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hantée
Laurent "Nico du dème de Naxos" Duquesne
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Avant-propos
Cette nouvelle se veut un modeste hommage à Maison
hantée de Shirley Jackson, à La Maison des Damnés de
Richard Matheson ainsi qu’au Secret de Crickley Hall de
James Herbert. Trois textes très différents sur le thème de
la demeure hantée, qui m’ont accompagné pendant tout le
processus d’écriture. À son tour, ce texte peut s’envisager
comme une réception personnelle de leur œuvre et une
transmission vers toi, lecteur. Ma Maison hantée s’inscrit
dans la continuité de ces textes, mais, à sa façon singulière,
constitue une rupture.
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Maison hantée
« Vous ne devriez pas y aller ».
Le visage de mon interlocuteur s’était fait plus hermétique
que la porte d’une prison. Ses yeux durs ne reflétaient que
la flamme souffreteuse de la bougie coulée sur la table.
« Je comprends votre inquiétude, mais il faut absolument
que je m’y rende.
- Ceux qui y sont allés ont tous trouvé la mort, à part la sor-
cière.
- La sorcière ?
- Oui, c’est comme ça qu’on l’appelle. Je ne me souviens
plus de son nom, mais je me rappelle très bien son appa-
rence. Elle était d’une beauté étourdissante, avec ses longs
cheveux roux et ses yeux d’un vert… d’un vert encore plus
lumineux que celui d’une pierre précieuse. Mais il y avait
quelque chose en elle, je ne sais pas quoi, qui vous mettait
immédiatement mal à l’aise… ».
Je vis qu’il faisait un effort sur lui-même pour ne pas fris-
sonner.
« Tout va bien ?
- Ca va aller, oui, c’est gentil à vous de vous soucier de ma
bonne santé.
- Non, me récriai-je, percevant l’ironie que mon interlocu-
teur avait placée dans ses propos.
- Ne vous en faites pas, ça n’a rien de personnel. Vos pré-
décesseurs, vos confrères et consœurs ont usé ma patience,
je crois. Je ne parviens pas à saisir pourquoi vous autres
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Maison Hantée
occultistes avez tant besoin de vous rendre dans ce genre
de lieu profondément malsain. Je suis peut-être le proprié-
taire de cette demeure, mais j’aurais cent fois préféré
qu’elle ne me fut pas léguée en héritage. Mes parents… ».
Il s’arrêta immédiatement de parler. Son visage était sou-
dain devenu livide et ses yeux paraissaient hantés par
quelque fantôme du passé.
« Je suis désolé d’insister et de raviver en vous des souve-
nirs pénibles…
- Des souvenirs ! Ah, ah, elle est bien bonne celle-là ! Des
souvenirs, c’est bien ce que vous avez dit ! Il ne s’agit pas
de ça. Regardez-moi bien ! Vous croyez que je dors en paix,
vous croyez que je réussis encore à trouver le repos ? Non,
cela fait bien longtemps que ces temps accordés à tous les
hommes pour se ressourcer me sont interdits. J’ai perdu le
sommeil il y a bien longtemps. Mes nuits ne sont que de
longues fuites vers des vieux jours que je n’atteindrai pro-
bablement pas. Regardez-moi bien : j’ai peut-être vingt-
huit ans, je suis peut-être un noble avec un peu de biens,
mais j’échangerais avec plaisir ma position contre celle de
n’importe quel roturier pour ne plus avoir à souffrir ces
cauchemars. Ils absorbent chaque nuit un peu plus de ma
vie…
- Hum, hum ». Je me raclai la gorge pour tenter d’évacuer
la gêne grandissante qui me gagnait. « Je pourrais peut-être
vous aider ? Vous savez, avec l’aide de la science, il est
possible de travailler à soigner l’esprit humain. Vous avez
sans doute entendu parler de l’hypnose. Je suis moi-même
pratiquant et…
- Il n’en est pas question ! ». Mon interlocuteur avait crié,
mais aucun client de l’auberge dans laquelle il logeait toute
l’année ne s’était retourné. Ils devaient être habitués à ses
excentricités.
« C’était une simple proposition vous savez… ». Je levai
les mains comme pour m’excuser tout en me demandant si
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Maison Hantée
je n’allais pas devoir quitter précipitamment les lieux si
mon interlocuteur devenait violent.
« Excusez-moi d’avoir élevé la voix. Mais je suis à bout.
Je n’en peux plus.
- Mais pourquoi… ». Il leva la main pour me faire com-
prendre qu’il était inutile de poursuivre dans cette voie.
