Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Lucia Angelino
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
Remarques préliminaires
On peut comprendre cette structure, implicite dans toutes les analyses du monde vécu
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
1. Ce texte a été présenté et discuté dans le cadre d’une journée d’études des Archives Husserl, organisée par Emmanuel
de SAINT AUBERT, autour du thème « Relire Merleau-Ponty à la lumière des inédits », à l’École Normale Supérieure de
Paris, le 5 mai 2007. Je suis redevable aux suggestions d’Emmanuel de SAINT AUBERT à propos des inédits. J’adresse mes
plus vifs remerciements à Renaud BARBARAS pour la justesse des indications qu’il m’a fournies tout au long de la
réalisation de ce travail. Je remercie également Étienne BIMBENET, qui a lu la première version de ce travail et m’a
adressé des indications qui m’ont permis de l’améliorer sur certains points essentiels. Je lui suis, par ailleurs, redevable de
ses suggestions stimulantes pour élaborer et formuler nombre des thèses présentées ici. Enfin, j’adresse un remerciement
particulier à Sébastien SOCQUE pour son travail de révision et pour les conseils et les suggestions qu’il m’a prodigués tout
au long de la rédaction de ce texte.
2. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 369, dorénavant cité en forme
abrégée comme PP.
3. Maurice MERLEAU-PONTY, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 110-111, dorénavant cité en forme abrégée
comme PM.
4. L’ouvrage de Merleau-Ponty a été discuté de manière très diverse et approfondie, mais partielle sur cette question de
l’a priori ; les écrits publiés à ce sujet abordent chacun la question de l’a priori sous un angle différent. Parmi les
ouvrages et articles les plus significatifs, on peut citer : Mikel DUFRENNE, La notion d’« a priori », Paris, P.U.F., 1959,
Mauro CARBONE, La visibilité de l’invisible : Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim, G. Olms, 2001,
particulièrement p. 181 et suivantes, Marc RICHIR, Essences et intuition des essences, in Negli specchi dell’essere,
temps : dans une première partie, nous allons examiner si l’on peut interpréter l’argument
de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception — quand il relie certains traits
essentiels et indéniables du monde perçu aux projets existentiaux du corps percevant —
comme un a posteriori ratione 5, en son sens scolastique comme ce type particulier de
raisonnement qui remonte de la conséquence au principe, où, si l’on préfère, du
conditionné à sa présupposition, découvrant ainsi le corps comme étant un a priori, c’est-à-
dire comme « ce par quoi » il y a présence du monde à notre action et comme « ce par
rapport à quoi » le monde est accessible à l’inspection de l’homme (PP p. 369) ou à notre
connaissance. À l’aide des notes inédites du cours de 1952-53 sur Le monde sensible et le
monde de l’expression, consacrées au schéma corporel, l’on tentera ensuite de comprendre
plus en profondeur la signification et les implications de cette idée, apparaissant dans la
Phénoménologie de la perception, d’un a priori du corps. Dans une deuxième partie, nous
allons examiner les conséquences qu’a un tel argument ontologique, découvrant le corps
phénoménal/propre comme étant un a priori du monde 6, sur la notion même (kantienne)
de l’a priori, en suivant Merleau-Ponty le plus loin possible dans la discussion qu’il
entretient avec Kant dans le passage de la Phénoménologie de la perception intitulé « l’a
priori et l’empirique ». Nous tenterons enfin de montrer que le recours à la notion de
Gestalt s’avère au fond décisif dans l’élaboration d’un nouveau concept d’a priori et peut
donc nous aider à mieux comprendre comment se présenterait un a priori d’inspiration
merleau-pontienne. Nous tenterons de montrer que la notion de Gestalt semble avoir
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
Cernusco (Como), Hestia edizioni, 1993 et Étienne BIMBENET, Nature et humanité, Paris, Vrin, 2004, particulièrement
p. 162 et suivantes.
5. Ce faisant nous avons moins le sentiment de proposer une nouveauté que de mener jusqu’à ses conséquences
l’impression qu’ont ressentie la plupart des lecteurs et interprètes de la Phénoménologie de la perception. En effet, de
nombreuses interprétations et reconductions contemporaines de la démarche de Merleau-Ponty accordent une grande
importance à une soi-disant orientation aprioriste chez lui. Karl-Otto APEL est un bon exemple de ceci, lui qui, dans L’ « a
priori » du corps dans le problème de la connaissance, attribue à Merleau-Ponty une conception du « corps vécu comme
“point de vue de l’avoir-un-monde” apriorique », qu’il intègre à son propre programme de transformation de la théorie
moderne de la connaissance et de la philosophie transcendantale. Cf. Karl-Otto APEL, op. cit., Paris, Cerf, 2005, p. 74.
