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Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857

Lecture méthodique thématique

Présentation : Il s’agit d’un sonnet de Baudelaire extrait des Fleurs du Mal parues en 1857. Dans
cette partie du recueil, intitulée « Tableaux parisiens », le poète peint des scènes de la vie quotidienne,
scènes prises sur le vif et d’autant plus fortes que Baudelaire en saisit la soudaineté. Dans le poème « A
une passante », il évoque une rencontre aussi inattendue que violente. Il propose par ailleurs l’image
d’une femme à la fois belle et mystérieuse, qu’il aperçoit de manière éphémère. Enfin, il voue cette
relation amoureuse à l’échec avant même qu’elle ait pu commencer.

I . La violence de la rencontre

a) le contexte de la rue

Avant même d’évoquer les circonstances précises de la rencontre, le titre de la partie du recueil
concernée (« Tableaux parisiens ») et celui du sonnet nous indiquent qu’il s’agit d’un univers urbain. En
effet, Baudelaire arrête son regard sur « une passante » aperçue dans Paris. Dans ce poème, c’est aussi
sa propre vision de la ville que le poète nous invite à partager, vision qui s’avère plutôt péjorative comme
nous allons le souligner.
En effet, Baudelaire situe cette rencontre dans un contexte particulièrement agressif. La
première phrase traduit la violence de cette atmosphère. La coïncidence du vers et de la phrase donne à
cette dernière une extraordinaire densité qui fait ressortir le tumulte environnant : « la rue
assourdissante autour de moi hurlait ». Le vocabulaire choisi montre à quel point le vacarme semble
insupportable au poète. Il accentue l’idée d’enfermement en plaçant l’expression « autour de moi » au
milieu de deux termes relatifs au bruit : « assourdissante » et « hurlait ». Qui plus est, on peut
remarquer le choix des sonorités, en particulier les assonances en « u ; ou » et les allitérations en « r ;
s » qui renforcent l’impression d’un vacarme intolérable.

b) la violence du « coup de foudre »

Au milieu de cet environnement lui-même agressif, la rencontre fait l’effet d’un véritable choc :
« un éclair... puis la nuit! ». Toute la violence de la vision est résumée dans cette expression qui associe
de manière antithétique deux termes qui évoquent des univers opposés. A la lumière fulgurante et
brutale de « l’éclair » (on note bien-sûr le rapprochement implicite avec la foudre), Baudelaire oppose
immédiatement le noir et l’obscurité totale du mot « nuit », comme si précisément une lumière d’une
telle intensité l’avait ébloui et rendu aveugle. Qui plus est, cette impression est confirmée par
l’utilisation de l’adverbe « puis » précédé des points de suspension qui semble indiquer la succession des
événements dans le temps, l’un étant la conséquence de l’autre. Par ailleurs, la violence de cette
apparition est encore soulignée par la ponctuation : ici, Baudelaire utilise l’exclamation. Enfin, il prend
soin de placer le mot « nuit » à la césure et de le faire suivre d’une pause dans la lecture indiquée par
l’emploi d’un tiret. Il le met ainsi particulièrement en relief et insiste sur le vide, le néant qui succède à
cet éblouissement.
De plus, une violence latente apparaît ailleurs dans le sonnet, notamment au travers de termes
comme « extravagant ; ouragan ; tue ; soudainement ». Elle n’est donc pas seulement relative à la
rencontre elle-même, elle caractérise aussi l’état d’esprit du poète et ce qu’il perçoit dans le regard de
la femme qu’il contemple. L’écriture baudelairienne, dans Les Fleurs du Mal en particulier, contribue à
mettre en relief ces tensions internes, entre deux points extrêmes : le bien et le mal, la vie et la mort,
l’amour et la violence...

II . L’image de la femme

a) la beauté de la passante

Dans les trois derniers vers du premier quatrain et le premier vers du deuxième, Baudelaire
décrit la passante qu’il observe. Il souligne sa beauté en mettant d’abord en valeur sa silhouette
longiligne avec les adjectifs « longue » et mince ». Le rythme du vers lui-même semble insister sur la
grâce de cette femme. En effet, les groupes syllabiques vont croissant ; cette cadence majeure fait
ressortir la noblesse de la démarche de cette passante, sa distinction. La même idée est reprise dans le
premier vers du deuxième quatrain : « agile et noble, avec sa jambe de statue ». La métaphore utilisée
par Baudelaire qui rapproche cette femme d’une oeuvre d’art met en relief sa beauté parfaite,
sculpturale. Baudelaire met en lumière la légèreté des mouvements de cette passante qui font une
grande part de son charme : « soulevant, balançant ; agile ». Sa démarche ressemble à une danse tant
elle est gracieuse.
Par ailleurs, le poète détaille également la tenue vestimentaire de la passante dont il montre
l’élégance : « le feston et l’ourlet ». L’adjectif « fastueuse », bien qu’il qualifie la main de la femme,
connote le raffinement, la richesse. De plus, l’expression « en grand deuil » qui indique que cette
passante est habillée de noir, contribue encore à mettre en évidence son allure distinguée et digne d’une
reine : on peut ainsi relever l’emploi de l’adjectif « majestueuse ».

