(1ère partie)
Patricia von Münchow, maître de conférences, Université Paris Descartes, Laboratoire Éducation
et apprentissages (EDA), Paris, pvmuenchow@noos.fr
Résumé
Dans cet article, il s’agit de mettre en évidence différents positionnements concernant le rapport
entre langue, discours et culture et de montrer dans quelle mesure ces positionnements permettent
de rendre compte d’une série de réalités en matière de communication interculturelle et
d’enseignement-apprentissage. On défend une position consistant à clairement opposer la langue
au discours lorsqu’il s’agit d’établir leur rapport avec la/une culture. On s’efforce ensuite de
montrer comment on conçoit l’articulation de ces trois éléments à l’intérieur de l’approche
transculturelle qu’est la « linguistique de discours comparative ». On explique comment on arrive
à accéder à ce qu’on appelle des « cultures discursives » à partir de l’étude des genres et on montre
la nature mobile, à plusieurs titres, de la notion « culture discursive » en linguistique de discours
comparative.
Abstract
This paper examines arguments put forth by different researchers on the relationship between
language, discourse and culture and shows what these arguments imply for intercultural
communication and language teaching and learning. The author defends a position consisting in
clearly opposing language and discourse as far as their relationship with culture is concerned. She
then shows which connection may be established between language, discourse and culture in a
cross-cultural approach called « comparative discourse linguistics ». She explains how one can
come to conceive « discursive cultures » by establishing an analytical network between different
genres and shows the mobile nature, on different levels, of the notion of « discursive cultures » in
comparative discourse linguistics.
Introduction
Langue, discours, culture : différents positionnements
I.A. Langues et « visions du monde »
I.B. De l’intérêt de distinguer « langue » et « discours » lorsqu’on parle de « culture »
I.C. Langues et « cultures discursives »
I.D. Culture et discours
II Langue, discours et culture en linguistique de discours comparative
II.A. Le cadre méthodologique de la linguistique de discours comparative
II.B. La langue en linguistique de discours comparative
Texte intégral
Introduction
Lorsqu’on est engagé, dans le cadre des sciences du langage, et plus particulièrement dans celui
de l’analyse du discours, dans un champ qui couvre ce qu’on peut appeler les approches
interculturelles (au sens étroit) 1 ainsi que transculturelles ou comparatives (« cross-cultural »), la
relation entre langue, discours et culture est une question centrale, sinon la question centrale. Dans
cet article, il s’agira dans un premier temps de mettre en évidence différents positionnements
concernant le rapport entre langue, discours et culture et de montrer dans quelle mesure ces
positionnements permettent de rendre compte d’une série de réalités envisageables en matière de
communication interculturelle et d’enseignement-apprentissage. Dans un deuxième temps, je
m’efforcerai de montrer comment je conçois l’articulation de ces trois éléments à l’intérieur d’une
approche transculturelle que j’ai appelée « linguistique de discours comparative ».
Différents chercheurs perçoivent de différentes façons le rapport entre langue et culture, discours
et culture et, enfin, langue et discours par rapport à la culture. On passera en revue, dans les pages
qui suivent, un certain nombre de positionnements différents, avant de prendre position dans le
débat.
Un grand nombre de chercheurs pensent, comme P. SIBLOT (1997 : 52-53), et même s’ils
n’utilisent pas la même terminologie, que « [d]es praxis différentes selon les cultures conduisent à
des représentations différenciées et motivent des catégorisations linguistiques de la réalité
distinctes. » SIBLOT affirme :
C’est à travers les « grilles » de logosphères diversement élaborées par les langues et les cultures
que chaque locuteur peut, non seulement concevoir et catégoriser, mais aussi percevoir le monde.
