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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE

Pascal Dupond

De Boeck Supérieur | « Revue internationale de philosophie »

2008/2 n° 244 | pages 207 à 225


ISSN 0048-8143
ISBN 9782960064056
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2008-2-page-207.htm
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Descartes et le labyrinthe de notre ontologie

Pascal DUPOND

L’étude du concept de nature dans les cours du Collège de France est une façon
d’affronter notre situation philosophique présente, dont Merleau-Ponty exprime la crise en
citant la formule de Fink : « nous vivons dans des ruines de pensée » (MBN VI, 2) 1 ou en
parlant, dans le langage de Leibniz, d’un « labyrinthe de l’ontologie ». La crise de la
philosophie est la crise des concepts métaphysiques nommant les trois domaines
fondamentaux de l’être que sont la nature, l’homme et Dieu. L’un des symptômes de cette
crise est que le naturalisme, l’humanisme et le théisme ne sont plus discernables, les frontières
se sont brouillées entre les domaines de l’être, qui passent l’un dans l’autre. Aucune région de
l’être ne peut plus prétendre fonder ou expliquer les autres ou être « le lieu métaphysique de
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leur cohérence ».
Comment trouver une issue à cette situation ? Merleau-Ponty exclut deux voies qu’il
qualifie ensemble, malgré tout ce qui les sépare, de « solution pré-dialectique ».
La première est celle du « positivisme logique » : « positivisme logique, suppression
des problèmes et des contradictions par réduction du langage à terminologie. Ou les mots ont
un sens et ils sont tous compossibles comme positifs - ou les mots n'ont pas de sens et il n'y a
pas à se poser de questions à leur sujet. De toutes façons, donc, pas de problème. Vie humaine
installée dans sa positivité… ». Merleau-Ponty objecte : « … la seule question non résolue est
de savoir pourquoi les hommes se posent des questions » (MBN XVI, 18). Plus loin dans le
même cours, la remarque est reprise : « l'interrogation n'est-elle que non pensée ? » (MBN
XVI, 105). Manifestement non : l’homme se tient dans une posture interrogative (dont le

1. J'utilise les abréviations suivantes : PP (Phénoménologie de la perception, Gallimard, Tel), SC (La Structure
du comportement, PUF, Quadrige), VI (Le Visible et l'invisible, Gallimard, Tel), EP (Eloge de la philosophie,
Gallimard, Idées NRF), Nat (La Nature, Notes, Cours du Collège de France, Seuil), RC (Résumés de cours -
Collège de France, 1952-1960, Gallimard, Tel), NC (Notes de cours 1959-1961, Gallimard), MBN (Manuscrits
de la Bibliothèque Nationale de France), suivi du numéro du volume microfilmé et du numéro de feuillet. Les
mots entre crochets <…> sont ceux dont le déchiffrement est incertain. Les mots entre crochets droits […]
viennent du contexte immédiat et sont insérés pour l'intelligibilité de la citation.

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positivisme logique ne peut rendre compte) précisément parce qu’ « il n’y a pas de
significations pures » ou positives — elles sont, selon le mot de Husserl, fluentes.

La seconde réponse, celle de Fink et aussi de Heidegger, est supérieure à la première au


sens où elle prend nos contradictions au sérieux, les considère comme réelles et non verbales.
Elle les pense comme résultant d’une usure des pensées, elle les situe donc dans une histoire
(histoire de la métaphysique ou histoire de l’être) et propose de revenir des ruines à l’édifice,
à la « jeunesse du monde » (MBN XVI, 105), à la vérité d’avant la chute. Merleau-Ponty
objecte que la valeur de ces ruines est sous-estimée, car elles nous donnent à penser, et sont
une orientation dans la question de l’être : « nos pensées-ruines sont ruines non par simple
usure, mais parce qu’elles ne découvrent plus le monde dont nous avons fait l’expérience.
Leurs contradictions = richesse et non pauvreté » (MBN XVI, 106). Si nous vivons dans la
confusion, « cette confusion n’est pas une fantasmagorie : elle tient à des rapports vrais dans
les choses, à des solidarités dont nous nous approchons peu à peu, même si, dans l’état donné
de notre philosophie, nous n’arrivons à l’exprimer que par le désordre de nos pensées : il
serait bien illusoire de nous installer en deçà ou au dessus de notre chaos, et de croire que
nous le dissiperons par des distinguo ou par un retour aux sources » (MBN VI, 56).
Comment penser notre confusion pour qu’elle révèle sa teneur ontologique ? Merleau-
Ponty se propose d'entrer dans la question de l'être par la porte de la nature, en revenant à la
Stiftung cartésienne de la conception moderne de la nature et en confrontant la nature des
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classiques aux perspectives ouvertes par les sciences aujourd’hui. Cette étude donne quelques
indications sur la façon dont Merleau-Ponty a ouvert ce chemin.

I/ Pourquoi entrer dans la question de l’être par la porte de la nature ?

Précisons l'importance de cette question dans l'histoire de la pensée de Merleau-Ponty.


Nature et esprit sont les deux polarités autour desquelles s’est construite, dans la
métaphysique moderne, la question de l’être. Merleau-Ponty reprend, pour la repenser, la
refonder, cette distinction traditionnelle. Tout au long de son travail philosophique, il a
souligné que nature et esprit sont inséparables, interdépendants 2. Néanmoins, quand on
compare La Structure du comportement et la Phénoménologie de la perception, on voit que
cette interdépendance se prête à au moins deux lectures.

Dans La Structure du comportement, le projet de Merleau-Ponty est de montrer que les


objets de science sont fondés sur des structures perçues ; les sciences et leurs concepts sont
donc l’horizon constant de la réflexion. Présentant la structure comme un tout qui excède ses

2. « La nébuleuse de Laplace n’est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde
culturel. » (PP 494) « Ce qui est donné, ce n’est pas la chose seule, mais l’expérience de la chose, une
transcendance dans un sillage de subjectivité, une nature qui transparaît à travers une histoire. » (PP 376).

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parties considérées distributivement et qui n’en est pourtant que la disposition globale,
Merleau-Ponty montre qu’une structure ne peut pas être comprise comme une réalité
physique, un être de nature étalé dans l’espace, un « être en soi » ; il appartient à son sens
d’être d’exister pour une conscience ; la forme est une idéalité sensible, l’unité indivisible
d’une idéalité et d’une existence. On ne dira donc pas qu’il existe d’abord des formes en soi,
puis que, sous la condition de la présence d’un observateur, ces formes en soi deviennent des
formes perçues ou pour nous : il n’y a pas de forme en soi. Le système solaire est une forme
pour un homme qui a sur la terre son séjour et qui ouvre les yeux sur l’univers, pour un
existant capable d’être-au-monde par la perception ; les formes perçues sont premières et ne
deviennent objets de science valant comme être en soi que par abstraction et idéalisation.

La Structure du comportement distingue, on le sait, trois ordres : physique, vital,


humain. Comment ces trois plans doivent-ils être articulés ? La théorie de la forme est
d’orientation réaliste et donne le rôle premier et fondateur à la forme physique ; elle cherche
une réduction du psychique au biologique et du biologique au physique : « l’intégration de la
matière, de la vie et de l’esprit s’obtient par leur réduction au commun dénominateur des
formes physiques » (SC 146). Cette posture réductrice induit, selon Merleau-Ponty, une
méconnaissance de ce qu’est une forme : « au lieu de se demander quelle sorte d’être peut
appartenir à la forme […] on la met au nombre des événements de la nature, on s’en sert
comme d’une cause ou d’une chose réelle et, en cela même, on ne pense plus selon la
“forme” » (SC 147). Pour faire droit à ce qui, de la forme, relève de l’intérieur ou du sens,
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Merleau-Ponty va, inversant l’articulation « réaliste », donner le premier rang au troisième de
ces plans, qui est la clé des deux premiers : « l’ordre humain de la conscience n’apparaît pas
comme un troisième ordre superposé aux deux autres, mais comme leur condition de
possibilité et leur fondement » (SC 218). Merleau-Ponty paraît s’inscrire ainsi dans le sillage
d’un idéalisme transcendantal qui donne à l’esprit (constituant) une primauté transcendantale
sur la matière et la vie (la nature constituée). Mais en vérité il modifie profondément le
concept du transcendantal : alors que le transcendantal kantien est une condition de droit de
l’expérience, surplombe donc la conscience empirique du sujet incarné et n’a pas à connaître
des accidents de celui-ci, Merleau-Ponty cherche à penser une inhérence du transcendantal à
la facticité de l’existence. De cette inhérence, il résulte que l’articulation entre les trois ordres
de structure ou les trois plans de signification est à la fois ascendante (de l’ordre physique à
l’ordre humain) et descendante (du percevant au perçu, de l’ordre humain à l’ordre physique).

