Vous êtes sur la page 1sur 13

Chapitre 7.

Engagement citoyen et démocratie

Alors que de nombreux citoyens et observateurs de la vie politique pointent la crise


profonde que traversent les démocraties contemporaines, elles n’ont pourtant
jamais été aussi nombreuses dans le monde. Les démocraties conservent une
attractivité importante pour les populations vivant dans des régimes autoritaires.
Des révoltes dans le monde arabe aux militants des droits de l’homme tués ou
emprisonnés en Afrique, des dissidents chinois ou russes aux défenseurs des droits
des minorités en Amérique du Sud, beaucoup sont animés par un rêve : une
démocratie basée sur le respect et la protection des droits de l’homme et des
libertés individuelles et collectives, l’élection libre des gouvernants, l’expression de
la pluralité des opinions, l’alternance politique, une justice indépendante, l’égalité
dans la citoyenneté, des dirigeants agissant dans l’intérêt général et libérés de la
corruption. Même imparfaite, la démocratie est donc toujours un idéal préférable
à la dictature ou à des régimes politiques autoritaires limitant les libertés et
l’exercice des droits politiques, sociaux ou individuels.

S’il est un rêve pour beaucoup de personnes subissant le joug de dictateurs, cet
idéal est également toujours bien présent dans les démocraties. En effet, peu
parmi les citoyens et les mandataires politiques remettent fondamentalement en
cause notre régime démocratique basé sur les droits de l’homme et les libertés
individuelles, le pluralisme politique et le gouvernement représentatif. Même les
partis politiques d’extrême gauche et d’extrême droite, historiquement en faveur
de régimes autoritaires (ou qui se situent à tout le moins dans le rejet du
parlementarisme) n’osent plus prôner ouvertement le rejet de la démocratie
parlementaire. Winston Churchill a dit : « La démocratie est le pire des systèmes…
à l’exception de tous les autres déjà essayés par le passé »480. La très grande
majorité de nos concitoyens adhèrent à cette affirmation et très peu souhaitent
une évolution vers un régime plus autoritaire, bafouant les droits et libertés et
niant la pluralité des opinions.

Pourtant, le mécontentement et la contestation envers le fonctionnement de nos


démocraties ont crû de façon importante au cours des dernières décennies.
Aujourd’hui, beaucoup de signaux sont au rouge. Bien que, comme le souligne
Yves Sintomer481, l’interrogation sur la crise démocratique soit aussi vieille que la
démocratie elle-même, il est indispensable de prendre en compte la crise majeure
que traversent nos démocraties. Notre système démocratique, basé sur le
gouvernement représentatif, est malmené. De nombreux défis se posent à lui. Il
est indispensable d’y faire face et d’apporter des réponses novatrices. Sans quoi,
le fossé entre gouvernants et gouvernés continuera de s’élargir et la crise de
légitimité du système démocratique continuera de s’aggraver. Le résultat conduira
à un désengagement politique d’une partie toujours plus importante de la
population, avec un risque accru de voir s’imposer les solutions extrémistes.

480
« Democracy is the worst form of Government except all those other forms that have
been tried from time to time », Winston Churchill, 11/11/1947, à la Chambre des
Communes de Londres.
481
SINTOMER Y., Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et
politique d’Athènes à nos jours, édition La Découverte, Paris, 2011, 336 p.

135
1. Les symptômes de la crise démocratique

La crise démocratique que les sociétés occidentales traversent depuis plusieurs


années semble profonde. Elle se caractérise par plusieurs symptômes. On peut
ainsi citer l’augmentation de l’abstention électorale, la poussée des extrêmes et
des populistes autoproclamés « antisystème », l’émergence de discours simplistes,
la baisse de confiance dans les institutions, le désintérêt des jeunes pour la
politique traditionnelle en faveur de la recherche d’autres formes d’engagement,
la désaffiliation politique sur fond d’exclusion sociale et de hausse des inégalités.
Le tout dans un contexte d’immédiateté médiatique.

La méfiance vis-à-vis des institutions et du monde politique se marque nettement


dans les études d’opinion. Elle se matérialise, d’une part, par un rejet des partis
traditionnels et un vote en faveur des partis extrémistes et populistes et, d’autre
part, par l’abstentionnisme électoral. En Belgique, si le niveau de satisfaction
envers le fonctionnement de la démocratie se situe à un niveau moyen (2,71 sur
une échelle de 1 à 4)482, le niveau de confiance envers certaines institutions de la
démocratie représentative est particulièrement faible. C’est le cas du
gouvernement, du parlement, de l’Union européenne, des mandataires et des
partis. Seuls les médias bénéficient d’une confiance plus faible encore483. Seuls
42% et 40% des Belges ont plutôt confiance respectivement dans leur
gouvernement et leur parlement484. Les partis politiques souffrent d’une défiance
encore plus grande : seuls 20% des Belges leur font plutôt confiance contre 75%
qui ne leur font plutôt pas confiance. L’armée, la police et la justice bénéficient
quant à elles de taux de confiance supérieurs à 50%485. Plus une personne a un
statut précaire, plus la méfiance qu’elle aura envers les institutions sera grande et
la satisfaction qu’elle ressentira envers le fonctionnement de la démocratie sera
faible.486

