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La maison

hantée
Laurent "Nico du dème de Naxos" Duquesne

Une nouvelle dans l'univers des Ombres d'Esteren


© 2016 Agate Éditions - Tous droits réservés

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Avant-propos
Cette nouvelle se veut un modeste hommage à Maison
hantée de Shirley Jackson, à La Maison des Damnés de
Richard Matheson ainsi qu’au Secret de Crickley Hall de
James Herbert. Trois textes très différents sur le thème de
la demeure hantée, qui m’ont accompagné pendant tout le
processus d’écriture. À son tour, ce texte peut s’envisager
comme une réception personnelle de leur œuvre et une
transmission vers toi, lecteur. Ma Maison hantée s’inscrit
dans la continuité de ces textes, mais, à sa façon singulière,
constitue une rupture.

Si cette nouvelle pouvait être à moitié aussi bonne que les


œuvres qui l’ont inspirée, j’en serais heureux. J’espère
avant tout que tu passeras, lecteur, un bon moment de fris-
sons au sein du manoir des Mac Grym.

Toute mon admiration également à Adrian von Zigler dont


le très bel album, Mirror of the Night, m’a soutenu du début
au terme de la rédaction de ce texte.

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Maison hantée
« Vous ne devriez pas y aller ».
Le visage de mon interlocuteur s’était fait plus hermétique
que la porte d’une prison. Ses yeux durs ne reflétaient que
la flamme souffreteuse de la bougie coulée sur la table.
« Je comprends votre inquiétude, mais il faut absolument
que je m’y rende.
- Ceux qui y sont allés ont tous trouvé la mort, à part la sor-
cière.
- La sorcière ?
- Oui, c’est comme ça qu’on l’appelle. Je ne me souviens
plus de son nom, mais je me rappelle très bien son appa-
rence. Elle était d’une beauté étourdissante, avec ses longs
cheveux roux et ses yeux d’un vert… d’un vert encore plus
lumineux que celui d’une pierre précieuse. Mais il y avait
quelque chose en elle, je ne sais pas quoi, qui vous mettait
immédiatement mal à l’aise… ».
Je vis qu’il faisait un effort sur lui-même pour ne pas fris-
sonner.
« Tout va bien ?
- Ca va aller, oui, c’est gentil à vous de vous soucier de ma
bonne santé.
- Non, me récriai-je, percevant l’ironie que mon interlocu-
teur avait placée dans ses propos.
- Ne vous en faites pas, ça n’a rien de personnel. Vos pré-
décesseurs, vos confrères et consœurs ont usé ma patience,
je crois. Je ne parviens pas à saisir pourquoi vous autres

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Maison Hantée
occultistes avez tant besoin de vous rendre dans ce genre
de lieu profondément malsain. Je suis peut-être le proprié-
taire de cette demeure, mais j’aurais cent fois préféré
qu’elle ne me fut pas léguée en héritage. Mes parents… ».
Il s’arrêta immédiatement de parler. Son visage était sou-
dain devenu livide et ses yeux paraissaient hantés par
quelque fantôme du passé.
« Je suis désolé d’insister et de raviver en vous des souve-
nirs pénibles…
- Des souvenirs ! Ah, ah, elle est bien bonne celle-là ! Des
souvenirs, c’est bien ce que vous avez dit ! Il ne s’agit pas
de ça. Regardez-moi bien ! Vous croyez que je dors en paix,
vous croyez que je réussis encore à trouver le repos ? Non,
cela fait bien longtemps que ces temps accordés à tous les
hommes pour se ressourcer me sont interdits. J’ai perdu le
sommeil il y a bien longtemps. Mes nuits ne sont que de
longues fuites vers des vieux jours que je n’atteindrai pro-
bablement pas. Regardez-moi bien : j’ai peut-être vingt-
huit ans, je suis peut-être un noble avec un peu de biens,
mais j’échangerais avec plaisir ma position contre celle de
n’importe quel roturier pour ne plus avoir à souffrir ces
cauchemars. Ils absorbent chaque nuit un peu plus de ma
vie…
- Hum, hum ». Je me raclai la gorge pour tenter d’évacuer
la gêne grandissante qui me gagnait. « Je pourrais peut-être
vous aider ? Vous savez, avec l’aide de la science, il est
possible de travailler à soigner l’esprit humain. Vous avez
sans doute entendu parler de l’hypnose. Je suis moi-même
pratiquant et…
- Il n’en est pas question ! ». Mon interlocuteur avait crié,
mais aucun client de l’auberge dans laquelle il logeait toute
l’année ne s’était retourné. Ils devaient être habitués à ses
excentricités.
« C’était une simple proposition vous savez… ». Je levai
les mains comme pour m’excuser tout en me demandant si
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Maison Hantée
je n’allais pas devoir quitter précipitamment les lieux si
mon interlocuteur devenait violent.
« Excusez-moi d’avoir élevé la voix. Mais je suis à bout.
Je n’en peux plus.
- Mais pourquoi… ». Il leva la main pour me faire com-
prendre qu’il était inutile de poursuivre dans cette voie.
« Très bien, je m’excuse d’avoir insisté. J’aurais aimé me
montrer utile…
- Ne vous en faites pas. Je vais mal. Personne ne peut rien
faire pour moi et je me demande même pourquoi je m’obs-
tine à poursuivre une vie qui n’en vaut plus la peine. Ces
cauchemars sont tellement réels. Ils me terrifient. Les voix
et leurs intentions. Ce qu’elles veulent faire. Ce qu’elles
ont déjà fait. Oui, elles aiment terrifier, elles aiment la dou-
leur. Elles rient, elles rient. Un rire hideux. Ce rire me pé-
trifie, il me scie les os, il me perfore la chair. Chaque éclat
en est si plein de mauvaises pensées, si gorgé de mali-
gnité… Je voudrais tellement qu’elles n’existent que dans
ma tête, mais non, elles ont tué vos collègues, elles ont
rendu folle la sorcière et elles guettent les prochains imbé-
ciles qui se seront mis en tête de les étudier ou de les af-
fronter.
- Vous parlez de voix ? Vous ne savez pas à qui elles ap-
partiennent ?
- Non. Elles ont toujours été là. Elles sont bien plus an-
ciennes que la maison de mes ancêtres.
- Comment le savez-vous ?
- Elles me l’ont dit. Parfois, elles se confient à moi. Car
elles n’ont que moi. Elles s’amusent avec moi comme des
chats le feraient d’un rat ou d’une souris. J’ai peur que ce
jeu dure toujours. C’est ce qu’elles m’ont promis.
- Si vous me laissez entrer, je pourrai peut-être les chasser,
voire les détruire.
- Ah ah ah ! » Il se renversa en arrière avant de se redresser
brusquement, des larmes coulant depuis la commissure des
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Maison Hantée
yeux. « Non, elles n’attendent que ça et vous n’êtes pas de
taille face à elles. Elles vous réduiront à néant en quelques
heures, en quelques jours au mieux. Vous ne savez pas de
quoi elles sont capables. Elles ne font qu’un avec la mai-
son !
- Écoutez, ce ne serait pas la première fois que des esprits
mentent. Leur intérêt est de vous faire croire que vous ne
pouvez rien tenter contre eux, comme cela ils peuvent
continuer leurs jeux cruels.
- Non, elles ne mentent pas. Elles ont tué et pas qu’une fois.
Les occultistes qui sont venus avant vous, ainsi que la sor-
cière, m’ont dit la même chose. Ils sont morts. La sorcière
a sombré dans la folie. Et moi je deviens fou peu à peu. Il
n’y a rien à faire. Partez tant qu’il est encore temps. Ou
alors prenez cette clef, introduisez-la dans la serrure et
venez embrasser votre mort.
- Ce que vous dites est effrayant, mais ce n’est qu’une par-
tie de l’histoire. Vous me parlez des voix. C’est justement
à cause d’une voix que je suis là. Une voix qui m’implore
de la délivrer de sa prison.
- Et si la voix vous ment ? C’est certainement un piège !
Elles sont rusées vous savez, très rusées. Vous croyez que
vous allez réussir à les avoir. Mais ce sont elles qui vont
vous prendre dans leurs rets ».
Je notai ironiquement dans ma tête que mon interlocuteur
envisageait très bien la possibilité que les voix me mentent
mais pas qu’elles lui mentent.
« C’est une possibilité, bien sûr. Mais je ne le crois pas. Je
ne suis pas exactement un occultiste. Je suis un médium.
J’entends les esprits, je les ressens, je perçois leurs émo-
tions. C’est comme cela depuis que je suis enfant. Je les ai
toujours entendus. La voix qui m’appelle, c’est celle de ma
sœur. Elle a disparu il y a plus de dix ans et un jour, elle
m’a contacté. Mes sens se sont développés au fil des an-
nées. C’est grâce à ça que j’ai pu l’entendre. Son corps est
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Maison Hantée
mort mais son esprit est dans le manoir de votre famille.
- Quel âge avait-elle quand elle a disparu ?
- Une dizaine d’années à peu près.
- Elle avait les cheveux blonds, des yeux timides ?
- Oui, oui, elle avait les cheveux blonds. Vous l’avez vue ?
- Elle se trouvait avec le couple d’occultistes qui est venu
et qui n’est jamais ressorti du manoir. Elle avait l’air un peu
perdue. Elle regardait partout autour d’elle comme si elle
cherchait quelque chose. Le couple a prétendu qu’il s’agis-
sait de leur fille. Mais leur histoire n’avait pas l’air crédible.
Ils n’avaient pas l’air de lui faire du mal, non, bien au
contraire, j’avais plutôt l’impression qu’ils veillaient sur
elle comme on veille sur un objet très précieux. Ils ne ces-
saient de la regarder du coin de l’œil, d’un regard inquiet.
Comme si elle avait été une poupée en verre susceptible de
se briser au moindre choc. Ils sont rentrés avec elle dans la
demeure de ma famille et ils ne sont jamais reparus. Pen-
dant plusieurs jours, je n’ai plus entendu les voix. Mainte-
nant que j’y repense, lorsque la sorcière et deux autres
occultistes sont venus quelques années plus tard, les voix
se sont tues également pendant quelques jours…
- Ainsi elle est bien venue ici, je ne me suis pas trompé. ».
J’étais soulagé et en même temps effrayé par les révélations
de mon interlocuteur. Je n’avais pas fait ce long chemin en
vain.
« Vous êtes venu pour votre sœur. Oui, vous avez un air de
famille avec elle. Le même front, le même nez et la
même… lumière dans les yeux. Vous avez un compte à ré-
gler avec les voix. Dans ce cas, je veux bien vous remettre
la clef. Mais vous la laisserez dans la serrure une fois que
vous aurez ouvert et vous refermerez la porte derrière
vous. »
Je n’en croyais pas mes oreilles. Finalement, mon interlo-
cuteur me laissait pénétrer chez lui. Il acceptait parce qu’il
me croyait.
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Maison Hantée
« Merci. Vous ne savez pas ce que ça représente pour moi.
- Vous ne devriez pas me remercier, mais me donner les
daols pour votre enterrement. À
part la sorcière, personne n’est jamais revenu vivant de la
demeure des Mac Grym.
- Si, il y a bien quelqu’un d’autre. Vous-même, messire.
- Non, vous vous trompez, mon esprit y retourne chaque
nuit. Mon corps est ici, dans cette auberge non loin du ma-
noir, mais toutes mes pensées y sont enchaînées. Chaque
mot qui sort de ma bouche résonne de l’écho glacial de
Kaer Skarden. Tout ce que je vois est taché de manière in-
délébile des visions qui me sont infligées chaque nuit.
Même la nourriture que je parviens à avaler a le goût des
vieilles pierres et du sang.
- Et pourtant, vous ne me paraissez pas fou, juste terrifié.
Si je parviens à libérer ma sœur et à assainir votre demeure,
je reviendrai vous voir. Il sera temps alors de m’occuper de
vous.
- Maître Ysvan, j’admire la foi inébranlable que vous pla-
cez dans la science. Je ne vous dis pas au revoir car je suis
persuadé que c’est la dernière fois que je vous vois. Tenez,
voici la clef ».
Il me tendit une grosse clef de bronze qu’il avait gardé ac-
crochée à un anneau de sa ceinture tout au long de notre
conversation. À peine mes doigts avaient-ils effleuré le
métal rongé par la corrosion, que je fus parcouru par une
décharge d’énergie qui me traversa de la main jusqu’au
coude. Je faillis lâcher la clef mais réussis à la poser sur la
table au prix d’une grimace, que je masquai à mon interlo-
cuteur en détournant la tête comme si j’observais pensive-
ment la salle de l’auberge qui s’était vidée de la plupart de
ses clients.
« Il me reste encore deux questions à vous poser.
- Je vous écoute.
- Où puis-je trouver la sorcière ?
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Maison Hantée
- Je vous ai dit qu’elle était folle. Écouter les divagations
d’une démente ne vous sera d’aucune utilité.
- Ses divagations, peut-être pas, mais son contact, en re-
vanche, pourrait m’apprendre des choses.
- Soit, il n’y a pas de mal à vous indiquer où vous pouvez
la trouver. Elle vit seule dans la forêt, à environ trois kilo-
mètres à l’ouest de Skarden. Vous ne pourrez pas la man-
quer. Un chêne gigantesque et couvert de mousses étend
ses branches au beau milieu d’une clairière sur le pourtour
de laquelle on peut voir encore quelques fragments de
pierres sculptées. Sans doute un cercle qui aura mal
vieilli… La sorcière vit dans une cabane située juste sous
le chêne.
- Merci pour ces indications. Je voulais aussi vous dire que
je n’étais pas seul dans mon entreprise. Mon assistant de
recherches doit m’accompagner. Cela vous pose-t-il pro-
blème ?
- Votre assistant ? Un sot encore plus jeune que vous, sans
doute ?
- Une jeune femme. Et oui, elle est âgée d’à peine vingt
ans.
- Libre à vous de conduire une victime de plus à l’abattoir. »
Je ne relevai pas cette nouvelle pointe de sarcasme chez le
dernier descendant en vie de la famille des Mac Grym. Je
le remerciai une nouvelle fois et pris congé.
Je passai ma nuit à l’auberge, me levai tôt après une bonne
nuit de repos et pris une rapide mais solide collation avant
d’enfourcher mon caernide pour aller voir la sorcière.
Mon assistante, une jeune femme pleine de ressources,
viendrait me rejoindre demain en fin d’après-midi. Je dis-
posais donc de tout le temps nécessaire pour aller interroger
l’une des deux seules personnes à avoir quitté Kaer Skarden
en vie. Était-elle vraiment folle ? Qu’avait-elle à me racon-
ter qui puisse m’aider à triompher de la terrible adversité
que représentait ce manoir hanté de sinistre réputation ?
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Maison Hantée
Loin des peurs glaciales convoquées par les propos du der-
nier descendant des Mac Grym, le temps était magnifique.
Nous étions au tout début de l’automne et l’air demeurait
doux. Les frondaisons des feuillus avaient roussi sous le
soleil d’été même si, par endroits, elles parvenaient à garder
encore un peu de leur vert printanier. Devant moi le sentier
forestier traçait une belle ligne, quasiment droite, entre les
troncs élancés. On sentait qu’il devait être régulièrement
entretenu, car aucun obstacle n’entravait le passage : pas
de branches tombées, de pierres, de ronciers aventureux ou
de fougères envahissantes. La cognée des bûcherons avait
créé une saignée sûre au milieu de la forêt.
Je progressais sans me hâter, le pas de mon caernide m’as-
surant un voyage sans cahots. Je croisais quelques charrettes
tirées par des boernacs, un vendeur d’almanachs à qui je de-
mandais des nouvelles de la région - des bandits avaient dé-
troussé des voyageurs plus loin vers le nord-ouest, un
incendie avait détruit plusieurs maisons dans un village des
environs et on avait observé dans le ciel un vol massif de
corvidés - ainsi qu’une patrouille d’hommes en armes qui
m’interrogèrent brièvement sur la raison de ma présence ici.
Mon accent reizhite provoqua quelques rires, mais les sol-
dats, qui appartenaient au baron Mac Kendric, ne se mon-
trèrent pas agressifs et me laissèrent poursuivre ma route tout
en me mettant eux aussi en garde contre les brigands.
Moins d’une heure après mon départ de l’auberge, je par-
vins à une fourche. Je pris sur la gauche, en direction du
sud-ouest et du lieu-dit Chelciorcal. Le « Cercle-brisé »
avait autrefois constitué un puissant cercle de pierres dres-
sées, mais gisait aujourd’hui en amas de roches réduites en
fragments épars abandonnés aux douze points d’un cadran
solaire imaginaire. Une certaine tristesse émanait des lieux
ainsi qu’un autre sentiment plus diffus, que j’interprétais
comme de la colère. Sur certaines des pierres, on pouvait
encore apercevoir des écritures et des motifs sculptés, à
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Maison Hantée
moitié effacés par les intempéries et le passage du temps.
L’antique cercle demorthèn n’était cependant pas ce qui
avait attiré la sorcière en ce lieu. L’arbre géant étendait ses
frondaisons en un dôme roux et carmin, dont les extrémités
murmuraient loin au-dessus des pierres brisées. Son tronc
phénoménal, mangé de mousse, arborait des nœuds
énormes qui paraissaient autant de faciès étranges, hu-
mains, animaux ou mélanges improbables des deux. De
nombreux oiseaux pépiaient dans les branches immenses,
qui se tordaient vers les limites de la clairière. Une cabane
de planches clouées, qui paraissait minuscule à côté du co-
losse végétal, se blottissait contre son tronc.
Avant de pénétrer dans la clairière, j’attachai mon caernide
au tronc d’un noisetier à l’aide du licol. J’avançai d’un pas
tranquille jusqu’à la cabane. De nombreuses herbes, des
simples sans doute, étaient suspendues à des crochets de
bois de chaque côté de la porte. Je n’entendais aucun bruit
en provenance de l’intérieur de la masure et décidai de
m’avancer pour m’annoncer. Personne. Je poussai prudem-
ment le battant, qui s’ouvrit sur une petite pièce encombrée
d’une multitude d’ustensiles et de récipients. Des plantes
poussaient à même la terre, dans les quelques endroits de
la pièce qui n’avaient pas été recouverts par des tomettes
triangulaires. Tout était d’une saleté repoussante et donnait
l’impression d’un lieu quasiment laissé à l’abandon.
Une seconde porte, entrouverte, donnait sur une petite pièce
où se trouvait allongé un vieux grabat poussiéreux. Contre
la cloison opposée, un hexcelsis était accroché à un clou
rouillé. Contrairement à tous les autres objets de la cabane,
le symbole étincelait, aussi neuf qu’au jour de sa confec-
tion. J’approchai la main pour le toucher quand une voix
désagréablement aigüe retentit derrière moi.
« Ne touchez pas à ma protection ! »
Je me retournai, le cœur battant un peu trop vite sous l’effet
de la surprise. Devant moi, en contrejour, se dessinait une
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Maison Hantée
silhouette hirsute. La femme fatale dont m’avait parlé le
dernier descendant des Mac Grym n’était plus aujourd’hui
qu’un lointain souvenir.
« Que faites-vous chez moi ? ».
La voix de la femme était pleine d’agressivité contenue.
Elle était moins aigüe que tout à l’heure - elle n’avait plus
besoin de hausser la voix maintenant qu’elle se tenait à
moins d’un mètre de moi - et paraissait étrangement jeune,
comme celle d’une fillette du deuxième cercle d’âge.
« Je suis désolé d’être entré sans votre permission. Je me
présente : je m’appelle Ysvan et je suis médium. Je viens
de Farl.
- Médium ? La femme n’avait pas pu cacher son scepti-
cisme devant ce terme.
- Oui, je perçois des choses…
- Je sais très bien ce qu’est un médium, me coupa-t-elle
d’une voix tranchante. Son visage se transforma et je vis
l’esquisse d’un sourire apparaître sur sa bouche maintenant
que mes yeux s’étaient accoutumés à la luminosité. Le reste
de son visage disparaissait sous la broussaille jaunâtre de
ses cheveux. Vous venez pour la maison, je suppose ?
- Pas exactement, répondis-je. Je viens pour ma sœur.
- Votre sœur ? Comment s’appelle-t-elle ?
- Sorcha ».
La femme redressa la tête de manière soudaine et je vis pour
la première fois l’intense lumière de ses yeux. Je fus comme
subjugué et je compris instantanément combien cette femme
était encore belle sous son apparence négligée.
« Sorcha est votre sœur ?
- Oui, c’est ce que je viens de vous dire.
- Ma Sorcha est votre sœur ?
- Votre Sorcha ?
- Cela fait plusieurs années que je lui tiens compagnie.
- Je ne comprends pas ? Ma sœur est morte et…
- Vous voulez dire que son corps physique a disparu. Mais
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Maison Hantée
elle est encore avec nous, dans ce monde. C’est une petite
fille effrayée et je la rassure comme je peux. Je passe plu-
sieurs heures par jour à lui parler pour l’empêcher de som-
brer dans la folie. Ils la harcèlent quotidiennement et
j’essaye de les repousser, mais ils sont trop forts pour moi.
- Qui la harcèle ?
- Mais les esprits maudits qui hantent Kaer Skarden bien
sûr ! Je suis certaine que Nolan Mac Grym vous en a parlé.
Il les appelle les voix, car il n’ose pas les nommer pour ce
qu’elles sont, des esprits déments qui ne désirent qu’une
chose : faire autant de mal qu’ils le peuvent à tous ceux
assez fous pour pénétrer chez eux. Ou devrais-je dire, en
eux.
- Vous voulez dire qu’ils ne forment qu’un avec la maison ?
- Quelque chose comme ça, oui.
- Savez-vous qui ils sont ?
