Pascal Dupond
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Pascal DUPOND
L’étude du concept de nature dans les cours du Collège de France est une façon
d’affronter notre situation philosophique présente, dont Merleau-Ponty exprime la crise en
citant la formule de Fink : « nous vivons dans des ruines de pensée » (MBN VI, 2) 1 ou en
parlant, dans le langage de Leibniz, d’un « labyrinthe de l’ontologie ». La crise de la
philosophie est la crise des concepts métaphysiques nommant les trois domaines
fondamentaux de l’être que sont la nature, l’homme et Dieu. L’un des symptômes de cette
crise est que le naturalisme, l’humanisme et le théisme ne sont plus discernables, les frontières
se sont brouillées entre les domaines de l’être, qui passent l’un dans l’autre. Aucune région de
l’être ne peut plus prétendre fonder ou expliquer les autres ou être « le lieu métaphysique de
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1. J'utilise les abréviations suivantes : PP (Phénoménologie de la perception, Gallimard, Tel), SC (La Structure
du comportement, PUF, Quadrige), VI (Le Visible et l'invisible, Gallimard, Tel), EP (Eloge de la philosophie,
Gallimard, Idées NRF), Nat (La Nature, Notes, Cours du Collège de France, Seuil), RC (Résumés de cours -
Collège de France, 1952-1960, Gallimard, Tel), NC (Notes de cours 1959-1961, Gallimard), MBN (Manuscrits
de la Bibliothèque Nationale de France), suivi du numéro du volume microfilmé et du numéro de feuillet. Les
mots entre crochets <…> sont ceux dont le déchiffrement est incertain. Les mots entre crochets droits […]
viennent du contexte immédiat et sont insérés pour l'intelligibilité de la citation.
positivisme logique ne peut rendre compte) précisément parce qu’ « il n’y a pas de
significations pures » ou positives — elles sont, selon le mot de Husserl, fluentes.
2. « La nébuleuse de Laplace n’est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde
culturel. » (PP 494) « Ce qui est donné, ce n’est pas la chose seule, mais l’expérience de la chose, une
transcendance dans un sillage de subjectivité, une nature qui transparaît à travers une histoire. » (PP 376).
parties considérées distributivement et qui n’en est pourtant que la disposition globale,
Merleau-Ponty montre qu’une structure ne peut pas être comprise comme une réalité
physique, un être de nature étalé dans l’espace, un « être en soi » ; il appartient à son sens
d’être d’exister pour une conscience ; la forme est une idéalité sensible, l’unité indivisible
d’une idéalité et d’une existence. On ne dira donc pas qu’il existe d’abord des formes en soi,
puis que, sous la condition de la présence d’un observateur, ces formes en soi deviennent des
formes perçues ou pour nous : il n’y a pas de forme en soi. Le système solaire est une forme
pour un homme qui a sur la terre son séjour et qui ouvre les yeux sur l’univers, pour un
existant capable d’être-au-monde par la perception ; les formes perçues sont premières et ne
deviennent objets de science valant comme être en soi que par abstraction et idéalisation.
temporelle. Il est vrai que le rapport entre la nature et l’esprit est de Fundierung ou de
fondation réciproque ; mais l’entrée dans l’énigme du monde se fait par l’esprit (incarné dans
une nature) plutôt que par la nature, et cette primauté réitère le mouvement de fond de la
pensée moderne. L’accent ainsi mis sur l’intériorité ou sur le cogito infléchit vers l'esprit le
travail mené antérieurement sur la structure.
anticiper une conception de la liberté et que tout aussi bien commencer par la liberté et le
cogito, c’est y impliquer une conception de l’être naturel. Ce qui veut dire que le problème de
la nature et le problème de la liberté sont concentriques ; mais que ces deux problèmes soient
concentriques ne veut pas dire qu’il soit indifférent de commencer par la nature ou de
commencer par la liberté. Si on prend pour thème la nature face à la liberté, on est
inévitablement conduit à l’ontologisme, à une ontologie des simples choses 3, telles qu’elles se
présentent sur fond de néant. Partir de la nature, ce n’est pas établir la nature en position de
principe explicatif ultime, c’est se rendre attentif à « tout ce que la philosophie de la liberté
ignore, en un mot sa propre origine » (MBN VI, 106) 4. Cette primauté de la nature est au
demeurant « conforme au témoignage que l’esprit donne de lui-même, puisqu’il s’apparaît
comme surgissant d’une irréflexion préalable, puisqu’il est toujours comme réveil » (MBN VI,
50).