« Très bien, je m’excuse d’avoir insisté. J’aurais aimé me
montrer utile…
- Ne vous en faites pas. Je vais mal. Personne ne peut rien
faire pour moi et je me demande même pourquoi je m’obs-
tine à poursuivre une vie qui n’en vaut plus la peine. Ces
cauchemars sont tellement réels. Ils me terrifient. Les voix
et leurs intentions. Ce qu’elles veulent faire. Ce qu’elles
ont déjà fait. Oui, elles aiment terrifier, elles aiment la dou-
leur. Elles rient, elles rient. Un rire hideux. Ce rire me pé-
trifie, il me scie les os, il me perfore la chair. Chaque éclat
en est si plein de mauvaises pensées, si gorgé de mali-
gnité… Je voudrais tellement qu’elles n’existent que dans
ma tête, mais non, elles ont tué vos collègues, elles ont
rendu folle la sorcière et elles guettent les prochains imbé-
ciles qui se seront mis en tête de les étudier ou de les af-
fronter.
- Vous parlez de voix ? Vous ne savez pas à qui elles ap-
partiennent ?
- Non. Elles ont toujours été là. Elles sont bien plus an-
ciennes que la maison de mes ancêtres.
- Comment le savez-vous ?
- Elles me l’ont dit. Parfois, elles se confient à moi. Car
elles n’ont que moi. Elles s’amusent avec moi comme des
chats le feraient d’un rat ou d’une souris. J’ai peur que ce
jeu dure toujours. C’est ce qu’elles m’ont promis.
- Si vous me laissez entrer, je pourrai peut-être les chasser,
voire les détruire.
- Ah ah ah ! » Il se renversa en arrière avant de se redresser
brusquement, des larmes coulant depuis la commissure des
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Maison Hantée
yeux. « Non, elles n’attendent que ça et vous n’êtes pas de
taille face à elles. Elles vous réduiront à néant en quelques
heures, en quelques jours au mieux. Vous ne savez pas de
quoi elles sont capables. Elles ne font qu’un avec la mai-
son !
- Écoutez, ce ne serait pas la première fois que des esprits
mentent. Leur intérêt est de vous faire croire que vous ne
pouvez rien tenter contre eux, comme cela ils peuvent
continuer leurs jeux cruels.
- Non, elles ne mentent pas. Elles ont tué et pas qu’une fois.
Les occultistes qui sont venus avant vous, ainsi que la sor-
cière, m’ont dit la même chose. Ils sont morts. La sorcière
a sombré dans la folie. Et moi je deviens fou peu à peu. Il
n’y a rien à faire. Partez tant qu’il est encore temps. Ou
alors prenez cette clef, introduisez-la dans la serrure et
venez embrasser votre mort.
- Ce que vous dites est effrayant, mais ce n’est qu’une par-
tie de l’histoire. Vous me parlez des voix. C’est justement
à cause d’une voix que je suis là. Une voix qui m’implore
de la délivrer de sa prison.
- Et si la voix vous ment ? C’est certainement un piège !
Elles sont rusées vous savez, très rusées. Vous croyez que
vous allez réussir à les avoir. Mais ce sont elles qui vont
vous prendre dans leurs rets ».
Je notai ironiquement dans ma tête que mon interlocuteur
envisageait très bien la possibilité que les voix me mentent
mais pas qu’elles lui mentent.
« C’est une possibilité, bien sûr. Mais je ne le crois pas. Je
ne suis pas exactement un occultiste. Je suis un médium.
J’entends les esprits, je les ressens, je perçois leurs émo-
tions. C’est comme cela depuis que je suis enfant. Je les ai
toujours entendus. La voix qui m’appelle, c’est celle de ma
sœur. Elle a disparu il y a plus de dix ans et un jour, elle
m’a contacté. Mes sens se sont développés au fil des an-
nées. C’est grâce à ça que j’ai pu l’entendre. Son corps est
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Maison Hantée
mort mais son esprit est dans le manoir de votre famille.
- Quel âge avait-elle quand elle a disparu ?
- Une dizaine d’années à peu près.
- Elle avait les cheveux blonds, des yeux timides ?
- Oui, oui, elle avait les cheveux blonds. Vous l’avez vue ?
- Elle se trouvait avec le couple d’occultistes qui est venu
et qui n’est jamais ressorti du manoir. Elle avait l’air un peu
perdue. Elle regardait partout autour d’elle comme si elle
cherchait quelque chose. Le couple a prétendu qu’il s’agis-
sait de leur fille. Mais leur histoire n’avait pas l’air crédible.
Ils n’avaient pas l’air de lui faire du mal, non, bien au
contraire, j’avais plutôt l’impression qu’ils veillaient sur
elle comme on veille sur un objet très précieux. Ils ne ces-
saient de la regarder du coin de l’œil, d’un regard inquiet.
