EMMA QUINN
SOMMAIRE
Revendiquer le Bébé
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
EMMA QUINN
1
Jessie
J
e n'arrivais pas à le croire. Tandis que je regardais autour de moi le petit
appartement de deux chambres en plein centre-ville, je me demandais
comment je m'étais retrouvée là. Ce n'était pas ainsi que ma vie était censée
se dérouler. J'avais un projet. En fait, j'avais des tas de projets, j'avais passé
toute ma vie à faire des projets. Je devais être la seule personne au monde que
ça ne gênait pas quand on me demandait où je me voyais dans cinq, dix ou
vingt ans. J'avais cru que c'était un cadeau du ciel, mais ça s'avérait être une
malédiction.
Je fermai lentement les yeux et visualisai ma vie que j'envisageais autrefois.
J'étais censée terminer mes études, faire de mon poste à mi-temps au cabinet
d'avocats du coin un emploi permanent, puis acheter une maison pas loin de
chez mes parents et trouver l'homme de mes rêves pour fonder avec lui ma
petite famille idéale. Une clôture en piquets blanche, une carrière, la vie de
rêve en banlieue résidentielle.
Mais, évidemment, quand Anya est venue me voir en sanglotant et m'a tout
raconté sur sa "situation", qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ? Il fallait que
j'abandonne tout pour l'aider. Franchement, je n'avais pas le choix, dans cette
situation. Elle avait besoin de moi, et, étant sa sœur aînée, c'était à moi de la
protéger. Nos parents auraient essayé de l'aider, mais ils n'auraient pas pu
faire grand-chose. Pas en ayant la famille O’Donnell sur le dos. Ç'aurait été
l'enfer.
J'avais essayé de prévenir Anya au sujet de Stephen, que ça ne pouvait que
mal finir, mais comme l'idiote entêtée qu'elle était, elle avait foncé quand
même, et voilà qu'elle se retrouvait dans de terribles ennuis.
« Tu crois que le berceau va rentrer dans la seconde chambre ? » demanda-t-
elle d'une petite voix derrière moi. J'entendais presque la peur mêlée au ton
de sa voix, elle n'était pas ravie de tout ça, tout comme moi. « Ou bien est-ce
que je devrais prendre l'autre ? »
J'ouvris les yeux au prix d'un effort et plaquai de force un sourire radieux sur
mon visage. Ce que je pensais de cette situation n'avait aucune importance. Il
ne s'agissait pas de moi. J'étais là pour soutenir Anya, et c'était exactement ce
que j'allais faire. Même si ça me minait.
Lorsque je croisai son regard et que je remarquai la profonde souffrance qui
s'y trouvait, je me sentis coupable ne fût-ce que de lui en vouloir pour quoi
que ce fût dans cette histoire. Elle avait suffisamment peur comme ça de faire
face à un avenir incertain toute seule, elle n'avait pas besoin que j'empire les
choses.
On se ressemblait énormément, avec nos cheveux blond cendré et nos yeux
bleus. Elle était beaucoup plus grande que moi, et désormais beaucoup plus
ronde aussi, mais les différences ne s'arrêtaient pas là. Sur le plan de la
personnalité, on était diamétralement opposées. Elle était plus légère, plus
spontanée, plus libre que moi, j'imagine. D'une certaine manière, j'étais
jalouse, mais je n'aurais jamais pu être comme elle.
« Prends la chambre que tu veux. » Je haussai les épaules d'un air blasé. « Je
m'en fiche. Quand je commencerai à bosser, je ne serai pas souvent là de
toute façon. Je vais être très occupée au restaurant. »
J'avais toutes les qualifications et la réputation nécessaire pour obtenir un bon
poste là-bas, chez nous, mais ici personne ne me connaissait, donc j'allais
mettre un peu de temps pour m'introduire dans le milieu du droit. À la place,
il fallait que je travaille comme serveuse pour l'instant. Juste pour payer nos
factures. C'était un mal nécessaire, puisque Anya s'était bien trop arrondie
désormais pour que quiconque l'engage. C'était sur moi que reposait la
pression.
« Ouais, je sais. » L'expression d'Anya se décomposa. « Je suis désolée que tu
aies dû subir tout ça, je sais que ce n'est pas ce que tu veux. »
Elle me prit les mains et plongea longuement et profondément son regard
dans mes yeux. Je sentis le regret qui émanait d'elle, ce qui me fit culpabiliser
encore plus. S'il s'était agi de n'importe qui d'autre au monde, j'aurais été
furieuse. Mais pas envers Anya.
« Ça ne fait rien. J'imagine... » Je me mordis la lèvre, et m'en voulus d'avoir
seulement besoin de dire ça. « Si jamais on avait vraiment des difficultés
financières, on pourra toujours demander un peu d'argent à Stephen... pas vrai
?»
Anya fit un pas en arrière, les traits gagnés par la stupéfaction. Elle croisa les
bras sur son ventre dans une attitude protectrice comme si elle avait cru qu'il
était sur le point de débarquer et d'arracher le bébé de son ventre. « Hors de
question, il ne doit jamais l'apprendre. »
On avait déjà eu cette conversation avant, plus d'une fois, mais il fallait que je
lui pose la question. « Rappelle-moi pourquoi il ne faut pas ?
— Parce que son père me déteste, tu le sais bien. Il pense que son précieux
fiston devrait sortir avec une fichue princesse ou un truc comme ça, pas une
nana issue de ce qu'il considère comme une famille de classe inférieure. » Je
savais qu'elle avait raison, tout le monde savait ça sur la famille O'Donnell,
mais ça me faisait toujours grincer des dents quand je l'entendais. « Il essayait
toujours de nous séparer de toute façon. Tu sais pertinemment qu'il aurait pris
le bébé ou qu'il aurait voulu que j'avorte ou un truc comme ça. Il est horrible.
» Elle frémit violemment à son souvenir. « Je le hais, vraiment. C'est
quelqu'un d'ignoble. »
Je savais qu'elle disait la vérité, en plus, parce que rien d'autre au monde
n'aurait pu les séparer, Stephen et elle. Anya était absolument folle de lui.
Alors même que tout le monde lui disait que ça ne pourrait se terminer que
par un chagrin d'amour, elle refusait de l'entendre. Il était tout pour elle. Ça
l'avait absolument dévastée, mais elle aimait son enfant à naître encore plus.
Elle voulait protéger son bébé, et c'était ça le plus important. J'admirais sa
force.
« D'accord, tu as raison. » Je remis brutalement mon masque, avec un sourire
radieux. « Je vais juste bosser comme une dingue pour faire en sorte que ça
n'arrive pas. On peut très bien s'en sortir sans la famille O’Donnell de toute
façon. Qui a besoin d'eux ? »
Heureusement, Anya vit que j'essayais de détendre l'atmosphère avec une
plaisanterie sur cette situation, et elle rejeta la tête en arrière pour éclater de
rire. Elle n'avait pas de plan de toute façon, donc ce n'était pas trop
problématique pour elle. Franchement, elle allait sans aucun doute être une
bonne maman, en plus. Elle avait tout bonnement un don pour tout arranger.
Une chance, j'imagine.
« À propos... » Un nouvel air coupable passa sur le visage d'Anya. « Tu crois
que tu pourrais être la tutrice de mon bébé ? Je sais que c'est un peu dingue,
mais je ne veux pas que les O'Donnell viennent un jour fourrer leurs doigts
cruels et venimeux dans la vie de mon bébé. Je n'ai pas prévu qu'il m'arrive
quoi que ce soit, mais si jamais c'est le cas... »
Bon sang, c'étaient les propos les plus empreints de maturité que je l'eusse
jamais entendue prononcer. Elle était bel et bien en train de faire des projets
pour l'avenir. Enfin, pour l'avenir de son bébé si jamais il lui arrivait quelque
chose, mais c'était mieux que rien.
« Bien sûr que oui. Tu le sais. Je ferai tout mon possible pour t'aider. »
Je fis un pas en avant et tendis la main pour caresser son ventre, et lorsque je
touchai la bosse le bébé donna un coup de pied pour communiquer avec moi.
Je sentis une vague d'amour me submerger lorsque ça se produisit, et je
ressentis également un élan protecteur. Je n'allais pas seulement être une tatie
normale pour ce bébé, j'allais être le deuxième parent, et désormais sa tutrice,
aussi. C'était étrange de me dire que j'aurais un rôle important. Je n'avais
jamais eu d'importance pour personne avant, donc c'était plutôt agréable.
« On va y arriver ensemble, toi et moi, la rassurai-je. Ne t'en fais pas pour ça.
— J'espère que tu as raison, vraiment. Plus que tout, je veux seulement qu'on
s'en sorte. Tous les trois. »
À cet instant, je me jurai de faire tout mon possible pour prendre soin d'Anya
et du bébé. Ce n'était pas la famille la plus normale au monde, on ne formait
pas exactement le tableau idéal de la cellule familiale, mais c'était sans
importance. Ce qui était normal n'était pas nécessairement ce qui était le
mieux. Tout irait bien. Il le fallait…
Mon front dégoulinait de sueur, l'épuisement envahissait mon corps, la plante
de mes pieds me faisait un mal de chien, mais il n'était pas encore temps que
j'arrête. Il me restait encore trois heures de boulot et plein de clients.
« Williams ! » cria le vieux chef grincheux de sa voix la plus forte. « Jessie
Williams.
— Ouais, c'est moi. » Je m'essuyai le visage et battis des paupières pour
chasser le sommeil. « Je suis là, qu'est-ce qu'il se passe ?
— C'est ta sœur. » Il me tendit le téléphone fixe, ce qui me surprit. On n'avait
en aucune circonstance le droit de prendre des appels personnels au boulot.
Ce devait être une urgence ou un truc comme ça. « Apparemment, le travail a
commencé.
— Oh merde, nom de Dieu ! » Le juron jaillit de ma bouche. « Déjà ? Elle est
en avance... »
Elle ne l'était pas vraiment, seulement d'un jour ou deux, mais je n'avais pas
prévu ça. J'avais pris des congés exprès pour l'assister pendant
l'accouchement, mais si le bébé arrivait maintenant, ça posait problème. Je ne
pouvais pas lui demander de se retenir encore trois heures. Mon cœur
martelait ma cage thoracique tandis que j'essayais de trouver un moyen d'y
arriver.
« Anya, est-ce que ça va ? » J'entendis aussitôt un souffle rauque et
douloureux. « Oh, mon Dieu, c'est maintenant ?
— File. » Le chef me chassa d'un geste de la main. « Je ne veux pas de toi ici.
»
On n'aurait pas dit qu'il était gentil à l'entendre, mais il n'avait jamais fait
preuve d'autant de bienveillance. Je lui adressai un long regard plein de
reconnaissance et formai le mot "merci" sur mes lèvres, mais il souffla d'un
air agacé.
« D'accord, ne t'en fais pas, Anya. Je suis en route, là. Attends-moi, d'accord
? J'amène la voiture. »
J'arrachai mon tablier et le jetai de côté, puis je traversai le restaurant à toute
vitesse, les yeux si embués que je n'arrivais même pas à voir les gens autour
de moi. Les clients me regardaient sans doute comme si j'avais perdu la tête,
mais je m'en fichais. Le moment était venu, c'était maintenant que toute ma
vie se retrouvait sens dessus dessous. Physiquement, on était prêtes pour
accueillir un bébé, on avait tout l'équipement nécessaire, même si tout était
d'occasion, mais émotionnellement, je n'en savais trop rien.