En résumé, ce qu’il faut prendre pour thème initial, ce n’est pas la nature en face de
l’esprit, ni la nature sans l’esprit, comme si la philosophie de la nature était philosophie
première capable d’expliquer, de faire surgir l’esprit (postulat naturaliste), mais plutôt la
nature comme préhistoire de l’esprit, préhistoire ineffaçable. Merleau-Ponty aime à citer
Goethe : « même ce qui est le moins naturel est nature, et qui ne la voit pas partout ne la voit
bien nulle part » (MBN XVI, 18 et 106 5).
Quant à la seconde objection (qui subordonne l'étude de la nature à une ontologie
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3. MBN VI, 28 : « … une longue tradition de pensée, tradition cartésienne, peut-être même faudrait-il dire
tradition de tout le christianisme jusqu’ici nous a accoutumés à n’envisager l’être qu’en face de la liberté et selon
les caractères qu’il tient de sa position par une liberté. » Voir aussi MBN VI, 98 : « En thématisant la nature, loin
de favoriser ce préjugé, nous le mettons au contraire en cause. La nature des blosse Sachen est préjugé
idéaliste/objectiviste qui masque la Nature, qui accrédite analyse bipartite. Nous réfléchissons sur la nature pour
savoir ce par quoi elle est rebelle à ce traitement et ceci, non pour chercher en elle principe d’explication, mais
pour chercher en elle composante de tout l’être, dont tout l’être est affecté. Elle ne nous donnera pas savoir de
l’histoire humaine, - mais elle nous donnera son contexte, et par suite juste idée de son ressort, juste idée de
l’homme ».
4. Commencer par la liberté, « c’est oublier et laisser sans réponse un problème plus radical que ceux qui se
voient dans la perspective de la liberté : le problème du déjà là et du omou èn panta, le problème de plusieurs
entrées. » (MBN VI, 106)
5. Merleau-Ponty cite un passage de Die Natur (1780) : « Auch das Unnatürlichste ist Natur. Wer sie nicht
allenthalben sieht, sieht sie nirgendwo recht ».
6. « Parce que la science n’est pas induction, mais construction, elle n’est pas sans signification philosophique,
elle devient philosophique. L’induction au sens d’une grille qui permet de trouver la science dans les choses
présupposait principes formels (espace, temps, causalité) correspondant à tissu des choses… » (MBN XVI, 3).
Pour penser le nœud dans lequel sont intriquées les notions de nature, de Dieu,
d’homme, il faut les prendre « dans leur phase de Stiftung » (MBN XVI, 106) et cette étude
nous conduit vers Descartes. La rupture cartésienne consiste à penser la nature sur fond d’être
infini : « L’idée de nature [chez les modernes] résulte de la priorité donnée à l’infini sur le fini
(Nat 31). Merleau-Ponty périodise l’histoire de la notion de nature par référence à l’infini, et
selon trois périodes : « avant l’infini, avec l’infini, après l’infini » (MBN VI, 91).
Le naturalisme des anciens est un naturalisme d’avant l’infini, ou du moins d’avant le
concept positif de l’infini qui émerge avec le christianisme : « Les “anciens”, dans la mesure
où ils n’ont pas idée d’infini, n’ont pas celle d’une possibilité d’inexistence ou d’être autre de
la Nature – Sans l’idée d’infini, pas de conscience pleine de la Nature, on a
anthropomorphisme, i. e. indistinction de l’homme et de la nature » (MBN VI, 89) 7.
par « la priorité donnée à l’infini sur le fini », il « entrera […] en crise dès que cette priorité
sera remise en question » (Nat 31).