Partout en Europe, même là où le vote est obligatoire, l’abstention électorale est


en forte hausse depuis 30 ans. Ainsi, l’analyse de l’évolution de la participation
électorale de 1945 à 2005487 dans 30 Etats européens488 indique que « depuis la
fin des années soixante-dix, le mouvement est clair : l’abstention électorale
progresse. »489 Au cours de la décennie 90, la barre des 20% d’abstention de
moyenne a nettement été dépassée dans les pays européens. Dans les années
482
WALGRAVE S. (dir), Attitudes et comportements des électeurs lors du scrutin du 25 mai
2014. In :Courrier hebdomadaire du CRISP, n°2225, 2014.
483
Ibidem.
484
Contre 54% et 50% qui n’ont plutôt pas confiance.
485
L’opinion publique dans l’Union européenne, Eurobaromètre Standard 83, Rapport,
Commission européenne, printemps 2015, 228 p. Document disponible sur internet :
http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb83/eb83_publ_fr.pdf
486
BRACONNIER C., MAYER N. (dir.), Les inaudibles. Sociologie politique des précaires,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 2015, 296 p.
487
DELWIT P., L’introuvable électeur ? La participation électorale en Europe (1945-2005).
In : AMJAHAD A., DE WAELE J-M, HASTINGS M., Le vote obligatoire, éd. Economica, Paris,
2011, pp. 17-33.
Voir également DELWIT P., Des élections sans électeurs ?. In : Les Cahiers du CEVIPOL,
CEVIPOL, Bruxelles, 1999/3. Article disponible sur internet :
http://dev.ulb.ac.be/cevipol/dossiers_fichiers/cahier99-3.pdf
488
UE27 (avec la Grande-Bretagne, sans la Croatie) + Islande, Norvège et Suisse. Ces
Etats sont bien entendu considérés uniquement dans leur période démocratique.
489
DELWIT P., op. cit., p. 25.

136
2000, c’est le cap des 30% d’abstentionnistes qui a été franchi. A ces taux officiels
s’ajoute « l’abstention cachée » des citoyens qui ne sont pas inscrits sur les listes
électorales, dans les pays où l’inscription n’est pas automatique..

Evolution de la participation électorale moyenne de 1945 à 2005 dans les 30 pays


européens considérés :

Décennie 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000


Taux de
82,49% 84,44% 84,38% 83,49% 80,37% 75,18% 68,65%
participation

Néanmoins, si cette poussée abstentionniste peut être considérée comme quasi-


généralisée, la participation électorale varie d’un pays à l’autre, en fonction
notamment du type d’élection, du mode de scrutin et de la tradition démocratique.
Ainsi, en France, l’élection présidentielle mobilise encore les électeurs grâce à son
attrait médiatique, à la confrontation des personnalités et à la lisibilité des
enjeux490. Ce n’est pas le cas des autres élections : de 43% à 56% d’abstention
aux élections européennes entre 1984 et 2014 ; de 21% à 43% aux élections
législatives entre 1986 et 2012 ; de 25% à 42% aux élections régionales entre
1986 et 2015. En Allemagne, alors qu’ils sont encore 82% à voter aux élections
générales de 1998, les électeurs ne sont plus que 71% à le faire en 2013. En
Belgique491, malgré l’obligation de voter, l’abstention est également en forte
hausse. Jusqu’en 2005, la participation est stable (autour des 93%). Elle baisse à
89% en 2010 et 2014. Certaines communes comme Liège, Charleroi ou Verviers
atteignent même près de 20% d’abstention. En comptant les votes blancs et nuls,
c’est près d’un électeur sur quatre qui n’adhère pas à l’offre politique proposée.

L’abstentionnisme touche avant tout les jeunes de moins de 30 ans, les personnes
de plus de 80 ans, les personnes vivant en maison de repos et les personnes
précarisées. Elle peut être due aux circonstances, à l’indifférence, à l’aliénation par
rapport au monde politique ou à des causes sociales. A cet égard, les études
l’établissent clairement : la précarité éloigne des urnes et de l’univers politique492.
Les plus fragiles, qui sont souvent des personnes isolées, se montrent à la fois
moins intéressés, moins convaincus de l’efficacité du vote, moins souvent proches
d’un parti politique, moins capables ou désireux de se situer sur l’échelle gauche-
droite. Leur insatisfaction envers le fonctionnement de la démocratie est plus
grande. A contrario, une personne bien insérée socialement, qui participe à de
larges réseaux sociaux ou professionnels, qui peut être mobilisée par des corps
intermédiaires (associations, syndicats, partis), qui dispose d’un capital
socioculturel et d’un diplôme élevé est plus encline à participer aux élections.

L’insatisfaction envers le système politique se matérialise également dans le vote


pour des partis autoproclamés antisystème, populistes et extrémistes. L’Europe
dans son intégralité et même d’autres régions du monde sont touchées par ce
phénomène. On ne compte plus aujourd’hui les partis populistes, de gauche

490
Abstention au premier tour de l’élection présidentielle : 22,23% en 2017, 20,5% en
2012, 16,2% en 2007, 28,4% en 2002, 21,6% en 1995, 18,6% en 1988 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Abstention_lors_d%27%C3%A9lections_en_France
491
Pour les résultats électoraux, voir le site du SPF Intérieur :
www.ibz.be
492
BRACONNIER C. et MAYER N. (dir.), op. cit.

