Bertrand Rougé
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« I N T E R RO G AT I O N D E L A P E I N T U R E » :
FAC E , F I G U R E , V I S AG E
phie de Lévinas, encore moins dans ses propos sur l’art, mais dans cette inter-
rogation venue du tableau lui-même, dans le souci de l’œuvre. En revanche, dès
lors que cette « interrogation de la peinture » s’était imposée, il convenait d’envi-
sager ce que la philosophie levinassienne du visage nous en disait – ou, inver-
sement, ce que cette « interrogation de la peinture » nous disait de cette philo-
sophie. Voilà, en substance, les mouvements successifs retracés ici.
Une curiosité pour la pragmatique et l’énonciation picturales peut amener à
interroger la peinture à l’aide de ces quelques questions : Comment la peinture
fait-elle face ? Où est le visage dans le vis-à-vis du tableau et du spectateur ?
Où se situent la face, le visage, la figure ? 2
Nous disposons de ces trois mots pour désigner cette partie de la tête humaine,
site de la vue et de la parole, surface à la fois sensible et expressive qui semble
comme une préfiguration du tableau. La spécificité de chacun se dessine lorsque
l’on en évoque la privation.
La face, celle qui s’efface (dérivé de facere), sera ici à la fois cette partie de
la tête qui nous fait face et l’artefact – précisément ce qui, dans le domaine
pictural, s’inscrit sur la surface de la toile ou du papier et qui, d’un coup de
gomme, peut être effacé. (Par contre, j’utiliserai l’expression « faire face » sans
rapport avec ce sens limité.)
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F I G U R E R L E V I S AG E
2. Bien sûr, il s’agit là de questions qui m’occupent depuis un certain temps – et sur un corpus
d’œuvres assez varié –, notamment dans le sillage des réflexions de Louis Marin sur la peinture.
Ces questions ne sont sans doute pas sans rapport, non plus, avec ce que Daniel Arasse a essayé
de cerner, notamment dans le portrait maniériste, sous le nom de « for intérieur » (« Arts et pou-
voirs », p. 455 ; sur ce sujet, voir également Le Sujet dans le tableau).
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C’est sans doute pourquoi, bien des portraits sont de trois quarts ou éclairés
obliquement, afin, par exemple, de mieux faire ressortir l’arête du nez – c’est-
à-dire, la ligne (voir l’Homme au turban rouge de Jean de Van Eyck, par
exemple.)
L’arête du nez est vestige du profil au milieu du visage ; elle donne du volume,
mais elle masque le visage, ne fait que le contourner. Garder un peu de profil
au milieu du visage préserve le bénéfice d’un tracé, de l’incision d’une ligne,
d’un vestige de contour, sans quoi tout risquerait de s’évanouir dans le plan.
La ligne est un « garde-flou ». Mais garder ce résidu, et fuir le flou, est une
manière de « perdre la face », une façon d’empêcher le « visage » – au sens où
le visage se définirait effectivement comme une certaine manière de « faire
face 3 ». Or, contraire au profil, le visage se passe de la ligne, de l’incision nette
du trait. Définitions et délimitations ne le concernent pas. Le visage n’est pas
contenu, n’est pas limité : il est là, il flotte là, il se contente de « faire face » –
et d’attendre 4.
L A F I G U R E E T L A C O N F I G U R AT I O N
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3. Faut-il en déduire que c’est là ce qui explique le plus grand « faire face » de certains types
figurés par les peintres, comme Piero ou Pontormo, dont les personnages ont des nez un peu épatés
qui, accrochant moins la lumière, ne dessinent plus une arête nette, si bien que la ligne résiduelle
du profil s’y trouve estompée, effacée au profit d’une plus grande « visagéité » ?
4. Tout ce qui, dans un visage – voire tout ce qui, dans la peinture –, engage le spectateur est
ce qui fait face : ainsi d’un profil comme celui de l’ange de l’Annonciation de Pontormo dont la
vaste joue ronde et la pommette lumineuse font visage ; ainsi de ces profils qui s’articulent sur
d’autres visages comme l’Annonciation, La Vierge à l’enfant de Pontormo.