Les nuits blanches… les couches… les pleurs… les tétées… encore des
pleurs…
Oh, Seigneur, j'étais à deux doigts de péter un câble. Je ne savais pas
comment gérer ça. J'avais envie d'avoir cette force intérieure, et pourtant je
n'arrivais pas vraiment à la trouver en moi. Mais j'imagine que sur ce point-là,
ce n'était pas moi qui comptais. Anya avait une peur bleue d'accoucher, donc
il fallait seulement que je l'aide à traverser ça. Tout le reste irait bien. Il le
fallait…
« Oh, bon sang, qu'elle est belle, cette petite fille », susurrai-je tout en tenant
fermement ma magnifique petite nièce. Elle était identique à ma sœur, une
petite copie conforme. « Elle est parfaite, j'ai du mal à croire que c'est toi qui
l'as faite. »
Tandis que je me penchais pour l'embrasser sur la tête, toutes mes inquiétudes
s'évanouirent. Que pouvaient bien faire les nuits blanches et les pleurs quand
on avait quelqu'un d'aussi parfait, d'aussi adorable ? L'amour que j'éprouvais
pour cette petite fille était infini. Je n'avais jamais rien ressenti de tel
auparavant. Je commençais à comprendre l'entêtement d'Anya. Elle voulait
protéger cette petite de tous les dangers, et désormais, moi aussi. J'aurais
donné ma vie pour elle. Elle était tout.
« Merci d'être là avec moi », dit ma sœur tout échevelée d'une voix rauque. «
Je n'y serais pas arrivée sans toi. »
Je tendis une main et pris la sienne. « Je serai toujours là pour vous deux, tu
le sais. » Mon admiration pour elle était encore plus profonde, à présent que
je l'avais vue accoucher... waouh ! « Alors, tu as réfléchi à quelques noms
pour ce petit ange ? Je crois que "Bébé", ça n'ira qu'un temps.
— Je pensais à Lola. Je n'avais rien prévu jusqu'ici, mais elle a tout à fait l'air
d'une Lola, tu ne trouves pas ? C'est le premier nom qui m'est venu à l'instant
où je l'ai vue. »
Je baissai alors les yeux sur le petit paquet de bonheur dans mes bras. «
Ouais, c'est pas mal. C'est tout à fait une Lola. Seigneur, j'ai hâte de voir
comment elle sera en grandissant. Ça va être une aventure vraiment riche en
émotions, pas vrai ? Mais elle va être extraordinaire.
— Je suis juste heureuse qu'on puisse la vivre ensemble. Les sœurs Williams.
Ça va être formidable. »
Je souris. « Amen. »
2
Matt
«J’
arrive pas à le croire. Putain, c'est dingue. Je suis à deux doigts de péter un
câble, là … Argh ! »
Je grimaçai en entendant le bruit d'un objet qui volait en éclats contre le mur
tandis que mon cher frère aîné s'emportait tout seul. Sa colère était en train de
devenir incontrôlable, je trouvais ça ridicule. Il avait toujours été du genre un
peu sanguin, il s'emportait rapidement. Sur ce plan-là, il ressemblait
beaucoup à notre père, il arborait notre argent comme une distinction
honorifique, comme si ça le rendait meilleur que tout le monde. Ça m'agaçait
prodigieusement.
Je voulus passer discrètement devant la chambre de Stephen pour ne pas qu'il
puisse m'entraîner dans son dernier drame, mais il me surprit. J'eus
l'impression qu'il cherchait quelqu'un auprès de qui tempêter au sujet de son
dernier problème en date, quel qu'il fût.
« Matt, viens ici, gronda-t-il. Tu te souviens d'Anya ? Tu dois te souvenir
d'elle. Elle a passé un moment dans le coin, il y a à peu près deux ans. La fille
aux cheveux très blonds coupés court, et au joli minois ? »
Je hochai la tête, même si je ne voyais pas du tout de qui il parlait. Stephen
passait d'une femme à l'autre comme si sa vie en dépendait. Je ne pouvais pas
me souvenir de toutes. Mais je ne voyais pas l'intérêt d'entrer dans ce débat
maintenant.
« Eh bien, regarde ça. » Il me fourra son téléphone portable sous le nez.
C'était une photo d'une fille et d'un petit enfant, avec une légende qui disait :
"Ma nièce et moi".
Je gardai les yeux rivés sur la photo, le cœur palpitant à la vue de la fille sur
l'écran. Elle était époustouflante, absolument magnifique, ce qui était
étonnant vu que Stephen et moi n'avions jamais eu les mêmes goûts en
matière de femmes.
« C'est elle, ça ? » Une drôle de boule se forma dans ma gorge. « Et pourquoi
est-ce que tu me montres ça, au juste ?
– C'est sa sœur. Je crois qu'elle s'appelle Jenna. On s'en fout, de ça. Mais la
gosse, regarde la gosse. »
L'enfant assise à côté d'elle avait l'air d'avoir environ un an. C'était un bébé
super mignon, mais je n'arrivais toujours pas à voir quel pouvait bien être le
problème. « Ouais, je la vois, la gosse. » Je haussai les épaules. « Qu'est-ce
qu'elle a de spécial ?
– Anya et moi, on est sortis ensemble il y a environ deux ans, ou peut-être
bien que ça fait moins longtemps que ça, et c'était vraiment bien. Elle me
plaisait beaucoup, à vrai dire. Elle était super… mais ensuite elle a rompu
avec moi à l'improviste. »
Sur le moment, j'aurais pu donner à mon frère de nombreuses raisons pour
lesquelles la fille aurait pu rompre avec lui. Je supposai qu'elle était
simplement revenue à la raison et avait vu quel abruti il était, mais mes lèvres
restèrent scellées.
« À l'époque, je n'ai rien compris, je ne me doutais de rien. Je veux dire, elle
est juste partie comme ça. » Il faisait les cent pas dans la pièce, tout en agitant
les mains avec emphase. « Torko, tu connais Torko, pas vrai ? Eh bien, il m'a
dit que son ventre était étrangement rond avant qu'elle parte. Comme si elle
était peut-être enceinte, mais je n'ai pas écouté. J'avais pas envie d'entendre
ça. J'arrivais pas à croire qu'elle ait été enceinte de moi et qu'elle me l'ait
caché. Je pensais qu'elle valait mieux que ça. »
Une prise de conscience glaciale me percuta brutalement. Mon frère pensait
que ce bébé était le sien. Elle ressemblait trop à la fille de la photo pour que
je distingue le moindre trait de Stephen, mais je suppose que ce n'était pas
concluant.
« Ça pourrait être le bébé d'un autre membre de sa famille. Ne tire pas de
conclusions hâtives...
– Elle n'a qu'une sœur. Je sais que c'est le bébé d'Anya. » Il reprit son
téléphone d'un geste brusque. « Et probablement le mien aussi. J'aurais pu
avoir un gosse qui se baladait dans la nature sans le savoir. Ça craint. »
Il se passa les doigts dans les cheveux et exhala une profonde bouffée d'air.
Ce fut alors que je réalisai qu'il ne s'agissait pas d'un drame habituel. Ça, ça
l'affectait vraiment. C'était important pour lui. C'était une première pour mon
frère.
« Comment t'as eu cette photo, pour commencer ? Et qu'est-ce que tu
comptes faire ?
– Elle a été envoyée par message à Rochelle, tu sais, la nana du lycée qui
bosse au bar ? Eh bien, elle était en train de la montrer à une de ses amies et
je l'ai entendue prononcer le nom d'Anya. Je ne sais pas comment, mais j'ai
eu la certitude que ça avait quelque chose à voir avec moi, et j'avais raison. Je
veux dire, les dates concordent et tout. C'est forcément ça.
– D'accord, ouais, je vois... » J'avais l'impression qu'il s'emballait, mais
comment le ralentir ?
« Je vais appeler Anya tout de suite, voilà ce que je vais faire. Je vais faire en
sorte qu'on se voie.
– Et si elle a changé de numéro …? »
Ma question tomba dans l'oreille d'un sourd. Stephen s'était mis cette idée en
tête et il allait la suivre. Je déglutis bruyamment en entendant la tonalité qui
venait du téléphone. Je ne pensais pas du tout que ce fût une bonne idée.
« Allô, c'est Anya ? » Je ne pouvais pas entendre l'autre côté de la
conversation, mais j'imaginais que la pauvre fille se sentait intimidée rien
qu'à cette petite déclaration. Mon frère y allait avec de bien trop gros sabots.
Je tendis la main pour lui toucher le bras, pour le ramener à l'instant présent,
mais il me chassa avec colère. « Ouais, je crois qu'il faut qu'on parle, pas toi ?
Comment ça, "de quoi" ? Je crois que tu le sais aussi bien que moi. T'es où, là
?»
Je fis un pas en arrière, en m'efforçant de prendre un peu de recul par rapport
à cette conversation tandis que je cherchais un moyen d'arranger les choses.
Je détestais être entraîné dans ce genre de choses, mais je me sentais obligé
d'essayer de régler celle-là. Si seulement j'avais su comment.
« Très bien, t'en fais pas, j'arrive. Oui, tout de suite. Attends-moi, je suis en
route. »
Son expression n'était que détermination lorsqu'il raccrocha le téléphone. Je
distinguais derrière son regard des éclairs de ténèbres.
« Stephen, je crois que tu ferais mieux d'attendre. » Je tendis la main vers sa
poitrine, mais une fois encore, il me chassa d'une tape. « Je ne pense pas que
tu fasses bien de conduire tant que tu es dans cet état émotionnel. Il faudrait
que tu sois calme pour faire face à tout ça.
– Tu parles ! Cette garce a tenu mon propre enfant éloigné de moi pendant un
an...
– Ce n'est peut-être pas ton bébé...
– C'est mon bébé, je te dis. Je le sais, c'est tout. Je vais obtenir ma preuve tout
de suite.
– Dans ce cas... laisse-moi venir avec toi, décidai-je sur un coup de tête. Je
peux t'aider sur ce coup.
– Hors de question, bordel. Je vais faire ça tout seul. Et crois-moi, je vais
revenir avec ce bébé. Je vais la garder loin de sa salope de mère. Elle est tout
sauf digne de l'élever.
– D'après la photo, on dirait qu'elle s'en est bien sortie… »
Le regard que me lança Stephen me fit me recroqueviller sur moi-même. Il
n'était que pure fureur, haine brute, il me fit paniquer.
« Si tu ne comptes pas me soutenir sur ce coup, alors ne te mets pas en
travers de mon chemin. » Il s'empara de ses clés. « Laisse-moi m'occuper de
ça. »
Je gardai les yeux rivés sur son dos, impuissant, en me demandant comment
je pouvais mettre un terme à tout ça. Je suppose que j'aurais pu aller voir mon
père, mais on préférait tous les deux qu'il reste en dehors de nos affaires. Il
rendait toujours tout compliqué et dégueulasse. À la place, je ne pus rien faire
d'autre que rester en retrait et espérer que Stephen revînt à la raison avant de
faire quelque chose de vraiment stupide.
C’eût été une première, mais là, c'était plus important que ses conneries
habituelles. Il était question d'une vie humaine.
Je pris alors brusquement conscience du fait que cette enfant était également
liée à moi, cette petite fille qui se trouvait là, quelque part dans le monde.
J'avais une nièce en commun avec la fille de la photo. Sauf qu'elle connaissait
le bébé, et moi non. Mais ça n'allait pas me rendre malade. Les gens avaient
leurs raisons de faire les choses, et si sa sœur voulait tenir Stephen à l'écart,
alors soit. Elle devait avoir ses raisons, et à en juger par la manière dont mon
frère se comportait la plupart du temps, je pouvais le comprendre. Toute mère
ayant à cœur le meilleur intérêt de son enfant aurait fait la même chose.
J'espérais simplement que le retour de mon frère dans le tableau n'allait pas
foutre sa petite vie confortable en l'air. Quelque chose me disait que si.
Jessie
«L
à, Lola, tout va bien. » Des larmes se déversaient le long de mon visage
tandis que je serrais étroitement ma nièce contre moi. Je nageais dans
l'anéantissement. Je ne savais pas où diable j'étais censée aller en partant de
là, c'était terrifiant. « Tout va bien se passer, mon cœur. On va s'en sortir. » Si
je continuais de dire ça, peut-être que ça se réaliserait. « Tout va bien, mon
cœur.