137
comme de droite, qui font une entrée fracassante au parlement voire au
gouvernement. Développant un discours « contre les élites politiques éloignées
des préoccupations des peuples », ces partis parviennent à séduire en particulier
les jeunes et les personnes craignant le déclassement, qui ne se reconnaissent
plus dans la politique traditionnelle et qui ne se sentent pas représentés par elle.
Ainsi, selon le chercheur Sylvain Crépon493, les électeurs du Front national en
France sont essentiellement issus des catégories populaires et des milieux
ouvriers, sont faiblement diplômés et peu armés pour faire face à la
mondialisation, relégués loin des centres urbains et marqués par une grande peur
d’être déclassés et de perdre ce qu’ils ont pu acquérir. On trouve dans cet électorat
un grand pessimisme face à l’avenir. Dans ses enquêtes, l’auteur note que si les
personnes à faible capital social sont séduites par le discours du Front national,
c’est parce qu’ils le comprennent mieux : la façon dont les problématiques
politiques sont formulées par les partis traditionnels leur échappe et entraine un
sentiment d’exclusion. Les discours du FN, qui offrent une lecture simplifiée du
monde, sont de ce fait plus accessibles. C’est également le cas du vote populiste
de gauche qui a fait un retour remarqué sur la scène politique européenne (bien
que largement en deçà des scores des partis d’extrême droite), notamment en
Grèce et en Espagne. Les partis populistes de gauche dénoncent les carences de
l’Etat ou le comportement des élites, s’appuyant parfois sur des mouvements
citoyens éloignés de la sphère politique traditionnelle et mettant en avant la
délibération populaire permanente comme mode de gouvernance (à l’instar des
Indignés en Espagne). Ils proposent une lecture simplifiée de problèmes
complexes et créent, de façon passionnelle, une division entre le « nous » (le
peuple) et le « eux » (le capital, les multinationales, les élites)494.

2. Une évolution démocratique paradoxale

La démocratie est une forme d’organisation politique qu’on peut définir, selon la
célèbre formule d’Abraham Lincoln, comme le « gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple »495. Un système démocratique se distingue de toute autre
forme d’organisation politique en ce que les gouvernés sont simultanément des
gouvernants, en ce qu’ils sont associés aux principales décisions engageant la vie
de la Cité. Les systèmes démocratiques sont ainsi supposés agir dans l’intérêt du
peuple puisque le peuple est à la fois sujet (soumis au pouvoir politique) et
souverain (détenteur de ce pouvoir)496. La définition du peuple et la façon dont
celui-ci va être associé à son propre gouvernement vont déterminer le caractère
plus ou moins démocratique du système politique.

Le régime politique de la Grèce antique, et particulièrement à Athènes, peut être


considéré comme très démocratique par son fonctionnement mais peu
démocratique par l’étendue de la population qui bénéficie des droits politiques

493
Le FN est-il vraiment le premier parti chez les jeunes ?. In : Les Inrocks, 09/12/2015.
Article disponible sur internet :
http://www.lesinrocks.com/2015/12/09/actualite/le-fn-est-il-vraiment-le-premier-parti-
chez-les-jeunes-11792694/
494
Interview de Chantal Mouffe. Voir : Pour un populisme de gauche. In : Le Monde, Paris,
21/04/2016.
495
« That government of the people, by the people, for the people », Abraham Lincoln,
discours de Gettysburg, 19/11/1863.
496
Voir : Démocratie. In : Encyclopédie Universalis. Texte disponible sur internet :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/democratie/

138
attachés au statut de citoyen. Ainsi, pour éviter le risque d’une dérive oligarchique
et d’une monopolisation des postes importants par quelques-uns (qu’ils soient
choisis sur base de leur réputation, leurs relations ou leur fortune), la démocratie
athénienne met en place une rotation rapide, par tirage au sort effectué parmi les
citoyens, de certaines charges publiques. Avec cette forme de démocratie directe,
le pouvoir est largement exercé par le peuple et presque tous les citoyens seront
amenés à exercer, au cours de leur vie, l’une ou l’autre fonction de gouvernement.
Néanmoins, ce système d’interchangeabilité entre gouvernants et gouvernés n’est
rendu possible que par la restriction du nombre de citoyens (les femmes, les
enfants, les esclaves et les étrangers sont privés de droits politiques, seuls 10 à
15% de la population bénéficiant de droits politiques complets) et la relative
homogénéité sociale de ceux-ci.

Après des siècles de succession de régimes non démocratiques (à de rares


exceptions près), basés tantôt sur le droit divin, tantôt sur le droit du sang, les
révolutions nationales de la première partie du 19e siècle, inspirées par la
philosophie des Lumières, instaurent des régimes de type démocratique au profit
des seules élites à qui ils sont réservés. A cette époque se met en place en
Belgique497 un espace politique très démocratique mais s’exerçant dans le cadre
d’un suffrage censitaire : le constituant de 1831 accorde une grande attention aux
droits et libertés non électorales et à la publicité des débats et discussions,
reconnait à l’opinion publique un rôle de critique des autorités (et également de
juge, au travers de l’institution de la Cour d’assises), instaure l’élection des
gouvernants et modélise un gouvernement représentatif fondé sur la
ressemblance, la dépendance, la proximité et l’interactivité entre représentants et
représentés. En d’autres mots, de nature endogame et égalitaire au sein de la
petite classe de citoyens jouissant de droits politiques498, le système démocratique
belge est basé, comme à Athènes, sur l’interchangeabilité entre les gouvernants
et les gouvernés. Mais plutôt que le tirage au sort, le constituant de 1831 adopte
l’élection comme mode de sélection des gouvernants afin d’en choisir les plus
aptes. Quant au peuple, il est privé de tout droit politique et relégué au rôle de
main-d’œuvre à très bon marché dans une économie qui s’industrialise.

