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S’il est un rêve pour beaucoup de personnes subissant le joug de dictateurs, cet
idéal est également toujours bien présent dans les démocraties. En effet, peu
parmi les citoyens et les mandataires politiques remettent fondamentalement en
cause notre régime démocratique basé sur les droits de l’homme et les libertés
individuelles, le pluralisme politique et le gouvernement représentatif. Même les
partis politiques d’extrême gauche et d’extrême droite, historiquement en faveur
de régimes autoritaires (ou qui se situent à tout le moins dans le rejet du
parlementarisme) n’osent plus prôner ouvertement le rejet de la démocratie
parlementaire. Winston Churchill a dit : « La démocratie est le pire des systèmes…
à l’exception de tous les autres déjà essayés par le passé »480. La très grande
majorité de nos concitoyens adhèrent à cette affirmation et très peu souhaitent
une évolution vers un régime plus autoritaire, bafouant les droits et libertés et
niant la pluralité des opinions.
480
« Democracy is the worst form of Government except all those other forms that have
been tried from time to time », Winston Churchill, 11/11/1947, à la Chambre des
Communes de Londres.
481
SINTOMER Y., Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et
politique d’Athènes à nos jours, édition La Découverte, Paris, 2011, 336 p.
135
1. Les symptômes de la crise démocratique
136
2000, c’est le cap des 30% d’abstentionnistes qui a été franchi. A ces taux officiels
s’ajoute « l’abstention cachée » des citoyens qui ne sont pas inscrits sur les listes
électorales, dans les pays où l’inscription n’est pas automatique..
L’abstentionnisme touche avant tout les jeunes de moins de 30 ans, les personnes
de plus de 80 ans, les personnes vivant en maison de repos et les personnes
précarisées. Elle peut être due aux circonstances, à l’indifférence, à l’aliénation par
rapport au monde politique ou à des causes sociales. A cet égard, les études
l’établissent clairement : la précarité éloigne des urnes et de l’univers politique492.
Les plus fragiles, qui sont souvent des personnes isolées, se montrent à la fois
moins intéressés, moins convaincus de l’efficacité du vote, moins souvent proches
d’un parti politique, moins capables ou désireux de se situer sur l’échelle gauche-
droite. Leur insatisfaction envers le fonctionnement de la démocratie est plus
grande. A contrario, une personne bien insérée socialement, qui participe à de
larges réseaux sociaux ou professionnels, qui peut être mobilisée par des corps
intermédiaires (associations, syndicats, partis), qui dispose d’un capital
socioculturel et d’un diplôme élevé est plus encline à participer aux élections.
490
Abstention au premier tour de l’élection présidentielle : 22,23% en 2017, 20,5% en
2012, 16,2% en 2007, 28,4% en 2002, 21,6% en 1995, 18,6% en 1988 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Abstention_lors_d%27%C3%A9lections_en_France
491
Pour les résultats électoraux, voir le site du SPF Intérieur :
www.ibz.be
492
BRACONNIER C. et MAYER N. (dir.), op. cit.
137
comme de droite, qui font une entrée fracassante au parlement voire au
gouvernement. Développant un discours « contre les élites politiques éloignées
des préoccupations des peuples », ces partis parviennent à séduire en particulier
les jeunes et les personnes craignant le déclassement, qui ne se reconnaissent
plus dans la politique traditionnelle et qui ne se sentent pas représentés par elle.