— Maman », babilla-t-elle toute seule. Elle ne comprenait peut-être pas
grand-chose, mais à un an, elle savait que sa mère n'était pas là. J'eus le cœur
brisé à l'idée qu'elle ne serait plus jamais là. « Mamamamaman. »
Mon visage se mouillait davantage à mesure qu'il se contractait. L'avenir
paraissait sombre et sans espoir, je ne savais pas où tout ça allait nous mener.
J'allais devoir abandonner mon travail pour m'occuper de Lola, je ne pourrais
pas payer le loyer, et je finirais par devoir rentrer pour vivre avec mes
parents. Je n’avais même pas envie de les regarder, là.
Tout ça, c'est ma faute, me dis-je, aiguillonnée par le chagrin. C'est ma faute
si Anya est morte.
Si je n'avais pas envoyé cette photo à mon amie, Rochelle, alors Steven ne se
serait jamais pointé ici. La dispute n'aurait pas eu lieu et ils ne seraient pas
montés dans cette voiture. Stephen était en plein accès de rage, Anya était en
train de perdre la tête, c'était horrible. J'aurais dû savoir qu'il allait arriver
quelque chose de mal. J'aurais dû le voir venir. Au lieu de quoi, j'étais restée
avec Lola, pour prendre soin d'elle et la protéger de lui. Désormais, voilà ce
que serait ma vie. J'avais signé les papiers disant que je m'occuperais d'elle si
quelque chose arrivait à Anya, sans jamais m'attendre à ce que quelque chose
lui arrive vraiment.
Enfin, Lola sombra dans un sommeil paisible malgré tout, et je la contemplai
jalousement. Évidemment, ça n'allait probablement pas durer, cette petite
connaissait bien sa mère et elle lui manquerait sans aucun doute. J'avais peut-
être été un parent secondaire, mais vu que je passais énormément de temps au
boulot avant, je n'allais pas suffire.
Et quand cette petite grandirait et apprendrait que j'étais responsable de la
mort de sa mère, elle me haïrait alors pour toujours. Je rejetai ma tête en
arrière et fermai lentement les yeux tout en essayant de visualiser ce jour
horrible. Les cris, les accusations, la haine… et je devrais tout encaisser parce
que j'étais faible. Je n'avais rien dit alors que j'aurais dû. Mon silence m'était
revenu en pleine poire, et je ne pourrais jamais récupérer cette vie. Je ne
pourrais jamais récupérer ma sœur.
Je me levai enfin avec effort et me dirigeai sur la pointe des pieds vers le lit
d'enfant de Lola. Je la couchai, les mains tremblantes, en étant aussi prudente
que possible dans mon chagrin pour ne pas la réveiller. Au bout de trois
jours, je ne m'étais toujours pas habituée à tout ce qu'était la vie de mère
célibataire. Ça, comme tout le reste, ne me venait pas aussi facilement qu'à
Anya. Ç'aurait dû être elle, la survivante. Il aurait mieux valu pour Lola que
ce soit moi qui parte. J'aurais voulu que ce soit moi.
Avec un profond soupir, je me forçai à m'éloigner du berceau et à passer dans
la cuisine. Je n'allais pas dormir beaucoup. Je n'arrivais pas à fermer les yeux
sans voir l'accident se produire encore et encore. J'avais entendu
suffisamment de détails pour savoir, et ce que j'avais appris était horrible.
Dieu sait dans quel pétrin Anya et Stephen s'étaient mis. Je suppose que le
seul point positif était qu'ils étaient morts sur le coup. Le fait qu'ils n'aient pas
souffert n'était pas un grand soulagement, mais il faudrait s'en contenter.
J'avais besoin de ce fragment, si ténu fût-il, d'un élément positif.
Je pris la brique de lait et en avalai une partie cul-sec comme si ç'avait été de
l'alcool. Franchement, j'aurais voulu que c’en soit, j'avais besoin du trou noir
où seul l'alcool pouvait me plonger, mais j'avais un bébé dont je devais
m'occuper. J'étais l'équivalent d'une mère célibataire à l'âge de vingt-deux
ans. Ça n'aurait pas pu être plus éloigné de la vie que je m'imaginais.
« Fait chier », marmonnai-je pour moi-même. « Fait chier, fait chier, fait
chier. »
Il était temps, le moment approchait. D'un moment à l'autre désormais, il
faudrait que j'appelle mes parents anéantis et que je les supplie de nous laisser
venir vivre avec eux, Lola et moi. La situation était tendue depuis qu'Anya et
moi avions déménagé. Ils ne s'étaient pas vraiment montrés compréhensifs à
notre départ, et encore moins quand ils avaient appris l'existence de Lola. Ce
coup de fil n'allait pas être accueilli avec plaisir. Je voulais le repousser aussi
longtemps que possible, mais nécessité fait loi.
Vas-y, fais-le, me dis-je fermement. Fais-le pour Lola. Elle a besoin de plus
de sécurité que ça.
Je tenais le téléphone portable dans ma main en attendant que le tremblement
cesse. Je voulais vraiment avoir un peu de force pour m'attaquer à ça, sinon
ils allaient me piétiner et me miner le moral. J'avais la tutelle légale de Lola,
je ne voulais pas qu'ils me l'enlèvent. J'étais terrifiée, mais cette petite fille
avait besoin de moi, ce qui éclipsait ma peur.
Toc toc.
Je fixai la porte du regard, de plus en plus perplexe. Au moment même où
j'allais appuyer sur le bouton d'appel, quelqu'un frappa violemment à la porte.
Pendant un instant où mon cœur s'arrêta, je me demandai si mes parents
étaient venus à moi, mais je me rappelai alors qu'ils n'avaient pas l'adresse de
cet appartement, ce devait donc être quelqu'un d'autre. J'espérais que ce
n'était pas encore la police
« Je... j'arrive, m'écriai-je. J'arrive tout de suite. »
J'ouvris la porte à la volée, en prenant une inspiration. Je ne reconnaissais
qu'à moitié la personne de l'autre côté de la porte, ce qui rendait la situation
encore plus bizarre. Je connaissais ces yeux, ce nez, ce visage, mais je ne
voyais pas comment.
« Salut, dit-il d'une voix grave et ferme. Je m'appelle Matt. Matt O’Donnell. »
Mon cœur s'enfonça dans mes chaussures. Ça, c'était encore plus étrange.
O’Donnell était le nom de Stephen, ce devait donc être un membre de sa
famille. J'avais beau avoir envie de lui claquer la porte au nez, je voulais
également savoir pourquoi il était ici
« Matt O’Donnell ? » murmurai-je pratiquement en réponse. « Qu'est-ce que
vous faites ici ?
— Je suis venu vous parler. » Il lança un coup d'œil par-dessus mon épaule à
l'intérieur de l'appartement. « Est-ce que je peux entrer... Jenna, c'est ça ? »
Non, eus-je envie de hurler. Va-t'en ! Laisse-moi tranquille !
Mais je ne dis rien de tout ça. Au cœur de mon chagrin, j'avais envie de parler
à quelqu'un. Je m'étais sentie bien seule pendant ces quelques jours, et c'était
là une autre personne qui avait perdu quelqu'un. C'était bête, mais j'avais
besoin de ça.
« C’est Jessie... Oui, bien sûr, entrez. » Je fis un pas de côté pour le laisser
entrer. « Euh, désolée pour le désordre. »
Il regarda à peine autour de lui pour indiquer qu'il avait entendu. « Ça ne fait
rien. On ne peut pas attendre de vous que vous fassiez le ménage alors que
vous venez de perdre votre sœur. Euh, je ne sais pas si je vous l'ai expliqué,
mais je suis le frère de Stephen. Désolé, je suis seulement... » Il secoua la
tête, et son visage n'était qu'un amas de confusion. « Je suis une épave en ce
moment. Je ne sais pas du tout ce que je fais.
– Asseyez-vous. » Un instinct maternel s'éveilla en moi. J'avais envie d'aider
ce mec. « Laissez-moi vous servir quelque chose à boire. »
Je n'avais rien à la maison hormis un ou deux sachets de thé. J'avais tout de
même besoin de caféine pour tenir à travers tout ça, ce qui m'obligeait à
continuer d'aller faire les courses alors même que j'avais l'impression que le
monde entier s'effondrait autour de moi. J'allumai la bouilloire et versai deux
tasses, l'esprit toujours étourdi par cette visite surprise. Au moins, ce n'était
pas Maman et Papa.
Je lançai un rapide coup d'œil à ce type qui avait dit s'appeler Matt, en
essayant de me rappeler où je l'avais déjà rencontré. Je me rappelais
vaguement une soirée au bar du coin quand Anya et Stephen venaient de se
mettre ensemble, mais je lui avais à peine prêté attention. Il n'était qu'un
O’Donnell arrogant de plus à mes yeux, pas quelqu'un dont je me souciais.
Bien sûr, à l'époque, je ne savais pas à quel point nos familles allaient se
retrouver liées. Si je l'avais su, ç'aurait peut-être été différent. Je lui aurais
peut-être vraiment accordé un peu d'attention. Peut-être qu'alors, on n'aurait
pas été dans ce pétrin.
« Alors, Matt... » Je lui tendis la tasse. « Qu'est-ce qui vous amène ici ? »
Non, c'était la question la plus débile qui fût. « Je veux dire, de quoi est-ce
que vous voulez parler ? Je suis désolée, je ne sais vraiment pas ce que je
raconte… »
Il ne parut pas agacé par ma maladresse. « Je voulais seulement voir
comment vous alliez. J'ai vraiment du mal avec tout ça et personne d'autre n'a
l'air de… de le comprendre. Mon père veut juste pousser tout ça sous le tapis.
»
Ça ne m'étonnait pas de M. O’Donnell. Il n'était pas vraiment chaleureux,
comme figure parentale. Il était davantage du genre à s'inquiéter des dégâts
que ça pourrait causer sur sa réputation professionnelle. Mais je pouvais le
comprendre.
« Ouais, je crois que mes parents non plus ne sont pas trop sensibles à ma
souffrance », murmurai-je en réponse.
« Il y a beaucoup de jouets ici », observa-t-il pensivement en lançant de
rapides coups d'œil autour de lui, et prenant enfin conscience du tableau
gênant qu'était mon appartement. Si je n'avais pas été aussi triste, je m'en
serais souciée davantage. « Vous avez un gosse, ou un truc comme ça ? »
Son ton n'était pas le moins du monde accusateur en le disant, mais un
sentiment de culpabilité monta en moi. Il y avait une raison pour laquelle
Anya voulait tenir la famille O'Donnell éloignée de la petite, et je
commençais à comprendre pourquoi. Après ce qui était arrivé avec Stephen,
je commençais à prendre conscience du fait qu'elle avait raison. Ce n'était pas
une bonne nouvelle. Il fallait que je protège Lola de ce côté-là de sa famille,
pour son propre bien. Biologiquement, ils étaient peut-être les siens, mais elle
ne les connaissait pas. Aucun d'entre eux n'avait jamais fait partie de sa vie.
Elle n'allait rien rater.
« Ouais, elle est à moi. » Je toussai maladroitement tandis que le mensonge
tombait de mes lèvres. « C'est mon enfant. »
Il me regarda en plissant les yeux et pendant un instant de terreur je crus qu'il
était sur le point de me confondre. Peut-être que Stephen lui avait parlé de
l'enfant avant de venir ici nous présenter sa diatribe. Peut-être qu'il savait
déjà…
« Oh, je vois. » Son visage redevint neutre. J'avais dû mal interpréter. Je
m'imaginais des choses qui n'existaient pas à cause de ma paranoïa. Il fallait
que j'arrête ça si je voulais réussir à jouer ce numéro. « C'est chouette. –
Garçon ou fille ?