C’est dans un contexte de luttes sociales en faveur de meilleures conditions de vie


des ouvriers et de tentations révolutionnaires que la démocratie s’universalise à la
sortie de la Première Guerre mondiale : le suffrage devient universel masculin en
1919 (les femmes en sont exclues jusqu’en 1948). Concomitamment, la création
des droits sociaux, bétonnés dans la Sécurité sociale dès 1944, ainsi que
l’enseignement obligatoire et l’allongement général du niveau des études

497
BOURGAUX A-E., La démocratisation du gouvernement représentatif en Belgique : une
promesse oubliée ?, ULB, Bruxelles, 16/10/2013. Thèse de doctorat en Sciences juridiques,
soutenue sous la direction de Michel Leroy et de Paul Martens, le 16 octobre 2013. Texte
en partie consultable sur le site internet du Centre de Droit public (ULB) :
http://droit-public.ulb.ac.be/la-democratisation-du-gouvernement-representatif-en-
belgique-une-promesse-oubliee-a-e-bourgaux/
498
46.000 électeurs sur 4,1 millions d’habitants en 1831 (suffrage censitaire) ; 1,4 millions
d’électeurs sur 6,4 millions d’habitants en 1894 (suffrage universel tempéré par le vote
plural) ; 2,1 millions d’électeurs sur 7,6 millions d’habitants en 1919 (suffrage universel
masculin) ; 5,6 millions d’élections sur 8,6 millions d’habitants en 1948 (suffrage universel
masculin et féminin). Voir le site internet du gouvernement belge pour l’organisation des
élections :
http://www.elections.fgov.be/index.php?id=423

139
contribuent fortement à l’amélioration des conditions de vie et à la baisse des
inégalités. Ceci a bien entendu favorisé l’exercice de la citoyenneté. La démocratie
belge et sa vie sociale se structurent autour des piliers (socialiste, chrétien, libéral)
qui vont encadrer la vie des individus selon un clivage idéologique. Les partis
politiques deviennent alors les lieux de proximité et d’interchangeabilité entre élus
et électeurs et se substituent en cela aux institutions censitaires du 19e siècle.

Pourtant, dès la réforme constitutionnelle de 1919 introduisant le suffrage


universel masculin, certains éléments vont freiner l’approfondissement complet de
la démocratie belge499 : l’indemnisation des députés n’est pas suffisamment
augmentée pour permettre aux plus pauvres d’accéder aux charges électives500 ;
l’éligibilité sénatoriale demeure censitaire ; les élus s’autonomisent par rapport
aux électeurs et les moments de reddition de comptes se raréfient en dehors des
périodes électorales, ce qui distend le lien représentatif entre eux ;
l’interchangeabilité entre gouvernés et gouvernants n’est plus aussi évidente, le
parlement n’étant pas sociologiquement identique au corps électoral ; le pouvoir
exécutif prend le pas sur le pouvoir législatif qui est le seul à être élu directement ;
le droit de pétition est affaibli.

Durant la seconde moitié du 20e siècle, les avancées démocratiques se résument


pour l’essentiel à l’extension du suffrage universel, aux femmes, aux jeunes et,
partiellement, aux étrangers. A la même époque, les institutions se complexifient
au gré des réformes de l’Etat tandis que le travail législatif devient de plus en plus
affaire d’experts. Ceci a contribué à rendre de facto inopérantes la publicité et la
transparence des décisions des autorités : malgré un accès à l’information qui n’a
jamais été aussi grand, la population est moins en mesure de comprendre et de
juger les politiques menées. En outre, la tendance à l’autonomisation des élus par
rapport aux électeurs se renforce, le rôle de parlementaire devenant un véritable
métier. Les lois de financement des partis politiques et la difficulté de poser sa
candidature aux élections en dehors des partis établis empêchent l’universalisation
de l’éligibilité. Les partis politiques eux-mêmes évoluent également vers une plus
grande professionnalisation. Par ailleurs, on assiste à une reproduction sociale des
élites politiques en leur sein (avec parfois l’apparition de dynasties politiques
familiales). La rotation des charges politiques est en baisse tout comme le nombre
d’adhérents aux partis politiques. Les électeurs, privés d’un accès à l’éligibilité,
perçoivent de plus en plus les élus comme une « classe à part », distincte d’eux-
mêmes.501 Enfin, les médias d’opinion disparaissent petit à petit et laissent place
à des médias généralistes disposant de moyens réduits, s’inscrivant dans une
logique commerciale et n’étant souvent plus capables de fournir une information
critique et politiquement diversifiée aux électeurs. On assiste à la montée en
puissance d’une démocratie d’opinion, basée sur la prise en compte des émotions
immédiates de l’opinion publique.

En 1919, l’universalisation du vote était porteuse d’une grande promesse, celle


d’un approfondissement de la démocratie. L’amélioration des conditions de vie des
classes ouvrières, la baisse des inégalités, la création des droits sociaux,
l’augmentation du niveau d’éducation, l’accès à l’information, le rôle structurant

499
BOURGAUX A-E., op. cit.
500
Au 19ème siècle, les députés ne sont pas des professionnels de la politique. Ils sont avant
tout rentiers, notaires, médecins, avocats, etc.
501
SINTOMER Y., op. cit.

140
des piliers et le lieu de proximité élus-électeurs que sont les partis politiques ont
constitué des éléments importants d’une citoyenneté active et une garantie de
l’exercice effectif des droits démocratiques. Force est toutefois de constater que
l’évolution des dernières décennies marque un arrêt dans la démocratisation de la
vie politique, malgré l’élargissement de l’électorat et malgré l’émergence de
nouvelles pratiques démocratiques qui se développent en dehors du cadre
institutionnel établi. Les démocraties occidentales sont entrées en crise.