5. On peut considérer que c’est en partie à cause d’une confusion de ce genre entre trait et trait
que certains visages de face gardent des traces du profil.
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L ’ E F - FAC E M E N T E T L E T R A I T- FA N T Ô M E :
D E L A T E N U I TA S AU S F U M ATO
Pour « faire face », le visage se dégage du plan. Non pas qu’il doive échapper
à la planéité par le trompe-l’œil. Ce n’est pas par l’étagement des plans ou par
l’acquisition de quelque illusoire volume qu’il émerge en tant que visage. Il ne
s’agit pas pour lui de « crever l’écran ». Au contraire, c’est plutôt lorsque la
face se soustrait à la surface, lorsque, pré-levée de la surface, elle finit par s’en
enlever, emportant avec elle le plan qui est le sien propre, qu’elle émerge comme
visage et « fait face ».
En effet, si le visage n’apparaît entièrement que lorsque s’estompent le profil,
la face (et éventuellement la figure), c’est parce que, à ce moment-là, disparaît
la ligne en tant que ligne. À mesure que le profil s’efface devant le visage, le
fil du profil s’atténue jusqu’à disparaître. À mesure que le visage émerge, la
ligne en tant que ligne s’efface. Non pas que quiconque l’efface, comme on
peut effacer la face sur la feuille ou la toile, mais le visage émerge de l’ef-
facement – de cet ef-facement qui est disparition simultanée de la ligne et de
la face au profit du visage, émergence du visage au-devant de la toile. À ce
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L E F L O U FA I T FAC E
Ce serait donc le flou qui ferait face. Ou plutôt, le fait qu’il y ait ef-facement.
Prenons Les Ambassadeurs, de Holbein. La forme spectrale et vague du
premier plan flotte bien en avant du tableau. Qu’est-elle, sinon un vague visage
ef-facé dont le redressement anamorphotique nous révèle la vanité de la ligne ?
En passant de la vision frontale à la vision latérale d’où le crâne se lève du
bord linéaire du tableau, nous remontons du flou à la ligne, du visage au profil.
Mais c’est pour mieux refaire le chemin inverse de l’ef-facement par quoi le
crâne se dissout à nouveau pour laisser place au flou comme visage – ce visage
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L E V I S AG E E N V E L O P P E M E N T
Par son entière frontalité et son regard intense, par la façon dont, à peine il
s’extirpe du fond terreux, cet autoportrait semble déjà vouloir s’extraire de la
toile comme pour venir s’appliquer sur notre propre visage.
Il faut rappeler que Pollock peignait ses drippings sur une toile non tendue,
qu’il peignait à distance, sans toucher la toile, tout en recherchant le « contact »
avec le tableau, pour comprendre qu’il s’agit pour lui de cerner quelque chose
qui se situe entre lui et la toile, de susciter l’émergence, entre lui et la toile non
tendue – c’est-à-dire, souple comme une peau et non plus lisse comme un plan
abstrait –, d’un contact qu’il souhaite non-référé à une figure (« veil the ima-
gery »), mais qui se manifeste par un enveloppement, puisque, selon lui, tout
se déroule comme il le souhaite quand « je suis dans le tableau » (« I am in the
painting »). Ce qui l’enveloppe alors, cette peau-fantôme, c’est le visage de
peinture, ce visage qui transparaît dans l’autoportrait de jeunesse, mais
dépouillé, en apparence du moins, de sa référence à la figure-forme, c’est-à-dire,
7. Je suggère quelques pistes dans deux articles consacrés à cette œuvre : « Le visage de
l’angoisse » (1989) et « Le visage de l’angoisse... » (1991).