Dans la Phénoménologie de la perception, le concept de structure n’est plus au foyer de


la pensée, à l’exception des pages qui rappellent les acquis de La Structure du comportement.
L’accent en effet se déplace des objets de science et des structures perçues qui en sont l’assise
vers l’étude du monde perçu et de la conscience perceptive, vers l'esprit. Il s’agit bien toujours
de penser une unité de l’intérieur et de l’extérieur, mais cette unité n’est plus cherchée du côté
du visible ou des êtres du monde, elle est cherchée du côté du voyant et de sa constitution

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temporelle. Il est vrai que le rapport entre la nature et l’esprit est de Fundierung ou de
fondation réciproque ; mais l’entrée dans l’énigme du monde se fait par l’esprit (incarné dans
une nature) plutôt que par la nature, et cette primauté réitère le mouvement de fond de la
pensée moderne. L’accent ainsi mis sur l’intériorité ou sur le cogito infléchit vers l'esprit le
travail mené antérieurement sur la structure.

A l’époque des cours du Collège de France, on voit s'esquisser un retour à l'inspiration


de La Structure du comportement. D’abord Merleau-Ponty retrouve l'importance du concept
de structure. La notion de structure est nécessaire aux sciences d’aujourd’hui, non seulement
aux sciences humaines mais aux sciences physique et biologique : la science physique a
renoncé à penser son objet comme une chose, un individu substantiel, un objet en soi porteur
de propriétés intrinsèques, il relève d'un « plan structural » qui « transcende l’opposition
objet-sujet… » (Nat 135) ; et du côté de la biologie, non seulement l’organisme mais le
rapport de l’individu à l’espèce doivent être pensés en termes de structure. Ensuite Merleau-
Ponty souligne que la nature est coextensive au tout de l’être : « Phusis. Non seulement les
“processus physiques” et les choses et les animaux, mais tout ce qui vit en nous de la même
vie souterraine » (MBN VIII-2, 177), et que le rapport de la nature et de l’esprit est
d’enveloppement réciproque : « montrer que le Geist embrasse tout, montrer que la nature
embrasse tout » (MBN VI, 117). Enfin, inversant le mouvement de la pensée moderne qui
entre en philosophie par l’esprit, Merleau-Ponty se propose de commencer par la nature, en se
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donnant ainsi la possibilité de comprendre l’émergence, le surgissement de l’esprit, de le
penser d’une façon qui ne soit pas immatérialiste, et qui n’en oublie pas, selon la formule de
Paul Valéry, le corps. L’étude du concept de nature serait l’entrée la plus pertinente dans la
question de l’être.

Merleau-Ponty justifie ce choix en répondant à deux objections qu’il se fait à lui-même.


La première est présentée sous le titre d’« objection de la priorité de l’histoire ». Elle consiste
à rappeler que ce qui nous est donné, ce n’est pas la nature toute seule mais l’expérience
humaine de la nature (MBN VI, 49) ; la nature n’est pas une omnitudo realitatis, elle
présuppose les opérations de la connaissance, l’être de la subjectivité et de
l’intersubjectivité… », elle présuppose l’histoire, elle présuppose la liberté. Ce qu'on doit par
conséquent se donner en thème initial, ce n’est pas, semble-t-il, la nature mais, tout au plus, la
nature face à la liberté humaine (MBN VI, 44), donc plutôt la liberté devant laquelle la nature
apparaît. La seconde objection est celle de la priorité de l’ontologie. Elle rappelle que la
nature ne répond qu’aux questions que nous lui avons posées, que ces questions sont
nécessairement dépendantes d’une certaine conception de l’être, et c’est donc notre concept
de l’être qu’il s’agirait d’expliciter en premier.

Merleau-Ponty répond à la première objection en observant que nature et liberté, nature


et histoire sont dans une relation d’implication réciproque, que commencer par la nature, c’est

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anticiper une conception de la liberté et que tout aussi bien commencer par la liberté et le
cogito, c’est y impliquer une conception de l’être naturel. Ce qui veut dire que le problème de
la nature et le problème de la liberté sont concentriques ; mais que ces deux problèmes soient
concentriques ne veut pas dire qu’il soit indifférent de commencer par la nature ou de
commencer par la liberté. Si on prend pour thème la nature face à la liberté, on est
inévitablement conduit à l’ontologisme, à une ontologie des simples choses 3, telles qu’elles se
présentent sur fond de néant. Partir de la nature, ce n’est pas établir la nature en position de
principe explicatif ultime, c’est se rendre attentif à « tout ce que la philosophie de la liberté
ignore, en un mot sa propre origine » (MBN VI, 106) 4. Cette primauté de la nature est au
demeurant « conforme au témoignage que l’esprit donne de lui-même, puisqu’il s’apparaît
comme surgissant d’une irréflexion préalable, puisqu’il est toujours comme réveil » (MBN VI,
50).

En résumé, ce qu’il faut prendre pour thème initial, ce n’est pas la nature en face de
l’esprit, ni la nature sans l’esprit, comme si la philosophie de la nature était philosophie
première capable d’expliquer, de faire surgir l’esprit (postulat naturaliste), mais plutôt la
nature comme préhistoire de l’esprit, préhistoire ineffaçable. Merleau-Ponty aime à citer
Goethe : « même ce qui est le moins naturel est nature, et qui ne la voit pas partout ne la voit
bien nulle part » (MBN XVI, 18 et 106 5).
Quant à la seconde objection (qui subordonne l'étude de la nature à une ontologie
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générale), elle suppose qu’il existe dans l’esprit des principes formels invariants relatifs à
l’espace, au temps, à la causalité, au concept de chose et de propriétés, dont les sciences
seraient la mise en œuvre empirique. Or cette supposition de principes formels invariants est
devenue aujourd’hui impossible : la science contemporaine 6 les conteste et « retrouve le
savant comme homme dans le monde, la Nature comme opacité, la rationalité comme
problème » (MBN XVI, 3).

3. MBN VI, 28 : « … une longue tradition de pensée, tradition cartésienne, peut-être même faudrait-il dire
tradition de tout le christianisme jusqu’ici nous a accoutumés à n’envisager l’être qu’en face de la liberté et selon
les caractères qu’il tient de sa position par une liberté. » Voir aussi MBN VI, 98 : « En thématisant la nature, loin
de favoriser ce préjugé, nous le mettons au contraire en cause. La nature des blosse Sachen est préjugé
idéaliste/objectiviste qui masque la Nature, qui accrédite analyse bipartite. Nous réfléchissons sur la nature pour
savoir ce par quoi elle est rebelle à ce traitement et ceci, non pour chercher en elle principe d’explication, mais
pour chercher en elle composante de tout l’être, dont tout l’être est affecté. Elle ne nous donnera pas savoir de
l’histoire humaine, - mais elle nous donnera son contexte, et par suite juste idée de son ressort, juste idée de
l’homme ».
4. Commencer par la liberté, « c’est oublier et laisser sans réponse un problème plus radical que ceux qui se
voient dans la perspective de la liberté : le problème du déjà là et du omou èn panta, le problème de plusieurs
entrées. » (MBN VI, 106)
5. Merleau-Ponty cite un passage de Die Natur (1780) : « Auch das Unnatürlichste ist Natur. Wer sie nicht
allenthalben sieht, sieht sie nirgendwo recht ».
6. « Parce que la science n’est pas induction, mais construction, elle n’est pas sans signification philosophique,
elle devient philosophique. L’induction au sens d’une grille qui permet de trouver la science dans les choses
présupposait principes formels (espace, temps, causalité) correspondant à tissu des choses… » (MBN XVI, 3).