Des locuteurs d’aires linguistiques différentes « ne parlent pas immédiatement de la même chose »,
de manière objective ; ils ne parlent jamais que de la perception culturalisée et socialisée qu’ils en
ont. (SIBLOT, 2001a : 196)
Le rôle que SIBLOT accorde à la langue pour la « vision du monde » des locuteurs semble
primordial, mais il faut voir que dans la perspective praxématique qui est la sienne, l’opposition
langue/discours n’est pas réellement pertinente. En effet, pour SIBLOT, chaque acte de nomination
fait évoluer la langue. Il s’exprime ainsi, à propos de « l’hypothèse Sapir-Whorf »:
Le lexique n’est pas une nomenclature de dénominations qui désigneraient les mêmes êtres et les
mêmes objets à travers le monde, le temps, les milieux sociaux... Il est la sommation d’actes de
parole conjoncturels, d’actes de nominations /…/ [dans lesquels] s’expriment des points de vue,
par définition relatifs, et dont la relativité linguistique constitue un des aspects. (SIBLOT, 2001b :
140)
Ce point de vue sur la langue comme incluant l’emploi, la parole, le discours est largement partagé
et il est en effet incontestable, en ce qui concerne notamment le lexique, que les « mots, qu’il faut
bien évidemment rapporter à ceux qui les emploient, ont forcément “empilé” au cours du temps
des traits ou des représentations sémantiques différents (ce que P. Siblot appelle le dialogisme de
la nomination et ce que [S. MOIRAND a] nommé la mémoire des mots /…/), que les locuteurs
eux-mêmes ont partiellement oubliés » (MOIRAND, 2004 : 204). En effet, « les mots et les
énoncés ont une histoire, l’objet dont on parle a été pensé avant par d’autres et les noms qu’on lui
donne sont toujours “habités” des sens qu’ils ont déjà rencontrés » (MOIRAND, 2007 : 102). 2
Cette conception « large » de la langue et une volonté de « décrire ces processus complexes
d’interférence et d’interpénétration entre la langue en tant que système, les pratiques discursives
et les systèmes de perception du monde des locuteurs » (BEAL, 2002 : 17) ont mené à la création
d’une panoplie de termes, non (parfaitement) synonymes et inscrits dans des cadres théoriques
divers, comme « “ethnosyntaxe”, “philosophie de la grammaire” (Wierzbicka 1988 sur le lien
possible entre certaines constructions grammaticales spécifiques d’une langue et les valeurs
culturelles partagées par ses locuteurs natifs), “linguaculture” (Agar 1994) ou encore “linguistique
de l’interculturel” (Clyne 1994) » (BEAL, 2002 : 17-18). Le terme « linguaculture » d’Agar est
particulièrement souvent cité par les spécialistes de l’interculturel, qu’ils travaillent sur la
comparaison ou non, alors que les didacticiens des langues se réfèrent généralement au terme bien
plus ancien « langue-culture » de R. GALISSON, qui a également fait circuler la notion de
« lexiculture ». 3
La conception large de la langue comme incluant le discours reflète, comme je l’ai indiqué, une
certaine réalité, mais elle pose deux problèmes majeurs. Le premier problème est celui du rapport
de filiation, très souvent revendiquée, avec les travaux de W. VON HUMBOLDT, E. SAPIR et
B. L. WHORF ou encore avec ce qu’on appelle souvent, alors que le terme a été créé par les
détracteurs des chercheurs en question, « l’hypothèse Sapir-Whorf ». Certains, comme
C. KERBRAT-ORECCHIONI (2002 : 36), par exemple, indiquent clairement qu’ils étendent le
domaine de « la langue » par rapport au « paradigme “humboldtien” des recherches en sciences du
langage (F. Boas, J. Trier, E. Sapir, B. L. Whorf) », d’autres non. Car en effet, aussi bien SAPIR
(1967, 1968) et WHORF (1940, 1956) que HUMBOLDT (1903-1936a, 1903-1936b) – moins
souvent évoqué que les premiers, mais dont les recherches et réflexions se sont construites un
siècle avant SAPIR – parlent uniquement de la langue en tant que système de règles ou « code »
et non pas des régularités discursives. Ainsi le fait de se référer à SAPIR et WHORF ou encore à
HUMBOLDT pour justifier l’usage d’un terme comme « langue-culture » dans une optique
clairement discursive constitue-t-il un contresens.