Comme si elle avait été une poupée en verre susceptible de
se briser au moindre choc. Ils sont rentrés avec elle dans la
demeure de ma famille et ils ne sont jamais reparus. Pen-
dant plusieurs jours, je n’ai plus entendu les voix. Mainte-
nant que j’y repense, lorsque la sorcière et deux autres
occultistes sont venus quelques années plus tard, les voix
se sont tues également pendant quelques jours…
- Ainsi elle est bien venue ici, je ne me suis pas trompé. ».
J’étais soulagé et en même temps effrayé par les révélations
de mon interlocuteur. Je n’avais pas fait ce long chemin en
vain.
« Vous êtes venu pour votre sœur. Oui, vous avez un air de
famille avec elle. Le même front, le même nez et la
même… lumière dans les yeux. Vous avez un compte à ré-
gler avec les voix. Dans ce cas, je veux bien vous remettre
la clef. Mais vous la laisserez dans la serrure une fois que
vous aurez ouvert et vous refermerez la porte derrière
vous. »
Je n’en croyais pas mes oreilles. Finalement, mon interlo-
cuteur me laissait pénétrer chez lui. Il acceptait parce qu’il
me croyait.
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Maison Hantée
« Merci. Vous ne savez pas ce que ça représente pour moi.
- Vous ne devriez pas me remercier, mais me donner les
daols pour votre enterrement. À
part la sorcière, personne n’est jamais revenu vivant de la
demeure des Mac Grym.
- Si, il y a bien quelqu’un d’autre. Vous-même, messire.
- Non, vous vous trompez, mon esprit y retourne chaque
nuit. Mon corps est ici, dans cette auberge non loin du ma-
noir, mais toutes mes pensées y sont enchaînées. Chaque
mot qui sort de ma bouche résonne de l’écho glacial de
Kaer Skarden. Tout ce que je vois est taché de manière in-
délébile des visions qui me sont infligées chaque nuit.
Même la nourriture que je parviens à avaler a le goût des
vieilles pierres et du sang.
- Et pourtant, vous ne me paraissez pas fou, juste terrifié.
Si je parviens à libérer ma sœur et à assainir votre demeure,
je reviendrai vous voir. Il sera temps alors de m’occuper de
vous.
- Maître Ysvan, j’admire la foi inébranlable que vous pla-
cez dans la science. Je ne vous dis pas au revoir car je suis
persuadé que c’est la dernière fois que je vous vois. Tenez,
voici la clef ».
Il me tendit une grosse clef de bronze qu’il avait gardé ac-
crochée à un anneau de sa ceinture tout au long de notre
conversation. À peine mes doigts avaient-ils effleuré le
métal rongé par la corrosion, que je fus parcouru par une
décharge d’énergie qui me traversa de la main jusqu’au
coude. Je faillis lâcher la clef mais réussis à la poser sur la
table au prix d’une grimace, que je masquai à mon interlo-
cuteur en détournant la tête comme si j’observais pensive-
ment la salle de l’auberge qui s’était vidée de la plupart de
ses clients.
« Il me reste encore deux questions à vous poser.
- Je vous écoute.
- Où puis-je trouver la sorcière ?
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Maison Hantée
- Je vous ai dit qu’elle était folle. Écouter les divagations
d’une démente ne vous sera d’aucune utilité.
- Ses divagations, peut-être pas, mais son contact, en re-
vanche, pourrait m’apprendre des choses.
- Soit, il n’y a pas de mal à vous indiquer où vous pouvez
la trouver. Elle vit seule dans la forêt, à environ trois kilo-
mètres à l’ouest de Skarden. Vous ne pourrez pas la man-
quer. Un chêne gigantesque et couvert de mousses étend
ses branches au beau milieu d’une clairière sur le pourtour
de laquelle on peut voir encore quelques fragments de
pierres sculptées. Sans doute un cercle qui aura mal
vieilli… La sorcière vit dans une cabane située juste sous
le chêne.
- Merci pour ces indications. Je voulais aussi vous dire que
je n’étais pas seul dans mon entreprise. Mon assistant de
recherches doit m’accompagner. Cela vous pose-t-il pro-
blème ?
- Votre assistant ? Un sot encore plus jeune que vous, sans
doute ?
- Une jeune femme. Et oui, elle est âgée d’à peine vingt
ans.
- Libre à vous de conduire une victime de plus à l’abattoir. »
Je ne relevai pas cette nouvelle pointe de sarcasme chez le
dernier descendant en vie de la famille des Mac Grym. Je
le remerciai une nouvelle fois et pris congé.