Charles TAYLOR lui aussi dans son article La validité des arguments transcendantaux, propose une lecture
transcendantale de la pensée de Merleau-Ponty, au fil de laquelle il montre que la conception merleau-pontienne du sujet
comme agir incarné ou comme être-au-monde est construite par un argument de type transcendantal, c’est-à-dire
soutenue sur un mode qui découle en définitive des modèles d’argumentation de la première Critique de Kant.
Cf. Charles TAYLOR, La liberté des modernes, Paris, P.U.F., 1997, p. 115-133. Gary Brent MADISON, dans son livre
La phénoménologie de Merleau-Ponty. Une recherche des limites de la conscience, ainsi que dans plusieurs articles,
a tenté d’éclairer la démarche théorique développée par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception,
en l’inscrivant dans la perspective de la découverte d’un a priori corporel, du corps comme fait contingent, et
pourtant premier et fondateur. Cf. « The ambiguous Philosophy of Merleau-Ponty », dans Philosophical Studies,
The National University of Ireland, 1972, vol. XXII, p. 70, ainsi que Philosophiques, disponible en ligne,
http://www.erudit.org/revue/philoso/1975/v2/n1/index.html. Parmi les commentateurs plus récents, Étienne BIMBENET a
proposé, dans son livre Nature et humanité, une interprétation de la pensée de Merleau-Ponty qui n’est pas étrangère à
celle qui est présentée ici. Cf. Étienne BIMBENET, op. cit.
6. Si nous introduisons ici cette notion d’a priori dans l’interprétation de la pensée de Merleau-Ponty, c’est donc par
référence non pas à l’usage strictement moderne/kantien de ce terme, mais à ses racines grecques et latines, sur lesquelles
a insisté particulièrement Martin HEIDEGGER et suivant lesquelles cette expression désigne ce qui est simpliciter prius —
antérieur ; l’a priori est ce qui est antérieurement et toujours déjà présupposé.
Je vais donc examiner si l’on peut interpréter cette structure — le corps — implicite
dans toutes les analyses du monde perçu développées dans la Phénoménologie de la
perception, à la lumière de la notion de l’a priori. Plus précisément, je me propose de
montrer que l’argument ébauché par Merleau-Ponty dans la deuxième partie de la
Phénoménologie de la perception peut être entendu comme un a posteriori ratione, c’est-
à-dire comme ce type particulier de raisonnement qui remonte de la conséquence au
principe, ou si l’on préfère, du conditionné à sa condition et découvre le corps comme étant
toujours déjà présupposé et donc a priori, au sens de ce qui est simpliciter prius, prius
natura, précédant tout apprentissage et toute genèse 7. En effet, Merleau-Ponty remonte ici
de certains traits particuliers de notre expérience, identifiés comme essentiels, au corps
considéré comme le principe ou la condition de possibilité nécessaire de ces traits et
développe ainsi une analytique du monde perçu comme « monde organiquement centré sur
le corps » 8.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
7. Dans cette démarche, nous poursuivons l’entreprise d’une lecture transcendantale de la pensée de Merleau-Ponty, déjà
amorcée par Charles TAYLOR dans son article La validité des arguments transcendantaux, C. TAYLOR, La liberté des
modernes, Paris, P.U.F., 1997, p. 115-133.
8. Cette expression est empruntée à Étienne BIMBENET, qui a proposé une interprétation en accord avec celle que je
présente ici, dans son livre Nature et humanité, op. cit., particulièrement p. 173-77.
