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LA VISITATION.

Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture

Bertrand Rougé

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2006/4 n° 52 | pages 523 à 543


ISSN 0035-1571
ISBN 9782130556015
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Dossier : f20593 Fichier : Meta04-06 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 6 Page : 523

La Visitation. Pontormo, Lévinas


et le vis-à-vis de peinture 1

RÉSUMÉ. — Dans sa Visitation de Carmignano (1528), Pontormo met en scène quatre


visages de telle manière qu’ils développent le thème de la Visitation – Marie rend visite
à Élisabeth, Jean-Baptiste tressaille in utero à la présence du Christ, l’ère de la Grâce
remplace celle de la Loi, etc. Ce thème est intimement lié par le peintre à un dispositif
formel de peinture qui met en œuvre le vis-à-vis du tableau et du spectateur, en même
temps que l’appel du fidèle à la caritas. Ainsi le tableau religieux relie le spectateur et
l’œuvre dans une relation presque indissociablement éthique et esthétique. La part prise
ici par les visages, le thème même de la Visitation, l’appel à la responsabilité mis en
œuvre dans ce tableau ancien incitent à proposer quelques axes possibles pour une
relecture des thèses de Lévinas : sur l’œuvre, par exemple, mais aussi sur son malentendu
possible avec l’art et sur le fondement esthétique oblitéré de son éthique.

ABSTRACT. — In his Carmignano Visitation (1528), Pontormo uses four faces to


develop the themes of the Visitation – Mary meets Elizabeth, the Baptist starts in utero
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in the presence of Jesus, Grace supersedes the Law, etc. He intimately links these themes
to a formal pictorial arrangement meant to engage the beholder in a face to face
relationship with the painting, that functions as a call for the faithful’s caritas. Thus
does the religious painting establish a relationship between the beholder and the work
that is almost indissociably ethical and æsthetic. The role of faces, the very theme of
the Visitation and the call for responsibility one discovers in this painting lead to possible
re-readings of Lévinas’s theses – on the Work, for instance, but also about his possible
misunderstanding with art and the obliterated æsthetic foundation of his ethics.

« I N T E R RO G AT I O N D E L A P E I N T U R E » :
FAC E , F I G U R E , V I S AG E

Interroger la peinture comme visage, comme adresse et comme promesse


d’une voix. Les visages peints y incitent. Mais avant cela, le face-à-face de la
toile et du peintre, le vis-à-vis du tableau et du spectateur nous l’imposent.
Interroger la peinture comme visage ne trouve pas son origine dans la philoso-

1. Ce texte, initialement rédigé pour le colloque international « Emmanuel Lévinas » organisé


par Daniel Charles et Sacha Sosno à Nice-Sophia Antipolis (28-30 août 1997), développe certains
aspects de « Vague visage et voix de peinture : de l’ef-facement au vis-à-vis » (voir bibliographie).

Revue de Métaphysique et de Morale, No 4/2006


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phie de Lévinas, encore moins dans ses propos sur l’art, mais dans cette inter-
rogation venue du tableau lui-même, dans le souci de l’œuvre. En revanche, dès
lors que cette « interrogation de la peinture » s’était imposée, il convenait d’envi-
sager ce que la philosophie levinassienne du visage nous en disait – ou, inver-
sement, ce que cette « interrogation de la peinture » nous disait de cette philo-
sophie. Voilà, en substance, les mouvements successifs retracés ici.
Une curiosité pour la pragmatique et l’énonciation picturales peut amener à
interroger la peinture à l’aide de ces quelques questions : Comment la peinture
fait-elle face ? Où est le visage dans le vis-à-vis du tableau et du spectateur ?
Où se situent la face, le visage, la figure ? 2
Nous disposons de ces trois mots pour désigner cette partie de la tête humaine,
site de la vue et de la parole, surface à la fois sensible et expressive qui semble
comme une préfiguration du tableau. La spécificité de chacun se dessine lorsque
l’on en évoque la privation.
La face, celle qui s’efface (dérivé de facere), sera ici à la fois cette partie de
la tête qui nous fait face et l’artefact – précisément ce qui, dans le domaine
pictural, s’inscrit sur la surface de la toile ou du papier et qui, d’un coup de
gomme, peut être effacé. (Par contre, j’utiliserai l’expression « faire face » sans
rapport avec ce sens limité.)
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La figure (du latin figura : forme) est cet ensemble de traits qui peut être
défiguré, rendu méconnaissable par la destruction (ou la déformation) de certains
de ses éléments, donc par l’altération de ce qui l’identifie comme forme indi-
viduelle et unique, comme totalité identifiable.
Le visage, quant à lui, n’est pas ce qui disparaît, mais plutôt ce qui apparaît
lorsqu’on le dévisage.

F I G U R E R L E V I S AG E

C’est que le visage, contrairement au profil, ne peut guère se réduire à une


ligne. Tandis que le profil sera suffisamment défini par un contour tracé dans
le plan et s’épuisera dans cette ligne – et dans ce plan –, le visage, malgré sa
facialité et sa frontalité, ne saurait se cantonner dans le plan ou se contenter
d’une ligne. Il doit éviter l’écrasement sur le plan, ou bien il se réduit à une
simple face que l’on peut effacer sans remords car elle n’appelle pas de réponse.

2. Bien sûr, il s’agit là de questions qui m’occupent depuis un certain temps – et sur un corpus
d’œuvres assez varié –, notamment dans le sillage des réflexions de Louis Marin sur la peinture.
Ces questions ne sont sans doute pas sans rapport, non plus, avec ce que Daniel Arasse a essayé
de cerner, notamment dans le portrait maniériste, sous le nom de « for intérieur » (« Arts et pou-
voirs », p. 455 ; sur ce sujet, voir également Le Sujet dans le tableau).
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C’est sans doute pourquoi, bien des portraits sont de trois quarts ou éclairés
obliquement, afin, par exemple, de mieux faire ressortir l’arête du nez – c’est-
à-dire, la ligne (voir l’Homme au turban rouge de Jean de Van Eyck, par
exemple.)
L’arête du nez est vestige du profil au milieu du visage ; elle donne du volume,
mais elle masque le visage, ne fait que le contourner. Garder un peu de profil
au milieu du visage préserve le bénéfice d’un tracé, de l’incision d’une ligne,
d’un vestige de contour, sans quoi tout risquerait de s’évanouir dans le plan.
La ligne est un « garde-flou ». Mais garder ce résidu, et fuir le flou, est une
manière de « perdre la face », une façon d’empêcher le « visage » – au sens où
le visage se définirait effectivement comme une certaine manière de « faire
face 3 ». Or, contraire au profil, le visage se passe de la ligne, de l’incision nette
du trait. Définitions et délimitations ne le concernent pas. Le visage n’est pas
contenu, n’est pas limité : il est là, il flotte là, il se contente de « faire face » –
et d’attendre 4.