– Fille. » Cette fois-ci, j'éprouvai un peu plus d'assurance en prenant la
parole. « Son nom, c'est Lola
– Lola. C'est mignon. Eh bien, au moins vous l'avez, elle, pour vous soutenir
dans cette épreuve. »
Je lançai un coup d'œil en direction de la chambre d'Anya, en pensant à
l'adorable petit paquet de bonheur qui y était couché. J'imagine qu'à travers
tout ça, elle m'avait donné de la force. Elle me donnait beaucoup de travail, il
était difficile de m'occuper d'un enfant qui avait besoin de tout alors que
j'avais moi-même mes propres besoins, mais sans elle je me serais
probablement déjà effondrée.
« Ouais, elle a été... » Je déglutis la grosse balle de golf logée dans ma gorge.
« Elle a été super. »
Un silence tendu resta suspendu dans l'air pendant un moment, ce qui me fit
remuer, mal à l'aise. Son regard perçant plongeait tout droit en moi. Ce
garçon ne ressemblait en rien à son frère, il était entouré d'une aura beaucoup
plus calme. Il avait aussi une allure différente. Il était plus grand, avec des
yeux d'un brun plus amical. Ses cheveux étaient également plus clairs, tirant
plus sur le blond foncé que sur le châtain. Leur mère n'avait jamais été là à
ma connaissance, elle était partie quand ils étaient gamins, mais Matt devait
lui ressembler davantage.
En réalité, je trouvais sa présence étrangement réconfortante. J'avais un peu
envie de m'accrocher à lui et de le supplier de rester avec moi, simplement
parce que j'avais très peur de rester encore toute seule.
« Je vais rester en ville un moment », conclut-il en se levant. « Je sais que
c'est peut-être un peu bizarre, mais si jamais vous voulez parler à quelqu'un
qui sait ce que vous ressentez, voici mon numéro. »
Il me tendit une carte de visite, me donnant au moins une part de lui à
laquelle m’accrocher, avant de me quitter à nouveau.
4
Matt
J
e me laissai tomber en arrière sur les draps de mon lit d'hôtel, déchiré. J'avais
voulu éprouver une certaine compassion pour Jessie, après tout elle avait
perdu quelqu'un, elle aussi, mais elle m'avait alors menti sur l'identité des
parents de Lola, ce qui avait tout détruit. Non seulement elle avait menti en
disant que Stephen n'était pas son père, mais elle avait prétendu qu'Anya non
plus n'était pas sa mère. Elle avait prouvé qu'elle n'était pas digne de
confiance. Je suppose que d'une certaine manière, ça me facilitait les choses.
Je ne me sentirais pas coupable en emmenant Lola.
Sur le coup, j'avais dû lutter de toutes les forces pour ne pas exiger de la voir.
J'avais l'impression que je le méritais, mais quelque chose me disait qu'en
l'emportant de force, j'allais tout gâcher. Il fallait que je sois calme, que je
prenne mon temps, que je me montre suffisamment intelligent pour que les
flics ne finissent pas par intervenir. Je voulais prendre la petite et la garder,
pas la perdre pour toujours. Il fallait seulement que je sois patient.
Pour Stephen, me rappelai-je tandis qu'un nœud de culpabilité se serrait
étroitement autour de mes organes. Rien que pour lui.
Il allait falloir que je me concentre sur le mensonge et non sur la tristesse
dans les yeux de Jessie. Il faudrait que je rejette en bloc tout ce qu'elle me
ferait ressentir, parce qu'elle était mon ennemie. Je ne pouvais pas craquer
pour l'ennemi. Il fallait seulement que je la surveille de près.
Bip bip.
J'eus un demi-sourire lorsque mon téléphone cracha sa sonnerie des
messages. J'étais sûr que Jessie voudrait me revoir, je l'avais vu à la manière
dont ses yeux s'étaient illuminés comme un foutu sapin de Noël quand je le
lui avais demandé. Je roulai sur le ventre en lisant le message, certain que
tout ça serait bientôt terminé.
"Salut, Matt, merci d'être venu me voir aujourd'hui. Ça m'a fait très plaisir.
J'aimerais beaucoup vous revoir, Jessie."
« Je savais que tu voudrais », marmonnai-je pour moi-même avec un
sentiment de satisfaction malsaine. « Mais tu risques de le regretter. »
"Moi aussi, j'aimerais bien vous voir. Demain, si vous êtes disponible ? Peut-
être qu'on pourrait aller se promener ou quelque chose comme ça… Je crois
que vous avez passé trop de temps à regarder fixement ces quatre murs.
Matt."
En réalité, j'avais vraiment envie de la faire sortir de ce minuscule
appartement. Cette chambre d'hôtel était presque plus grande que son
logement tout entier, mais la question n'était pas là. Tout ça n'était pas pour
elle et ne le serait jamais. C'était une manipulation, une partie d'échecs, et
bien que je ne fusse pas vraiment un joueur d'échecs, j'étais sûr de remporter
cette partie.
"Bien sûr, est-ce qu'on peut faire ça pour environ dix heures, pour me laisser
le temps de préparer Lola ? Jessie."
Lola allait venir aussi, exactement comme je l'avais espéré. Tout se déroulait
bien comme prévu. Plus je pourrais passer de temps avec la petite avant de
l'emmener, plus elle serait habituée à moi et plus elle en serait heureuse. Il
était de toute façon impossible qu'elle veuille devenir autre chose qu'une
O'Donnell en grandissant. Certes, mon père n'avait pas de cœur, mais il avait
de l'argent. Avec moi, elle aurait un parent affectueux et aimant, et aussi le
fric. Assez d'argent pour profiter pleinement de la vie.
"Ça me semble parfait. On se voit à 10 heures. Matt."
Je laissai tomber le portable sur la table de chevet et me retournai à nouveau
sur le dos. Je croisai mes bras derrière ma tête et regardai longuement le
motif du papier peint qui recouvrait le plafond. Me perdre dans les courbes,
les volutes et les motifs était pour moi le seul moyen de trouver un peu le
sommeil. Il fallait que je m'épuise complètement, sans quoi je n'y arrivais pas
du tout. L'idée de l'accident de voiture, c'était vraiment trop. Je la détestais.
J'avais constamment des cauchemars rejouant le moment où j'avais laissé
Stephen partir et monter dans sa voiture. Mais dans ces rêves, je savais que je
l'envoyais à la mort…
Jessie
J
e n'avais pas encore décroché le téléphone pour appeler mes parents et je ne
savais pas trop pourquoi. Ou peut-être que je savais pourquoi, et que je ne
voulais simplement pas l'admettre. Je commençais tout juste à m'en sortir
financièrement, grâce à un chèque inattendu qui avait franchi la porte, d'un
montant de quelques milliers de dollars pour nous maintenir à flot, Lola et
moi. Matt avait dit que ce devait être une espèce d'assurance vie, ce qui ne
ressemblait vraiment pas à Anya, mais d'un autre côté, elle avait bel et bien
rédigé un testament avec une clause de tutelle, donc elle s'était peut-être
montrée plus prévoyante que je ne l'avais cru. Dans un cas comme dans
l'autre, ça m'avait sauvé la vie.
Mais ce n'était pas la véritable raison qui m'empêchait de décrocher ce fichu
téléphone – c'était bien plus compliqué que ça. Je détestais l'admettre, même
à moi-même, mais il se passait quelque chose au plus profond de moi,
quelque chose qui n'aurait pas dû exister. Je m'en voulais pour ça, mais j'avais
beau essayer, je ne pouvais pas m'en empêcher.
J'aimais bien Matt. Oh, Seigneur, je grinçais des dents rien qu'en y pensant.
Comment est-ce que je pouvais ressentir ça dans un moment pareil ? La mort
d'Anya et Stephen ne remontait qu'à un mois, j'étais toujours en deuil
jusqu'aux genoux, mais il... il me faisait ressentir des choses que je n'avais
pas ressenties depuis très longtemps. Il remuait en moi des émotions que je
n'arrivais pas à contrôler.
Chaque fois que j'essayais de me dire que ce n'était pas réel et que je
ressentais ça uniquement parce que j'étais toute perturbée et à vif, je savais
que c'était un mensonge. Quelque chose chez Matt allumait une petite
flamme en moi. Je n'avais ressenti cette étincelle intense entre nous avec
personne d'autre. C'était électrifiant, grisant, c'était tout.
Je sentais que c'était réciproque, en plus, c'était ça le pire. Dès qu'on était
ensemble, je sentais les émotions tourbillonner et se déverser autour de nous
deux. Je pouvais voir ce scintillement dans ses yeux, ce grésillement sous sa
peau… c'était un cauchemar.
« Tu veux venir avec nous ? » appela-t-il depuis l'autre côté du parc où il
poussait Lola sur la balançoire. « Tu nous manques, pas vrai, petite Lola ? Tu
veux que Maman vienne ici jouer avec nous ? »
J'eus l'impression qu'on me tordait un couteau dans le ventre. Voilà encore
une chose qui se mettait entre nous. Moi et mon stupide mensonge. Pourquoi
avait-il fallu que je dise ça ? Pourquoi est-ce que je n'avais pas simplement
dit qu'elle était d'Anya ? Je n'aurais pas été obligée d'avouer quoi que ce fût à
propos de Stephen… non que c’eût l'air d'avoir la moindre importance à
présent. Matt m'avait prouvé à maintes reprises qu'il n'était pas comme son
frère. Il était sympa, gentil et bienveillant. Il aurait été une formidable figure
paternelle pour Lola si je l'avais laissé faire.
Je souris et levai deux doigts, indiquant que je les rejoindrais dans un instant.
Il fallait d'abord que je fasse taire ces sentiments pour qu'ils ne se voient pas.
J'avais l'impression que c'était assez compliqué comme ça entre Matt et moi.
Je n'avais pas besoin d'empirer les choses. Si je me laissais aller, mon cerveau
allait dériver vers le monde merveilleux où lui et moi pouvions être ensemble
et former une véritable structure familiale pour Lola. L'image était si belle
qu'elle me donnait envie de pleurer, mais bien entendu, ça ne pouvait pas
arriver. Tout était trop entremêlé, trop complexe, trop désordonné.
Je me dirigeai vers Matt et Lola et ravalai la sensation de languissement dans
mon cœur. « Vous avez l'air de vous amuser, tous les deux ! Tu aimes bien le
parc, pas vrai, Lola ? Je crois que tu vas être casse-cou !
– Il va bientôt falloir qu'on aille déjeuner, intervint Matt. Je pense qu'elle doit
avoir faim. »
Seigneur, on se comportait déjà comme si on était une famille, c'était dingue.
Je me demandai ce que M. O’Donnell aurait pensé s'il avait pu nous voir à cet
instant. Je me demandai ce qu'Anya et Stephen auraient pensé. Est-ce que ma
sœur aurait été ravie que je fasse tout pour survivre ou aurait-elle été furieuse
qu'un O’Donnell fasse partie du tableau ?
La culpabilité pesait lourdement sur ma poitrine tandis que je hochais la tête.
Je n'arrivais toujours pas à me faire à l'idée qu'ils étaient morts par ma faute.
Rien de tout ça n'aurait dû arriver, tout aurait pu être empêché si seulement
j'avais agi.
« Ouais, déjeuner, ça me paraît bien. Tu veux aller au resto habituel ? Leurs
frites sont super bonnes !
– Bien sûr ! » Il m'adressa un sourire éblouissant. Un sourire qui manqua de
peu de faire cesser mon cœur de battre. « J'adore cet endroit. »
Lola se mit à râler, elle commençait à avoir faim, ce qui signifiait qu'il était
temps d'y aller. Je la soulevai de la balançoire et la déposai par terre pour
qu'elle marche. Je prenais toujours sa poussette avec moi partout où on allait
au cas où elle se fatiguerait, mais en réalité elle aimait bien se promener
partout à pied. Elle avait une énergie sans limites, tout comme sa mère.
Une vague de vertige me percuta, me faisant plaquer ma main sur mon front.