3. Les causes structurelles de la crise démocratique

La crise de confiance et de légitimité que traverse la plupart des régimes


démocratiques occidentaux peut bien sûr s’expliquer par des éléments
conjoncturels ou propres à chaque pays. Une affaire de corruption, la
compromission d’un parti avec les milieux d’affaires, une communication
malencontreuse sur une politique donnée, un passé fasciste non résolu et c’est
toute une classe politique qui peut être décrédibilisée et délégitimée. Mais se
limiter à quelques éléments conjoncturels ou spécifiques serait une erreur qui
empêcherait de s’attaquer aux causes profondes de la crise démocratique. Tout
comme il serait vain, pour régler la crise démocratique, de se limiter à des mesures
cosmétiques, affectant par exemple le mode de scrutin, sans toucher aux racines
profondes de celle-ci. En réalité, quel que soit le parti historiquement dominant, le
type de gouvernement représentatif ou le mode de scrutin, ce sont toutes les
démocraties occidentales qui sont affectées par une crise réelle de la démocratie
dont les causes sont multiples.

3.1. L’insuffisance de l’approfondissement de la démocratie suite à


l’instauration du suffrage universel

Anne-Emmanuelle Bourgaux explique la crise démocratique actuelle en partie par


l’insuffisance de l’approfondissement de la démocratie qui a accompagné le
suffrage universel502. Dans le régime censitaire, l’écart entre représentation et
participation est minime. Ce régime permet une interchangeabilité entre
gouvernants et gouvernés, comme elle existe dans la Grèce antique. La
représentation censitaire défend alors efficacement les intérêts des privilégiés.
C’est ce qui pousse les non-privilégiés à revendiquer le suffrage universel et à se
focaliser essentiellement sur celui-ci : ils pensent qu’il leur apportera les mêmes
bienfaits qu’il a apporté précédemment à la classe dirigeante. Néanmoins, la
multiplication de l’électorat, la diversification des intérêts, la différenciation
sociologique entre électeurs et élus rompent de facto l’équilibre et l’efficacité qui
caractérisaient la représentation censitaire. Avec le suffrage universel, on a donc
une égalité en droit mais, dans les faits, sans mesures d’accompagnement et sans
autre modification du fonctionnement de la démocratie, l’expression politique qu’il
permet est réduite temporellement au jour de l’élection. Alors certes, depuis le 19e
siècle, la société est plus démocratique et plus égalitaire, l’ascenseur social a
réellement fonctionné pour une partie des classes populaires, mais la grande
promesse du suffrage universel, celle d’une égalité réelle dans la conduite des
affaires de la cité, a été largement déçue : pour cela, les électeurs doivent pouvoir
suivre la manière dont les élus exécutent le mandat qu’ils exercent en leur nom,
entrer en lien direct avec ceux-ci et émettre leurs opinions. La participation
démocratique ne peut se résumer au seul jour de l’élection des représentants, elle

502
BOURGAUX A-E., op. cit.

141
doit au contraire être constante dans un lien d’interaction permanent entre les
citoyens et leurs représentants.

3.2. La difficulté de concilier souveraineté collective et liberté


individuelle

Pour expliquer la crise démocratique, Vincent De Coorebyter met également en


avant la frustration inhérente au suffrage universel et à la démocratie moderne503.
La démocratie s’est en effet imposée au cours des deux derniers siècles comme le
seul régime politique qui consacre la souveraineté du peuple et de l’individu.

Or, d’un côté, est apparue une évidence : l’inexistence du peuple homogène dont
la volonté s’exprimerait dans un vote univoque. Au contraire, la société est plurielle
et se figure sous la forme d’un gigantesque puzzle d’histoires individuelles, de
valeurs, d’idéologies, de philosophies, de positions sociales, d’intérêts
professionnels extrêmement variés et sans cesse renouvelés, sans cesse
recomposés. D’un autre côté, la liberté individuelle, la liberté de choix,
l’autodétermination de chacun sont devenues des valeurs triomphantes au cours
des dernières décennies, devant lesquelles les valeurs collectives (nationalistes,
religieuses ou de classe) s’effacent.

Pour Vincent De Coorebyter, c’est précisément parce que la démocratie prétend


respecter une souveraineté collective et la liberté individuelle et parce qu’elle se
déploie sur fond de pluralisme et d’individualisme radical qu’elle est devenue
profondément insatisfaisante, frustrante.

En effet, alors que la propagande démocratique insiste sur le choix de l’électeur,


comme si tous les électeurs n’en faisaient plus qu’un seul, s’exprimant d’une seule
voix, la réalité est tout autre : les aspirations qui s’expriment au travers d’une
élection sont multiples, ambigües et contradictoires, presque illisibles. Face à une
société toujours plus fragmentée, où les résultats électoraux sont peu lisibles, où
chaque groupe de pression, chaque communauté de valeurs, chaque groupe
d’intérêts sociaux, chaque communauté philosophique, chaque institution a son
propre espace de liberté et de négociations consacré par le droit, n’importe quel
gouvernement s’expose au compromis et à la frustration ou alors à la prise de
risque majeur. Les décisions gouvernementales deviennent souvent
incompréhensibles pour les citoyens tant elles résultent de la nécessité d’un
équilibre à trouver dans la pluralité des soutiens gouvernementaux, voire dans la
pluralité de la société dans son ensemble. A titre individuel, chaque électeur se
sent frustré face à des décisions qu’il ne comprend pas et floué par un système
démocratique qui ne traduit pas ses aspirations individuelles en mesures
politiques.