La nature, étant identifiée aux conditions de son intelligibilité, devient un être tout
actuel : « Puisque toutes les parties de l’étendue existent au même titre, on ne saurait y trouver
ces êtres, fantomatiques ou <éminents>, selon les conceptions, que l’on appelle des
possibilités. Il n’y a pas en elle de repli ou de recès où se cache une trace de son passé le plus
récent, une ébauche de son avenir le plus proche. Elle est simplement […] ; un être qui est
extérieur dans l’instant ne saurait, sous peine d’anéantissement, loger en lui-même les modes
d’être du passé et de l’avenir : il est son passé et son avenir en même temps que son présent. Il
est une seule chose qui se conserve, il est nécessité » (MBN VI, 37). En tant qu'être tout
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9. « L’esprit pur et attentif, qui recule jusqu’au néant pour voir, qui définit l’être par son être-posé » (MBN VI,
82).
10 . « Le mécanisme est un effort pour réduire le monde en pur objet, pour dire ce qui est en soi, pour nous
dégager des communions que les sens et l’imagination organisent entre lui et nous » (MBN VI, 40).
11 . « Sens et en soi synonymes » (MBN VI, 99).
12 . Voir aussi MBN XVI, 6 : « Descartes : notre pensée n’impose pas de loi aux choses, mais elle est la loi de nos
affirmations touchant les choses, ce qui (en laissant ouverture pour d’autres déterminations) revient à identifier
l’être avec notre pensée objective de l’être ».
13 . « A toute question vaine sur le comment (comment ces conditions ont-elles été réunies à point nommé ?), il
faut opposer que la chose ne serait pas là si ses conditions n’avaient pas été réunies, que la question est oiseuse,
supposant à la fois l’être et le non-être de la chose, et que la réalité de la chose termine toute question de sa
genèse, prouvant en fait que la difficulté a été dépassée et par le mouvement aveugle des choses. » (MBN VI, 43)
14 . « Le mécanisme n’épuise pas la démarche essentialiste. L’être extérieur n’est pas tout l’être […]. La
plénitude spatiale n’est pas plénitude, objet sans restrictions [note marginale : Si c’est l’infini, c’est l’infini en
tant qu’étendue, reste l’infini en tant qu’infini]. Quand je pense à l’être sans autre spécification, c’est à l’être
infini. L’étendue n’est qu’un emblème de l’objet absolument objet ou être sans restrictions. L’objet pleinement
objet, lui, ne souffre pas la distinction de réalité objective et réalité formelle, de l’essence et de l’existence que
souligne l’incomplétude de l’étendue comme objet. L’infini est une essence qui enveloppe existence. La pensée
essentialiste et objective ne s’accomplit qu’en atteignant cette auto-position de l’essence. » (MBN XVI, 7)
en arrière, à l’être infini en tant qu’être, où la distinction entre essence et existence s’abolit,
parce que son essence est autoposition ou sui causalité : « l’ontologisme admet qu’il y a au
moins une essence, celle de l’être sans restriction, qui contient l’existence à titre de propriété
et <entraîne> par là dans l’existence tout ce qui y est contenu, c’est-à-dire tout » (MBN VI,
40). « Il y a donc eu un homme, conclut Merleau-Ponty, pour former cette pensée
extraordinaire : la Nature que nous voyons est tout ce qui pouvait exister à partir de l’être sans
restriction ; elle résulte en tout ce qu’elle est du surgissement d’être illimité que la tradition
appelle Dieu » (MBN VI 39) 16.
On voit donc, pour résumer, que l’ontologie de l’entendement tend à identifier Etre,
Dieu, nature et infini positif. Seul est ou existe l’être infini, l’être dont l’essence enveloppe
l’existence, et cet être nécessaire transmet sa nécessité à ce qu’il crée ou à ce qui en émane : le
monde est ce monde-ci ou rien ; l’être extérieur est tout extérieur ou n’est pas, il est pure
actualité, sans possibilité enveloppée ou il n’est rien. Et si « la Nature, c’est Dieu, la force de
la Nature est la force de Dieu » (MBN XVI, 4), l'ontologie ne peut être que « rétrospective » :
« Tout est donné. Il y a derrière nous plénitude illimitée à l’égard de laquelle tout le monde
visible n’est que conséquence, participation, l’être absolu contient éminemment l’être du
monde » (MBN XVI, 6).