L’autre problème que pose à mon sens la conception large de la langue, ou encore la non-
distinction entre langue et discours, est de type heuristique. Car si la « mémoire des mots »
(MOIRAND) implique qu’on ne peut parler une langue « sans histoire » et donc « sans culture »,
il n’est pas obligatoirement juste de dire que « [p]arler une langue, c’est aussi exprimer la culture
dont elle procède et dans laquelle elle s’inscrit » (KERBRAT-ORECCHIONI, 2002 : 53). Si c’était
juste, il faudrait en effet se demander comment fonctionne la maîtrise d’une langue pluricentrique,
car il existe en effet beaucoup de langues qui ne s’inscrivent pas dans une culture. On peut par
ailleurs très bien parler une langue et exprimer une culture qui s’inscrit dans une autre ou d’autres
langue(s)4.
Une étudiante Erasmus québécoise a récemment décrit, dans un travail universitaire pour valider
l’un de mes enseignements, son cheminement de pensée et d’expérience depuis son départ du
Québec jusqu’à la fin de son séjour de six mois en France 5 : pensant que le fait de partager une
langue signifiait nécessairement partager une culture, elle avait minimisé (cf. BENNETT et
BENNETT, 2004) les différences culturelles qu’elle s’attendait à trouver en France par rapport à
sa communauté ethnolinguistique d’origine. « [P]our bien des Québécois, en effet, notre culture et
la culture française se ressemblent nécessairement, puisque nos ancêtres viennent de ce pays, et
que nous parlons la même langue. De plus, comme je ne me sentais pas proche culturellement du
Canada anglais ni des États-Unis, j’avais l’impression que j’allais effectuer un pèlerinage en terre
connue », dit-elle. Au fur et à mesure qu’elle découvre les différences de culture – et surtout les
différences dans les conventions discursives – entre sa communauté d’origine et la communauté
d’accueil, elle découvre aussi qu’elle se sent « avant tout nord-américaine ». Finalement, elle pense
partager davantage d’éléments de culture – là encore, au niveau des conventions discursives, avant
tout (longueur des tours de parole, conditions d’emploi de l’acte d’excuse, etc.) – avec les
Canadiens anglophones, voire avec les « États-uniens », qu’avec les Français.
M. CLYNE (2006 : 98) fait (implicitement) la différence entre langue et discours en affirmant
qu’il faut se poser la question de savoir ce qu’on peut attendre des apprenants d’une langue 2 en
termes de maîtrise des normes pragmatiques (qui relèvent des conventions discursives et non des
règles linguistiques) puisque « la pragmatique est enracinée dans les valeurs culturelles, ce qui
peut affecter l’identité d’une personne » 6. Puis il met en évidence des différences en termes de
conventions discursives entre les différentes variétés régionales d’une langue « pluricentrique »
comme l’anglais, l’allemand et le néerlandais, liste à laquelle on pourrait ajouter le français, bien
entendu. Il critique le fait (op. cit. : 101) qu’en matière d’enseignement/apprentissage des langues,
ce sont les normes d’une variété généralement bien minoritaire (l’anglais d’Angleterre ou des
États-Unis versus les variétés parlées dans d’autres parties du monde, par exemple) qui sont
imposées à tous et il insiste sur la nécessité d’arriver à une plus grande tolérance en termes de
« variation pragmatique » (« pragmatic variation »), qu’on pourrait reformuler à l’aide de la
notion de « cultures discursives ».