Cette frustration toujours plus grande à l’encontre de la démocratie représentative


fait le succès des populistes qui prétendent incarner la souveraineté populaire, la
libération du peuple par rapport aux groupements d’intérêts en tout genre, la voix
des non-affiliés.

503
DE COOREBYTER V., Des pratiques démocratiques de crise. In : Les analyses du CRISP
en ligne, 17/09/2015. Texte disponible sur internet :
http://www.crisp.be/2015/09/des-pratiques-democratiques-de-crise .

142
3.3. L’insuffisance de la démocratie d’autorisation

Dans son ouvrage Le bon gouvernement504, Pierre Rosanvallon met en exergue le


« mal-gouvernement » qui caractérise nos démocraties occidentales pour
expliquer la crise démocratique qui ne serait pas qu’une crise de la représentation.

Si nos régimes sont théoriquement et juridiquement démocratiques en ce que les


élus sont désignés à l’issue d’un scrutin libre et pluraliste, Pierre Rosanvallon
affirme que nous ne sommes pas gouvernés de façon démocratique. C’est ce qui
nourrit le désarroi et le désenchantement contemporains. Pour lui, au-delà des
imperfections de la représentation que le 20e siècle a tenté de corriger
(élargissement de l’électorat, limitation des cumuls de mandats, parité, etc.) pour
déterminer un lien le plus abouti possible entre représentants et représentés,
l’enjeu central de la démocratie contemporaine est le rapport entre gouvernés et
gouvernants. En effet, avec la « présidentialisation » de nos régimes
démocratiques, c’est-à-dire le déplacement du centre de gravité du parlement vers
le pouvoir exécutif, la question de la démocratisation du mode de gouvernement505
se pose avec une acuité d’autant plus forte que l’exécutif est devenu aujourd’hui
déterminant tandis que le pouvoir législatif est désormais subordonné à la fonction
gouvernante.

Plutôt que de chercher à améliorer la représentation démocratique, qui a été la


priorité des mouvements démocratiques depuis deux siècles, la clé de la
démocratie réside selon Pierre Rosanvallon dans les conditions du contrôle du
pouvoir exécutif par la société. Sans rejeter les avancées et revendications portant
sur l’élargissement de l’électorat ou l’introduction de modes de démocratie directe
ou participative, il faut selon lui, pour résoudre la crise démocratique, dépasser ce
paradigme parlementaire-représentatif et s’attaquer au véritable enjeu : la relation
gouvernés-gouvernants.

Or, actuellement, nous sommes selon lui dans le cadre d’une démocratie
d’autorisation, c’est-à-dire une démocratie dans laquelle les gouvernés octroient,
par l’élection, un permis de gouverner aux gouvernants qui est renouvelé ou retiré
au terme du mandat. En dehors de ces périodes électorales, les citoyens n’ont que
peu de prise et de contrôle sur un pouvoir exécutif caractérisé par un manque de
lisibilité, de transparence, de responsabilité.

Ce phénomène est également aggravé par le glissement des partis politiques de


corps intermédiaires vers la fonction gouvernante : les partis politiques aujourd’hui
sont devenus des auxiliaires de la fonction exécutive, actifs tantôt pour légitimer
les décisions gouvernementales tantôt pour les fustiger en attendant de prendre
la place des partis au pouvoir. Leurs rôles de représentation de la société et
d’intermédiaire entre la société et les institutions politiques se sont amoindris.
C’est dans ce contexte que sont nés des nouvelles formes politiques, des
mouvements citoyens, qui entendent protester contre des gouvernants qu’ils
décrivent comme coupés du monde réel et contraindre ceux-ci à rendre des
comptes, à parler vrai, à écouter les citoyens, à se comporter de façon

504
ROSANVALLON P., Le bon gouvernement, Seuil, Paris, 2015, 416 p.
505
C’est-à-dire la gestion quotidienne de la chose publique, l’instance de décision et de
commandement, le pouvoir dont les citoyens attendent qu’il gère positivement les
conditions de leurs activités et de leurs vies personnelles.

143
responsable, à jouer la transparence. Selon Pierre Rosanvallon, la clé de la crise
démocratique se trouve dans la nécessité de prolonger la démocratie d’autorisation
par une démocratie d’exercice, celle-ci ayant pour objet de déterminer les qualités
attendues des gouvernants et les règles organisant leurs relations avec les
gouvernés. La démocratie d’exercice est, dans sa conception, à la fois une
démocratie d’appropriation, basée les trois principes de lisibilité, de responsabilité
et de réactivité, et une démocratie de confiance, basée sur l’intégrité et le parler
vrai.

3.4. La complexité du modèle institutionnel belge : un facteur


supplémentaire de la crise démocratique

Dans sa thèse Le gouvernement représentatif en Belgique : une promesse


oubliée ?506, Anne-Emmanuelle Bourgaux met en avant, entre autres causes de la
crise démocratique, la grande complexité du modèle institutionnel belge, devenu
un véritable dédale pour la majorité des citoyens.

Ce manque de lisibilité et l’impossibilité pour les citoyens d’identifier les différents


pouvoirs et leurs compétences nourrissent assurément la méfiance et le sentiment
d’opacité à l’encontre des décisions des gouvernants et des représentants
politiques dans leur ensemble. Par ailleurs, cette complexité institutionnelle a
tendance à diluer la responsabilité politique, élément indispensable à la confiance
des citoyens dans le système.