Mais cette ontologie de l’entendement, qui ne veut rien connaître que la plénitude de
l’être, est foncièrement instable ou vulnérable. Etant « une « pensée qui recule jusqu’au néant
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Avec le sujet et sa liberté apparaît une autre ontologie, que Merleau-Ponty appelle
« ontologie de l'existant » et, avec elle, un autre ensemble de coordonnées ontologiques : un
autre concept de la vérité, de l'infini, de la nature.
15 . Descartes écrit à Clerselier (23 avril 1649) : « je dis que la notion que j’ai de l’infini est en moi avant celle du
fini, parce que, de cela seul que je conçois l’être ou ce qui est, sans penser s’il est fini ou infini, c’est un être
infini que je conçois » (Alquié, III, 923).
16 . « Ce monde hagard et fortuit devient l’essence de tout monde possible pour peu que nous décidions
d’élucider nos pensées et que nous examinions sérieusement ce qu’on peut entendre par monde et par Nature. »
(MBN VI, 40)
Une autre figure de la vérité : le doute métaphysique fait comprendre que la présence
des natures simples est moins sûre que celle du sujet, dont je ne sais pourtant pas d’abord ce
qu’il est, dont je connais l’existence avant de connaître l’essence 17. Il est vrai que le cogito
présuppose le principe : pour penser, il faut être (comme le précisent les Principes et
l’Entretien avec Burman). « Mais, commente Merleau-Ponty, si c’était l’évidence d’essence
qui se rendait sûre <dans le> cogito, pourquoi passer par lui ? Pourquoi le malin génie ? Le
lien de penser et être, Descartes le conçoit toujours sur fond de néant (je suis quelque chose et
le néant n’a pas de propriétés). Le se esse nature simple 18. Mais pourtant il récuse cet
ontologisme : cette conviction est conviction de nature, i. e. opaque à elle-même. Justement
l’évidence présuppose un fonctionnement de fait dont je n’aperçois pas la nécessité interne. Et
le cogito est comme privilégié parce qu’ici la réalité objective est la réalité formelle elle-
même » (idem). Cette primauté de l’existence conduit, concernant l'existence de Dieu, à une
preuve régressive ou via negativa (toute différente de la preuve par l'essence, dite
ontologique) : Dieu est prouvé « non pas par son idée mais en tant que son idée ne vient pas
de moi-même » (MBN XVI, 7).
Une autre figure de l’infini : l'ontologie de l'existant implique un « renversement par
lequel on trouve l’infini du côté du sujet, non du côté de l’essence, i. e. du côté de la double
possibilité du oui et du non… » (MBN VI, 77) ; et cet infini négatif se diffuse vers l’infini
divin qui est alors compris, non plus comme nécessité qui se pose elle-même, mais comme
liberté, indifférence, au delà de l’essence ou de la nécessité 19.
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17 . « La présence de l’objet devant l’esprit pur et attentif, dont on ne peut douter pendant qu’elle est là, est moins
sûre que l’existence d’un penseur dont on ne sait pas d’abord ce qu’il est et dont on connaît l’existence avant de
connaître l’essence. » (MBN VI, 77)
18 . Merleau-Ponty se réfère aux Regulae, règle 3, Alquié, I, p. 87.
19 . « … l’infini, ne peut être compris comme infini tout positif, essence, mais comme liberté lui-même, liberté
matrice des vérités éternelles, au delà de l’essence » (MBN XVI, 7).
20 . Principes, II, 37, Alquié, III, 185.
l’entendement et des sens ou dans l’inclination naturelle. Et à ces deux concepts de la nature
correspondent deux relations à la nature : pour connaître la nature selon la lumière naturelle, il
ne faut pas « en être », mais pour connaître la nature selon notre nature au sens large (union
de l’âme et du corps), il faut en être. « L’Etre n’est pas être avant nous, et nous simple ombre
dans cette lumière. L’être est être avec nous […] » (MBN XVI, 9).
