Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
La souffrance
et
le moyen d’y mettre fin
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et
3 de l’article L122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions réservées à l’usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, sous
réserve du nom de l’auteur et de la source, que « les analyses et les courtes citations
justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou
d’information », toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite (art. L122-4). Toute
représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, notamment par
téléchargement ou sortie imprimante, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Le présent
document ne constitue pas un livre au sens juridique du terme. La présente édition est
partagée gracieusement au format numérique, en tant que document de recherche sans
attribution particulière. Elle n’en demeure pas moins soumise au droit de la propriété
intellectuelle.
INTRODUCTION......................................................................................................................1
I La souffrance............................................................................................................................7
La sélection naturelle..............................................................................................................9
De l’atome à la vie................................................................................................................21
L’être humain et ses sentiments............................................................................................34
Le principe de surenchère.....................................................................................................43
Divergence des intérêts.........................................................................................................60
Lutter contre le courant........................................................................................................66
La nécessité d’un absolu.......................................................................................................74
Le futur à la rescousse du présent........................................................................................87
Surcharge de désir, excès de souffrance...............................................................................99
Conclusion..........................................................................................................................107
II La délivrance de la souffrance.............................................................................................112
Sur les traces du bonheur....................................................................................................113
Le monde comme illusion..................................................................................................125
La connaissance..................................................................................................................136
Le non-dualisme.................................................................................................................141
Le dualisme........................................................................................................................152
Choisir une voie..................................................................................................................164
Les pouvoirs spirituels........................................................................................................172
CONCLUSION.......................................................................................................................177
BIBLIOGRAPHIE..................................................................................................................182
INTRODUCTION • 1
INTRODUCTION
Le titre de cet ouvrage est une référence à une phrase célèbre prononcée
par Bouddha alors qu’on lui demandait en quoi consistait sa doctrine : « Je
n’enseigne que deux choses : la souffrance et la délivrance de la
souffrance. » C’est sur cette dualité que nous nous baserons, celle du
constat d’un problème et de sa résolution. Cette référence n’est pas gratuite
et nous aurons l’occasion de vérifier qu’il est difficile de rechercher le
bonheur sans s’intéresser au bouddhisme, ou du moins à la pensée
orientale telle qu’on la trouve également dans le Védanta indien, le
taoïsme ou le zen, des écoles spirituelles qui, si elles se font une place en
Occident depuis un demi-siècle, peinent à répandre dans la société leurs
enseignements les plus profonds.
La sélection naturelle
Tout mal, pour être éradiqué, doit être traité à la racine. Autrement, il ne
disparaît que pour mieux revenir, à la manière d’une mauvaise herbe. Pour
apaiser les souffrances humaines, il est donc indispensable de trouver leur
origine, souvent plus profonde que ce que l’on pense a priori. On considère
fréquemment comme la source de nos maux un élément qui n’est en fait
lui-même que la conséquence de quelque chose de plus lointain. On prend
alors pour l’Origine avec un grand O ce qui n’est qu’un maillon au sein
d’une longue chaîne de causes et de conséquences.
Dès lors, si l’on souhaite découvrir la racine du mal qui nous ronge, il
nous faut remonter cette chaîne de maillon en maillon, en se demandant à
chaque étape : « Comment en suis-je arrivé là ? Pourquoi cela s’est-il
produit ? » Cette démarche est valable pour tous les maux, les manques,
les frustrations, que l’on choisisse la voie du « Comment ce problème est-
il apparu ? » ou celle plus introspective du « Pourquoi ce problème
m’affecte-t-il ? » Il faut alors trouver la cause de la cause et remonter
chaque fois plus en amont jusqu’à la source du mal.
Cela dit, chaque évènement ayant une origine, plusieurs même, cette
enquête tend vite à s’éterniser. On peut également se trouver face à un mur,
un mal dont nos connaissances et notre imagination ne parviennent pas à
démasquer la provenance. Alors plus que jamais, la persévérance est de
mise car plus on remonte loin dans la chaîne des causes et des
I – LA SOUFFRANCE • 10
Une telle recherche peut d’ailleurs s’avérer plus facile que prévu. On
rate effectivement de nombreuses réponses pour ne s’être simplement pas
posé de questions et un court interrogatoire mental est souvent riche
d’enseignements. Si complexe que puisse être l’arborescence de causes et
de conséquences aboutissant à une souffrance, elle repose sur des principes
parfois étonnamment simples et d’une grande logique. La cascade menant
à notre présent et à ses douleurs se conçoit alors comme une succession
d’évènements quasi-mécanique avec, pour chaque cause, des effets
automatiques et rationnels. En somme, remonter à la racine de nos maux
consiste à décortiquer l’enchaînement logique des choses dans une optique
déterministe soit, au moins dans un premier temps, en laissant de côté nos
états d’âme et toute la part psychologique de la souffrance, pour se
concentrer sur ce qu’elle a de concret. « Concrètement, comment en suis-je
arrivé là ? Quelles circonstances matérielles ont mené à cela ? »
Il fallut attendre le 19e siècle pour que naisse, après maintes hypothèses
et par le travail de différents chercheurs, les fondations de ce que l’on
nomme aujourd’hui « théorie de l’évolution ».
D’autre part, l’ADN peut subir une mutation, une modification directe
de sa structure. Cette dernière peut provenir d’une erreur lors de sa
réplication durant le processus de division cellulaire, ou être due à des
facteurs environnementaux comme des radiations. Une fois l’ADN muté,
le plan de fabrication de l’individu diffère dans des proportions parfois très
importantes qu’illustrent certaines maladies génétiques. La mutation peut
aussi être mineure et n’apporter que des variations négligeables.
Retenons ceci pour le moment : il est normal que les individus d’une
espèce donnée diffèrent d’une génération à l’autre, et même au sein d’une
seule génération, du fait du brassage génétique et des mutations, deux
mécanismes aléatoires. Or, sitôt que des différences physiques ou
physiologiques existent entre deux individus d’une même espèce, alors
l’un pourra se montrer plus adapté que l’autre à la survie. Un ours résiste
mieux au froid que ses congénères grâce à un pelage plus épais, un
dauphin nage plus vite grâce à sa peau plus lisse, un insecte échappe mieux
aux prédateurs que ses frères car sa couleur plus terne le rendra plus
difficile à voir. Au fil du temps et au sein de chaque espèce, les individus
les plus adaptés survivent mieux, ils se reproduisent plus et la
caractéristique qui n’était autrefois présente que chez un seul individu se
retrouve désormais dans la population toute entière. En quelques
générations, tous les ours ont un pelage épais, tous les dauphins ont la peau
plus lisse que leurs ancêtres et les insectes une couleur qui les dissimule.
Mieux encore, plus le temps passe et plus cet avantage se renforce. Le
camouflage en est un bon exemple : alors que la morphologie du phasme
l’a rendu semblable à la végétation dans laquelle il évolue (le phasme
Phylliidae ressemble à s’y méprendre à une feuille d’arbre) certaines
pieuvres peuvent modifier instantanément et à volonté la couleur et la
texture de leur peau pour se rendre aussi invisibles dans le sable que dans
les algues ou sur les roches sous-marines.
I – LA SOUFFRANCE • 18
De l’atome à la vie
La quête des origines de la vie n’a pas été résolue. Elle a laissé sans
réponse claire les nombreux scientifiques qui s’y sont aventurés, des
physiciens et des chimistes, des géologues, des généticiens ou encore des
astronomes. L’énigme est de taille, puisqu’il s’agit de comprendre la
transition entre la matière inerte et la matière vivante, le processus par
lequel est apparue la vie sur une Terre entièrement stérile.
En somme, les atomes d’un même milieu tentent d’échanger entre eux
des électrons pour atteindre un état stable. Pour certains, ce commerce se
traduit par la mise en commun d’électrons. C’est le cas de l’atome
d’hydrogène, qui ne possède en tout et pour tout qu’un seul électron.
Visant une couche de valence à deux électrons, il va s’associer à un second
atome d’hydrogène. Mettant chacun leur électron en commun, ils
possèdent donc chacun deux électrons et ont atteint la stabilité sous la
I – LA SOUFFRANCE • 24
La liaison est aussi possible par la création d’ions, soit non plus par la
mise en commun d’électrons entre deux atomes mais par un don direct. Le
chlorure de sodium, la molécule du sel de table, en est un bon exemple. Il
est initialement formé de chlore et de sodium, qui possèdent
respectivement sept et un électrons sur leur couche de valence. Le chlore
cherche donc à obtenir un électron pour en totaliser huit, le sodium à en
perdre un, comme nous l’avons expliqué précédemment. Sodium et chlore
sont donc voués à s’entendre : le sodium va simplement transmettre un
électron au chlore et tous deux atteindront ainsi la stabilité. De cet échange
va découler une complémentarité de polarités : au sein d’un atome, les
électrons ont une polarité négative normalement compensée par le noyau
de l’atome qui est positif. En donnant un électron, le sodium est
maintenant positif car les électrons restant ne compensent plus
suffisamment la charge positive du noyau, qui l’emporte. À l’inverse, avec
un électron supplémentaire, le chlore devient négatif. De cette
complémentarité naît une liaison ionique : comme des aimants, sodium et
chlore sont désormais attirés l’un à l’autre.