3.5. Six causes structurelles de la crise démocratique

Yves Sintomer, dans son ouvrage Petite histoire de l’expérimentation


démocratique507, pointe quant à lui six causes structurelles issues de l’évolution
sociopolitique récente pour expliquer la crise démocratique.

Premièrement, l’impuissance des politiques nationales face à la crise


socioéconomique. Depuis le milieu des années 70, de nombreux pays européens
sont confrontés à un chômage structurel massif auquel les gouvernants peinent à
faire face. Alors que le niveau de richesses global n’a cessé d’augmenter, les
systèmes nationaux d’Etat-Providence sont menacés par la mondialisation de
l’économie et les inégalités ne cessent de s’accroitre, entrainant travailleurs
pauvres et chômeurs de longue durée dans la désaffiliation. Le cadre démocratique
national qui permettait d’élaborer des solutions nationales aux problématiques
socioéconomiques est dépassé mais n’a pas été remplacé par un cadre
démocratique européen suffisamment performant (et encore moins par un cadre
démocratique mondial). La politique semble alors céder la place à une gouvernance
exercée au niveau supranational, par des experts qui ne sont dépolitisés qu’en
apparence et ne servent les intérêts économiques que des classes sociales
privilégiées au niveau mondial.

Deuxièmement : un décrochage politique de plus en plus important des classes


populaires. Les évolutions récentes des modes de production – moins d’industries
lourdes, davantage de petites cellules de production –, le chômage de masse, les
clivages sociologiques comme le genre ou l’ethnie, la remise en cause des modèles

506
BOURGAUX A-E., op. cit.
507
SINTOMER Y., op. cit.

144
autoritaires d’organisation (alors que les mouvements ouvriers sont souvent très
hiérarchisés) ont contribué à diluer progressivement la conscience de classe, du
moins parmi les classes populaires. Ces évolutions ont affaibli ce sentiment
d’appartenance et sa structuration par un réseau organisationnel et institutionnel
dense. Délaissées essentiellement dans les pays où le vote n’est pas obligatoire,
où les partis essayent de séduire en priorité la classe moyenne, les personnes
précaires désaffiliées sont alors à la merci de discours de certains dirigeants
politiques répondant à l’angoisse sociale par des thèmes de substitution comme la
sécurité ou l’identité ethnique. Cette dérive populiste, qu’on constate également
dans certains partis dits traditionnels, constitue un véritable risque pour les
sociétés démocratiques.

La troisième cause structurelle de la crise démocratique qu’Yves Sintomer identifie


est l’émergence d’une société du risque. Alors que les Trente Glorieuses étaient
dominées par le sentiment que la science et les évolutions technologiques
pouvaient régler la plupart des problèmes humains, le doute a aujourd’hui
largement imprégné l’ensemble de la société, en ce compris les milieux
scientifiques eux-mêmes. Le réchauffement climatique et les divers types de
pollution créés par l’activité humaine et ses technologies ainsi que les impacts
sociaux de ceux-ci ont fait prendre conscience que le progrès technologique
pouvait être lourd de conséquences sociales. Ce qui justifiait auparavant de s’en
remettre à des experts, à des professionnels qui possèdent un savoir technique,
neutre et rationnel, pour appuyer des décisions politiques est aujourd’hui
largement contesté, affaiblissant par conséquent les décisions politiques elles-
mêmes, soupçonnées d’être à la solde d’intérêts techniques et économiques
particuliers.

Quatrième cause : la crise de l’action publique bureaucratique. Largement


inspirées du management privé, les théories du New Public Management ont
pénétré le secteur public de la grande majorité de pays européens. Ces théories
ont été traduites dans un sens néolibéral par l’introduction de critères marchands
dans l’action publique, réduisant les usagers à des clients, légitimant les
privatisations et vantant les vertus de l’Etat minimal. Cette tendance a encore été
accentuée par l’imposition de règles comptables strictes, qui tendent à devenir
l’unique boussole de l’action publique. Cela a rendu les services publics de moins
en moins au service du public, touchant en première ligne les classes populaires
qui sont pourtant les plus dépendantes des prestations de l’Etat. L’action publique
en sort décrédibilisée et délégitimée.

Cette tendance à l’introduction d’une logique marchande dans l’action publique se


retrouve non seulement dans les services publics collectifs comme les transports,
l’enseignement et la santé mais également dans la Sécurité sociale, le cœur de la
solidarité interpersonnelle, où le triptyque devoirs-contrôle-sanctions s’impose de
plus en plus au détriment de la philosophie des droits, de la solidarité et de l’aide.
Dans les pays scandinaves par contre, ces théories du New Public Management ont
été traduites dans un sens de renforcement de la légitimité des services publics en
visant l’amélioration des performances vis-à-vis de tous les usagers et une plus
grande transparence dans leur fonctionnement.

Cinquièmement, l’affaiblissement des idéologies dans la vie politique, ou du moins


de leur affirmation claire, joue également un rôle dans la crise démocratique. La
mobilisation des citoyens ne répond pas seulement à des logiques utilitaristes de

145
défense d’intérêts mais également d’idéaux et de valeurs susceptibles de servir
d’éléments d’identification. Or les idéologies ne semblent plus aujourd’hui en
mesure de servir de drapeau à une quelconque mobilisation politique ou citoyenne.
Les partis politiques affirment moins ouvertement leurs références idéologiques et
même les extrêmes semblent aujourd’hui peu enclins à avancer à découvert. Cette
tendance est en partie due à l’émergence d’une démocratie d’opinion, basée sur
les images, l’immédiateté du « scoop » et les sondages, qui poussent les hommes
et femmes politiques à adopter des positions médianes au détriment de leurs
fondements idéologiques afin de plaire au plus grand nombre. Cet affaiblissement
idéologique des partis, leur tendance à s’adresser à un très large public et à
favoriser les ressorts charismatiques au détriment parfois des idées contribuent à
brouiller les messages auprès des électeurs. Pour ces derniers, les hommes
politiques deviennent alors « tous les mêmes », ne se battant que pour leur
mandat et non pour des idées.