Je passai ma nuit à l’auberge, me levai tôt après une bonne
nuit de repos et pris une rapide mais solide collation avant
d’enfourcher mon caernide pour aller voir la sorcière.
Mon assistante, une jeune femme pleine de ressources,
viendrait me rejoindre demain en fin d’après-midi. Je dis-
posais donc de tout le temps nécessaire pour aller interroger
l’une des deux seules personnes à avoir quitté Kaer Skarden
en vie. Était-elle vraiment folle ? Qu’avait-elle à me racon-
ter qui puisse m’aider à triompher de la terrible adversité
que représentait ce manoir hanté de sinistre réputation ?
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Maison Hantée
Loin des peurs glaciales convoquées par les propos du der-
nier descendant des Mac Grym, le temps était magnifique.
Nous étions au tout début de l’automne et l’air demeurait
doux. Les frondaisons des feuillus avaient roussi sous le
soleil d’été même si, par endroits, elles parvenaient à garder
encore un peu de leur vert printanier. Devant moi le sentier
forestier traçait une belle ligne, quasiment droite, entre les
troncs élancés. On sentait qu’il devait être régulièrement
entretenu, car aucun obstacle n’entravait le passage : pas
de branches tombées, de pierres, de ronciers aventureux ou
de fougères envahissantes. La cognée des bûcherons avait
créé une saignée sûre au milieu de la forêt.
Je progressais sans me hâter, le pas de mon caernide m’as-
surant un voyage sans cahots. Je croisais quelques charrettes
tirées par des boernacs, un vendeur d’almanachs à qui je de-
mandais des nouvelles de la région - des bandits avaient dé-
troussé des voyageurs plus loin vers le nord-ouest, un
incendie avait détruit plusieurs maisons dans un village des
environs et on avait observé dans le ciel un vol massif de
corvidés - ainsi qu’une patrouille d’hommes en armes qui
m’interrogèrent brièvement sur la raison de ma présence ici.
Mon accent reizhite provoqua quelques rires, mais les sol-
dats, qui appartenaient au baron Mac Kendric, ne se mon-
trèrent pas agressifs et me laissèrent poursuivre ma route tout
en me mettant eux aussi en garde contre les brigands.
Moins d’une heure après mon départ de l’auberge, je par-
vins à une fourche. Je pris sur la gauche, en direction du
sud-ouest et du lieu-dit Chelciorcal. Le « Cercle-brisé »
avait autrefois constitué un puissant cercle de pierres dres-
sées, mais gisait aujourd’hui en amas de roches réduites en
fragments épars abandonnés aux douze points d’un cadran
solaire imaginaire. Une certaine tristesse émanait des lieux
ainsi qu’un autre sentiment plus diffus, que j’interprétais
comme de la colère. Sur certaines des pierres, on pouvait
encore apercevoir des écritures et des motifs sculptés, à
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Maison Hantée
moitié effacés par les intempéries et le passage du temps.
L’antique cercle demorthèn n’était cependant pas ce qui
avait attiré la sorcière en ce lieu. L’arbre géant étendait ses
frondaisons en un dôme roux et carmin, dont les extrémités
murmuraient loin au-dessus des pierres brisées. Son tronc
phénoménal, mangé de mousse, arborait des nœuds
énormes qui paraissaient autant de faciès étranges, hu-
mains, animaux ou mélanges improbables des deux. De
nombreux oiseaux pépiaient dans les branches immenses,
qui se tordaient vers les limites de la clairière. Une cabane
de planches clouées, qui paraissait minuscule à côté du co-
losse végétal, se blottissait contre son tronc.
Avant de pénétrer dans la clairière, j’attachai mon caernide
au tronc d’un noisetier à l’aide du licol. J’avançai d’un pas
tranquille jusqu’à la cabane. De nombreuses herbes, des
simples sans doute, étaient suspendues à des crochets de
bois de chaque côté de la porte. Je n’entendais aucun bruit
en provenance de l’intérieur de la masure et décidai de
m’avancer pour m’annoncer. Personne. Je poussai prudem-
ment le battant, qui s’ouvrit sur une petite pièce encombrée
d’une multitude d’ustensiles et de récipients. Des plantes
poussaient à même la terre, dans les quelques endroits de
la pièce qui n’avaient pas été recouverts par des tomettes
triangulaires. Tout était d’une saleté repoussante et donnait
l’impression d’un lieu quasiment laissé à l’abandon.
Une seconde porte, entrouverte, donnait sur une petite pièce
où se trouvait allongé un vieux grabat poussiéreux. Contre
la cloison opposée, un hexcelsis était accroché à un clou
rouillé. Contrairement à tous les autres objets de la cabane,
le symbole étincelait, aussi neuf qu’au jour de sa confec-
tion. J’approchai la main pour le toucher quand une voix
désagréablement aigüe retentit derrière moi.