Or, les chaînes ARN ayant subi une telle transformation acquièrent de
nouvelles propriétés. Ainsi repliées sur elles-même, il n’est plus question
de procéder à la formation d’une nouvelle chaîne complémentaire, pas plus
qu’on ne pourrait lier une moitié de fermeture éclair normale à une autre
repliée en boule. Cependant, dans cet ARN recroquevillé, de nombreux
nucléotides restent libres et ont donc la possibilité d’attirer des nucléotides
solitaires, mais aussi d’autres molécules diverses, pourvu qu’elles
présentent une complémentarité de par les atomes qui les composent. Et la
chimie ne s’arrêtant pas là, l’ARN, captant donc des molécules variées
dans son environnement, peut les transformer, les désassembler ou les
combiner entre elles, une fois de plus par le mécanisme des échanges
d’électrons.
Pour résumer tout cela, disons que l’ARN peut se répliquer lui-même
ou bien, sous une autre forme, devenir un petite usine manipulant des
molécules pour en fabriquer d’autres.
Nous avons dit que l’ARN, pour se répliquer, doit former sa propre
chaîne complémentaire à partir de nucléotides solitaires. Que se passerait-
il à présent si l’un des ARN repliés, un de ceux qui manipulent des
molécules, avait la particularité de créer des nucléotides ? Il lui suffirait
pour cela d’attirer à lui des atomes, ce dont il est capable, et de les faire se
I – LA SOUFFRANCE • 28
De ces trois principes réunis va donc naître une sélection naturelle, dans
la mesure où des ARN vont disparaître et d’autres se conserver. Les ARN
qui, par leur agencement aléatoire de nucléotides, ont acquis des propriétés
avantageuses seront plus propices à survivre. Stabilité, solidité, capacité à
recueillir des ressources moléculaires sont autant d’atouts maximisant pour
l’ARN les chances de perdurer et donc de produire des répliques de lui-
même nombreuses. À l’inverse, l’ARN qui, de par sa structure, se replie
sans cesse sur lui-même, ne produit aucun composé utile ou gêne la
reproduction de ses semblables en accaparant inutilement des ressources
connaîtra une fin rapide. Si donc on laisse cette sélection opérer, il est
certain qu’avec le temps des ARN de plus en plus perfectionnés pour la
survie émergeront de la soupe primordiale.
des ribosomes, des enzymes, des protéines, qui aideront l’ARN initial à
recueillir les ressources du milieu, à se répliquer plus efficacement ou à se
protéger des dangers environnants. L’ARN change de structure pour
devenir de l’ADN, soit une paire de chaînes d’ARN complémentaires qui
demeurent liées ensemble en permanence, ce qui leur assure une plus
grande stabilité. D’autres auxiliaires, comme l’ADN primase, se chargent
de séparer temporairement les deux chaînes pour former un nouvel ARN
complémentaire, avant de les réassembler. Celui-ci, appelé ARN messager,
sera transformé par d’autres auxiliaires et servira de support à
l’assemblage d’acides aminés en chaînes de protéines. Bien entendu,
survie oblige, tout ce microcosme est maintenant abrité des dangers
externes par une membrane protectrice qui forme les contours de ce que
l’on nomme désormais « cellule ».
Puis un jour, des cellules se formèrent avec des attributs leur permettant
de se lier entre elles. Certains groupements de cellules ainsi formés furent
sans doute trop anarchiques pour survivre, mais d’autres tirèrent un
avantage de cette union nouvelle. De la même manière qu’au sein d’une
seule cellule, ADN et auxiliaires collaborent à leur survie commune, le
groupement de cellules se spécialisa par sélection naturelle dans l’intérêt
commun : partage des ressources, protection mutuelle avec, pour chaque
cellule, une tâche particulière dans laquelle elle pouvait librement se
focaliser, délaissant d’autres fonctionnalités assurées par ses congénères.
Ainsi se formèrent les premiers organismes pluricellulaires dont les
attributs inédits permettaient de vivre à partir de nouvelles ressources,
d’accéder à de nouveaux milieux et d’accomplir toutes sortes de prouesses
adaptées à la survie.
Avançons à présent vers une époque plus récente, où sur la terre et dans
les mers vivent des espèces animales et végétales auxquelles la sélection
naturelle a donné des formes et des aptitudes toujours plus diverses. Nous
pourrions décrire sur des centaines de pages les spécificités de telle espèce
ou les curiosités physiologiques de telle autre, mais cela servirait peu notre
exposé, dont la théorie de l’évolution n’est finalement qu’une prémisse.
C’est maintenant l’homme qui nous intéresse.
entre en contact. Tous ces outils sont, comme le reste, issus de la sélection
naturelle et présentent un avantage évolutif évident. En ressentant le goût
d’un aliment, l’homme l’identifie. Il distingue le fruit mûr du fruit vert,
sépare la chair fraîche de la viande putréfiée. Le goût et l’odorat rendent
ainsi l’alimentation de l’homme plus qualitative et moins dangereuse en lui
permettant de reconnaître la bonne nourriture de la mauvaise sans avoir à
l’ingérer. Le toucher, pour sa part, permet à l’homme de ressentir le froid
et le chaud et de préférer ainsi la chaleur du foyer à la rudesse du vent
d’hiver. Il lui donne aussi la possibilité de ressentir la morsure d’un
animal, la douleur d’un choc, et lui apprend donc à appréhender son
environnement avec prudence. Il s’agit là d’armes bien utiles, mais qui
reposent sur un mécanisme aussi original que mystérieux, celui du plaisir
et de la souffrance.
Il est en effet étrange de voir que si, quatre milliards d’années dans le
passé, les mouvements d’une chaîne d’ARN étaient dus à la règle du duet
et de l’octet ou aux changements chimiques assurant la stabilité des
atomes, les choix de l’homme, eux, sont affaire de sentiments et de
ressentis mentaux. Car l’homme n’est plus vraiment l’objet de lois
physico-chimiques, il est désormais son propre objet, du moins en
apparence. Il se nourrit car il ressent en son ventre la douleur de la faim. Il
s’abrite du vent et de la pluie car il sent sur sa peau la désagréable
impression du froid et de l’humidité. Il fuit devant les animaux sauvages
car il connaît la sensation de la morsure et du sang qui coule. Mais la
douleur n’est pas son seul moteur, il y a aussi la satisfaction. Il privilégie la
viande aux racines car il apprécie son bon goût et la satiété qu’elle lui
apporte, il se fabrique une paillasse en peaux de bêtes car il aime le confort
et la douceur de la fourrure. Enfin, il s’accouple car il apprécie les
sensations de la copulation. En somme, l’être humain n’agit plus que sous
I – LA SOUFFRANCE • 37
nourriture stimulât un circuit neuronal précis dans son cerveau et que cela
y générât l’émission de dopamine ou d’un neurotransmetteur semblable.
Un neurotransmetteur qui créa une sensation positive, agréable, et qui
amena la créature à se nourrir à nouveau pour renouveler cette plaisante
expérience. Dès lors, l’acte de manger ne fut plus un automatisme
purement chimique, ni même un réflexe ancré dans un cerveau primitif,
mais un choix réel, motivé par une sensation de plaisir que la créature
convoitait, et impliquant donc un ressenti mental.
Dans une célèbre expérience menée par les chercheurs Olds et Milner
dans les années 1950, un rat fut laissé dans une cage en présence d’un
bouton à actionner. Ce bouton, une fois pressé, envoyait un signal
électrique directement dans le cerveau du rat, auquel il était relié. Plus
précisément, il stimulait une zone cérébrale spécifique qui générait une
forte sensation de plaisir chez l’animal. Au début de l’expérience, le rat ne
s’intéressait pas au bouton, mais il finit néanmoins par l’actionner
involontairement. Il expérimenta alors cette sensation de plaisir et ne tarda
pas à comprendre qu’il pouvait l’obtenir chaque fois qu’il appuyait à
nouveau sur le bouton. Très vite, comme drogué à cette sensation, il passa
son temps à cette activité, oubliant de se nourrir. L’expérience, répétée
maintes fois, démontra que les rats drogués aux chocs électriques
négligeaient aussi leur sommeil, que les mères abandonnaient même leur
progéniture pour pouvoir appuyer sur ce bouton.
