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L ' A M O U R DE JÉSUS

La christologie de sainte Thérèse


de l'Enfant-Jésus
François-Marie LÉTHEL
carme

L'AMOUR DE JESUS

La christologie
de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus

Collection
« Jésus et Jésus-Christ »
dirigée par Joseph DORÉ
Institut catholique de Paris

n° 72

Desclée
Liste des sigles

CJ « Carnet jaune » de mère Agnès de Jésus (derniers


entretiens)

CSG Conseils et Souvenirs (sœur Geneviève)

DLTH Descouvemont-Loose : Thérèse de Lisieux

LT Lettres de Thérèse

Ms A, B, C Manuscrits autobiographiques A, B, C

OC Œuvres complètes de Thérèse

PN Poésies

Pri Prières

RP Récréations pieuses

TAJ Théologie de VAmour de Jésus (RM. Léthel)

TS Connaître VAmour du Christ qui surpasse toute


connaissance. La théologie des saints (F.-M. Léthel)

© D e s c l é e , Paris, 1997
ISBN : 2-7189-0940-4
Au père Bernard Delalande, carme,
entré dans la Vie et dans la pleine
lumière de Jésus en Vannée du
centenaire de Thérèse.
Présentation

Dans les écrits de Thérèse de Lisieux, le Nom de Jésus revient plus


de mille six cents fois ! Pour elle, ce nom dit tout sur Dieu et sur
l'homme, sur le monde et sur l'histoire, dans l'exacte mesure où il les
place sous la seule lumière de l'amour.
Exposée sous la forme narrative de l'autobiographie et dans un lan-
gage des plus simples, la christologie thérésienne - c'est-à-dire la
manière dont Thérèse s'exprime sur Jésus, le Christ de Dieu - est
aussi extrêmement riche et profonde. Créé à l'image et à la ressem-
blance du Dieu-Amour, l'être humain y apparaît comme une fleur qui
ne s'épanouit que dans l'amour... au point qu'il faut comprendre que
vivre, c'est « vivre d'amour ». Nul ne l'a compris et vécu, enseigné et
montré comme Jésus, dans l'ensemble des « Mystères » de sa vie, de
l'Incarnation à la Passion glorieuse. C'est bien pourquoi, selon Thé-
rèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, il n'est rien de plus impor-
tant que d'« aimer Jésus et le faire aimer ».
Féminine, concrète, incarnée, la christologie de Thérèse est à la fois
symbolique, évangélique et missionnaire. Elle est à tous ces titres sus-
ceptible d'éclairer tant les spirituels et les « simples fidèles » que les
apôtres et les théologiens eux-mêmes.

Joseph DORÉ
Préface

En choisissant, dès neuf ans, de s'appeler sœur Thérèse « de


l'Enfant-Jésus » lorsqu'elle serait carmélite puis, à dix-sept ans, en
ajoutant à ce nom « de la Sainte-Face », Thérèse Martin signifiait pour
elle et pour nous - innombrables disciples à travers le monde depuis
cent ans - l'essentiel de sa vie et de son enseignement.
D'ailleurs, lorsque le 9 juin 1897, sa sœur Céline, excellente photo-
graphe (devenue sœur Geneviève de sainte Thérèse au carmel de
Lisieux), voudra prendre un cliché testamentaire de sa jeune sœur très
malade, celle-ci, quasi solennellement, à genoux, en manteau blanc de
cérémonie, tiendra en ses mains fiévreuses les deux images de bré-
viaire qu'elle a composées : l'Enfant-Jésus et la Sainte-Face.
Ainsi demeurera-t-elle pour la postérité. Son nom signifie sa voca-
tion qu'elle a si souvent exprimée ainsi : « Aimer Jésus et le faire
aimer. » Tel est le but de sa vie, comme elle l'affirme dès le début de
son Offrande à l'amour miséricordieux le 9 juin 1895, en la fête de la
Sainte-Trinité, moment capital de son évolution spirituelle. Cette
photo et cette parole synthétisent parfaitement sa vie, sa vocation dans
l'Église et le monde.
e
A l'aube du III millénaire, alors que le pape Jean-Paul II propose
une catéchèse universelle préparatoire à tous les catholiques, l'année
1997 est plus spécialement consacrée au Christ Jésus. C'est aussi
l'année du centenaire de l'« entrée dans la vie » (LT 244) de sainte
Thérèse de l'Enfant Jésus de la Sainte-Face (30 sept. 1897). Cette ren-
contre de dates est plus qu'une heureuse coïncidence.
Je me réjouis profondément que mon frère carme, le père François-
Marie Léthel, ait pu écrire cette christologie thérésienne dans la collée-
tion « Jésus et Jésus-Christ ». Non seulement elle vient à son heure
pour le centenaire thérésien, mais elle s'inscrit parfaitement dans la
préparation du jubilé de l'an 2000. Dans le paysage si flou de la nébu-
leuse mystico-ésotérique, dans le dialogue interreligieux du XXI siècle,e