Je sentis mes genoux faiblir, comme si je risquais vraiment de tomber par
terre si je ne faisais pas attention. Penser à Anya avait raison de moi.
« Tout va bien ? » Matt me prit fermement par le coude pour me maintenir
debout. « Holà, ne tombe pas.
– Je... Je vais bien… j'ai juste… j'en sais rien, j'me sens pas bien. » J'avais la
nausée et la tête qui tournait, et j'avais l'impression que tout irait bien si
seulement je pouvais m'asseoir. « Viens, on y va. J'ai seulement besoin de me
reposer, c'est tout. »
Mais Matt ne me lâcha pas, il n'avait pas l'air de me croire sur parole. « Je
crois qu'on va acheter quelque chose à manger et l'emporter chez toi. Tu es
très pâle, tout d'un coup. Tu n'as pas du tout bonne mine, Jessie, je me fais du
souci.
– Merci beaucoup, plaisantai-je faiblement. C'est tout ce que les filles rêvent
d'entendre. »
Mais je ne me sentais vraiment pas bien, aussi le laissai-je s'occuper de moi.
Juste pour un petit moment, j'irais bientôt mieux. Ça n'allait certainement pas
durer sur le long terme, c'était juste un malaise d'une seconde…
Matt
J’
aurais pu m'enfuir, me dis-je tandis que j'étais assis par terre, Lola nichée sur
mes genoux. Jessie est trop malade pour faire quoi que ce soit pour m'en
empêcher maintenant. Je pourrais m'enfuir et emmener cette enfant avec moi,
pour ne plus jamais revenir.
Certes, ça pourrait causer des ennuis, il y avait un véritable risque potentiel,
mais j'avais suffisamment d'argent pour me sortir de tout. Je pourrais vendre
le penthouse que j'avais acheté à seulement quelques pâtés de maisons pour
rendre mon séjour en ville plus supportable, et me servir de cet argent en plus
de mon fonds fiduciaire pour nous créer à tous les deux une vie secrète. Si je
déménageais dans un autre état, ce que je pouvais faire avant la fin de la
journée, alors j'avais une chance de m'en sortir…
Mais je ne comptais pas le faire. Je ne pouvais pas encore partir. Pas avant
d'avoir les résultats du test ADN. Une fois que je serais rassuré sur ce point,
je pourrais emprunter les voies légales et faire les choses comme il faut. Alors
je n'aurais pas besoin de fuir, je pourrais simplement vivre. Peut-être qu'on
pourrait même s'entendre pour que Jessie puisse toujours venir la voir. Je ne
voulais pas absolument tout gâcher pour elle...
Non, me dis-je d'un ton agressif. Je ne peux pas me mettre à penser comme
ça. Stephen n'aurait pas voulu ça.
Je me rappelais la fureur sur son visage quand il avait vu la photo, quand il
avait appris qu'il avait un enfant quelque part qu'il ne connaissait pas. Je
n'avais pas compris sur le moment, j'avais cru qu'il se comportait seulement
comme un dingue, mais à présent je commençais à comprendre. Si j'avais une
gamine dans la nature, je voudrais pouvoir faire sa connaissance, moi aussi.
Elle avait eu tort de tenir Stephen à l'écart. Il avait des droits parentaux.
J'étais fermement convaincu de ce que tous les pères méritaient au moins une
chance, et mon frère n'avait jamais vu la sienne.
Je jetai un coup d'œil en direction de la chambre de Jessie, en espérant qu'elle
allait mieux. Je n'aimais pas la voir aussi malade, ça m'inquiétait… et pas
seulement parce qu'elle s'occupait de Lola. Il y avait également une autre
raison…
Ça me flanquait la trouille, je détestais ce que je ressentais, mais je ne
pouvais pas l'empêcher de m'écraser comme un rouleau compresseur. Des
sentiments, des sentiments profonds qui voulaient me noyer. J'étais comme
impuissant face à eux. Jessie avait quelque chose d'addictif, je me sentais
attiré par elle comme un fichu aimant. C'était un vrai bordel qui compliquait
énormément les choses. Je ne savais pas comment remédier à ça. Je voulais
éteindre ces sentiments avec un interrupteur, mais il n'y en avait pas.
« Qu'est-ce que je vais faire ? » demandai-je à voix basse à Lola. « Comment
est-ce que je vais faire pour démêler un peu tout ça ? »
Elle me répondit en gazouillant, vu qu'elle ne comprenait évidemment pas
mes paroles, mais c'était agréable d'avoir quelqu'un à qui parler. Je n'avais
absolument personne en ville, en dehors de la compagnie de Jessie. Je n'avais
personne à qui parler de ce que je ressentais.
D'une certaine manière, ç'aurait été plus facile si j'étais venu ici sans attente
ni projet, si j'étais simplement venu pour rencontrer Jessie comme je l'avais
dit, pour qu'on puisse partager notre chagrin. Peut-être que comme ça, on
aurait pu faire en sorte qu'il se passe quelque chose entre nous. Ça n'aurait
pas été si foutrement gênant. Mais maintenant, ça l'était.
« Hé. » Je fis vivement volte-face en entendant un croassement venant de
derrière moi. « Pardon. »
Elle avait toujours une mine maladive, mais ses joues avaient repris quelques
couleurs. J'exhalai un souffle que je n'avais même pas eu conscience d'avoir
pris. Un sourire éclata sur mon visage sans que je puisse le contrôler le moins
du monde. Il y avait tout simplement chez cette femme quelque chose qui me
rendait indéniablement heureux. Même à travers tout ça. Elle était un phare
dans la nuit.
« Ne t'en fais pas. » Je me levai et posai Lola sur son coussin par terre pour
qu'elle puisse continuer de regarder le dessin animé que la télé diffusait en
arrière-plan. « Comment est-ce que tu te sens ? Tu as meilleure mine. »
Elle se mordit la lèvre inférieure, l'air coupable. « Tu peux partir si tu veux, à
présent, je me sens beaucoup mieux. »
Je hochai lentement la tête comme si je l'envisageais vraiment, mais je ne
voulais pas partir, pas encore. Je ne supportais pas l'idée de dire au revoir à
Lola et à Jessie puis de rentrer dans mon grand appartement vide et solitaire.
À une époque, j'avais peut-être envisagé avec plaisir d'avoir mon chez-moi,
j'avais peut-être prévu de m'éclater avec une fille différente dans mon lit tous
les soirs... Mais ça, ce n'était pas moi. Ce n'était plus ce que je voulais. Ce
que je voulais, c'était ça. Être ici avec ces deux-là, passer une soirée normale
en famille. Comme les choses changeaient.
« Je vais d'abord nous faire quelque chose à manger, tu dois probablement
mourir de faim, là.
— Oh non, tu n'es vraiment pas obligé. J'ai déjà suffisamment abusé de ton
temps… »
Je posai mes mains sur ses épaules et la regardai profondément dans les yeux.
« J'en ai envie. Tu veux bien me laisser faire, s'il te plaît ? » Elle finit par
hocher la tête. « À présent, va prendre une douche si tu veux. Je t'appellerai
quand le repas sera prêt. »
Je la retournai et l'envoyai en direction de la salle de bain, car il fallait qu'elle
me laisse rester. Elle n'avait pas l'énergie de s'opposer à moi, et c'était tant
mieux. Elle n'avait pas l'air de se rendre compte du point auquel j'avais besoin
de ça. J'avais envie d'être avec elle. Même si ça n'avait aucun sens, même si
ce n'était pas ce que j'étais censé ressentir, j'avais quand même besoin de
rester.
« Alors, Lola », déclarai-je à la fillette qui me tournait le dos et m'ignorait
complètement. « Qu'est-ce que tu veux manger ? Fouillons un peu dans les
placards et voyons ce qu'on a là. »
J'éprouvai de nouveau cette sensation bizarre en fouillant dans les placards.
Le fait que Jessie n'eût pas vraiment les moyens de se nourrir et de nourrir
Lola, malgré l'énorme chèque que je lui avais glissé, aurait seulement dû
prouver ce que je voulais croire. Qu'elle ne pouvait pas s'occuper d'elle. Mais
ce n'était pas l'impression que j'avais. J'étais juste triste pour elle. Elle n'avait
pas demandé à ce que ça lui tombe dessus, c'était simplement arrivé, et bien
que je ne fusse pas d'accord avec tous ses choix, ça me rendait quand même
triste.
« Allez, viens, Lola, on va faire un tour au magasin. Il faut qu'on remplisse
les placards pour Maman. »
Je la soulevai et la mis dans la poussette, car il fallait que cette expédition soit
rapide. Il fallait que j'essaie de faire ça en secret, car quelque chose me disait
que la fierté de Jessie n'apprécierait pas trop que je le fasse.
« C'était très bon, merci. » Jessie se laissa aller contre le dossier de sa chaise
et sourit. À présent qu'elle s'était lavée et qu'elle avait mangé, elle avait bien
meilleure mine. Comme si elle allait vraiment à nouveau bien. « Tu as dû
aller faire des courses. Je n'avais certainement pas toute cette bouffe à la
maison. » Elle gloussa, voyant clair dans ma ruse. « Je vais te rembourser
tout ça.
— Non, non, bien sûr que non. Ne dis pas de bêtises. Je ne veux pas que tu
me rembourses. » Elle tendit la main vers son portefeuille, mais je secouai à
nouveau la tête. « Non, tu n'auras qu'à me payer un verre un de ces jours.
Franchement, c'est bon. »
Elle leva les mains en signe de reddition et éclata de rire. « D'accord,
d'accord. Je sais à quel point tu es têtu. »
Lola se mit à râler à cet instant, détournant son attention de moi, mais
j'observai Jessie pendant tout ce temps. Elle faisait couver une tempête dans
mon ventre, elle faisait jaillir l'étincelle d'une sensation électrique que je
n'arrivais pas à atténuer. Même au naturel, c'était la plus belle femme au
monde. J'avais vu tout un tas de femmes, mais aucune d'elles ne m'avait
marqué aussi durablement. J'aurais beau essayer aussi longtemps que je le
voudrais, je n'oublierais jamais cette sensation.
« Bien. » Je me levai d'un bond, éprouvant le besoin d'alléger l'ambiance. « Je
vais faire la vaisselle. »
J'enlevai les assiettes de la table sans laisser à Jessie le temps de protester et
les mis dans l'évier pour les laver. Tandis que l'eau tournoyait dessus, je
m'efforçai de calmer mon pouls affolé, de stabiliser mon souffle irrégulier.
Elle m'a caché l'identité de Lola, à moi, me rappelai-je avec véhémence.
J'aurais dû être furieux après elle.
Mais, quels que fussent mes efforts, je n'arrivais pas à faire durer ce
sentiment. Je n'éprouvais rien d'autre qu'un pur sentiment d'affection pour
elle. J'étais dans le pétrin, je me sentais craquer de plus en plus. Il fallait que
je sorte avant d'agir selon mes sentiments.
« Tu es sûre que tu n'as plus besoin de moi ? » demandai-je sans tourner la
tête. « Ça m'arrangerait de rentrer m'occuper de quelques affaires si ça ne te
dérange pas ? Mais seulement si tu te sens d'attaque... »
« Oh non, vas-y. » Au ton de sa voix, elle semblait blessée et choquée, je ne
pouvais pas l'ignorer. « Ça va aller, merci. »
Je déglutis. Il le fallait. « Super, tant mieux. Je suppose qu'on se voit, euh...
demain, alors. »
Je me sentais super mal, j'espérais que l'air frais me ferait du bien. À cet
instant précis, on aurait dit que les murs se refermaient sur moi. J'arrivais à
peine à respirer. Je courus pratiquement jusqu'à la porte d'entrée, laissant la
vie que je désirais derrière moi.