Ainsi, selon le chercheur Sylvain Crépon493, les électeurs du Front national en
France sont essentiellement issus des catégories populaires et des milieux
ouvriers, sont faiblement diplômés et peu armés pour faire face à la
mondialisation, relégués loin des centres urbains et marqués par une grande peur
d’être déclassés et de perdre ce qu’ils ont pu acquérir. On trouve dans cet électorat
un grand pessimisme face à l’avenir. Dans ses enquêtes, l’auteur note que si les
personnes à faible capital social sont séduites par le discours du Front national,
c’est parce qu’ils le comprennent mieux : la façon dont les problématiques
politiques sont formulées par les partis traditionnels leur échappe et entraine un
sentiment d’exclusion. Les discours du FN, qui offrent une lecture simplifiée du
monde, sont de ce fait plus accessibles. C’est également le cas du vote populiste
de gauche qui a fait un retour remarqué sur la scène politique européenne (bien
que largement en deçà des scores des partis d’extrême droite), notamment en
Grèce et en Espagne. Les partis populistes de gauche dénoncent les carences de
l’Etat ou le comportement des élites, s’appuyant parfois sur des mouvements
citoyens éloignés de la sphère politique traditionnelle et mettant en avant la
délibération populaire permanente comme mode de gouvernance (à l’instar des
Indignés en Espagne). Ils proposent une lecture simplifiée de problèmes
complexes et créent, de façon passionnelle, une division entre le « nous » (le
peuple) et le « eux » (le capital, les multinationales, les élites)494.
La démocratie est une forme d’organisation politique qu’on peut définir, selon la
célèbre formule d’Abraham Lincoln, comme le « gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple »495. Un système démocratique se distingue de toute autre
forme d’organisation politique en ce que les gouvernés sont simultanément des
gouvernants, en ce qu’ils sont associés aux principales décisions engageant la vie
de la Cité. Les systèmes démocratiques sont ainsi supposés agir dans l’intérêt du
peuple puisque le peuple est à la fois sujet (soumis au pouvoir politique) et
souverain (détenteur de ce pouvoir)496. La définition du peuple et la façon dont
celui-ci va être associé à son propre gouvernement vont déterminer le caractère
plus ou moins démocratique du système politique.
493
Le FN est-il vraiment le premier parti chez les jeunes ?. In : Les Inrocks, 09/12/2015.
Article disponible sur internet :
http://www.lesinrocks.com/2015/12/09/actualite/le-fn-est-il-vraiment-le-premier-parti-
chez-les-jeunes-11792694/
494
Interview de Chantal Mouffe. Voir : Pour un populisme de gauche. In : Le Monde, Paris,
21/04/2016.
495
« That government of the people, by the people, for the people », Abraham Lincoln,
discours de Gettysburg, 19/11/1863.
496
Voir : Démocratie. In : Encyclopédie Universalis. Texte disponible sur internet :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/democratie/
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attachés au statut de citoyen. Ainsi, pour éviter le risque d’une dérive oligarchique
et d’une monopolisation des postes importants par quelques-uns (qu’ils soient
choisis sur base de leur réputation, leurs relations ou leur fortune), la démocratie
athénienne met en place une rotation rapide, par tirage au sort effectué parmi les
citoyens, de certaines charges publiques. Avec cette forme de démocratie directe,
le pouvoir est largement exercé par le peuple et presque tous les citoyens seront
amenés à exercer, au cours de leur vie, l’une ou l’autre fonction de gouvernement.
Néanmoins, ce système d’interchangeabilité entre gouvernants et gouvernés n’est
rendu possible que par la restriction du nombre de citoyens (les femmes, les
enfants, les esclaves et les étrangers sont privés de droits politiques, seuls 10 à
15% de la population bénéficiant de droits politiques complets) et la relative
homogénéité sociale de ceux-ci.
497
BOURGAUX A-E., La démocratisation du gouvernement représentatif en Belgique : une
promesse oubliée ?, ULB, Bruxelles, 16/10/2013. Thèse de doctorat en Sciences juridiques,
soutenue sous la direction de Michel Leroy et de Paul Martens, le 16 octobre 2013. Texte
en partie consultable sur le site internet du Centre de Droit public (ULB) :
http://droit-public.ulb.ac.be/la-democratisation-du-gouvernement-representatif-en-
belgique-une-promesse-oubliee-a-e-bourgaux/
498
46.000 électeurs sur 4,1 millions d’habitants en 1831 (suffrage censitaire) ; 1,4 millions
d’électeurs sur 6,4 millions d’habitants en 1894 (suffrage universel tempéré par le vote
plural) ; 2,1 millions d’électeurs sur 7,6 millions d’habitants en 1919 (suffrage universel
masculin) ; 5,6 millions d’élections sur 8,6 millions d’habitants en 1948 (suffrage universel
masculin et féminin). Voir le site internet du gouvernement belge pour l’organisation des
élections :
http://www.elections.fgov.be/index.php?id=423
139
contribuent fortement à l’amélioration des conditions de vie et à la baisse des
inégalités. Ceci a bien entendu favorisé l’exercice de la citoyenneté. La démocratie
belge et sa vie sociale se structurent autour des piliers (socialiste, chrétien, libéral)
qui vont encadrer la vie des individus selon un clivage idéologique. Les partis
politiques deviennent alors les lieux de proximité et d’interchangeabilité entre élus
et électeurs et se substituent en cela aux institutions censitaires du 19e siècle.