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II/ Le retour à la Stiftung cartésienne de la conception moderne de la nature

Pour penser le nœud dans lequel sont intriquées les notions de nature, de Dieu,
d’homme, il faut les prendre « dans leur phase de Stiftung » (MBN XVI, 106) et cette étude
nous conduit vers Descartes. La rupture cartésienne consiste à penser la nature sur fond d’être
infini : « L’idée de nature [chez les modernes] résulte de la priorité donnée à l’infini sur le fini
(Nat 31). Merleau-Ponty périodise l’histoire de la notion de nature par référence à l’infini, et
selon trois périodes : « avant l’infini, avec l’infini, après l’infini » (MBN VI, 91).
Le naturalisme des anciens est un naturalisme d’avant l’infini, ou du moins d’avant le
concept positif de l’infini qui émerge avec le christianisme : « Les “anciens”, dans la mesure
où ils n’ont pas idée d’infini, n’ont pas celle d’une possibilité d’inexistence ou d’être autre de
la Nature – Sans l’idée d’infini, pas de conscience pleine de la Nature, on a
anthropomorphisme, i. e. indistinction de l’homme et de la nature » (MBN VI, 89) 7.

Descartes refuse l’anthropomorphisme des anciens. Et ce qui lui permet de le refuser,


c’est l’idée d’infini, la vision de la nature sur fond d’infini : il pense la nature « à partir de
Dieu et de la lumière naturelle » (MBN VI, 7), et implique l’infini dans la définition de l’en
soi (MBN VI, 81). La rupture cartésienne est définitive : après Descartes, il ne peut être
question d’un retour à « avant l’infini » ; l’infini est condition d’un concept juste de la nature :
« Univers infini ou indéfini – certes cette notion est indispensable pour parvenir à notion vraie
de nature » (MBN VI, 135) 8. Mais quelle notion de l'infini ? La pensée cartésienne appelle
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une méditation critique pour plusieurs raisons.
D’abord, l’ontologie des anciens n’est pas annulée purement et simplement par la
percée cartésienne : elle doit être réinterrogée à partir de celle-ci : « il se peut que
l’identification de l’être à l’infini et la conception de la nature qui en résulte aient fait oublier
certains éléments de la philosophie ancienne que nous avons à retrouver, mais ce n’est pas
une impasse, c’est un chemin par lequel il fallait passer pour les retrouver en mouvement dans
leur sens d’avenir » (MBN VI, 29). Ensuite le concept cartésien de l’infini est marqué par la
rivalité entre deux figures de l’infini : l’infini positif et l’infini négatif, qui correspondent à
deux ontologies, une ontologie de l’entendement (ou « ontologisme ») et une ontologie de
l’existant, opposées mais aussi inséparables. Enfin, si le concept moderne de nature est orienté

7. « Période pré-infinitiste, pré-subjectiviste de la conception de la Nature. En deçà de la distinction du possible


et de l’actuel. En deçà du problème de l’origine radicale. Ou bien (les phusikoi, Aristote, les Stoïciens) homme et
Nature sont indivis, ou bien (les Sophistes, Socrate vu par Platon) ils sont opposés mais sans qu’il y ait véritable
problématique de l’origine radicale, i.e. problème du tout homme-Nature ou encore le tout comme problème
[…]. Ceci est très loin de nous, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas beaucoup à prendre, mais c’est encore
implicite : l’ignorance de l’infini conduit à des vues profondes, mais qui ne prennent toute leur profondeur
qu’avec expérience de l’idée d’infini » (idem).
8. Voir aussi VI 223 : « l’infini : certes c’est une conquête d’avoir conçu l’univers comme infini – ou du moins
sur fond d’infini – les cartésiens ».

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par « la priorité donnée à l’infini sur le fini », il « entrera […] en crise dès que cette priorité
sera remise en question » (Nat 31).

Pourquoi parler d’une rivalité entre ontologie de l’entendement et ontologie de


l’existant ? L’entendement cartésien est « une pensée qui recule jusqu’au néant pour voir
(lumière naturelle) » (MBN VI, 71) 9 ; c’est donc aussi « une pensée qui pratique méthode de
purification qui défait communion » (MBN XVI, 6) 10. Elle « saisit les essences, saisit les
“objets de pensée” et ne s’arrête qu’à l’objet purement objet » (idem). L’entendement
construit ainsi une « philosophie de la signification », qui se propose d’éclaircir le sens de ce
que nous appelons nature, et qui identifie notre concept clair et distinct de la nature à l'en
soi 11 au motif que, si notre pensée n’impose pas de loi aux choses, elle est la loi de nos
affirmations touchant les choses (MBN VI, 32) 12.

La nature, étant identifiée aux conditions de son intelligibilité, devient un être tout
actuel : « Puisque toutes les parties de l’étendue existent au même titre, on ne saurait y trouver
ces êtres, fantomatiques ou <éminents>, selon les conceptions, que l’on appelle des
possibilités. Il n’y a pas en elle de repli ou de recès où se cache une trace de son passé le plus
récent, une ébauche de son avenir le plus proche. Elle est simplement […] ; un être qui est
extérieur dans l’instant ne saurait, sous peine d’anéantissement, loger en lui-même les modes
d’être du passé et de l’avenir : il est son passé et son avenir en même temps que son présent. Il
est une seule chose qui se conserve, il est nécessité » (MBN VI, 37). En tant qu'être tout
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actuel, la nature est sans profondeur, sans passé, sans avenir, sans possible, sans contingence,
avec une « occlusion des questions par le réel » (MBN VI, 83) 13.
Mais cette nature comprise comme être tout extérieur à soi et tout actuel n’épuise pas le
concept de l’être 14. Si l’être est de soi infini 15, alors l’être infini en tant qu’étendue renvoie,

9. « L’esprit pur et attentif, qui recule jusqu’au néant pour voir, qui définit l’être par son être-posé » (MBN VI,
82).
10 . « Le mécanisme est un effort pour réduire le monde en pur objet, pour dire ce qui est en soi, pour nous
dégager des communions que les sens et l’imagination organisent entre lui et nous » (MBN VI, 40).
11 . « Sens et en soi synonymes » (MBN VI, 99).
12 . Voir aussi MBN XVI, 6 : « Descartes : notre pensée n’impose pas de loi aux choses, mais elle est la loi de nos
affirmations touchant les choses, ce qui (en laissant ouverture pour d’autres déterminations) revient à identifier
l’être avec notre pensée objective de l’être ».
13 . « A toute question vaine sur le comment (comment ces conditions ont-elles été réunies à point nommé ?), il
faut opposer que la chose ne serait pas là si ses conditions n’avaient pas été réunies, que la question est oiseuse,
supposant à la fois l’être et le non-être de la chose, et que la réalité de la chose termine toute question de sa
genèse, prouvant en fait que la difficulté a été dépassée et par le mouvement aveugle des choses. » (MBN VI, 43)
14 . « Le mécanisme n’épuise pas la démarche essentialiste. L’être extérieur n’est pas tout l’être […]. La
plénitude spatiale n’est pas plénitude, objet sans restrictions [note marginale : Si c’est l’infini, c’est l’infini en
tant qu’étendue, reste l’infini en tant qu’infini]. Quand je pense à l’être sans autre spécification, c’est à l’être
infini. L’étendue n’est qu’un emblème de l’objet absolument objet ou être sans restrictions. L’objet pleinement
objet, lui, ne souffre pas la distinction de réalité objective et réalité formelle, de l’essence et de l’existence que
souligne l’incomplétude de l’étendue comme objet. L’infini est une essence qui enveloppe existence. La pensée
essentialiste et objective ne s’accomplit qu’en atteignant cette auto-position de l’essence. » (MBN XVI, 7)