- Oui et non. Je suis certaine qu’il s’agit de membres de la
famille Mac Grym, mais j’ignore leurs noms et je ne sais
pas pourquoi ils se montrent aussi cruels. Je sais aussi qu’ils
ont tué, souvent, de leur vivant. Ce sont des meurtriers dé-
ments que nul châtiment n’effraie. Lorsque j’y suis allée,
il y a quelques années, je pensais avoir la force mentale
pour les affronter. Mais je me trompais. Ils se sont joués de
moi, ils m’ont humiliée, ont joué avec chacune de mes fai-
blesses comme des chiens rongeant autant d’os savoureux.
Ils se sont délectés de ma souffrance. J’ai quitté Kar Skar-
den, réduite à l’état de loque tremblante, à moitié folle. Et
j’aurais sombré complètement dans la folie si votre sœur
ne m’avait pas aidé. J’étais entrée en contact avec elle lors
de mon exploration du manoir, et nous avions beaucoup
parlé. J’étais traumatisée par le sort de cette petite fille as-
sujettie aux esprits déments de ses tortionnaires et j’avais
essayé de comprendre comment faire cesser son calvaire.
Et c’est grâce à elle que j’ai encore mes esprits aujourd’hui,
à elle et à l’Unique ».
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Maison Hantée
Elle s’avança et me bouscula légèrement pour décrocher
l’hexcelsis. Elle caressa le symbole religieux comme s’il
s’agissait d’un bébé et me regarda droit dans les yeux.
« Ysvan, je vais vous donner un bon conseil : retournez
chez vous, à Farl, tant que vous le pouvez. Laissez-moi
veiller sur votre sœur et ne risquez pas vous aussi votre âme
dans cette maison de damnés ! »
Je ne voyais plus que ses yeux et sa bouche et je déglutis
bruyamment, soudain sous le joug d’une attirance puissante
et irraisonnée pour la femme qui me frôlait. Je ne parvins
pas à trouver mes mots tellement j’étais troublé par sa pré-
sence et par ses paroles.
« Je vous en conjure ! Ne commettez pas la même folie que
moi. J’ai pensé que je vaincrai les spectres de Kaer Skarden
et ils ont failli réduire mon esprit à néant.
- Je… je ne peux pas… l’abandonner. Je ne peux pas… Je
balbutiai ces mots tremblants, privé de toute force.
- Mais vous ne l’abandonnez pas. Vous vous contentez de
la confier à mes soins. Je la protège à distance, je les em-
pêche de continuer à la torturer. Et là où je suis, ils ne peu-
vent rien contre moi, juste me donner quelques vilains
cauchemars. Nolan est trop attaché au manoir pour réussir
à s’en éloigner vraiment. Une partie de son esprit est pri-
sonnière de Kaer Skarden mais il refuse de s’en rendre
compte. Il a préféré se convaincre que j’étais folle. Je suis
très pessimiste quant à sa capacité de résister encore long-
temps aux charmes vénéneux de ses voix ».
J’opinai de la tête, toujours incapable de parler.
« Ysvan, par amour pour votre sœur, contentez-vous de lui
parler depuis l’endroit où nous nous trouvons et repartez.
Je vais vous aider à la contacter. Si vous êtes vraiment mé-
dium, cela ne sera pas difficile.
- Vous êtes vraiment une sorcière ? ». Les mots s’étaient
extraient tout seuls d’entre mes lèvres serrées.
La femme me regarda en souriant tristement et mon atti-
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Maison Hantée
rance pour elle devint encore plus forte.
« Ca dépend de ce que vous entendez par ce terme ?
- Vous êtes entrée en contact avec une entité qui n’appar-
tient pas à notre monde et celle-ci vous a octroyé des pou-
voirs… en échange de… quelque chose ?
- C’est un peu simple comme définition. Disons qu’un cer-
tain évènement a aiguisé mes perceptions et que depuis ce
jour je sens certaines choses qui sont normalement intimes
et que j’en pressens d’autres. Cela a changé ma façon de
percevoir le monde dans lequel je vivais et, depuis, je ne
suis plus la même. Ce qui s’est passé à Kaer Skarden n’a
fait que renforcer ma conviction que Tri-Kazel est une terre
dont nous ne savons en définitive pas grand-chose.
- Je ne comprends pas pourquoi Nolan Mac Grym prétend
que vous êtes folle. Désolé, je change de sujet, mais depuis
que je vous parle, je vous trouve parfaitement saine d’es-
prit.
- Nolan ne conçoit pas que quelqu’un puisse avoir pénétré
dans la propriété de ces ancêtres et en soit ressorti indemne.
J’ai encore quelques séquelles, mais j’ai heureusement
conservé ma lucidité. En revanche, les occultistes qui sont
entrés avec moi ont succombé aux maléfices de la vieille
demeure. C’est un lieu extrêmement dangereux.
- Je comprends ce que vous me dites. Et je vous remercie
de veiller sur ma sœur. Mais je ne peux pas me contenter
du réconfort que vous lui prodiguez. Je dois aller la déli-
vrer, quitte à y laisser ma vie. Je n’ai pas d’autre choix. Ce
serait impensable de la laisser au pouvoir des esprits per-
vers qui s’amusent à la faire souffrir. C’est ma petite sœur
et c’est mon devoir de mettre un terme aux jeux sadiques
des esprits de Kaer Skarden.
- Alors rien ne pourra vous faire changer d’avis, n’est-ce
pas ? « La voix de mon interlocutrice était chargée d’une
profonde tristesse. « Bien. Mais, avant de partir, ne souhai-
tez-vous pas lui parler ?
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Maison Hantée
- Je, je ne veux pas lui parler maintenant. Je ne sais pas,
j’ai peur… »
Je ne finis pas ma phrase. J’étais terrifié à l’idée que ma
sœur m’implore de ne pas venir par crainte du sort funeste
qui risquait de m’attendre entre les murs du manoir des
Mac Grym. Je ne voulais surtout pas l’entendre, car je sa-
vais que je n’aurais plus ensuite la force d’aller à l’encontre
de sa volonté.
Perdu dans mes pensées, j’avais baissé la tête. Lorsque je
la redressai, je vis le vert irréel des yeux de la femme bra-
qué sur moi. Je plongeai dans les profondeurs de leur sur-
face encore plus lumineuse qu’un péridot et oubliais tout
pendant un instant. Puis, d’un geste vif, j’écartai la femme
pour sortir de la cabane. Tandis que je m’en éloignai d’un
pas vif pour retrouver mon caernide, je sentis son regard
sur moi. Je réfrénai un cri au moment où je sentis une vive
brûlure entre mes omoplates. Je ne me retournai pas, déta-
chai mon caernide, grimpai lentement sur la selle et enfilai
le sentier au pas.
En milieu d’après-midi, j’atteignis l’auberge où j’avais
parlé avec Nolan Mac Grym la veille au soir. Je ne vis nulle
trace de sa présence dans la salle principale de l’établisse-
ment. À l’exception de quelques paysans venus boire une
bière pour se désaltérer, j’étais le seul client attablé. Je com-
mandai une pinte de cervoise et bus à petites gorgées pour
faire passer le temps. Alors qu’un peu de fraîcheur se met-
tait à annoncer la venue du soir, Lélyandra arriva enfin.
Mon assistante était vêtue d’une grande cape de voyage
vert foncé, d’un pantalon de monte en tissu épais renforcé
de protections de cuir aux cuisses et aux mollets et d’un
chemisier blanc légèrement visible sous les pans flottant de
sa cape. Les cheveux en bataille, elle arborait un sourire
satisfait et vint à ma rencontre en pressant le pas.
« Maître Ysvan ! J’ai trouvé ce que vous m’avez demandé.
Ça n’a pas été simple…
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Maison Hantée
- Allons Lélyandra, asseyez-vous. Prenez le temps de souf-
fler un instant et de boire un verre. Vous me raconterez en-
suite les résultats de votre course. »
Mon assistante s’assit ou plutôt se laissa choir lourdement
sur le tabouret situé le plus près de moi. Je hélai aussitôt
l’aubergiste et lui commandai une bière qu’il vint apporter
quelques instants plus tard, visiblement réjoui d’avoir un
nouveau client pour le souper et la nuit.
Lélyandra but d’un trait et reprit son récit là où elle l’avait
arrêté.
« Cet archiviste était un vieux grincheux. Il m’a grondée
gentiment dès que je lui ai transmis votre demande. Il a dû
me prendre pour une simple d’esprit, toujours est-il qu’il
m’a regardée avec des yeux écarquillés et qu’il a articulé
chacun des mots de son sermon avec une lenteur exaspé-
rante. J’ai bien cru que j’allais m’endormir avant la fin.
Bref, j’ai bien compris qu’il n’y avait qu’une seule chose
susceptible de le faire changer rapidement d’avis. J’ai défait
ma cordelette à daols et lui ai tendu un daol de givre. La
vue d’un tiers de son salaire mensuel lui a fait recouvrer
ses esprits en quelques instants.
Le bonhomme s’est presque excusé en me menant au sous-
sol du bâtiment, où les livres qui nous intéressaient étaient
rangés. Comme je voyais qu’il lorgnait par-dessus mon
épaule pour tenter de voir ce que j’essayais de trouver dans
la pile des chroniques des Mac Grym que j’avais entassée
sur la table à côté de moi, je lui ai fait comprendre, moyen-
nant un daol d’azur que j’avais besoin d’un peu de tranquil-
lité pour me concentrer. Il me fit une sorte de grimace
bizarre et s’éloigna en maugréant qu’il était de son devoir
de veiller à ce que les livres ne soient pas endommagés,
qu’il risquait un blâme si jamais la moindre page était cor-
née, et j’en passe... Alors qu’il était clair que ces livres, dont
je tapais chaque couverture pour en chasser la poussière, ne
devait être consulté, au mieux, qu’une fois par décennie.
17
Maison Hantée
Comme l’attitude du bonhomme me déplaisait, je conti-
nuais à garder un œil dans le dos tout en parcourant les
pages lassantes de ces chroniques rédigées par un barde
tout juste médiocre. Néanmoins, j’ai fini, après quelques
heures d’un feuilletage insipide, par trouver la mention de
l’évènement tragique que nous recherchions. »
Mes yeux venaient de s’éclairer soudainement. Lélyandra
arborait un sourire satisfait tandis qu’elle marquait une
pause dans son récit. Elle reprit après quelques instants pen-
dant lesquels elle n’avait pas su s’empêcher de rire,
contente de son effet.
« Il semble que ce soit la mort d’un enfant qui soit à l’ori-
gine de tout. Le fils du baron Mac Grym, Yraël, avait été
retrouvé mort au bas du grand escalier qui menait du grand
hall au premier étage. Il n’était âgé que de sept ans. Sa mère
était bouleversée, sa sœur prostrée et son père dans une co-
lère sombre. Lorsque la tragédie s’est produite, des parents
- le frère cadet du baron et son épouse - étaient en visite à
Kaer Skarden, ainsi que des amis de la famille, parmi les-
quels se trouvait un médecin. Lorsque ce dernier a examiné
le corps de l’enfant, il s’est montré formel en prétendant
que quelqu’un l’avait délibérément poussé du haut de l’es-
calier. De plus, il est parvenu à démontrer que le garçon
avait été drogué au préalable afin d’émousser ses réflexes.
Les déclarations du médecin ont jeté un trouble immense
dans la demeure des Mac Grym. Elior, le baron, s’est em-
porté contre la femme de son frère, l’accusant d’avoir as-
sassiné son fils. Un des domestiques a prétendu quant à lui
avoir aperçu la baronne dans la cuisine, la veille, tard dans
la nuit. Son témoignage lui a valu de recevoir cinq coups
de fouet et d’être remercié aussi sec. Un des amis de la fa-
mille a évoqué des bruits de pas légers en pleine nuit sur le
tapis du couloir principal du premier étage, celui qui dessert
les différentes chambres. Un autre a prétendu avoir entendu
comme une sorte de petit gloussement bizarre.
18
Maison Hantée
Ce climat de suspicion s’est prolongé plusieurs jours. Le
baron avait interdit à quiconque de quitter les lieux tant que
la lumière n’aurait pas été faite sur ce qu’il était maintenant
convenu d’appeler le meurtre de son fils. La petite Edra, la
sœur d’Yraël, qui n’avait que cinq ans, s’est montrée pré-
venante avec toutes les personnes présentes, tentant de pré-
server un calme relatif. Mais la mort du médecin, trois jours
seulement après l’assassinat d’Yraël, a immédiatement ra-
vivé les tensions.
Il gisait de tout son long dans sa chambre, dont la porte était
close. Il ne portait aucune marque de blessure apparente,
et la cause de sa mort était difficile à identifier. Dans l’in-
tervalle, le baron avait fait appel au demorthèn local qui
avait procédé à l’inhumation de son fils dans le caveau fa-
milial, selon les rites en vigueur. Le demorthèn, versé dans
la science des plantes, avait examiné le corps du médecin
et exprimé la possibilité qu’il ait pu être empoisonné. Mais
il n’en était pas certain. Le décès aurait pu également ré-
sulter d’ une subite faiblesse du cœur.
Les invités du baron avaient grande hâte de quitter les lieux,
mais Elior avait fait garder et barricader toutes les issues,
de sorte que personne ne pouvait se soustraire à l’hospita-
lité forcée qui lui était prodiguée. Des heurts violents se
produisirent et chacun se mit à accuser l’autre.
Les choses ne s’arrangèrent pas au fil des jours et il se
trouva que la belle-sœur du baron fut victime d’une tenta-
tive d’empoisonnement qui la laissa plusieurs jours dans
l’inconscience. Le baron et son frère en vinrent aux mains
et il fallut l’intervention de la petite Edra pour que le conflit
s’achève. Néanmoins, quelques jours après, ce fut au tour
de la femme d’Elior d’être empoisonnée et de mourir dans
d’atroces souffrances.
C’en était trop pour Elior qui, invoquant une ancienne loi
d’ordalie, défia son frère et le tua lors d’un duel à la hache.
Cela parut calmer un temps le baron. Mais pas assez pour
19
Maison Hantée
que le demorthèn obtint qu’il laissât partir ses hôtes.
Il se passa une dizaine de jours sans qu’aucun nouvel em-
poisonnement ne survienne, ce qui acheva de convaincre
Elior que le meurtrier était bien son frère. Il indiqua à ses
invités qu’il n’y avait plus lieu de les garder captifs, et tous
s’empressèrent de partir. On aurait pu penser que tout était
bel et bien fini si le rédacteur même des chroniques, le
barde Aedan Duscàn, n’avait commencé à se sentir mal peu
après. Il relate une période pénible, pendant laquelle il a
l’impression d’entendre des bruits de pas et des glousse-
ments pendant la nuit, se sent épié et menacé. Bientôt, il se
sent fiévreux, fait des cauchemars horribles dans lequel il
entend la défunte baronne l’appeler à l’aide. Cette partie
des chroniques s’achève ainsi et je crains qu’Aedan ne soit
décédé peu après avoir écrit ces dernières pages… »
Je regardais fixement les poutres du plafond, muet comme
une tombe.

La demeure me toisait comme si je n’avais été qu’un vul-


gaire insecte qu’elle n’allait pas tarder à broyer. Une telle
morgue, un tel orgueil émanait du manoir des Mac Grym
que Lelyandra et moi nous sentîmes mal. Nous n’avions
pas encore franchi le seuil de la terrible maison que, déjà,
son aura démoniaque nous affectait. Je regardai Lelyandra
dans les yeux. Mon assistante, pourtant toujours si sûre
d’elle, me rendit un regard chargé d’une lourde angoisse.
« Tu n’es pas obligée de me suivre, tu sais. Il s’agit de ma
sœur, pas de la tienne.
- Maître, je ne pourrais pas supporter qu’il vous arrive
quelque chose. Je me reprocherais d’avoir manqué de cou-
rage, de vous avoir abandonné lâchement. Cette maison a
un air vraiment sinistre, mais nous avons connu d’autres
lieux tout aussi repoussants et nous les avons vaincus.
- Sans doute. Mais je pressens que ce qui se cache entre ces
murs gris est autrement plus redoutable que ce à quoi nous
20
Maison Hantée
avons été confrontés jusqu’à aujourd’hui. Je ne puis te don-
ner l’assurance que nous serons capables de ressortir.
- Tant pis, je vais prendre le risque. Je préfère être à vos
côtés pour vous soutenir lorsque le manoir commencera à
déployer ses charmes mortifères.
- Très bien. Je suis heureux de ta décision Lelyandra. Ta
présence me sera un réconfort. J’avoue que l’idée de péné-
trer seul dans Kaer Skarden ne me tentait guère, mais je
m’étais préparé à cette possibilité.
- Allons-y ! »
La voix de Lelyandra n’avait pas tremblé et nous avan-
çâmes vers la volée de marches, larges et épaisses, qui per-
mettait de gagner le seuil de la demeure. Un porche massif,
soutenu par quatre colonnes de granite brut, plongeait la
haute porte dans la pénombre. Le ciel s’était chargé de
nuages grisâtres et il régnait une atmosphère lugubre. Il ne
faisait pas vraiment froid, mais d’un geste qui aurait pu pa-
raître préparé, mon assistante et moi resserrâmes au même
instant les pans de notre cape autour de nous. Ces lieux
donnaient envie de frissonner.
Alors que je m’approchais de la porte énorme, un bruit at-
tira mon attention et je me retournai. Je fus frappé par la
beauté étourdissante de la sorcière. La femme complète-
ment négligée que j’avais vue hier avait laissé la place à
une créature sublime. L’incroyable vert de ses yeux fut la
première chose qui me frappa. Ses longs cheveux roux,
propres et soigneusement peignés, cascadaient librement
dans son dos, un fin cercle d’argent dégageant son front.
Elle était vêtue fort simplement d’une tunique verte serrée
à la taille qui soulignait la sveltesse de son corps, et chaus-
sée de hautes bottes souples qui paraissaient neuves. À son
cou pendait l’hexcelsis qu’elle avait caressé hier comme la
chose au monde la plus précieuse.
Son regard était résolu et elle progressa vers nous d’une
démarche pleine de détermination. Avant même qu’elle ne
21
Maison Hantée
m’en informe, je sus qu’elle avait décidé de défier une nou-
velle fois Kaer Skarden.
« Maître, qui est-ce ? »
La sorcière ne me laissa pas le temps de répondre, parlant
tout en effectuant les derniers mètres pour venir à notre
hauteur.
« Je m’appelle Neanda et je suis une sorcière. »
Lelyandra se tourna vers moi. Elle avait senti instinctive-
ment que nous nous connaissions. J’avais omis, je ne sais
pour quelle raison, de lui parler de ma rencontre de la veille
avec celle que je ne connaissais auparavant que comme la
sorcière.
« Je suis allé voir cette femme hier. Avec l’actuel maître
des lieux, elle est la seule personne à être ressortie vivante
de la demeure depuis qu’elle est hantée.
- Pourquoi ne m’avoir rien dit ? »
Je haussai les épaules pour signifier que je n’en savais rien.
Mais, au fond de moi, je connaissais parfaitement la ré-
ponse. J’avais tout simplement eu peur de la jalousie de
mon assistante, que je soupçonnais de me porter un peu
plus que de l’affection. Notre différence d’âge - presque
dix ans - était trop importante pour que j’eus jamais envi-
sagé un lien d’une autre nature que professionnelle entre
elle et moi, même si Lelyandra était loin d’être déplaisante
à regarder.
« J’avais l’esprit occupé de ton récit », répliquai-je, ce seul
mensonge m’étant venu naturellement.
Lelyandra hocha la tête : elle semblait me comprendre.
« Ysvan est venu me trouver hier : il cherchait à en savoir
plus sur Kaer Skarden et il se trouve que j’avais quelques
informations importantes à lui transmettre. Il s’avère en
effet que je suis en contact avec Sorcha depuis des années.
- C’est…
- Oui, c’est incroyable. Neanda est entrée en contact avec
Sorcha après avoir pénétré dans le manoir. Depuis, elles se
22
Maison Hantée
parlent.
- L’esprit de votre sœur est ici, c’est une certitude. Néan-
moins, les esprits ne vont pas vous la rendre aimablement.
C’est pour eux un jouet infiniment précieux, et il est certain
qu’ils redoubleront leurs attaques afin de vous en empêcher.
- Pourquoi êtes-vous venue ? ».
Je connaissais la réponse, mais je souhaitais l’entendre de
sa bouche.
« Cela fait trop longtemps que j’attends cette opportunité.
Hier, j’ai tenté de vous convaincre de partir au plus vite.
Mais, en réalité, je suis soulagée que vous ayez décidé de
poursuivre votre objectif. Je suis là pour vous aider à libérer
votre sœur. Je prie l’Unique que nous y parvenions. Quant
à vaincre les esprits…
- Si nous le pouvons, nous le ferons. Mais le principal reste
de sauver ma sœur. Merci d’être venue, cela me touche
énormément de la part de quelqu’un qui a déjà souffert et
perdu deux personnes.
- Nous n’étions pas vraiment des amis, mais des jeunes
gens naïfs qui pensaient que leurs pouvoirs seraient plus
forts que ceux des autres. Nous étions imbus de nous-
mêmes, trop orgueilleux pour voir les pièges que les esprits
nous tendaient. Nous nous sommes jetés dans la gueule du
loup avec une insouciance folle. Cela a tué deux d’entre
nous et manqué me détruire. J’ai été une jeune femme stu-
pide et j’ai payé ma stupidité au prix fort. Ysvan, je sens
en vous une certaine expérience, mais »
Elle s’interrompit brusquement mais Lelyandra répliqua
aussitôt.« Insinueriez-vous que je ne suis qu’une écerve-
lée ? » Je sentis de la colère dans la voix de mon assistante,
qui avait répliqué avec une férocité inhabituelle.
« Je ne vous juge pas mademoiselle. J’essaie simplement
de m’assurer qu’il n’y a pas trop de risque pour vous à pé-
nétrer dans Kaer Skarden.