Jessie
J’
avais beau essayer, je n'arrivais pas à me lever du canapé. J'étais sous le choc,
abasourdie par la manière dont Matt était sorti d'ici comme s'il venait
d'arriver quelque chose de grave. Je n'y comprenais rien, à un moment on
était très contents et tout allait bien, et l'instant d'après il sortait d'ici en
courant comme s'il avait le feu au cul. Qu'est-ce que j'avais fait ?
Il me manquait déjà, et pas seulement parce qu'il s'était si bien occupé de moi
et de Lola, mais aussi pour lui. Son sourire me manquait, ainsi que ses
blagues idiotes, et sa façon d'être si gentil avec nous deux. Sa présence me
manquait, tout simplement. Je regardai longuement par la fenêtre en me
demandant où il était parti, quelle affaire il avait dû régler. Pourquoi il avait
fallu qu'il parte…
Toc toc.
Mon cœur s'arrêta net dans ma poitrine. Mon sang brûlant se déversa à toute
vitesse dans tout mon corps tandis que je m'asseyais d'un bond. Mon pouls
battait à mes tempes, et je commençais à éprouver un sentiment incroyable de
panique. Je m'attendais au pire.
« Qui... qui est là ? » m'écriai-je d'une voix tremblante. Pourquoi est-ce que je
me comportais comme si j'étais dans un film d'horreur ? Il ne devait pas y
avoir de tueur en série de l'autre côté de cette porte, un criminel n'aurait pas
frappé... si ?
« C'est Matt. » Merde, je me sentis encore plus bizarre et toute retournée. «
Est-ce que je peux entrer, s'il te plaît ? »
Une part de moi eut envie de le renvoyer. J'avais le drôle de pressentiment
que dès que j'aurais ouvert cette porte, tout allait changer, et pas
nécessairement en mieux. Je ne voulais pas de changement, j'aimais bien les
choses telles qu'elles étaient. Mais évidemment, je m'étais quand même levée.
Je ne pouvais pas résister à l'envie de le voir même si tout devait basculer.
Peut-être qu'il est seulement venu prendre de mes nouvelles. Ça ne va pas
forcément changer quoi que ce soit… mais je savais déjà que ce n'était pas le
cas, je le sentais simplement au plus profond de mes os, m'ébranlant jusqu'au
cœur de mon être. Ça va tout changer…
« Ouais, deux secondes, j'arrive tout de suite. » Mais genoux
s'entrechoquaient tandis que je m'avançais vers lui d'un pas chancelant.
Mes doigts se replièrent autour du verrou de la porte et je l'ouvris d'un coup
sec. De l'autre côté de la porte, je vis Matt, haletant, l'air aussi hagard et
stupéfait que moi. Son visage n'était qu'un masque d'émotion, je pouvais voir
la tension qui inondait ses muscles, il avait l'air tendu et à cran. Tout comme
je l'étais. On y était, c'était l'instant que j'avais tant attendu et redouté à la fois,
la seconde à laquelle on allait enfin faire face à nos sentiments et décider de
ce qu'on allait bien pouvoir en faire. Je suppose que compte tenu de tout ça,
on ne pourrait pas les esquiver éternellement. Même s'il y avait énormément
de raisons pour lesquelles ça n'aurait surtout pas dû arriver, l'alchimie était
bien trop puissante pour être ignorée. Je la sentais se déverser dans mes
veines à des millions de kilomètres par heure, et monter et descendre le long
de mon échine sous forme de frissons.
« Salut », dis-je d'une voix rauque, car il fallait bien que je dise quelque
chose. « Je ne m'attendais pas à ce que tu reviennes... »
Il ne me laissa pas finir cette phrase, il s'empara de moi et m'attira
brutalement à lui, écrasant ses lèvres contre les miennes. Un feu d'artifice
explosa dans ma poitrine, je ressentis des tourbillons de bonheur dans mon
ventre, c'était une sensation incroyable. Tandis que mes yeux se fermaient
lentement et que je sentais sa langue rude donner de petits coups entre mes
lèvres, je me demandai si c'était un rêve. Est-ce que je m'étais endormie sur le
canapé et que tout ça n'était que dans mon imagination ? C'était trop beau
pour être vrai. Trop merveilleux.
Enfin, nous nous écartâmes l'un de l'autre en haletant. Je scrutai le regard de
Matt et ne pus y voir qu'un sombre et profond désir qui m'appelait, avide de
tout ce dont moi aussi, j'étais avide. Ma culotte palpita lorsqu'il entra de
force, prenant le contrôle de toute la pièce par sa seule arrivée. C'était là un
aspect différent de Matt et il me plaisait beaucoup.
« Matt... » l'appelai-je, mais je m'arrêtai bientôt, car je ne savais pas comment
finir cette phrase. À la place, je le suivis comme un putain de toutou, avide
d'attention. Il se dirigea droit vers la chambre sans poser de question.
Dès que je fus derrière lui, Matt fit volte-face et me saisit à nouveau. Ses
mains s'accrochaient désespérément à moi tandis que, de sa bouche, il
s'emparait à nouveau de moi. Ses doigts se refermèrent sur mon cul comme
s'il avait désespérément envie de moi.
« Grimpe là-dessus, gronda-t-il. Il est vraiment plus que temps que je
t'allonge sur ce lit. »
Ses paroles n'étaient que pure séduction, et je n'avais qu'une envie, celle de
lui donner exactement ce qu'il voulait. Sans trop me poser de questions — car
je savais que si je le faisais, je finirais par interrompre ce moment magique —
je fis ce qu'il m’ordonnait et écartai mes cuisses pour lui, l'invitant à monter
sur moi.
Mon souffle devint plus laborieux tandis qu'il me surplombait, refusant de
monter plus haut que mon entrejambe. Il glissa ses doigts sous la ceinture de
mon pantalon et le baissa, me faisant agripper mon haut pour le passer par-
dessus ma tête. Il fallait que tout le tissu disparaisse jusqu'au dernier lambeau,
car il nous encombrait. J'avais besoin de le sentir partout.
« Oh, Matt... » Je sentis ses lèvres appuyer contre le coton trempé de ma
culotte. Les quelques derniers mois n'apparaissaient que comme des
préliminaires purs et durs à cet instant, j'étais tout à fait prête pour lui.
« Dis-moi ce que tu veux », gronda-t-il d'une voix qui bourdonna contre mon
entrejambe. « J'ai besoin de l'entendre. »
D'ordinaire, je n'étais pas la femme la plus sûre d'elle au monde, encore
moins dans la chambre à coucher, mais Matt avait quelque chose qui me
transformait en déesse du sexe. C'était complètement dingue.
« Ta langue », dis-je d'une voix rauque. « Je veux sentir ta langue. »
Ses dents pincèrent ma culotte et il la baissa lentement. Même la peau de mes
cuisses était hypersensible, me faisant frémir et frissonner de plaisir. Lorsqu'il
entra en contact avec mon clito et me dévasta, un cri probablement bien trop
fort étant donné qu'il y avait un enfant dans la pièce voisine jaillit de ma
bouche. Fort heureusement, je ne réveillai pas Lola, ce qui signifiait qu'il
pouvait poursuivre son assaut de mon corps.
Je m'accrochai à ses cheveux, serrant mes poings autour des mèches tandis
que Matt m'amenait lentement au plaisir. Ses coups de langue incessants,
brefs et longs, me projetaient vers le profond abîme d'une extase torride. Elle
grimpait comme une pression, qui commençait au bout de mes orteils et
explosait dans tout mon corps tel un éclair. Mon corps tout entier éclata et
explosa, j'eus l'impression d'être un volcan dont la lave se déversait hors de
moi tel un prodigieux torrent de bonheur.
Mais il n'en avait pas encore terminé avec moi. Alors même que je me disais
qu'il ne me restait plus d'énergie, Matt me prouva le contraire. Il recula d'un
geste vif et prit un préservatif dans sa poche, puis il baissa brusquement son
pantalon et son boxer, laissant sa verge d'acier bondir vers la liberté. Il
déchira l'emballage et le déroula sur lui, faisant marteler mon cœur contre ma
poitrine. Je fis désespérément onduler mon bassin vers lui, ayant toujours
envie de lui bien que je fusse déjà rincée et épuisée.
« Tu n'as pas idée à quel point ça fait longtemps que j'ai envie de ça »,
grogna-t-il en abaissant son corps à la rencontre du mien. Je sentais son gland
effleurer mon entrée, sa bouche descendant lentement pour trouver mes
mamelons tout juste dévoilés.
« Moi aussi », répondis-je. J'encerclai sa taille de mes jambes. « Alors ne me
fais pas languir plus longtemps. »
Il m'adressa un demi-sourire, ravi de mon avidité, et glissa son érection tout
entière en moi. Je gémis de plaisir en le sentant me combler. Son puissant
coup de reins me coupa à nouveau le souffle. C'était une sensation
incroyable, j'étais folle de désir, j'avais besoin de lui partout. J'enfonçai mes
ongles dans sa peau, l'adorant. Il s'enfouit profondément en moi, et j'en
voulus davantage, j'avais besoin de connaître à nouveau cet incroyable
pinacle du plaisir.
« Oh putain », gronda-t-il tandis qu'un gémissement guttural s'échappait de
ses lèvres. « Bordel de merde, Jessie. »
J'adorais la façon dont mon nom roulait sur sa langue, on aurait dit du sexe
pur et dur. À présent qu'on avait cédé à cette pulsion, je ne savais pas trop
comment on avait fait pour y résister aussi longtemps. Ça, c'était différent de
tout le reste, hors norme, extraordinaire. On aurait dit que pendant tout ce
temps, ça aurait toujours dû arriver. On entrait en contact à un niveau bien
plus profond.
L'orgasme qui me balaya la seconde fois était trop fort, trop intense, il me fit
tourner la tête. Je vis toutes les foutues étoiles du ciel tandis que je poussais
un cri. Cette sensation était merveilleusement délicieuse, j'aurais voulu qu'elle
ne cesse jamais. Surtout avec Matt qui me serrait fort, comme si j'étais aussi
spéciale pour lui qu'il l'était pour moi. C'était une sensation extraordinaire.
Il est celui dont je pourrais tomber amoureuse, me dis-je alors que j'avais
atteint mon sommet. Il est tout.
Tandis que nous nous effondrions sur le lit et nous écroulions l'un à côté de
l'autre en haletant, la réalité revint sournoisement à la charge. Ç'avait été
agréable, phénoménal à vrai dire, mais il y avait d'autres choses en jeu, des
facteurs qu'il fallait vraiment qu'on prenne en compte. Lola, d'une part. Le
mensonge. Le fait que cette magnifique enfant était celle de son frère et de
ma sœur. C'était mal. Ça ne pourrait pas rester un secret pour toujours, il
faudrait bien que ça sorte au grand jour tôt ou tard.
Et puis il y avait le secret le plus important. Le fait que j'aurais pu empêcher
cet accident de voiture. Ça pesait toujours lourdement sur moi. Maintenant
plus que jamais, après ça. Oh, bon sang, je venais de coucher avec Matt.
Qu'est-ce qui m'avait pris ?
« Euh, ouais... » dis-je avec un petit rire gêné. « Alors, c'était un peu violent,
pas vrai ? »
Il roula sur le côté et me sourit, aussi fis-je de même. En le regardant
longuement dans les yeux je pouvais distinguer les émotions qui dansaient
derrière son regard. Ce moment fut encore plus intime que le sexe à vrai dire,
j'avais l'impression de pouvoir voir tout droit dans les profondeurs de son
âme. Ce que je voyais me plaisait, il était vraiment beau.
« C'est vrai... mais c'est une bonne violence, non ? » Je hochai la tête. Je ne
pouvais pas le nier. Même si c'était complètement mal, ça restait agréable. «
Tu crois que tu me laisserais t'inviter à sortir, alors ?
— Je ne sais pas si on peut se faire un rencard... à moins que tu ne veuilles
que Lola vienne aussi ? »
Aucun de nous deux ne pouvait oublier cette responsabilité. Elle n'irait nulle
part quoi qu'il arrive.