Le fait que son instinct guide l’homme vers le plaisir plutôt que
directement vers la survie pourrait passer pour un défaut, une sorte
d’erreur évolutive, mais démontre en réalité que l’homme n’est pas au
sommet d’une pyramide de l’évolution et qu’il fait partie, comme toute
autre espèce, d’un processus évolutif en perpétuel mouvement. Celui-ci ne
connaît pas d’aboutissement et donc pas de perfection, puisque l’évolution
permanente de l’environnement force celle tout aussi permanente de
l’homme. Ce dernier, en héritant de la boussole plaisir-déplaisir, acquiert
une arme évolutive bénéfique à sa survie mais qui, dans d’autres
circonstances, dans un futur lointain peut-être, pourrait perdre de son
efficacité et être remplacée par un autre mécanisme aboutissant à la survie
par de nouveaux chemins plus directs.
I – LA SOUFFRANCE • 43
Le principe de surenchère
L’atome forme la molécule, qui forme les organites, qui forment les
cellules, qui forment les hommes, qui forment les clans. Chaque strate est
I – LA SOUFFRANCE • 45
À l’abri du besoin et des dangers les plus immédiats, les humains ont
proliféré. La sélection naturelle les a poussé à remplacer leur pratique de la
chasse et de la cueillette par celles de l’agriculture et de l’élevage, bien
plus aptes à nourrir de grandes populations. Désormais, on peut subvenir
aux besoins alimentaires de milliers d’âmes. Les clans qui n’ont pas suivi
cette évolution, à défaut de disparaître, sont restés des groupements de
faible population, la chasse et la cueillette ne permettant de nourrir que
quelques dizaines d’individus tout au plus.
C’est par un tel processus que le temps donna aux girafes un cou de
plusieurs mètres de long. C’est aussi l’occasion de voir que la survie est
plus souvent une lutte contre ses semblables que contre un ennemi
extérieur. L’évolution est bien ici une surenchère permanente qui laisserait
presque entrevoir, dans quelques millénaires, des girafes mesurant
cinquante mètres de haut et prenant l’avantage sur celles qui auront le
malheur de n’atteindre que quarante-neuf mètres.
I – LA SOUFFRANCE • 49
C’est une vision fantaisiste, bien sûr, car d’autres contraintes existent
que celle de la rareté des feuilles. Tout d’abord, les arbres de la savane
n’atteignent pas les cinquante mètres et, en toute logique, on ne verra
jamais de girafes plus grandes que les plus grands arbres. Par ailleurs, un
long cou peut constituer un désavantage évolutif majeur. Il rend tout
d’abord la girafe visible de loin par ses prédateurs. Il la rend aussi
particulièrement vulnérable lorsqu’elle boit et qu’elle doit, pour cela, se
pencher péniblement en avant pour amener sa tête au niveau du sol. Si elle
chute en tentant d’échapper à ces mêmes prédateurs, elle aura de grandes
difficultés à se relever, toujours à cause de ce long cou qui la déséquilibre
sans cesse. Ainsi donc, la survie dépend de nombreux paramètres et il est
peu probable qu’une caractéristique, la taille d’un animal par exemple,
puisse évoluer sans fin dans la même direction. Les contraintes à la survie
étant multiples, il est plus fréquent que l’évolution ne prenne une direction
précise que temporairement, avant qu’une limite ne s’impose.
Au sein d’un système clos, d’un clan, d’une nation, à l’échelle mondiale
même, l’homme se retrouve rapidement en concurrence avec ses
semblables pour l’accès aux ressources qui lui sont vitales. Le commerce,
par exemple, est un domaine de compétition au sein duquel la sélection
naturelle et le principe de surenchère n’ont jamais cessé d’exister. Comme
les organismes primitifs, les différents acteurs commerciaux ont
indéfiniment grandi et se sont spécialisés dans des directions précises afin
de dépasser leurs concurrents dans la course à la survie.
Prenons par exemple le cas d’une entreprise. Telle un être vivant, elle
fonctionne grâce à des ressources et ces dernières, en nombre limité, sont
l’objet d’une lutte permanente. La survie d’une entreprise de ce genre
passe généralement par l’acquisition des plus grandes parts de marché
possibles. Or, lorsque plusieurs entreprises se disputent le même marché,
les trois principes de variation, longévité et contrainte sont réunis. Les
entreprises durent dans le temps, elles ont la faculté de modifier leur
stratégie commerciale et la rareté des ressources ou des moyens à
disposition fait office de principe de contrainte. Ainsi, la sélection naturelle
peut commencer. Tant que les entreprises ne dépensent pas plus qu’elles ne
le peuvent et qu’elles n’enfreignent pas les lois de leur pays, tous les coups
sont permis pour prendre le dessus sur la concurrence.
I – LA SOUFFRANCE • 52
Alors que l’homme se laisse guider dans ses choix par la recherche du
plaisir et la fuite de la souffrance, l’entité commerciale, elle, recherche
l’argent. Cela se comprend aisément par le fait que l’entité commerciale
est dirigée par des êtres humains et que ces humains, dans une société
moderne, obtiennent le plaisir et échappent à la souffrance en grande partie
grâce à l’argent. Nous nuancerons cette idée par la suite, mais la simplifier
pour l’instant nous permet de mieux comprendre pourquoi les entités
commerciales se conduisent comme elles le font. Elles adoptent en fait la
rationalité économique, c’est-à-dire une optique dans laquelle elles
choisiront toujours la voie la plus profitable, économiquement parlant. De
deux options, une entreprise économiquement rationnelle choisira donc
celle qui rapporte le plus d’argent à court, moyen ou long terme, selon sa
préférence. Si cette information semble évidente, nous verrons qu’elle est
lourde de conséquences.
ses employés, lui, peut être revu à la baisse. Le boulanger A sait que de
nombreux demandeurs d’emploi accepteraient de travailler chez lui pour le
salaire minimum alors qu’il paie actuellement ses salariés bien plus cher
que cela.
Quelle limite à l’armement aurait pu s’imposer lors d’un conflit tel que
la Guerre Froide, sinon celle des possibilités technologiques ? Durant cette
période, les États-Unis et l’Union soviétique investirent des sommes folles
dans la production militaire, mais avaient-ils le choix ? Chaque fois qu’un
des deux camps produisait une bombe atomique, l’autre devait en produire
une à son tour. Un bombe pour une bombe et, pour chaque type de missile,
un bouclier anti-missile. Ainsi, alors que des pays comme la France, le
Royaume-Uni ou la Chine totalisent aujourd’hui quelques centaines de
têtes nucléaires, les États-Unis et la Russie en possèdent près de sept mille
I – LA SOUFFRANCE • 56
chacun, vestiges d’un emballement évolutif auquel les deux pays furent
soumis. La surenchère s’est emballée et l’armement s’est hypertrophié.
En réalité, toute lutte entre deux individus peut causer l’apparition d’un
troisième qui y trouvera un intérêt. L’employeur profite des chômeurs prêts
à travailler pour un salaire toujours plus bas, mais dans le cas de la guerre,
ce phénomène se manifeste aussi. Lorsqu’une armée se dote d’une arme,
l’autre armée doit l’acquérir aussi. L’armateur rationnel y voit alors un
filon à exploiter. Il peut fabriquer une arme et la vendre à la première
armée. Celle-ci ne refusera pas, puisque posséder cette nouvelle arme la
rend plus puissante que la seconde armée. Mais à présent, l’armateur peut
vendre la même arme à cette seconde armée, qui ne peut pas non plus
refuser sous peine d’être dépassée par la première. Il en serait de même de
I – LA SOUFFRANCE • 57
deux individus prêts à se battre. Ils se battent à mains nues, mais si l’on
propose au premier de lui vendre un couteau, il l’achètera pour vaincre son
adversaire. Le second sera donc forcé d’acheter un couteau à son tour.
Mais maintenant que la situation est à nouveau équilibrée, nous pouvons
vendre une arme à feu au premier, qui l’achètera, puis au second, qui
l’achètera aussi, et ainsi de suite. Quoique caricaturé ici, le principe de
surenchère est réel et se constate encore dans les mécanismes financiers de
l’endettement : un pays qui s’endette dispose de fonds susceptibles de lui
donner un avantage sur un pays concurrent. Ce dernier doit alors s’endetter
à son tour pour compenser l’avantage en question. Les deux pays étaient
égaux avant la dette, ils sont maintenant toujours égaux mais endettés. La
dette ne leur à rien apporté, elle les expose même à présent à un conflit de
plus grande ampleur car plus massivement financé. Seul l’organisme
bancaire qui leur a fait crédit va s’enrichir grâce aux intérêts. Il est la tierce
personne, celle qui tire profit du conflit entre les deux pays.
le second doit à nouveau faire un effort pour ne pas être doublé. Voiture,
belle maison, vacances de luxe, sport, produits de consommation divers,
sont autant de manières de se démarquer des autres pour se construire une
bonne image. Seront éliminés de cette lutte ceux qui n’auront pas les
moyens de s’offrir tant de choses. Mais peu importe lequel de nos deux
individus a gagné la course à l’apparence, les vendeurs de biens sont les
véritables gagnants, car ils ont vendu des costumes, des bijoux, des
voitures et des maisons au gagnant comme au perdant. Ils ont tiré avantage
de la lutte et, au travers de la publicité et des effets de mode, l’ont en fait
attisée, lorsqu’ils ne l’ont pas initiée de toute pièce.