- Eh bien, répliqua-t-elle vertement, je me sens parfaite-
23
Maison Hantée
ment responsable. Ce n’est pas parce que vous avez agi bê-
tement autrefois que vous devez soupçonner tout le monde
d’être comme vous.
- Lelyandra ! Il n’est pas bon de se laisser dominer par ses
émotions. Surtout maintenant que nous sommes sur le point
d’entrer.
- Je ne voulais pas vous vexer. Juste m’assurer que vous
pourrez surmonter ce qui vous attend dans cette horrible
vieille bâtisse.
- Je… Excusez-moi… Je comprends. Je suis désolée
d’avoir réagi aussi vivement.
- Ce n’est rien. Il faut savoir que dès que nous serons à l’in-
térieur, les esprits vont jouer avec nos émotions. Nous
sommes des sortes d’instruments pour eux. Et ils vont es-
sayer de faire jaillir de nous la pire musique qui soit : celle
de la discorde, de l’affrontement, de la haine. Et ils sont
habiles dans cet exercice. Il va falloir nous contrôler tout
le temps.
- J’ai bien l’impression que ça ne va pas être une partie de
plaisir. »
Sur ces mots, j’ouvris la mallette de cuir qui ne me quittait
jamais et en tirai la vilaine clef de bronze corrodée que
m’avait confiée Nolan Mac Grym l’avant-veille. Je l’intro-
duisis dans la serrure et dus forcer pour la faire tourner. Je
fis un peu plus de deux tours et poussai la lourde porte vers
l’avant. J’eus du mal à la faire avancer et Lelyandra et
Neanda poussèrent chacune de l’épaule contre le battant.
Soudain, nous faillîmes basculer par terre alors que la porte
s’ouvrait en grand sur les profondeurs obscures de la de-
meure.
Lelyandra décrocha le brise-tempête attaché à sa ceinture
et l’alluma à l’aide d’un briquet. Elle pénétra la première
dans les ombres du grand hall, suivie par Neanda. Confor-
mément aux instructions données par le maître des lieux,
je me retournai pour refermer la porte derrière nous. Avant
24
Maison Hantée
que la porte ne soit close, je jetai un dernier regard à l’ex-
térieur : à une vingtaine de mètres du manoir, la silhouette
voûtée de Nolan Mac Grym nous fixait sans paraître nous
voir. Sans doute était-ce sa manière à lui de nous faire ses
adieux.
La lumière tenue par Lelyandra n’éclairait qu’à peine plus
que les feux ténus d’une luciole. Le grand hall se gardait
de nous, drapé dans sa hautaine chape de ténèbres. Un froid
quasiment surnaturel régnait dans la bâtisse, qui suintait
d’une malignité presque perceptible. Je n’avais pas ouvert
mes perceptions de médium, me contentant de sonder mon
environnement à l’aide de mes cinq sens. Mais un senti-
ment diffus d’hostilité sourdait depuis les pierres impré-
gnées d’humidité.
J’avais l’impression de côtoyer un vieillard cacochyme, un
être usé par l’âge rongé par une lente agonie, mais perclus
de vices et de rancunes. Une forte odeur de poussière m’ir-
ritait les narines et la gorge et je toussai à plusieurs reprises.
Lelyandra et Neanda se tenaient à mes côtés, progressant
avec prudence, chacun de nos pas résonnant faiblement
sous la haute voûte perdue dans l’obscurité épaisse.
Nous parvînmes enfin au pied d’un large escalier à double
révolution qui s’enroulait vers un premier étage, invisible
de là où nous nous tenions. Nous nous arrêtâmes pour scru-
ter les volées de marches qui disparaissaient peu à peu dans
le noir. Aussitôt, un profond silence s’imposa à nous, ava-
lant jusqu’au souffle de nos respirations. J’eus l’éphémère
sensation que nous étions les trois derniers êtres vivants sur
Tri-Kazel avant que la voix de Lelyandra me ramène à
l’instant présent.
« Maître, vous ne trouvez pas que ma lampe éclaire vrai-
ment faiblement. Normalement, son halo balaie une zone
bien plus large. C’est comme si les ténèbres en rongeaient
les bords.
- Vous avez parfaitement raison, dit Neanda. Je m’étais
25
Maison Hantée
d’ailleurs fait la même réflexion lors de ma précédente
venue ici.
- C’est un phénomène connu, dis-je. Il n’y a rien là d’in-
quiétant. Les vieilles bâtisses sont jalouses de leur intimité.
Elles n’aiment pas se dévoiler aux regards des étrangers.
- Je ne l’avais jamais constaté avant, s’étonna Lelyandra.
- Les lieux hantés manifestent avec beaucoup de variété
leurs différences. Mais il m’est arrivé à plusieurs reprises
d’être témoin de tels phénomènes au cours de mes re-
cherches.
- Si seulement cette petite bizarrerie pouvait être la seule
différence du manoir, soupira Neanda.
- Je me doute bien qu’il ne s’agit que d’un avant-goût de
ce qui nous attend, dis-je d’une voix que je voulus rassu-
rante. Allons, si cette lumière ne suffit pas, vérifions si ce
précieux artefact magientiste pourra nous aider à y voir plus
clair. »
J’ouvris alors ma mallette en vieux cuir de boernac et en
sortis un curieux assemblage de tiges et cercles métalliques
entrelacés. Je tournai à plusieurs reprises la clé située sous
l’artefact. Ce dernier se mit en mouvement, d’abord lente-
ment, puis de plus en plus vite. Une lueur infime naquit au
cœur du dispositif pour croître progressivement en inten-
sité. Au bout d’environ une minute, elle devint aussi lumi-
neuse qu’un puissant brasier, fragile sphère qui palpitait au
centre de sa cage d’acier.
Grâce à son énergie, nous allions disposer d’un éclairage
aussi puissant qu’onéreux, consommant une cartouche de
Flux minéral par heure de fonctionnement. Or il ne m’en
restait que trois, n’ayant pas eu l’occasion de faire affaire
avec un magientiste depuis plusieurs mois. J’espérais se-
crètement que nous ne resterions pas plus de trois heures
dans ce lieu sinistre, mais j’étais déterminé à tout tenter
pour retrouver ma sœur avant de regagner la sanité du
monde extérieur.
26
Maison Hantée
Sous l’éclairage vigoureux de mon artefact, les marches me
parurent les os grisâtres d’une colonne vertébrale tordue.
Loin au-dessus de nous, une balustrade plongée dans la pé-
nombre protégeait les galeries qui longeaient le hall. Nous
gravîmes côte à côte les marches qui s’enroulaient sur la
droite et retrouvâmes l’autre volée au niveau d’un premier
palier rectangulaire large d’environ cinq mètres. De là,
nous empruntâmes une nouvelle série de marches, recti-
lignes, qui s’élançait vers l’extrémité d’un couloir. Si les
chroniques d’Aedan le barde disaient vrai, il desservait les
chambres.
Un tapis rouge miteux, déchiré et troué en de nombreux en-
droits, couvert de taches brunâtres, tenait encore à peu près
droit, fixé au plancher par des tiges de cuivre rongées de
vert-de-gris. Le sol grinça légèrement sous nos pas lorsque
nous nous engageâmes dans le long corridor qui nous fai-
sait face. Des miroirs piqués de rouille, des tableaux à la
peinture écaillée, des tapisseries effilochées, étaient sus-
pendus sur ses parois tendues de pourpre. Des vases cra-
quelés et des statues ébréchées perchés sur des piédestaux
disposés de part et d’autre du tapis parachevaient l’image
de total abandon dans lequel étaient plongés les lieux.
Les portes qui menaient aux chambres ou à d’autres pièces
étaient toutes closes. Toute vie semblait avoir quitté le ma-
noir des Mac Grym. Il émanait une immense tristesse de
ce couloir désert, peuplé d’objets malmenés par le temps
et les jeux de forces hostiles qui se dissimulaient à l’abri
des regards. À un moment, il me sembla entendre un petit
bruit, mais je n’étais pas certain que ce fut autre chose que
le fruit de mon imagination stimulée par l’atmosphère si-
nistre de la bâtisse. Cela m’évoqua comme un rire très aigu,
et je frissonnai silencieusement. Lelyandra et Neanda ne
paraissaient rien avoir entendu et cela me conforta dans
l’idée que ce rire n’était qu’une illusion auditive.
Parvenus à l’extrémité du couloir, nous constatâmes qu’il
27
Maison Hantée
n’y avait pas moyen d’aller plus loin. Une grande fenêtre,
close par des planches de bois clouées depuis l’extérieur,
offrait au regard des carreaux couverts de poussière et de
toiles d’araignées. Un carreau était brisé et laissait s’infil-
trer un souffle glacial.
Nous rebroussâmes chemin et ouvrîmes une première
porte. Elle donnait sur une grande pièce avec un lit à bal-
daquin et de nombreux meubles, dont une imposante ar-
moire en noyer. Tout était couvert d’un épais voile de
poussière. La pièce était vide. Je ne sentis rien d’anormal
mais il était temps de m’ouvrir à un univers dans lequel les
émotions humaines retrouvaient la vigueur avec laquelle
elles vibraient en nous.
Lelyandra et Neanda comprirent aussitôt ce que je m’ap-
prêtais à faire et hochèrent la tête. Toutes deux garderaient
leurs sens clos aux sollicitations du monde spirituel, afin
de se prémunir d’une éventuelle attaque et de me protéger
si j’en subissais une. Cela faisait bien des années que je dé-
veloppais mes pouvoirs de médium, et je ne serais pas sans
défense une fois mes barrières levées. Je serais malgré tout
plus sensible aux énergies mentales et émotionnelles qui se
mouvaient au sein du manoir.
Un léger frisson me parcourut l’échine au moment où je
commençai à abaisser mes barrières mentales. Je le fis très
progressivement, craignant une attaque aussi forte que sou-
daine. Mais rien ne vint. La chambre paraissait aussi vide
émotionnellement que physiquement. La pièce ne résonnait
pas plus des joies que des peines de ses anciens occupants.
Sans doute les derniers vestiges émotionnels s’étaient-ils
dissipés depuis des décennies. Seules des émotions d’une
force incroyable étaient capables de s’ancrer dans les lieux
ou les objets pour perdurer.
J’avertis mon assistante et Neanda qu’il n’y avait rien ici
et nous commençâmes à inspecter les différentes chambres
qui donnaient sur le palier. Je ne sentais aucune émotion,
28
Maison Hantée
pas même des relents de tristesse ou les tintements cristal-
lins de rires. Le manoir semblait aussi vide que n’importe
quelle demeure abandonnée.
Lorsque je poussai la porte de la dernière chambre, je sentis
une résistance. Le battant s’était seulement entrouvert de
quelques centimètres. Je tentais de nouveau d’entrer, mais
la porte refusa de céder davantage. Sans doute un objet
s’était-il coincé sous le bois et m’empêchait d’ouvrir en
grand. Je pris une longue et solide tige métallique dans ma
mallette, qui me servait pour bien des usages, et entrepris
de sonder l’espace entre le bas du battant et le sol. Mon ins-
pection ne révéla aucun obstacle. Je continuai à sonder le
mince espace dégagé tout autour de la porte mais, là encore,
je ne rencontrai aucune résistance.
C’est donc comme ça, murmurai-je à destination de per-
sonne en particulier. Si rien n’entravait le bon pivotement
de la porte sur ses gonds, c’était forcément une force psy-
chique qui la gardait close. De nouveau, je décidai de lever
progressivement les barrières mentales qui me protégeaient
afin de sonder la chambre. Mon esprit tâtonna quelques ins-
tants avant de s’enfoncer dans la pièce. Je ne sentis aucune
présence. La pièce paraissait aussi déserte que les autres.
Pourtant, il fallait bien que quelque phénomène psychique
bloquât la porte puisque rien n’entravait son ouverture.
Mais, inexplicablement, je ne détectai aucune force à l’œu-
vre. Je ne m’expliquais pas cette absence spirituelle. À
moins que l’esprit à l’origine du blocage ne soit parvenu,
d’une manière quelconque, à dissimuler la manifestation
de son pouvoir.
Je ne voyais pas d’autre possibilité.
« Maître, que se passe-t-il, demanda la voix inquiète de Le-
lyandra.
- Je ne sais pas très bien. La porte est bloquée, mais aucun
objet physique ne la retient, et je ne perçois aucune énergie
psychique. C’est vraiment très curieux.
29
Maison Hantée
- Peut-être réussirai-je mieux avec ça », dit Neanda en bran-
dissant devant elle son hexcelsis.
Je m’écartai de manière à laisser la sorcière accéder à la
porte réfractaire. Ses yeux semblaient s’être étrécis et étin-
celaient comme ceux d’un chat.
« Hors de mon chemin, créature des limbes. Contemple la
puissance de l’Unique face à laquelle tu n’es rien. »
Il me sembla de nouveau entendre comme un petit rire,
mais si léger que je doutai encore qu’il eut vraiment ré-
sonné. Presque au même instant, je vis Neanda qui poussait
la porte et pénétrait dans la chambre. Incrédule, je me de-
mandai si la convocation de la divinité était parvenue à
contrer la force qui bloquait la porte. La foi possédait-elle
réellement une influence en Tri-Kazel ?
Sur cette interrogation sans réponse, je pénétrai dans la
pièce à la suite de Neanda, suivi de près par mon assistante.
Je sentais Lelyandra fébrile, tentant de se contrôler pour ne
pas courir en hurlant loin de la bâtisse hantée. La chambre
était tout aussi vide d’une présence humaine que les autres.
Néanmoins, le lit à baldaquin attira mon attention. Plus
petit que ceux que j’avais aperçus dans les chambres que
nous venions d’inspecter, il présentait la particularité d’être
impeccable. Aucune poussière ne salissait les draps, pas
plus que le traversin sur lequel trois demoiselles de porce-
laine reposaient leurs têtes.
Les trois poupées avaient les yeux grands ouverts, de beaux
yeux peints au-dessus de sourires inexpressifs. Elles parais-
saient allongées là pour l’éternité, seules dans cet immense
manoir, proies de spectres odieux. Jadis, elles avaient sans
doute été les compagnes de jeu de la petite Edra, mais cela
faisait des années qu’elles n’avaient plus entendu ses rires
et ses pleurs. Toutes trois étaient cependant dans un état de
propreté parfait, comme si on avait continué de prendre
soin d’elles depuis le départ des Mac Grym.
Que pouvaient signifier ce lit fait et ces trois poupées si
30
Maison Hantée
bien conservées ? Et pourquoi la porte ouvrant sur cette
chambre était justement la seule à avoir été bloquée ? J’ins-
pectai avec Neanda le reste de la pièce, tandis que Lelyan-
dra demeurait les bras croisés, le regard attiré par les trois
demoiselles couchées sur le lit. Mais nous ne trouvâmes
que des meubles branlant, suintant d’humidité, rongés par
les insectes et le temps. Un tas gisait dans le tiroir supérieur
de la commode, amas de tissu informe gonflé d’eau d’où
émanait une odeur ignoble. Sans doute un vêtement aban-
donné en train de pourrir sur place.
Soudain, je me figeai. Une lame de parquet, quelque part
dans le corridor, venait de grincer. Simple jeu des matériaux
en souffrance ou bien signe d’une présence ? Je sortis pru-
demment à l’extérieur de la chambre. Le couloir était tout
aussi vide qu’avant, du moins dans la zone éclairée par l’ar-
tefact magientiste. Je tendis l’oreille, mais le bruit ne se re-
produisit pas.
Au moment où je m’apprêtai à regagner l’intérieur de la
chambre, un cri perçant déchira le calme sépulcral du ma-
noir. Je me ruai dans la pièce et vis Lelyandra arc-boutée
contre la cloison opposée à celle contre laquelle s’appuyait
la tête du lit. Une expression de terreur absolue se lisait dans
ses yeux révulsés et ses lèvres qui se serraient convulsive-
ment sur une horrible grimace. Prise de panique, on aurait
dit qu’elle avait envie de disparaître au sein de la cloison,
de se fondre dans les nœuds du bois pour se soustraire à un
danger absolu. Neanda se tenait face à elle et tentait de lui
faire regagner ses esprits. Mon assistante secouait la tête en
tous sens telle une folle, refusant d’écouter.
Mes yeux firent rapidement le tour de la chambre, mais tout
était absolument semblable à ce que j’avais pu constater
lors de ma précédente inspection. Je sondai la pièce et sen-
tis aussitôt la peur vicieuse qui avait pris possession du
cœur de Lelyandra rôder alentour. Mais toujours aucune
énergie psychique à l’œuvre. Quelque chose m’échappait,
31
Maison Hantée
c’était certain.
Je parai au plus pressé en m’approchant de Lelyandra.
Neanda fit un pas de côté pour me laisser face à la jeune
femme et, la fixant dans ses yeux aveuglés par l’effroi, je
me mis à réciter une vieille comptine. C’était ainsi que
j’avais appris à calmer les angoisses en les confrontant à
l’expression la plus basique de la réalité. Des chiffres et des
noms qui s’enchaînaient jusqu’à cent dans une suite sans
queue ni tête.
« Une chouette, deux hiboux, trois boernacs, quatre loups
s’en vont dans les montagnes,
Cinq rats, six cochons, sept caernides, huit lapins fuient
dans la forêt,
Neuf chouettes, dix hiboux, onze boernacs, douze loups au
clair de lune,
Treize rats, quatorze cochons, quinze caernides, seize la-
pins dans les ombres du soir… »
Ainsi de suite jusqu’à cent-vingt lapins et de nouveau la
chouette solitaire. Il en fallut encore pour que Lelyandra
consente à se calmer. Je sentis sa terreur refluer peu à peu
vers les recoins obscurs d’où elle était venue. Un grand fris-
son secoua mon assistante et elle se jeta dans mes bras. Je
la serrai contre moi une longue minute, tentant de l’apaiser
complètement. Puis elle glissa doucement hors de mon
étreinte et je la regardai. Pâle, les yeux alourdis de cernes,
elle se tenait devant moi, les lèvres closes, le regard fuyant.
Bien qu’elle eût recouvré ses sens, je la sentais inquiète, à
l’affût d’une menace pour le moment indécelable.
« Lelyandra que s’est-il passé ? », l’interrogeai-je en es-
sayant de me montrer le moins insistant possible. « Tu n’es
pas obligée de répondre », ajoutai-je maladroitement.
La jeune femme me regarda sans mot dire. Les pensées se
bousculaient sous son crâne. Elle tournait et retournait ses
phrases, comme si elle craignait d’entendre sa voix résonner.
« C’est une femme.
32
Maison Hantée
- Celle qui t’a effrayée ?
- Je l’ai vue. Elle n’est pas dans cette pièce. Elle est seule
dans le noir. Mais son visage est éclairé. C’est comme ça
que je l’ai vue. Mais il y a une présence dans les ombres.
Elle se cache et guette. Je l’ai vue aussi. Maintenant. Et je
l’ai vue avant. J’ai entendu le raclement du métal sur la
pierre, j’ai vu la traînée de sang qu’elle laissait sur le sol.
Son visage est horrible. Son sourire est hideux. J’ai vu ses
yeux : ils sont pleins de mort, rien n’existe en eux que le
mal. »
Le souffle de Lelyandra s’accélérait tandis qu’elle enchaî-
nait les mots toujours plus rapidement. La terreur s’extirpait
sournoisement de sa cachette pour reprendre possession de
mon assistante. Je devais intervenir, casser le cycle.
Je posai ma main sur le front de Lelyandra et lui transmis
la plus chaleureuse des pensées. Nous étions loin d’ici.
Nous marchions au sommet d’une falaise, au milieu d’une
herbe verte qui frissonnait au vent, la respiration de la mer
agitée constellée des reflets solaires. Je la tenais par la main
et nous avancions vers une vieille construction, dont les
pierres nous murmuraient des paroles apaisantes. Solides,
elles défiaient les ans et les décades, les unes aux autres
soudées elles exprimaient la force tranquille d’un être géant
assoupi. Nous souriions tous deux et nous glissions insen-
siblement vers le porche serein de la bâtisse qui nous re-
gardait depuis ses joyeux faciès sculptés. Nous pénétrâmes
à l’intérieur, sous les hautes voûtes marbrées d’ombre et la
lumière colorée des vitraux. En face de nous se tenait, les
bras tendus en signe de bienvenue et d’acceptation, un vieil
homme de pierre, dont les yeux peints à la ressemblance
de véritables globes oculaires émettaient encore des éclats
facétieux. Nous entrâmes dans son aura bienfaisante et
toutes les peines, toutes les douleurs un jour vécues, se dis-
sipèrent instantanément.
Lelyandra se tenait droite face à moi. Son visage s’était dé-
33
Maison Hantée
tendu. Elle me regardait et je vis l’intensité de son regard
changer.
« Maître, j’ai compris la leçon. Je ne suis pas assez forte
pour supporter la cruauté de ce lieu. Je vais quitter le ma-
noir et vous attendre sagement à l’auberge. Si je reste plus
longtemps, je ne vais contribuer qu’à vous freiner et à épui-
ser votre énergie mentale. Raccompagnez-moi à la sortie,
c’est tout ce que je vous demande. »
Une goutte de sueur glacée perla sur ma tempe. J’avais
laissé la grosse clef dans la serrure et je craignais que Nolan
ne nous ait enfermés au sein de sa demeure familiale. Ce-
pendant, je ne voulus pas alarmer Lelyandra avant d’avoir
vérifié ma crainte.
Nous sortîmes de la chambre aux poupées, probablement
celle que devait occuper autrefois la petite Edra. La lumière
de mon artefact faisait danser de grandes formes noires sur
les parois miteuses, telles de grandes ailes battant l’air sans
faire le moindre bruit. Il régnait un froid quasiment surna-
turel et je me surpris à grelotter en parvenant au pied de la
lourde porte. Lorsque j’approchais mes mains du battant
massif, ce fut comme si je posais mes doigts sur une plaque
d’eau gelée et je ressentis la même brûlure glacée. Je fis ef-
fort sur moi pour poursuivre mon mouvement et appuyai
aussi fort que je pus contre la porte. Celle-ci ne bougea pas
d’un pouce. Neanda vint à mon aide, poussant de toutes ses
forces, rapidement imitée par Lelyandra.