Enfin, Yves Sintomer pointe également des causes internes au système politique
pour expliquer la crise démocratique. La classe politique est de plus en plus
marquée par des habitudes, un mode de vie et une expérience sociale propres,
avec un mode de reproduction tendanciellement endogène. Jacques Attali va
même plus loin en fustigeant la faiblesse de l’expérience professionnelle précédent
l’entrée en politique (où beaucoup d’élus n’ont jamais occupé d’autre emploi que
directement politique), ce qui fait que les élus ne représentent plus aucune des
catégories socioprofessionnelles existant dans la société.508 La composition sociale
des élites politiques est de plus en plus sociologiquement homogène et on ne
compte plus les cas de transmission du « métier » de père en fils. La longévité des
responsables politiques et le cumul des mandats renforcent cette tendance
restreignant l’accessibilité aux fonctions politiques.

Une étude du CRISP datant de 2007509 démontrait un recrutement largement


endogène des élites politiques : 75% des candidats francophones aux élections
fédérales étaient universitaires et 66% étaient mandataires à titre principal. Les
inactifs ne comptaient que pour 12% des candidats alors qu’ils représentent près
de 30% de la population. Parmi les élus, on comptait 87% d’universitaires, 97%
de personnes ayant un diplôme d’études supérieures et 87% de professionnels de
la politique (ministres, députés, bourgmestres, échevins à temps plein et
collaborateurs politiques). Dans la population, les personnes ayant comme diplôme
le plus élevé celui de l’enseignement secondaire sont pourtant largement
majoritaires (78% de la population). Au niveau de l’âge, les candidats de moins
de 35 ans et ceux de plus de 65 ans sont sous-représentés sur les listes et, encore
plus, parmi les élus. Les citoyens ne voient alors plus dans leurs représentants
politiques qu’une caste qui défend des intérêts personnels et non l’intérêt
général510.

508
ATTALI J., 100 jours pour que la France réussisse, Fayard, Paris, 2016, 304 p.
509
DANDY R., DE DECKER N., PILET J-B., Le profil des élus et des candidats aux élections
fédérales du 10 juin 2007. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, 2007, n° 1981-
1982, 62 p.
510
SINTOMER Y., op. cit.

146
3.6. Le décalage du temps médiatique et du temps politique

Par ailleurs, le tempo médiatique et la contrainte de l’immédiateté, qui s’inscrivent


dans la lignée du développement des nouvelles technologies et des difficultés des
médias traditionnels, favorisent la course à l’évènement et, pour certains
responsables politiques, la recherche du « scoop ». Au risque de vouloir mettre de
côté les réformes de longue haleine, seules susceptibles de résoudre les problèmes
structurels.

4. Conclusion : une nécessaire remise en question

Aujourd’hui, plus grand monde ne peut nier que nos démocraties sont en crise.
Les causes de cette crise démocratique sont nombreuses. Elles peuvent être
classées en deux catégories principales. D’un côté, des causes inhérentes au
système démocratique lui-même et à son fonctionnement : une démocratie
imparfaite qui semble se résumer au suffrage universel, un lien distendu entre
gouvernés et gouvernants, la nécessité de tenir compte d’une société et d’intérêts
fragmentés, un paysage institutionnel complexe, une classe politique endogène.
D’un autre côté, les dégâts causés par le néolibéralisme sur la vie sociale
contribuent largement à la crise démocratique : montée des inégalités,
désaffiliation politique et sociale, impuissance politique à dominer des intérêts
économiques et financiers particuliers, affaiblissement des services publics et de
l’Etat social, etc.

Désenchantement, méfiance, rejet envers les institutions et les partis politiques


sont des sentiments présents chez une partie sans cesse croissante de la
population. Pourtant, les attentes sont importantes et l’intérêt pour les grandes
questions qui affectent la société est réel. Certains citoyens décident de tourner le
dos à la politique, choisissent de ne plus y participer, n’y voient plus l’utilité ;
d’autres choisissent le vote protestataire, autoproclamé vote contre les élites, et
cèdent aux sirènes populistes ou extrémistes. D’autres encore satisfont leur désir
démocratique dans des mécanismes alternatifs, tels que les mouvements citoyens.

L’erreur majeure serait de négliger ces phénomènes et de s’offusquer à chaque


élection marquée par une progression des extrémistes. Penser qu’on peut fermer
les yeux et continuer comme si de rien n’était serait une erreur lourde de
conséquences. Au contraire, il faut entendre les signaux lancés par les citoyens.
On pourrait se contenter de proposer des mesures touchant à la représentation
(modes de scrutin, fonctionnement des listes électorales, etc.) qui suscitent la
curiosité à une élection mais dont l’effet retombe dès l’élection suivante. En réalité,
quel que soit leur mode de scrutin, la plupart des pays européens vivent la même
interrogation démocratique que la Belgique. Des mesures cosmétiques portant sur
la représentation ne sauraient donc suffire. Les défis à relever sont nombreux pour
sortir de cette crise démocratique et reconstruire l’indispensable confiance des
citoyens dans ce mode de gouvernement.

147

Vous aimerez peut-être aussi