« D'accord, dans ce cas je te préparerai un dîner ici, mais plus comme un
rencard. Est-ce que ça t'irait ?
— Oui. » Je hochai la tête, me sentant tout à coup très timide. « Ça m'ira très
bien. »
D'accord, donc on n'allait pas traiter ça comme une erreur, on allait continuer
sur cette lancée. J'imagine que tout ça m'allait très bien, même si c'était très
mal. À vrai dire, ça me procurait une sensation plutôt agréable. Je suppose
que je n'avais pas vraiment eu l'occasion de penser à mes propres besoins
depuis très longtemps, donc c'était sympa.
Je passai mes bras autour de Matt et l'embrassai à nouveau, en me demandant
si d'une manière ou d'une autre, à travers toute cette folie, il y avait un moyen
pour que notre histoire se termine comme un conte de fées.
Probablement pas, mais c'était beau de rêver.
« Est-ce que tu veux que je rentre chez moi ? demanda-t-il. Je peux partir si
ça te met mal à l'aise. »
Je saisis les couvertures et les ramenai sur nous. « Je ne veux pas que tu ailles
où que ce soit, lui dis-je. Je ne pense pas que j'arriverai à dormir sans toi ici à
présent. »
Il me procurait étonnamment une sensation de chaleur et de sécurité. J'aimais
bien avoir son corps à côté du mien, c'était agréable. J'imagine que si ça
devait vraiment se réaliser, on pourrait régler les problèmes au fur et à
mesure. On pourrait franchir chaque obstacle à mesure qu'ils se
présenteraient. On avait déjà traversé tant de choses, on pouvait sûrement
faire face à tout le reste, non ?
C'était soit ça, soit on se séparerait et ce serait le bordel. Qui pouvait bien le
savoir ?
8
Matt
D
ring, dring… dring, dring… dring, dring…
Je fourrai à nouveau mon téléphone dans ma poche, n'ayant pas envie
d'interagir avec le reste du monde pour l'instant. À un moment donné, au
cours de la semaine précédente ou quelque chose comme ça, mon père avait
décidé qu'il voulait désormais me contacter au sujet de quelque chose de si
important qu'il ne pouvait pas se contenter de laisser un message sur mon
répondeur. J'en levai les yeux au ciel de colère. S'il s'en fichait jusqu'à
maintenant, qu'est-ce qui le faisait penser qu'il pouvait me parler maintenant ?
Je n'étais pas sous sa coupe, je n'avais pas désespérément besoin de son
affection, il se passait d'autres choses dans ma vie qui étaient bien plus
importantes.
J'avais un horrible pressentiment qui me disait qu'il avait eu vent de ma
mission avec Lola. Des avocats étaient impliqués, ainsi que d'autres
personnes qu'il connaissait donc c'était possible, mais je voulais tout sauf
devoir affronter son opinion.
D'autant que j'avais plus important à faire, comme passer à l'étape suivante de
mon plan. J'allais demander à Jessie et Lola d'emménager avec moi. Certains
auraient pu penser que c'était parce que je m'étais mis à vraiment craquer
pour la fille que je voyais à présent, et une énorme part de moi aurait été bien
d'accord avec ça, mais pendant tout ce temps, j'avais avant tout ma mission à
l'esprit. Le concept, c'était que plus Lola s'habituerait à vivre avec moi, mieux
ce serait. La transition n'en serait que plus facile le moment venu. Elle ne
l'accepterait que plus facilement.
De plus, je voulais les sortir toutes les deux de cet endroit, c'était un trou à
rats. Elles méritaient toutes les deux mieux que ça.
Je mis mon téléphone en mode silencieux et levai les yeux vers l'immeuble de
Jessie, en m'efforçant de calmer la panique qui courait dans mes veines avant
de me retrouver en face d'elle. Je ne savais pas vraiment comment elle allait
réagir à ma requête et ça me faisait flipper. Avant Jessie, j'étais bien plus
habitué aux certitudes. Elle avait tout changé.
Je pris une profonde inspiration et me rendis chez elle. Avant même d'avoir
frappé à la porte, j'entendis Lola gazouiller derrière. Aussitôt, je souris.
J'adorais cette petite, vraiment. Et pas seulement parce qu'elle était le dernier
lien existant avec mon frère. J'aimais aussi sa petite personnalité pleine
d'entrain, bon sang, elle était adorable.
Allez, vas-y, fais-le. Je levai mon poing et frappai à la porte. Ça va aller.
« J'arrive, une petite seconde. »
Lorsque la porte s'ouvrit à la volée et que je vis le beau sourire chaleureux de
Jessie, mon cœur manqua environ dix battements. Elle faisait réagir tout mon
corps d'une manière vraiment inattendue. J'adorais ça, c'était génial. Je lui
rendis son sourire, tendis les bras et l'attirai à moi pour l'embrasser. Bon sang,
j'adorais l'embrasser. Ses lèvres étaient merveilleuses.
« Comment ça va, aujourd'hui ? » demanda-t-elle lorsque nous nous
séparâmes. « Lola et moi, on fait des travaux manuels.
— Des travaux manuels ? » Ça m'amusait. Une gamine d'un an faisant quoi
que ce fût qui s'apparentât à des travaux manuels était à mourir de rire. «
C'est un projet de dingue, ça. »
Je pénétrai dans le chaos. De la colle et des paillettes partout. Voilà le genre
de choses que j'étais sur le point d'inviter chez moi, et j'en avais envie. J'avais
envie de tout. J'aimais bien le côté familial que ça avait.
« Waouh, tu ne plaisantais pas à propos des travaux manuels. Comment ça va
Lola ? »
Elle m'expliqua dans les menus détails ce qu'elle était en train de faire, pour
l'essentiel dans un langage incohérent qui tenait plus du babillage. J'écoutai
tout attentivement, en hochant la tête aux bons moments tandis que Jessie
nous servait à boire. Lorsqu'elle revint dans la pièce, j'étais encore plus
déterminé à poser cette question.
« Euh, Jessie ? » On entendait nettement le soupçon d'anxiété dans ma voix. «
Tu veux bien qu'on parle en privé ?
— Oui, bien sûr. » Elle s'écarta, laissant Lola s'amuser avec des feutres de
couleur. « Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je me disais seulement... » Merde, j'avais planifié tout ça. Où étaient
passés les mots ? « Je ne sais pas si ça te plaît ici ou si ça ne te pose toujours
pas de problème, tu sais, de payer le loyer et tout ça, mais, euh… eh bien,
c'est grand, chez moi, comme tu le sais... donc je voulais savoir si tu... » Mes
joues s'échauffèrent, j'étais en train de tout foirer. « Si tu...
— Qu'est-ce qu'il se passe, là ? gloussa-t-elle. T'es super bizarre. Tu as
quelque chose à dire, oui ou non ?
— Vous voulez emménager avec moi ? Toi et Lola. » Elle était sous le choc...
de toute évidence. « Je veux dire, je sais que c'est dingue, mais, je crois...
enfin, ça se passe plutôt bien entre nous et je suis sûr que ça va continuer
comme ça si... enfin, vous pourrez avoir plus de place et tout. Toi et Lola.
Vous pourrez vivre dans de meilleures conditions...
— Oui ! » Elle interrompit enfin mon flot de paroles avant qu'il ne m'emporte
pour de bon. « Ce serait formidable, merci ! »
Jessie jeta ses bras autour de moi et nous nous embrassâmes violemment, me
faisant à nouveau douter de mes motivations. Bon sang, pourquoi est-ce que
je faisais ça ? Est-ce que tout allait bientôt s'effondrer ? Oh, Seigneur, est-ce
que j'étais amoureux ?
« D'accord, super. » Je pris la parole surtout pour faire taire mon cerveau. «
C'est une bonne nouvelle. Vous pouvez emménager quand vous voulez. Ce
sera... tu sais, chouette de vous avoir toutes les deux à la maison. »
Jessie avait les joues roses, je ne l'avais jamais vue aussi heureuse, ce qui me
tordit les entrailles. J'étais heureux, moi aussi, pour les bonnes raisons et pour
les mauvaises. J'espérais simplement que ça n'allait pas nous exploser à la
figure, et nous anéantir tous les eux.
« Ceci dit, il faudra peut-être que tu m'aides à faire les cartons, gloussa-t-elle.
Je ne suis pas douée pour déménager.
— Si tu as besoin que je t'aide pour quoi que ce soit, je le ferai. Faire les
cartons, déménager, tout ce que tu voudras. »
J'aurais seulement souhaité que ce fût vrai pour tout, et ne pas devoir tout
foutre en l'air. C'était vraiment dommage. Néanmoins, il fallait que j'honore
les dernières volontés de Stephen, et vu qu'il était mort par ma faute, je
n'avais pas le choix. C'était ce qu'il fallait que je fasse, tout simplement.
Jessie
J
e sifflotais joyeusement toute seule en pliant tous les vêtements propres. Je
n'arrivais pas à le croire. Ça ne me ressemblait pas du tout. J'étais une femme
ambitieuse qui voulait devenir avocate, pas une fée du logis, et pourtant je
retirais une certaine satisfaction du fait de me comporter en parfaite petite
femme au foyer attendant le retour de son mari. Je n'arrivais pas vraiment à
me faire à cette idée, pourtant j'étais heureuse dans cette vie que je n'avais pas
du tout prévue.
C'était Matt, forcément. C'était forcément lui qui me procurait ce bonheur
inattendu.
Bien sûr, de temps à autre, j’éprouvais une pointe de regret. Enfin, pas de
regret, mais la drôle de sensation que tout ça était mal. Non seulement j'avais
craqué pour le seul homme dont je n'aurais jamais dû tomber amoureuse,
mais en plus j'avais laissé un membre de la famille O'Donnell entrer dans la
vie de Lola, ce qui n'était pas ce qu'Anya avait voulu. Mais Matt était
différent. J'espérais qu'elle le voyait, si elle me regardait de quelque part. Ce
n'était peut-être pas la décision la plus sage, mais ça faisait du bien. Et puis,
ça permettait à Lola de pouvoir connaître un peu son père et sa mère à travers
d'autres membres de sa famille. C'était bizarre, mais c'était mieux que rien.
« Comment ça va, petite Lola ? lui murmurai-je. Je crois que c'est l'heure de
la sieste, pas toi ?
— Non. » Elle secoua aussitôt la tête, mais j'avais remarqué avec elle que
plus elle était fatiguée, plus elle risquait de lutter pour ne pas aller dormir.
Dès que je serais arrivée à la coucher, elle allait partir. « Non, non, non.
— Allez, viens, bébé. » Je la soulevai dans mes bras. « Allons dormir un peu,
d'accord ? »
Elle fit la moue et me regarda d'un air mauvais, mais elle appuya sa tête
contre moi lorsque je la soulevai. Je fermai lentement les yeux et savourai le
fait de la sentir s'appuyer, se blottir contre moi. Je n'avais pas eu beaucoup de
temps à passer avec Lola avant la mort d'Anya, je travaillais tout le temps, et
désormais je voyais bien ce que j'avais raté. J'aurais voulu que les choses
eussent été différentes, mais je suppose que tout ce que je pouvais faire,
c'était faire de mon mieux pour elle à présent.
« Je t'aime tellement, petite Lola, lui murmurai-je. Tu es un vrai petit ange. »
Je la déposai dans son lit d'enfant et la surveillai. Elle lutta pendant un petit
moment, mais elle se laissa bientôt aller et s'endormit. Des larmes me
montèrent aux yeux tandis que l'amour que j'éprouvais pour elle me
submergeait. Elle ne méritait en rien la tristesse à laquelle elle serait
confrontée en grandissant. La perte de ses deux parents allait lui faire un
sacré choc.