L A F I G U R E E T L A C O N F I G U R AT I O N
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Le recours au garde-flou de la ligne a trait à la figuration, à l’interdit du flou
ou de l’indéfini, la ligne étant ce qui dé-finit la figure, en trace le contour.
Certes, il ne faut pas confondre figure-forme et figure-visage, mais il se trouve
que, dans le mouvement qui va vers l’émergence du visage, elles partagent un
moment : le moment de la configuration où la face fait figure.
Au fur et à mesure qu’une tête de profil se tourne vers moi pour me faire
face, le profil s’émousse, s’estompe, se résorbe dans le « tout ensemble » du
visage. C’est ce « tout ensemble » qui forme la figure.
Quand le profil s’efface, plus rien ne se joue au bord. Tout se passe maintenant
dans le visage, c’est-à-dire, à l’intérieur de cette zone où le visage me fait face.
Contrairement à ce qui se passe avec le profil, les traits caractéristiques de la
figure de face ne se confondent plus avec le tracé d’un contour 5. Pourtant, le

3. Faut-il en déduire que c’est là ce qui explique le plus grand « faire face » de certains types
figurés par les peintres, comme Piero ou Pontormo, dont les personnages ont des nez un peu épatés
qui, accrochant moins la lumière, ne dessinent plus une arête nette, si bien que la ligne résiduelle
du profil s’y trouve estompée, effacée au profit d’une plus grande « visagéité » ?
4. Tout ce qui, dans un visage – voire tout ce qui, dans la peinture –, engage le spectateur est
ce qui fait face : ainsi d’un profil comme celui de l’ange de l’Annonciation de Pontormo dont la
vaste joue ronde et la pommette lumineuse font visage ; ainsi de ces profils qui s’articulent sur
d’autres visages comme l’Annonciation, La Vierge à l’enfant de Pontormo.
5. On peut considérer que c’est en partie à cause d’une confusion de ce genre entre trait et trait
que certains visages de face gardent des traces du profil.
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visage apparaît. Ou du moins, à ce stade, il prend forme – ou figure. Mais il


prend figure ailleurs, c’est-à-dire, ailleurs que dans ou par la ligne, ailleurs que
dans les traits effaçables de la face. Ce qui apparaît alors, c’est la figure, ce qui
forme un tout reconnaissable et identifiable grâce à la façon dont certains accents
se combinent de manière à faire face.
Le « faire face » du visage tel qu’il se prépare dans la figure est donc diffus.
Non-matérialisé par la ligne, il n’est que vaguement localisable. Et pourtant, il
prend bien figure – ou du moins sa figure « prend », au sens où elle finit par
« tenir-ensemble. » C’est que, là où le contour du profil trace nettement la
frontière entre un intérieur et un extérieur – dans la latéralité –, le visage, lui,
ne prend, ne tient qu’une fois « pris ensemble » dans le face-à-face et sur le
mode de la configuration.
La figure ainsi configurée, dans la mesure où elle tend déjà vers le visage,
est sans contour – notamment sans contour extérieur net ou précis. Plus préci-
sément – à la manière de la Sainte Face dans la Véronique de Pontormo, par
exemple –, elle n’a plus besoin du contour pour apparaître sous nos yeux. C’est
que le contour, sans lequel il n’y a plus de profil, lui est aussi inessentiel que
l’arête du nez. C’est pourquoi, malgré cette absence, elle donne tout de même
lieu à l’émergence du visage.
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Il est difficile de distinguer la figure du visage. C’est que la figure est un
Janus – voire une interface. La configuration établissant le pont entre la face et
le visage, la figure a un côté face, qui est aussi le côté figure-forme, ce côté
où, précisément, le visage est composé de traits ; et puis elle a un côté visage,
ce côté où la figure « prend » ailleurs que dans les traits, pour s’ouvrir au visage.
La figure n’est donc pas une étape nécessaire du déploiement du visage : elle
n’en est qu’un cas particulier. Ainsi, la défiguration n’implique pas qu’il n’y
ait plus de visage et le défiguré n’échappe pas forcément au dévisagement. En
témoignerait la peinture de Francis Bacon qui voit lui-même les visages sous
l’aspect d’une « émanation » – en quelque sorte des visages sans figure... C’est
pourquoi il ne faut pas confondre figure-forme et figure-visage. Ce moment que
les deux partagent dans l’émergence du visage montre que le visage ne sera
pas nécessairement figuratif, même si – j’y reviendrai –, il est toujours, au fond,
un visage humain. En d’autres termes, mon objet n’est pas la figuration du
visage, mais l’apparition du visage au-delà, ou en-deçà – en fait, principalement,
au-devant – de la figure (quand il y a figure...).
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L ’ E F - FAC E M E N T E T L E T R A I T- FA N T Ô M E :
D E L A T E N U I TA S AU S F U M ATO

Pour « faire face », le visage se dégage du plan. Non pas qu’il doive échapper
à la planéité par le trompe-l’œil. Ce n’est pas par l’étagement des plans ou par
l’acquisition de quelque illusoire volume qu’il émerge en tant que visage. Il ne
s’agit pas pour lui de « crever l’écran ». Au contraire, c’est plutôt lorsque la
face se soustrait à la surface, lorsque, pré-levée de la surface, elle finit par s’en
enlever, emportant avec elle le plan qui est le sien propre, qu’elle émerge comme
visage et « fait face ».
En effet, si le visage n’apparaît entièrement que lorsque s’estompent le profil,
la face (et éventuellement la figure), c’est parce que, à ce moment-là, disparaît
la ligne en tant que ligne. À mesure que le profil s’efface devant le visage, le
fil du profil s’atténue jusqu’à disparaître. À mesure que le visage émerge, la
ligne en tant que ligne s’efface. Non pas que quiconque l’efface, comme on
peut effacer la face sur la feuille ou la toile, mais le visage émerge de l’ef-
facement – de cet ef-facement qui est disparition simultanée de la ligne et de
la face au profit du visage, émergence du visage au-devant de la toile. À ce
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stade, le visage n’est plus la face, il est ce qui a émergé au-devant du tableau,
laissant derrière lui, comme des mues successives, le profil, la face, la figure,
et la ligne.
L’ef-facement de la ligne est à rapprocher de la tenuitas qui, selon Pline
l’Ancien, fit l’objet d’un duel de peintres entre Apelle et Protogène consistant
à atteindre à l’idéal du trait en traçant des lignes dont c’est « la finalité que
d’échapper à la vue » (Pigeaud, p. 119). La tenuitas ultime consisterait donc à
tracer un trait qui s’ef-facerait dans son tracé même, c’est-à-dire, une espèce
de trait-fantôme qui, tout en ne laissant pas de ligne – pas de corps –, à la
manière de ces membres fantômes analysés par Merleau-Ponty (Phénoménolo-
gie, pp. 90-91), produirait néanmoins une perception. Le visage relève de cette
dimension spectrale ou ectoplasm/tique : un ef-facement total du trait au profit
du fantôme.
Or, la tenuitas est à rapprocher de cet effacement des contours qu’André
Chastel a décrit comme « un état diffus d’émergence » – le sfumato. Et, si l’on
se tourne vers les visages peints par Léonard, comme la Vierge au fusain ou
La Joconde, on constate que, alors même qu’ils ne sont pas représentés de face,
ces visages n’ont pas d’arête nasale, ou du moins, que nulle ligne ne l’y marque
comme vestige du profil. Le visage se déploie entièrement devant nos yeux, son
contour extérieur lui-même s’estompant afin de lui permettre de venir en avant
du tableau. Le fait que Léonard estompe cette ligne dans des visages qui ne
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sont pas de face indique que le sfumato vise à l’ef-facement, c’est-à-dire à ce


que le visage émerge dans le moment ou dans le lieu de cet ef-facement. Mais
si le visage émerge d’un ef-facement, lorsque la face, supplantée par lui, s’efface
pour le laisser venir flotter en avant du tableau, c’est que le flou ou le vague
résultant de cet ef-facement est ce qui, en lui, fait face. Ainsi, chez Léonard,
c’est le sfumato autant que le visage qui fait face. Ainsi, le « faire face » pourrait
être une certaine dimension de la peinture elle-même.

