurs modernes.
Notre regard évolue encore et toujours dans un cadre ontologique
défini ; la possibilité de penser en termes d’être n’est pas mise en
doute56. Ce n’est donc plus l’être, mais ce sont au contraire les choses
du monde, les phénomènes naturels, qui attirent notre attention. Ce
sont ceux-là que nous voulons connaître, c’est à eux que nous avons
affaire. Mais ceci est notre approche, ce n’est pas celle de Parménide,
tout au moins pas de prime abord.
L’inclinaison qu’imprime Rossetti à l’ontologie parménidienne est
évidente dès le moment où il choisit de ne pas prêter attention au frag-
ment 2, là où Parménide pose la question de la krisis, du choix fonda-
mental entre l’être et le non-être. Le cadre théorique de sa construction
se définit en conséquence, comme on le déduit de l’affirmation sui-
vante déjà citée précédemment, sur laquelle il convient maintenant de
revenir dans le but de mettre en évidence le profil de l’ontologie impli-
cite de Rossetti. « Se ciò che non c’è non c’è, allora ciò che c’è è e non

56 Tout au moins jusqu’à Nietzsche qui, avec son nihilisme, a apporté une

dignité métaphysique à l’idée simplement rhétorique de Gorgias. Avec


Nietzsche, la question de l’être, celle qui se demande si l’être constitue le fon-
dement de la pensée, est de nouveau devenue problématique. Parce que le
Übermensch affirme qu’il a la force de s’auto-soutenir dans le vide de tout fon-
dement. Le fait que le projet nihiliste montre enfin toute son évanescence et sa
non-durabilité n’est qu’un motif de plus pour revenir sur la méditation de l’être
tel que Parménide a eu la force de le penser.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 173

può non essere del tutto esente da ciò che non c’è, quindi non può
avere né inizio né fine » (II, 165).
Il y a dans le texte un subtil glissement lexical, presque impercep-
tible, qui peut en compromettre radicalement l’interprétation. Rossetti
parle d’être ; mais être devient tout d’abord, avec un léger fléchisse-
ment, être là ; et enfin prend les traits d’une chose qui est, l’étant, ou
mieux, d’une chose qui est là. Le discours passe de l’action, que la
forme verbale à l’infinitif illustre pleinement, au sujet formel repré-
senté par la forme du substantif, qui donne à l’action corps et opérati-
vité. Mais c’est tout d’abord le premier passage qui interpelle, où une
petite particule de valeur adverbiale, le là qui s’ajoute à être, produit
une dislocation sémantique puissante. En effet, elle introduit et en
même temps délimite l’espace où il advient d’être. Le fait d’être est
ainsi confiné dans des limites qui le déterminent et en même temps le
conditionnent. Être a alors de la valeur s’il y a un là, si cela se passe
dans un lieu ; l’être n’indique donc plus une condition de permanence
stable, mais il devient l’affirmation de la présence d’une chose dans un
lieu. La signification locative-existentielle devient alors prédominante,
à partir du moment où ce qui compte est qu’une chose ait un là et
occupe un lieu : « allora ciò che c’è è », venons-nous d’entendre dire
Rossetti57.

57 Pour être plus clair, ce qui dérange dans la lecture de Rossetti n’est pas
le fait qu’il parle d’être là, mais qu’il réduise l’être à être là. Si nous parlons de
la réalité dans son ensemble, c’est-à-dire, plus simplement, de l’univers, la
question centrale n’est pas de trouver le lieu de son être (et quel lieu pourrait-
on donner pour l’univers ?), mais d’en saisir la consistance et la régularité, à
savoir d’établir si nous pouvons ou non en parler en termes d’être. Et quand le
discours passe de l’univers aux réalités individuelles, phénomènes et événe-
ments auxquels il se donne, alors la question du lieu, dans lequel les choses
individuelles sont (car les choses sont, ici ou là), ressort avec toute sa force,
entraînant avec elle d’autres questions, comme nous le verrons bientôt.
En fait, on donne une possibilité de parler d’être là en relation avec l’uni-
vers, mais dans un autre contexte métaphysique.
Dans le contexte d’une métaphysique dualiste qui envisage quelque chose
d’autre, au-delà du monde matériel objet des sens – quelque chose comme un
174 Walter FRATTICCI