9. Dans ce contexte, les notes inédites relatives au cours de 1952-53 sur Le monde sensible et le monde de l’expression,
consacrées au schéma corporel, quelques Notes inédites éparses sur le corps et les notes du cours de 1959-60 sur Nature
et logos : le corps humain (lesquelles ont déjà fait l’objet d’une publication) nous apportent un éclairage précieux,
puisqu’elles montrent que les théories neurologiques et psychanalytiques du schéma corporel de Henry HEAD et Paul
SCHILDER ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty autour de la structure signifiante
et de la dimension transcendantale du corps, c’est-à-dire autour d’une conception du corps porteur de sens. L’œuvre de
Merleau-Ponty a été discutée de manière très diverse et approfondie sur cette question. Parmi les ouvrages et articles
publiés à ce sujet, les plus significatifs sont ceux de Rudolf BERNET (« Perception et vie naturelle », dans La vie du
sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, P.U.F., 1994, p.171), d’Yves THIERRY
(Du corps parlant Le langage chez Merleau-Ponty, Bruxelles, Ousia, 1987) et d’Emmanuel de SAINT AUBERT, qui a
éclairé considérablement l’influence qu’avaient eu les théories du schéma corporel sur la pensée de Merleau-Ponty et son
développement. Cf. particulièrement à ce sujet « “C’est le corps qui comprend”. Le sens de l’habitude chez Merleau-
Ponty », in ALTER, 2004, n. 12 (L’habitude).
est antérieur aux parties » (PP p. 116). Le corps réunit et englobe des parties très
hétérogènes, se compose avec lui-même et construit sans cesse un nouveau montage
d’analogies inter-sensorielles, intra-sensorielles, sensori-motrices et spatio-temporelles,
pour s’adapter aux diverses situations de la vie perceptive, pour répondre aux sollicitations
du monde et aux besoins d’unification de la chose, aux demandes émanant d’une
constellation des données.
La seule manière d’expliquer efficacement l’unité du corps, c’est de comprendre le
schéma corporel comme ouverture à des buts, attitude envers les objets, fond d’une praxis,
c’est-à-dire fond sur lequel se détachent nos projets moteurs et spatialité pré-objective sur
fond de laquelle se dessinent les objets comme pôles d’action. En effet, « si mon corps peut
être une “forme” et s’il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds
indifférents », c’est précisément « en tant qu’il est polarisé par ses tâches, qu’il existe vers
elles, qu’il se ramasse sur lui-même pour atteindre son but » (PP p. 117). Son unité est
donc une unité ouverte, de coexistence, l’unité d’une praxis ou d’une action sur le monde.
Manière de dire que le corps est schéma, forme indivise ou Gestalt, en tant que mobilisable
par les situations de la vie naturelle et capable de déployer des intentions. C’est ainsi que
Merleau-Ponty en tire cette première conséquence : « le schéma corporel est finalement
une manière d’exprimer l’idée que mon corps est au monde » (PP p. 117), c’est-à-dire
impliqué dans le monde, mais selon un mode d’inclusion irréductible à la simple inclusion
matérielle et spatiale, capable « d’organiser le monde donné selon les projets du moment,
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
qu’elles se mettent à exister, comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux (…). Le
corps est notre moyen général d’avoir un monde. Tantôt il se borne aux gestes nécessaires
à la conservation de la vie, et corrélativement il pose autour de nous un monde biologique ;
tantôt, jouant sur ces premiers gestes et passant de leur sens propre à un sens figuré, il
manifeste à travers eux un noyau de signification nouveau : c’est le cas des habitudes
motrices comme la danse » (PP p. 171).
Tout ce que Merleau-Ponty pense à ce sujet se trouve exprimé de manière nette, dans
le passage suivant de La prose du monde : « Il faut donc reconnaître sous le nom de regard,
de main et en général de corps un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde,
capable d’enjamber les distances, de percer l’avenir perceptif, de dessiner dans la platitude
inconcevable de l’être des creux et des reliefs, des distances et des écarts, un sens …Le
mouvement de l’artiste traçant son arabesque dans la matière infinie explicite et prolonge
le miracle de la locomotion dirigée ou des gestes de prise. Non seulement le corps se voue
à un monde dont il porte en lui le schéma : il le possède à distance plutôt qu’il n’en est
possédé. (…) Toute perception et toute action qui la suppose, bref tout usage de notre
corps est déjà expression primordiale, c’est-à-dire (…) l’opération qui (…) implante un
sens dans ce qui n’en avait pas, et qui donc, loin de s’épuiser dans l’instant où elle a lieu,
ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition » (PM p. 110-
111). Manière de dire que le corps est porteur de sens et que corrélativement le monde
reçoit une première couche de significations grâce aux mouvements qu’exécute le corps et
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
12. On trouvera cet argument développé par Charles TAYLOR dans « La validité des arguments transcendantaux », in La
liberté des modernes, Paris, P.U.F., 1987.
par exemple combien peut varier la couleur d’un objet en fonction de l’éclairage ; si
cependant on a l’impression de voir la même couleur, c’est par une « opération
corporelle » qui redistribue sur l’objet les couleurs du spectre en les référant chaque fois à
l’éclairage correspondant et actuel, qui en est la « convention fondamentale » (PP p. 359).