Quel est le rapport entre ces deux ontologies ? Pour Martial Guéroult, les deux ordres
sont unis dans une seule et même chaîne de raisons : on commence par le cogito, c’est-à-dire
par ce qui est premier pour nous, puis la pensée chemine de la preuve régressive par l’idée du
parfait à la preuve a priori ou « ontologique », et passe ainsi de ce qui est premier pour nous à
ce qui est premier en soi ; ensuite la pensée redescend vers l’ordre de l’incarnation et de
l’inclination naturelle. Le chemin va donc du pour nous initial à l’en soi, et de là revient au
pour nous. Il y a bien un passage par l’incompréhensible, mais ce passage, selon M. Guéroult,
n’ébranle pas l’ordre des raisons : le droit de l’entendement n’est pas limité, puisque c’est lui
qui énonce les conditions de validation de l’inclination naturelle. « Dieu comme liberté et
comme essence infinie est un seul Dieu. Comme liberté radicale, créateur des vérités
éternelles, il paraît au delà de l’essence, mais c’est qu’il est de l’essence de Dieu d’être
incompréhensible : l’incompréhensibilité est “raison formelle de l’infini” » (MBN XVI, 8) 22.
Pour Merleau-Ponty, en revanche, « le propre de Descartes est d’avoir compris que les
deux ordres ne peuvent simplement se succéder » (MBN VI, 78), chacun à sa place, et qu'ils
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22 . Merleau-Ponty pense à un passage du Descartes selon l’ordre des raisons, I, Aubier 1968, p. 17 :
« L’incompréhensibilité de Dieu, qui n’est nullement son inconnaissabilité et encore moins son irrationalité,
mais “la raison formelle de l’infini”, est indispensable pour nous permettre de résoudre précisément le problème
du fondement de la vérité et des limites de notre intelligence », avec référence à Descartes, AT VII, 113 et 368.
et le Dieu de la liberté (Dieu abîme incompréhensible, qui n’est atteint que par voie négative),
dans une ontologie de l’amplitude immense, de l’acte simple, au delà du « polythéisme » de
l’essence et de l’existence. Ce troisième ordre est la condition pour que nous soyons à nous-
mêmes compréhensibles (en réconciliant nos deux ontologies), mais il demeure pour nous
incompréhensible 23 ; l’homme est adossé à un Dieu incompréhensible qui est pourtant pour
lui source d’intelligibilité au sens où il valide l’unité de notre entendement et de notre vie
dans le monde. Enfin, Descartes découvre que « le pour nous fait partie de l’être et que l’être
n’est jamais que pour nous » (MBN VI,76). Il « fai[t] du pour nous une première vérité qui ne
soit jamais simple intuition d’une nature simple, d’où l’on passe à une autre essence, à
essence infinie, mais existence d’une liberté en un sens égale à celle de Dieu : d’où : le pour
nous fait partie de l’en soi des choses, et l’en soi n’est jamais que pour nous (nos certitudes
touchant les choses). En soi - pour nous brouillé » (MBN XVI, 9) 24.
Que peut apporter le chemin cartésien à une pensée de l'être aujourd'hui ? En un sens, la
pensée cartésienne est prise dans un jeu de bifurcations qui sont inscrites dans l'histoire de la
métaphysique et dont peut-être la pensée d'aujourd'hui cherche à s'affranchir 25. Mais recueillir
l'héritage cartésien, c'est aussi en ouvrir l'impensé, dans un geste qui est de critique et de
reprise. Et pour celui qui en ouvre l'impensé, la pensée cartésienne n'a rien perdu d'une
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1/ Descartes donne à penser que le pour nous fait partie de l'être et que la distinction
entre en soi et pour nous est brouillée ; ce faisant, il anticipe un mouvement de fond de l'étude
de la nature aujourd'hui ; on peut en donner au moins trois témoignages.
a/ Il n'est plus possible de penser l'être naturel dans un cadre problématique qui
opposerait une nature toute extérieure (et rétrospective, adossée au passé) et une nature ayant
un « dedans », une intériorité (et prospective, appuyée sur l’avenir).
23 . « Dieu seul est le lieu métaphysique de la cohérence, et un lieu où, par définition, je ne peux me placer
puisque je suis homme » (Nat 266).