De cette manière, Rossetti interprète-t-il correctement l’esti parmé-


nidien ? « Il est » signifie-t-il « il est là » ? Et donc, au contraire, « il
n’est pas » signifie-t-il « il n’est pas là » ? S’il en est ainsi, la déesse
entrerait dans une contradiction insurmontable. Juste après avoir parlé
de hodoi pour penser (B2, 2), elle en arriverait à dire qu’une de ces
voies, la deuxième dans la liste, la voie que « n’est pas », serait la voie
qui n’est pas là. Mais comment une voie qui n’est pas là pourrait-elle
être une possibilité pour penser ? Pourquoi parler de hodoi au pluriel,
si une des deux voies en réalité n’existe pas ? Cette déesse qui vient de
promettre qu’elle guidera son jeune disciple dans la recherche de la
vérité (B1, 28) est-elle vraiment aussi peu logique58 ? S’il en est ainsi,

monde intelligible, immatériel, différent du monde des sensibles –, alors la


distinction de l’un par rapport à l’autre rend le discours de la localisation du
monde matériel possible, qui se situe quelque part par rapport au monde
idéal. Mais de cette manière, nous nous éloignons de la vision de Parménide
en entrant dans un horizon platonicien. Le dualisme ontologique légitime de
fait la question du là discutée plus haut. Tout comme il fait surgir la problé-
matique du passage possible de l’un à l’autre, la question de l’existence (ex-
sistere : l’acte de sortir de ; de nouveau une perspective spatiale) du monde
présent. Cette option, avancée par Anaximandre dans son célèbre fragment,
est cependant écartée par l’affirmation convaincue sur l’unicité de l’être par-
ménidien.
58 Kahn dénonce expressément la présence d’une « gratuitous contradic-

tion » dans le raisonnement de la déesse (C. Kahn, « The Thesis of Parme-


nides », Review of Metaphysics 22, 1969, p. 703, n. 4) en se faisant accuser
d’attribuer à la déesse une « mauvaise foi », étant donné que « la déesse aurait
proposé un but qu’elle savait d’avance impossible à atteindre » (D. O’Brien,
« Introduction à la lecture de Parménide : les deux Voies de l’être et du non-
être », dans P. Aubenque (éd.), Le Poème de Parménide, Paris, Vrin, 1987, I,
p. 155) ; mais faire face à la contradiction, accepter que « la déesse fasse ici
son autocritique » (ibid., p. 156) est bien le seul moyen d’éviter de dire que le
raisonnement de la déesse est « en quelque sorte pervers » (C. Collobert,
L’Être de Parménide ou le refus du temps, Paris, Kimé, 1993, p. 80). Il est
facile de voir combien de telles tentatives de justification sont peu acceptables,
qui dérivent toutes de la conviction erronée que la seconde voie indiquée par la
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 175

quelle crédibilité aurait tout le reste de son message ? Mais être ne


signifie pas être là. Et en conséquence to eon, l’étant, ce qui est, ne
signifie pas une des nombreuses choses qui sont là. Que veut donc dire
la déesse lorsqu’elle prononce ce qui deviendra la parole de la philoso-
phie de l’Occident ?
Les questions de ce genre ne trouvent leur réponse que dans la
méditation philosophique. Il faut donc, dans ce cas aussi, élargir les
marges de la question en essayant d’en reconstruire l’arrière-plan théo-
rique. En abordant sa réflexion sur l’être dans son poème, Parménide
charge ce verbe59 d’un ton spéculatif qui découvre une importance
radicale et cependant non perçue dans l’utilisation quotidienne du
terme. Il va au-delà de la signification immédiate du terme qui indique
seulement la présence d’une chose ; il en fait émerger une dimension
que nous pourrions définir comme fondamentale, laquelle intensifie le
sens ordinaire d’existence, en y ajoutant une caractéristique de stabi-
lité, de permanence constante. Penser – comme le demande Parménide
– en termes d’être conduit en effet à aller à la rencontre des phéno-
mènes de la nature vus comme des réalités qui possèdent une consis-
tance, parce que justement ce sont des étants, des choses qui sont, à
savoir qui portent inscrites en elles les caractéristiques incontournables
de l’être. La nature, de cette manière, cesse d’être une évanescente et

déesse n’existe pas, laquelle aurait donc seulement une réalité virtuelle, simple
« fiction » (L. Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide,
Bruxelles, Ousia, 19902, p. 178, 189).
59 Il est fondamental de reconnaître que la révélation de la déesse part de