Nos forces conjointes ne provoquèrent pas le moindre grin-
cement du vantail. Nolan avait tourné la clef dans la ser-
rure, nous condamnant à vaincre les sinistres voix qui
avaient pris possession des lieux et dans le cas contraire à
la mort. Ce fut seulement à ce moment-là que je pris plei-
nement conscience de ce dans quoi j’avais entraîné mon
assistante et Neanda. Si cette dernière me paraissait de taille
à affronter les puissances obscures du manoir, il en allait
autrement pour Lelyandra. Jamais je n’aurais dû accepter
34
Maison Hantée
qu’elle m’accompagne. S’il lui arrivait la moindre chose,
pire même, si cette bâtisse devenait son tombeau, je ne
pourrais jamais réussir à me le pardonner.
Mais le tour de mes pensées était sans doute faussé. Il exis-
tait certainement une autre sortie, que ce soit sur l’arrière
du manoir ou bien au niveau des ailes. Aucune bâtisse ne
comportait qu’une seule entrée et sortie. Mon angoisse était
ridicule. Ou bien influencée par les esprits. Je devrais me
méfier de tout, à commencer de moi-même. S’ils étaient
aussi forts que ce que Neanda m’avait laissé entendre, les
esprits auraient la force nécessaire pour dévier le cours de
nos réflexions et nous inciter à penser ce qu’ils voulaient
qu’on pense ; pour implanter leurs propres idées en lieu et
place des nôtres.
« Venez, il y a forcément une autre sortie. Nous allons la
chercher et nous allons la trouver », dis-je d’une voix forte.
Lelyandra accusait le choc et elle se contenta de hocher la
tête en signe d’assentiment, les mots coincés dans la gorge.
« Oui, il doit exister au moins une porte, mais plus vrai-
semblablement plusieurs, donnant sur le parc. Une fois à
l’extérieur, nous devrions pouvoir facilement franchir les
murs qui l’enclosent. Depuis tout le temps que le manoir
est abandonné, ils ont dû commencer à s’effriter. »
Je pris Lelyandra par la main, autant pour la rassurer que
pour l’obliger à avancer et nous contournâmes l’escalier
par la droite.
Une petite porte, entrouverte, se découpait dans la paroi à
notre droite. Je m’avançai et poussai lentement le battant.
Une ombre immense plongea sur nous et, durant un instant,
tout ne fut plus que ténèbres. La lumière produite par l’ar-
tefact avait été comme aspirée par le phénomène. Je me
baissai par réflexe tandis que le cri apeuré de Lelyandra re-
tentissait à mon oreille. Aussi vite qu’elle avait disparu, la
lumière revint, éclairant l’intérieur de la pièce, qui se révéla
être une cuisine.
35
Maison Hantée
Le lieu était dans un désordre total, des plats brisés et des
ustensiles jonchaient le sol et des traînées de couleur indé-
finissable maculaient les plans de travail, la table, les murs
et les dalles. Une odeur infecte de pourriture émanait de la
cuisine lépreuse et nous ressortîmes à peine quelques se-
condes après y avoir pénétré.
« Quel endroit dégoûtant, s’indigna Lelyandra.
- Oui, ces esprits ont un sens de la propreté quelque peu
douteux. » J’émis un rire étranglé mais pas plus moi que
les deux femmes qui m’accompagnaient n’avions le cœur
à plaisanter.
Nous continuâmes sous les ombres qui s’intensifiaient.
L’artefact faiblissait-il déjà ou bien nous approchions-nous
d’un endroit du manoir imprégné plus fortement de la psy-
ché des esprits ? Nos pas s’imprimaient dans l’épaisse
couche de poussière qui couvrait les imposantes dalles de
pierre. Je vis une grosse araignée au dos moucheté de brun
filer sur le côté tandis que nous progressions.
Une haute porte à double battant, close, s’encadrait dans
un mur dont les lambris portaient de nombreuses marques
et traces, comme si quelqu’un s’était acharné dessus. Au-
dessus des panneaux de bois, les étoffes pourpres et vertes
tendues sur le mur s’effilochaient tels des cheveux, retom-
bant en longues bandes maculées de moisissures.
Tandis que je m’approchais, je sentis un souffle d’air gla-
cial. La porte était fermée mais la clé était restée dans la
serrure. Rouillée, elle tourna en grinçant et j’entendis le dé-
clic caractéristique du verrou qui se rabattait. Je tournai
prudemment la poignée. Le bois racla contre les dalles,
émettant un crissement épouvantable. Je serrai les dents et
repoussai le battant jusqu’à nous ménager un passage suf-
fisant pour pénétrer dans la pièce.
De proportions monumentales, le grand salon se dévoila
très progressivement à la lumière de l’artefact. De larges
colonnes en pierre soutenaient un plafond perdu dans les
36
Maison Hantée
ombres épaisses. De larges fauteuils à la tapisserie rongée
d’humidité, des banquettes moisies, un long canapé, crevé
à maints endroits de profondes balafres, et quelques chaises
branlantes composaient l’essentiel du mobilier, installé sur
des tapis noirs de crasse. Contre les parois, des commodes,
dont deux vitrées qui abritaient des bouteilles, des flacons
et des verres.
Au centre de la pièce, une haute forme étroite se dissimulait
sous un drap miteux, taché de longues coulées verdâtres et
brunâtres. Neanda s’en approcha et, d’un geste brusque,
saisit un coin du drap et le tira d’un coup sec. Un grand mi-
roir piqué de vert-de-gris semblait nous surveiller. À la lu-
mière irréelle de l’artefact, nos silhouettes se réfléchissaient
à sa surface, telles des ombres aux visages brouillés.
Instinctivement, je sentis de la répulsion pour cet endroit.
Il s’y était certainement déroulé des choses atroces. Pour
le moment, je préférais ne pas abaisser mes protections
pour sonder les émotions et les auras. Je décidai de rester
prudent.
Le miroir m’intriguait, ou plutôt nos reflets mouvants. En
retrait, je croyais distinguer quelque chose qui bougeait
doucement, peut-être un rideau soulevé par le vent ou bien
une robe qui s’animait de mouvements presque impercep-
tibles. Je m’approchai mais la main de Lelyandra se re-
ferma sur mon poignet.
« Ne vous approchez pas, maître, je n’aime pas ce miroir.
Il a quelque chose… de dérangeant.
- Ne t’inquiète pas Lelyandra. Je suis quelqu’un de prudent.
Je vais prendre mes précautions. »
Les doigts de mon assistante restèrent crispés sur mon bras
encore un moment avant de me relâcher. J’avançai jusqu’à
me retrouver à trois pas du miroir. La surface réfléchis-
sante, visiblement de l’argent poli, ne parvenait toujours
pas à renvoyer les traits de mon visage bien que le reste de
mon corps y apparut avec netteté. Lelyandra et Neanda
37
Maison Hantée
étaient également deux présences anonymes, qui on-
doyaient dans l’espace gris-argent. À l’arrière-plan, peut-
être à quatre ou cinq mètres de nous, je distinguai une petite
forme pâle prise dans un vêtement blanc. Je me retournai,
mais, à l’endroit où aurait pu se trouver la frêle silhouette
du miroir, je ne vis que les ombres qui noyaient le grand
salon.
Je fis un pas de plus. La forme devint plus nette et il me
sembla distinguer le visage d’une petite fille encadrée par
des reflets d’or. Mon cœur se mit à battre plus vite. Sorcha ?
Était-ce bien elle, tout au moins sa présence psychique re-
vêtue des atours de la vie ? Ce miroir était-il la prison dans
laquelle les esprits la maintenaient captive ? N’était-ce pas
plutôt un fantasme né de mon désir de retrouver à tout prix
ma sœur ? Ou bien une fantasmagorie générée par les es-
prits de Kaer Skarden ? Le piège idéal pour me tenter.
La forme bougea dans le miroir et commença à s’avancer
vers moi. C’était bien une petite fille, vêtue d’une simple
robe blanche. Son visage était baissé et disparaissait sous
les volutes longues de ses boucles dorées. Ses petits pieds
pris dans des chaussures blanches glissaient doucement sur
le sol grisâtre. Comme une feuille entraînée par le courant,
elle se rapprochait de moi.
J’hésitai à ouvrir mes perceptions pour tenter d’entrer en
contact avec elle ou au contraire élever une barrière men-
tale pour me prémunir du piège grossier dans lequel j’étais
en train de tomber. Bientôt, la petite fille fut assez près de
moi pour que je pusse la toucher en allongeant le bras. Plus
que deux pas nous séparaient.
Le visage de la petite fille se releva par saccades d’une ex-
trême lenteur, et je vis enfin ses traits. C’était bien ceux de
ma petite sœur, de ma Sorcha adorée qui avait disparu
quand j’avais treize ans et que j’avais ensuite passé les dix-
sept autres années de ma vie à essayer de retrouver.
Pourquoi était-elle partie avec le couple d’occultistes ? Je
38
Maison Hantée
suspectais que c’était pour faire cesser les cauchemars qui
la visitaient toutes les nuits sans jamais lui laisser de répit.
Pour toute guérison, elle avait rencontré la mort dans cette
hideuse demeure et maintenant que je l’avais retrouvée, il
était hors de question qu’elle continue de subir les assauts
des esprits déments qui la torturaient.
« Attention ! » Le hurlement de Lelyandra emplit le grand-
salon au moment exact où je fus percuté et jeté au sol. Le
miroir explosa dans un fracas de coup de tonnerre. Je crus
devenir sourd. Mes oreilles bourdonnaient et du sang coula
sur mes yeux. Un morceau d’argent m’avait entaillé le front
mais la coupure était peu profonde.
« Ça va ? »
La voix de Neanda résonnait curieusement, à quelques cen-
timètres de moi. Son bras était passé autour de ma taille et
je compris qu’elle m’avait sauvé la vie en me plaquant au
sol juste avant que le miroir n’explose. Je me relevai avec
hâte et contemplais le désastre. Le miroir n’était plus qu’un
cadre entourant une plaque de cuivre sans aucune capacité
de réflexion. Ma sœur avait volé en éclats. Je l’avais entre-
vue un bref instant ; l’expression qui s’était peinte sur ses
beaux traits juvéniles m’avait en même temps réchauffé le
cœur et glacé les sangs.
Elle m’avait adressé un magnifique sourire sur lequel pla-
nait cependant une sombre tristesse. Au moment où je
m’étais apprêté à la serrer follement contre moi, Neanda
m’avait ravi juste à temps à une mort stupide. Des émotions
contradictoires se mêlaient dans mon cœur : joie ineffable
des retrouvailles, détresse sans nom de la perte subite, colère
furieuse contre les esprits et leurs manigances insensées.
« Je vais vous détruire », hurlai-je. Ma voix détonna
comme un coup de fusil de Fervhen mais fut presque aus-
sitôt absorbée par les ténèbres environnantes qui se mas-
saient autour de nous, dangereusement proches. L’artefact
n’éclairait plus que faiblement. Je mis quelques instants
39
Maison Hantée
avant de retrouver ma mallette, que j’avais laissée tomber
lors de ma chute. Par chance, les cartouches de flux étaient
intactes et je remplaçai celle qui était presque vide par une
pleine. Les ombres refluèrent sous le halo renouvelé émis
par l’artefact.
Neanda et Lelyandra m’observaient, la sorcière avec atten-
tion, mon assistante un sourire tremblant aux lèvres. Je sen-
tais qu’elle était heureuse de me voir sain et sauf mais que
le manoir l’effrayait toujours autant. Neanda était concen-
trée et je devais à sa vigilance d’être toujours de ce monde.
Ses yeux d’un vert magnifique étincelaient à la lumière ar-
tificielle et je me gorgeais de la détermination que j’y li-
sais.
« Vous ne m’avez pas répondu mais je vois que vous allez
mieux. Ysvan, vous allez devoir être plus méfiant. Les es-
prits que nous affrontons disposent d’un atout de poids
contre vous. Ils vont essayer de se servir de votre faiblesse
pour vous perdre. Je craignais quelque chose de la sorte et
lorsque j’ai senti une perturbation psychique, je suis aussi-
tôt intervenue. Prenez ceci comme un avertissement. La
dernière fois, les deux occultistes qui m’accompagnaient
n’ont pas eu cette chance. Quant à Sorcha… »
Le regard de Neanda s’abîma un instant dans un passé si-
nistre avant de s’ouvrir de nouveau au présent. Elle me fixa
intensément et je lui rendis son regard. Je me sentais prêt.
Je ne commettrais pas deux fois la même erreur.
Cette fois, j’ouvris brutalement mes perceptions et décidai
de sonder les lieux avec toute ma force. Je surpris une pré-
sence sournoise qui ne s’attendait pas à ça. Je passai aussi-
tôt à l’offensive, mobilisant toute mon énergie pour la
frapper. Elle encaissa le choc avec un cri qui trahissait au-
tant sa surprise que sa colère. Une fureur démoniaque jaillit
d’elle et je crus qu’elle allait contre-attaquer. Mais elle
choisit de se fondre dans le manoir et, en un instant, je ne
sentis plus sa présence. Jamais un esprit n’était parvenu à
40
Maison Hantée
effacer sa trace aussi vite et aussi efficacement.
Je déployai mes sens psychiques à sa recherche, mais je ne
discernai plus sa présence. J’eus la brève impression de
percevoir un gloussement, comme celui d’une petite fille
malicieuse, mais le rire s’éteignit aussi vite qu’il avait re-
tenti. Je revins en moi lentement pour ne pas désorienter
mon corps.
« Je l’ai perçue. Elle est seule. Il n’y a qu’un esprit. Celui
d’une femme pleine de haine.
- Un seul esprit ? Cela m’étonnerait vraiment. Lors de ma
dernière visite je suis certaine d’avoir entendu plusieurs
voix qui nous interpellaient. Il y avait des voix d’hommes
parmi elles.
- Je suis certain qu’il n’y a ici qu’un unique esprit. Mais
quelque chose est étrange. Il parvient à se dissimuler telle-
ment vite… Un instant, je l’ai senti dans toute sa puissance,
la seconde d’après, mes sens ne parvenaient même plus à
percevoir ses émotions. Et, par l’Unique, quelle cruauté, quel
désir d’infliger la souffrance, quelle soif de massacrer !
- Ça me paraît impensable. Nous étions trois à disposer de
pouvoirs psychiques importants. Un seul esprit n’aurait pu
anéantir mes compagnons et m’infliger de telles blessures
si aisément.
- J’ai lu dans un ouvrage de Goran Franz qu’il existait des
esprits d’une puissance phénoménale, des êtres dotés d’une
énergie sans commune mesure avec celle des autres. Je
crois bien que nous avons affaire à un tel esprit ici.
- Mais pourquoi s’amuserait-il à prendre plusieurs voix ?
- Rien ne dit qu’il n’est pas complètement cinglé, avança
mon assistante en se collant à moi.
- Il y a effectivement des chances qu’il n’ait pas toute sa
raison.
- Peut-être est-il atteint du symptôme des personnalités
multiples théorisé par Ernst Zigger ?
- C’est possible. Mais normalement, ce symptôme ne fait
41
Maison Hantée
pas intervenir deux personnalités différentes au même mo-
ment. Chaque personnalité est exclusive des autres. Elles
ne peuvent communiquer entre elles.
- En effet, on dirait plutôt les voix d’un individu schizo-
phrène, dit Lelyandra.
- Des voix qu’il entend dans sa tête mais à qui il donnerait
une vraie résonnance grâce à ses dons psychiques. L’hypo-
thèse est intéressante, approuva Neanda.
- Quoi qu’il en soit, cet esprit est d’autant plus dangereux
qu’il est imprévisible. Je ne pense pas qu’il se trouve dans
le grand salon. Nous devons continuer à le chercher et à
chercher Sorcha. Je suis certain qu’elle sait maintenant que
je me trouve ici. Je ne compte pas la faire attendre plus
longtemps ! »
Lelyandra me serra l’épaule autant pour approuver ma dé-
termination que pour se redonner du courage. Je lui passai
la main dans le dos pour la rasséréner et je la sentis qui fris-
sonnait.
Plusieurs portes permettaient de quitter le grand salon.
Nous prîmes la grande porte qui nous faisait face. Elle
n’était pas fermée et aboutissait à un large corridor aux
dalles blanches ébréchées qui s’étirait sur toute la longueur
du manoir. Nous l’empruntâmes dans les deux sens. Le seul
passage qui, logiquement, devait donner accès au jardin
situé autour de la propriété était scellé. La lourde porte aux
ferronneries massives refusa catégoriquement de s’ouvrir.
Nous n’insistâmes pas et revînmes sur nos pas pour péné-
trer de nouveau dans le grand salon. Un silence pesant ré-
gnait dans la vaste pièce où nos pas résonnaient à peine,
étouffés par les tapis moisis. Nous prîmes cette fois par la
gauche et parvînmes dans une grande pièce vide. Le bruit
de nos pas semblait maintenant faire un terrible vacarme
bien que nous avançâmes lentement. Je fis un geste aux
deux femmes pour leur demander de s’arrêter. Immobiles,
nous tendîmes l’oreille. Mais le manoir était plongé dans
42
Maison Hantée
une étrange somnolence. Les os de la vieille bâtisse ne cra-
quaient plus. Seules nos respirations filaient doucement au-
dessus du sol gris de poussière.
Je décidai de nouveau d’ouvrir mes perceptions au-delà du
seuil du visible et du tangible. Je tâtonnai à la recherche
d’émotions suffisamment fortes pour s’être ancrées dans la
pièce, mais je ne perçus rien. La situation était de plus en
plus bizarre. En ce lieu qui aurait dû vibrer d’énergies né-
fastes, j’arpentais un désert psychique, semblable à celui
d’une demeure sans histoire. La colère, la haine, la souf-
france, la tristesse, que j’avais perçues au moment où j’étais
parvenu à trouver enfin l’esprit, s’étaient comme dissipées.
Mon instinct me prévenait de la dangerosité du lieu, mais
quelqu’un s’ingéniait pour le moment à dissimuler toute trace
psychique. Je n’avais jamais été confronté à une telle situation
auparavant et Neanda avait l’air aussi surprise que moi.
Nous échangeâmes un regard muet.
« La dernière fois que je suis venue, nous avons été conti-
nuellement assaillis par les esprits. Aujourd’hui, ils parais-
sent s’être volatilisés. Il n’en est rien, c’est évident. Je me
demande bien pourquoi ils agissent de la sorte.
- La réponse la plus rassurante serait qu’ils ont peur de
nous. La réponse la plus probable est qu’ils ont trouvé une
autre façon de s’amuser avec leurs invités.
- Vous dites ils comme s’ils étaient plusieurs, mais pour ma
part, je suis convaincu qu’il n’y a ici qu’un seul esprit, celui
d’une femme folle de haine et de rage destructrice.
- Je serais très surprise qu’il n’y ait ici qu’un seul esprit,
mais c’est une possibilité que je dois aussi admettre. Si
nous avons affaire à un esprit capable de joueur plusieurs
rôles au même moment, je lui tire mon chapeau. À moins
que ses pouvoirs lui permettent de créer ce genre d’illusions
auditives.
- Neanda, la dernière fois que vous vous êtes aventurée
dans ce manoir, vous souvenez-vous d’autres pièces ?
43
Maison Hantée
- Mes souvenirs du manoir sont très vagues, comme si ma
mémoire avait été affectée par quelque sortilège. Mais je
crois me souvenir d’un escalier de pierre descendant vers
les ténèbres d’un sous-sol. Je pense qu’il y a un cellier et
des caves… et aussi autre chose, un monument à part…
- Quel genre de monument ?
- Comme une sorte de tombeau, mais aux allures de temple.
- De temple ? Un monument dédié à l’Unique ?
- Je ne sais plus très bien. Peut-être pas si grand, une cha-
pelle peut-être. Un lieu froid, avec des colonnes noires, des
dalles sombres et une grande statue qui ressemble à un
énorme morceau de charbon.
- Vos souvenirs reviennent, on dirait ?
- Oui, c’est surprenant… Ce ne sont peut-être pas mes sou-
venirs.
- Hum. Encore un piège ? De toutes les façons, nous
n’avons pas le choix. Nous devons continuer d’explorer le
manoir si je veux réussir à libérer ma sœur de la démente
qui survit entre ces murs ! »
Lorsque nous nous remîmes en mouvement pour quitter la
pièce, nos pas de nouveau résonnèrent avec fracas entre les
murs dépouillés. Nous franchîmes une arche qui donnait
sur une nouvelle salle. En son centre, une grande armure
métallique était assemblée sur un mannequin. Elle tenait
entre ses gantelets une immense claymore à la lame rouil-
lée, tel un trait sanglant figé dans les airs. Des boucliers
aux motifs décolorés qui retenaient des épées ou des haches
entrecroisées étaient suspendus aux murs. On y devinait les
ors vagues du soleil et l’argent presque effacé de l’épée qui
le surplombait. À l’origine, il s’agissait des armoiries de la
famille royale de Taol Kaer ; aujourd’hui, elles étaient de-
venues le symbole du plus grand des royaumes de Tri-
Kazel.
Sur le poitrail de l’armure était visible une partie de la de-
vise « Deann is Aonadh ». Du vieux langage, que certains
44
Maison Hantée
des Osags des terres de Déas employaient encore au-
jourd’hui. L’expression signifiait quelque chose
comme « la terre est grande ». Je pouvais me tromper, mais
je me contentai volontiers de cette traduction, sans doute
approximative, qui parlait à mon cœur péninsulaire.