Si donc nous recréions une planète Terre telle qu’elle était il y a quatre
milliards d’années, nous ne pourrions que constater l’émergence de la vie
et son évolution suivre le même processus que celui que nous avons nous-
même traversé, puisqu’il n’est basé que sur des évènements logiques. Dès
lors que la règle du duet et de l’octet demeure, on assisterait à la formation
des mêmes molécules que les nôtres et le hasard des probabilités aboutirait
inévitablement à la création d’une molécule auto-réplicante. S’en
suivraient immanquablement des auxiliaires moléculaires, des cellules et
des organismes. Par sélection naturelle, l’un d’eux développerait
forcément un jour une sensibilité à l’environnement via des organes
sensitifs et une conscience permettant de l’influencer dans ses choix via la
boussole plaisir-déplaisir. Finalement, on reverrait naître les clans, les
cités, les nations, les super-structures et donc le déclassement de l’homme
au rang de simple ressource de ces dernières.
Sitôt que les conditions naturelles n’offrent pas cette égalité à tous, il
est impensable que les individus les plus défavorisés ne cherchent pas une
façon de se mettre par leurs propres moyens au niveau des autres. De deux
hommes se disputant le cœur d’une même femme, si l’un est d’un
physique agréable et l’autre non, ce dernier aura tout intérêt à miser sur
autre chose, son humour, son allure, ses possessions, sa situation, tout ce
qui peut compenser l’avantage physique de son concurrent. Sans doute
donc une stagnation paisible serait possible pourvu que tout le monde soit
également satisfait en toute chose, mais tant que les inégalités subsistent,
le conflit couve et ne tarde pas à éclore.
I – LA SOUFFRANCE • 69
Car après tout, quels que soient les idéaux auxquels aspire le néo-rural,
il travaille chaque jour à assurer sa survie, à éviter les dangers, à soutenir
sa famille, son clan, ses fameux idéaux, à trouver des ressources et à les
protéger. Qu’y a-t-il donc de si nouveau dans son logiciel, si ce n’est que
sa lutte pour la survie se déroule à la campagne plutôt qu’à la ville ? Il fut
un temps où l’immense majorité de la population était rurale. Tout le
monde vivait alors cette simplicité, un certain minimalisme, et les torts de
la société moderne n’existaient pas encore tels qu’on les connaît
aujourd’hui. Et pourtant, c’est bien de cette ruralité et du monde
I – LA SOUFFRANCE • 72
Il est légitime de vouloir changer les règles d’un monde dans lequel on
se sent mal. Néanmoins, la conception de la société parfaite est subjective
et sitôt que l’on y diffuse des idées nouvelles, on entre en concurrence
contre les tenants des idées inverses. En voulant changer de gouvernement,
on se heurte aux gouvernants, en voulant changer de morale, on se cogne
aux moralisateurs. Plus généralement, dès lors que deux idéologies
différentes existent, elles sont en lutte. Il y a les luttes politiques, les luttes
économiques, les luttes sociales, les luttes religieuses. Il y a surtout dans
chaque système des dominants et des dominés. Par sélection naturelle, le
dominant veut toujours rester à sa place, le dominé veut toujours quitter la
sienne. Cela veut dire que même lorsque l’on promeut une idéologie de
paix, on se lance dans la guerre, la guerre contre ceux à qui la paix
n’apporte rien, ceux qui profitent du système actuel.
Pour qu’une société soit stable, en paix, et ne soit pas rongée par les
luttes permanentes, elle ne doit posséder qu’une seule idéologie. Cela veut
dire que les différents acteurs doivent n’avoir qu’un unique but et qu’en
aucun cas deux citoyens, deux entreprises ou deux classes sociales ne
doivent avoir d’intérêts opposés.
À l’état naturel, une telle société est inconcevable. Ainsi que nous
l’avons vu, tout individu est soumis à de multiples envies, il a
d’innombrables intérêts et s’inscrit dans de nombreux rapports de force sur
le terrain des idées, du travail, du statut ou des émotions. Concevoir que
I – LA SOUFFRANCE • 75
tous les acteurs d’une société soient alignés dans la même direction
suppose donc qu’ils renoncent à leur individualité et œuvrent tous à un
bien commun supérieur et unique. En somme, chacun doit s’offrir à un
absolu, un être ou une cause transcendante devant laquelle les intérêts
personnels ne sont rien.
Toute refonte de la société sur des bases saines qui n’intégrerait pas ce
principe n’aboutirait au mieux qu’à un calme éphémère, d’où
ressurgiraient aussitôt autant de conflits qu’il y a d’individus et, en réponse
à cela, autant de clans qu’il y a de conflits, de divergences d’intérêts et de
tierces personnes.
On voit dans ces deux romans deux versions d’un totalitarisme ayant
réussi à bloquer la sélection naturelle et à imposer l’ordre stable et
permanent. Dans 1984, c’est une super-dictature qui est à l’œuvre. Toute
puissante, elle espionne jusque dans leur intimité tous ses citoyens. La
moindre conversation est enregistrée, tout est filmé et toute rébellion est
tuée dans l’œuf. Le gouvernement central informe le peuple et dicte aux
I – LA SOUFFRANCE • 78
citoyens ce qu’ils doivent penser, qui sont les amis et les ennemis. Ce
gouvernement contraint finalement à la pensée unique et recrée une
nouvelle boussole plaisir-déplaisir, un nouveau logiciel avec, au nord,
l’intérêt commun symbolisé par Big Brother et, au sud, la contestation, la
dissidence éternellement coupable, le mal absolu à combattre. À la
manière d’un aimant sur des atomes de fer, le gouvernement totalitaire
tourne chaque individu dans la même direction. Puisqu’il a la main sur
chaque strate de la société, il empêche toute formation d’un groupe hostile
au système, tout rassemblement contestataire, il ne laisse pas la moindre
chance à l’émergence d’une mouvance individuelle.
docilité des hommes. Les basses classes ont une intelligence trop atrophiée
pour remettre en cause le système ou leurs conditions de vie, tandis que les
classes les plus instruites sont droguées au soma ainsi qu’aux loisirs ou à
une sexualité débridée. La stabilité semble garantie.
comme celui des lois physiques les plus fondamentales, un pouvoir aussi
irréaliste dans notre monde que dans celui d’Huxley.
Une telle dépendance n’est pas sans conséquence dans notre monde et
les plus intelligents voient en elle une épée de Damoclès : la possibilité
qu’un jour le système garant de leur bonheur s’effondre. Ils veulent alors
retrouver une certaine indépendance, une capacité à vivre et à subvenir à
leurs besoins par eux-même plutôt qu’en se laissant complètement
absorber par un système duquel ils devraient tout attendre.
qui en découleront. Le manque d’eau, ou stress hydrique, tel que celui que
l’on constate au Moyen-Orient n’est pas de meilleur augure.
d’une nouvelle « société moderne ». Une société moderne de plus, avec ses
nouvelles inégalités, ses nouvelles souffrances, ses nouvelles compétitions,
luttes et surenchères, qui précéderaient son nouvel effondrement. La
question se pose alors de nouveau : à supposer qu’une société d’amour et
d’eau fraîche voit le jour, comment empêcherait-on la résurgence des
crises ? Sachant que les visions les plus extrêmes de contrôle des sociétés
d’Orwell ou d’Huxley elles-mêmes ne sont pas infaillibles à l’instabilité et
que l’évolution et la sélection naturelle finissent toujours par réinstaurer la
lutte et le principe de surenchère, il nous faut raisonnablement admettre
l’impossibilité d’une stabilité parfaite et permanente, l’impossibilité de
venir à bout de la souffrance par l’établissement d’une société que l’on
prétendrait équitable et sans faille.
I – LA SOUFFRANCE • 87
Tirer des conclusions sur le monde actuel n’est pas chose évidente,
prédire l’avenir non plus. Tout comme les spécialistes qui envisagent
l’effondrement sans pouvoir le définir clairement, ce n’est qu’avec
l’humilité qui s’impose que nous nous risquons à décrire le futur ou à
décréter l’impossibilité d’un système stable. À la vitesse où notre monde
évolue, en bien comme en mal, deviner ce que sera notre société dans dix
ou vingt ans est impossible.