C. BEAL (2002 : 19) fait remarquer, en se référant à J. GUMPERZ, qu’on peut imaginer un
ensemble de locuteurs qui « partageraient une même langue sur le plan du code, mais ne se
comprendraient pas, ou du moins se comprendraient mal, pour cause de divergences au niveau de
la pragmatique et des apriori culturels. » Inversement, des locuteurs parlant des langues différentes
peuvent partager des conventions discursives similaires s’ils appartiennent « à une même zone
géographique et culturelle ». G. TREGUER-FELTEN (2002) montre l’influence de la culture
d’origine des concepteurs dans des brochures d’entreprises chinoises et françaises rédigées en
anglais. S. MOIRAND et G. TREGUER-FELTEN (2007) insistent également sur la part culturelle
dans la rédaction d’écrits professionnels d’un même groupe international. Les membres de ce
groupe communiquant souvent en anglais quelle que soit leur langue maternelle, les auteurs
demandent s’il ne faut pas « considérer une langue commune – ici, l’anglais – non plus comme le
lien qui transcende les spécificités culturelles, mais comme un masque voilant, à l’insu de ses
utilisateurs, les différences quant au sens donné à tel ou tel terme ? » (op. cit.: 19). Il me semble
qu’on pourrait renoncer aussi bien à l’une qu’à l’autre de ces visions et considérer l’anglais, dans
ce cas, comme un outil qui permet aux locuteurs de langues maternelles différentes de mieux
communiquer que dans une autre langue – ou de communiquer un peu, si l’on veut. Mais il faut
espérer que ces différents locuteurs d’anglais langue étrangère ne confondent pas un code (qu’ils
partagent) et une culture discursive (qu’ils ne partagent peut-être pas), confusion qui est pourtant
presque inévitable chez des locuteurs non avertis.
Toutes sortes d’influences réciproques sont d’ailleurs possibles, sur le plan des conventions
discursives, entre celles qui relèvent de la variété dominante d’une lingua franca et celles (de la
variété dominante ou d’une autre variété) d’une autre langue. Ainsi C. BÖTTGER (2007) montre,
sur un corpus de « textes d’affaires » (« business texts »), dont certains sont traduits de l’allemand
en anglais américain, d’autres de l’anglais en allemand, d’autres encore directement rédigés en
anglais ou en allemand, que les conventions discursives typiques des textes en anglais américain
se retrouvent dans les textes allemands après traduction, mais aussi, de plus en plus, dans les
originaux allemands. Cependant, on relève aussi un maintien des conventions discursives
allemandes (d’Allemagne) et donc de la « culture discursive » allemande dans les textes allemands
traduits en anglais. Ainsi, pour l’auteur, la standardisation et « l’hybridisation » sont-elles les deux
aspects du changement de ce que j’appelle les « cultures discursives » dans le domaine des « textes
d’affaires ».
Ainsi je préfère distinguer la « langue », au sens de « code », de la « culture discursive », qui inclut
les représentations sociales des « objets » (au sens large) telles qu’on peut les inférer des
représentations discursives construites à l’intérieur de telle communauté ethnolinguistique et dans
tel genre discursif, d’un côté, et les représentations sociales en cours dans telle communauté au
sujet des formes discursives que tel genre discursif oblige/autorise à ou interdit de produire. 7 Cette
distinction entre langue et culture discursive permet de penser le cas de partage d’une langue et de
non-partage de conventions discursives de même que le cas inverse. À l’intérieur d’une approche
transculturelle, elle rend possible aussi bien la comparaison de corpus relevant de la même langue,
mais de communautés ethnolinguistiques différentes que la découverte de « phénomènes
translangagiers » sans qu’il ne soit nécessairement question d’une culture translangagière.
Pour en revenir à l’opposition langue/discours, je considère non seulement qu’il faut éviter de la
supprimer, mais il me semble aussi, comme l’implique d’ailleurs la notion de « culture
discursive », que la culture « réside » certes dans les structures syntaxiques et dans les mots, mais
beaucoup plus encore dans ce qui doit et ne doit pas, peut et ne peut pas être dit et comment dans
telle situation de communication, autrement dit dans le discours. Ph. D’IRIBARNE (2008 : 147)
affirme, lui aussi, après avoir proposé un petit inventaire de penseurs – HUMBOLDT,
DURKHEIM, SAPIR et WHORF, LEVI-STRAUSS – pour qui les différentes langues fournissent
des cadres différents à la pensée, que « [c]ertes, la manière dont on parle, au sein d’une certaine
société, de ce qui concerne ce vivre ensemble est extrêmement révélatrice de la culture qui y
prévaut. Mais il s’agit alors beaucoup plus de la manière spécifique dont les ressources générales
du langage sont mises en œuvre que de ce qui est propre à une langue déterminée. » C. KERBRAT-
ORECCHIONI se positionne d’une manière semblable :
Dans certains cas, il semble raisonnable d’admettre une incidence directe des structures
linguistiques sur les comportements conversationnels : par exemple, sur la rareté des interruptions
en allemand /…/ [mais] de tels cas sont finalement plutôt rares : l’influence de la langue semble
globalement secondaire, comme en témoignent les variations considérables des comportements
communicatifs au sein de l’anglophonie. (KERBRAT-ORECCHIONI, 1994 : 123)
Après m’être située par rapport à d’autres positionnements concernant la relation entre langue,
discours et culture, je m’efforcerai, dans les pages qui suivent, de présenter une approche, la
linguistique de discours comparative, qui permet d’articuler d’une façon qui me semble nouvelle
les notions discutées dans cet article, de même que celle de « genre », indispensable pour mettre
en place l’articulation en question.