Enfin, dans le chapitre consacré au Sentir, Merleau-Ponty nous donne à voir le corps
comme véritable condition d’intelligibilité des choses et du monde. Le corps comme
schéma corporel et système synergique tissé des interconnexions organiques, joue un rôle
important dans l’expérience de l’unité et de la réalité de la chose. Il est aussi, à l’égard du
monde perçu, « l’instrument général de ma compréhension » (PP p. 272). Le corps « est
cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et
par lequel en conséquence nous pouvons “fréquenter” ce monde, le “comprendre” et lui
trouver une signification » (PP p. 274). Manière de dire que l’appréhension du monde et de
sa signification renvoie à, et s’enracine dans, ce système pré-donné de la structure du corps
de l’homme. En témoigne en particulier la fameuse illusion d’Aristote, que Merleau-Ponty
explique ainsi : si l’on touche une bille en croisant les doigts, on a l’impression trompeuse
(justement l’illusion) d’avoir des billes distinctes sous les deux doigts. « Ce qui rend
impossible la synthèse des deux perceptions tactiles en un objet unique (…) c’est que la
face droite du médius et la face gauche de l’index ne peuvent concourir à une exploration
synergique de l’objet, que le croisement des doigts, comme mouvement forcé, dépasse les
possibilités motrices des doigts eux-mêmes » (PP p. 237), de telle sorte que le corps ne
peut plus disposer, « des deux doigts comme d’un organe unique » (ibid.). On doit en
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
13. Rudolf BERNET est incontournable pour avoir mis l’accent sur la tendance de Merleau-Ponty à se laisser entraîner,
probablement sous l’influence de Cassirer, vers une subjectivation de la nature. Cf. à ce sujet « Perception et vie
naturelle », art. cit., p. 171.
14. Pour avoir une vue d’ensemble précise sur ce thème chez Merleau-Ponty et une discussion de sa conception de
l’homme cf. Étienne. BIMBENET, Nature et humanité, op.cit.
15. Cité par Diogène LAË RCE dans Vie et doctrines des philosophes illustres, Librairie Générale Française, 1999, p. 1089.
16. Signalons au passage qu’il s’agit peut-être d’un thème au sujet duquel le génie inventif et novateur de Merleau-Ponty
s’est fait le moins bien comprendre. Pour séduisante qu’elle puisse être, cette idée du corps comme sujet en même temps
empirique et transcendantal et comme condition de possibilité de notre expérience et connaissance du monde, est loin
d’aller de soi : une fois qu’elle se trouve affirmée clairement, elle s’atteste sous la forme d’un paradoxe. On trouvera chez
Michel FOUCAULT une brillante présentation des pièges et des apories de la conception phénoménologique de l’homme
comme étrange « doublet empirico-transcendantal », Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard 1966 et
particulièrement les paragraphe du chapitre IX intitulé L’homme et se doubles, consacrés à L’analytique de la finitude et
L’empirique et le transcendantal. On trouvera également chez Gary Brent MADISON une critique assez sévère de cette
idée novatrice lancée par le phénoménologue français. Il considère que penser l’a priori comme le fait plus originaire de
tous les faits, le fait de notre existence corporelle, ne nous apporte rien d’intéressant ou de valable, que « parler comme
Merleau-Ponty d’un a priori concret, facticiel, ne peut avoir beaucoup de sens philosophique en fin de compte (…) » ;
Madison conclue en affirmant que « l’impossible mélange de transcendantalisme et d’empirisme […] rend [Merleau-
Ponty] vulnérable aux critiques venant des véritables transcendantalistes ainsi que d’authentiques empiristes », dans
Philosophiques, revue on-line, http://www.erudit.org/revue/philoso/1975/v2/n1/index.html. Pour notre part et, n’en
déplaise à Madison, qui au demeurant ne prend pas sérieusement la peine de justifier son jugement sévère, nous pensons
qu’une telle critique est gratuite et ne rend pas tout à fait justice à l’esprit de la pensée merleau-pontienne. Nous ne
croyons pas, en d’autres termes, que l’on puisse reprocher ici à Merleau-Ponty « une mauvaise ambiguïté », une
confusion de concepts différents, et encore moins de lui reprocher une sorte de paresse intellectuelle. Tout au contraire,
nous aurions tendance à dire que l’auteur de la Phénoménologie de la perception révèle ici une bonne ambiguïté, une
ambiguïté dynamique. Évidemment, le mérite de l’audace ne dispense pas des obligations de l’argumentation.