l’assurance de la forme verbale pour passer ensuite à sa représentation


concrète dans la figure de l’eon. B2, 3 et 5 n’oppose pas, comme nous l’avons
vu, une voie existante à une voie non existante, mais une voie existante, appe-
lée esti, à savoir sur laquelle ne s’applique que la pensée qui raisonne en terme
d’être, à une voie tout aussi existante et amplement fréquentée par les hommes
à deux têtes (B6, 5), sur laquelle toutefois la pensée n’arrive pas à échapper au
piège du non être. L’opposition établie par Parménide entre einai et mè einai
ne doit donc pas être interprétée comme une opposition être là/exister et ne pas
être là/ne pas exister.
176 Walter FRATTICCI

incertaine succession d’événements, et acquiert en revanche la forme


d’une solide et consistante réalité, durablement présente.
Suivre la voie de cette pensée n’était absolument pas chose évi-
dente, alors qu’elle nous semble aujourd’hui presque inévitable, tous
parménidiens inconscients que nous sommes. Parce que les faits nous
prouvent que les phénomènes naturels se présentent à l’observation
directe comme une transformation continue dans l’espace et dans le
temps, comme une mutation qualitative et quantitative, comme une
alternance de naissance et de mort. À ce niveau, l’être apparaît tou-
jours comme ponctuel, fini, transitoire ; le soleil, par exemple, est pré-
sent à certains moments et pas à d’autres. Les mortels « à double tête »
ne se trompent pas simplement dans leurs raisonnements. Leur erreur
est à la racine, lorsqu’ils parcourent la voie qui accueille le non-être et
donnent crédit à ce que les sens sont en mesure de vérifier, peut-être
même en envisageant un principe d’obscurité en lutte avec la lumière,
comme Parménide le dénonce en B8, 53-59. Mais alors, de quelle autre
manière considérer l’expérience des sens ? Comment pouvoir dire que
le soleil est même quand il n’est pas là ? Comment pouvoir le penser
comme existant, même quand il n’y a pas la moindre preuve qui justi-
fie cette pensée ? Résoudre cette aporie en affirmant justement que le
soleil est simplement absent, qu’il n’a pas été englouti par le néant
mais a seulement disparu de notre horizon perceptif, c’est déjà parler
inconsciemment le langage de Parménide.
L’absence est, en effet, seulement une modalité différente d’être,
celle d’être loin ailleurs, comme les langues antiques et modernes de la
partie occidentale du monde en témoignent60. Le concept d’absence
trouve donc sa condition possible d’être pensé seulement dans l’affir-
mation préalable de l’être. Ce n’est que si la réalité est maintenue sans
être gagnée par le néant, même lorsqu’elle sort de notre horizon de per-
ception, si on la pense en termes d’être, donc comme ce-qui-est, un
étant qui garde sa condition inchangée, qu’on peut garantir la conti-

En grec, en latin, mais aussi en français, en italien ou en anglais, dans le


60

terme abs-ent (grec : apôn) retentit l’étant.


L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 177

nuité de la réalité même et rechercher les raisons qui peuvent expliquer


son apparence alternante. Autrement, non seulement l’ailleurs ne pour-
rait pas être pensé comme absence, mais encore l’apparition matinale
du soleil, pour reprendre notre exemple, ne serait rien de plus qu’un
événement fortuit et de fait inexplicable61.
Voilà donc la contribution décisive que Parménide a apportée à
notre compréhension ordinaire du monde. Son regard aigu a su perce-
voir dans ce qui passe une structure permanente immuable, soustraite
au devenir temporel et donc durablement définie. Être indique ainsi la
permanence de ce qui passe, la stabilité de ce qui semble vaciller62. Il
n’y a alors pas besoin de demander, comme le fait Rossetti, un passage
littéralement formalisé entre le savoir de l’être, exposé pour la pre-
mière fois par Parménide, et les enseignements naturalistes que Ros-
setti a savamment reconstruits, parce que le passage est dans les faits.
Il y a une séquence logique qui soutient la description et l’explication
des phénomènes naturels dans un scénario précédemment entamé par
la position de l’être, dans lequel seulement ces phénomènes peuvent
constituer des événements dotés de sens63. Le Poème de Parménide

61 On trouve une confirmation e contrario dans Xénophane, lequel selon


des témoignages convergents soutient (sans par ailleurs trouver aucune inco-
hérence dans ce qu’il dit) que le soleil serait formé par des nuages en feu et des
étincelles qui se désintègrent chaque soir pour se recomposer de nouveau le
matin suivant (21 A32, 33, 40 DK). Il exprime en effet à travers ces affirma-
tions sa manière naïve, pré-réfléchie, de regarder le monde, tout comme le font
les enfants. J’ai pu expérimenter la même chose avec mon petit-fils de cinq ans
lorsqu’un soir il m’a demandé si le soleil était encore. Il ne le voyait pas et
n’arrivait pas à imaginer qu’il puisse encore être, à partir du moment où pour
lui il n’était tout simplement pas là.
62 L’idée de solidité, de permanence stable est expressément affirmée par