L E F L O U FA I T FAC E

Ce serait donc le flou qui ferait face. Ou plutôt, le fait qu’il y ait ef-facement.
Prenons Les Ambassadeurs, de Holbein. La forme spectrale et vague du
premier plan flotte bien en avant du tableau. Qu’est-elle, sinon un vague visage
ef-facé dont le redressement anamorphotique nous révèle la vanité de la ligne ?
En passant de la vision frontale à la vision latérale d’où le crâne se lève du
bord linéaire du tableau, nous remontons du flou à la ligne, du visage au profil.
Mais c’est pour mieux refaire le chemin inverse de l’ef-facement par quoi le
crâne se dissout à nouveau pour laisser place au flou comme visage – ce visage
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qui désormais flotte en avant du crâne, comme visage, c’est-à-dire comme
visage surgit de l’ef-facement.
Le flou du tableau nous a incités à des allées et venues. S’est ainsi dessiné
un champ d’oscillation ou de va-et vient, un espace du chiasme ou de l’entrelacs
où la distinction entre l’espace de l’œuvre et celui du spectateur s’estompe. Le
flou fait émerger ce que Merleau-Ponty appelle l’« intermonde » (VI p. 322), il
situe ce pli où la réversibilité a lieu, à la faveur de l’articulation de la face et
du profil que constitue le tableau. Alors, pour reprendre les mots de Merleau-
Ponty, « il y a cette ligne, cette surface frontière à quelque distance devant moi,
où se fait le virement moi-autrui autrui-moi » (p. 317). En cet instant du « vire-
ment » et en ce lieu du pli, le visage émerge et instaure le vis-à-vis.
Changeons de style et songeons à Pollock. Face aux drippings, je suis saisi
par ce même effet de flou. Assurément, manque la figure – mais la figure, nous
l’avons vu, n’est pas essentielle au visage. L’entrelacs de peinture crée un réseau
dense et embrouillé qui force à s’approcher de la toile, puis à reculer, puis à
s’approcher de nouveau, comme devant Les Ambassadeurs. Par ce mouvement
de va-et-vient, se détermine une zone d’accomodation, une zone d’oscillation
devant la toile où je fais l’expérience du tableau, où le tableau m’engage à cette
expérience. Par cette oscillation, je n’accède à aucune figure – pas même à un
crâne –, mais j’investis le lieu du chiasme – ou c’est lui qui m’investit. Par
tâtonnements et oscillation, comme l’œil s’accomode pour réduire le flou, je
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fais l’expérience du pli, de cette ligne d’inflexion elle-même oscillante et flot-


tante où s’opère le virement moi-autrui et, malgré l’absence de figure, le tableau
dresse maintenant devant moi un visage. Visage qui est la figure même du
(dé-)pli : ce qui est à tout jamais fermé et à tout moment sur le point de s’ouvrir 6.
Pollock déclarait vouloir « voiler la figure » (« I want to veil the imagery »),
et cela incluait la figure-visage dans la figure-forme. Le dripping n’en trahit
pas moins ce qui refait surface dans certains dessins à l’encre de la fin de sa
vie, où des visages émergent de tracés imitant les coulures de peintures. Rien
d’étonnant, dès lors, que ses dernières toiles avant le passage au dripping en
1946-1947, aient pour titre Eyes in the Heat (1946), Shimmering Substance
(1946) et Earth Worms (1946), évoquant simultanément, à la manière des
Ambassadeurs, la vanité, la chair et le vis-à-vis. Autant de motifs qui nous
renvoient à l’autoportrait, et notamment à celui qu’il peignit au tout début de
sa carrière (Self-Portrait, 1930-33), figure triste fixant le spectateur droit dans
les yeux, visage aux contours flous dont la chevelure se fond dans un brun
terreux, comme si tous les éléments du tableau partageaient le même plan.
Or, cet autoportrait met l’accent sur la dimension essentielle d’enveloppement
qui est associée à l’émergence du visage et à l’ef-facement ; mais aussi, il nous
ramène à la dimension proprement humaine du visage de peinture – et peut-être,
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au-delà du vague visage, du flou lui-même.

L E V I S AG E E N V E L O P P E M E N T

Par son entière frontalité et son regard intense, par la façon dont, à peine il
s’extirpe du fond terreux, cet autoportrait semble déjà vouloir s’extraire de la
toile comme pour venir s’appliquer sur notre propre visage.
Il faut rappeler que Pollock peignait ses drippings sur une toile non tendue,
qu’il peignait à distance, sans toucher la toile, tout en recherchant le « contact »
avec le tableau, pour comprendre qu’il s’agit pour lui de cerner quelque chose
qui se situe entre lui et la toile, de susciter l’émergence, entre lui et la toile non
tendue – c’est-à-dire, souple comme une peau et non plus lisse comme un plan
abstrait –, d’un contact qu’il souhaite non-référé à une figure (« veil the ima-
gery »), mais qui se manifeste par un enveloppement, puisque, selon lui, tout
se déroule comme il le souhaite quand « je suis dans le tableau » (« I am in the
painting »). Ce qui l’enveloppe alors, cette peau-fantôme, c’est le visage de
peinture, ce visage qui transparaît dans l’autoportrait de jeunesse, mais
dépouillé, en apparence du moins, de sa référence à la figure-forme, c’est-à-dire,

6. Sur cette question, voir « Le ressort et l’autre versant, ou le (dé-)pli de l’œuvre. »


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ef-facé. Ce visage de peinture qui se lève du tableau, se dégage de la matière


du tableau et se dépouillerait de la référence à la figure pour susciter l’expérience
du chiasme et de l’entrelacs, enveloppement-enroulement dont Merleau-Ponty
nous dit : « la chair dont nous parlons n’est pas la matière. Elle est l’enroulement
du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant, qui est attesté
notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et toucher les
choses » (pp. 191-192 ; je souligne).
Ceci décrirait l’expérience du peintre. Ceci pourrait aussi décrire l’expérience
du spectateur qui, à son tour, « entre » dans la peinture de Pollock, éprouvant
cette surface de virement moi-autrui où le visage de peinture se lève, dans la
vibration de l’entrelacs et le flottement du regard qu’évoquent les titres de
Shimmering Substance et Eyes in the Heat.
En même temps, Merleau-Ponty le souligne, la réversibilité est « toujours
imminente et jamais réalisée en fait » (p. 194). Le visage de peinture, comme
la chair, reste insaisissable, fuyant. Et c’est sans doute ce qui le lie à l’ef-
facement – au vague et au flou. Le visage émerge au cours de l’ef-facement :
il est ce moment arrêté de l’ef-facement qui permet de le percevoir comme une
émergence. Il émerge d’un fond dont il se détache sans fin, dont il se détache
infiniment, faute de limite, faute de contour. Le visage aurait trait au flou, au
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sans contour, mais un sans-contour qui laisse apparaître, qui fait venir devant,
qui laisse émerger infiniment d’un (in) fini.
C’est pourquoi, le moment/mouvement de l’ef-facement lie le visage de
peinture à la promesse. Saisi dans le moment de son ef-facement, le visage
n’émerge, ne vient en avant qu’à l’état de promesse d’émergence. Ainsi s’expli-
que le flou essentiel du visage autant que de la chair : ils restent à l’état de la
promesse ou de l’imminence, s’éclipsant toujours sur le point de se produire –
ou du moins, se pro-duisant, c’est-à-dire, se mettant en avant, dans le moment
même de l’ef-facement, non pas au seuil mais à l’instant de l’éclipse. Il n’en
reste que l’expérience d’un (dé-)pli, car, si le visage émerge de l’ef-facement,
c’est dans la mesure où il se présente comme le (dé-)pli, c’est-à-dire, à la
manière du sfumato, comme la possibilité ou l’ouverture toujours différée du
déploiement de ce pli, émergence et état toujours sur le point de coïncider dans
le vaporeux, dans le bougé.
Il est une œuvre sans ligne ni contour qui synthétise et formalise tous ces
éléments. C’est Studies for Skin de Jasper Johns et, en particulier, Study for
Skin I – qui mériterait une longue analyse 7. En révélant au fusain l’empreinte
de son visage huilé sur une feuille de papier, Johns a produit un parfait visage