Toutefois, il est possible que cette piste prometteuse soit elle aussi un
cul-de-sac. La différence entre la nature humaine et celle de la machine
intelligente pourrait effectivement rendre la coopération homme-robot
impossible. Par ailleurs, le simple terme de machine « intelligente » est
sans doute déjà faux. À l’heure actuelle, les intelligences artificielles ne
sont que des machines à calculer. Elles ont une puissance de calcul
phénoménale, mais cela reste une capacité aux principes élémentaires, qui
I – LA SOUFFRANCE • 88
un élan qui lui fera réaliser un bon de géant. Alors les marcheurs seront
distancés et les nouvelles générations seront celles des sauteurs.
Que signifie tout cela ? Que même si, demain, nous créions une
intelligence artificielle capable de simuler l’univers entier et de nous dire
quel est le meilleur mode de vie à adopter, ce serait à l’homme de définir le
concept de « meilleur mode de vie ». Car une fois de plus, la notion de
« meilleure solution » suppose un but à atteindre. Que ce but soit la paix,
la sagesse ou la santé, ce sera à l’homme de le définir, la machine étant
incapable de comprendre le bien et le mal sans qu’un humain ne lui
explique ces concepts de la manière dont lui les entend. À vrai dire, les
termes même de « paix », « sagesse » ou « santé » devraient être
expliqués, ou plutôt convertis en données informatiques quantifiables par
le calcul, le seul langage que la machine comprend. On ne dirait donc pas à
la machine de rendre tout le monde heureux mais de faire en sorte que le
nombre de rire par jour et par personne soit le plus grand possible ou que
la quantité en litres de larmes versées par jour soit la plus faible possible. Il
faudrait ainsi concrétiser au maximum des concepts abstraits dans une
transformation sémantique qui dénaturerait l’idée initiale de l’homme et
exposerait la machine à toutes sortes de dérives. On peut imaginer nombre
de scénarios dans lesquels l’intelligence artificielle remplit la mission qui
lui est confiée, mais trahit complètement son sens véritable.
I – LA SOUFFRANCE • 97
Au-delà des exemples fantaisistes, et dès lors donc que l’on souhaitera
obtenir une aide de l’intelligence artificielle, il faudra cloisonner à
l’extrême son champ de réflexion. D’une part en réduisant notre objectif
premier en un but simplifié, compréhensible et quantifiable par la machine,
d’autre part en empêchant toutes les dérives qui rempliraient ce but
simplifié sans respecter son sens initial. Dans de pareilles circonstances, il
est difficile d’imaginer que l’intelligence artificielle puisse résoudre nos
problèmes. Plus vraisemblablement, elle sera utilisée dans des champs
d’investigation cloisonnés et dans le seul but d’effectuer une masse de
calculs prédéfinie et simplement trop longue à traiter pour un être humain.
Mais si l’objectif premier est de rendre l’humanité heureuse, comment une
machine nous aiderait-elle ? Comment traduirions-nous cette question pour
elle ? Quelle donnée quantifiable lui permettrait de savoir, de deux
solutions, celle qui est la meilleure ?
De nos jours, et sans doute plus que jamais, l’être humain sait que pour
échapper à la souffrance, il doit mener une guerre contre lui-même et
combattre ses émotions. Mais le désir, qui est son obstacle au bonheur, lui
est systématiquement insufflé par les nombreux acteurs du système. Dans
une société que l’on qualifierait de saine, il serait possible de mener une
existence qui, alternant peines et joies, pourrait être vue comme
globalement agréable, malgré la présence de désirs et donc de manques.
Cette vie, nécessairement paisible, se concevrait alors dans une société
traditionnelle, de l’ordre de celle désirée par les néo-ruraux, où il régnerait
un équilibre entre ce qu’il est possible d’obtenir et ce que l’on désire, de
sorte que le manque, s’il se manifestait, demeurerait dans des proportions
réduites et ne pourrait être pour l’homme une souffrance trop pesante.
concurrence les uns contre les autres, se doivent de présenter une image
d’épanouissement et de liberté. Plus que tout autre, ils incarnent la
tromperie puisqu’ils doivent, de par leur position, consommer au
maximum et feindre au mieux la satisfaction qu’est censé générer l’acte
d’achat.
Mais comme nous l’avons vu, le désir croit toujours plus vite que les
moyens d’y répondre et la société consumériste ne fait que précipiter ses
adeptes dans un mur, celui du drogué ne pouvant plus s’offrir sa dose,
celui du consommateur dépassé par l’image de la vie rêvée qui lui est
vendue à longueur de temps.
Cette implication n’est pas totale chez une part de la population, qui
parvient à se détourner temporairement de l’illusion pour retourner au
monde réel. La névrose n’atteint pas toujours ses limites. Pour les plus
chanceux, l’achat raisonné ou le franchissement modéré des « étapes de la
vie », presque imposées par la société de consommation, permettent de
calmer le désir de ressembler aux autres. On se contente alors d’une
« petite vie tranquille », avec quelques désirs, quelques gros achats, mais
sans perdre le contrôle de soi-même. Pour d’autres, qui ne sentent que trop
le décalage entre leur vie et la vie de rêve, c’est-à-dire pour ceux chez qui
le désir est trop puissant, le décrochage et la névrose doivent être
combattus sans cesse : le café fournit l’énergie, la cigarette chasse le stress,
la consommation d’alcool est un laps de temps salutaire durant lequel la
triste réalité s’efface. Pour ceux qui sont le plus au centre de la nébuleuse
moderne et qui en ont les moyens, les drogues les plus fortes sont aussi
communes qu’indispensables. Elles sont la compensation face à une
accoutumance toujours plus présente, lorsque même la vie de rêve, étant
devenue réalité, ne parvient plus à combler les envies. Sans ces béquilles,
les plus pervertis par le désir ne survivent pas au monde réel.
I – LA SOUFFRANCE • 107
Conclusion
Ce que nous apprend notre étude jusqu’ici, c’est que la souffrance est
inhérente à l’existence, elle en est une part non-négociable. Tout comme
celui qui vit accepte de mourir un jour, celui qui aspire au plaisir accepte
également la douleur. Le monde, et donc la société des hommes, de par le
mouvement qui est sa nature profonde, ne peut exister sans variations et
sans déséquilibres. Dès lors, tout est cyclique et relatif, rien n’est
permanent.
Attendre d’un futur fantasmé qu’il soit la solution à tous nos troubles
n’est pas plus raisonnable. Cette fuite en avant n’est qu’une foi injustifiée
en un gouvernement parfait ou quelque ordinateur absolument supérieur,
une entité quasi-divine qu’on espère capable de contenir l’univers entier et
d’y exercer un contrôle éternel et sans faille, seul moyen d’instaurer un
système idéal et définitif. C’est surtout une croyance selon laquelle les
appétits humains peuvent être rassasiés, l’idée que les hommes auront un
jour obtenu suffisamment de plaisir pour ne plus en souhaiter davantage, et
donc la négation de la nature humaine, puisque la vie et l’évolution
humaines ne sont dues qu’à l’insatisfaction des désirs.
Croire en la possibilité d’un monde sans douleur, c’est croire que l’on
obtiendra toujours tout ce que l’on désire et que l’on ne manquera donc
jamais de rien. Or, toute tentative de combler les hommes se heurte au mur
I – LA SOUFFRANCE • 109
Ainsi donc, le bonheur réel, celui qui est sans faille, doit inévitablement
provenir d’un changement d’attitude personnelle et doit être bâti sur des
bases parfaitement stables. Mais quelle attitude, quel état d’esprit peut
garantir l’absence de souffrances et de craintes ? Nous avons vu que même
en obtenant les conditions de la paix et de la stabilité matérielle ou
mentale, on peut toujours craindre qu’elles cessent. Plus globalement, sitôt
qu’une chose extérieure comme un bien ou une condition permet notre
bonheur, alors, ceux-ci n’étant pas éternels, notre bonheur ne peut pas
l’être non plus. Or, qu’y a-t-il de stable dans le mental humain ? Ni les
émotions, ni l’humeur, ni les envies ne le sont, ce qui signifie qu’on
n’accède nullement au bonheur par un changement de paradigme, quel
qu’il soit. On ne peut pas un jour se dire : « Désormais, je verrai tout du
I – LA SOUFFRANCE • 111
Bouddha n’eut pourtant pas toujours cette sagesse. Jusqu’à ses vingt-
neuf ans, fils d’un seigneur du nord-est de l’Inde, celui qu’on appelait alors
Çâkyâmuni avait vécu une vie de luxe et n’avait jamais manqué de rien.