Je ne l’avais pas aperçue immédiatement, mais dans l’angle
des murs que me masquait en partie la grande armure, une
ouverture donnait sur les premières marches d’un escalier
qui descendait. Pour y accéder, il nous fallait quasiment
faire le tour de la pièce, le passage étant situé du côté op-
posé à celui par lequel nous étions entrés. Neanda tressaillit
lorsque je lui en fis remarquer l’existence.
« Cela me rappelle quelque chose. J’ai l’impression que
c’est le passage que nous avions emprunté pour nous rendre
à la chapelle souterraine. Mais, j’y pense, c’est étrange, la
lumière de l’artefact éclaire plus loin que dans les autres
pièces. Normalement, le passage aurait dû rester dans les
ombres alors que nous pouvons le distinguer clairement à
plus de dix mètres de distance.
- Encore un tour de cette démente. Ce n’est guère étonnant.
Au fil des années, elle a commencé à fusionner spirituelle-
ment avec les lieux, qui sont devenus une sorte d’extension
d’elle-même. Elle doit jouir d’exercer cette sorte de pou-
voir si particulier sur le monde matériel. Je pense que cela
doit lui prendre de l’énergie et qu’elle dose soigneusement
ses effets pour ne pas se retrouver à court de moyens. Mais
elle doit avoir du mal à s’en empêcher. Oh, juste encore un
peu, juste une seule fois. (J’imitais la voix d’une femme en
train de minauder.) Elle cède à la tentation, mais légère-
ment ; peut-être se dit-elle qu’elle parvient à se maîtriser
complètement. Mais elle se leurre. C’est devenu pour elle
une addiction. Elle doit beaucoup s’ennuyer quand elle n’a
pas de visiteurs.
- C’est possible Ysvan, mais je doute qu’elle s’épuise ainsi
rapidement. Au contraire, elle fait le chat et de nous des
45
Maison Hantée
souris. Et puis, à un moment, elle se lasse et déclenche une
attaque meurtrière. Comme tout à l’heure avec le miroir. Si
je ne vous avais pas écarté, les éclats du miroir vous au-
raient certainement été fatals.
- Vous m’avez sauvé Neanda et je ne commettrai pas deux
fois la même erreur. Allez, poursuivons notre exploration.
Le Flux n’est pas éternel et nous ne savons pas encore où
se trouve Sorcha. »
Nous longeâmes prudemment les murs pour gagner le pas-
sage, soucieux de ne nous tenir au maximum éloignés de
l’armure. Je lui jetais de brefs coups d’œil, presque malgré
moi. Parfois, dès que mon regard se détournait, j’avais
l’impression qu’elle disparaissait complètement. À d’au-
tres, je percevais une légère vibration accompagnée d’un
son métallique très bas.
Neanda et Lelyandra la surveillaient elles aussi. Mais le
danger n’était pas là où nous l’attendions. Alors que nous
longions le mur, un bruit retentit soudain au-dessus de nos
têtes. J’eus simplement le temps de voir quelque chose
tomber. Mon assistante cria et s’affaissa à terre, percutée
au crâne par l’un des boucliers accrochés aux murs, tandis
que les deux haches s’écrasaient lourdement sur les dalles,
faisant exploser la pierre dans un terrible fracas. A quelques
centimètres près, c’était ma tête et celle de Neanda qui se
seraient retrouvées sur la trajectoire des armes...
Malgré mon cœur affolé, je m’accroupis aussitôt auprès de
Lelyandra et dégageai difficilement le lourd bouclier. Du
sang coulait en abondance sur le visage de la jeune femme
depuis son cuir chevelu. Je n’osais examiner la blessure
mais Neanda n’eut pas les mêmes réticences. Tandis que
ses doigts palpaient précautionneusement la crevasse san-
guinolente, Lelyandra se tordit et gémit. Je crus un instant
qu’elle était consciente, mais dès que Neanda cessa ses pal-
pations, elle redevint immobile. Elle respirait très douce-
ment, son corps lové contre la pierre humide et froide, tel
46
Maison Hantée
un chien malheureux qu’on aurait bourré de coups de pied
ou bien une poupée sale et usée qu’on aurait abandonnée
maintenant qu’une neuve la remplaçait.
Les images qui me venaient à l’esprit n’étaient pas les
miennes. Je sentais toujours à l’œuvre l’influence de l’âme
maudite qui hantait le manoir. Je devais redoubler de vigi-
lance pour ne pas me laisser embarquer dans ses délires
malsains.
Neanda sortit du petit havresac qu’elle transportait un cof-
fret dont elle tira une poignée de simples.
« Je les ai récoltées hier, me dit-elle. Je savais que nous
pourrions en avoir besoin. Elles accéléreront la cicatrisation
de la plaie et joueront un rôle d’antiseptique. Qui sait
quelles maladies horribles peuvent traîner dans ce lieu de
mort ?
- Vous avez l’air de vous y connaître ?
- Depuis ma précédente incursion dans le manoir, je suis
revenue à des choses plus terre à terre. J’avais envie de pou-
voir me rendre utile. J’ai appris avec un varigal à soigner
les bêtes et les hommes. N’eût été le lien que j’entretiens
avec Sorcha, j’aurais délaissé mes dons.
- Merci d’avoir veillé sur elle pendant toutes ces années.
- Je ne pouvais pas faire autrement Ysvan. Qui laisserait
une petite fille seule aux mains de cinglés… enfin, d’une
cinglée, si votre intuition est juste. »
Pendant qu’elle parlait, Neanda avait mis les simples dans
un bol en bois et se mit à les écraser avec un pilon. Elle
ajouta un peu d’eau et obtint finalement une pâte verdâtre
qu’elle disposa avec soin sur la plaie qui continuait de sai-
gner abondamment. Puis elle tira un linge propre de son
havresac et en banda le crâne de Lelyandra. Une fois ceci
fait, Neanda rangea ses affaires.
« Nous devons la transporter ailleurs Ysvan. Nous ne pou-
vons pas la laisser seule dans cette pièce. Qui sait ce que
l’esprit pourrait faire avec les armes et l’armure. Je crois
47
Maison Hantée
me souvenir que se trouve une sorte de petit cellier plus
bas. Nous pourrions l’installer là avant de poursuivre ?
- Très bien. Faisons comme cela. Vous pouvez m’aider à la
transporter ?
- Je ferai ce que je peux. »
Elle me sourit et, de nouveau, je ne pus m’empêcher de la
trouver excessivement belle. Je fus pris du même désir
subit que la veille. Un instant, je la vis nue, étendue sur un
lit, les jambes écartées, offerte. Je balayai la vision érotique.
Un petit rire aigrelet retentit.
« Vous l’avez entendu ?
- Entendu quoi ?
- Le rire. Elle a ri, encore. Je suis sûr que c’est elle !
- Non, je n’ai rien entendu. Mais ça ne signifie pas que vous
l’avez inventé. Allons Ysvan, ne vous laissez pas troubler.
Le temps nous est compté. »
Je hochai la tête. J’accrochai l’artefact à ma ceinture, et,
aidé de Neanda, soulevai Lelyandra avec d’infinies précau-
tions. Nous progressâmes avec lenteur en direction de l’es-
calier. Les marches étaient légèrement humides et nous
manquâmes glisser à plusieurs reprises, entraînés par le
poids de mon assistante inerte. Lelyandra pesait aussi lourd
qu’un boernac. C’était incroyable ce qu’un corps privé de
son énergie pouvait être pesant !
Comme l’avait prédit Neanda, nous parvînmes une ving-
taine de marches plus bas à un palier sur lequel donnait une
porte vermoulue et tachée de coulées verdâtres mais qui te-
nait encore sur ses gonds. Derrière, une petite pièce avec
un pauvre banc de bois, quelques jarres et récipients divers,
pour certains brisés, d’autres portant encore leur sceau de
cire. Nous installâmes Lelyandra sur le banc après nous être
assurés qu’il supporterait son poids.
Le bandage qui entourait son crâne était devenu pourpre du
sang qu’il avait bu, mais le saignement semblait maintenant
avoir cessé. Je m’agenouillais auprès de la jeune femme et
48
Maison Hantée
appliquais ma paume contre son front. J’ouvris mes sens
et établit un lien superficiel avec son esprit. Nulle émotion
n’agitait Lelyandra. Elle n’était plus qu’une morne étendue
plane qu’aucun souffle ne venait agiter. Je supposais que
la démente ne pourrait pas s’introduire dans sa psyché,
mais, préférant m’en assurer, j’établis plusieurs gardes psy-
chiques pour la protéger. Cela allait amoindrir mes capaci-
tés, mais je ne pouvais me résoudre à laisser mon assistante
ainsi à la merci de notre sinistre hôtesse.
Avant de quitter le cellier et de refermer la porte, je caressai
le front de Lelyandra pour lui signifier que je reviendrais
prendre soin d’elle, que je la sortirais du manoir des Mac
Grym. Bien sûr, elle ne pouvait sentir cette forme de pro-
messe, qui était plus de l’auto-persuasion qu’une volonté
réelle de lui transmettre un message.
Nous la laissâmes pour nous enfoncer dans les profondeurs
de la vieille bâtisse. Il faisait de plus en plus froid. Il ne
s’agissait pas d’un froid ordinaire, mais de souffles polaires
et putrides qui remontaient des entrailles malades du ma-
noir, de flots de méchanceté qui charriaient leurs morsures
de givre. Les marches, étroites, usées et humides nous obli-
geaient à descendre pas à pas. J’avais envie de me ruer dans
le lieu où elles conduisaient, de briser la prison de Sorcha
et d’embrasser enfin ma petite sœur dans une ultime
étreinte. Mais je m’obligeais à avancer prudemment.
La lumière produite par le Flux tournoyait sur les murs ruis-
selant, faisant apparaître des formes bizarrement tordues
dessinées par les moellons rongés. Neanda me suivait de
près et je me retournais régulièrement pour être certain
qu’elle me suivait. Une fois, j’aperçus une grande femme
aux longs cheveux aile de corbeau, la bouche crispée par
la colère, les yeux déterminés, qui filait vers moi. Je fis le
geste de me protéger du bras, mais je m’arrêtai au moment
où je vis Neanda. La femme inconnue avait disparu. Et
pourtant, son visage me rappelait quelqu’un.
49
Maison Hantée
Je m’arrêtai et fis signe à Neanda de ne pas m’interrompre.
Je me concentrais sur le visage que je venais de contempler.
Ses traits m’évoquaient quelqu’un, quelqu’un que j’avais
vu très récemment. Soudain, je sus. La beauté et la force
des traits de la femme n’étaient plus qu’un lointain souvenir
dans le visage hâve de Nolan Mac Grym, mais il s’agissait
bien d’une de ses parentes. L’apparition était peut-être le
fruit d’une manipulation de l’esprit, mais je la pensais plus
spontanée, liée à cet endroit du fait de la force des émotions
qui agitaient cette femme quand elle s’y était trouvée. Cette
apparition pouvait nous aider à comprendre et à vaincre,
j’en étais certain.
Je basculai en avant dans les ténèbres. J’avais perdu tout
repère. Un instant, je fus terrifié par la chute que j’antici-
pais. Mais je ne tombai pas. Mes pieds reposaient sur une
matière solide. J’avançais prudemment et la lumière de
mon artefact dissipa les nuées obscures pour révéler un
large corridor creusé dans du granite noir. Je ne comprenais
pas comment je m’étais retrouvé ici mais je décidais de
poursuivre ma progression. J’appelai Neanda à plusieurs
reprises, mais seul l’écho atténué de ma voix me répondit.
Des mares d’eau croupie stagnaient dans les creux de la
roche. Je les évitais tandis que le long couloir sombre dé-
roulait sa vacuité devant moi. J’allais ainsi de l’avant pen-
dant plusieurs minutes quand je perçus un bruit. Je
m’arrêtai et scrutais l’obscurité qui s’étendait par-delà le
halo nébuleux de l’artefact.
« Ysvan ?
- Neanda ?
- Où êtes-vous ?
- Pas loin de vous. Vous devriez me voir ».
Une main apparut dans le cercle de lumière qui m’entou-
rait, puis je vis Neanda prendre corps devant moi. Ses vê-
tements étaient en lambeaux et dévoilaient bien plus de
chair qu’il n’était décent. Je fus happé par la forme bombée
50
Maison Hantée
de son sein gauche dont le mamelon durci pointait effron-
tément vers moi. Ses jambes longues et blanches portaient
des marques de griffure, tout comme ses joues et son front.
« Que vous est-il arrivé ?
- Des ronces. Il y en avait partout. Devant et derrière moi.
Je les ai traversées mais… » Elle s’arrêta en constatant dans
quel état elle se présentait devant moi. Elle surprit la direc-
tion de mon regard mais ne rougit pas. Elle s’avança au
contraire résolument dans ma direction. Ses yeux d’un vert
printanier, d’un vert qui évoquait un monde jeune et vif,
scintillaient d’une lueur amusée. Ses cheveux, libérés de la
résille d’argent qui avait dû se prendre dans les épines des
ronciers, virevoltaient telles des flammèches mordorées.
« Alors Ysvan ? », dit-elle en plantant ses poings sur ses
hanches et en me regardant au fond des yeux.
Il n’y avait aucune réponse à lui donner. Elle était juste ter-
riblement attirante, une présence atrocement belle que mes
sens ne parvenaient pas à ignorer. Une mèche ardente ef-
fleura mon bras et, par réflexe, je l’attrapai entre mes doigts
entre lesquels je la fis rouler. Ma main remonta le long du
brasier et se posa sur la joue constellée d’éphélides de
Neanda avant de frôler ses lèvres. La bouche de la sorcière
s’entrouvrit pour sertir ma caresse dans son écrin. Je sentis
dans toute ma chair les terminaisons nerveuses du plaisir
s’éveiller. Un bref instant j’eus une pensée pour Sorcha et
Lelyandra avant d’embrasser follement la femme magni-
fique qui se tenait devant moi. Nous nous étreignîmes sau-
vagement. Plus rien d’autre n’avait d’importance.
Mes mains se glissèrent sous ses vêtements, au-delà des
lambeaux de sa tunique verte et de sa chemise déchirée, sur
son ventre, ses épaules, ses seins. Puis je tentais quelques
baisers maladroits avant de lui ôter les couches de tissu qui
s’interposaient. Ma langue put courir librement sur sa chair.
Je léchais ses mamelons durcis tandis que mes mains cares-
saient son dos et ses épaules. Elle soupirait de contentement.
51
Maison Hantée
N’y tenant plus, je la renversai et l’accompagnais douce-
ment jusqu’à l’allonger sur le sol. Les parois du corridor
miroitaient d’une infinité d’éclats cristallins. Une agréable
chaleur régnait là où quelques instants auparavant irradiait
un froid de caveau. Je retirai les sous-vêtements de ma par-
tenaire. Son sexe était masqué par une forêt d’un roux vif.
Je l’arpentai de mes doigts jusqu’à trouver les lignes rosées
de ses lèvres, que j’écartai lentement. Ma langue chercha
son bouton d’amour et commença à le lécher. Neanda gé-
missait de plaisir tandis que mon excitation grandissait et
que mon phallus devenait douloureux.
Ma langue continuait d’aller et venir sur la chair humide.
Je levais les yeux pour regarder le visage de Neanda. Mais
c’est une créature ophidienne qui me rendit mon regard.
Une langue bifide s’agitait langoureusement entre ses lè-
vres écailleuses, ses yeux aux pupilles fendues verticale-
ment lançant des éclairs vipérins. Je poussais un cri
stupéfait, mais, l’instant d’après, je vis Neanda le visage
rejeté vers l’arrière, les lèvres entrouvertes sur un gémis-
sement muet. L’hallucination avait été aussi intense que
brève. Je poursuivis encore quelques minutes. Je sentais
Neanda très proche de la jouissance.
Ma langue s’écorcha sur une surface râpeuse. Je m’arrêtai.
Un froid mordant me fit tressaillir. J’étais seul, allongé à
terre, mon visage pressé contre le pelvis d’un squelette. Je
me relevais brutalement vers l’arrière, trébuchant sur mes
jambes prises de tremblement, un goût âcre de poussière
dans la bouche. Je crachais à plusieurs reprises dans la lu-
mière instable de mon artefact qui se balançait en tous sens
à ma ceinture.
Les vagues de lumière qui allaient et venaient me révélèrent
où je me trouvais. Partout autour de moi luisaient les os de
squelettes brisés. Leur blancheur écœurante manqua me
faire vomir. Je fis un pas et un effroyable bruit de craque-
ment me fit baisser la tête. J’écrasais les os d’une colonne
52
Maison Hantée
vertébrale que je venais de briser en deux. J’étais dans un
ossuaire qu’on avait saccagé.
Les quatre grands coffres de pierre qui accueillaient les
restes des défunts avaient été ouverts, les dalles de pierre
qui les scellaient basculées par le côté. Elles gisaient, fen-
dues, cassées en morceaux, contre les parois gravées des
coffres. Je me trouvais dans le lieu d’une profanation com-
mise par une âme enragée. J’étais certain qu’il s’agissait
de l’esprit de la folle furieuse qui jouait avec ma sœur et
maintenant avec moi.
Je m’étais laissé abuser une nouvelle fois. Mon attirance
pour Neanda, que je ne pouvais plus me cacher, était une
faille évidente dans laquelle la voix avait pu se faufiler pour
me susurrer ses mensonges luxurieux. Mensonges auxquels
j’avais été trop heureux de céder. Je me maudis pour ma
faiblesse. Cela faisait déjà la seconde fois que je me laissais
prendre dans les rets de l’esprit. Il n’y en aurait pas de troi-
sième.
Avant toute chose, je devais retrouver Neanda. Nous ne se-
rions pas trop de deux pour combattre la folle. Je disposais
d’un maigre indice, la vision de cette femme, parente de
Nolan Mac Grym, peut-être son ascendante en ligne di-
recte ? En revanche, la faculté de disparition quasi instan-
tanée de l’esprit constituait toujours une énigme. Je ne
comprenais pas comment elle parvenait à se soustraire ainsi
à mes perceptions.
Plus j’y réfléchissais, plus j’aboutissais à la conclusion que
la voix, la folle, la saloperie qui jouait avec ma sœur et avec
nous, devait disposer d’un endroit conçu pour bloquer com-
plètement les ondes psychiques. S’agissait-il de la chapelle
que Neanda avait évoquée en puisant dans ses lointains
souvenirs ?
Autre chose m’intriguait également. Ce rire de petite fille.
À chaque fois. Pas le rire d’une femme, mais d’une petite
fille. Quelque chose ne correspondait pas. Soit je faisais er-
53
Maison Hantée
reur, soit il y avait encore un autre mystère à résoudre. Dé-
cidément, l’adversité à laquelle j’étais aujourd’hui
confronté ne ressemblait à nulle autre. Si je m’en sortais, il
était probable que je mette un terme à ma carrière de répa-
rateur de maisons hantées. Cette journée me faisait passer
définitivement l’envie d’aller chasser les fantômes et autres
spectres mal intentionnés.
Je frémis en repensant à ce que j’étais en train de faire il y
a quelques instants. Tel un répugnant charognard, j’avais
participé involontairement à la profanation de ce lieu
consacré à la mémoire de la famille Mac Grym. J’avais
honte de moi. Je me sentais stupide et sale.
Je poussai un cri de rage. Je n’avais pas le temps de m’ap-
pesantir maintenant sur mes erreurs. Si je survivais à cette
journée, j’aurais tout le temps qu’il faudrait pour ça ensuite.
J’écrasai encore plusieurs os de squelettes qui jonchaient
le sol et quittais l’ossuaire par une arche basse qui donnait
sur un couloir étroit. Le sol était trempé de l’eau qui ruis-
selait le long des murs. La lumière de l’artefact se mit ra-
pidement à faiblir et je dus procéder au remplacement de
la cartouche de Flux par la dernière qui me restait. Plus
qu’une heure avant d’être définitivement prisonnier des té-
nèbres du manoir.
Je progressai d’une dizaine de mètres avant de me retrouver
devant une porte close. Je poussais le battant des deux
mains, mais le bois avait gonflé sous l’effet de l’humidité.
Je parvins à peine à le faire bouger. Comme je n’avais plus
de temps à perdre, je décrochais l’artefact de ma ceinture,
le posais soigneusement à terre et me ruais sur la porte. Il
me fallut une bonne dizaine de charges au pied pour réussir
à la repousser suffisamment pour me frayer un passage.
J’étais en nage.
Une odeur atroce, mélange de poussière, de pourriture et
d’excréments, m’assaillit les narines. Je déchirai un pan de
mon habit pour m’en protéger le nez et la bouche. Je nouai
54
Maison Hantée
ma protection de fortune sur ma nuque et continuai d’avan-
cer dans le couloir. Un escalier plongeait dans les profon-
deurs du manoir.
J’hésitai. Je n’avais pas retrouvé Neanda et, seul, mes
chances étaient maigres si j’entrais en confrontation directe
avec l’esprit. Je décidai de rebrousser chemin. En revenant
sur mes pas, je me rendis compte que je n’avais pas remar-
qué une ouverture latérale, masquée en partie par une ten-
ture qui se fondait dans la noirceur de la paroi. Une volée
de marches étroites me permit d’atteindre un palier menant
à une porte à moitié ouverte. Une faible lueur oscillait de-
puis l’autre côté.
J’avançai prudemment, ouvrant mes perceptions à la re-
cherche de traces psychiques ou d’émotions violentes. J’en-
tendis aussitôt des pleurs, ceux d’une petite fille et je perçus
la lumière d’un foyer qui ronronnait dans son âtre. Tandis
que j’ouvrais la porte en grand - elle émit un horrible grin-
cement en raclant la pierre - les images apportées par mes
yeux et celles perçues par ma seconde vue se superposèrent.