L’intérêt à long terme de la linguistique de discours comparative telle que je la conçois est de
permettre au chercheur de comparer différentes cultures discursives par l’intermédiaire des
productions verbales qui en relèvent. Dans cette optique, je cherche à mettre en rapport non pas
différentes langues, comme le fait traditionnellement la linguistique contrastive, mais les
manifestations d’un même genre discursif dans au moins deux communautés ethnolinguistiques
différentes, genre dont il s’agit alors de décrire et d’interpréter les régularités et les variabilités
discursives. Le modèle interactif suivant (voir infra Lien), dont la construction se fonde sur
certaines propositions de S. MOIRAND (1994 : 179) et de J.-M. ADAM (1992 : 21), permet
d’illustrer les différentes étapes de la comparaison. Il établit la relation de va-et-vient entre les
représentations sociales, les représentations mentales, les représentations discursives, les modules
langagiers (énonciatif, sémantique, compositionnel) et les marques linguistiques.
Pour qu’on puisse comparer les marques linguistiques, seules données « objectivables » mais qui
sont toujours propres à une langue donnée, il faut les relier à des catégories que j’appelle
langagières, c’est-à-dire propres au langage humain, mais non à telle ou telle langue. Les marques
linguistiques qu’on peut rattacher – de façon prototypique et non pas bi-univoque – à chaque
catégorie langagière varient d’une langue à l’autre. Les catégories langagières relèvent, à leur tour,
de l’un des modules énonciatif, sémantique et compositionnel. Le module compositionnel
privilégie l’étude des relations entre les énoncés eux-mêmes alors que le module énonciatif se
rapporte à la relation énonciateur-énonciataire-énoncé et que le plan sémantique concerne la
relation entre l’énoncé et le monde.
Chacun des trois modules permet de mettre en place un certain nombre d’entrées d’analyse,
correspondant aux catégories langagières. Sur le plan énonciatif, on peut, par exemple, se poser la
question du positionnement de la personne (du destinateur et du destinataire), du positionnement
dans le temps, de l’emploi du discours rapporté et de la désignation et de la caractérisation de
certains phénomènes. Le module compositionnel peut donner lieu, par exemple, à une description
de l’utilisation des différents types textuels, des plans de texte (cf. notamment ADAM, 2005 : 176-
184) et de la présentation « spatiale » et typographique des éléments d’information. Les choix
thématiques, les champs sémantiques récurrents, etc., peuvent être étudiés au niveau sémantique.