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en arrière, à l’être infini en tant qu’être, où la distinction entre essence et existence s’abolit,
parce que son essence est autoposition ou sui causalité : « l’ontologisme admet qu’il y a au
moins une essence, celle de l’être sans restriction, qui contient l’existence à titre de propriété
et <entraîne> par là dans l’existence tout ce qui y est contenu, c’est-à-dire tout » (MBN VI,
40). « Il y a donc eu un homme, conclut Merleau-Ponty, pour former cette pensée
extraordinaire : la Nature que nous voyons est tout ce qui pouvait exister à partir de l’être sans
restriction ; elle résulte en tout ce qu’elle est du surgissement d’être illimité que la tradition
appelle Dieu » (MBN VI 39) 16.
On voit donc, pour résumer, que l’ontologie de l’entendement tend à identifier Etre,
Dieu, nature et infini positif. Seul est ou existe l’être infini, l’être dont l’essence enveloppe
l’existence, et cet être nécessaire transmet sa nécessité à ce qu’il crée ou à ce qui en émane : le
monde est ce monde-ci ou rien ; l’être extérieur est tout extérieur ou n’est pas, il est pure
actualité, sans possibilité enveloppée ou il n’est rien. Et si « la Nature, c’est Dieu, la force de
la Nature est la force de Dieu » (MBN XVI, 4), l'ontologie ne peut être que « rétrospective » :
« Tout est donné. Il y a derrière nous plénitude illimitée à l’égard de laquelle tout le monde
visible n’est que conséquence, participation, l’être absolu contient éminemment l’être du
monde » (MBN XVI, 6).
Mais cette ontologie de l’entendement, qui ne veut rien connaître que la plénitude de
l’être, est foncièrement instable ou vulnérable. Etant « une « pensée qui recule jusqu’au néant
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pour voir… », elle pense l’être sur fond de néant, elle « est minée par la référence à un néant
dont elle affirme sans cesse qu’il n’est pas, mais auquel elle ne cesse de penser, comme s’il y
avait un être du néant ». C’est pourquoi son « positivisme est négativisme (Bergson) : l’ens
necessarium comme résistance au néant. L’ontologie du nécessaire est en réalité ontologie sur
fond de néant » (MBN VI, 77). Ce néant sur le fond duquel surgit l’Être purement être, l’Être
infini, c’est la liberté du sujet pensant, dans son indifférence ou sa négativité infinie :
« L’absolue plénitude et densité de l’être que Descartes exprime ingénument en disant qu’il
est de soi infini, et que, quand nous parlons sans autre précision de l’être, nous visons
spontanément un être sans restrictions, c’est l’impact sur les phénomènes d’une liberté
indifférente à leur égard… » (MBN VI, 28).

Avec le sujet et sa liberté apparaît une autre ontologie, que Merleau-Ponty appelle
« ontologie de l'existant » et, avec elle, un autre ensemble de coordonnées ontologiques : un
autre concept de la vérité, de l'infini, de la nature.

15 . Descartes écrit à Clerselier (23 avril 1649) : « je dis que la notion que j’ai de l’infini est en moi avant celle du
fini, parce que, de cela seul que je conçois l’être ou ce qui est, sans penser s’il est fini ou infini, c’est un être
infini que je conçois » (Alquié, III, 923).
16 . « Ce monde hagard et fortuit devient l’essence de tout monde possible pour peu que nous décidions
d’élucider nos pensées et que nous examinions sérieusement ce qu’on peut entendre par monde et par Nature. »
(MBN VI, 40)

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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE 215

Une autre figure de la vérité : le doute métaphysique fait comprendre que la présence
des natures simples est moins sûre que celle du sujet, dont je ne sais pourtant pas d’abord ce
qu’il est, dont je connais l’existence avant de connaître l’essence 17. Il est vrai que le cogito
présuppose le principe : pour penser, il faut être (comme le précisent les Principes et
l’Entretien avec Burman). « Mais, commente Merleau-Ponty, si c’était l’évidence d’essence
qui se rendait sûre <dans le> cogito, pourquoi passer par lui ? Pourquoi le malin génie ? Le
lien de penser et être, Descartes le conçoit toujours sur fond de néant (je suis quelque chose et
le néant n’a pas de propriétés). Le se esse nature simple 18. Mais pourtant il récuse cet
ontologisme : cette conviction est conviction de nature, i. e. opaque à elle-même. Justement
l’évidence présuppose un fonctionnement de fait dont je n’aperçois pas la nécessité interne. Et
le cogito est comme privilégié parce qu’ici la réalité objective est la réalité formelle elle-
même » (idem). Cette primauté de l’existence conduit, concernant l'existence de Dieu, à une
preuve régressive ou via negativa (toute différente de la preuve par l'essence, dite
ontologique) : Dieu est prouvé « non pas par son idée mais en tant que son idée ne vient pas
de moi-même » (MBN XVI, 7).
Une autre figure de l’infini : l'ontologie de l'existant implique un « renversement par
lequel on trouve l’infini du côté du sujet, non du côté de l’essence, i. e. du côté de la double
possibilité du oui et du non… » (MBN VI, 77) ; et cet infini négatif se diffuse vers l’infini
divin qui est alors compris, non plus comme nécessité qui se pose elle-même, mais comme
liberté, indifférence, au delà de l’essence ou de la nécessité 19.
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Une autre figure de la nature : ou la nature matérielle est étendue pensée (ou possible),
divisible à l’infini, ou elle est étendue réelle, indéfinie, « ouverte et inépuisable, plutôt que
divisible à l’infini » (MBN XVI, 7). Ou les choses persistent dans leur être en vertu de la
positivité de leur essence (c’est la conception cartésienne du principe d’inertie : le
mouvement, pas plus qu’aucun être de nature, ne porte en lui-même sa fin 20), ou bien les
choses persistent dans leur être par la création continuée. Ce qui apparaît, avec l’ontologie de
l’existant, c’est un être qui n’est pas de droit, qui est prospectif et non pas seulement
rétrospectif, où il y a une sorte de finalité et non pas seulement la causalité et, avec la finalité,
quelque chose comme une providence divine (MBN XVI, 9). En outre, l’ontologie de
l’existant valide du sceau de la vérité non pas seulement les essences, mais toutes les œuvres
de Dieu et particulièrement l’ordre de la vie qui se révèle et ne se révèle que dans l’union de

17 . « La présence de l’objet devant l’esprit pur et attentif, dont on ne peut douter pendant qu’elle est là, est moins
sûre que l’existence d’un penseur dont on ne sait pas d’abord ce qu’il est et dont on connaît l’existence avant de
connaître l’essence. » (MBN VI, 77)
18 . Merleau-Ponty se réfère aux Regulae, règle 3, Alquié, I, p. 87.
19 . « … l’infini, ne peut être compris comme infini tout positif, essence, mais comme liberté lui-même, liberté
matrice des vérités éternelles, au delà de l’essence » (MBN XVI, 7).
20 . Principes, II, 37, Alquié, III, 185.

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216 PASCAL DUPOND

l’entendement et des sens ou dans l’inclination naturelle. Et à ces deux concepts de la nature
correspondent deux relations à la nature : pour connaître la nature selon la lumière naturelle, il
ne faut pas « en être », mais pour connaître la nature selon notre nature au sens large (union
de l’âme et du corps), il faut en être. « L’Etre n’est pas être avant nous, et nous simple ombre
dans cette lumière. L’être est être avec nous […] » (MBN XVI, 9).