« Ne touchez pas à ma protection ! »
Je me retournai, le cœur battant un peu trop vite sous l’effet
de la surprise. Devant moi, en contrejour, se dessinait une
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Maison Hantée
silhouette hirsute. La femme fatale dont m’avait parlé le
dernier descendant des Mac Grym n’était plus aujourd’hui
qu’un lointain souvenir.
« Que faites-vous chez moi ? ».
La voix de la femme était pleine d’agressivité contenue.
Elle était moins aigüe que tout à l’heure - elle n’avait plus
besoin de hausser la voix maintenant qu’elle se tenait à
moins d’un mètre de moi - et paraissait étrangement jeune,
comme celle d’une fillette du deuxième cercle d’âge.
« Je suis désolé d’être entré sans votre permission. Je me
présente : je m’appelle Ysvan et je suis médium. Je viens
de Farl.
- Médium ? La femme n’avait pas pu cacher son scepti-
cisme devant ce terme.
- Oui, je perçois des choses…
- Je sais très bien ce qu’est un médium, me coupa-t-elle
d’une voix tranchante. Son visage se transforma et je vis
l’esquisse d’un sourire apparaître sur sa bouche maintenant
que mes yeux s’étaient accoutumés à la luminosité. Le reste
de son visage disparaissait sous la broussaille jaunâtre de
ses cheveux. Vous venez pour la maison, je suppose ?
- Pas exactement, répondis-je. Je viens pour ma sœur.
- Votre sœur ? Comment s’appelle-t-elle ?
- Sorcha ».
La femme redressa la tête de manière soudaine et je vis pour
la première fois l’intense lumière de ses yeux. Je fus comme
subjugué et je compris instantanément combien cette femme
était encore belle sous son apparence négligée.
« Sorcha est votre sœur ?
- Oui, c’est ce que je viens de vous dire.
- Ma Sorcha est votre sœur ?
- Votre Sorcha ?
- Cela fait plusieurs années que je lui tiens compagnie.
- Je ne comprends pas ? Ma sœur est morte et…
- Vous voulez dire que son corps physique a disparu. Mais
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Maison Hantée
elle est encore avec nous, dans ce monde. C’est une petite
fille effrayée et je la rassure comme je peux. Je passe plu-
sieurs heures par jour à lui parler pour l’empêcher de som-
brer dans la folie. Ils la harcèlent quotidiennement et
j’essaye de les repousser, mais ils sont trop forts pour moi.
- Qui la harcèle ?
- Mais les esprits maudits qui hantent Kaer Skarden bien
sûr ! Je suis certaine que Nolan Mac Grym vous en a parlé.
Il les appelle les voix, car il n’ose pas les nommer pour ce
qu’elles sont, des esprits déments qui ne désirent qu’une
chose : faire autant de mal qu’ils le peuvent à tous ceux
assez fous pour pénétrer chez eux. Ou devrais-je dire, en
eux.
- Vous voulez dire qu’ils ne forment qu’un avec la maison ?
- Quelque chose comme ça, oui.
- Savez-vous qui ils sont ?
- Oui et non. Je suis certaine qu’il s’agit de membres de la
famille Mac Grym, mais j’ignore leurs noms et je ne sais
pas pourquoi ils se montrent aussi cruels. Je sais aussi qu’ils
ont tué, souvent, de leur vivant. Ce sont des meurtriers dé-
ments que nul châtiment n’effraie. Lorsque j’y suis allée,
il y a quelques années, je pensais avoir la force mentale
pour les affronter. Mais je me trompais. Ils se sont joués de
moi, ils m’ont humiliée, ont joué avec chacune de mes fai-
blesses comme des chiens rongeant autant d’os savoureux.
Ils se sont délectés de ma souffrance. J’ai quitté Kar Skar-
den, réduite à l’état de loque tremblante, à moitié folle. Et
j’aurais sombré complètement dans la folie si votre sœur
ne m’avait pas aidé. J’étais entrée en contact avec elle lors
de mon exploration du manoir, et nous avions beaucoup
parlé. J’étais traumatisée par le sort de cette petite fille as-
sujettie aux esprits déments de ses tortionnaires et j’avais
essayé de comprendre comment faire cesser son calvaire.
Et c’est grâce à elle que j’ai encore mes esprits aujourd’hui,
à elle et à l’Unique ».
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Maison Hantée
Elle s’avança et me bouscula légèrement pour décrocher
l’hexcelsis. Elle caressa le symbole religieux comme s’il
s’agissait d’un bébé et me regarda droit dans les yeux.