En linguistique de discours comparative, c’est seulement après cette description linguistique que
la mise en relation des traits énonciatifs, sémantiques et compositionnels les uns avec les autres
permet d’inférer – dans un mouvement interprétatif – des hypothèses quant aux représentations
qui circulent dans telle communauté ethnolinguistique sur le rôle des différents locuteurs impliqués
et du genre lui-même (interprétation « simple »). Tout document (écrit ou oral) consiste en effet
en des traces linguistiques de représentations discursives (GRIZE, 1996 : 69) que l’analyste
(re)construit. Par l’intermédiaire des représentations discursives, qui produisent des
représentations mentales chez le destinataire du document, l’analyste peut inférer les
représentations mentales (op. cit. : 63) du destinateur. Les représentations mentales du destinateur
sont influencées par les représentations sociales (cf. GUIMELLI, 1999 : 63) en cours dans la
communauté ethnolinguistique en question et les représentations mentales du destinataire ont à
leur tour une influence sur ces représentations sociales, qui évoluent. En effet, si « les
représentations ne sont pas des images d’une réalité qui leur serait extérieure et indépendante »,
c’est aussi parce qu’elles « jouent un rôle à la fois structuré et structurant par rapport à elle »
(MONDADA, 1998 : 130). 9 C’est en cela qu’à travers les représentations discursives construites
dans une série de documents et les représentations mentales inférées on a accès aux représentations
sociales. Après l’interprétation « simple », les représentations peuvent être reliées – par
l’interprétation de l’analyste, là encore – à des causalités institutionnelles, historiques, matérielles,
etc. (interprétation « causale »). Ces causalités sont potentiellement à chercher dans des domaines
différents selon le genre qu’il s’agit d’analyser.
• Einige sprachliche Besonderheiten seien hier noch kurz erwähnt: In der Regel spreche ich
Sie ganz persönlich an. Mit diesem « Sie » meine ich (meistens) beide Eltern, Vater und
Mutter. /…/ [Diekmeyer 20] [Que quelques particularités langagières soient mentionnées
brièvement ici : en général je m’adresse à vous très personnellement. Avec ce « vous » je
me réfère (le plus souvent) aux deux parents, père et mère. /…/]
• C’est ensemble que les parents vont partager les joies et les soucis, mais aussi les tâches
matérielles. C’est donc au père et à la mère que je m’adresse. [Pernoud 18]
Dans l’extrait suivant d’une autre préface, l’auteur ne fournit pas de micro-séquence
métadiscursive précisant quel est le destinataire de l’ouvrage et la construction du destinataire est
donc plus discrète. Elle est néanmoins explicite car le déictique référant au destinataire « vous »
est immédiatement reformulé par l’apposition « les parents » :
• Le médecin, le pédopsychiatre, le pédiatre ou le généraliste ne peuvent intervenir qu’en
alliance et partenariat avec vous, les parents. [Rufo 5]
Mais cette présence explicite, voire explicitée du destinataire du guide dans la préface ne coïncide
pas toujours avec le positionnement de la personne de ce destinataire au cœur de l’ouvrage, comme
le montrent les extraits suivants :
• Wenn Sie später einen Rucksack verwenden bei etwas längeren Ausflügen, wird sich der
Vater des Kindes gern betätigen. [Diekmeyer 152] [Si vous utilisez un sac à dos plus tard,
lors de sorties un peu plus longues, le père de l’enfant entrera volontiers en action.]
• Vous allez voir d’ailleurs. Bébé a faim, il tète ; si vous le caressez, il s’arrête de téter ; si
vous continuez à le caresser, il prolonge la pause tant il est heureux de ce signe de
reconnaissance qui lui est plus cher que la satisfaction de la faim. Ou bien : son père parle
doucement au bébé, « areu… gligli… », tendrement, et, s’il sait attendre, le nouveau-né,
délicatement, presque imperceptiblement, réagit, clignote d’un œil, soulève légèrement un
coin de lèvre. [Pernoud 178-179]
Les déictiques « Sie » (« vous »), dans les extraits allemands, et « vous », dans les extraits français,
ne peuvent avoir comme référent que la mère et non les deux parents, comme permet de le
comprendre la suite de l’énoncé ou du document, dans laquelle on se réfère au père à la troisième
personne. À travers un certain nombre de traces linguistiques se dessinent donc la représentation
discursive des deux parents comme destinataires du guide parental, d’un côté, et de la seule mère-
destinataire, de l’autre. Ainsi les auteurs ont-ils deux types de représentations mentales
contradictoires de l’implication respective de la mère et du père dans la parentalité, la
représentation du père « impliqué » étant sans doute plus consciente que celle du père absent. On
a en effet l’impression que les auteurs, qui affichent leur volonté d’adresser leur ouvrage aux deux
parents, volonté conforme à une certaine représentation sociale contemporaine de la parentalité,
ne peuvent persister dans cette entreprise parce qu’ils sont inconsciemment rattrapés par des
représentations (sociales) plus anciennes. On peut aussi supposer que se manifeste ici un décalage
entre les représentations (mentales) que se font les auteurs de la parentalité elle-même, d’un côté,
et celles qu’ils se font du discours à tenir sur la parentalité, de l’autre, représentations elles aussi
façonnées par les représentations (sociales) en cours en France et en Allemagne. Pour esquisser
également une interprétation causale, on peut relier les représentations sociales en cours au
mouvement de lutte pour les droits de la femme au 20 e siècle, d’une part, et, de l’autre, à 200 ans
de responsabilité essentiellement maternelle pour l’enfant aussi bien en France qu’en Allemagne
(BADINTER, 1980 : 280, BECK-GERNSHEIM, 2006 : 43-45).