7. Je suggère quelques pistes dans deux articles consacrés à cette œuvre : « Le visage de
l’angoisse » (1989) et « Le visage de l’angoisse... » (1991).
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 531

de peinture. Effectué par enroulement puis déroulement, l’image visible est le


produit du toucher de la peau sur le papier, comme le déroulement d’une
peau-fantôme. Révélé ensuite grâce à l’élimination du surcroît de poudre de
fusain saupoudré sur la surface de papier huilé, le visage a littéralement émergé
de l’ef(-)facement, sans le moindre recours au trait, à la manière d’une image
révélée par le développement photographique. Mais le visage est ici ce qui reste.
Il est la trace, le résidu d’un ef-facement, comme l’effet d’un seul trait jamais
tracé et invisible comme trait, la tenuitas ultime, le sfumato absolu. L’équivalent
de l’anamorphose de Holbein. Comme elle, il flotte dans un espace incertain.
Il est le visage en suspension, sans face et au-delà de la figure, comme en
attente.
Mais pourquoi en attente ? Et en attente de quoi ?

L A P RO M E S S E D U V E R B E , O U L A V I S I TAT I O N

C’est que le vis-à-vis n’est pas un objet et ne peut émaner de la peinture que
sous la forme de l’attente suscitée d’un vis-à-vis. Mais, au-delà même de la
simple attente infinie et silencieuse des tableaux dans la nuit des musées, leur
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vague visage est ce qu’ils profèrent, ce qu’ils portent ou poussent en avant d’eux
comme un appel, au sens ou Roger de Piles, en 1708, pouvait écrire : « La
véritable peinture est donc celle qui nous appelle (pour ainsi dire) en nous
surprenant » (p. 20) et « le spectateur surpris doit aller à elle, comme pour entrer
en conversation avec les figures qu’elle représente » (p. 19). La surprise est que
l’appel ne parvient pas du tableau lui-même, de sa face ou de sa figure, mais
de ce vague visage qui é-gresse, nous enveloppe et nous environne dès que nous
l’approchons, ce vague visage avec lequel s’engage la conversation.
Or, promettre, c’est bien « laisser aller en avant », « faire aller en avant ».
Pour autant que la peinture appelle et promette, le vague visage est cette pro-
messe surprenante, ce qui, se dégageant d’un objet fini, émergeant du silence,
vient au-devant de nous faire la promesse infinie d’une conversation.
C’est que – portrait ou non – le vague visage de peinture a quelque chose à
voir avec la rencontre frontale d’un regard, avec la plongée de notre regard dans
celui d’autrui, avec la conversation, avec le fait que je me trouve engagé dans
le présent d’un vis-à-vis. Ce que, sur le plan de la figure du moins, le profil ne
peut en aucun cas favoriser, lui qui, en détournant les yeux du modèle, en le
cantonnant dans l’espace clos du tableau, tend plutôt à l’objectiver, à le sou-
mettre au regard – mais dans la distance, car il reste impassible, invulnérable –,
tandis que le visage, exprimant l’attente, manifeste une plus grande vulnérabilité,
une vulnérabilité que nous ne pouvons, à notre tour, que partager dans la
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532 Bertrand Rougé

dimension spéculaire du vis-à-vis, comme si le visage venait refléter en nous


cette vulnérabilité, comme si nous percevions en lui cette vulnérabilité qui est
en nous. Le profil se soumet comme signe, tandis que le visage, lui, émet, ou
promet : il fait face et parle.
Si la promesse provient du tableau, si elle est simplement ce visage vague
qui émerge de l’ef-facement, alors, que promet le visage ?
Il faut en revenir à l’attente appelante du tableau. Le tableau appelle à la
conversation. Exactement à la manière des Studies for Skin, il est attente du
vis-à-vis, c’est-à-dire, peut-être, de ce moment où le versant de l’expérience
esthétique approchera celui de la production. Par cette coïncidence approchée,
le spectateur se trouve au plus près de la ligne moi-autrui et, partageant le même
versant, con-verse. Il est alors au plus près de ce qui manque le plus à la peinture
et qui se porte habituellement au-devant du visage, de ce qui, se portant au
devant du visage, donne lieu à la conversation : à savoir, la voix.
Le visage est promesse de la voix. Le visage promet ce qui manque à la
peinture : la vocifération. Le fait de pouvoir porter le verbe au-devant du visage.
Pour saisir la peinture dans cette dimension, il faut donc envisager une situa-
tion dans laquelle le Verbe s’incarnerait dans le vis-à-vis de deux regards muets,
dans laquelle la voix s’effectuerait dans le « faire face » d’un visage. Cette
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situation, c’est la Visitation. Et, plus précisément, ce sera pour nous la Visitation
de Carmignano, peinte par Pontormo en 1528-29, car Pontormo y saisit ce qui,
dans la scène, sert le visage et la vocifération de la peinture et, inversement, ce
qui, dans la peinture, sert la foi.
De fait, la Visitation est d’emblée affaire de voix et de Verbe. Jean-Baptiste
sera la voix qui annoncera le Christ. Zacharie retrouvera sa voix lors de la
circoncision de son fils. Mais surtout, entendant la salutation de Marie, Jean-
Baptiste tressaille dans le sein de sa mère et Élisabeth pousse un grand cri (Luc
I, 39-45). Or, il n’y a pas de scène plus silencieuse que la rencontre des deux
femmes peinte par Pontormo. Car tout ici est converti en regards. Toute la
vocalité de la scène est convertie en visualité : en vis-à-vis de peinture.
Évitant l’anecdote, Pontormo élimine tout personnage ou élément de contexte
superflu et se concentre sur l’événement de la rencontre, sur l’échange des
regards – et il prend soin de projeter la scène au premier plan du tableau, en
dehors de toute perspective objectivante, dans la plus grande proximité du spec-
tateur. Là, Marie et Élisabeth s’étreignent, et l’intensité des regards tendus entre
leurs deux visages, comme chargée des mots qu’elles n’ont guère besoin de
prononcer, est relayée, amplifiée par celui de la femme qui, entre elles, nous
fait face et dont le visage se situe exactement à la même hauteur. Dans le plan
du tableau, le regard qu’échangent les deux femmes – ce regard qui fait tressaillir
Jean-Baptiste dans le sein d’Élisabeth –, passe par les yeux de la troisième
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 533