rien n'est plus urgent pour les chrétiens que de retrouver leur identité.
Comment dialoguer sereinement si l'on ignore qui on est, à quoi l'on
croit et à qui on veut donner sa vie ? Le cœur de la foi chrétienne est
le Mystère trinitaire révélé par Jésus comme Amour miséricordieux
dans l'Esprit-Saint.
La tentation gnostique et néo-païenne resurgit avec force en cette
fin de siècle. Les études du P. Léthel sur les femmes mystiques chré-
tiennes - sa théologie est symbolique et ne s'enferme pas dans la seule
spéculation masculine - ont montré que les saintes Catherine de
Sienne, Jeanne d'Arc, Claire d'Assise, Thérèse d'Avila, la Bienheu-
reuse Dina Bellanger et tant d'autres n'ont jamais sombré dans la
gnose.
Il me semble que la raison en est simple : les femmes savent ce que
sont la naissance et la mort avec toute leur connaissance réaliste du
corps.
Thérèse Martin est de la même lignée. Femme, normande réaliste,
l'Incarnation rédemptrice est au cœur de sa foi, de son espérance, de
son amour. Avec Marie de Nazareth, Vierge et Mère, elle a parcouru la
route de la crèche à la Croix glorieuse, faisant le chemin de croix avec
les saintes femmes. Avec elles, elle a suivi son Bien-Aimé jusqu'au
Calvaire, vivant elle-même une compassion missionnaire en son corps
rongé par la tuberculose et son esprit enténébré par l'épreuve de la foi
et de l'espérance des dix-huit derniers mois de sa vie. C'est sans doute
à cette époque qu'elle gravera dans le bois de la porte de sa cellule :
« Jésus est mon unique Amour. »
En 1973, lors du centenaire de la naissance de Thérèse Martin, le
P. Hans Urs von Balthasar souhaitait que l'apport des femmes mys-
tiques puisse « enfin être pris au sérieux et intégré par la corporation.
Cependant, après le message de Lisieux, il faudrait enfin y songer
1
dans la reconstruction actuelle de la dogmatique ».
En 1997, ce livre comble parfaitement le souhait du grand théolo-
gien suisse. J'espère qu'il convaincra ses lecteurs de la profondeur de
la théologie thérésienne. Ils ne feront que rejoindre la longue cohorte

1. « Actualité de Lisieux » dans Thérèse de Lisieux, conférences du centenaire


1873-1977, Nouvelles de VInstitut catholique de Paris, 1973, p. 121.
PRÉFACE 15

des exégètes thérésiens : les Petitot, Desbuquois, Marie-Eugène de


l'Enfant-Jésus, Philipon, Rideau, Piat, Journet, Combes, Garrone,
François de Sainte-Marie, Daniélou, Congar, Philippe de la Trinité,
Durrwell, Bouyer, Molinier, Le Guillou, Laurentin, Bro, Six, Descou-
vemont, De Meester..., en se limitant - presque - à la France et en
n'étant pas du tout exhaustifs !
Sainte Thérèse de Lisieux, « parole de Dieu pour le monde » (Pie XI),
a profondément marqué ce siècle finissant, jusque dans l'esprit du
concile Vatican II, tenant sa place dans le Catéchisme de VÉglise
catholique (1992). Elle marquera sans aucun doute le siècle qui va
commencer.
« Ah ! malgré ma petitesse, je voudrais éclairer les âmes comme les
prophètes, les docteurs... » (Ms B, 3 r°).