qu’elle se constitue dans la prise de mon corps sur lui et n’est donc « accessible » qu’à
l’inspection du corps » (PP p. 369).
C’est ici que la prise en compte des notes du cours de 1952-53 sur Le monde sensible
et le monde de l’expression 17, consacrées au schéma corporel, va permettre de comprendre
plus en profondeur le chemin que tentait de frayer Merleau-Ponty, sa propre via media. En
effet, la présentation, par Merleau-Ponty, de thèses et de discussions entourant la notion du
schéma corporel, lui donne aussi l’occasion de penser la conscience du corps — le corps
comme totalité de sens consciente de soi — et le rapport reliant la conscience du corps et la
conscience du monde — plus concrètement et radicalement que la Phénoménologie de la
perception n’avait su le faire. La contribution la plus intéressante de ces notes réside sans
doute dans la manière dont Merleau-Ponty met en rapport notre conscience du corps avec
la perception du monde et d’autrui, et affronte le problème de l’articulation ou de
l’engrenage entre la structure ou l’organisation interne du corps et la signification et la
configuration du monde 18.
17. Il s’agit de notes de préparation du cours de janvier-mai 1953 au Collège de France sur Le monde sensible et le monde
de l’expression. Ces notes manuscrites inédites sont déposées et consultables au fonds des manuscrits occidentaux de la
Bibliothèque Nationale de France (B.N., volume X, 214 ff.). Dans l’ensemble des citations de ces notes inédites, on a
tâché de respecter les conventions et règles habituellement en usage.
18. Voir n. 9 sur K.-O.APEL.
7, 114). Sur cet exemple, étudié à travers l’illusion japonaise, il voit bien confirmée l’idée
que « non seulement les sensations tactiles, mais toutes les données extérieures sont
orientées par rapport au corps, ont sens par rapport à lui » (feuillet XII 8, 115), à son
organisation interne et à la connaissance que nous en avons.
De la même manière, l’apraxie — qui est un trouble du comportement gestuel
volontaire, intentionnel, empêchant la réalisation sur commande de certains gestes, alors
qu'il n'existe ni déficit moteur ou sensitif, ni incoordination, ni trouble majeur de la
compréhension — offre une vérification de cette idée et l’occasion de préciser
l’articulation du monde extérieur et du corps, une contre-épreuve du fait que la présence
pratique du monde à nous est fondée sur l’articulation de la praxis et du schéma corporel.
Enfin, sur l’exemple de la fameuse illusion d’Aristote — qui avait déjà fait l’objet d’un
examen attentif dans la Phénoménologie de la perception (p. 237) — Merleau-Ponty
parvient ici à établir résolument que « la réduction du schéma corporel à sa norme (…)
entraîne un certain mode d’apparition des phénomènes extérieurs (des billes sous des
doigts). Donc le schéma corporel est aussi une structure du monde perçu et ce dernier à sa
racine en lui » (feuillet XII 5, 112). Voilà établie ici, avec fermeté, la thèse ontologique
récurrente et opérante tout au long de la Phénoménologie de la perception — selon
laquelle la structure du monde ne peut être pensée sinon en référence à la structure du
corps de l’homme, en tant que le corps comme totalité de sens systématiquement cohérente
dans l’unité, est une structure qui elle-même structure le monde, et une fonction
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
19. Le livre de Mauro CARBONE, Il sensibile e l’eccedente, Milano, Guerini studio 2000 (chapitre 4), en partie traduit et
publié dans Maurice MERLEAU-PONTY Notes de cours sur L’origine de la géométrie de Husserl, Paris, P.U.F., 1998 sous
le titre « Le sensible et l’excédent. Merleau-Ponty et Kant », apporte des éléments précieux pour la compréhension des
motifs d’intérêt et de convergence manifestés par Merleau-Ponty à l’égard de la troisième Critique de Kant. Voir
également Jacques GARELLI, Introduction au Logos du monde esthétique. De la Chôra platonicienne au schématisme
transcendantal et à l'expérience phénoménologique de l'être-au-monde, Paris, Beauchesne, 2000, et Étienne BIMBENET,
notamment « “Une nouvelle idée de la raison” : Merleau-Ponty et le problème de l’universel », in Merleau-Ponty aux
frontières de l’invisible, Les Cahiers de Chiasmi International, n. 1, Milano, Mimesis, 2003, p. 51-67, et Nature et
humanité, op.cit.