24 « Le fond du cartésianisme, c’est cette équivoque érigée en doctrine : pas de pensée qui soit moins
humaniste : il ne s’agit que de Dieu, - pas de pensée qui soit moins théologique : il n’est pas question de penser
la vie autrement qu’en la vivant. D. <s’installe> du même mouvement en Dieu et dans l’homme. Il est adossé à
Dieu : on ne le comprend pas, mais à partir de cette obscurité centrale, [on] comprend le reste. » (MBN XVI, 8)
25 . Merleau-Ponty fait l’observation suivante : « Les catégories des sciences, quand leur propre développement
les ramène confusément aux questions ontologiques, ne peuvent que recourir aux catégories de la tradition, elles
réintroduisent les notions opératoires auxquelles la recherche les avait conduites dans un langage traditionnel qui
ne les recouvre pas. On reconvertit en objet ou en sujet l’être microphysique, la régulation en entéléchie ou en
hormone, le comportement en psyché ou en mécanisme, mais le lecteur sent bien que le cœur n’y est pas, et
d’ordinaire, les savants emploient côte à côte les deux langages, en ajoutant seulement un point d’interrogation,
parce qu’ils ne se fient vraiment à aucun des deux […] » (MBN VI, 54).
b/ Il n'est plus possible de penser l'être naturel dans un cadre problématique qui
opposerait le mécanisme et la finalité.
comportement, on est obligé de reconnaître le rapport interne de sens entre ses différentes
phases, d’y voir la modulation d’une même vie […]. On ne veut […] pas dire que l’avenir est
pensé dans le présent mais seulement que la pluralité des phénomènes se noue et constitue un
ensemble qui a un sens. Hegel déjà comparait la vie à un tourbillon : le tourbillon n’est rien
d’autre que de l’eau, mais sa forme ne s’explique pas par l’eau. L’organisme ne serait pas une
totalité transcendante, pas plus qu’il ne serait une totalité par sommation. » (Nat 203) 26
c/ Il n'est plus possible de penser l'être naturel dans un cadre problématique opposant la
nature comme en soi et l'esprit comme pour soi. L'une des questions qui le montrent le mieux
est celle de l'animalité. Pour « comprendre » l'animalité, on doit récuser l'alternative de la
chose et de l'esprit et impliquer la perception de l'animal — au sens subjectif et objectif —
dans le sens d'être de l'animalité.
L'animal perçoit, et cette perception est inséparable de l'animalité au sens où elle fonde
la cohésion entre l’animal et son milieu, et permet de penser la relation interanimale.
L'organisation de l'animal n’obéit pas au seul principe de survie, elle est articulée à la
coexistence, son corps est un spectacle, il se donne à voir ; et c'est par ce symbolisme inhérent
à la corporéité que nous pouvons dire que l'animal est « Logos du monde sensible » (Nat,
219) 27.
26 . « La vie, non déploiement d’un intérieur, esprit ou force, mais négation de l’emplacement unique, réalité du
tourbillon comme forme » (MBN XVI, 32).
27 . « Son corps n’est pas compréhensible hors de la fonction d’être vu. Il voit selon qu’il est visible. Ceci veut
dire : référence au congénère : les ornements d’un animal sont des organes de la vision de l’autre […]. Le
rapport entre semblables, tel qu’il nous est donné en spectacle, n’est pas réalité seconde, superposée, perspective
humaine, à un ordre de l’en soi : ce rapport <est> réalisé dans corps animaux qui s’entrevoient et forment une
“interanimalité”. Aucune spéculation ici touchant la “conscience animale” : il ne s’agit que de la vision et de la
réciprocité comme comportement » (MBN XVI, 69).
un domaine d’Umwelt, en portant le dessein ou Bauplan (Uexküll), non pas à titre de fin
artificialiste, mais à titre de modulation de sens » (MBN VIII-2, 203).
Nous sommes apparemment dans une alternative : ou bien l'animal inférieur est une
simple chose et il n'y a pas de vue en lui, si ce n'est par projection anthropomorphe de notre
propre vision ; nous sommes cartésiens et l'animal est une machine, tout ce qui n'est pas res
cogitans relève des principes du mécanisme. Ou bien l'animal n'est pas une simple chose, il y
a bien en lui quelque chose comme une vue, mais alors nous devons lui attribuer une réalité
psychoïde et dire que tout est plein d'âmes ; nous sommes devenus leibniziens.
2/ Descartes donne à penser que l'infini et le fini s'enveloppent plus qu'ils ne s'opposent.