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L A P RO M E S S E D U V E R B E , O U L A V I S I TAT I O N
C’est que le vis-à-vis n’est pas un objet et ne peut émaner de la peinture que
sous la forme de l’attente suscitée d’un vis-à-vis. Mais, au-delà même de la
simple attente infinie et silencieuse des tableaux dans la nuit des musées, leur
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femme qui nous en répercute l’intensité. C’est comme si les deux profils se
joignaient en un visage pour nous faire face : il y a alors conversion de la
latéralité en frontalité. Spectateur, je suis directement frappé par ce qui se joue
dans la scène, grâce à cette espèce de rotation qui, de deux profils, fait un
visage. Ces regards latéraux, qui valent picturalement pour l’échange d’une
salutation et d’un cri, j’en subis moi-même les effets, et la conversion de la
latéralité (narrative, objectivante) en frontalité picturale effectue, en quelque
sorte, ma propre conversion, m’engage à la conversation avec le tableau,
m’engage dans la conversation qu’est la Visitation. Mais je ne converse pas
avec du plan ou de la frontalité. Déjà, le tableau « fait face » et m’engage dans
le vis-à-vis d’un regard qui vient au-devant du tableau et m’appelle. L’articu-
lation de la latéralité sur la frontalité produit l’é-gression de la voix au-devant
du visage 8. Bien que muet, le tableau appelle et parle.
Mais, comme le suggère Daniel Arasse (Les génies..., p. 204), les quatre
personnages de la scène pourraient bien être deux fois les deux mêmes. Marie
et Élisabeth sont représentées de profil dans la scène de la Visitation, mais, à
part une simple inversion des couleurs de leurs vêtements, ce sont elles égale-
ment qui nous font face. On aurait pu les prendre pour de simples témoins de
la rencontre (d’ailleurs, on les décrit couramment comme les servantes respec-
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9. Mais la voix n’est là que sur le mode de l’imminence, de la promesse, de ce qui est à venir,
de ce qui est déjà en train de venir, car la peinture ne produit pas de son. D’où la distinction entre
les profils auréolés et les faces sans auréoles. Il y a deux fois deux temps. Ce qui s’impose d’abord
comme la conversion de la latéralité picturale en frontalité é-gressive se renverse en plongée dans
le regard du tableau et promesse du Verbe, promesse de transcendance. Ce deuxième temps de la
plongée est lui-même en deux temps : dans le premier, mon regard plonge dans les yeux des figures
sans auréole qui marquent le dernier instant de la séparation, juste avant l’effusion de la Visitation
proprement dite ; le second temps, qui est représenté par la rencontre de profil, est celui de la
présence divine que symbolisent les auréoles, second temps qui sera sans doute vécu différemment
selon que le spectateur croit ou ne croit pas, second temps qui reste à distance, comme au-delà du
visage et qui représente le vis-à-vis du tableau, le moment où le tableau porte sa voix en avant de
lui-même vers le spectateur. Temps de la conversation. Temps de la conversion (ou de la foi).
10. On notera que, dans son autre Visitation, antérieure, (Florence, SS. Annunziata), Pontormo
semble avoir choisi de mettre encore plus en évidence le tressaillement de Jean-Baptiste. Élisabeth
y est dépeinte comme mettant un genou en terre devant la Vierge, mais autant, ou dans le même
temps, que sous le coup de la révélation, il semble que cela soit le fait de la douleur infligée par
son fils en son sein, comme semble en témoigner le geste de sa main gauche qui se porte à son
ventre. Mais Pontormo ne fait ici que décrire la simultanéité de ces diverses actions : moins narrative,
moins objectivante, la Visitation de Carmignano approfondit la vision et la transmission de la scène.
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D E P O N TO R M O À L É V I NA S
Je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est
connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique.
C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez
les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure
manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux !
[...] Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense.
La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. [...] Le visage est
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dans le monde, elle est le dérangement même s’imprimant (on serait tenté de
dire se gravant) d’irrécusable gravité » (HAH, p. 69). Les Targets de Johns,
comme Les Ambassadeurs de Holbein, me semblent rejoindre les propos sur le
visage altéré, la peau, la séparation et la proximité, et certaines sculptures de
Johns (Flashlight), ou son travail sur les moulages (Voice) font écho à ses
développements sur la surprise et l’altérité comme retrait de la présence (voir
Autrement qu’être, pp. 143 ss)...
Et, en même temps, de tels développements iraient contre la « méfiance »
déclarée de Lévinas envers l’art (De l’oblitération, p. 8), qui est pour lui
condamné à cacher, à dissimuler, à échouer dans le beau ou la forme.