femme qui nous en répercute l’intensité. C’est comme si les deux profils se
joignaient en un visage pour nous faire face : il y a alors conversion de la
latéralité en frontalité. Spectateur, je suis directement frappé par ce qui se joue
dans la scène, grâce à cette espèce de rotation qui, de deux profils, fait un
visage. Ces regards latéraux, qui valent picturalement pour l’échange d’une
salutation et d’un cri, j’en subis moi-même les effets, et la conversion de la
latéralité (narrative, objectivante) en frontalité picturale effectue, en quelque
sorte, ma propre conversion, m’engage à la conversation avec le tableau,
m’engage dans la conversation qu’est la Visitation. Mais je ne converse pas
avec du plan ou de la frontalité. Déjà, le tableau « fait face » et m’engage dans
le vis-à-vis d’un regard qui vient au-devant du tableau et m’appelle. L’articu-
lation de la latéralité sur la frontalité produit l’é-gression de la voix au-devant
du visage 8. Bien que muet, le tableau appelle et parle.
Mais, comme le suggère Daniel Arasse (Les génies..., p. 204), les quatre
personnages de la scène pourraient bien être deux fois les deux mêmes. Marie
et Élisabeth sont représentées de profil dans la scène de la Visitation, mais, à
part une simple inversion des couleurs de leurs vêtements, ce sont elles égale-
ment qui nous font face. On aurait pu les prendre pour de simples témoins de
la rencontre (d’ailleurs, on les décrit couramment comme les servantes respec-
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tives de deux femmes). On peut aussi considérer qu’il s’agit pour Pontormo,
selon les consignes d’Alberti, d’introduire dans le tableau deux admoniteurs ou
chorèges qui impliquent le spectateur dans la scène. Mais faire des admonitrices
des doubles de Marie et d’Élisabeth dans une Visitation a une portée particulière.
D’abord, parce que la Visitation représente le passage de l’Ancien au Nouveau
Testament et Jean-Baptiste est lui-même décrit comme l’agrafe (fibula) entre
les deux (liaison que figure l’étreinte de Marie et d’Élisabeth), si bien que la
conversion de cette étreinte physique en frontalité visuelle, par-delà les siècles,
m’agrafe à mon tour au tableau et, m’étreignant, perpétue le message.
Mais surtout, il y a deux registres. Les deux profils me font appréhender de
l’extérieur le face-à-face dont je suis comme un tiers spectateur, tandis que les
deux visages de face me font appréhender le face-à-face tel que chacune des
femmes en fait l’expérience : je vois le visage de la Vierge tourné vers moi, tel
que le voit Élisabeth ; je vois le visage d’Élisabeth tel que le voit la Vierge ; si
bien que je me trouve alternativement dans la position de l’une et de l’autre,
faisant l’expérience double de la rencontre, d’un côté et de l’autre – mais à
chaque fois sous le regard extérieur, tantôt de l’une, tantôt de l’autre –, ce qui
me permet, au-delà des visages qui me font face, d’entrer dans le tableau et de

8. Sur l’articulation face/profil, frontalité/latéralité ou visage/index, voir Bertrand ROUGÉ, « L’œil


éraillé et la voix de peinture : narration et vis-à-vis chez Carpaccio. »
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534 Bertrand Rougé

participer à la Visitation qu’il représente de profil. Comme si mon regard,


appelé par le visage qui me fait face, me fixait à mi-chemin, entre le profil de
Marie et celui d’Élisabeth, au point de rencontre, au point d’inflexion où la
salutation de l’une se convertit en écoute de l’autre, ce point d’inflexion ou de
conversion, ce point du (dé-)pli où la voix devient effective et, convertie en
frontalité, me convertit ou m’engage dans la conversation du tableau 9. Conver-
sion ou conversation esthétique, puisque c’est dans l’articulation de ces moments
que le tableau produit son effet, mais conversion et conversation religieuse aussi,
puisque Pontormo utilise à cette fin son art pictural.
Cependant, on notera que la conversion de la latéralité de la rencontre en
frontalité picturale s’opère par le regard d’Élisabeth – dont le visage semble
formé des deux profils joints. C’est que, à travers son visage, le tressaillement
de Jean-Baptiste est visé, ou plutôt l’imminence de ce tressaillement qui sera la
première manifestation de celui qui sera la voix 10. Dès lors, le visage d’Élisabeth
me fait face comme imminence ou promesse de la voix. Ainsi, sous l’égide de
la Visitation, Pontormo ancre dans la théologie chrétienne l’articulation du
visage et de la voix de peinture, et inversement il s’appuie sur son art de peintre
pour donner corps au message chrétien. Le tableau lui-même, autant et même
plus que la scène représentée, devient alors littéralement ce que Daniel Arasse,
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à propos de la Déposition du même peintre, décrit comme un « appel à la foi
et à la caritas du chrétien » (p. 204).
Ce que confirme la Visitation, ce que suggérait le détour par Pollock et Johns,
c’est que l’émergence du visage de peinture a essentiellement trait au visage
humain, au vis-à-vis de deux visages humains (moi et autrui), tel qu’il s’articule
sur la ligne ou la surface de virement décrite par Merleau-Ponty, cette ligne

9. Mais la voix n’est là que sur le mode de l’imminence, de la promesse, de ce qui est à venir,
de ce qui est déjà en train de venir, car la peinture ne produit pas de son. D’où la distinction entre
les profils auréolés et les faces sans auréoles. Il y a deux fois deux temps. Ce qui s’impose d’abord
comme la conversion de la latéralité picturale en frontalité é-gressive se renverse en plongée dans
le regard du tableau et promesse du Verbe, promesse de transcendance. Ce deuxième temps de la
plongée est lui-même en deux temps : dans le premier, mon regard plonge dans les yeux des figures
sans auréole qui marquent le dernier instant de la séparation, juste avant l’effusion de la Visitation
proprement dite ; le second temps, qui est représenté par la rencontre de profil, est celui de la
présence divine que symbolisent les auréoles, second temps qui sera sans doute vécu différemment
selon que le spectateur croit ou ne croit pas, second temps qui reste à distance, comme au-delà du
visage et qui représente le vis-à-vis du tableau, le moment où le tableau porte sa voix en avant de
lui-même vers le spectateur. Temps de la conversation. Temps de la conversion (ou de la foi).
10. On notera que, dans son autre Visitation, antérieure, (Florence, SS. Annunziata), Pontormo
semble avoir choisi de mettre encore plus en évidence le tressaillement de Jean-Baptiste. Élisabeth
y est dépeinte comme mettant un genou en terre devant la Vierge, mais autant, ou dans le même
temps, que sous le coup de la révélation, il semble que cela soit le fait de la douleur infligée par
son fils en son sein, comme semble en témoigner le geste de sa main gauche qui se porte à son
ventre. Mais Pontormo ne fait ici que décrire la simultanéité de ces diverses actions : moins narrative,
moins objectivante, la Visitation de Carmignano approfondit la vision et la transmission de la scène.
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 535

d’inflexion du dépli où le déploiement reste promesse. Or, ce vis-à-vis, bien


au-delà du simple face-à-face, ce vis-à-vis qui est promesse d’un Verbe au-delà
d’une voix de peinture, s’articule autour d’une réciprocité de l’appel et de la
réponse. Ce que le vague visage manifeste nébuleusement, c’est cette chair de
la conversation qui est faite d’attention et d’écoute. Le vague visage de peinture
est appel à la réponse, afin que le vis-à-vis s’établisse.