499
BOURGAUX A-E., op. cit.
500
Au 19ème siècle, les députés ne sont pas des professionnels de la politique. Ils sont avant
tout rentiers, notaires, médecins, avocats, etc.
501
SINTOMER Y., op. cit.
140
des piliers et le lieu de proximité élus-électeurs que sont les partis politiques ont
constitué des éléments importants d’une citoyenneté active et une garantie de
l’exercice effectif des droits démocratiques. Force est toutefois de constater que
l’évolution des dernières décennies marque un arrêt dans la démocratisation de la
vie politique, malgré l’élargissement de l’électorat et malgré l’émergence de
nouvelles pratiques démocratiques qui se développent en dehors du cadre
institutionnel établi. Les démocraties occidentales sont entrées en crise.
502
BOURGAUX A-E., op. cit.
141
doit au contraire être constante dans un lien d’interaction permanent entre les
citoyens et leurs représentants.
Or, d’un côté, est apparue une évidence : l’inexistence du peuple homogène dont
la volonté s’exprimerait dans un vote univoque. Au contraire, la société est plurielle
et se figure sous la forme d’un gigantesque puzzle d’histoires individuelles, de
valeurs, d’idéologies, de philosophies, de positions sociales, d’intérêts
professionnels extrêmement variés et sans cesse renouvelés, sans cesse
recomposés. D’un autre côté, la liberté individuelle, la liberté de choix,
l’autodétermination de chacun sont devenues des valeurs triomphantes au cours
des dernières décennies, devant lesquelles les valeurs collectives (nationalistes,
religieuses ou de classe) s’effacent.
503
DE COOREBYTER V., Des pratiques démocratiques de crise. In : Les analyses du CRISP
en ligne, 17/09/2015. Texte disponible sur internet :
http://www.crisp.be/2015/09/des-pratiques-democratiques-de-crise .
142
3.3. L’insuffisance de la démocratie d’autorisation
Or, actuellement, nous sommes selon lui dans le cadre d’une démocratie
d’autorisation, c’est-à-dire une démocratie dans laquelle les gouvernés octroient,
par l’élection, un permis de gouverner aux gouvernants qui est renouvelé ou retiré
au terme du mandat. En dehors de ces périodes électorales, les citoyens n’ont que
peu de prise et de contrôle sur un pouvoir exécutif caractérisé par un manque de
lisibilité, de transparence, de responsabilité.
504
ROSANVALLON P., Le bon gouvernement, Seuil, Paris, 2015, 416 p.
505
C’est-à-dire la gestion quotidienne de la chose publique, l’instance de décision et de
commandement, le pouvoir dont les citoyens attendent qu’il gère positivement les
conditions de leurs activités et de leurs vies personnelles.
143
responsable, à jouer la transparence. Selon Pierre Rosanvallon, la clé de la crise
démocratique se trouve dans la nécessité de prolonger la démocratie d’autorisation
par une démocratie d’exercice, celle-ci ayant pour objet de déterminer les qualités
attendues des gouvernants et les règles organisant leurs relations avec les
gouvernés. La démocratie d’exercice est, dans sa conception, à la fois une
démocratie d’appropriation, basée les trois principes de lisibilité, de responsabilité
et de réactivité, et une démocratie de confiance, basée sur l’intégrité et le parler
vrai.