Quel est le rapport entre ces deux ontologies ? Pour Martial Guéroult, les deux ordres
sont unis dans une seule et même chaîne de raisons : on commence par le cogito, c’est-à-dire
par ce qui est premier pour nous, puis la pensée chemine de la preuve régressive par l’idée du
parfait à la preuve a priori ou « ontologique », et passe ainsi de ce qui est premier pour nous à
ce qui est premier en soi ; ensuite la pensée redescend vers l’ordre de l’incarnation et de
l’inclination naturelle. Le chemin va donc du pour nous initial à l’en soi, et de là revient au
pour nous. Il y a bien un passage par l’incompréhensible, mais ce passage, selon M. Guéroult,
n’ébranle pas l’ordre des raisons : le droit de l’entendement n’est pas limité, puisque c’est lui
qui énonce les conditions de validation de l’inclination naturelle. « Dieu comme liberté et
comme essence infinie est un seul Dieu. Comme liberté radicale, créateur des vérités
éternelles, il paraît au delà de l’essence, mais c’est qu’il est de l’essence de Dieu d’être
incompréhensible : l’incompréhensibilité est “raison formelle de l’infini” » (MBN XVI, 8) 22.
Pour Merleau-Ponty, en revanche, « le propre de Descartes est d’avoir compris que les
deux ordres ne peuvent simplement se succéder » (MBN VI, 78), chacun à sa place, et qu'ils
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sont en situation de rivalité. D'où trois conséquences. D'abord, l'ordre des raisons n'est peut-
être pas le dernier mot de la pensée cartésienne : « le milieu commun aux deux ordres n’est
pas un enchaînement de pensées d’entendement, c’est peut-être l’intuition d’un être où tout
est à la fois, où il n’y a pas d’ordre (Alquié), où tout est solidaire et se touche (la pensée,
l’étendue, Dieu, l’homme), et l’ordre des raisons est un effort toujours vain pour disposer
chaque élément dans une série linéaire qui rend compte de la solidarité du tout : la vérité de
l’ordre, c’est l’absolue simultanéité du tout » (MBN XVI, 9). Ensuite le problème de l’être
consiste, chez Descartes, à établir l’unité des deux ordres. La jointure échappe à la pensée
humaine (comme en témoigne la distinction des notions primitives : il nous est impossible de
penser en même temps la distinction, selon l’essence, et l’union, selon l’existence, de l’âme et
du corps) et ne peut donc être cherchée qu’en Dieu comme auteur de nos deux natures, dans
un troisième ordre qui unirait le Dieu de l’entendement (ens reallissimun, être sans restriction)

22 . Merleau-Ponty pense à un passage du Descartes selon l’ordre des raisons, I, Aubier 1968, p. 17 :
« L’incompréhensibilité de Dieu, qui n’est nullement son inconnaissabilité et encore moins son irrationalité,
mais “la raison formelle de l’infini”, est indispensable pour nous permettre de résoudre précisément le problème
du fondement de la vérité et des limites de notre intelligence », avec référence à Descartes, AT VII, 113 et 368.

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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE 217

et le Dieu de la liberté (Dieu abîme incompréhensible, qui n’est atteint que par voie négative),
dans une ontologie de l’amplitude immense, de l’acte simple, au delà du « polythéisme » de
l’essence et de l’existence. Ce troisième ordre est la condition pour que nous soyons à nous-
mêmes compréhensibles (en réconciliant nos deux ontologies), mais il demeure pour nous
incompréhensible 23 ; l’homme est adossé à un Dieu incompréhensible qui est pourtant pour
lui source d’intelligibilité au sens où il valide l’unité de notre entendement et de notre vie
dans le monde. Enfin, Descartes découvre que « le pour nous fait partie de l’être et que l’être
n’est jamais que pour nous » (MBN VI,76). Il « fai[t] du pour nous une première vérité qui ne
soit jamais simple intuition d’une nature simple, d’où l’on passe à une autre essence, à
essence infinie, mais existence d’une liberté en un sens égale à celle de Dieu : d’où : le pour
nous fait partie de l’en soi des choses, et l’en soi n’est jamais que pour nous (nos certitudes
touchant les choses). En soi - pour nous brouillé » (MBN XVI, 9) 24.

III/ La crise de l'ontologie de l'objet ou du kosmotheros

Que peut apporter le chemin cartésien à une pensée de l'être aujourd'hui ? En un sens, la
pensée cartésienne est prise dans un jeu de bifurcations qui sont inscrites dans l'histoire de la
métaphysique et dont peut-être la pensée d'aujourd'hui cherche à s'affranchir 25. Mais recueillir
l'héritage cartésien, c'est aussi en ouvrir l'impensé, dans un geste qui est de critique et de
reprise. Et pour celui qui en ouvre l'impensé, la pensée cartésienne n'a rien perdu d'une
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puissance interrogative que l'on pourrait chercher selon trois directions.

1/ Descartes donne à penser que le pour nous fait partie de l'être et que la distinction
entre en soi et pour nous est brouillée ; ce faisant, il anticipe un mouvement de fond de l'étude
de la nature aujourd'hui ; on peut en donner au moins trois témoignages.

a/ Il n'est plus possible de penser l'être naturel dans un cadre problématique qui
opposerait une nature toute extérieure (et rétrospective, adossée au passé) et une nature ayant
un « dedans », une intériorité (et prospective, appuyée sur l’avenir).

23 . « Dieu seul est le lieu métaphysique de la cohérence, et un lieu où, par définition, je ne peux me placer
puisque je suis homme » (Nat 266).
24 « Le fond du cartésianisme, c’est cette équivoque érigée en doctrine : pas de pensée qui soit moins
humaniste : il ne s’agit que de Dieu, - pas de pensée qui soit moins théologique : il n’est pas question de penser
la vie autrement qu’en la vivant. D. <s’installe> du même mouvement en Dieu et dans l’homme. Il est adossé à
Dieu : on ne le comprend pas, mais à partir de cette obscurité centrale, [on] comprend le reste. » (MBN XVI, 8)
25 . Merleau-Ponty fait l’observation suivante : « Les catégories des sciences, quand leur propre développement
les ramène confusément aux questions ontologiques, ne peuvent que recourir aux catégories de la tradition, elles
réintroduisent les notions opératoires auxquelles la recherche les avait conduites dans un langage traditionnel qui
ne les recouvre pas. On reconvertit en objet ou en sujet l’être microphysique, la régulation en entéléchie ou en
hormone, le comportement en psyché ou en mécanisme, mais le lecteur sent bien que le cœur n’y est pas, et
d’ordinaire, les savants emploient côte à côte les deux langages, en ajoutant seulement un point d’interrogation,
parce qu’ils ne se fient vraiment à aucun des deux […] » (MBN VI, 54).

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218 PASCAL DUPOND

Le concept cartésien de nature, le concept d’une nature toute extérieure à elle-même et à