3) Étant tributaire des actes corporels et des organes des sens, il perd du même coup son
caractère universel, il est en effet relatif, contingent et éphémère, fonction de la
conformation de notre corps et toujours sujet à métamorphose, évolution, modification, etc.
4) En outre, ne pouvant en aucun cas s’appréhender que depuis une conscience qui adhère
à son expérience et reste comme collée au champ sensoriel ouvert par son corps,
environnée, concernée, dépassée par ce qu’elle appréhende, affectée par ce qu’elle connaît,
l’a priori perd aussi du même coup son statut subjectif ; il ne peut plus en effet être opposé
à un objet extérieur à soi : il appartient en même temps et à la fois au sujet et à l’objet.
D’une part, il est dans l’objet, une forme globale ou un sens tacite, saisie par le corps
percevant en acte. D’autre part, il est dans le sujet une intentionnalité ouverte et armée
pour lire et reprendre cette forme principielle, seulement vécue, et l’expliciter : une
aptitude à sentir le sens — encore tacite — et à le mettre en mots. Ici, Merleau-Ponty
anticipe manifestement une position qui se fera jour dans la philosophie de Mikel
Dufrenne, qui opère un dédoublement de l’a priori : structure de l’objet d’une part et,
d’autre part, savoir virtuel dans le sujet.
Sur la base de ce que nous avons observé jusqu’ici, il semble possible d’établir
finalement que pour Merleau-Ponty l’a priori vaut moins pour lui-même que pour l’acte
commun du sentant et du sensible, pour la communion du corps et du monde, dont il est
l’« explicitation » : les a priori — au pluriel — sont en effet l’explicitation d’une
connaissance ou d’une familiarité (appréhension générale) avec certains aspects du monde
que nous ne pouvons pas ne pas avoir, à partir du moment où, entre nous et lui, notre corps
a établi un pacte originaire. On remarquera à cet égard, combien le sens de l’a priori chez
Merleau-Ponty s’approche de la signification qu’en propose Mikel Dufrenne, un de ses
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
III. Une nouvelle conception de l’a priori modelée sur la notion de Gestalt
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
implicite, dans la notion de Gestalt. Il écrit : « si la Gestalt peut être exprimée par une loi
interne, cette loi ne doit pas être considérée comme un modèle d’après lequel se
réaliseraient les phénomènes de structure. […] Elle est l’apparition même du monde, et
non pas sa condition de possibilité, elle est la naissance d’une norme et ne se réalise pas
d’après une norme, elle est l’identité de l’extérieur et de l’intérieur et non pas la projection
de l’intérieur dans l’extérieur. Si donc elle ne résulte pas d’une circulation d’états
psychiques en soi, elle n’est pas davantage une idée » (PP p. 74). Cela suggère que la
Gestalt n’est pas simplement l’illustration après coup, c’est-à-dire pour nous, d’une
conception de l’a priori qui se serait élaborée sans elle. On peut supposer que la notion de
Gestalt a inspiré profondément Merleau-Ponty dans l’élaboration d’un nouveau concept
d’a priori : n’est-il pas frappant, en effet, de constater que Merleau-Ponty cherche à
exprimer « ce qu’il y a de profond dans la “Gestalt” » 23 — à savoir l’idée d’une structure
qui n’est pas une signification idéale ou conceptuelle, mais « la jonction d’une idée et
d’une existence indiscernables, l’arrangement contingent par lequel les matériaux se
mettent devant nous à avoir un sens, l’intelligibilité à l’état naissant » (SC p. 223) — par
contraste avec la notion de l’a priori, comprise au sens kantien, comme condition de
l’objectivité imposée par un sujet pensant au « divers sensible » ou encore « comme un
modèle d’après lequel se réaliseraient les phénomènes de structure » (PP p. 74) ? Si l’on
porte notre étude en amont, on voit que la notion de Gestalt, même si elle n’y est pas
expressément formulée, guide en effet la méditation de Merleau-Ponty sur l’a priori dans
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
23. Maurice MERLEAU-PONTY, La structure du comportement, Paris, P.U.F., 2002, p. 223, dorénavant cité en forme
abrégée comme SC.