Intelligent, fort, beau, promis à un bel avenir et heureux jusque dans son
couple, Çâkyâmuni voyait la vie d’un bon œil. Il décida pourtant un jour
de quitter son palais, pour la première fois, et de visiter le pays.
Ce fut là une rude leçon pour Çâkyâmuni qui se rendit compte que ni sa
richesse ni ses efforts ne le préserveraient de la vieillesse, de la maladie et
de la mort. Un jour, il serait vieux, malade et mourrait. Dès lors, quel
intérêt pouvait-il trouver aux plaisirs terrestres ? Comment profiter d’une
vie dont il savait qu’elle finirait indéniablement dans la souffrance ?
Dès ce jour, cette pensée l’empêcha de jouir de ses biens et il entra dans
une grande dépression, à la manière de nombre de nos contemporains, non
en réaction aux difficultés de la vie, mais à cause de son impuissance face
à ces dernières. Il était attaché aux plaisirs de la vie et à la vie elle-même
mais savait désormais que tout son bien était périssable. Alors Çâkyâmuni
abandonna la vie agréable qu’il menait, puisqu’elle n’avait pour lui plus
aucun sens. Il chercha son salut dans des méditations qui durèrent six ans
et au terme desquelles il connut l’éveil, la réalisation et le remède à son
anxiété.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 115
Après réflexion, l’interrogation qui nous occupe n’est pas tant celle de
l’origine de la vie, de son ordre ou de sa destination, que celle du bonheur
et de la souffrance. Après tout, la société en elle-même n’est pas un être
vivant, « l’ordre des choses » ne souffre pas lorsqu’il est bouleversé et la
sélection naturelle n’est pas frustrée lorsqu’elle est empêchée. La seule
souffrance qui existe, et donc le seul problème, c’est la souffrance de la
créature vivante et consciente, puisque la vie et la conscience sont des
conditions sine qua none du ressenti de la souffrance et donc de la
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 116
Ainsi donc, le bouddhisme nous révèle que la souffrance sous toutes ses
formes ne peut advenir que parce que nous adoptons cette existence du
devenir :
- Ces acquisitions sont le fruit de nos désirs, puisque sans désir, nous
n’avons aucune raison de chercher à acquérir quoi que ce soit.
- Le contact, lui, n’est possible que par l’intermédiaire de nos six sens
selon le bouddhisme : vue, ouïe, toucher, goût, odorat et la capacité
mentale de formuler et manipuler des idées, la pensée donc.
- Les six sens n’existent que grâce au corps physique et à l’esprit, dont
ils sont les attributs.
- Je ne pense pas que ces gens aient raison. Il n’y a pas sukha (félicité),
il y a seulement absence de souffrance.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 120
- Votre Être essentiel est Félicité. C’est pourquoi chacun dit qu’il était
heureux en dormant. Ce qui veut dire que dans le sommeil on demeure
dans son état originel, non contaminé. Quant à la souffrance, elle n’existe
pas.1
Ainsi, le bonheur ne serait pas une émotion au même titre que le plaisir,
la souffrance, la peur ou la colère. Pire, ce serait l’apparition des émotions
qui étoufferait le bonheur. S’il fallait alors classer nos différentes notions
en commençant par la plus transcendante, il y aurait d’abord ce bonheur
indéfinissable en toile de fond, sur lequel viendraient se superposer
l’apparition de la conscience, puis ensuite seulement celle des émotions.
En cela, atteindre l’illumination, ou mettre fin à la souffrance, consisterait
non pas à faire disparaître les émotions, qui sont vouées à exister, mais à se
1 Maharshi Ramana (verbatim), Les enseignements de Ramana Maharshi, Éditions Albin Michel,
2005. Entretien du 16 Décembre 1936.
2 Ibid. Entretien du 18 Juin 1936.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 121
S’il faut alors opter pour une définition plus imagée, on ne peut que
comparer maladroitement une émotion à une autre, ce qui revient bien à lui
trouver des synonymes. Il y a ainsi des expériences que l’on ne comprend
qu’en les vivant. C’est bien comme cela qu’a toujours été décrite
l’expérience de l’illumination dans les différents courants spirituels, qu’il
s’agisse d’un éveil tel que dépeint dans la tradition orientale du
bouddhisme et de l’hindouisme, ou bien d’une révélation divine propre au
déisme. Chez les uns comme chez les autres, on apprend que cette
illumination est une joie immense et intarissable, mais en fait non pas une
joie, car le terme est trop faible. Plutôt une impression nouvelle, différente
de toutes celles que l’on peut ressentir dans la vie mais qui, s’il fallait
absolument la décrire, se rapprocherait surtout de la joie, bien qu’elle la
surpasse incontestablement. Arrêtons-nous un instant sur l’échange entre
Motovilov, homme d’affaire russe, et Séraphim de Sarov (1754-1833), un
moine et saint orthodoxe, ce dernier offrant à Motovilov une expérience
spirituelle de l’illumination divine :
– C'est là, ami de Dieu, cette paix dont le Seigneur parlait lorsqu'il
disait à ses disciples : « Je vous donne ma paix, non comme le monde la
donne. […] C'est à ces hommes, élus par Dieu mais haïs par le monde,
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 124
que Dieu donne la paix que vous ressentez à présent, « cette paix, dit
l'Apôtre, qui dépasse tout entendement. » Que sentez-vous encore ?
L’idée que le monde qui nous entoure serait illusoire est-elle plus
accessible ? On la retrouve systématiquement en Orient mais elle apparaît
parfois aussi dans les religions abrahamiques et, de façon plus générale,
dans toute pensée spirituelle qui, par définition, considère le monde de
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 127
Ce n’est ainsi que par une interprétation de l’intellect que des photons
captés par la rétine et transmis au cerveau par un flux nerveux y sont
convertis en lumière. Le photon existe, la sensation lumineuse, elle, est
subjective. De la même manière, si la vibration de l’air peut être
considérée comme objective, le son, soit l’interprétation de cette vibration
1 Abd al-Halim mamhûd, L’islam et le tasawwuf, islamophile.org, 2003.
2 Ibrahim al-Hawwas est cité par AbuNu’aim (théologien musulman du 11é siècle) dans son écrit
« Hilya al-’awliyâ’ »
3 Geoffroy Eric, Le soufisme, Éditions Eyrolles, 2015.
4 Madrasse Daniel, Les rouages de la conscience, Editions JATB, 2018.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 129
par le cerveau, n’existe que parce que l’intellect le crée. Il n’existe aucune
odeur ni aucun goût, mais des molécules seulement et le stimuli qu’elles
envoient au cerveau, où elles sont ensuite traduites en sensations, le
langage du mental. Poussée plus loin, l’idée que les sensations n’existent
que par création mentale fait de notre réalité toute entière une
manifestation artificielle en tout point semblable à celle d’un rêve.
Cette interrogation est apparue chez les initiés orientaux bien avant que
la science n’étudie le concept du faux-souvenir. Il s’agit en fait de faire le
point sur son propre vécu : pour n’importe quelle expérience passée, on
peut alors se demander si l’on a vraiment accompli cette action, ou bien si
l’on se trouve actuellement dans l’état d’esprit d’une personne possédant
l’expérience en question dans sa banque de souvenirs mentale, sans que
cette expérience n’ait pourtant eu de réalité concrète. Suis-je donc le
résultat de nombreuses années de croissance, d’apprentissage, d’épreuves
et d’émotions variées ou bien, comme dans un rêve, ai-je été créé il y a
quelques instants seulement, mais avec en tête une masse de souvenirs me
donnant l’illusion d’être ancien ?
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 131
Dans 1984, c’est ainsi que le système travestit la réalité. Il est alors
nécessaire de conditionner par la force le mental de ceux qui refuseraient,
comme Winston, de s’auto-persuader. Winston, de son côté, persiste à
croire que la réalité possède une existence propre et indépendante de son
mental. O’Brien peut s’auto-persuader qu’il vole, et Winston peut lui-
même être conditionné par la force jusqu’à réellement croire que son
interlocuteur quitte le sol, mais tous deux ne seraient alors que sous le
coup d’une hallucination.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 133
Bien sûr, les choses présentées sous cet angle perdent vite en
consistance et il est difficile d’accepter la réalité comme un décor dont on
est finalement l'unique spectateur et qui, puisqu’il est le fruit de la
conscience, est donc parfaitement manipulable par le seul pouvoir de la
volonté. Pourtant, dès lors que l’on reconnaît l’importance de la
conscience dans la perception du monde, toutes ces hypothèses deviennent
inévitables et l’on comprend que la seule réalité dont on puisse attester est
celle de sa propre conscience. Tout le reste, souvenirs, environnements et
autres individus n’y apparaissent alors que comme un ensemble de
projections additionnelles et vides de toute réalité.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 134
Finalement, ce sont sans doute les adeptes du rêve lucide, outre les
éveillés eux-mêmes, qui sont les plus à même de concevoir le monde
comme une projection mentale. La lucidité onirique, c’est-à-dire la
capacité de réaliser que l’on rêve pendant le rêve, s’apparente parfaitement
à l’éveil tel que supposé par la tradition bouddhiste. Dès lors que cette
prise de conscience se produit, le rêveur comprend instantanément que rien
de ce qui l’entoure n’est réel. Il se rend compte que les décors sont le fruit
de son activité mentale et que les personnages de son rêve, malgré
l’impression d’individualité qu’ils donnent, sont tout aussi artificiels.