l’esprit qui la connaît, n’est plus en accord avec ce que les sciences d’aujourd’hui nous
apprennent des choses : la nature n’est plus pour nous une grande machine ; le réalisme des
modèles mécaniques n’est plus possible. Et le concept leibnizien de nature, celui d’une nature
ayant une intériorité et qui devrait donc être interrogée selon la finalité, ne l'est pas davantage.
Il est vrai que certains physiciens qui réfléchissent sur la signification philosophique de la
physique contemporaine sont tentés de comprendre la nature comme « une grande pensée »,
au sens où elle pourrait manifester quelque chose comme un calcul de maximis et minimis
(MBN XVI, 32). Mais cette lecture des phénomènes en termes de calcul pourrait bien être une
sorte d’illusion transcendantale du sujet connaissant. Dans une inspiration assez bergsonienne,
Merleau-Ponty observe : « Le plus compliqué pour nous est le plus simple pour la nature, et
cette simplicité, nous ne devons pas la considérer comme cherchée et obtenue par effort
(l’effort est pour nous). La nature n’a pas cherché à résoudre le problème que se posait
Newton et qu’il cherchait à résoudre par l’idée d’attraction. Elle l’ignore simplement.
L’espace courbe n’est donc pas la solution d’un entendement à l’œuvre dans les choses, ni le
continuum espace-temps. La nature fait espace courbe ou continuum espace-temps et, parce
qu’ils sont, ils sont simples - ce qu’on appelle Nature, c’est cet être qui ne résout pas, mais qui
ignore les “problèmes”, qui fait d’abord des choses à propos desquelles nous nous posons des
problèmes » (MBN XVI, 23).
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Il s'agit donc de se situer au delà de l'opposition entre une étendue extériorisée, partes
extra partes, qui est la nature sans l'esprit, et une étendue intériorisée qui, à l’inverse, en tant
qu’expression phénoménale des rapports entre les âmes, serait une nature spiritualisée.
« Nœud du problème de l’ontologie cartésienne : l’idée de l’espace et de l’être extérieur où
chaque être a emplacement unique. Il faut bien dire que je ne reviens nullement de cette
ontologie à un spiritualisme quelconque, à un monadisme, à un intérieur de la Nature conçu
comme esprit. Descartes n’est pas en tort en voyant dans l’extériorité phénomène crucial »
(MBN VI, 119). La tâche serait cependant de penser, avec Whitehead, « un mystère de
l’étendue d’empiétement sans emplacement unique » (MBN VI, 103) : Whitehead pense la
Nature comme un passage, un enjambement du temps et de l’espace, dont l’esprit humain ne
peut pas être l’observateur impartial : « sa prise de conscience prend part au passage de la
Nature » (Nat 159).

b/ Il n'est plus possible de penser l'être naturel dans un cadre problématique qui
opposerait le mécanisme et la finalité.

L’originalité du vivant consiste dans l’émergence d’une spatialité et d’une temporalité


qui ne sont pas réductibles à celles de l’être physique. L’éthologie le montre : l’abeille qui
établit les coordonnées de ses découvertes de nourriture par rapport au soleil, l’oiseau
migrateur qui se dirige selon le champ magnétique de la terre, ouvrent ce que Merleau-Ponty

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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE 219

appelle un « templum », c’est-à-dire « un lieu où les éléments du monde font signe, un


carrefour du monde » (MBN VIII-2, 231). L’embryologie le confirme : elle conduit à « une
nouvelle notion du possible » (RC 137), qui n’entre ni dans le cadre du mécanisme ni dans
celui du finalisme. « Il y a du possible dans l’organisme », au sens où « dans un embryon
existe une référence à l’avenir » (Nat 193). Les premiers mouvements de l’embryon, qui ne
sont pas encore des comportements, faute de l’environnement qui leur donnerait ce sens,
anticipent pourtant ce qui le deviendra dans l’organisme développé ; l’organisme présente un
développement en spirale : il n’est pas contemporain de lui-même, il se devance, anticipe ce
qui va suivre, il est le contemporain de son futur et de son passé. Il y a donc une temporalité
opérante ou, comme dit Merleau-Ponty, de l’institution dans l’animalité (RC 61). En outre la
croissance, la maturation, ne se font pas par juxtaposition de parties mais par différenciation
et articulation interne : il y a comme une expansion croissante, à travers le corps, d’une
conduite qui est d’emblée une unité de sens mais qui va vers une articulation de plus en plus
précise (Nat 194). On remarque même que le comportement global devance les connexions
nerveuses qui en seront le médiateur à l’état adulte : « à neuf semaines et demi, les principaux
aspects de l’électrocardiogramme humain se présentent de la même façon qu’à l’état adulte.
Or à cette date, il n’y a pas de contrôle nerveux du cœur » (MBN XVI, 30). Le
fonctionnement d’un central téléphonique est dépendant du câblage qu’on y a mis, mais, dans
l’embryogenèse, la fonction crée son propre câblage. Toutes ces observations montrent que
l’embryon est dans « un état de grand dynamisme » (MBN XVI, 31).
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Ce grand dynamisme, le mécanisme peine à l’expliquer. Mais la conscience des limites
du mécanisme ne valide pas le recours à une essence, une entéléchie descendant dans la
matière pour s’y manifester avec une perfection croissante au gré de la maturation de
l’organisme. L’hypothèse de l’entéléchie n’apporte pas de véritable intelligibilité (puisqu’elle
se contente de projeter dans l’antérieur ce qui n’apparaît que dans l’ultérieur), elle se fonde
sur la distinction problématique de l’essence et du phénomène, et elle est préformationniste,
alors que la biologie d’aujourd’hui reconnaît de plus en plus la part de l’épigenèse.
Ce qu’une biologie philosophique finalement nous apprend, c’est que la vie est
émergence d’une « histoire naturelle » qui échappe à ces deux formes antithétiques et
complémentaires de l’artificialisme que sont le mécanisme et le finalisme (comme déjà
Bergson l’avait remarqué). Cette histoire, en effet, n’est ni l’épiphénomène d’une causalité
mécanique ni la manifestation d’une essence qui agirait derrière les apparences. L’organisme
est, selon la formule de Goldstein, son propre sens. Et ce sens qui n’est pas une essence, qui
n’est pas séparable de ses manifestations, est dans l’adhérence entre les parties spatiales et
temporelles de l’organisme, il est dans la façon dont les phénomènes se nouent ensemble pour
constituer une histoire et une mélodie : « rechercher ce que veut dire quelque chose, ce n’est
pas l’indiquer derrière les apparences mais voir qu’il y a des adhérences entre les parties
spatiales de l’embryon et les parties temporelles de sa vie. A suivre le récit de sa vie de

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220 PASCAL DUPOND

comportement, on est obligé de reconnaître le rapport interne de sens entre ses différentes
phases, d’y voir la modulation d’une même vie […]. On ne veut […] pas dire que l’avenir est
pensé dans le présent mais seulement que la pluralité des phénomènes se noue et constitue un
ensemble qui a un sens. Hegel déjà comparait la vie à un tourbillon : le tourbillon n’est rien
d’autre que de l’eau, mais sa forme ne s’explique pas par l’eau. L’organisme ne serait pas une
totalité transcendante, pas plus qu’il ne serait une totalité par sommation. » (Nat 203) 26
c/ Il n'est plus possible de penser l'être naturel dans un cadre problématique opposant la
nature comme en soi et l'esprit comme pour soi. L'une des questions qui le montrent le mieux
est celle de l'animalité. Pour « comprendre » l'animalité, on doit récuser l'alternative de la
chose et de l'esprit et impliquer la perception de l'animal — au sens subjectif et objectif —
dans le sens d'être de l'animalité.

L'animal perçoit, et cette perception est inséparable de l'animalité au sens où elle fonde
la cohésion entre l’animal et son milieu, et permet de penser la relation interanimale.
L'organisation de l'animal n’obéit pas au seul principe de survie, elle est articulée à la
coexistence, son corps est un spectacle, il se donne à voir ; et c'est par ce symbolisme inhérent
à la corporéité que nous pouvons dire que l'animal est « Logos du monde sensible » (Nat,
219) 27.