Neanda était agenouillée dans la petite pièce, devant une
bougie allumée qu’elle avait coulée sur la pierre. Elle san-
glotait, le visage invisible sous ses longs cheveux roux dan-
gereusement proches de la flamme de la bougie. Toute son
âme était submergée par une immense tristesse, celle de la
petite fille à genoux qui tenait entre ses mains le visage sans
vie d’une femme, éclairé par les flammes paisibles qui cré-
pitaient dans l’âtre. Cela devait faire plusieurs heures que
la femme était décédée, car des plaques d’un rose-bleuté
marquaient sa chair. Le regard de la petite fille était perdu
dans les flammes. Elle était maintenant à un stade au-delà
des larmes, privée de ses forces et de la faculté de penser
par le poids irrévocable d’un jugement définitif. Les traits
de la femme morte ressemblaient à ceux de la petite fille et
il n’était pas difficile de deviner qu’il s’agissait de sa mère.
Prisonnière de son douloureux souvenir, Neanda ne me re-
55
Maison Hantée
marqua pas.
« Neanda, c’est moi, Ysvan. Il est temps d’y aller. »
Elle n’eut aucune réaction. Je l’appelais à nouveau mais
elle ne bougea pas. Je craignais de devoir agir physique-
ment pour la libérer, car cela pouvait avoir des consé-
quences fâcheuses pour son esprit.
Je décidai de me manifester au sein même du souvenir
éveillé qu’elle revivait. Mon visage apparut au beau milieu
des flammes. La petite fille n’eut au début aucune réaction.
Puis je vis ses yeux rougis par les larmes recouvrer une par-
tie de leur énergie, s’écarquiller en me découvrant en face
d’elle. Elle cria.
« Maman, maman, réveille-toi. Il y a un démon dans la che-
minée !
- N’aie pas peur. Je ne suis pas un démon, mais un ami.
- Va-t’en, je ne te connais pas.
- Neanda, écoute-moi. Tu te trouves dans un souvenir. Ré-
veille-toi et rejoins-moi dans le manoir des Mac Grym.
Nous avons une tâche importante à accomplir.
- Tais-toi, tu racontes n’importe quoi. Maman, ma maman
chérie, pourquoi tu ne me réponds pas. Allez, ouvre les
yeux, ne me laisse pas toute seule !
- Tu dois me croire. Je m’appelle Ysvan et je suis un mé-
dium. Nous nous sommes rencontrés hier à Chelciorcal, là
où tu demeures.
- Je ne t’écoute pas, je ne t’écoute pas ! La petite fille se
boucha les oreilles en appuyant dessus de toutes ses forces.
- Neanda, ta mère est morte il y a très longtemps. C’est fini.
Tu ne dois pas t’attarder dans le passé.
- Taisez-vous ! hurla-t-elle. Ma maman n’est pas morte.
Elle va se réveiller et vous chasser de notre maison.
- Tu es dans une illusion. Un souvenir attisé par l’esprit du
manoir. Pense à l’hexcelsis Neanda. Pense à l’hexcelsis ! »
Cette fois, la petite fille se contenta de me regarder, bouche
bée, sans m’admonester davantage. Je me concentrais pour
56
Maison Hantée
faire apparaître dans le souvenir la réplique la plus parfaite
possible du symbole de l’Unique. Un flocon argenté à six
branches se matérialisa entre moi et la petite fille. Cette
dernière tendit sa petite main pour le toucher.
« C’est froid ! » dit-elle, surprise.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle puisse ressentir une telle
sensation. Mon hexcelsis n’était qu’une image, je ne l’avais
pas créé assez soigneusement pour qu’il puisse interagir
avec le sens du toucher. Il n’y avait qu’une explication pos-
sible. La foi que Neanda plaçait dans ce symbole lui avait
donné de la consistance au sein même de la scène gravée
dans sa mémoire.
« Il brille ! Il est beau. » La main de la petite fille se referma
dessus et elle le tira vers elle. Ses yeux s’agrandirent et le
vert de ses pupilles se mit à changer d’intensité. Les
contours puis le visage de la petite fille devinrent flous.
Seuls deux yeux, étincelant tels des péridots, semblèrent
bientôt flotter dans l’air. Le souvenir reflua et les deux yeux
qui lévitaient retrouvèrent leur place dans le visage de la
femme qui avait décidé de m’accompagner dans le manoir.
Grâce à l’hexcelsis, j’avais pu extirper Neanda de la dou-
loureuse réminiscence provoquée par l’esprit. J’inspirais
profondément avant d’expirer très lentement. La partie était
serrée. J’étais revenu à temps pour tirer Neanda hors du
piège psychique où elle était enfermée, mais il était certain
que la folle criminelle qui hantait les lieux était très loin
d’avoir déployé l’étendue de ses pouvoirs.
J’aidai Neanda à se relever. Elle me tendit la main, silen-
cieuse, son beau visage marqué par les sillons tracés par
ses larmes. Elle n’avait pas fait le moindre geste pour les
essuyer et je vis une larme glisser le long du menton puis
dans son cou. J’esquissai le geste de la recueillir de mon
index, mais me ravisai.
Nos deux regards se croisèrent et je lus de l’inquiétude dans
les yeux de Neanda. Nous restâmes ainsi à nous fixer un
57
Maison Hantée
long moment, peut-être une minute. Ce fut comme plonger
dans une brève transe. Le temps cessa sa marche inélucta-
ble. Comme une bulle nous entourait, nous coupant de tout
sauf de nos deux individualités. Sans qu’un mot fût
échangé, nous sûmes exactement ce que nous allions faire,
acceptant tacitement le risque de mourir dans cette hideuse
demeure et d’en rester les esclaves pour toujours.
Nous quittâmes la petite pièce maintenant emplie d’une an-
cienne tristesse et descendîmes les marches jusqu’au cou-
loir aux murs sombres. Nous gagnâmes l’escalier au
sommet duquel je m’étais arrêté avant de retourner cher-
cher Neanda. Nous plongeâmes dans un silence sépulcral.
J’avais l’impression d’avoir les jambes en granite. Le
moindre pas me coûtait des efforts colossaux mais je refu-
sais d’abdiquer. Mes muscles me suppliaient de m’arrêter
mais, inlassablement, je soulevais une jambe après l’autre
pour reposer mes pieds sur la marche suivante.
Neanda me suivait comme elle pouvait, la respiration dif-
ficile, le corps las. Mais ce qui lui restait de détermination
la poussait à me suivre, coûte que coûte.
Nous parvînmes finalement devant une large dalle de gra-
nite gravée de noms dont les lettres avaient été pour la plu-
part attaquées au burin ou au marteau. Quelqu’un s’était
acharné pour rendre les noms illisibles. Il n’était pas bien
difficile de savoir qu’il s’agissait de la femme dont l’esprit
tortueux se dissimulait quelque part dans ce manoir.
Au-delà de la dalle, tout juste visible à l’extrémité du halo
projeté par la lumière artificielle de l’artefact magientiste,
se devinait une porte massive, barrée de ferrures stylisées
qui représentaient des ronces.
« Neanda, avant d’essayer de franchir cette porte, je vais
tenter de savoir ce qui s’est passé ici. Même sans ouvrir
mes sens psychiques, il est manifeste que quelqu’un s’est
déchaîné ici, perdant tout contrôle sur lui-même.
- Ysvan, il y a de fortes chances que l’esprit t’attaque à ce
58
Maison Hantée
moment précis. Je vais faire en sorte de te protéger, mais
je ne pourrai pas utiliser toutes mes forces, car sinon je ris-
querai de perdre le lien avec Sorcha. D’ailleurs, en parlant
de ta petite sœur…
- Oui ? demandai-je, inquiet.
- Je ne l’ai pas entendue depuis que nous sommes rentrés
dans le manoir. Je pense qu’elle essaye de se faire toute petite
pour ne pas attirer sur elle la malveillance de son tortionnaire.
Évidemment, j’ai gardé mes sens clos presque tout le temps,
mais le lien que nous avons tissé au cours de toutes ces an-
nées me permet de continuer à la percevoir même lorsque je
me ferme. J’espère que tout va bien pour elle…
- J’en suis certain. C’est bien Sorcha que j’ai vue dans le
miroir. La folle a voulu jouer de sa présence pour me pié-
ger, mais j’ai senti l’esprit de ma petite sœur. Je sais qu’elle
nous attend et qu’elle compte sur nous pour la délivrer. Je
n’ai pas le droit de la décevoir.
- Nous n’avons pas le droit d’échouer ! Allez Ysvan, fais-
ce que tu as à faire et ensuite, terminons-en une bonne fois
pour toutes avec la folle. »
Je fis abstraction du temps de préparation dont l’esprit a
besoin pour plonger en transe et j’activais mes sens bruta-
lement. Au début, il n’y eut que les ténèbres. Puis je sentis
le contact rassérénant de Neanda qui veillait sur moi. Une
goutte tomba quelque part. Froide, sonore. Elle fut suivie
d’une seconde et d’une troisième.
Un son lointain résonna, étouffé par la distance. Je m’ap-
prochai. C’était une femme qui pleurait. Grande, svelte,
elle était presque nue, tenant dans ses mains une grande
robe noire bordée de rouge. Elle se trouvait devant une
porte fermée, les yeux injectés de sang, un rictus funeste
tracé sur ses lèvres vermeil. Elle demeurait totalement im-
mobile, les doigts crispés sur sa robe comme s’il s’était agi
du cou d’une personne qu’elle aurait essayé d’étrangler.
Ses lèvres tremblaient d’une rage incontrôlable et sans qu’il
59
Maison Hantée
jaillisse pourtant de sa gorge, un cri dément semblait figé
dans les airs.
Mes sens percevaient l’effroyable violence de cette femme,
prête à tuer de sang-froid quiconque l’aurait aperçue dans
cet état. J’attendis un moment avant que tous ses muscles
commencent à se détendre imperceptiblement : ses doigts
desserrèrent leur étau sur le tissu qui glissa au sol. Son
corps pâle révéla la plénitude de ses formes. Je ne ressentis
pourtant nulle attirance pour cette chair qui se détachait tel
un ver spectral contre la porte.
La femme remua les lèvres et des mots presque inaudibles
en jaillirent. Je focalisai mes sens sur les sons et je parvins
à comprendre ses horribles mots : « Je vais te faire crever
Elior. Tu m’as humiliée comme on crache sur un chien. Tu
m’as traitée comme une traînée, comme une pute. Tu as fait
semblant de m’ignorer alors que tu bandais comme un porc.
Je vais te saigner. Non, ce serait trop doux. Je vais faire
mourir ceux qui sont autour de toi. Mais ce ne sera pas moi.
Ce ne sera pas moi, hi, hi, hi ! Vois-tu, j’ai un cadeau. Un
beau cadeau pour ta petite fille. La si mignonne, la si par-
faite Edra. Ô, ce beau présent que j’ai apporté avec moi, il
est temps de lui donner. Tu vas voir, petite merde de baron,
comme il va lui plaire. Tellement lui plaire, hi, hi, hi, hi. »
« Crève, crève, crevez-tous ! Han, han… vous allez dispa-
raître. Sale famille de dégénérés. Han, han… Ah, ah, ah,
ah, ah, ah…. Ah, ah, ah…. Prenez ça et ça. Plus d’Elior,
plus d’Edra, plus d’Yraël, plus de petite pute d’Eana… Hi,
hi, hi, hi, hi… C’est terminé, ils sont tous morts, même ce
crétin d’Aedan. Ah, non, Edra, Edra, tu es encore là. Edra,
tu es moi et je suis toi. Hi, hi, hi, hi, hi, hi…. Hi, hi, hi, hi,
hi, hi. »
La femme était secouée d’un rire hystérique, d’un rire qui
rongeait les âmes et les cœurs. La femme… Non, c’était
une petite fille qui tenait une masse et qui frappait sur la
dalle gravée des noms de nombreuses générations de Mac
60
Maison Hantée
Grym avec une force que seule la folie la plus complète
pouvait accorder. Une petite fille, qui ne ressemblait pas
du tout à la femme aux cheveux noirs et à la peau pâle. Ses
longs cheveux bruns cascadaient autour d’un visage qui
n’avait pas encore totalement perdu ses joues de bébé. Mais
sur ses traits se lisaient une rage destructrice et une mali-
gnité inconcevables chez un petit enfant.
Elle continuait d’asséner de formidables coups de masse
sur les noms des membres de la famille Mac Grym, faisant
voler des éclats de pierre partout dans la pièce. Elle haletait
sous l’effort mais poursuivait sa tâche avec une détermina-
tion de démente, les yeux écarquillés figés dans une trou-
blante fixité, de la bave moussant aux commissures des
lèvres.
Enfin, la petite fille s’arrêta, satisfaite, quand elle constata
que plus aucun des noms n’était reconnaissables, à l’ex-
ception d’un seul. EDRA MAC GRYM. Elle resta immo-
bile quelques secondes avant de lever sa masse de nouveau.
Elle l’abattit de toutes ses forces, mais à côté du nom. Elle
répéta son action à plusieurs reprises, frappant à chaque
fois et au dernier instant juste à côté. Ses cheveux plaqués
par la sueur sur son front, le visage rouge écarlate, la petite
fille haletait bruyamment, les lèvres tremblantes et tordues
sur une épouvantable grimace. Soudain, elle se mit à hurler
et jeta la masse au loin.
Je ne dus mon salut qu’à Neanda qui veillait sur moi et me
prévint d’une alerte mentale que l’attaque psychique arri-
vait. Je dressai une muraille totale autour de mon esprit. Le
choc me fit vaciller et j’eus l’impression d’avoir mis la tête
à l’intérieur d’une cloche en train de sonner. Neanda me
retint et m’aida à m’asseoir sur la dalle. Il me fallut une
longue minute pour recouvrer des pensées cohérentes.
Je commençais à comprendre ce qui s’était passé dans ce
manoir maudit, mais il me manquait encore quelques élé-
ments du puzzle pour pouvoir agir de manière efficace.
61
Maison Hantée
Soudain, sans que j’eus rouvert mes sens, je vis la femme
dans sa robe noire bordée d’une bande rouge sang tenter
d’ouvrir la porte aux ronces. Elle s’acharna sur les deux
battants massifs mais rien n’y fit. Impuissante, frappant des
deux poings contre le bois renforcé de ferrures, elle se
laissa glisser le long de l’interstice central où les deux van-
taux se rejoignaient. Elle gémissait, la voix étranglée par
la rage.
À cette apparition se superposa l’image de la petite fille.
Elle se dirigea à pas inquiets vers la porte et sortit une
grosse clef de l’aumônière accrochée à sa ceinture. L’intro-
duisant avec circonspection dans la serrure, jetant des re-
gards de côté et derrière elle, elle la fit tourner lentement.
Sans doute pour faire le moins de bruit possible. La clé
avait du mal à poursuivre sa rotation et elle dut s’y repren-
dre à plusieurs reprises avant que le déclic signifiant la
réussite de son entreprise ne se fasse entendre. Elle poussa
de toutes ses maigres forces contre le battant massif. De
l’autre côté de l’ouverture grouillaient des ombres épaisses
qui murmuraient. Elles semblaient l’attendre. La petite fille
disparut parmi elles.
« Attends ! Non, n’y va pas ! Les mots étaient sortis tous
seuls de ma bouche.
- Qu’y-a-t-il Ysvan ?
- La petite fille, elle est rentrée dans la pièce.
- Quelle petite fille ? Sorcha ?
- Non, la petite Edra. Elle a franchi la porte aux ronces.
- Tu viens de voir Edra Mac Grym ? Mais tu avais clos tes
perceptions.
- Oui, normalement, je n’aurais pas dû la percevoir. C’est
comme si son fantôme pouvait se matérialiser à la vue de
tous. J’ai déjà constaté ce phénomène chez certains esprits
qui ressentent l’envie d’être vus, qui ont besoin de commu-
niquer avec les vivants. Le voile entre nos deux mondes
n’est pas si épais que ça. Steren Slaìne évoque des cas
62
Maison Hantée
comme celui-ci dans la version non expurgée de son Ma-
nuel de la Lune noire.
- La version non expurgée ?
- Oui, il existe une version « grand public » qui circule.
C’est une version que les autorités laissent se diffuser car
elle ne révèle rien qui puisse vraiment les déranger. En re-
vanche, dans les rares exemplaires originaux qui circulent,
elle mentionne des choses bien plus troublantes. Notam-
ment, un long chapitre traite des Territoires de Goran Franz.
- Vous me laisseriez y jeter un œil ?
- Si nous réussissons à sortir de cet endroit, je me ferai un
plaisir de vous le prêter.
Pour le moment, nous devons trouver le moyen d’entrer
dans cette pièce, dis-je en m’approchant de la porte massive
aux ferrures en forme de ronces.
- Peut-être suffit-il de pousser le battant ?
- Essayons. »
J’exerçai une pression sur le battant droit et fus tout surpris
de le sentir reculer. Je l’ouvris en grand. Une obscurité im-
mense me faisait face. Elle avalait toute lumière et tout son.
Je n’avais pas le choix : je devais pénétrer dans cet endroit.
Je plongeai dans les ténèbres comme la petite Edra plu-
sieurs décennies avant ce jour. À part le sol glacé sous mes
pieds, je ne voyais rien et je ne percevais que ma respiration
qui s’accélérait.
Je fis quelques pas en avant, ma main tendue afin de dé-
tecter les obstacles. Je sentis la pierre froide sous ma main.
Elle était lisse et se courbait quand j’en suivais le contour
de mes doigts. Ce devait être une colonne. Pour le moment,
cela pouvait correspondre à ce que m’en avait décrit
Neanda. Je longeais le pilier pour poursuivre mon explo-
ration en aveugle en essayant de progresser vers ce que je
pensais être le centre de la salle.
Soudain, je m’arrêtai. Pourquoi ne voyais-je rien, pourquoi
la lumière de mon artefact ne parvenait-elle pas à percer
63
Maison Hantée
les ombres de cette salle ? Une étrange sérénité me gagnait
et j’avais l’intuition de n’avoir rien à craindre de ce qui se
trouvait ici. J’allais ouvrir mes sens quand je me retins. Je
m’apprêtais peut-être à plonger de nouveau dans un piège.
Pourtant, la femme n’avait pas réussi à rentrer ici, tandis
que la petite Edra y était parvenue.
Mais Edra avait aussi effacé tous les noms de ses ancêtres
à l’aide d’une masse. Pourtant, c’était une petite fille in-
quiète qui était venue jusqu’ici, pas la démente en train de
fracasser l’histoire de sa famille. La femme avait parlé d’un
cadeau qu’elle allait offrir à la petite fille. Elle avait aussi
prononcé des paroles très curieuses : « Edra, tu es moi et je
suis toi ». Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?
J’hésitais sur la conduite à tenir quand je sentis qu’on me
touchait l’épaule. Je criai, mais aucun son ne sortit de ma
gorge. Je m’apprêtais à me défendre quand je compris que
c’était Neanda. Nous nous prîmes la main. Ce contact était
la seule source de chaleur dans ce lieu où un rude hiver
semblait s’attarder.
Privé de ma vue et de mon ouïe, je doutais de mes chances
d’apprendre quoi que ce soit. Je devais essayer de percer
le voile qui masquait les lieux. J’ouvris mes sens douce-
ment, laissant le temps à mon esprit d’accommoder le chan-
gement. Un calme majestueux emplissait la zone. Aucune
émotion négative ne venait la troubler. Pour la première
fois depuis que j’avais franchi le seuil du manoir, je me
sentis en sécurité. J’eus l’envie de m’allonger et de dormir,
épuisé par les évènements que nous venions de vivre. Je
résistai à cette envie naturelle pour sonder la zone.
Il me sembla percevoir une source à la sérénité ambiante.
Et elle se tenait tout près de moi. Au début, elle se déroba.
Je dus insister pour passer au-delà du voile qui m’occultait
sa présence. Je finis par percevoir une douce lueur, comme
celle émise par la flamme immobile d’une bougie. La lueur
s’étendit et devint un cercle en expansion. Un homme à la
64
Maison Hantée
figure autoritaire, portant une barbe fleurie, me fixait de
son regard bienveillant. Il me surplombait, tel le versant
abrupt d’une montagne.
Je ne la vis pas tout de suite car j’étais happé par la force
magnétique qui se dégageait de la noble figure. J’examinai
les plis du vêtement de l’homme quand un mouvement at-
tira mon attention. Recroquevillée à ses pieds, se tenait une
forme nimbée de lumière. La tête dans les mains, accroupie
et dos à moi, ses traits m’étaient masqués.
La révélation me vint telle une lente fulgurance, me perçant
le cœur dans un instant à l’allure d’éternité. Ma petite sœur
chérie se tenait là, juste à côté de moi. Là où je pensais trou-
ver l’esprit malade, se terrait en fait le fantôme tremblant
de Sorcha.
Elle me sentit à l’instant exact où je sus qui elle était. Elle
se retourna et je contemplai enfin son visage. Ses traits
étaient exactement ceux que j’avais recomposés dans ma
tête au fil des années car j’avais perdu tout souvenir de son
apparence physique. Ses longs cheveux brillaient tels de
l’or liquide et ses yeux d’un bleu limpide me dévisageait
avec une ingénuité confondante. Ma magnifique et fragile
Sorcha se tenait enfin devant moi. Mes yeux s’embuèrent
sous la puissance des émotions qui m’ébranlaient.
« Grand frère, c’est bien toi ?
- Oui ma Sorcha, je suis là. Je suis venu pour toi. Tu n’as
plus rien à craindre.
- Merci grand frère. Tu sais, j’ai enfin trouvé ce que je cher-
chais.
- Et que cherchais-tu petite sœur ?
- La raison de mes cauchemars. J’ai enfin compris. Grâce
à elle. Elle me protège maintenant. Elle est encore plus pe-
tite que moi, mais elle a du courage, oh oui, beaucoup de
courage.
- De qui parles-tu ?