Inévitablement, le rêveur perd alors tout intérêt au rêve, puisqu’il sait qu’il
ne tardera pas à se réveiller et que son décor onirique s’évanouira. Il
n’entreprend plus aucune action, n’interagit plus avec les personnages du
rêve et tout sentiment à leur égard, par exemple d’affection ou de peur,
disparaît aussitôt. Le rêveur lucide n’est plus impliqué dans le rêve, il n’en
est que le spectateur et n’en est pas plus affecté que par un film. Si la scène
qu’il a sous les yeux peut alors toujours lui plaire en tant que spectacle, les
liens qui l’attachent personnellement au rêve, eux, sont bel et bien rompus.
Le rêveur atteint dans son rêve l’état que désirent les aspirants à l’éveil
dans la réalité, celui de l’indifférence, du renoncement, de la
compréhension juste, de la destruction des affects, ou encore de
l’imperturbabilité.
La connaissance
Cette demi-illumination n’en est donc pas vraiment une, encore qu’elle
soit un premier pas. Elle est le lot de nombreux aspirants à un idéal
transcendant à travers toutes les spiritualités. Partout, on trouve l’exemple
d’individus qui, malgré une réelle volonté et une croyance certaine en
l’illumination, ne parviennent pas à se dégager de l’illusion, alors qu’ils en
comprennent pourtant l’aspect trompeur. Savoir que le mirage est un
mirage n’est pas suffisant, l’idée n’est pas assez ancrée, la connaissance
n’est pas assez profonde et l’emprise de l’illusion sur la conscience
demeure. L’individu, pleinement soumis à cette illusion, est tiraillé par ses
intérêts, par la satisfaction de son égo, par la recherche du plaisir et la fuite
de la souffrance, il reste la créature soumise aux principes de la sélection
naturelle et luttant pour son corps plutôt que pour son âme.
Dans les évangiles, c’est l’apôtre Pierre qui fait les frais de son
insuffisante connaissance. Traversant un lac sur une barque agitée par les
flots, lui et les autres apôtres sont rejoints par Jésus, qui marche sur les
eaux. Pierre dit à Jésus : « Seigneur, si c’est toi, ordonne que j’aille vers
toi sur les eaux »1. Jésus accède à sa demande et lui dit de quitter la barque
à pied pour venir le retrouver. Voilà que Pierre marche à son tour sur les
eaux pour retrouver son maître. Mais le vent et les vagues finissent par
effrayer l’apôtre qui, perdant sa confiance, commence à s’enfoncer dans
l’eau avant que Jésus ne l’en tire. La connaissance, ou la confiance en cette
connaissance qu’est la foi, lui avait permis, pour un instant, de transcender
1 Matthieu 14:28.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 138
les éléments comme un rêveur lucide pourrait le faire dans ses songes.
Mais les craintes de Pierre, en ressurgissant, le forcèrent à retourner dans
l’illusion et à céder à ses règles. Il ne s’agit donc pas tant de soupçonner
que le mirage en est un, mais de s’en convaincre parfaitement.
1 Matthieu 6:31-33.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 139
Le non-dualisme
Mais une fois de plus, au-delà des mots, que pouvons-nous comprendre
à un concept aussi déroutant que celui de la non-dualité ? C’est encore
l’analogie du rêve qui nous aiguille. Dans le rêve, les objets, les
personnages et les décors sont dépourvus d’égo ou de réalité propre, ils ne
sont en fait que l’émanation d’une source unique : la conscience du rêveur.
Si, comme nous apprenons peu à peu à l’entrevoir, notre réalité n’est que
le fruit de notre activité mentale, alors comme dans un rêve, tous les objets
qui la composent ne sont eux aussi que les reflets d’une unique source. En
somme, la non-dualité va de pair avec l’idée de la réalité illusoire, la maya
des hindous.
Penser, c’est déjà de la dualité. Tous les êtres autour de nous pensent et
sont donc apparemment eux aussi dans l’erreur. Considérer même « les
autres » est une trahison de la non-dualité. Quant à l’origine de l’erreur,
elle est toujours aussi obscure. Si tout est un, d’où est apparue la
multiplicité ? Il est dit dans le bouddhisme que le monde illusoire existe
bel et bien, mais en tant qu’illusion, et qu’il est une conséquence normale
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 144
Dire pour autant qu’il n’y a rien à faire pour atteindre l’illumination
n’est peut-être pas une formulation exacte. Nous avons vu que le non-agir
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 148
on réalise que cela fait plusieurs minutes qu’on ne pense plus à la fleur.
Lorsque cela arrive, on se remet simplement à l’exercice. Cinq secondes
de concentration, puis dix, vingt, trente, puis une minute, cinq minutes, des
égarements de plus en plus courts, de plus en plus espacés, l’esprit
s’habitue peu à peu à tenir la concentration longuement et l’exercice est de
plus en plus simple. Le contrôle tyrannique qu’il fallait imposer à son
esprit n’est plus nécessaire, une simple concentration suffit et, lorsque l’on
termine cet exercice, l’esprit demeure calme de lui-même pendant un long
moment.
Dhyana consiste à méditer sur un objet, les mandalas sont des dessins
sur lesquels on médite également. Les mantras sont des formules que l’on
répète, pranayama des exercices respiratoires visant à se concentrer sur le
souffle, tandis que dans l’exercice de japa, on psalmodie continuellement
la même prière. Dans tous ces exercices, on donne un objet, une image ou
des mots à l’esprit pour qu’il se focalise sur eux et mette un terme à ses
ruminations. Pratiqué assidûment, ce contrôle mental devient de plus en
plus aisé et ses effets de plus en plus étendus dans le temps. En fait, le
contrôle mental devient spontané, même en dehors des exercices et, peu à
peu, celui qui les pratique apprend le détachement.
Le dualisme
On raconte tantôt l’histoire d’un jeune moine très critique envers lui-
même, désespérant d’atteindre un jour l’illumination et remettant même en
question l’enseignement qu’il reçoit, mais qui découvre un jour qu’il est
lui-même vénéré par d’autres moines et que ceux-ci réalisent des miracles
en prononçant son nom.
- Le Raja-Yoga : cette voie-ci est plus dualiste que les deux précédentes
car elle consiste en une succession de pratiques ou d’exercices menant à
Dhyana, la méditation prolongée sur un objet, dans un rapport observateur-
observé assumé. Mais ainsi que nous l’avons dit, le but de la méditation
sur un objet consiste à découvrir sa nature illusoire et, par extension, celle
de tous les objets de ce que nous prenons pour la réalité. Le Raja-yoga
instaure cependant une certaine discipline et une succession progressive
d’exercices n’incluant pas seulement la méditation mais également
l’adoption d’un comportement droit, d’une attitude correcte envers soi-
même et envers la société. On trouve ainsi dans les préceptes du Raja-yoga
de ne pas voler ni médire son prochain, tout comme l’injonction de gagner
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 157
Il serait donc maladroit de voir dans les différents yogas des voies
opposées. Elles diffèrent en fait pour mieux se rejoindre. Dès lors que l’on
comprend que les pratiques dualistes de focalisation sur un objet visent à
en découvrir l’aspect illusoire et qu’elles mènent donc au non-dualisme, on
se rend compte que les yogas sont en fait des chemins plus ou moins
directs vers un même but.
Il est aussi important de comprendre que ces voies qui, à première vue,
semblent propres à la spiritualité et à la métaphysique orientales, trouvent
leurs équivalents dans celles d'Occident, avec des similitudes parfois
étonnantes. De façon générale, les religions chrétienne, juive ou
musulmane, avec leurs rites, leurs prières et leurs sacrements,
correspondent précisément au Bhakti-yoga, la voie de la dévotion. « Tu
aimeras ton Dieu comme toi-même », « Mets ta confiance dans le
Seigneur » sont des mots empruntés au christianisme, ils auraient tout
autant pu provenir d’un traité de Bhakti-yoga. On trouve sans cesse dans
les évangiles et plus généralement dans le Nouveau Testament des
injonctions à s’en remettre en permanence à Dieu, à se fier à lui, à devenir
son serviteur et à s’oublier soi-même, ainsi que des encouragements clairs
à rejeter les biens matériels et périssables au profit du salut de l’âme. Ce
sont là des préceptes-clés du christianisme et force est de constater qu’ils
sont très similaires aux principes hindouistes ou bouddhistes. Le japa, ou
la répétition du nom de Dieu, trouve même son exact équivalent dans le
christianisme orthodoxe avec la prière du cœur, un exercice consistant à
répéter sans cesse le nom de Dieu ou une phrase courte telle que
« Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi », à la manière d’un mantra.