Or, ceci me semble être un malentendu. Un malentendu tel que La Visitation
de Pontormo est peut-être en mesure de nous en dire plus sur l’esthétique cachée
dans l’éthique de Lévinas, que les propos de Lévinas sur l’art ne sont en mesure
de nous en dire sur elle... Malentendu sur la part possible de relation éthique
dans la relation esthétique. Malentendu fondé sur le discrédit du visuel et sur
une vision formalisante et thématisante de l’art.
L E M A L E N T E N D U I : L E L A N G AG E C O N T R E L E R E G A R D
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15. Clement Greenberg soutenait que l’essence de la peinture était sa planéité, sa frontalité. Ceci
l’a amené à soutenir Pollock, les peintres de l’École de Washington, puis à rejeter une bonne partie
de l’art produit depuis les années 60. Si la planéité est une « dimension » essentielle de la peinture,
c’est assurément qu’elle est au cœur de sa définition : elle constitue en outre cette résistance propre
au medium avec laquelle les artistes doivent compter, combattre ou transiger. D’emblée, le plan de
la toile, opposant sa résistance passive, fragile, vulnérable au peintre lui impose une relation. De
cette relation, le peintre tire un tableau, toujours plan et frontal, qui, exposé, appellera (ou n’appellera
pas) l’attention d’un spectateur qui, à son tour, sera confronté à cette planéité, à cette frontalité.
Mais, au-delà de cette simple frontalité et de cette planéité, qui pourraient néanmoins en être les
conditions nécessaires, est-ce que ce qui se joue entre le peintre et la toile, entre le tableau et le
spectateur, ne serait pas déjà ce que Lévinas appellera « la droiture du face-à-face » ? (TI p. 221,
entre autres).
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C’est que – je cite encore TI – : « Le visage, encore chose parmi les choses,
perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le
visage me parle et par là m’invite à une relation... » (TI, pp. 215-216, je sou-
ligne). Autrement dit, la relation s’établit du sein de l’expérience visuelle. C’est
« encore chose parmi les choses » – encore forme, encore thème – que « le
visage me parle. » Et Lévinas de préciser : « cette nouvelle dimension s’ouvre
dans l’apparence sensible du visage » (p. 216, je souligne). Plus loin, il rajoute :
« L’extériorité est vraie [...] dans un face-à-face qui n’est plus entièrement
vision, mais va plus loin que la vision » (p. 323 ; je souligne). Ou bien encore :
« Parler à moi, c’est surmonter à tout moment, ce qu’il y a de nécessairement
plastique dans la manifestation. Se manifester comme visage, c’est s’imposer
par-delà la forme, manifestée et purement phénoménale, se présenter d’une
façon irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face-à-face,
sans intermédiaire d’aucune image dans sa nudité » (TI, p. 218). Autrement dit,
parler c’est surmonter la forme, s’imposer au-delà d’elle ; le face-à-face n’est
plus entièrement vision. Mais, à chaque fois, c’est du sein de la vision, c’est à
travers la forme que s’opère la percée, comme s’il fallait d’abord s’appuyer sur
la forme, comme si le face-à-face était encore en grande partie vision. Bref,
comme si, étrangement, l’éthique de Lévinas était d’abord une esthétique... Il
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L E M A L E N T E N D U I I : AU T RU I C O M M E T H È M E / AU T RU I
COMME INTERLOCUTEUR
16. « C’est l’art qui prête aux choses comme une façade – ce par quoi les objets ne sont pas
seulement vus, mais sont comme des objets qui s’exhibent. L’obscurité de la matière signifierait
l’état d’un être qui précisément n’a pas de façade » (TI, p. 210).
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visage des choses – comme si les choses, par l’entremise de l’art, pouvaient
acquérir un visage –, alors que le visage est ce que, par avance, Lévinas leur
nie, puisqu’il réserve ce terme à la relation éthique. Il y a bien là une contra-
diction insoluble pour le philosophe.
Bien sûr, l’on se demande immédiatement pourquoi l’art n’aurait que des
choses pour objet, et non point des visages. Mais, le malentendu se situe ailleurs.
En effet, pourquoi le visage que l’œuvre nous donne serait-il nécessairement
visage de ce qu’elle représenterait, contiendrait ou, en quelque manière, objec-
tiverait ? Ce visage-là – ce pseudo-visage, devrait-on dire (cette face ou cette
figure) – serait assurément forme, thème, Autre réduit au Même, bref, il ne
pourrait effectivement en aucune manière être visage comme l’entend Lévinas.