D E P O N TO R M O À L É V I NA S

Arrivé à ce point de l’analyse picturale, je me tourne vers Lévinas. Et je


trouve d’abord ceci :

Je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est
connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique.
C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez
les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure
manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux !
[...] Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense.
La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. [...] Le visage est
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signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude
de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. [...] Visage et discours sont
liés. Le visage parle. Il parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout
discours [...] c’est le discours, et plus exactement la réponse ou la responsabilité, qui
est cette relation authentique [avec autrui]. (Éthique et infini, pp. 89 ss)

Ce que je décrivais comme appel à la réponse devient appel à la responsabilité


(assez exactement la caritas du chrétien évoquée par Arasse). Si le vague visage
est promesse de la voix, c’est qu’il est, au-delà de la simple figure, ce qui
engage la conversation – autrement dit, ce qui « commence tout discours. » La
peinture fournit ce hors-contexte, et ouvre ainsi le visage au-delà de la vision.
Ce visage ouvre sur l’infini au-delà, en dehors de toute relation (à la face ?
à la figure ?). C’est le cas de Study for Skin I. Un visage défiguré, effacé se
pose en vis-à-vis : et je réponds à ce visage flou, il suscite ma reponsabilité,
alors même que je ne peux en identifier les traits, alors qu’il ne me serait
d’aucune utilité pour reconnaître (visuellement) celui dont il porte (vers moi)
l’empreinte – ou la trace.
Le vague visage, en ce qu’il se présente au-devant du tableau comme pro-
messe de la voix et du discours, en tant même qu’il est vague, nous appelle à
la réponse et à la responsabilité, suscitant en nous, hors contexte et hors figure
– et outre le contenu de la conversation –, cette asymétrie croisée de la conver-
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536 Bertrand Rougé

sation, comme si le tableau attendait de nous la réponse et la responsabilité,


comme s’il se livrait ainsi à nous, droit et sans défense, pour susciter en nous
ce qui pourrait être le possible fondement éthique de l’émotion « esth-éthique »,
une ouverture éthique au sein de l’esthétique.
Confronté à ce rebondissement éthique, et poursuivant mes lectures, je trouve
encore ceci (qui me renvoie à l’Élisabeth de Pontormo) : « L’épiphanie du visage
est visitation [...] Le visage parle. » (HAH, p. 51) Or, tout le travail de Pontormo
a bien consisté à m’impliquer dans la Visitation.
Ou bien encore : « La nudité du visage est dénuement et déjà supplication
dans la droiture qui me vise. Mais cette supplication est une exigence. L’humilité
s’unit à la hauteur. Et par là s’annonce la dimension éthique de la visitation. »
(HAH, p. 52) Or, nudité, droiture, hauteur humble et supplication exigeante me
semblent, très subjectivement ici, caractériser l’expression de tous les person-
nages de ce tableau.
Ou bien encore : « Le visage s’est tourné vers moi – et c’est cela sa nudité
même » (TI, p. 72). Or, Pontormo nous propose, par son dispositif de visages
présentés de face et de profil, l’expérience de ce visage qui « s’est tourné vers
moi. 11 »
Ou bien encore : « [L’] épiphanie même consiste à nous solliciter par sa
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misère dans le visage de l’Étranger, de la veuve ou de l’orphelin. » (TI, p. 76)
Or, la Vierge, légèrement en retrait, et sainte Élisabeth, plus proche de nous,
semblent disposées de telle manière que s’annonce ainsi, par la nudité plus ou
moins proche de leur visage, la mort plus ou moins prochaine de leurs fils
respectifs, le deuil de l’une annonçant celui de l’autre.
Et puis encore : « La parole qui pointe déjà dans le visage qui me regarde
regarder – introduit la franchise première de la révélation » (TI, p. 100). Or,
c’est bien la parole de la Révélation, la voix franche de Jean-Baptiste, qui pointe
déjà dans le visage d’Élisabeth – Élisabeth qui, « dans la droiture du face-
à-face, » me regarde regarder.
Il faudrait relire le tableau de Pontormo – et d’autres – à l’aide de tels
passages. Study for Skin, ou bien encore Face de Jasper Johns 12 (et bien d’autres
œuvres : de Johns, de Pollock, de George Segal, de Warhol, d’Yves Klein...)
mettent en œuvre, pour ainsi dire, ces propos de Lévinas sur la trace : « c’est
dans la trace de l’Autre que luit le visage [...] Quelqu’un a déjà passé. Sa trace
ne signifie pas son passé, comme elle ne signifie pas son travail, ou sa jouissance

11. Sur ce mouvement de retournement, voir « La volte face, ou l’événement du tableau ». Un


exemple toujours superbe de cette volte face – et de la manière dont un visage se dégage de la
linéarité du profil pour faire face – serait la Jeune fille à la perle de Vermeer (voir l’analyse que
j’en propose dans « Vague visage et voix de peinture », pp. 98-99).
12. Sur le cas de Face, voir mon article « “Ponctuation de déhiscence” et “saincte couture...” »
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 537

dans le monde, elle est le dérangement même s’imprimant (on serait tenté de
dire se gravant) d’irrécusable gravité » (HAH, p. 69). Les Targets de Johns,
comme Les Ambassadeurs de Holbein, me semblent rejoindre les propos sur le
visage altéré, la peau, la séparation et la proximité, et certaines sculptures de
Johns (Flashlight), ou son travail sur les moulages (Voice) font écho à ses
développements sur la surprise et l’altérité comme retrait de la présence (voir
Autrement qu’être, pp. 143 ss)...
Et, en même temps, de tels développements iraient contre la « méfiance »
déclarée de Lévinas envers l’art (De l’oblitération, p. 8), qui est pour lui
condamné à cacher, à dissimuler, à échouer dans le beau ou la forme.
Or, ceci me semble être un malentendu. Un malentendu tel que La Visitation
de Pontormo est peut-être en mesure de nous en dire plus sur l’esthétique cachée
dans l’éthique de Lévinas, que les propos de Lévinas sur l’art ne sont en mesure
de nous en dire sur elle... Malentendu sur la part possible de relation éthique
dans la relation esthétique. Malentendu fondé sur le discrédit du visuel et sur
une vision formalisante et thématisante de l’art.

L E M A L E N T E N D U I : L E L A N G AG E C O N T R E L E R E G A R D
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En effet, Lévinas distingue « regard et langage, c’est-à-dire regard et accueil
du visage que le langage présuppose » (TI, p. 206). Un peu plus loin dans
Totalité et Infini, il précise : « Dans le discours, l’écart qui s’accuse inévitable-
ment entre Autrui comme mon thème et Autrui comme mon interlocuteur,
affranchi du thème qui semblait un instant le tenir, conteste aussitôt le sens que
je prête à mon interlocuteur. Par là, la structure formelle du langage annonce
l’inviolabilité éthique d’Autrui. » (p. 213)
Le face-à-face semble donc fondé sur « la structure formelle du langage »,
ce qui entraîne à rejeter tout ce qui est visuel dans le registre plastique, c’est-
à-dire du domaine de la forme, de l’art, voire de ce qu’il appelle le thème 13.
Pourtant, dans De l’existence à l’existant, il écrit : « l’éthique est l’optique
spirituelle » (p. 76) ; et sans cesse la visualité semble ramenée au centre de ses
propos – ne serait-ce que par le recours constant au visage (voir TI, p. 190) 14.
Que faut-il faire de cette récurrence du visuel dans la relation éthique ? La
philosophie du visage peut-elle vraiment faire l’économie du visuel ? Et la
peinture ne devient-elle pas alors un point de vue privilégié d’où considérer

13. Et, suppose-t-on, dépourvu de toute capacité d’adresse...


14. Comment, en effet, fonder toute sa réflexion sur le visage en évacuant, en éradiquant la
visualité qui en constitue pourtant, littéralement, la racine ? Il semble qu’il y ait là une censure
têtue, un interdit ou une occultation qu’il conviendrait d’analyser en détail.
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538 Bertrand Rougé

cette philosophie ? Ou plutôt, ne peut-elle en devenir l’objet de prédilection ?