506
BOURGAUX A-E., op. cit.
507
SINTOMER Y., op. cit.
144
autoritaires d’organisation (alors que les mouvements ouvriers sont souvent très
hiérarchisés) ont contribué à diluer progressivement la conscience de classe, du
moins parmi les classes populaires. Ces évolutions ont affaibli ce sentiment
d’appartenance et sa structuration par un réseau organisationnel et institutionnel
dense. Délaissées essentiellement dans les pays où le vote n’est pas obligatoire,
où les partis essayent de séduire en priorité la classe moyenne, les personnes
précaires désaffiliées sont alors à la merci de discours de certains dirigeants
politiques répondant à l’angoisse sociale par des thèmes de substitution comme la
sécurité ou l’identité ethnique. Cette dérive populiste, qu’on constate également
dans certains partis dits traditionnels, constitue un véritable risque pour les
sociétés démocratiques.
145
défense d’intérêts mais également d’idéaux et de valeurs susceptibles de servir
d’éléments d’identification. Or les idéologies ne semblent plus aujourd’hui en
mesure de servir de drapeau à une quelconque mobilisation politique ou citoyenne.
Les partis politiques affirment moins ouvertement leurs références idéologiques et
même les extrêmes semblent aujourd’hui peu enclins à avancer à découvert. Cette
tendance est en partie due à l’émergence d’une démocratie d’opinion, basée sur
les images, l’immédiateté du « scoop » et les sondages, qui poussent les hommes
et femmes politiques à adopter des positions médianes au détriment de leurs
fondements idéologiques afin de plaire au plus grand nombre. Cet affaiblissement
idéologique des partis, leur tendance à s’adresser à un très large public et à
favoriser les ressorts charismatiques au détriment parfois des idées contribuent à
brouiller les messages auprès des électeurs. Pour ces derniers, les hommes
politiques deviennent alors « tous les mêmes », ne se battant que pour leur
mandat et non pour des idées.
Enfin, Yves Sintomer pointe également des causes internes au système politique
pour expliquer la crise démocratique. La classe politique est de plus en plus
marquée par des habitudes, un mode de vie et une expérience sociale propres,
avec un mode de reproduction tendanciellement endogène. Jacques Attali va
même plus loin en fustigeant la faiblesse de l’expérience professionnelle précédent
l’entrée en politique (où beaucoup d’élus n’ont jamais occupé d’autre emploi que
directement politique), ce qui fait que les élus ne représentent plus aucune des
catégories socioprofessionnelles existant dans la société.508 La composition sociale
des élites politiques est de plus en plus sociologiquement homogène et on ne
compte plus les cas de transmission du « métier » de père en fils. La longévité des
responsables politiques et le cumul des mandats renforcent cette tendance
restreignant l’accessibilité aux fonctions politiques.
508
ATTALI J., 100 jours pour que la France réussisse, Fayard, Paris, 2016, 304 p.
509
DANDY R., DE DECKER N., PILET J-B., Le profil des élus et des candidats aux élections
fédérales du 10 juin 2007. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, 2007, n° 1981-
1982, 62 p.
510
SINTOMER Y., op. cit.
146
3.6. Le décalage du temps médiatique et du temps politique
Aujourd’hui, plus grand monde ne peut nier que nos démocraties sont en crise.
Les causes de cette crise démocratique sont nombreuses. Elles peuvent être
classées en deux catégories principales. D’un côté, des causes inhérentes au
système démocratique lui-même et à son fonctionnement : une démocratie
imparfaite qui semble se résumer au suffrage universel, un lien distendu entre
gouvernés et gouvernants, la nécessité de tenir compte d’une société et d’intérêts
fragmentés, un paysage institutionnel complexe, une classe politique endogène.
D’un autre côté, les dégâts causés par le néolibéralisme sur la vie sociale
contribuent largement à la crise démocratique : montée des inégalités,
désaffiliation politique et sociale, impuissance politique à dominer des intérêts
économiques et financiers particuliers, affaiblissement des services publics et de
l’Etat social, etc.
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