L’Islam, comme le christianisme, s’apparente au Bhakti-yoga hindou et
l’on trouve, du côté du soufisme, l’exercice du Dhikr, l’équivalent du japa
oriental ou de la prière du cœur chrétienne, dont le but est à nouveau de
répéter le nom de Dieu continuellement.
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 159
Il est normal que les spiritualités orientales, qui s’adressent d’un côté
aux masses et de l’autre côté à une élite de moines et de renonçants,
présentent simultanément une voie dualiste et une autre non-dualiste. Par
souci de cohésion peut-être, christianisme et Islam se sont focalisés sur la
voie dualiste, la foi inconditionnelle en Dieu, l’équivalent du Bhakti-yoga
oriental, qui est bien plus à même de rassembler de grandes populations
dans une direction commune. Malgré tout cela, il serait faux de voir les
religions occidentales comme des copies incomplètes du bouddhisme ou
de l’hindouisme, car si elles se caractérisent par des enseignements
dualistes accessibles au plus grand nombre et semblent négliger le non-
dualisme, on trouve tout de même chez elles une certaine élite spirituelle
qui semble, à l’image des yogis orientaux, s’être aventurée spontanément
dans sa propre mystique sur la voie du non-dualisme.
Chez les hésychastes et les soufis, une fois de plus, on apprend qu’il ne
faut pas se laisser tromper par les formes, les apparences par lesquelles se
manifeste Dieu. Le Seigneur est sans forme et, s’il y a des formes, alors ce
n’est pas le Seigneur. Le rejet de la paire observateur-observé refait
surface. Les monothéistes abrahamiques l’ont donc compris aussi : le
dualisme est une illusion. Mais chez eux, contrairement à l’Orient, l’élite
spirituelle perturberait l’ordre établi si elle exposait trop ostensiblement sa
vision non-dualiste de Dieu, une vision trop extravagante pour une masse
conditionnée au dualisme, loin de penser que sa croyance en Dieu serait
une étape vers le non-dualisme et non une fin en soi.
Car c’est bien cette vérité qui semble se dessiner pour les croyants d’un
côté ou de l’autre du monde : la croyance en Dieu, la dévotion, doit
augmenter, se renforcer sans cesse, jusqu’à laisser place à cette autre chose
que l’on nomme non-dualisme, fusion de l’homme et Dieu, mais qui dans
tous les cas change l’idée que l’homme se faisait de sa divinité, lui fait en
réalité comprendre, comme la méditation dhyana, que l’objet de sa
dévotion était illusoire, que l’idée qu’il se faisait de Dieu était plus
qu’erronée.
Que leur objectif soit le même ne rend pas les différentes voies
similaires. Comme pour l’ascension d’une montagne, il est nécessaire de
choisir une route et de s’y tenir. Ce choix est d’une grande importance et
aura son influence sur le succès ou l’échec du pratiquant. Chaque voie
apporte son lot de difficultés et il est nécessaire d’en être conscient. Il faut
également comprendre le sens de sa pratique sous peine de la dénaturer
sans s’en rendre compte.
Le lien entre guru et élève peut prendre des formes très variées. Si le
maître tibétain Naropa avait pour son élève Marpa de l’affection et faisait
preuve avec lui d’une grande douceur, Marpa, de son côté, fut impitoyable
avec son élève Milarepa. Il lui imposait de rudes travaux physiques, lui
faisait notamment construire des habitations puis lui ordonnait de les
démolir aussitôt, dans le seul but de mettre sa fidélité à l’épreuve. Il ne faut
pas y voir de sadisme, ou un quelconque abus d’autorité, mais les chemins
obscurs que préparent les maîtres pour leurs disciples, sachant mieux que
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 166
ces derniers ce qui leur est bénéfique, surtout lorsqu’il s’agit de les rendre
humbles et de détruire ce qui leur reste d’égo.
Choisir sa voie signifie donc savoir ce pour quoi l’on se sent fait. Le
choix d’une voie dualiste ou non-dualiste en est un bon exemple et un
révélateur de la personnalité du pratiquant. Ainsi, alors que le Jnana-yoga
est réputé difficile, le guru Nisargadatta Maharaj le présente comme la voie
la plus simple car la plus directe. À l’inverse, le guru Ramakrishna était un
adepte du Bhakti-yoga, adorait sa déesse-mère et se disait angoissé par la
non-dualité et l’impression de néant qu’elle renvoie.
yoga tel que le yogi Patanjali le décrit peut, pour le seul exercice de
pranayama, le contrôle du souffle, occuper deux heures de la journée. Les
méditations peuvent également durer plusieurs heures dans l’emploi du
temps d’un pratiquant habitué. Or, ces pratiques, en plus de la disponibilité
qu’elles exigent, sont parfois incommodantes. Le pranayama provoque
chez certains des bouffées de chaleur tandis que les asanas, la position du
lotus par exemple, peuvent être très pénibles à adopter par les douleurs
qu’elles occasionnent aux jambes ou au dos. Maintenir durablement sa
colonne vertébrale parfaitement droite à la manière des moines zazen ne
s’apprend pas sans efforts ni douleurs. Quant au japa, la récitation du nom
de Dieu qui peut être ininterrompue durant toute la journée, en parallèle
des activités quotidiennes, elle vous laissera la gorge irritée et la mâchoire
endolorie, au moins durant les premier temps de votre pratique.
Bien sûr, le débutant ne doit pas chercher à imiter les yogis accomplis
et les premiers exercices dureront bien moins que deux heures, mais ces
exercices, dont il ne faut pas oublier qu’il ne sont que des aides au contrôle
mental et certainement pas des tickets d’entrée pour l’illumination, se
révèlent de vraies épreuves pour les non-initiés. Bien vite, le
découragement surgit, le doute aussi. On se demande si l’on médite bien
comme il faut, si l’on ne fait pas complètement fausse route. Dès lors que
l’on remet en cause le bien-fondé de sa méthode, il devient difficile de la
pratiquer chaque jour durant de longues périodes. On se trouve alors des
excuses et on s’accorde des jours de repos sans pratique. Il s’agit là de
travers très humains et somme toute compréhensibles, mais également très
pénalisants.
Choisir sa voie, c’est choisir son but. Comme nous l’avons expliqué,
dans la voie non-dualiste, l’illumination ne peut pas être considérée
comme un but puisque tous les êtres sont déjà illuminés. Le but, s’il en est
donc un, tient alors à la dissipation des illusions.
L’éveil doit être recherché pour ce qu’il est : l’extinction des désirs.
Tout enrobage fait de pouvoirs merveilleux et de miracles, toute volonté de
faire le bien ou de devenir meilleur est un obstacle, justement car la
volonté est la marque du désir et de l’erreur. Il en est de même des notions
imprécises de joie et de paix qui ne sont, au mieux, qu’une incitation pour
le novice à faire le premier pas. Ces notions, à l’instar d’un objet de
II – LA DELIVRANCE DE LA SOUFFRANCE • 176
L’histoire est celle d’un homme qui habitait une grande maison avec
ses enfants. Un jour, la maison prit feu et l’homme, de dehors, voulut
appeler ses enfants pour qu’ils en sortent. « Si je leur dis de sortir car la
maison est en feu, ils ne me croiront pas et resteront à l’intérieur pour
jouer », se dit-il. Il rusa alors et cria : « Les enfants, venez dehors, j’ai des
jouets neufs pour vous. » Aussitôt, les enfants sortirent et virent de
l’extérieur que la maison était en flammes.
CONCLUSION
Pour celui qui veut libérer son mental, il s’agit donc d’apprendre à
ignorer les pensées mauvaises, celles qui incitent aux passions, à ce que
l’on a nommé les « péchés capitaux » : paresse, orgueil, luxure,
gourmandise, avarice, colère, envie, qui exaltent les instincts primaires et
mènent inexorablement à la souffrance. Il faut donc identifier ces
tentations dès qu’elles naissent en nous et les ignorer aussitôt, s’interdire
CONCLUSION • 181
de les garder en tête car alors elles finiraient immanquablement par nous
faire céder. À la manière de la concentration, cette pratique de l’exclusion
se maîtrise au fil du temps, jusqu’à ce que les tentations n’atteignent même
plus notre conscience, rejetées avant même d’avoir pris forme en nous.