« Ysvan, je vais vous donner un bon conseil : retournez
chez vous, à Farl, tant que vous le pouvez. Laissez-moi
veiller sur votre sœur et ne risquez pas vous aussi votre âme
dans cette maison de damnés ! »
Je ne voyais plus que ses yeux et sa bouche et je déglutis
bruyamment, soudain sous le joug d’une attirance puissante
et irraisonnée pour la femme qui me frôlait. Je ne parvins
pas à trouver mes mots tellement j’étais troublé par sa pré-
sence et par ses paroles.
« Je vous en conjure ! Ne commettez pas la même folie que
moi. J’ai pensé que je vaincrai les spectres de Kaer Skarden
et ils ont failli réduire mon esprit à néant.
- Je… je ne peux pas… l’abandonner. Je ne peux pas… Je
balbutiai ces mots tremblants, privé de toute force.
- Mais vous ne l’abandonnez pas. Vous vous contentez de
la confier à mes soins. Je la protège à distance, je les em-
pêche de continuer à la torturer. Et là où je suis, ils ne peu-
vent rien contre moi, juste me donner quelques vilains
cauchemars. Nolan est trop attaché au manoir pour réussir
à s’en éloigner vraiment. Une partie de son esprit est pri-
sonnière de Kaer Skarden mais il refuse de s’en rendre
compte. Il a préféré se convaincre que j’étais folle. Je suis
très pessimiste quant à sa capacité de résister encore long-
temps aux charmes vénéneux de ses voix ».
J’opinai de la tête, toujours incapable de parler.
« Ysvan, par amour pour votre sœur, contentez-vous de lui
parler depuis l’endroit où nous nous trouvons et repartez.
Je vais vous aider à la contacter. Si vous êtes vraiment mé-
dium, cela ne sera pas difficile.
- Vous êtes vraiment une sorcière ? ». Les mots s’étaient
extraient tout seuls d’entre mes lèvres serrées.
La femme me regarda en souriant tristement et mon atti-
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Maison Hantée
rance pour elle devint encore plus forte.
« Ca dépend de ce que vous entendez par ce terme ?
- Vous êtes entrée en contact avec une entité qui n’appar-
tient pas à notre monde et celle-ci vous a octroyé des pou-
voirs… en échange de… quelque chose ?
- C’est un peu simple comme définition. Disons qu’un cer-
tain évènement a aiguisé mes perceptions et que depuis ce
jour je sens certaines choses qui sont normalement intimes
et que j’en pressens d’autres. Cela a changé ma façon de
percevoir le monde dans lequel je vivais et, depuis, je ne
suis plus la même. Ce qui s’est passé à Kaer Skarden n’a
fait que renforcer ma conviction que Tri-Kazel est une terre
dont nous ne savons en définitive pas grand-chose.
- Je ne comprends pas pourquoi Nolan Mac Grym prétend
que vous êtes folle. Désolé, je change de sujet, mais depuis
que je vous parle, je vous trouve parfaitement saine d’es-
prit.
- Nolan ne conçoit pas que quelqu’un puisse avoir pénétré
dans la propriété de ces ancêtres et en soit ressorti indemne.
J’ai encore quelques séquelles, mais j’ai heureusement
conservé ma lucidité. En revanche, les occultistes qui sont
entrés avec moi ont succombé aux maléfices de la vieille
demeure. C’est un lieu extrêmement dangereux.
- Je comprends ce que vous me dites. Et je vous remercie
de veiller sur ma sœur. Mais je ne peux pas me contenter
du réconfort que vous lui prodiguez. Je dois aller la déli-
vrer, quitte à y laisser ma vie. Je n’ai pas d’autre choix. Ce
serait impensable de la laisser au pouvoir des esprits per-
vers qui s’amusent à la faire souffrir. C’est ma petite sœur
et c’est mon devoir de mettre un terme aux jeux sadiques
des esprits de Kaer Skarden.
- Alors rien ne pourra vous faire changer d’avis, n’est-ce
pas ? « La voix de mon interlocutrice était chargée d’une
profonde tristesse. « Bien. Mais, avant de partir, ne souhai-
tez-vous pas lui parler ?
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Maison Hantée
- Je, je ne veux pas lui parler maintenant. Je ne sais pas,
j’ai peur… »
Je ne finis pas ma phrase. J’étais terrifié à l’idée que ma
sœur m’implore de ne pas venir par crainte du sort funeste
qui risquait de m’attendre entre les murs du manoir des
Mac Grym. Je ne voulais surtout pas l’entendre, car je sa-
vais que je n’aurais plus ensuite la force d’aller à l’encontre
de sa volonté.