Guy GAUCHER
Evêque auxiliaire de Bayeux et Lisieux
Introduction
La « science d'amour »

« Je désirerai au ciel
la même chose que sur la terre :
aimer Jésus et le faire aimer \ »

Ces simples mots écrits par Thérèse quelques mois avant sa mort
sont la plus belle définition de sa mission et du sens de toute sa vie. Ils
sont aussi le meilleur résumé de toute sa doctrine, de sa théologie qui a
toujours comme objet l'Amour de Jésus. Thérèse n'a vécu que pour
aimer Jésus et connaître son amour, pour « connaître l'amour du Christ
qui surpasse toute connaissance » (Ép 3, 19). Pour elle comme pour
saint Paul, « vivre, c'est le Christ » (Ph 1, 21), c'est « vivre d'amour »
(PN 17), c'est «aimer jusqu'à mourir d'amour» (Ms C 7 v°). Elle
désirait « vivre dans un acte de parfait amour », continuellement renou-
velé « à chaque battement de son cœur » (Pri 6). Cet acte d'amour qui
animait toute sa vie est comme le grand refrain de ses écrits, sous la
forme de la très simple expression : « Jésus je t'aime. » C'est dans cet
acte d'amour qu'elle est morte, ou plutôt qu'elle est « entrée dans la
vie» (cf. LT 224), le 30 septembre 1897. Ses dernières paroles ont

1. LT 220. Nous citerons toujours les Écrits de Thérèse en utilisant les sigles :
Ms A, B, C, pour les Manuscrits autobiographiques, LT pour les Lettres, PN pour les
Poésies, RP pour les Récréations pieuses, et Pri pour les Prières. Les textes sont tou-
jours cités d'après l'édition critique des Œuvres de Thérèse : La Nouvelle Édition du
centenaire (Cerf/DDB, 8 vol., Paris, 1992). Les textes de Thérèse publiés dans cette
édition ont été repris en un volume sous le titre de Œuvres complètes (Cerf/DDB,
Paris, 1992). C'est ce dernier volume que nous utilisons habituellement.
été : « Mon Dieu je vous aime » (CJ 30/9) ; elle parlait à Jésus, en
regardant le crucifix qu'elle serrait dans ses mains.

« Attirez-moi, nous courrons »

Pour comprendre toute la force de l'expression thérésienne, « aimer


Jésus et le faire aimer », il faut rappeler les paroles de Jésus annonçant
la puissance salvifique de sa mort et de sa Résurrection : « Lorsque je
serai élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 33).
Cette attraction que Jésus exerce sur tous les hommes par son Esprit
qui remplit tous les temps et tous les lieux, Thérèse la comprend
comme étant l'attraction de l'Amour. Elle en parle avec splendeur à la
fin de son dernier Manuscrit en s'appropriant les paroles que l'épouse
du Cantique des cantiques adresse à son Époux : « Attirez-moi, nous
courrons » (Ct 1/4 ; Ms C 34 r°). Cette force d'attraction qui anime
toute sa vie, Thérèse l'exprime alors avec les symboles de l'eau et du
feu, symboles de l'Esprit-Saint.
C'est d'abord avec le symbole de l'eau qu'elle révèle tout le dyna-
misme de la grâce du baptême dans sa vie :

« Ô Jésus, il n'est donc pas m ê m e nécessaire de dire : En m'atti-


rant, attirez les âmes que j ' a i m e ! Cette simple parole, « Attirez-moi »,
suffit. Seigneur, j e le comprends, lorsqu'une âme s'est laissée captiver
par Vodeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule,
toutes les âmes qu'elle aime sont entraînées à sa suite ; cela se fait sans
contrainte, sans effort, c'est une conséquence naturelle de son attrac-
tion vers vous. D e m ê m e qu'un torrent, se jetant avec impétuosité dans
l'océan, entraîne après lui tout ce qu'il a rencontré sur son passage, de
m ê m e , ô m o n Jésus, l'âme qui se plonge dans l'océan sans rivage de
votre amour attire avec elle tous les trésors qu'elle p o s s è d e . . . Seigneur,
vous le savez, j e n'ai point d'autres trésors que les âmes qu'il vous a
plu d'unir à la mienne » (Ms C 34 v°).