En un sens, la pensée cartésienne pense l'infini comme infini positif, ne veut connaître
que l'être pur et simple (qui est de soi infini) et répugne à attribuer à la finitude une
signification positive. « Pour faire de la perception une connaissance originaire, il aurait fallu
accorder à la finitude une signification positive et prendre au sérieux cette étrange phrase de
la 4e Méditation qui fait de moi “un milieu entre Dieu et le néant”. Mais si le néant n'a pas de
propriétés comme le laisse entendre la 5e Méditation et comme le dira Malebranche, s'il n'est
rien, cette définition du sujet humain n'est qu'une manière de parler et le fini n'a rien de
positif » (PP 54). La finitude est une ombre.
Mais Descartes ne peut s'en tenir là. D'abord l'infini positif se dérobe à la pensée ; la
sui-causalité est impensable sur le plan des choses et de leurs relations : « “cause de soi” ou
“existence résultant de l’essence” — ce sont là des manières de le décrire à partir de l’ontique,
à partir de l’Innerweltlich [intra-mondain]. Descartes le dit lui-même : cause de soi est indice
d’un problème. A la lettre, c’est impensable » (MBN VIII-2, 331). Si ces concepts doivent
encore nous donner à penser, une transposition dans une autre dimension est nécessaire : ce
qui est impensable sur le plan ontique (l’Ens summum) peut recevoir un sens sur le plan
ontologique (l’Être). L’infini positif fait signe vers l’idée d’une indistinction dans l’Être entre
l’essence et l’existence : l’Être est cause de soi au sens où « l’Être n’est pas causé par autre
que soi » ; en lui l’essence enveloppe l’existence, au sens où « l’existence ici n’est pas due à
autre chose que ce qui est contenu dans l’essence » (idem).
Ensuite la finitude retrouve une signification positive lorsque, dans le doute radical (qui
exprime une finitude — c'est une imperfection que de douter), elle se découvre comme la
négativité infinie de la liberté : la distinction entre le fini et l'infini se brouille. Cet infini
négatif de la liberté humaine a une signification indécise : en un sens, il s'évanouit dans la
pure lumière de la connaissance qui rejoint, autant qu'il est en elle, l'infini positif ; en un autre
sens, il est inscrit une fois pour toutes dans la constitution de la subjectivité dont il fonde la
structure métaphysique.
28 . « Le véritable infini ne peut être celui là [l’infini positif] : il faut qu’il soit ce qui nous dépasse ; infini
d’Offenheit et non pas Unendlichkeit – Infini du Lebenswelt [monde de la vie] et non pas infini d’idéalisation –
Infini négatif donc – Sens ou raison qui sont contingence » (VI 223).
conclut Merleau-Ponty, « … je suis pour la métaphysique. Mais elle n’est pas plus dans
l’infini que dans la finitude de fait » (idem).
Une pensée de la simultanéité, c’est une pensée qui abandonne le projet métaphysique
de fonder les êtres sur l’un d’entre eux, qui aurait la primauté, et substitue à cette fondation
une relation d’enveloppement. Au lieu d’ordonner et hiérarchiser les êtres, de les dériver ou
les réduire les uns aux autres, il s’agit de les penser l’un dans l’autre, Ineinander, ou de penser
le tissu conjonctif qui les unit, leur « entremonde », sans que cela signifie confusion : ils sont
ensemble du côté de ce qui n’est pas rien, on retrouve tous les autres en chacun, et pourtant ils
ont chacun leur propre sens d’être. Lorsque cet entremonde est pensé temporellement, il prend
le nom de simultanéité – simultanéité de la chair du monde, de la chair du corps et du soi
(« La chair du monde n’est pas expliquée par la chair du corps, ou celle-ci par la négativité ou
le soi qui l’habite – les trois phénomènes sont simultanés », VI 304) ; simultanéité du monde
physique et de la vie (« Le monde physique adapté à la vie aussi bien que la vie au monde
physique. C’est l’idée de la coexistence ou simultanéité : pas de dérivation linéaire d’une
partie de l’Être à partir de l’autre : elles tiennent ensemble », MBN VIII-2, 193) 29.