Parménide dans l’adverbe bebaiôs, que Parménide pose presque comme une
colonne en conclusion du vers 1 du fragment 4. Ici, Parménide établit que les
choses absentes (apeonta) restent néanmoins pour l’esprit durablement pré-
sentes (pareonta bebaiôs). En effet, to eon ne peut être divisé par soi-même. Il
représente le tout qui est, dans le passage de ses manifestations.
63 Une fois établi le lien entre les deux moments du savoir parménidien, il
178 Walter FRATTICCI

nous montre ainsi une profonde unité théorique, plus encore que thé-
matique. Il part d’une intuition unitaire qui pénètre dans « le cœur sans
tremblement de la vérité » (B1, 28) et y trouve la possibilité de mettre
de l’ordre dans les phénomènes naturels, lesquels s’avèrent tout
d’abord problématiques de par l’expérience quotidienne. De cette
manière, Parménide a marqué la route de la culture ultérieure, philoso-
phique puis scientifique ; c’est aussi la raison pour laquelle il a une
place de premier choix dans l’Olympe philosophique.
Nous déplorons que Rossetti ait voulu sous-évaluer ces raisons.
Cela déséquilibre son travail et fait apparaître un portrait monochro-
matique de Parménide. Aussi vive puisse être la couleur choisie pour le
contour, elle n’est cependant pas en mesure de rendre la complexité et
la profondeur du profil du savant d’Élée ; celui-ci apparaît ainsi dans
toute la richesse de son savoir de chercheur des phénomènes naturels,
savoir qui le rapproche de nombreux autres savants de la culture
antique grecque. Mais il perd tout à fait l’envergure de l’innovateur, du
penseur capable de tracer la route de la philosophie. Le Parménide que
Rossetti nous livre, le Parménide scientifique, est une figure qui fas-
cine les érudits du passé ; il appartient cependant inexorablement à la
préhistoire de la science. On ne lit certainement pas son Peri Physeôs
pour avoir aujourd’hui des informations scientifiques sur le monde ;

serait bon de le reconstruire dans le détail. Il faudrait donc indiquer mieux, et


avec les références textuelles appropriées, comment et où Parménide prépare
la transition de l’une à l’autre, donnant ainsi plénitude et accomplissement à
une intuition théorique, qui naît et se maintient uniforme. Cette démarche tou-
tefois demande une étude particulière, qui dépasserait le domaine thématique
présenté ici. Dans l’essai Apeonta pareonta. On B4 DK (dont la publication est
prévue par la Imprensa da Universidade de Coimbra), j’ai soutenu la thèse que
les passages dans lesquels se produit cette transition sont les deux derniers vers
de B1, où la question des dokounta est posée, et B4, où a exactement lieu le
passage de to eon aux eonta – deux endroits du texte manifestement non
concernés par la lecture de Rossetti. Pour lui, en effet, même les dokounta sont
des doxai, c’est-à-dire des opinions incertaines, et non un vrai savoir.
L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 179

tout au plus, il est l’objet de savantes citations dans quelques notes à la


marge des livres de scientifiques naturalistes. Ce n’est pas là le Parmé-
nide qui a obligé la pensée ultérieure à se mesurer avec ses affirma-
tions. Le Parménide « parlant » aujourd’hui encore, vingt-cinq siècles
plus tard et au beau milieu d’une culture marquée par l’approche scien-
tifique et technique, est le savant qui nous a placés face à la question
centrale de l’être en y trouvant la garantie de tout savoir.
Le cri de victoire déjà cité par lequel Rossetti conclut son
étude, « stiamo dunque perdendo un “filosofo dell’essere”, ma per
“acquistare” una mente oltremodo penetrante e versatile » (II, 183)
s’atténue donc par une considération plus contrite. Nous avons en effet
acquis un esprit extrêmement pénétrant et versatile, mais nous avons
perdu un philosophe intelligent et profond quant à l’interprétation de la
condition humaine. On ne peut donc pas dire que le bilan final de la
philosophie soit positif, ni malheureusement qu’il soit même simple-
ment équilibré.

Walter FRATTICCI
Istituto Teologico Leoniano di Anagni
walter.fratticci@email.it
180 Walter FRATTICCI

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