Parvenue à la plus haute sainteté, Thérèse vit simplement la réalité


de son baptême, par laquelle elle a été « plongée » une fois pour toutes
dans le Christ, dans les fleuves d'eau vive qui jaillissent de son cœur
transpercé (cf. Jn 7, 38 ; 19, 34). Par le baptême, cette même eau vive
qu'elle a reçue de Jésus est devenue dans son propre cœur « une
source d'eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 14). Mais le jaillisse-
ment de cette source baptismale est finalement devenu comme ce
fleuve infranchissable contemplé par le prophète Ezéchiel (Ez 47, 5),
comme « ce torrent qui se jette avec impétuosité dans l'océan » et qui
« entraîne après lui tout ce qu'il a rencontré sur son passage ». L'eau
vive de l'Esprit-Saint qui vient de Jésus avec une puissance infinie
retourne à Lui avec la même puissance, dans ce mouvement de retour
par lequel le Sauveur du monde attire à Lui tous les hommes.
Thérèse utilise ensuite le symbole du feu pour décrire la même
attraction de l'amour. Elle l'utilise à la manière des Pères, comme sym-
bole de la divinisation : l'humanité divinisée est comme le fer rendu
incandescent par le feu. Ce feu, c'est l'Esprit-Saint donné à la Pente-
côte, amour éternel du Père et du Fils, amour de Jésus, Fils incarné,
donné à toute l'Eglise et à chacun dans l'Église. Comme les premiers
disciples réunis au Cénacle « avec Marie, Mère de Jésus » (Ac 1, 14),
c'est dans la prière que Thérèse demande et reçoit ce feu qui « la pénètre
et l'imbibe de sa brûlante substance » :

« Voici m a prière, j e demande à Jésus de m'attirer dans l e s


flammes de son amour, de m'unir si étroitement à Lui, qu'il vive et
agisse en moi. Je sens que plus le feu de l'amour embrasera mon cœur,
plus j e dirai : Attirez-moi, plus les âmes qui s'approcheront de m o i
(pauvre petit débris de fer inutile, si j e m'éloignais du brasier divin), plus
ces âmes courront avec vitesse à l'odeur des parfums du Bien-Aimé, car
une âme embrasée d'amour ne peut rester inactive » (Ms C 3 6 r°).

Ces paroles de Thérèse jettent la plus vive lumière sur toute sa vie
et expliquent son extraordinaire rayonnement. C'est en étant elle-
même si totalement attirée dans les flammes de l'Amour de Jésus - au
point d'en être incandescente - qu'elle est devenue si attirante, attirant
à Jésus. Elle ne cesse d'attirer vers Lui tant d'hommes et de femmes
dans le monde entier, au-delà de toutes les frontières. C'est simple-
ment en l'aimant qu'elle le fait aimer, en manifestant à travers sa vie,
comme à travers un pur miroir, toute la beauté fascinante et attirante
de l'Amour de Jésus. Car, en définitive, le cœur humain ne peut être
attiré librement et irrésistiblement que par l'amour, comme le dit si
bien sainte Catherine de Sienne \ montrant en particulier comment le
cœur endurci de l'homme pécheur ne peut être touché et sauvé que par
cet amour infini que Dieu nous a révélé et donné en son Fils. Créé par
cet amour et pour cet amour, le cœur humain en a toujours soif, il a
infiniment soif d'aimer et d'être aimé. Et parce que le message de
Thérèse vient de cette profondeur essentielle du cœur humain, il le
rejoint à la même profondeur. C'est un message qui va droit au cœur,

1. SAINTE CATHERINE DE SIENNE, Dialogue, chap. xxvi.


qui parle à ce cœur profond qui est toujours le même à travers les
époques et les cultures les plus différentes.