Mais si ce qui aspirerait à nous présenter un visage dans le tableau n’était pas
la chose figurée – comme semble le penser Lévinas – ou la personne portraiturée,
mais bien ce qui est présent là, en face, à savoir l’œuvre elle-même ? À savoir ce
qui me requiert, m’appelle et m’engage dans le face-à-face de la conversation, cet
objet qui est « d’art » – et transcende l’objet, justement – en tant qu’il m’appelle
à une conversation, à un vis-à-vis. L’art ne chercherait donc pas tant à « donner
un visage aux choses » qu’à m’appeler pour prendre visage – non pas pour
présenter une chose ou pour donner un visage à des choses, mais pour se présen-
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17. « Le spectateur est acteur. La vision ne se réduit pas à l’accueil du spectacle ; simultanément,
elle opère au sein du spectacle qu’elle accueille » (HAH, p. 26).
18. « No one was particularly interested in it. They couldn’t see that there was more to it. There
was the feeling that you have to take care of things in order to keep them going. That’s true with
art » (in Rose, pp. 56-57). Je reviens sur cette question – et sur cet exemple – dans « Le souci de
l’œuvre ».
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Q U ’ E S T- C E Q U ’ U N E Œ U V R E ?
Qu’est-ce qu’une Œuvre, en effet ? Sur ce seul mot, peut-être, s’articule aussi
toute l’équivoque de l’éthique et de l’esthétique.
Selon Lévinas, « L’Œuvre pensée radicalement est un mouvement du Même
vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même » (HAH, p. 44). Il me semble qu’il
entend ici l’Œuvre au sens du don, de la charité – disons de la « responsabilité » – :
qui n’attendent pas de retour ; qui ne reposent pas sur un calcul, mais sur le « sens
unique » du pour-l’autre. Mais l’Œuvre d’art ne procède-t-elle pas du même mou-
vement, du même « sens unique » ? Donnée par l’artiste en son absence au spec-
tateur anonyme, ne matérialise-t-elle pas dès lors la séparation entre Moi et
Autrui ? Tout en ménageant le lieu de la proximité, ne met-elle pas en place le
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pas fondamentalement celui de l’Œuvre d’art ? Celui que l’art met en œuvre ?
À la fois esthétique et éthique.
Arrivé à ce point, c’est sans doute de cette générosité de l’art et de la peinture
comme don du visage qu’il faudrait traiter plus précisément – en se fondant sur
l’analyse d’autres tableaux. Mais je finirai plutôt sur deux questions que m’évo-
que le relevé de ces quelques coïncidences imparfaites entre une lecture possible
des œuvres et les thèses de Lévinas.
Ces coïncidences peuvent-elles légitimer l’idée d’un fondement, ou plutôt
d’une possible mais également souhaitable ouverture éthique de l’esthétique –
par le biais d’une analyse de l’art comme vis-à-vis ? 20
Ces coïncidences peuvent-elles indiquer que l’éthique de Lévinas serait
d’abord – et fondamentalement – une esthétique ? ou, peut-être, qu’elle serait
le face-à-face, « oblitéré » par Lévinas lui-même, de l’éthique et de l’esthétique
– ce qui ouvrirait dès lors à l’idée qu’il faudrait la relire ou la restaurer comme
esth-éthique, avec un trait d’union plutôt que de désunion ?
Cela reviendrait à remettre au jour, au fondement de la Visitation selon
Lévinas, cette agrafe indissociablement esth-éthique déjà mise en œuvre, jadis,
dans la Visitation de Pontormo.
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BIBLIOGRAPHIE
20. Bien évidemment, il s’agit là d’une ouverture éthique au sens où, dans la Visitation selon
Lévinas, le visage d’autrui ouvre la dimension éthique. Il n’est pas question ici de valoriser ou
d’appeler à un quelconque contenu moral de l’art, mais d’insister sur cette dimension de la peinture
comme visage qui signalerait l’indissociabilité de la relation esthétique et de la relation éthique.
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