- Tu l’as vue grand frère. La petite fille. Elle s’appelle Edra
65
Maison Hantée
et elle est toujours là. Elle s’est enfin libérée de ses sombres
sentiments.
- Je… Je ne suis pas sûr de comprendre.
- Edra est ici. Elle a trouvé refuge au côté de son papa, dans
la crypte des Mac Grym. C’est elle qui m’a appelée ici.
Enfin, la méchante Edra. Elle m’a attiré ici pour me piéger
mais aussi pour que je la délivre. Parfois, elle réussissait à
redevenir elle-même avant que la méchante Edra reprenne
le dessus. C’est à cause d’elle que j’ai fait des cauchemars.
Mais je n’en ferai plus car tu es venu avec ma chère
Neanda, et vous avez permis à Edra de se libérer. C’est fini
maintenant. »
Je ne parvenais pas à croire que nous ayons réussi. Cela pa-
raissait trop simple. Quelque chose continuait de m’échap-
per. Je me trouvai dans un sanctuaire psychique hors
d’atteinte de la folle, mais je ne pensais pas qu’elle ait dis-
paru. J’avais pourtant tellement envie de croire ma petite
sœur. Mon cœur brûlait d’amour et de tendresse pour elle.
Je la pris dans mes bras et nous restâmes ainsi longtemps.
« Ysvan, tu sais, je suis si heureuse de te revoir. Je pensais
que les choses n’allaient jamais changer. Ça a été tellement
dur. Edra a été si méchante avec moi. Elle m’a tuée ainsi
que les deux occultistes. Eux, elle a déchiqueté leur esprit
et leur a infligé des souffrances atroces. Avec moi, elle a
continué de s’amuser à ses jeux pervers en m’infligeant des
cauchemars tous les jours. J’ai eu tellement peur. Si sou-
vent. Si Neanda ne m’avait pas protégée comme elle l’a
fait, je serai devenue complètement folle. »
Ma petite sœur me parlait avec les mots d’une adulte. Le
temps aussi avait passé pour son esprit, sans doute autre-
ment que dans le monde physique. Bien que sa forme psy-
chique arborât l’apparence d’une petite fille, elle avait
gagné en maturité. Normalement, les esprits conservaient
la représentation du monde qui était leur au moment de leur
mort. Mais, au contact de Neanda, elle avait évolué. Sorcha
66
Maison Hantée
avait grandi ! Et je ne m’y attendais pas du tout.
« Ysvan, j’ai besoin de toi.
- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider Sorcha.
- Je veux que tu ailles voir nos parents et leur dire que je
les aime et que je vais bien.
- Je le leur dirai petite sœur.
- Je veux aussi que tu m’aides à quitter cet endroit. J’ai
envie de me reposer maintenant. De ne plus penser à rien.
Je suis tellement fatiguée.
- Tu souhaites que… je t’aide à partir…
- Oui, je veux m’en aller pour de bon.
- Mais je viens juste de te retrouver. Nous pourrions passer
un peu de temps ensemble. Je…
- Écoute grand-frère ! Je n’ai rien d’intéressant à raconter.
Je veux juste être en paix pour toujours. Parler m’est péni-
ble. Fais-cela pour moi. Ne me pose plus de question. S’il
te plaît.
- Elle a raison Ysvan. Laisse-là rejoindre l’au-delà. Elle a
vécu trop de moments douloureux. La voix de Neanda était
calme.
- Je ne sais pas… » Soudainement, j’étais perdu. J’avais
toujours cru, naïvement, que nos retrouvailles seraient
joyeuses. Mais là : je ne faisais que retrouver ma petite
sœur un instant pour la perdre de nouveau et, cette fois, de
manière définitive. Cela m’était insupportable.
Et pourtant, avais-je un autre choix ? Sorcha avait été si du-
rement éprouvée pendant toutes ces années. Je ne l’avais
pas questionné sur ce qu’elle avait subi ici et sans doute
n’avais-je aucune envie d’entendre ce qu’elle aurait pu
m’avouer. J’avais déjà essayé d’imaginer, mais cela m’était
vite devenu trop dur à endurer et j’avais muré mes ques-
tionnements derrière une barrière infranchissable.
Ma petite sœur avait besoin de moi pour le seul service que
je ne voulais pas lui rendre. D’un autre côté, j’étais le seul
à pouvoir le faire. Neanda avait certes le don, mais il n’opé-
67
Maison Hantée
rait a priori pas comme le mien.
« Ysvan… ? La voix de Sorcha me rappela à la réalité.
- Très bien. Je vais le faire, je vais t’aider à gagner l’endroit
calme auquel tu aspires.
- Merci Ysvan. Je sais combien ce que je te demande est
difficile. »
J’étais incapable de réfréner mes sanglots. Ma sœur, elle,
était d’un calme presque effrayant. Je la pris une nouvelle
fois dans mes bras et l’étreignis avec toute mon âme. Enfin
je la lâchai, et me mis aussitôt à l’affreuse tâche qu’elle
m’avait assignée.
Mon esprit sonda la zone à la recherche d’une issue. À l’ex-
ception de ma sœur, tout était informe. Je ne trouvais au
début aucune prise, aucun interstice dans lequel m’infiltrer.
Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont m’y pren-
dre. Aussi cherchai-je simplement une lumière dans tout ce
rien.
Je ne trouvai aucune lumière mais des fils d’ombre glacés
qui ondulaient imperceptiblement à la manière d’une toile
gigantesque, mus par une présence indétectable. J’étais re-
péré, mais, pour le moment, je ne risquais rien. Surveillé
par l’araignée chasseresse qui me demeurait toujours oc-
cultée, j’appuyai sur les fils. Leur contact polaire m’infli-
geait de terribles brûlures. J’insistai mais la douleur devint
telle que je fus obligé d’arrêter. Pas moyen de faire ployer
ces satanés fils.
Nous étions toujours piégés par l’esprit. Ma petite sœur
s’était trompée. La méchante Edra était toujours à l’affût,
immobile et invisible depuis l’endroit où elle ourdissait ses
traîtrises. Je regagnais mon corps, l’esprit las, laissant ma
sœur à la garde de la force qui protégeait la crypte.
La pièce avait changé. L’obscurité s’était dissipée et je vis
que je me trouvais au pied d’une massive statue de granite.
Elle représentait vraisemblablement Elior, le baron qui
avait vécu le drame atroce dont les conséquences m’avaient
68
Maison Hantée
conduit ici. La lumière provenait de mon artefact, mais
semblait aussi irradier de partout et de nulle part en même
temps. Neanda se tenait à mon côté, sa main toujours dans
la mienne.
Des cernes alourdissaient ses paupières et je compris
qu’elle m’avait prêté son énergie au moment où j’avais
tenté de rompre les fils de la toile psychique qui m’empê-
chait de libérer ma sœur.
Je hochai la tête pour signifier que je n’avais pas réussi.
« Nous devons la trouver. Elle a patiemment tissé ses rets
pour piéger toutes les âmes qu’elle a capturées. Si nous ne
parvenons pas à la chasser, voire à la détruire, Sorcha res-
tera à jamais captive du manoir.
- Le problème, c’est qu’elle est bien cachée.
- Presque trop bien… Nous passons forcément à côté de
quelque chose. De quelque chose d’évident peut-être.
- Nous n’avons pas exploré tout le manoir Ysvan. Elle peut
tout à fait se dissimuler dans une pièce que nous n’aurions
pas encore visitée. Et il ne nous ne reste plus beaucoup de
temps avant que ton artefact soit à court de Flux.
- C’est possible Neanda, mais je dois continuer à réfléchir
encore un peu. Explorer le manoir à l’aveugle risque de
nous conduire à notre perte. Il y a forcément un indice que
je n’ai pas su exploiter dans tout ce que j’ai vu et en-
tendu ! »
Je me repassai en mémoire les apparitions de la femme et
de la petite fille et j’essayai de me souvenir de leurs paroles.
Des mots prononcés il y a très longtemps et qui revêtaient
peut-être une importance capitale aujourd’hui. « Tu es moi
et je suis toi ». Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Et
avant : « Je vais faire mourir ceux qui sont autour de toi.
Mais ce ne sera pas moi. ». Pas elle ?
Un motif commençait à prendre forme dans ma tête. Elle
parlait ensuite d’un « beau cadeau pour ta petite fille ». Un
présent pour une petite fille ?! Mais bien sûr. Comment
69
Maison Hantée
avais-je pu être aussi lent à comprendre !
« Neanda, je sais où elle se trouve et je crois savoir de qui
il s’agit !
- Tu en sûr ?!
- Oui, je n’ai plus aucun doute. Je viens de comprendre les
causes du drame et comment il s’est produit. Tu devrais
rester ici, cela va être dangereux !
- Ysvan, ne sois pas stupide, je t’accompagne. Si je te le
laisse te faire massacrer, je n’ai aucune chance de m’en sor-
tir ensuite. Notre seul espoir est d’affronter notre ennemie
ensemble.
- Soit, je n’ai pas le temps d’essayer de te convaincre. »
Afin que l’esprit ne nous entende pas, j’établis un canal
psychique entre moi et Neanda, que je tentais de dissimuler
à ses sens. Je révélai rapidement à Neanda ce qu’elle devait
savoir et nous nous ruâmes hors de la pièce en fermant
complètement nos esprits. Le temps nous était compté.
L’artefact pourrait encore produire de la lumière pendant
une vingtaine de minutes tout au plus.
Nous parvînmes rapidement au pied de l’escalier et com-
mençâmes à gravir les marches en nous hâtant, faisant fi
de toute prudence. Nous passâmes sans nous attarder de-
vant la pièce où Neanda s’était retrouvée confrontée à son
douloureux souvenir d’enfance. Alors que nous étions lan-
cés en direction du palier supérieur, la silhouette de Lelyan-
dra s’interposa brutalement.
Mon assistante avait les habits en lambeaux. Ses yeux où
dansait la folie pleuraient des larmes de sang qui coulaient
dans son cou. Ses cheveux dont elle prenait tant de soin
d’ordinaire n’étaient plus qu’un amas clairsemé dont elle
tenait de pleines poignées dans les mains. Une énorme
bosse d’où suppurait du pus jaunâtre se voyait sur son crâne
là où l’écu l’avait frappé de plein fouet.
Elle se jeta sur moi et referma ses mains sur mon cou en
hurlant, lâchant à terre les cheveux qu’elle s’était arrachés.
70
Maison Hantée
Je faillis basculer en arrière mais Neanda me retint à grand-
peine. Les mains de mon assistante m’étranglaient avec une
force qui n’était pas la sienne.
« Tu vas crever Ysvan. Je t’ai toujours aimé mais tu as pré-
féré plonger dans les bras de cette pute de Neanda ! Toutes
ces années passées sur les routes, ensemble, à rechercher
Sorcha. Que fais-tu de toutes ces années espèce de salo-
pard ? »
L’esprit avait soufflé sur les braises de l’amertume nais-
sante de Lelyandra pour la transformer en haine. Dans ces
mots qu’elle me crachait au visage, il y avait un peu de vé-
rité et ce si peu de vérité me blessait. Je me sentais double-
ment coupable d’avoir laissé venir mon assistante en ce lieu
dangereux et de ne pas avoir pris soin de clarifier la situa-
tion avec elle lorsque j’en avais l’occasion. Je savais qu’elle
était amoureuse de moi et je la trouvais attirante, mais nous
avions trop d’années d’écart pour que je puisse envisager
une relation avec elle. Et je devais bien m’avouer que mon
cœur battait plus vite depuis que j’avais rencontré Neanda.
Au début, je ne réagis pas. Et puis Néanda se mit à crier et
je sortis de mon hébétude. Je ne voulais pas blesser Lelyan-
dra mais j’étais en train de suffoquer et je ne pouvais pas
la laisser faire. Trop de choses en dépendaient. Je tentais
de desserrer l’étau de sa poigne mais, sous l’effet de la rage
qui l’animait, sa force était supérieure à la mienne. Je tentai
de lui donner un coup de genou dans le ventre mais je la
ratai et je m’écroulai sur elle.
Lelyandra hurla quand son dos heurta les marches. Mais
elle maintint son étreinte et je vis des taches noires danser
devant mes yeux. Le monde se mit à tourner. J’avais envie
de vomir et en même temps je cherchais désespérément
mon souffle. Je tâtonnais à la recherche d’un objet avec le-
quel je pourrais la frapper. Mais je ne trouvais rien.
Je sentis un poids horrible sur mon dos et je faillis perdre
connaissance. Presque au même moment, Lelyandra poussa
71
Maison Hantée
un cri de douleur et la pression se relâcha sur ma gorge. Je
respirais l’air glacé à grandes goulées, remplissant mes
poumons de vie. Quelque chose m’écrasait la tête et je ne
voyais rien, mais je percevais des cris et des gémissements.
Lelyandra hurla de nouveau et tout retomba dans le silence.
Le poids qui m’oppressait se déplaça et bientôt je fus libre
de mes mouvements. Lelyandra était étendue sur les
marches, le front maculé de sang, les yeux fermés, sa poi-
trine se soulevant difficilement. Sa pommette gauche avait
éclaté et n’était plus qu’une bosse sanguinolente.
Une respiration haletante me fit tourner la tête derrière moi.
Neanda, assise sur une marche, reprenait son souffle. Son vi-
sage tuméfié portait les marques de la brève mais intense
lutte auquel elle venait de se livrer contre Lelyandra. Mon
assistante était dans un état affreux et je me demandais si elle
allait en garder des séquelles. Un instant, j’en voulus à
Neanda pour ce qu’elle avait fait. Mais je me sentis aussitôt
idiot d’avoir pensé ainsi. Sans elle, je serai mort étranglé aux
mains d’une femme qui m’aimait. Une belle fin tragique or-
chestrée par l’esprit pervers de Kaer Skarden. La folle avait
bien failli m’avoir mais j’étais encore de ce monde. Il était
temps de lui faire payer tous ses crimes abjects.
Nous enjambâmes le corps inerte de Lelyandra et, l’aban-
donnant à regret dans cet escalier lugubre, nous franchîmes
les dernières marches. Nous traversâmes la salle de l’ar-
mure puis la pièce vide et accélérâmes encore notre allure
dans le couloir qui menait au grand salon.
Les ombres semblaient s’être amoncelées dans la vaste
pièce. Elles ondoyaient dans les airs telles un dais téné-
breux. Il régnait un silence oppressant. Nous pénétrâmes
dans la salle, marchant prudemment, les yeux levés vers la
masse grouillante d’obscurité.
Lorsque nous fûmes parvenus à hauteur du miroir brisé, le
linceul enténébré qui nous dominait se décrocha et tomba
sur nous à la manière d’un gigantesque filet. Au moment
72
Maison Hantée
où les ombres fondaient sur nos corps, une lumière intense
irradia depuis le cou de Neanda. Des rais d’un feu ardent
se déployèrent en faisceaux et déchirèrent la nuit surnatu-
relle qui s’apprêtait à nous avaler.
Un cri de rage strident résonna sous le haut plafond, main-
tenant visible. Le lourd silence s’était volatilisé et une mé-
lodie à peine perceptible vibrait juste à côté de moi. J’eus
l’impression que l’hexcelsis de Neanda s’allumait fugiti-
vement d’une brillance dorée, comme si l’objet m’avait
adressé un clin d’œil. Le symbole sacré dormait conforta-
blement entre ses seins.
Je regardais Neanda. L’expression sur son visage était celle
d’un individu transfiguré. Venions-nous d’assister à une
manifestation de l’Unique ? À un authentique miracle ?
C’était ce que proclamaient les traits quasiment extatiques
de Neanda. Pour ma part, j’avais senti quelque chose, mais
de là à penser qu’un être divin venait d’agir en réponse à
l’intercession muette de la femme qui se tenait à mon côté,
il y avait un gouffre que je ne souhaitais pas franchir.
Une énergie intense sourdait de Neanda et je me sentis ras-
séréné. Toutes les épreuves que nous venions d’affronter
ensemble allaient trouver leur conclusion dans quelques
instants. J’allais briser la maudite cachette de l’esprit, ce
tourbillon de haine qui avait contaminé la petite Edra. Et
Neanda et moi allions lui opposer toute notre force mentale
pour le détruire ou tout au moins le chasser d’ici.
Nos regards se croisèrent et nos déterminations s’affermi-
rent mutuellement.
Nous traversâmes le salon en trombe et parvînmes rapide-
ment au pied du grand escalier. Je m’élançai sur les
marches et atteignis le premier palier en quelques secondes.
Je me figeai.
Elle avait compris ce que nous allions faire. Les trois de-
moiselles de porcelaine se tenaient droites au sommet des
degrés grisâtres. Inexpressives, leurs yeux peints fixaient
73
Maison Hantée
les murs du manoir plongés dans l’obscurité. Soudain, je
vis un jeune garçon s’avancer sur le bord de la plus haute
marche. Il regarda dans ma direction mais ne me vit pas,
puis bascula en avant et j’entendis le même gloussement
que j’avais perçu lorsque nous arpentions le couloir au tapis
miteux. Je tendis les mains pour l’attraper mais il s’écrasa
à travers moi contre la balustrade, se rompant le cou.
L’esprit venait de susciter le fantasme de la mort d’Yraël,
le petit garçon dont la mort avait entraîné la série de drames
à venir. Et c’était sa petite sœur, Edra, qui l’avait poussé,
comme pour jouer. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’Edra mais
de la véritable coupable, qui avait soif de deuil et de souf-
france.
« Hi, hi, hi, hi, hi, hi… Ysvan, c’est inutile. Je sais que tu
as compris mon secret. Mais il est trop tard. Il est temps
pour toi, pauvre âme égarée, de tirer définitivement ta ré-
vérence. »
La poupée du milieu leva sa main et un feu l’embrasa à
l’instant. Je fus projeté en arrière par une force colossale,
heurtant la balustrade de plein fouet. Le choc me coupa le
souffle et je tombai à genoux, sonné. L’esprit ne jouait plus.
Elle allait essayer d’en finir au plus vite, maintenant que
les choses étaient devenues dangereuses pour elle.
Même si mon corps avait encore du mal à réagir, j’attaquai
l’esprit mentalement, tentant de bloquer l’énergie qu’elle
venait de déployer en une puissante décharge. Elle poussa
un cri de rage en constatant qu’elle ne pouvait plus faire
usage de sa psychokinésie. Profitant de l’incapacité tem-
poraire de l’esprit, Neanda se rua en avant. Mais les deux
autres poupées bondirent sur elle. Elle frappa la première
et le visage sans émotion explosa en morceaux coupants,
qui entaillèrent son bras et son visage. Elle ne put éviter
l’attaque de la seconde qui transperça sa jambe d’un coup
vicieux porté à l’aide d’un barreau de chaise arraché, dont
l’extrémité s’ouvrait en un faisceau d’échardes.
74
Maison Hantée
Le hurlement de Neanda m’électrisa. Je ne pouvais pas la
laisser ainsi. Je me forçai à me relever tout en continuant à
m’opposer psychiquement à l’esprit. Je me redressai, dif-
ficilement. La douleur de ma compagne d’infortune était
comme des vipères refermant frénétiquement leur gueule
sur une plaie béante.
Neanda trouva la ressource nécessaire pour asséner un ter-
rible coup de poing sur la tête de son assaillante. Le masque
de porcelaine se fendit en deux avant de se fragmenter
contre les marches. La demoiselle privée de visage fit une
étrange volte sur elle-même, comme dans une parodie gro-
tesque de salut, avant de s’écrouler.
Baignés de larmes, les yeux de Neanda semblaient m’im-
plorer. Tous nos espoirs reposaient sur moi. Si je ne parve-
nais pas à détruire le maléfique objet de pouvoir, ce présent
fait jadis à une petite fille pour semer le chaos dans ses pen-
sées enfantines, je ne pourrais rien contre l’esprit. Je réussis
à gravir trois marches en direction de la seule poupée en-
core intacte. Le jouet s’était complètement embrasé, mais
d’un feu glacial, qui n’avait que l’apparence des flammes.
Son visage avait pris un air diabolique, condensant sur ses
traits artificiels toute la méchanceté de celle qui l’avait
éveillée.
Je fis encore deux pas, mon esprit luttant contre les vagues
d’énergie haineuses qui s’abattaient sur lui. Puis je fus in-
capable de continuer à avancer. C’était trop difficile. Les
barrières que j’avais érigées étaient en train de céder. Une
épouvantable migraine me harcelait. J’avais envie de me
taper la tête contre n’importe quelle surface dure afin de la
faire cesser. Ma vision se troubla. J’étais sur le point
d’abandonner la lutte.
Avant d’abdiquer totalement, je décidai d’une ultime ac-
tion. Je décrochai mon artefact de ma ceinture et le fis tour-
noyer comme je pus de la main droite. Je n’aurais qu’une
seule chance. Le curieux amas de tiges métalliques courbes,
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Maison Hantée
sorte de sphère esquissée, cligna sa lumière maladive tel
un œil fou. Le Flux était sur le point de se consumer. Je lâ-
chai l’artefact. Il dansa dans les airs, suivant une improba-
ble trajectoire qui l’envoya au beau milieu du rictus hideux
de la poupée.
Le feu glacé de l’objet de pouvoir flamba tel un brasier
mortel tandis que les tiges de l’artefact grésillaient, crépi-
tant d’une lumière bleu-dorée intermittente. Le manoir
parut s’animer de couleurs inédites et, l’espace d’un instant,
je l’aperçus dans tout ce qu’il avait d’ordinaire, rien de plus
et rien de moins qu’une demeure destinée à abriter la vie
d’une famille de la petite aristocratie de province. Puis les
feux intenses se consumèrent dans un fracas de fin du
monde. L’escalier trembla et ma jambe passa au travers du
bois pourri. J’étais complètement entravé.