Nous percevons l’animal, nous avons avec l'animal un rapport de « participation


latérale » ; nous formons avec lui une « communauté naturelle ». Et à nouveau cette
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perception (mais cette fois de façon plus paradoxale que dans le premier cas) est inséparable
de l'animalité : comme le dit Merleau-Ponty, « les relations entre animaux, entre organismes
animaux, ne peuvent être comprises que par la médiation de notre perception de l’animal, par
emprunt à ce champ » (MBN XVI, 68-69). C'est pourquoi « nous, qui avons à comprendre
l’animalité, il nous faut le voir et non seulement le disséquer » (idem). Cette implication de
notre perception de l’animal dans le sens d’être de l’animalité ouvre une issue hors de
l’opposition de l’en soi et du pour soi. « Ce qu’il faudrait : sortir si résolument de l’univers de
l’en soi et du pour soi que notre reconnaissance d’une vue dans la chose perçue ou dans
l’animal inférieur, ne soit en rien attribution d’une réalité “psychoïde” à l’une et à l’autre. Il y
a exactement cela qui apparaît, la couleur ou la chose comme savoir endormi et qui va se
réveiller à travers nous, l’animal inférieur comme prêt à être perçu à titre d’animal régnant sur

26 . « La vie, non déploiement d’un intérieur, esprit ou force, mais négation de l’emplacement unique, réalité du
tourbillon comme forme » (MBN XVI, 32).
27 . « Son corps n’est pas compréhensible hors de la fonction d’être vu. Il voit selon qu’il est visible. Ceci veut
dire : référence au congénère : les ornements d’un animal sont des organes de la vision de l’autre […]. Le
rapport entre semblables, tel qu’il nous est donné en spectacle, n’est pas réalité seconde, superposée, perspective
humaine, à un ordre de l’en soi : ce rapport <est> réalisé dans corps animaux qui s’entrevoient et forment une
“interanimalité”. Aucune spéculation ici touchant la “conscience animale” : il ne s’agit que de la vision et de la
réciprocité comme comportement » (MBN XVI, 69).

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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE 221

un domaine d’Umwelt, en portant le dessein ou Bauplan (Uexküll), non pas à titre de fin
artificialiste, mais à titre de modulation de sens » (MBN VIII-2, 203).

Nous sommes apparemment dans une alternative : ou bien l'animal inférieur est une
simple chose et il n'y a pas de vue en lui, si ce n'est par projection anthropomorphe de notre
propre vision ; nous sommes cartésiens et l'animal est une machine, tout ce qui n'est pas res
cogitans relève des principes du mécanisme. Ou bien l'animal n'est pas une simple chose, il y
a bien en lui quelque chose comme une vue, mais alors nous devons lui attribuer une réalité
psychoïde et dire que tout est plein d'âmes ; nous sommes devenus leibniziens.

C'est de cette alternative qu'il s'agit de sortir, et la catégorie de sens (Merleau-Ponty


parle en effet d'une « modulation de sens ») nous permet de comprendre comment nous en
affranchir. Le sens n'est ni en soi (un sens en soi serait un monstre logique, une contradiction
dans les termes : le sens est ouverture à une compréhension alors que l'en soi est clôture,
fermeture en soi-même), ni pour soi (une phrase qui a un sens n'est pas une phrase qui se
comprend soi-même). Le sens et la compréhension sont dans un rapport d'enveloppement
réciproque : le sens enveloppe la compréhension (dont il est l’Urstiftung ou l’anticipation)
comme la compréhension enveloppe le sens (dont elle est la Nachstiftung ou l’achèvement).
Vue et vision sont dans le même rapport que sens et compréhension : « la vue dans la chose
ou l'animal inférieur » enveloppe notre vision (au sens où elle l'anticipe) et à l'inverse notre
vision enveloppe cette vue (au sens où elle en achève le sens visuel inchoatif). Cette vue est
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une modulation de sens, qui n’est ni pour soi (au sens d'une vision consciente de soi) ni en soi
(au sens du jeu d'un mécanisme qui donnerait l'illusion d'une vision consciente de soi), mais
serait plutôt comme un savoir endormi, attendant qu’une vision, qu’une compréhension le
réveille. Et ce que Merleau-Ponty donne ici à entendre vaut non seulement pour le vivant,
mais pour l’être naturel comme tel : « ce qui habite la nature, ce n’est pas l’esprit, mais ce
commencement de sens en train de s’arranger et qui n’est pas tout à fait dégagé […]. Il faut
que le sujet intervienne pour dégager ce sens, mais ce dégagement de sens n’est pas
constituant » (Nat 68).

2/ Descartes donne à penser que l'infini et le fini s'enveloppent plus qu'ils ne s'opposent.

En un sens, la pensée cartésienne pense l'infini comme infini positif, ne veut connaître
que l'être pur et simple (qui est de soi infini) et répugne à attribuer à la finitude une
signification positive. « Pour faire de la perception une connaissance originaire, il aurait fallu
accorder à la finitude une signification positive et prendre au sérieux cette étrange phrase de
la 4e Méditation qui fait de moi “un milieu entre Dieu et le néant”. Mais si le néant n'a pas de
propriétés comme le laisse entendre la 5e Méditation et comme le dira Malebranche, s'il n'est
rien, cette définition du sujet humain n'est qu'une manière de parler et le fini n'a rien de
positif » (PP 54). La finitude est une ombre.

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Mais Descartes ne peut s'en tenir là. D'abord l'infini positif se dérobe à la pensée ; la
sui-causalité est impensable sur le plan des choses et de leurs relations : « “cause de soi” ou
“existence résultant de l’essence” — ce sont là des manières de le décrire à partir de l’ontique,
à partir de l’Innerweltlich [intra-mondain]. Descartes le dit lui-même : cause de soi est indice
d’un problème. A la lettre, c’est impensable » (MBN VIII-2, 331). Si ces concepts doivent
encore nous donner à penser, une transposition dans une autre dimension est nécessaire : ce
qui est impensable sur le plan ontique (l’Ens summum) peut recevoir un sens sur le plan
ontologique (l’Être). L’infini positif fait signe vers l’idée d’une indistinction dans l’Être entre
l’essence et l’existence : l’Être est cause de soi au sens où « l’Être n’est pas causé par autre
que soi » ; en lui l’essence enveloppe l’existence, au sens où « l’existence ici n’est pas due à
autre chose que ce qui est contenu dans l’essence » (idem).

Ensuite la finitude retrouve une signification positive lorsque, dans le doute radical (qui
exprime une finitude — c'est une imperfection que de douter), elle se découvre comme la
négativité infinie de la liberté : la distinction entre le fini et l'infini se brouille. Cet infini
négatif de la liberté humaine a une signification indécise : en un sens, il s'évanouit dans la
pure lumière de la connaissance qui rejoint, autant qu'il est en elle, l'infini positif ; en un autre
sens, il est inscrit une fois pour toutes dans la constitution de la subjectivité dont il fonde la
structure métaphysique.

Le dernier mot n'appartient donc pas à l'opposition de l'être et du néant, de l'infini et du


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fini. Leur rapport est plutôt d'enveloppement réciproque. Reprenant le geste cartésien,
Merleau-Ponty esquisse une ontologie « négative » qui, pensant un enveloppement réciproque
de l’être et du néant, commencerait par le « quelque chose » ou le « pas rien ». Cet
enveloppement donne à penser que le « quelque chose », le il y a, sont inséparables d’une
ouverture, d’un « infini d’ouverture » (MBN VI, 89), qui s'apparente non pas à l’infini positif
de la causa sui mais plutôt à l’infini négatif de la liberté : « le véritable infini ne peut être que
d’Offenheit [d’ouverture] et non pas infini positif, pensé » (MBN VI, 155) 28.
Quand l'infini est pensé comme infini d'ouverture, la finitude peut recevoir une
signification positive, elle peut être pensée « comme une finitude opérante, militante :
l’ouverture d’Umwelt » (VI 305). Mais si on pense l’infini comme Unendlichkeit (c’est-à-dire,
précise Merleau-Ponty, comme en soi ou comme ob-jet), si on pense symétriquement le fini
comme « existence de fait qui a des limites » (idem), ils s’opposent et engagent la pensée dans
la diplopie (l’oscillation entre une posture ou l’infini fait disparaître le fini et une posture où le
fini fait disparaître l’infini). Dans l’ontologie de l’Être vertical, l’infini et le fini sont les deux
faces inséparables de l’Offenheit, c’est-à-dire de notre être au monde. Et c’est pourquoi,

28 . « Le véritable infini ne peut être celui là [l’infini positif] : il faut qu’il soit ce qui nous dépasse ; infini
d’Offenheit et non pas Unendlichkeit – Infini du Lebenswelt [monde de la vie] et non pas infini d’idéalisation –
Infini négatif donc – Sens ou raison qui sont contingence » (VI 223).