C’est au niveau des causalités invoquées lors de la deuxième phase de l’interprétation qu’on
retrouve la langue, en linguistique de discours comparative.
Elle fait en effet partie des institutions pouvant être convoquées pour expliquer telle ou telle
différence entre les cultures discursives. Or, lorsque la comparaison est effectuée entre des
communautés ethnolinguistiques occidentales, l’impact de la langue est extrêmement réduit. Ainsi
n’ai-je pu relever, lors des comparaisons de genres discursifs français et allemands que j’ai menées
jusqu’là, qu’une seule différence linguistique pouvant être considérée comme influençant des
choix discursifs. Il s’agit de la différence de structure entre le discours indirect français et
allemand, qui explique (en partie) la différence quantitative dans la présence du discours indirect
dans les corpus correspondants. On peut en effet mettre en rapport cette différence quantitative
avec la possibilité, an allemand et dans un contexte « de parole », de clairement marquer le
discours indirect à l’aide d’un subjonctif seulement ‒ et donc sans introducteur ou modalisateur,
ce qui constitue un facteur d’économie syntaxique considérable. En effet, le subjonctif constitue,
d’après U. ENGEL (1988 :113), « un indice de reproduction tellement fort qu’il suffit seul pour
l’indexation »12. Comme le constate déjà W. GUENTHER (1927 : 70), cette possibilité semble
mener à une utilisation plus étendue du discours indirect en allemand que dans les langues
romanes.
Dans l’exemple suivant, tiré d’un journal télévisé, le subjonctif dans les énoncés « die
Rettungsmannschaften seien erst sehr spät gekommen » (« les équipes de sauvetage n’étaient
venues que très tard ») et « alles sei ein großes Wunder » (« tout était un vrai miracle ») indique
sans équivoque que le discours indirect continue 13 après une première occurrence – identifiable
en tant que telle grâce à la combinaison d’un introducteur verbal de parole et du subjonctif dans la
subordonnée – qui fournit le contexte de parole :
/…/ [une femme à l’écran, voix over journaliste :] Passagiere berichteten sie seien dem
Flammenmeer nur entkommen weil die Türen der Notausgänge von selber aufflogen die
Rettungsmannschaften seien erst sehr spät gekommen alles sei . ein großes Wunder /…/
[[une femme à l’écran, voix over journaliste :] des passagers ont raconté qu’ils n’avaient pu
échapper à l’océan de feu que parce que les portes des sorties de secours s’étaient ouvertes d’elles-
mêmes ils ont dit que les équipes de sauvetage n’étaient venues que très tard et que tout était un
vrai miracle /…/] 14
De toute évidence, le fait que le subjonctif permet d’enchaîner, tout en les identifiant clairement
comme relevant du discours rapporté, un nombre illimité d’énoncés sans qu’il ne soit nécessaire
de répéter l’introducteur rend cette forme très productive en particulier dans les genres discursifs
dans lesquels il s’agit de façon centrale de rapporter du discours et dans lesquels les règles
déontiques veulent que le locuteur indique (assez) clairement ce qui relève du discours rapporté et
ce qui n’en relève pas.