D’ailleurs, dans sa préface à TI (1987), Lévinas ne décrit-il pas l’interpellation
du moi par le visage d’Autrui comme portée par le « verbe dans le visage
humain ? » Ne définit-il pas alors le visage comme « déjà langage avant les
mots » (je souligne) ? L’expérience éthique est donc bien antérieure au langage
des mots et semble consister en un langage du visage, en ce qui vient au-devant
du visage, encore inarticulé et qui m’interpelle. Ceci, qui n’est pas encore, qui
n’est pas nécessairement un son, et qui pourtant vient au-devant du visage, est
sa parole, est sa voix. Or, me semble-t-il, contrairement au discrédit dont Lévinas
frappe l’art et le visuel, il ne semble pas nécessaire, pour que le visage parle,
pour que le tableau porte une voix et m’interpelle, que la langue articulée (ou
la phonation) entre en opération. Ce que Lévinas appelle « la structure formelle
du langage » opère tout autant dans le domaine du visuel. Mieux encore, on
peut parier que c’est dans la mesure même où une œuvre d’art porte une voix,
dans la mesure même où un tableau envoie sa voix au devant de moi qu’il s’agit
d’une œuvre ou d’un tableau susceptible d’une authentique relation esthétique :
c’est-à-dire, non pas de la simple jouissance de la forme, mais d’une relation
qui, en même temps qu’elle s’appuie sur des qualités formelles, me porte au-
delà, métaphysiquement pour ainsi dire, dans le sens d’une relation éthique. Le
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tableau, pourtant simple artefact visuel, a cette propriété. Mieux, certains
tableaux semblent destinés à mettre en œuvre cette relation, à créer un dispositif
qui ne serait autre que ce que Lévinas appelle « la structure formelle du lan-
gage. » Le tableau peut alors – devra-t-on dire : doit alors ? – devenir l’autre
dont le visage interpelle et met en question le moi (cf. TI, p. 213).
Parce que, Lévinas y insiste, la « présence débordante [d’un être] s’effectue
comme position en face du Même. [...] Ce mouvement part de l’Autre » (TI,
p. 213). Or, le tableau est un tel « Autre » qui d’emblée m’impose de faire face,
qui d’emblée s’impose comme face ou visage appelant l’attention. La planéité
de la peinture mise en avant par Greenberg se trouve ainsi dépassée par le « faire
face » de la peinture comme visage 15.

15. Clement Greenberg soutenait que l’essence de la peinture était sa planéité, sa frontalité. Ceci
l’a amené à soutenir Pollock, les peintres de l’École de Washington, puis à rejeter une bonne partie
de l’art produit depuis les années 60. Si la planéité est une « dimension » essentielle de la peinture,
c’est assurément qu’elle est au cœur de sa définition : elle constitue en outre cette résistance propre
au medium avec laquelle les artistes doivent compter, combattre ou transiger. D’emblée, le plan de
la toile, opposant sa résistance passive, fragile, vulnérable au peintre lui impose une relation. De
cette relation, le peintre tire un tableau, toujours plan et frontal, qui, exposé, appellera (ou n’appellera
pas) l’attention d’un spectateur qui, à son tour, sera confronté à cette planéité, à cette frontalité.
Mais, au-delà de cette simple frontalité et de cette planéité, qui pourraient néanmoins en être les
conditions nécessaires, est-ce que ce qui se joue entre le peintre et la toile, entre le tableau et le
spectateur, ne serait pas déjà ce que Lévinas appellera « la droiture du face-à-face » ? (TI p. 221,
entre autres).
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 539

C’est que – je cite encore TI – : « Le visage, encore chose parmi les choses,
perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le
visage me parle et par là m’invite à une relation... » (TI, pp. 215-216, je sou-
ligne). Autrement dit, la relation s’établit du sein de l’expérience visuelle. C’est
« encore chose parmi les choses » – encore forme, encore thème – que « le
visage me parle. » Et Lévinas de préciser : « cette nouvelle dimension s’ouvre
dans l’apparence sensible du visage » (p. 216, je souligne). Plus loin, il rajoute :
« L’extériorité est vraie [...] dans un face-à-face qui n’est plus entièrement
vision, mais va plus loin que la vision » (p. 323 ; je souligne). Ou bien encore :
« Parler à moi, c’est surmonter à tout moment, ce qu’il y a de nécessairement
plastique dans la manifestation. Se manifester comme visage, c’est s’imposer
par-delà la forme, manifestée et purement phénoménale, se présenter d’une
façon irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face-à-face,
sans intermédiaire d’aucune image dans sa nudité » (TI, p. 218). Autrement dit,
parler c’est surmonter la forme, s’imposer au-delà d’elle ; le face-à-face n’est
plus entièrement vision. Mais, à chaque fois, c’est du sein de la vision, c’est à
travers la forme que s’opère la percée, comme s’il fallait d’abord s’appuyer sur
la forme, comme si le face-à-face était encore en grande partie vision. Bref,
comme si, étrangement, l’éthique de Lévinas était d’abord une esthétique... Il
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faut reprendre un passage déjà cité : « La parole [...] pointe déjà dans le visage
qui me regarde regarder » (je souligne). La situation est celle du tableau qui
fait face, celle que Roger de Piles décrit en termes d’appel, de surprise et de
conversation. De fait, combien de tableaux dans les musées attendent silencieu-
sement de nous regarder regarder...
Reste un malentendu.

L E M A L E N T E N D U I I : AU T RU I C O M M E T H È M E / AU T RU I
COMME INTERLOCUTEUR

Lévinas écrit : « Peut-être l’art cherche-t-il à donner un visage aux choses et


c’est en cela que réside à la fois sa grandeur et son mensonge » (Difficile liberté,
p. 21). Cette condamnation de l’art mensonger, qui rejoint la distinction qu’il
propose ailleurs entre la face d’Autrui et la « façade » superficielle de l’art qui
« s’exhibe » 16, indique ce qui serait peut-être le malentendu majeur existant
entre l’art et Lévinas. La grandeur de l’art serait sa vocation de révélation du

16. « C’est l’art qui prête aux choses comme une façade – ce par quoi les objets ne sont pas
seulement vus, mais sont comme des objets qui s’exhibent. L’obscurité de la matière signifierait
l’état d’un être qui précisément n’a pas de façade » (TI, p. 210).
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540 Bertrand Rougé