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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE 223

conclut Merleau-Ponty, « … je suis pour la métaphysique. Mais elle n’est pas plus dans
l’infini que dans la finitude de fait » (idem).

3/ Descartes ouvre la voie à une pensée de la simultanéité des êtres.

Une pensée de la simultanéité, c’est une pensée qui abandonne le projet métaphysique
de fonder les êtres sur l’un d’entre eux, qui aurait la primauté, et substitue à cette fondation
une relation d’enveloppement. Au lieu d’ordonner et hiérarchiser les êtres, de les dériver ou
les réduire les uns aux autres, il s’agit de les penser l’un dans l’autre, Ineinander, ou de penser
le tissu conjonctif qui les unit, leur « entremonde », sans que cela signifie confusion : ils sont
ensemble du côté de ce qui n’est pas rien, on retrouve tous les autres en chacun, et pourtant ils
ont chacun leur propre sens d’être. Lorsque cet entremonde est pensé temporellement, il prend
le nom de simultanéité – simultanéité de la chair du monde, de la chair du corps et du soi
(« La chair du monde n’est pas expliquée par la chair du corps, ou celle-ci par la négativité ou
le soi qui l’habite – les trois phénomènes sont simultanés », VI 304) ; simultanéité du monde
physique et de la vie (« Le monde physique adapté à la vie aussi bien que la vie au monde
physique. C’est l’idée de la coexistence ou simultanéité : pas de dérivation linéaire d’une
partie de l’Être à partir de l’autre : elles tiennent ensemble », MBN VIII-2, 193) 29.
La pensée de la simultanéité est démythificatrice : elle montre que l'esprit du mythe
apparaît à chaque fois qu'il y a une « thématisation fausse, dans l’ordre de l’étant-explicatif,
de notre expérience de la présence charnelle » (VI 304) – fausse en ce qu’elle dit en termes
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ontiques (ou de causalité) ce qui doit s’articuler en termes ontologiques (ou de simultanéité).
La philosophie doit recueillir la vérité du mythe en se tenant au plus près de ce qui s'y dit :
l’entrelacs de l’homme, des êtres et de l’Être.

Comme Kant l’a dit dans sa Dialectique transcendantale, il existe trois grandes figures
du mythe : théologique, cosmologique, psychologique. Le mythe théologique pense Dieu en
termes d’infini positif et sa relation aux êtres (les créatures) en termes de causalité ou de
fondation (ce qui implique une primauté et une antériorité de l’infini sur le fini). Contre le
mythe, une pensée de la simultanéité retrouve et élève à la pensée explicite le « bougé » de la
théologie : « Il y a dans la théologie bergsonienne, comme peut-être dans toute théologie
depuis le christianisme, une sorte de “bougé” qui fait qu’on ne sait jamais si c’est Dieu qui
soutient les hommes dans leur être humain ou si c’est l’inverse, puisque, pour reconnaître son
existence, il faut passer par la nôtre, et que ce n’est plus là un détour » (EP 33-34). Dieu et
l’homme, l’infini et le fini sont simultanés, ce qui implique, comme nous l'avons vu,
transmutation du sens de l’infini et du fini.

Le mythe cosmologique (qui est une variation du mythe théologique) attribue à la nature
une histoire dont sortiraient par émergences successives la vie et l’esprit. Merleau-Ponty en

29 . « Suture de l’en soi et du pour soi, leur genèse simultanée dans la transcendance charnelle » (MBN VI, 174).

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aperçoit chez Bergson les prémisses, mais aussi le remède : « Quelle que soit l'essence intime
de ce qui est et de ce qui se fait, disait encore Bergson, nous en sommes. Peut-être n'a-t-il pas
lui-même tiré de ces mots tout leur sens. On peut y voir une allusion à quelque évolution
objective qui a fait sortir l'homme de l'animalité, l'animal de la conscience cosmologique,
celle-ci de Dieu, et qui aurait laissé en nous des sédiments : la philosophie consisterait alors à
dater ces sédiments, ce serait une construction cosmologique ; la conscience se chercherait
des ancêtres dans les choses, elle y projetterait des âmes ou analogues d'âmes ; la philosophie
serait un panpsychisme. Mais, puisque Bergson dit qu'elle est une perception généralisée, c'est
dans la perception actuelle et présente, non dans quelque genèse aujourd’hui révolue, qu’il
faut chercher notre rapport d’être avec les choses. » (EP 23) Une ontologie de la Nature est
bien fondée sur une parenté ou un rapport d’être que nous avons avec les choses, mais cette
parenté ne doit pas être comprise comme un « hylozoïsme » (VI 304) — une conception de la
nature selon laquelle la vie et l’esprit seraient préformés dans une nature en soi —, la parenté
n'est nulle part ailleurs que « dans la perception actuelle et présente », c’est-à-dire dans
l’enveloppement réciproque de la Nature et de nous. Peut-être enfin cette simultanéité nous
permet-elle de prendre une distance critique ou interrogative vis-à-vis de cette forme
« scientifique » du mythe cosmologique que pourrait bien être la pensée darwinienne,
« philosophie artificialiste », commente Merleau-Ponty, combinant « l’ultra-mécanisme » et
« l’ultra-finalisme ». Reposant sur une ontologie actualiste ou sur « le principe ontologique du
tout ou rien » (RC 136), elle lie les êtres dans des rapports de superposition (où l’on reconnaît
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la pensée du fondement), alors que « les êtres vivants ne sont pas superposés les uns aux
autres, le dépassement, de l’un à l’autre, est, pour ainsi dire plutôt latéral que frontal, et l’on
constate toutes sortes d’anticipations et de réminiscences » (idem).

Enfin, le mythe psychologique consiste à poser une sphère d’immanence, d’intériorité,


une sphère de vécus ouvrant un monde par « transcendance active ». Le mythe psychologique
a été ébranlé par Kant, en ce qui concerne, du moins, la substantialité de l'âme ; il a été aussi
ébranlé par le dernier Husserl qui cherche, en deçà de l'intentionnalité d'acte, une
intentionnalité opérante. Mais il se pourrait qu'il ait été ébranlé d'abord par celui qui passe
pour en avoir pourtant été l'initiateur. C'est du moins ce que donne à entendre la relecture
merleau-pontienne du cogito dans les derniers cours du Collège de France, et la distinction
entre un cogito vertical, inscrit dans la texture même de l’être, et un cogito horizontal ou
réflexif.

Formulant le projet de l’ouvrage interrompu, Merleau-Ponty écrivait : «… Mais qu’il


s’agisse du possible et de l’actuel, de la causalité et de la finalité, de l’esprit et du corps, du
sujet et de l’objet, de l’infini et du fini, de l’essence et de l’existence, du positif et du négatif,
ou, ce qui résume tout, de l’être et du néant, nous aurons à montrer plus d’une fois dans ce

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DESCARTES ET LE LABYRINTHE DE NOTRE ONTOLOGIE 225

livre que les notions et les oppositions selon lesquelles la philosophie d’occident travaille
depuis trois siècles et demi ou davantage sont prises dans un mouvement qui ne permet plus
de les identifier – “Nous vivons dans des ruines de pensée” écrit un contemporain (Eugen
Fink) » (MBN VI, 4). Si ces ruines donnent à penser, c’est au sens où elles annoncent une
pensée qui s’affranchirait des bifurcations, une pensée à laquelle Descartes ouvre la voie, bien
que l’œuvre cartésienne soit aussi (ou parce qu’elle est aussi) une recherche du clair et du
distinct par les bifurcations : « Descartes est le plus difficile des auteurs », « parce qu’il est le
plus radicalement ambigu […]. C’est celui qui a le plus de contenu latent » (NC 264) — il
« est à la fois le plus profond et le moins satisfaisant des philosophes » (MBN VI, 75).

Lycée Lakanal-Sceaux
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