Ma migraine avait disparu, de même que la pression épou-
vantable sur mon esprit. L’obscurité et le silence étaient ab-
solus. Comme si je m’étais dissous dans le néant. Un
instant, je me demandai si je n’étais pas mort. La respira-
tion saccadée de Neanda, non loin de moi, m’apprit que je
faisais toujours partie du monde des vivants. Avant toute
chose, je devais m’assurer que l’esprit n’était plus là. Je
sondais le manoir, mais je ne perçus plus aucune trace de
la folle jalouse, de la terrible garce qui avait infligé tant de
douleur à une famille pour l’unique raison que le maître de
maison n’avait pas succombé à ses charmes. Le cauchemar
était-il vraiment terminé ?
J’hésitais toujours à le croire, craignant une nouvelle ruse
de l’esprit. Quoi qu’il en soit, je n’allais pas demeurer bê-
tement la jambe coincée dans cet escalier rongé par l’hu-
midité. Je tentais de m’en extraire, mais une écharde
s’enfonça dans ma chair. Les larmes me montèrent aux
yeux.
J’appelais Neanda, mais elle ne répondit pas. Elle était pro-
bablement inconsciente et elle devait perdre beaucoup de
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Maison Hantée
sang. Il fallait que je me sorte de là pour tenter de lui venir
en aide le plus vite possible. Mais plongé dans le noir, pri-
sonnier de ce maudit escalier, qu’allais-je bien pouvoir
faire ?
Je tentais encore pendant plusieurs minutes de m’échapper
des crocs de bois qui maintenaient ma jambe captive, mais
rien n’y fit. C’était trop douloureux. J’allais m’arracher des
paquets de chair si je continuais. Je tapais du poing contre
le bois en hurlant de colère. Neanda et Lelyandra avaient
besoin de moi et j’étais stupidement coincé ici. Je sanglo-
tais, épuisé, terriblement frustré.
Alors c’était ainsi. Nous avions réussi à abattre la folle mais
nous allions mourir entre les murs de ce vieux manoir sans
âme et sans que j’aie réussi à libérer l’âme de ma sœur !
Tous ces efforts en pure perte, toutes ces horreurs traversées
avec pour seule récompense une mort lente dans un endroit
oublié de tous…
Je ne me souvins pas m’être endormi, mais un grincement
strident me fit sursauter et je me blessai encore la jambe
contre les baisers acérés du bois. Une lumière apparut, mais
je ne distinguais pas celui qui la portait.
« Il y a quelqu’un ? »
Je connaissais cette voix. Elle avait changé, mais c’était
bien celle du dernier des Mac Grym.
« Nous sommes là, nous sommes là ! Au secours Nolan.
Venez-nous aider. Faites attention, le bois est pourri. Ma
jambe est coincée et Neanda est… Elle perd beaucoup de
sang Nolan. Et Lelyandra est dans l’escalier. Elle est sé-
rieusement blessée. Vous devez nous aider. » Je parlais vite,
mes mots sortant d’une traite sans que je puisse les arrêter.
Une sourde angoisse pulsait en moi, qui résonnait dans mes
mots affolés.
« Du calme Ysvan. J’arrive. Voilà, je commence à monter.
Ne bougez pas. »
Le visage de l’homme qui était, encore ce matin, celui d’un
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Maison Hantée
mort en sursis n’était plus le même. Je pouvais lire dans
ces yeux une joie incrédule. Nolan était redevenu un indi-
vidu sensé, gouverné par sa raison.
« Hum, ce n’est vraiment pas beau à voir. Vous vous êtes
mis dans un drôle de pétrin et votre amie la sorcière est bien
mal en point. Mais je vais vous aider. Après ce que vous
avez fait pour moi, c’est bien la moindre des choses. Je vais
retourner chercher du soutien. Il me reste encore quelques
daols en réserve. Je vais les utiliser pour faire venir le gué-
risseur. Il est un peu étrange, mais il connaît son affaire. Ne
bougez pas, je reviens vous sortir de là. »
Nolan repartit aussitôt après sa tirade. Comme si j’allais
bouger, pensai-je. J’étais très inquiet pour Neanda et Le-
lyandra. Aussi, quand Nolan revint avec l’aubergiste et
d’autres villageois pour m’extraire de la mâchoire de l’es-
calier, je les pressai de se dépêcher. Une fois qu’ils m’eu-
rent libéré, je tombai à genoux devant Neanda, les yeux
fixés sur le barreau de chaise éclaboussé de sang séché
fiché dans sa jambe. Je m’assurai qu’elle vivait encore
avant d’insister, malgré ma faiblesse, pour accompagner
nos sauveurs jusqu’au corps inanimé de mon assistante.
Lelyandra était dans un état pitoyable, mais elle vivait en-
core. Les villageois n’osaient pas la toucher, tant son ap-
parence était effrayante. Ce fut Nolan qui m’aida à la
transporter. Escortés par le petit groupe qui convoyait
Neanda sur un brancard de fortune constitué d’une planche
pas encore équarrie, il nous fallut une bonne vingtaine de
minutes pour gagner l’auberge et allonger Lelyandra dans
un lit d’apparence confortable. Je demeurais à son côté de
longues minutes, guettant son souffle maigre avec la crainte
qu’il ne cesse. Nolan se proposa de me relever et j’acceptai
avec gratitude afin de me porter au chevet de Neanda.
Le guérisseur était un petit homme curieux, l’air d’un oi-
sillon tombé d’une branche, les yeux comme affolés, sau-
tillant sans arrêt sur place. Il me donna envie de rire et, bien
78
Maison Hantée
que la circonstance ne s’y prêtât guère, je fis effort sur moi-
même pour ne pas laisser mes traits se détendre.
Pourtant, je dus admettre que l’homme s’y connaissait. Il
prépara un emplâtre à l’aide de simples broyées et de poudres
de provenance diverses puis donna ses directives à deux vil-
lageois, devenus ses assistants par la force des choses. Il ob-
serva longuement la blessure autour du barreau de chaise,
les yeux écarquillés par la concentration. Puis il se mit à faire
les cent pas en se tripotant le menton du pouce et de l’index,
visiblement indécis quant à la décision à prendre.
Il se tourna brusquement vers moi et m’exposa son di-
lemme. Il pouvait tenter de retirer le barreau mais cela ris-
quait de causer une hémorragie fatale et tout au moins de
déchirer muscles et tendons de manière irréparable. D’un
autre côté, il y avait un risque d’hémorragie interne s’il
n’intervenait pas pour retirer le barreau. Les deux solutions
étaient également risquées et il ne souhaitait pas prendre
de décision sans me consulter.
La troisième était de faire confiance aux C’maoghs et aux
forces invisibles qui gouvernaient Tri-Kazel. Les yeux bril-
lants, il sortit un galet gravé d’un symbole qui ne revêtait
aucun sens pour moi. Il m’expliqua qu’il s’agissait d’un
ogham, une pierre consacrée et emplie de pouvoir que son
maître lui avait donnée jadis, du temps où il espérait deve-
nir demorthèn. Il avait été un ionnthèn doué mais une autre
que lui avait finalement été choisie. Malheureusement, elle
était morte il y a trois ans de cela et le village ne comptait
plus de demorthèn. Néanmoins, il se souvenait encore de
son lointain apprentissage et se dit capable de tenter une
guérison par les voies des esprits.
Je le regardai fixement et laissai mes sens s’ouvrir. Je sentis
en lui un désir immense de se servir de son ogham ainsi
que la conviction que ce serait la meilleure chance de
Neanda de guérir. Médium, je savais que les esprits exis-
taient. Pourtant, j’avais toujours exprimé un doute vis-à-
79
Maison Hantée
vis des croyances traditionnelles, que je considérais comme
une compréhension erronée d’une même vérité que celle
dont mon don m’offrait un aperçu.
Je réfléchis une minute avant de prendre ma décision. J’ac-
ceptai la proposition du guérisseur de se servir de l’ogham.
Le petit homme hocha gravement la tête et nous intima l’or-
dre de quitter la pièce. J’obtempérai à regret, de même que
les villageois qui espéraient être témoins d’un miracle.
Je me rongeais les sangs, retournais voir Lelyandra qui res-
pirait avec toujours autant de difficulté, fis les cent pas dans
la grand-salle de l’auberge avant d’aller prendre l’air. La
lune nimbait les toits des habitations d’une lueur argentée
et les quelques feuilles des arbres frissonnaient dans le
souffle du vent d’automne. Au loin, j’apercevais la grande
cheminée de Kaer Skarden, pinacle du lieu au sein duquel
se trouvait toujours l’esprit captif de Sorcha. J’étais déchiré
entre l’envie de courir la retrouver et le désespoir de devoir
me conformer à son seul souhait. Fallait-il que j’ai tant
œuvré dans le seul but de la perdre définitivement ? Je sa-
vais ma pensée égoïste mais je ne parvenais pas à me ré-
soudre à ne plus jamais la sentir. Même en admettant que
sa tortionnaire ait été détruite avec son réceptacle, la pré-
sence spirituelle de Sorcha au sein d’un monde de chair
n’avait pas de sens. Je devais reconnaître la justesse de sa
décision.
Demain, demain à l’aube j’irais la retrouver et la convoie-
rais vers l’au-delà. Mais je n’étais pas pressé que la nuit se
termine.
Je m’assis dans l’herbe mouillée, au centre d’un tapis de
feuilles mortes et j’attendis. Le temps passa. Des nuages
légers voyageaient lentement dans le ciel, étranges vais-
seaux translucides. Je me dis que je ne savais pas grand-
chose des secrets de ce monde. J’étais bien peu de chose,
un simple humain aux deux pieds ancrés dans la terre an-
cestrale de Tri-Kazel peinant à trouver et garder ses repères.
80
Maison Hantée
Qu’allais-je faire ensuite ? Lorsqu’elle serait guérie, Le-
lyandra désirerait-elle continuer à chasser les fantômes ?
Voudrait-elle poursuivre nos voyages sur les routes de la
péninsule en quête de nouvelles énigmes ? Et moi-même,
aurais-je envie de m’élancer sur les chemins de nouveaux
mystères, maintenant que j’étais sur le point d’atteindre
mon objectif le plus précieux ? Je devais m’avouer que
j’étais très attiré par Neanda et que l’idée de demeurer à
son côté ne m’était pas désagréable.
C’est alors que je revivais malgré moi la scène érotique in-
sufflée par l’esprit que je fus tiré de mes interrogations par
une voix qui résonnait comme un pipeau joué par un petit
enfant. Le curieux bonhomme-oisillon sautillait devant la
porte de l’auberge, me faisant de grands signes de la main.
Je bondis sur mes pieds en étouffant un cri de douleur. Ma
jambe me faisait mal, mais ce n’était rien comparé à la
souffrance de Neanda. Je courus rejoindre le guérisseur qui
se dandina en hâte vers la chambre où elle se reposait.
La blessure de Neanda avait été recouverte avec l’emplâtre
préparé plus tôt dans la soirée et bandée dans du tissu blanc
qui s’étoilait déjà de taches purpurines. Du barreau de la
chaise il n’y avait plus aucune trace. Un petit sourire satis-
fait flottait sur les lèvres du guérisseur.
« Ça a marché ! Les C’maoghs ont répondu à ma requête.
Ils m’ont expliqué qu’ils souhaitaient par ce geste vous re-
mercier de ce que vous aviez fait pour les Mac Grym.
C’était une famille très pieuse vous savez. Ils ont toujours
mis un point d’honneur à entretenir de bonnes relations
avec les esprits. Je ne pensais pas que cela se passerait aussi
bien. En tout cas, grâce à leur intervention, j’ai bon espoir
que votre amie puisse recouvrer l’usage de sa jambe. C’est-
ce que vous souhaitiez, n’est-ce pas ? »
Lorsque je voulus le payer, il me gronda presque.
« Allons, il n’y a pas lieu de me rémunérer. Vous avez re-
donné l’espoir au dernier descendant des Mac Grym et
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Maison Hantée
peut-être aurons-nous le privilège, d’ici quelques années,
d’assister à la renaissance de cette noble famille. Laissons
la tragédie au passé et tournons-nous vers des temps meil-
leurs. »
Les mots du guérisseur m’apportèrent un grand réconfort.
Peu après, ce fut Nolan qui me fit sourire en plaisantant
avec moi. Il n’avait plus rien de l’homme à l’agonie avec
lequel je m’étais entretenu la veille. Libéré de sa malédic-
tion, il me raconta de nombreuses anecdotes locales avec
un surprenant sens de l’humour.
Changeant de registre, il m’expliqua que ses parents
avaient perdu la raison et qu’ils avaient été internés dans
un des rares asiles de la péninsule. Ils y étaient morts sans
que jamais Nolan ne les revoie. Il se rendrait prochaine-
ment sur leurs tombes pour leur témoigner une nouvelle
fois ses sentiments filiaux, mais également pour leur faire
part de la bonne nouvelle. Celle qui avait provoqué leur
folie était détruite, définitivement chassée du monde des
vivants.
Je dormis deux heures cette nuit-là. Enfin dormir n’était-il
peut-être pas le terme le plus approprié. Je revécus avec an-
goisse notre éprouvante exploration du manoir jusqu’à la
disparition de l’esprit malade qui hantait Kaer Skarden. Je
criai à plusieurs reprises dans mon cauchemar, éveillant
Neanda.
Je la trouvai à mon réveil, le visage fatigué, mais les yeux
rayonnant d’une joie extraordinaire.
« Nous avons réussi Ysvan, c’est formidable !
- Oui, Neanda, nous y sommes finalement parvenus… »
Il m’avait fallu du temps pour comprendre ce qui se jouait
vraiment au sein du manoir des Mac Grym. Dès le début,
la capacité de disparition totale de l’esprit m’avait interlo-
qué. Lorsque j’avais fini par entrevoir la vérité, j’avais tout
fait pour que l’esprit de la belle-sœur d’Elior l’ignore. Elle
avait cependant très vite su que nos pas nous ramenaient
82
Maison Hantée
vers la chambre de la petite Edra où reposait l’atroce pré-
sent qu’elle lui avait fait. À ce propos, je me demandais
maintenant si cette femme n’était pas une morcaìl. Ses in-
tentions avaient dû être pour le moins douteuses dès le
début. Peut-être que seule sa rage démente était à l’origine
de l’objet de pouvoir ? Mais il était également possible
qu’elle l’ait créé à l’aide de ses dons pervertis…
« Ysvan ?
- Pardon, je… Je réfléchissais à ce que nous avons vécu
dans ce manoir. Je suis tellement heureux de constater que
tu vas mieux.
- Je me sens encore faible mais ma jambe ne me fait
presque plus souffrir.
- Notre ami guérisseur a fait des miracles.
- Il faudra que je pense à le remercier. »
Je fixais Neanda intensément, admirant le vert incompara-
ble de ses yeux. Elle me regardait avec une ardeur égale.
Je lui pris la main et elle ne la retira pas.
« Neanda ?
- Oui Ysvan, je t’écoute.
- Je ne sais pas très bien comment te dire ça, mais j’aimerais
venir avec toi à Chelciorcal. Je voudrais que nous puissions
apprendre à mieux nous connaître ». J’avais conscience de
dire des banalités mille fois répétées, mais je n’étais ni un
beau parleur ni particulièrement à l’aise avec les femmes.
« Ce sera avec plaisir Ysvan. La solitude me pèse. Et puis,
même si j’en suis ravie, le lien que j’ai tissé avec Sorcha…
Ce lien, tu vas bientôt le rompre, car il le faut, pour son
bien. »
Je hochai tristement la tête. J’étais résolu à aller trouver
l’esprit de ma petite sœur dans la crypte et à la guider ver
l’au-delà. Cela me fendait le cœur rien que de songer à ce
moment tout proche. Mais c’était mon devoir et il aurait
été égoïste de ma part de refuser le repos à quelqu’un qui
avait subi tant de sévices.
83
Maison Hantée
Neanda me serra contre elle et quelque chose céda brus-
quement en moi. Je pleurai à chaudes larmes, le corps se-
coué de sanglots, soudain redevenu petit garçon fragile.
Lorsque mes yeux s’asséchèrent, j’étais prêt.
Nous échangeâmes un regard et je quittai la chambre de
Neanda et l’auberge pour retourner au manoir. La haute bâ-
tisse me parut presque belle, ses murs gris et lézardés ca-
ressés par les rayons du soleil automnal. Je me faufilai entre
les deux battants de la lourde porte d’entrée, qui n’avaient
pas été refermés depuis la veille au soir et allumai une lan-
terne brise-tempête que m’avait remise Nolan.
Mes pas résonnaient, clairs, dans l’édifice désert. Je traver-
sai le vaste salon et jetai un regard à la constellation de
morceaux tranchants qui jonchaient le sol poussiéreux et le
tapis miteux. J’enfilai le corridor puis la salle vide avant de
me retrouver devant le mannequin revêtu de sa lourde ar-
mure. Ce n’était plus qu’un ornement inerte que je frôlai
avant de descendre l’escalier.
Je manquai glisser sur les marches humides, mais, comme
j’avançais lentement, sans doute pour retarder l’échéance,
je réussis à me rattraper à un anneau rouillé qui devait sup-
porter un flambeau ou la corde d’une rampe aujourd’hui
disparue.
Les émotions de la belle-sœur d’Elior et sa rage lorsqu’elle
possédait Edra empuantissaient toujours les lieux. Je les
ignorai et franchis le seuil de la crypte. Tout de suite, mes
yeux furent attirés par la haute statue de granite, dont les
traits figuraient peut-être Elior ou un de ses lointains des-
cendants. En scrutant les traits de la statue, cela me rappela
quelque chose.
J’avais voyagé il y a quelques années jusque dans les Terres
de Dèas, le territoire originel des Osags, vraisemblablement
les premiers habitants de Tri-Kazel. Et le visage de la statue
arborait les mêmes lignes carrées, presque lithiques, qui ca-
ractérisaient les figures de ces farouches guerriers cla-
84
Maison Hantée
niques. Se pouvait-il que les ancêtres des Mac Grym aient
été des Osags ayant quitté leur contrée sauvage pour se frot-
ter aux douceurs de la vie urbaine ? Ou bien cette statue ne
représentait-elle en fait pas un membre de la famille, mais
constituait un trophée prélevé jadis aux vaincus ?
Il émanait en tout cas d’elle quelque chose de fort et de ré-
confortant. Une sensation semblable m’avait un jour envahi
lorsque j’étais tombé par hasard sur un cercle parfaitement
conservé au beau milieu d’un bois au sein duquel je m’étais
imprudemment aventuré. Il m’avait alors semblé que le lieu
baignait dans une parfaite sérénité et que tant que je de-
meurerais sous sa protection, rien ne pourrait m’arriver. Le
colosse de granite me faisait exactement cet effet.
C’est lui qui avait donné asile à l’esprit de ma petite sœur,
lui qui était son dernier havre. J’appuyai ma main contre la
surface rêche de la pierre et murmurai des mots de remer-
ciement. La statue ne réagit pas, évidemment. Elle restait sem-
blable à ce qu’elle avait toujours dû être, fière et hiératique.
J’abandonnai son mystère pour plonger dans les bras de ma
petite sœur. Sorcha m’étreignit avec force avant de me re-
pousser doucement. Je compris son message. Il était temps
pour elle de quitter définitivement ce monde dans lequel
elle ne s’était que trop attardée. Je l’admirai une dernière
fois, incapable de retenir mes larmes. Sorcha souriait, d’un
sourire rayonnant qui disait tout l’espoir qu’elle plaçait en
moi.
Ma tâche était simple et en même temps quasiment insur-
montable. Je crus que je ne pourrais pas. Un instant, j’eus
envie de hurler et de tout arrêter. Mais je me fis violence et
guidai Sorcha vers la lumière aveuglante. Là où les fils po-
laires tissés par notre ennemie m’avaient cruellement brûlé
la veille, régnait la vacuité parfaite du néant. Seul le contact
spirituel avec ma sœur me disait que j’étais vivant. Nous
progressions ensemble dans cette sorte d’espace sans di-
mension, toujours plus proche de ce que, faute d’autre mot
85
Maison Hantée
pour la décrire, je qualifiai de lumière.
Vint l’instant du contact ultime et Sorcha fusionna avec la
lumière. J’étais seul. Plus rien n’existait autour de moi. Plus
d’émotion, plus de forme, plus de sens, plus de pensées.
Tout fut aboli.
Mes pieds sentent la fermeté du sol sous eux.
Qu’est-ce que je fais là ? Qui suis-je ?
Comme un rayon de soleil sur ma nuque et mon cœur est
réconforté. Je m’appelle Ysvan et je me trouve au pied de
la statue de granite. Ma petite sœur est partie pour toujours.
Je ne sais pas comment je vais vivre avec ça tous les jours
qu’il me reste à vivre. Je suis secoué par un sanglot brutal
avant d’exploser de rire.
Comme un homme ivre je quitte la crypte, remonte les es-
caliers, et poursuit mon chemin hésitant jusqu’à la porte
d’entrée de Kaer Skarden. Je me retourne pour contempler
pour la dernière fois le lieu où tout s’est joué. La partie
haute de l’escalier s’est en partie effondrée mais les dégâts
ne sont pas aussi importants que ce que j’avais cru la veille.
Mon brise-tempête ne me permet pas de distinguer claire-
ment les marches, qui flottent dans la pénombre.
« Adieu, Kaer-Skarden ! Nous en avons fini tous les deux.
Puisse Nolan te redonner une seconde jeunesse ! »
L’ancienne bâtisse demeure muette.
Je sors et le ciel immaculé s’étend comme un précieux dais
d’azur au-dessus de ma tête. Je fais quelques pas avant de
me laisser tomber dans l’herbe rase. Mes yeux se noient
dans l’orbe violent du soleil. Je ferme mes paupières et je
m’abandonne aux jeux de la persistance rétinienne. Ombres
et lumières orangées virevoltent. Je m’imagine une explo-
sion gigantesque, une fin du monde. Je plonge dans une
longue rêverie…

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