24. Un tel rapprochement offre, en outre, un autre avantage : il met en évidence ce qui deviendra plus clair autour des
années 1951-1952, c’est-à-dire quand Merleau-Ponty cherche (tout au long de ses cours à la Sorbonne consacrés à la
psychologie et à la pédagogie de l’enfant) dans la psychologie (plus récente, telle qu’il la voit se développer depuis 25 ou
30 ans) une inspiration ou quelques intuitions pour sa propre démarche phénoménologique renouvelée, ou encore, la
possibilité de réaliser une psychologie phénoménologique qui soit finalement « la recherche de l’essence ou du sens, mais
non pas hors du fait », Les sciences de l’homme et la phénoménologie, recueilli dans Parcours II, p. 128.
Notons d’abord pour commencer que la notion de Gestalt met en défaut toutes les
fameuses dichotomies à partir desquelles se définit le sens de la notion d’a priori, chez
Kant. En tant qu’ensemble où le tout a préséance sur ses parties, elle échappe à
l’alternative de l’universel et du particulier, précisément puisqu’elle donne à la fois à
penser l’universel et à percevoir le particulier ou le singulier. Outre la jonction du
particulier et de l’universel, la Gestalt atteste encore une autre jonction surprenante d’une
idée et d’une existence indiscernables, distincte par là de la simple signification. En tant
qu’ « arrangement contingent par lequel les matériaux se mettent devant nous à avoir un
sens » (SC p. 223), incarnant à la fois une signification et son déploiement spatio-temporel,
la Gestalt ne peut pas être opposée à un donné d’ordre empirique, sensible, c’est-à-dire
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)
Si l’on suit cette affinité conceptuelle et cette résonance, plus implicite et opérante
qu’expressément formulée entre l’a priori et la Gestalt, on voit mieux comment se
présenterait un a priori d’inspiration merleau-pontienne. On dira d’abord que Merleau-
Ponty a abandonné touts les critères et les rigides partages kantiens qui limitaient
25. Je suis en général très redevable aux suggestions d’Étienne BIMBENET à propos de ce thème de la nécessité abordé ici
et je renvoie aussi à son livre Nature et humanité, op.cit., tout particulièrement aux pages 102 et suivantes.
26. Les derniers écrits d’Étienne BIMBENET, notamment son article « “Une nouvelle idée de la raison” : Merleau-Ponty et
le problème de l’universel », art. cit., et son livre Nature et humanité, op.cit., apportent des éléments précieux pour une
théorie de la raison et de l’universel chez Merleau-Ponty.
À ce titre, on voit bien combien la Gestalt aurait pu inspirer un nouveau concept d’a
priori, qui n’est plus prescriptif, mais seulement possible sur la base de ce que nous avons
de plus naturel, à savoir le corps, comme ensemble des organes systématiquement cohérent
dans l’unité, comme « système de systèmes voué à l’inspection d’un monde » (PM p. 110-
111).
Tel que l’entend Merleau-Ponty, l’a priori demande dès lors à être compris non
plus comme un a priori de droit, mais de fait, contingent, relatif, historicisé et indéfiniment
variable, selon les différents types d’événements fondateurs, avènements et « initiations »
aux monde, auxquels il est suspendu.
Conclusion
plus amplement cette question ailleurs : son examen serait ici un détour trop long. Qu’il
nous suffise de dire, en guise d’abréviation, que si parfois Merleau-Ponty donne
l’impression d’accepter de faire une déduction métaphysique, il refuse cependant de
s’investir dans la déduction transcendantale.
Université de Paris 1 — Panthéon-Sorbonne, Paris
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 196.65.32.248)