Ainsi, dans le journal télévisé, là où les journalistes allemands utilisent le discours indirect
« léger » sans introducteur, leurs collègues français semblent choisir plutôt le discours direct dont
le locuteur rapporté apparaît à l’écran 15 (MÜNCHOW, 2004 : 102-109). Ce mode de discours
direct peut être, lui aussi, « débarrassé » d’introducteur et permet par ailleurs, tout comme le
discours indirect allemand avec subjonctif seul, d’enchaîner un nombre d’énoncés illimité sans
qu’il n’y ait de doute sur la prise en charge énonciative.
Dans un genre comme les guides parentaux, le discours direct est également plus récurrent que le
discours indirect dans les ouvrages français, alors que les auteurs allemands ont davantage recours
au discours indirect, mais la différence de distribution est moins forte que dans le journal télévisé
(dont certains exemplaires français contiennent deux fois plus de discours direct que de discours
indirect, alors que le rapport est inversé dans certains journaux télévisés allemands (MÜNCHOW,
2004 : 154-157)). On peut supposer qu’il est plus important, sur le plan déontique, pour un
présentateur ou reporter de journal télévisé de faire comprendre si c’est lui-même qui parle ou s’il
rapporte le discours d’un acteur ou témoin de l’événement qu’il ne l’est pour un auteur de guide
parental de faire savoir exactement s’il rapporte le discours de la mère qui s’adresse à l’enfant ou
s’il émet une recommandation générale.
Le discours rapporté dans les guides parentaux consiste souvent, par exemple, à représenter le
discours dont l’auteur souhaite que la mère le tienne face à son enfant. Or lorsqu’il s’agit de faire
dire à la mère non pas un seul énoncé, mais un discours plus consistant et ceci en discours indirect,
l’auteur ne fait pas toujours comprendre de façon univoque où s’arrête le discours indirect. Dans
le passage suivant, traitant de ce qu’il faut faire lorsque l’enfant sort de son lit, on glisse d’abord
du discours indirect marqué à la suite non marquée de discours indirect. En effet, à partir de « c’est
son droit », le « que » complétif n’est plus répété :
• D’abord lui parler. Expliquez-lui que vous êtes fatigués, que maintenant vous allez dormir ;
qu’il peut pleurer, c’est son droit, ce n’est pas grave. Mais il ne doit pas sortir de sa
chambre. [Antier 161]
Mais alors qu’on suppose qu’il s’agit toujours là du discours indirect, que l’auteur n’indique plus
de façon syntaxiquement univoque parce que ce serait trop fastidieux, on ne sait plus du tout « qui
parle » ensuite : L’énoncé « Mais il ne doit pas sortir de sa chambre » est-il à adresser à l’enfant
par la mère ou constitue-t-il une information pour la seule lectrice de la part de l’auteur ? Rien ne
permet de trancher et on ne peut donc pas savoir, pour ce passage, où s’arrête exactement le
discours indirect, autrement dit ce qu’il faut dire à l’enfant et ce qu’il faut garder pour soi.
Ces extraits font comprendre pourquoi le discours indirect allemand est plus facilement utilisable
dans n’importe quel contexte que le discours indirect français, mais ils montrent aussi que cela
peut être une raison plus ou moins contraignante selon les genres discursifs pour utiliser plutôt un
discours direct plus univoque et plus « léger » sur le plan syntaxique. Cela étant, ne serait-ce que
le fait que certains journaux télévisés et guides parentaux dérogent à la prépondérance du discours
direct ou du discours indirect respectivement en France et en Allemagne indique que les
« causalités » en jeu peuvent être autres – du moins en partie – que linguistiques et/ou génériques.
En effet, le journal télévisé heute journal comporte, bien qu’étant allemand, plus de discours direct
que de discours indirect et l’inverse est vrai pour le 19/20, qui est pourtant fabriqué et diffusé en
France. De même, le discours direct est moins récurrent dans le guide parental d’Antier que dans
les autres ouvrages français du même genre.
Conclusions
Annexes
Liens