visage des choses – comme si les choses, par l’entremise de l’art, pouvaient
acquérir un visage –, alors que le visage est ce que, par avance, Lévinas leur
nie, puisqu’il réserve ce terme à la relation éthique. Il y a bien là une contra-
diction insoluble pour le philosophe.
Bien sûr, l’on se demande immédiatement pourquoi l’art n’aurait que des
choses pour objet, et non point des visages. Mais, le malentendu se situe ailleurs.
En effet, pourquoi le visage que l’œuvre nous donne serait-il nécessairement
visage de ce qu’elle représenterait, contiendrait ou, en quelque manière, objec-
tiverait ? Ce visage-là – ce pseudo-visage, devrait-on dire (cette face ou cette
figure) – serait assurément forme, thème, Autre réduit au Même, bref, il ne
pourrait effectivement en aucune manière être visage comme l’entend Lévinas.
Mais si ce qui aspirerait à nous présenter un visage dans le tableau n’était pas
la chose figurée – comme semble le penser Lévinas – ou la personne portraiturée,
mais bien ce qui est présent là, en face, à savoir l’œuvre elle-même ? À savoir ce
qui me requiert, m’appelle et m’engage dans le face-à-face de la conversation, cet
objet qui est « d’art » – et transcende l’objet, justement – en tant qu’il m’appelle
à une conversation, à un vis-à-vis. L’art ne chercherait donc pas tant à « donner
un visage aux choses » qu’à m’appeler pour prendre visage – non pas pour
présenter une chose ou pour donner un visage à des choses, mais pour se présen-
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ter comme visage. Se présenter comme visage, c’est-à-dire, appeler à être
accueilli comme tel par le spectateur, ce dernier devenant dès lors acteur 17 dans
la droiture de ce face-à-face que Lévinas décrit comme « structure formelle du
langage », le tableau devenant dès lors, non plus seulement Autrui comme thème,
mais aussi Autrui comme interlocuteur : ce visage qui, selon les mots-mêmes de
Lévinas – qui ne sont pas sans faire écho à ceux de de Piles – « s’impose à moi
sans que je puisse rester sourd à son appel » (HAH, p. 52).
À sa manière, c’est peut-être ce que signifie Robert Rauschenberg, lorsque,
dans une interview, il parle de l’échec d’une œuvre des années 50 faite d’herbe
qu’il faisait pousser sur une toile accrochée verticalement au mur : « Personne
ne s’y est particulièrement intéressé. Ils ne voyaient pas qu’il y avait plus que
ça. Il y avait le sentiment qu’on doit prendre soin des choses pour qu’elles
continuent d’être. C’est aussi vrai de l’art. 18 »
Fragilité. Nudité. Droiture. L’œuvre fut détruite, certes, mais cela ne signifie
pas pour autant l’échec de l’art – combien de vrais visages, par ailleurs, ont été

17. « Le spectateur est acteur. La vision ne se réduit pas à l’accueil du spectacle ; simultanément,
elle opère au sein du spectacle qu’elle accueille » (HAH, p. 26).
18. « No one was particularly interested in it. They couldn’t see that there was more to it. There
was the feeling that you have to take care of things in order to keep them going. That’s true with
art » (in Rose, pp. 56-57). Je reviens sur cette question – et sur cet exemple – dans « Le souci de
l’œuvre ».
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 541

écrasés ? Ici aussi, il y a eu malentendu, sans doute refus ou occultation du


vis-à-vis – j’ose à peine dire : oblitération du face-à-face auquel l’œuvre appe-
lait. Ou plutôt, peut-être comme dans le cas de Lévinas, n’y aurait-il pas eu
aveuglement concernant ce que c’est qu’une œuvre ? Je conclurai brièvement
sur cette question.

Q U ’ E S T- C E Q U ’ U N E Œ U V R E ?

Qu’est-ce qu’une Œuvre, en effet ? Sur ce seul mot, peut-être, s’articule aussi
toute l’équivoque de l’éthique et de l’esthétique.
Selon Lévinas, « L’Œuvre pensée radicalement est un mouvement du Même
vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même » (HAH, p. 44). Il me semble qu’il
entend ici l’Œuvre au sens du don, de la charité – disons de la « responsabilité » – :
qui n’attendent pas de retour ; qui ne reposent pas sur un calcul, mais sur le « sens
unique » du pour-l’autre. Mais l’Œuvre d’art ne procède-t-elle pas du même mou-
vement, du même « sens unique » ? Donnée par l’artiste en son absence au spec-
tateur anonyme, ne matérialise-t-elle pas dès lors la séparation entre Moi et
Autrui ? Tout en ménageant le lieu de la proximité, ne met-elle pas en place le
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dispositif d’une certaine relation à la fois éthique et esthétique ?
Il me semble que, jusque dans ses développements sur la « liturgie », ce
passage de « La signification et le sens » peut se lire comme une analyse de la
création artistique : l’Œuvre est un pour-l’autre qui n’a de sens que parce que
l’artiste y entrevoit son « triomphe dans un temps sans moi », « le passage au
temps de l’Autre » (p. 45). L’œuvre d’art, dès lors, serait, elle aussi, le don,
« orientation absolue du Même vers l’Autre, [...] comme une jeunesse radicale
de l’élan généreux » (p. 45). La relation esthétique, à son tour, serait fondée sur
la question de « ce que cela donne » : « ce que cela donne » pour l’autre, en
l’absence de l’artiste-donateur, « ce que cela donne » dans la séparation (et la
proximité), sans retour possible au Même en-deçà de l’œuvre. Ainsi, l’Œuvre
– et ceci inclut l’œuvre, ou plutôt le chef d’œuvre, d’art – est bien don (irré-
versible) de la responsabilité : don de la possibilité (ou de l’obligation) libre de
répondre 19. Et n’est-ce pas ce qui, avant la relation éthique lévinassienne, est
déjà mis en œuvre dans la Visitation de Pontormo, et aussi bien dans le tableau
d’herbe de Rauschenberg ? Ce don généreux de la capacité à répondre n’est-il

19. On notera qu’adopter cette perspective permet de formuler différemment la sempiternelle


question de la définition de l’art. Non plus « Qu’est-ce que l’art ? » mais : « Qu’est-ce que
l’Œuvre ? » ou bien « Qu’est-ce qui fait Œuvre ? »
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542 Bertrand Rougé

pas fondamentalement celui de l’Œuvre d’art ? Celui que l’art met en œuvre ?
À la fois esthétique et éthique.
Arrivé à ce point, c’est sans doute de cette générosité de l’art et de la peinture
comme don du visage qu’il faudrait traiter plus précisément – en se fondant sur
l’analyse d’autres tableaux. Mais je finirai plutôt sur deux questions que m’évo-
que le relevé de ces quelques coïncidences imparfaites entre une lecture possible
des œuvres et les thèses de Lévinas.
Ces coïncidences peuvent-elles légitimer l’idée d’un fondement, ou plutôt
d’une possible mais également souhaitable ouverture éthique de l’esthétique –
par le biais d’une analyse de l’art comme vis-à-vis ? 20
Ces coïncidences peuvent-elles indiquer que l’éthique de Lévinas serait
d’abord – et fondamentalement – une esthétique ? ou, peut-être, qu’elle serait
le face-à-face, « oblitéré » par Lévinas lui-même, de l’éthique et de l’esthétique
– ce qui ouvrirait dès lors à l’idée qu’il faudrait la relire ou la restaurer comme
esth-éthique, avec un trait d’union plutôt que de désunion ?
Cela reviendrait à remettre au jour, au fondement de la Visitation selon
Lévinas, cette agrafe indissociablement esth-éthique déjà mise en œuvre, jadis,
dans la Visitation de Pontormo.
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Bertrand ROUGÉ
Professeur à l’université de Pau et des Pays de l’Adour
Directeur du CICADA

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20. Bien évidemment, il s’agit là d’une ouverture éthique au sens où, dans la Visitation selon
Lévinas, le visage d’autrui ouvre la dimension éthique. Il n’est pas question ici de valoriser ou
d’appeler à un quelconque contenu moral de l’art, mais d’insister sur cette dimension de la peinture
comme visage qui signalerait l’indissociabilité de la relation esthétique et de la relation éthique.
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La Visitation. Pontormo, Lévinas et le vis-à-vis de peinture 543

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de l’Université de Pau, à paraître.

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