La pensée de la simultanéité est démythificatrice : elle montre que l'esprit du mythe
apparaît à chaque fois qu'il y a une « thématisation fausse, dans l’ordre de l’étant-explicatif,
de notre expérience de la présence charnelle » (VI 304) – fausse en ce qu’elle dit en termes
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Comme Kant l’a dit dans sa Dialectique transcendantale, il existe trois grandes figures
du mythe : théologique, cosmologique, psychologique. Le mythe théologique pense Dieu en
termes d’infini positif et sa relation aux êtres (les créatures) en termes de causalité ou de
fondation (ce qui implique une primauté et une antériorité de l’infini sur le fini). Contre le
mythe, une pensée de la simultanéité retrouve et élève à la pensée explicite le « bougé » de la
théologie : « Il y a dans la théologie bergsonienne, comme peut-être dans toute théologie
depuis le christianisme, une sorte de “bougé” qui fait qu’on ne sait jamais si c’est Dieu qui
soutient les hommes dans leur être humain ou si c’est l’inverse, puisque, pour reconnaître son
existence, il faut passer par la nôtre, et que ce n’est plus là un détour » (EP 33-34). Dieu et
l’homme, l’infini et le fini sont simultanés, ce qui implique, comme nous l'avons vu,
transmutation du sens de l’infini et du fini.
Le mythe cosmologique (qui est une variation du mythe théologique) attribue à la nature
une histoire dont sortiraient par émergences successives la vie et l’esprit. Merleau-Ponty en
29 . « Suture de l’en soi et du pour soi, leur genèse simultanée dans la transcendance charnelle » (MBN VI, 174).
aperçoit chez Bergson les prémisses, mais aussi le remède : « Quelle que soit l'essence intime
de ce qui est et de ce qui se fait, disait encore Bergson, nous en sommes. Peut-être n'a-t-il pas
lui-même tiré de ces mots tout leur sens. On peut y voir une allusion à quelque évolution
objective qui a fait sortir l'homme de l'animalité, l'animal de la conscience cosmologique,
celle-ci de Dieu, et qui aurait laissé en nous des sédiments : la philosophie consisterait alors à
dater ces sédiments, ce serait une construction cosmologique ; la conscience se chercherait
des ancêtres dans les choses, elle y projetterait des âmes ou analogues d'âmes ; la philosophie
serait un panpsychisme. Mais, puisque Bergson dit qu'elle est une perception généralisée, c'est
dans la perception actuelle et présente, non dans quelque genèse aujourd’hui révolue, qu’il
faut chercher notre rapport d’être avec les choses. » (EP 23) Une ontologie de la Nature est
bien fondée sur une parenté ou un rapport d’être que nous avons avec les choses, mais cette
parenté ne doit pas être comprise comme un « hylozoïsme » (VI 304) — une conception de la
nature selon laquelle la vie et l’esprit seraient préformés dans une nature en soi —, la parenté
n'est nulle part ailleurs que « dans la perception actuelle et présente », c’est-à-dire dans
l’enveloppement réciproque de la Nature et de nous. Peut-être enfin cette simultanéité nous
permet-elle de prendre une distance critique ou interrogative vis-à-vis de cette forme
« scientifique » du mythe cosmologique que pourrait bien être la pensée darwinienne,
« philosophie artificialiste », commente Merleau-Ponty, combinant « l’ultra-mécanisme » et
« l’ultra-finalisme ». Reposant sur une ontologie actualiste ou sur « le principe ontologique du
tout ou rien » (RC 136), elle lie les êtres dans des rapports de superposition (où l’on reconnaît
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livre que les notions et les oppositions selon lesquelles la philosophie d’occident travaille
depuis trois siècles et demi ou davantage sont prises dans un mouvement qui ne permet plus
de les identifier – “Nous vivons dans des ruines de pensée” écrit un contemporain (Eugen
Fink) » (MBN VI, 4). Si ces ruines donnent à penser, c’est au sens où elles annoncent une
pensée qui s’affranchirait des bifurcations, une pensée à laquelle Descartes ouvre la voie, bien
que l’œuvre cartésienne soit aussi (ou parce qu’elle est aussi) une recherche du clair et du
distinct par les bifurcations : « Descartes est le plus difficile des auteurs », « parce qu’il est le
plus radicalement ambigu […]. C’est celui qui a le plus de contenu latent » (NC 264) — il
« est à la fois le plus profond et le moins satisfaisant des philosophes » (MBN VI, 75).
Lycée Lakanal-Sceaux
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