Perdu dans mes pensées, j’avais baissé la tête. Lorsque je
la redressai, je vis le vert irréel des yeux de la femme bra-
qué sur moi. Je plongeai dans les profondeurs de leur sur-
face encore plus lumineuse qu’un péridot et oubliais tout
pendant un instant. Puis, d’un geste vif, j’écartai la femme
pour sortir de la cabane. Tandis que je m’en éloignai d’un
pas vif pour retrouver mon caernide, je sentis son regard
sur moi. Je réfrénai un cri au moment où je sentis une vive
brûlure entre mes omoplates. Je ne me retournai pas, déta-
chai mon caernide, grimpai lentement sur la selle et enfilai
le sentier au pas.
En milieu d’après-midi, j’atteignis l’auberge où j’avais
parlé avec Nolan Mac Grym la veille au soir. Je ne vis nulle
trace de sa présence dans la salle principale de l’établisse-
ment. À l’exception de quelques paysans venus boire une
bière pour se désaltérer, j’étais le seul client attablé. Je com-
mandai une pinte de cervoise et bus à petites gorgées pour
faire passer le temps. Alors qu’un peu de fraîcheur se met-
tait à annoncer la venue du soir, Lélyandra arriva enfin.
Mon assistante était vêtue d’une grande cape de voyage
vert foncé, d’un pantalon de monte en tissu épais renforcé
de protections de cuir aux cuisses et aux mollets et d’un
chemisier blanc légèrement visible sous les pans flottant de
sa cape. Les cheveux en bataille, elle arborait un sourire
satisfait et vint à ma rencontre en pressant le pas.
« Maître Ysvan ! J’ai trouvé ce que vous m’avez demandé.
Ça n’a pas été simple…
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Maison Hantée
- Allons Lélyandra, asseyez-vous. Prenez le temps de souf-
fler un instant et de boire un verre. Vous me raconterez en-
suite les résultats de votre course. »
Mon assistante s’assit ou plutôt se laissa choir lourdement
sur le tabouret situé le plus près de moi. Je hélai aussitôt
l’aubergiste et lui commandai une bière qu’il vint apporter
quelques instants plus tard, visiblement réjoui d’avoir un
nouveau client pour le souper et la nuit.
Lélyandra but d’un trait et reprit son récit là où elle l’avait
arrêté.
« Cet archiviste était un vieux grincheux. Il m’a grondée
gentiment dès que je lui ai transmis votre demande. Il a dû
me prendre pour une simple d’esprit, toujours est-il qu’il
m’a regardée avec des yeux écarquillés et qu’il a articulé
chacun des mots de son sermon avec une lenteur exaspé-
rante. J’ai bien cru que j’allais m’endormir avant la fin.
Bref, j’ai bien compris qu’il n’y avait qu’une seule chose
susceptible de le faire changer rapidement d’avis. J’ai défait
ma cordelette à daols et lui ai tendu un daol de givre. La
vue d’un tiers de son salaire mensuel lui a fait recouvrer
ses esprits en quelques instants.
Le bonhomme s’est presque excusé en me menant au sous-
sol du bâtiment, où les livres qui nous intéressaient étaient
rangés. Comme je voyais qu’il lorgnait par-dessus mon
épaule pour tenter de voir ce que j’essayais de trouver dans
la pile des chroniques des Mac Grym que j’avais entassée
sur la table à côté de moi, je lui ai fait comprendre, moyen-
nant un daol d’azur que j’avais besoin d’un peu de tranquil-
lité pour me concentrer. Il me fit une sorte de grimace
bizarre et s’éloigna en maugréant qu’il était de son devoir
de veiller à ce que les livres ne soient pas endommagés,
qu’il risquait un blâme si jamais la moindre page était cor-
née, et j’en passe... Alors qu’il était clair que ces livres, dont
je tapais chaque couverture pour en chasser la poussière, ne
devait être consulté, au mieux, qu’une fois par décennie.
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Maison Hantée
Comme l’attitude du bonhomme me déplaisait, je conti-
nuais à garder un œil dans le dos tout en parcourant les
pages lassantes de ces chroniques rédigées par un barde
tout juste médiocre. Néanmoins, j’ai fini, après quelques
heures d’un feuilletage insipide, par trouver la mention de
l’évènement tragique que nous recherchions. »
Mes yeux venaient de s’éclairer soudainement. Lélyandra
arborait un sourire satisfait tandis qu’elle marquait une
pause dans son récit. Elle reprit après quelques instants pen-
dant lesquels elle n’avait pas su s’empêcher de rire,
contente de son effet.