b) une femme mystérieuse et duelle

Pour une part, le charme de cette passante tient sans doute au mystère qui l’entoure. En effet,
ni le titre du sonnet ni le poème lui-même ne donnent d’indications précises sur l’identité de cette
femme. On remarque d’ailleurs l’utilisation que Baudelaire fait des articles indéfinis : « à une passante ;
une femme ». Qui plus est, le poète se contente de la voir et de la décrire mais il ignore tout de cette
femme. Ainsi apparaît-elle « en grand deuil » sans que le poète puisse témoigner de son histoire. De
même, la fin du sonnet laisse une grande part d’incertitude quant au devenir de cette femme : «  ne te
verrai-je plus que dans l’éternité? ; j’ignore où tu fuis ».
En outre, le mystère et le trouble suscités par cette passante sont renforcés par la dualité de sa
personnalité sur laquelle Baudelaire insiste. En effet, il souligne d’une part la « douceur qui fascine » et
d’autre part « le plaisir qui tue ». La proximité de ces expressions réunies dans un même vers
exacerbent le contraste, de même que le parallélisme de la construction de l’alexandrin : nom / pronom
relatif / verbe. Cette forte contradiction qui définit souvent la femme dans l’univers baudelairien est
reprise dans l’évocation de son «oeil » par la métaphore céleste : « ciel livide où germe l’ouragan ».
Grâce à cette image, le poète met en relief une violence terrible et destructrice dissimulée sous une
apparente quiétude. Baudelaire montre donc l’extraordinaire pouvoir de vie et de mort de la femme,
notamment dans le vers suivant : « dont le regard m’a fait soudainement renaître ». Ce seul instant
semble l’avoir profondément bouleversé et fait sortir de sa léthargie.
III . Un échec amoureux « programmé »

a) mouvement et immobilité

Cette rencontre amoureuse semble vouée à l’échec avant même d’avoir pu commencer. En effet,
le titre lui-même : « à une passante » évoque déjà une impossible communication. Il suggère avant tout le
caractère bref et éphémère de cette rencontre ; la femme ne fait que passer, elle ne s’arrêtera pas.
C’est pourquoi le verbe passer est repris dans le premier quatrain : « une femme passa », faisant
directement écho au titre de ce sonnet. De plus, la disparition inéluctable de la passante est soulignée
par l’idée de fuite mentionnée à deux reprises  : « fugitive beauté ; tu fuis ». Elle est mise en relief par
la structure même du poème, en particulier avec l’enjambement des vers 9 et 10 qui semble l’accentuer.
Outre cette fuite irrémédiable, deux constantes opposent tout au long du sonnet le poète et la
femme qu’il observe. En effet, tandis que la « passante » est, comme son nom l’indique, caractérisée par
le mouvement, le poète lui, est condamné à l’immobilité : « moi, je buvais, crispé comme un extravagant ».
Ce vers, mis en relief par le pronom personnel du début qui marque une rupture avec ce qui précède,
souligne la fixité de l’observateur, probablement assis à la table d’un café. Les adjectifs « crispé » et
« extravagant », plutôt péjoratifs ici, trahissent l’état de tension interne du poète, incapable de rien
faire.

b) le poids de la fatalité

Si dans les deux quatrains, Baudelaire parle de la passante à la troisième personne du singulier,
dans les deux tercets au contraire, il emploie la deuxième personne du singulier : «  ne te verrai-je plus ;
tu fuis ; tu ne sais ; ô toi » comme s’il s’adressait directement à cette passante. Or, son discours est
finalement tourné vers lui-même et ne trouve aucune réponse auprès de la femme à laquelle il est
destiné. Il se livre en quelque sorte à une introspection qui s’achève sur un constat d’échec.
D’ailleurs, plus que le récit quasi anecdotique du début, la fin du sonnet prend une dimension
symbolique. Elle montre la présence d’une fatalité contre laquelle le poète ne peut pas lutter. On relève
ainsi dans le dernier tercet de multiples phrases exclamatives qui souligne le destin tragique des êtres
qui ne se rencontreront jamais vraiment : « Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être! ». Elles
mettent aussi en évidence le pessimisme de Baudelaire et son amertume :  « ô toi que j’eusse aimée, ô
toi, qui le savais! ». Le conditionnel passé du dernier vers, de même que le parallélisme de la construction
et l’égalité des deux hémistiches, marque le désespoir du poète, sa lucidité sur une triste condition
humaine.

Conclusion : Dans ce sonnet, Baudelaire exprime des sentiments violents, poussés à leur
paroxysme. D’abord, c’est un contexte agressif et bruyant qui est le cadre d’une rencontre amoureuse
qui s’avère très décevante et frustrante pour le poète. Ephémère et inattendue, elle est vouée à l’échec
avant même d’avoir pu se construire. Confronté à une image de la femme à la fois séductrice et
destructrice dont il souligne la contradiction intrinsèque, le poète est renvoyé à son propre échec. C’est
alors l’occasion pour lui de peindre une allégorie de la condition humaine dont il traduit la solitude et la
vanité.

Travail proposé par Yasmine Aucher, prof. de Lettres modernes – yasmine.aucher@wanadoo.fr

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