La science des saints

Cette incandescence lumineuse et rayonnante de l'Amour de Jésus


est aussi la plus haute « science », que Thérèse a conscience de parta-
ger avec tous les saints :

« Tous les saints l'ont compris et plus particulièrement peut-être


ceux qui remplirent l'univers de l'illumination de la doctrine évangé-
lique. N ' e s t - c e point dans l'oraison que les saints Paul, Augustin, Jean
de la Croix, Thomas d'Aquin, François, Dominique et tant d'autres
illustres A m i s de D i e u ont puisé cette science divine qui ravit les plus
grands génies ? U n savant a dit : "Donnez-moi un levier, un point
d'appui, et j e soulèverai le monde." Ce qu'Archimède n'a pu obtenir,
parce que sa demande ne s'adressait point à Dieu et qu'elle n'était faite
qu'au point de vue matériel, les saints l'ont obtenu dans toute sa pléni-
tude. Le Tout-Puissant leur a donné pour point d'appui : lui-même et
lui seul ; pour levier : V'oraison, qui embrase d'un feu d'Amour, et
c'est ainsi qu'ils ont soulevé le monde ; c'est ainsi que les saints encore
militants le soulèvent et que, jusqu'à la fin du monde, les saints à venir
le soulèveront aussi » (Ms C 36 r°-v°).

Parce qu'elle est une sainte, Thérèse est capable de saisir de l'intérieur
l'unité de la « science » de tous les saints, cette « science divine », plus
que géniale, qui est proprement « cqnnaissance de Dieu », théologie. Elle
dépend essentiellement de l'Amour, puisque « celui qui aime est né de
Dieu et connaît Dieu, tandis que celui qui n'aime pas n'a pas connu
Dieu, car Dieu est Amour» (1 Jn 4, 7-8). C'est la même et unique
« science » que tous ces « connaisseurs de Dieu » ont puisée à la même
source de la prière, la seule science qui soit capable de « soulever le
monde » parce que seule elle est « science d'amour » (Ms B 1 r°), parce
qu'elle est la lumière de l'Amour de Jésus.
La liste des saints donnée par Thérèse est remarquable : après
l'Apôtre Paul, théologien inspiré, elle réunit un Père de l'Église,
Augustin, un Docteur médiéval, Thomas d'Aquin, et ces mystiques
que sont François d'Assise, Dominique et Jean de la Croix. Après la
clôture de la Révélation, en effet, c'est-à-dire après l'époque aposto-
lique, dans l'histoire de l'Église depuis les origines jusqu'à nos jours,
la lumière la plus complète de cette commune théologie des saints se
manifeste à travers les Pères, les Docteurs et les mystiques comme à tra-
vers les trois faces inséparables d'un prisme \ Entre les uns et les autres,
il y a certes la plus grande diversité, mais ce pluralisme est la plus mer-
veilleuse complémentarité. C'est ainsi que les autres saints éclairent
Thérèse, et qu'elle les éclaire en retour. Parmi tous ceux qu'elle cite ici,
seuls saint Paul et saint Jean de la Croix sont à proprement parler ses
sources. Toutefois, la mention des autres saints n'est pas moins significa-
tive, en particulier celle de saint François et de saint Thomas.
En effet, Thérèse réunit spontanément François le poverello d'As-
sise et Thomas, le grand Docteur, fils de saint Dominique, comme
représentants de cette même science divine. Déjà Dante, dans son
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Paradis , avait opéré le même paradoxal rapprochement, en faisant
prononcer l'éloge de saint François par saint Thomas, et cela afin de
montrer non seulement leur accord, mais plus profondément encore
l'hommage de la science de saint Thomas s'inclinant devant la science
encore plus haute de saint François. La même vérité avait déjà été
exprimée par saint Bonaventure, le grand Docteur franciscain, contem-
porain de saint Thomas et avec lui représentant éminent de la théologie
universitaire. Bonaventure, en effet, n'hésitait pas à parler de la
« science » et de la « théologie » de François comme étant bien au-des-
3
sus de la « science » et de la « théologie » des Maîtres de l'université .
Tout cela montre comment François, le plus grand saint du Moyen Âge,
a été aussi reconnu comme le plus grand théologien du Moyen Âge. Il en
va exactement de même pour Thérèse : celle que saint Pie X avait appelée
« la plus grande sainte des Temps modernes » sera sûrement reconnue
comme étant aussi la plus grande théologienne des Temps modernes.
Le rapprochement entre François et Thérèse est très éclairant, entre la
pauvreté de François et la petitesse de Thérèse, qui sont le plus pur miroir
de Jésus et de son amour, la pure transparence de l'Évangile. Le « petit
pauvre » et la « petite sainte » sont les témoins de la plus haute « réflexion
théologique» qui n'est pas d'abord réflexion sur le mystère, mais
réflexion du Mystère. C'est ainsi que François et Thérèse « réfléchissent »
le Mystère de Jésus par le pur miroir de leur vie. À travers François
comme à travers Thérèse, on ne voit rien d'autre que Jésus, l'Évangile
de Jésus, l'Amour de Jésus. Telle est la même caractéristique fonda-