« Il semble que ce soit la mort d’un enfant qui soit à l’ori-
gine de tout. Le fils du baron Mac Grym, Yraël, avait été
retrouvé mort au bas du grand escalier qui menait du grand
hall au premier étage. Il n’était âgé que de sept ans. Sa mère
était bouleversée, sa sœur prostrée et son père dans une co-
lère sombre. Lorsque la tragédie s’est produite, des parents
- le frère cadet du baron et son épouse - étaient en visite à
Kaer Skarden, ainsi que des amis de la famille, parmi les-
quels se trouvait un médecin. Lorsque ce dernier a examiné
le corps de l’enfant, il s’est montré formel en prétendant
que quelqu’un l’avait délibérément poussé du haut de l’es-
calier. De plus, il est parvenu à démontrer que le garçon
avait été drogué au préalable afin d’émousser ses réflexes.
Les déclarations du médecin ont jeté un trouble immense
dans la demeure des Mac Grym. Elior, le baron, s’est em-
porté contre la femme de son frère, l’accusant d’avoir as-
sassiné son fils. Un des domestiques a prétendu quant à lui
avoir aperçu la baronne dans la cuisine, la veille, tard dans
la nuit. Son témoignage lui a valu de recevoir cinq coups
de fouet et d’être remercié aussi sec. Un des amis de la fa-
mille a évoqué des bruits de pas légers en pleine nuit sur le
tapis du couloir principal du premier étage, celui qui dessert
les différentes chambres. Un autre a prétendu avoir entendu
comme une sorte de petit gloussement bizarre.
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Maison Hantée
Ce climat de suspicion s’est prolongé plusieurs jours. Le
baron avait interdit à quiconque de quitter les lieux tant que
la lumière n’aurait pas été faite sur ce qu’il était maintenant
convenu d’appeler le meurtre de son fils. La petite Edra, la
sœur d’Yraël, qui n’avait que cinq ans, s’est montrée pré-
venante avec toutes les personnes présentes, tentant de pré-
server un calme relatif. Mais la mort du médecin, trois jours
seulement après l’assassinat d’Yraël, a immédiatement ra-
vivé les tensions.
Il gisait de tout son long dans sa chambre, dont la porte était
close. Il ne portait aucune marque de blessure apparente,
et la cause de sa mort était difficile à identifier. Dans l’in-
tervalle, le baron avait fait appel au demorthèn local qui
avait procédé à l’inhumation de son fils dans le caveau fa-
milial, selon les rites en vigueur. Le demorthèn, versé dans
la science des plantes, avait examiné le corps du médecin
et exprimé la possibilité qu’il ait pu être empoisonné. Mais
il n’en était pas certain. Le décès aurait pu également ré-
sulter d’ une subite faiblesse du cœur.
Les invités du baron avaient grande hâte de quitter les lieux,
mais Elior avait fait garder et barricader toutes les issues,
de sorte que personne ne pouvait se soustraire à l’hospita-
lité forcée qui lui était prodiguée. Des heurts violents se
produisirent et chacun se mit à accuser l’autre.
Les choses ne s’arrangèrent pas au fil des jours et il se
trouva que la belle-sœur du baron fut victime d’une tenta-
tive d’empoisonnement qui la laissa plusieurs jours dans
l’inconscience. Le baron et son frère en vinrent aux mains
et il fallut l’intervention de la petite Edra pour que le conflit
s’achève. Néanmoins, quelques jours après, ce fut au tour
de la femme d’Elior d’être empoisonnée et de mourir dans
d’atroces souffrances.
C’en était trop pour Elior qui, invoquant une ancienne loi
d’ordalie, défia son frère et le tua lors d’un duel à la hache.
Cela parut calmer un temps le baron. Mais pas assez pour
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Maison Hantée
que le demorthèn obtint qu’il laissât partir ses hôtes.
Il se passa une dizaine de jours sans qu’aucun nouvel em-
poisonnement ne survienne, ce qui acheva de convaincre
Elior que le meurtrier était bien son frère. Il indiqua à ses
invités qu’il n’y avait plus lieu de les garder captifs, et tous
s’empressèrent de partir. On aurait pu penser que tout était
bel et bien fini si le rédacteur même des chroniques, le
barde Aedan Duscàn, n’avait commencé à se sentir mal peu
après. Il relate une période pénible, pendant laquelle il a
l’impression d’entendre des bruits de pas et des glousse-
ments pendant la nuit, se sent épié et menacé. Bientôt, il se
sent fiévreux, fait des cauchemars horribles dans lequel il
entend la défunte baronne l’appeler à l’aide. Cette partie
des chroniques s’achève ainsi et je crains qu’Aedan ne soit
décédé peu après avoir écrit ces dernières pages… »
Je regardais fixement les poutres du plafond, muet comme
une tombe.
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