1. Ce texte de Thérèse est un des principaux fondements de toute ma recherche


sur la théologie des saints. À ce titre, je l'ai cité au début de mon livre : Connaître
VAmour du Christ qui surpasse toute connaissance. La théologie des saints (éd. du
Carmel, Venasque, 1989, p. 6). Ce livre sera désigné par le sigle TS.
2 . La Divine Comédie, Paradis, chant XL
3 . SAINT BONAVENTURE, Vie de saint François (Legenda Major), chap. xi, n° 2 .
mentale de leur sainteté, de leur incomparable rayonnement dans le
monde entier, au-delà de toute frontière culturelle et même religieuse.
François et Thérèse illustrent ensemble le grand paradoxe de
l'Évangile, selon lequel les plus petits sont les plus grands dans le
Royaume des cieux (cf. Mt 18, 4). Leur suprême grandeur est à la
mesure de leur extrême petitesse et pauvreté. François et Thérèse ont
fondamentalement la même manière d'interpréter l'Évangile, en le
vivant pleinement dans la plus intime communion avec Jésus, dans
une parfaite imitation de Jésus. Bien loin d'être naïve, une telle inter-
prétation de l'Évangile dans l'amour de Jésus représente le maximum
de l'herméneutique ecclésiale ; elle ne s'oppose nullement à l'étude
scientifique du texte sacré, puisque Thérèse elle-même aurait voulu
connaître le grec et l'hébreu pour mieux pénétrer l'Écriture sainte \ En
interprétant ainsi l'Évangile dans son « plein », c'est-à-dire insépara-
blement dans l'Esprit et dans la lettre, François et Thérèse donnent
comme une « représentation » vivante de Jésus, non pas de l'extérieur
comme pourraient le faire des acteurs, mais de l'intérieur, dans l'esprit
même de Jésus. C'est ainsi qu'en lisant l'Évangile Thérèse « respire
les parfums de la vie de Jésus » (Ms C 36 v°).
C'est donc dans ce grand cadre de la théologie des saints que nous
allons nous efforcer d'interpréter la christologie thérésienne. Thérèse
prend place dans cette « ronde des saints » peinte par le Bienheureux
fra Angelico : elle donne la main aux autres saints, et elle tend la main
à l'homme d'aujourd'hui, lui aussi appelé à la plénitude du même
amour, à la même sainteté (cf. Lumen gentium, chap. v). Pour cela, il
nous semble nécessaire, dans cette introduction, de présenter d'abord
quelques aspects essentiels de la christologie des saints. En partant de
cette contemplation plus large du Christ des saints, nous proposerons
ensuite une interprétation théologique des Écrits de Thérèse.

I. LE CHRIST DES SAINTS

Le Christ des saints est le « Jésus de l'amour », selon une expres-


sion employée par Thérèse elle-même (LT 92). Il s'agit de Jésus
aimant et de Jésus aimé dans le même amour qui est la charité, le plus
grand don de l'Esprit-Saint. C'est le Dieu Amour qui s'est fait homme :
« Jésus Amour », selon la formule clé de sainte Catherine de Sienne à

1. CSG, p. 80.

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