Lorsque j'entendis le cliquetis de la porte qui s'ouvrait, j'essuyai
précipitamment mes larmes. Je ne voulais pas que Matt pense que j'étais
triste, pas alors qu'il en faisait tellement pour nous aider. Il subvenait à nos
besoins financiers depuis qu'on avait emménagé chez lui et pour ça, je lui
vouais une reconnaissance éternelle. Je ne savais pas comment j'allais faire
pour lui rendre un jour tout ça.
« Hé, Matt. » Je souris en l’apercevant. « Tout va bien ?
— Ouais, très bien, à vrai dire. Je suis content d'avoir fait tous ces trucs. C'est
un peu... »
Il était toujours un peu évasif quant à ce qu'il faisait quand il n'était pas à la
maison, mais je ne comptais pas lui mettre la pression avec ça. C'étaient
sûrement des trucs financiers pour nous aider, Lola et moi, donc j'étais
seulement contente de l'avoir.
« Oh, tant mieux. Eh bien, je viens juste de mettre Lola au lit, donc tu arrives
au bon moment.
— Ah bon ? »Je remarquai une étincelle dans ses yeux, qui fit courir un
frisson intense le long de mon échine. « Ça, c'est une bonne nouvelle. Parce
que j'ai vraiment faim, et je mangerais bien un petit bout de Jessie. »
Je fondis aussitôt, il me donnait l'impression d'être la femme la plus sexy au
monde. Je m'étais un peu attendue à ce que l'alchimie s'estompe quand je
commencerais à vivre avec lui, mais en réalité, elle s'était renforcée. On
aurait dit qu'il voulait tout le temps être avec moi et je ressentais exactement
la même chose, moi aussi. Il m'était impossible d'arrêter de le toucher.
« Ah ouais ? Tu as chopé une fringale en courant partout en ville ? »
Il passa ses bras autour de moi et je me laissai aller contre son corps. Sa force
me fit frissonner d'un désir violent. Les muscles du corps de ce mec
dépassaient tout ce qu'on pouvait imaginer. Certes, il passait un certain temps
à la salle de sport tous les jours pour obtenir ce résultat, mais ça en valait la
peine. Je sentais déjà ma bouche saliver de désir.
« J'ai toujours faim de toi. » Sa bouche entra en contact avec ma gorge, me
faisant bourdonner de partout. « Tu devrais le savoir maintenant, Jessie. » Il
embrassa mes joues et ma clavicule. « Tu me rends dingue. »
Je rejetai ma tête en arrière tandis que le désir me traversait. Mes jambes se
changèrent en gelée et je pouvais pratiquement sentir mes genoux
s'entrechoquer. Dès que Matt eut glissé ses bras autour de moi, je pus à peine
tenir debout.
« Oh, Matt », haletai-je. « T'es trop. »
Il souleva mon T-shirt et effleura ma peau de ses doigts veloutés. Mon torse
était hypersensible, je frissonnai tandis qu'il montait lentement vers mes
seins. Il glissa ses doigts sous mon soutien-gorge et pris mes seins dans ses
mains en coupe, caressant de ses pouces mes mamelons qui durcirent et se
dressèrent.
Je saisis la taille de son pantalon entre mes doigts et le baissai lentement
jusque sous son cul, en prenant un tout petit instant pour le pincer
malicieusement tant que j'y étais. En riant doucement, il souffla de l'air chaud
sur ma gorge, ce qui fit jaillir un puissant éclair de passion tout droit vers
mon entrejambe. Aussi saisis-je son boxer et le baissai-je également. Je
refermai mes doigts autour de lui et tombai à genoux devant lui. Ma bouche
salivait, je ne désirais rien d'autre que le goûter, et je ne pouvais pas me
retenir. Je ne pouvais pas garantir qu'on aurait tout notre temps, je ne voulais
donc pas en perdre une seule seconde.
« Oh, putain, Jessie, t'es tellement sexy comme ça, grogna-t-il. Je crois que
j'en peux plus. »
Je gardai les yeux rivés sur les siens pendant tout ce temps, tandis que
j'approchais mes lèvres de lui. Plus j'approchais, plus je sentais la tension
augmenter dans ses cuisses. Il se raidit, envahi par l'anticipation, ce que
j'utilisai à mon avantage en m'interrompant et en soufflant légèrement sur son
gland, le poussant douloureusement près de la limite…
Puis je changeai de jeu, alors même que sa tête basculait de côté sous l'effet
du plaisir. Je serrai étroitement ma bouche autour de lui et lui donnai de petits
coups de langue partout, en partant du bout et en descendant lentement. Je
pouvais sentir le goût de son désespoir, il tremblait dans ma bouche, et c'était
agréable d'avoir un tel pouvoir sur lui.
À vrai dire, c'était si agréable que je ne pus résister à l'envie de libérer l'une
de mes mains pour la faire descendre le long de mon propre corps jusqu'à ma
culotte. Ce désir palpitant et désespéré commençait à me dépasser, et je
perdis toute maîtrise de moi. J'avais besoin de sensations.
Je poussai un grognement en effleurant ma fente trempée. Ses gémissements
de douloureuse extase augmentèrent encore mon plaisir lorsque je plongeai
mes doigts en moi.
« Qu'est-ce que tu fais ? » Matt se glissa hors de ma bouche. « J'ai envie de te
regarder. »
Il s'écarta de moi et m'observa, le regard voilé, tandis que je me donnais du
plaisir pendant encore une ou deux minutes. À vrai dire, c'était vraiment
agréable de sentir son regard sur moi, j'avais envie qu'il me regarde jusqu'à ce
que je n'en puisse plus. J'aimais cet air qu'il avait, comme si je l'époustouflais.
Ça m'excitait vraiment.
« Oh, bon sang, tu vas me faire jouir en un rien de temps. »
De ma main libre, je retirai mon haut, puis, de ce qui ressemblait sûrement à
un geste d'experte, je dégrafai mon soutien-gorge d'une seule main. À vrai
dire, j'avais récemment appris à m'habiller et à me déshabiller tout en faisant
plusieurs choses à la fois.
Je nouai ma main dans mes cheveux tandis que je donnais de petits coups
répétés sur mon clito, puis descendis plus bas et pétris mon sein à la place.
Mon corps était inondé d'innombrables sensations. Certaines venaient de moi,
mais beaucoup venaient de l'homme splendide qui se dressait au-dessus de
moi, et me regardait comme si j'étais une putain de déesse.
« Il faut que tu arrêtes ça immédiatement, gronda-t-il. Tu veux bien venir ici
tout de suite ? »
J'avais envie de le torturer encore un peu, mais ça commençait à faire un peu
trop pour moi aussi. Il fallait que j'arrête avant de perdre le contrôle, aussi me
remis-je debout et l'embrassai-je violemment. Matt me saisit et me souleva. Il
me porta jusqu'à la salle à manger et m'assit sur la table qui s'y trouvait. Je
continuai de l'embrasser tandis qu'il déroulait un préservatif sur lui-même, et
l'embrassai encore plus profondément lorsqu'il s'enfonça en moi d'un coup de
reins.
« Oh putain, Matt. » Il priva mon corps tout entier d'air, je fus choquée et
prise de vertige, mais de la meilleure manière qui fût. Je rejetai la tête en
arrière et plaquai mes paumes derrière moi sur la table tandis que Matt
donnait des coups de reins en moi, encore et encore. « Matt, c'est... » Je
n'avais pas les mots, il était impossible d'exprimer ce que je ressentais. C'était
trop.
C'est de l'amour, me suggéra inopinément et inutilement mon cerveau tandis
que je perdais la tête. Je suis en train de tomber amoureuse de lui.
Je ne laissai pas cette pensée me contrôler beaucoup, je dus la mettre de côté,
mais fort heureusement, ce ne fut pas trop difficile, car les merveilleuses
sensations qu'il déversait en moi en cascade me submergeaient. Je perdais la
tête, pivotais et tournoyais, voyais trente-six chandelles. C'était ce que j'avais
connu de meilleur de toute ma vie.
« Oh, merde. » La pression augmentait. Elle commença par une sensation de
chaleur au fond de mes orteils et s'insinua dans tout mon corps, trop vite et
trop fort. Elle inondait mes veines. Elle m'emplissait complètement, je
savourais l'anticipation...
Et ensuite, je tombai. Je basculai et tombai dans l'abîme de l'extase. Je
frissonnais et vacillais, je sombrais et m'envolais, c'était toutes les sensations
les plus merveilleuses réunies en une seule. Un cri monta dans ma poitrine, et
au moment même où j'allais le délivrer, en réveillant probablement Lola au
passage, Matt m'attira à lui et m'embrassa pour avaler tout bruit éventuel.
Mes parois se contractèrent autour de lui et le caressèrent jusqu'à l'orgasme
au même moment, aussi cédâmes-nous ensemble, ruant et nous effondrant.
C'était absolument phénoménal. Ça faisait l'effet d'un contact encore plus
profond entre nous, d'un lien plus puissant, et j'en adorai chaque seconde.
Peut-être que ça pourrait vraiment être de l'amour, si je permettais que ça le
devienne pleinement.
« Oh mon Dieu, Matt », haletai-je en m'accrochant à lui comme rien d'autre
que lui ne me retenait sur Terre à cet instant. « Oh bon sang, Matt, c'était...
c'était trop. C'était incroyable. Oh, waouh.
— Toi... » me dit-il tout en m'embrassant partout. « Tu es trop. Qu'est-ce que
je vais bien pouvoir faire de toi ? »
Serre-moi seulement pour toujours, avais-je envie de dire. Ne m'abandonne
jamais. Aime-moi. Moi et Lola. Laisse tout s'arranger malgré tout, d'une
manière ou d'une autre. Ne laisse rien se mettre entre nous. Je t'en prie.
Mais évidemment, il restait quelque chose qui s'insinuait derrière nous, en
menaçant d'exploser à tout moment. Sauf si je n'éventais jamais le secret,
bien sûr. Peut-être que je pourrais le garder pour moi pour toujours. Est-ce
que c'était mal ? Est-ce qu'il était juste de le tenir caché ? Franchement, je
n'en savais plus rien. Plus ça durait, plus il devenait difficile de dire la vérité.
Je n'en avais vraiment pas envie. Je n'avais pas envie de perdre ça.
10
Matt
«A
lors, voici le kit de test ADN. Tu comprends ce que tu dois en faire, n'est-ce
pas ? » Je hochai la tête en silence. « Tant mieux. C'est le meilleur kit du
marché, donc tu auras un résultat certain quoi qu'il arrive. Tout ce que tu as à
faire, c'est obtenir un échantillon du bébé et me le rapporter. Je vais les
envoyer et ensuite, une fois qu'on aura la réponse, on pourra entamer les
procédures légales. Lola sera à toi avant même que tu ne t'en rendes compte.
»
Lorsqu'il me sourit, j'eus envie de lui rendre son sourire, mais n'arrivai pas
vraiment à trouver en moi la force de le faire. Toute cette histoire avec
l'avocat m'avait paru être l'idée du siècle sur le moment, mais à présent que
c'était de plus en plus près d'arriver vraiment, franchement, je n'en étais pas si
sûr. Mais il fallait que j'aille jusqu'au bout. C'était au nom de Stephen, je
n'avais pas le choix.
« D'accord, très bien, tout ça me paraît impeccable. » Ma voix était vide et
sonnait creux. « Merci.
— Et... tu ne veux toujours pas parler de tout ça à ton père ? Je suis sûr qu'il
t'aiderait…
— Non. » Je secouai fermement la tête. « Je sais ce que je fais et je ne veux
pas encore qu'il soit impliqué. »
J'avais du mal à supporter la tension qui emplissait la pièce. En réalité, tout
cet argent était à mon père, même s'il était placé dans un fonds fiduciaire pour
moi, donc tout ça, c'était du boulot, mais c'était exactement comme ça devait
être.
« D'accord, très bien. Si c'est ce que tu veux. On va d'abord s'occuper de
l'échantillon. »
Je levai le sac et lui adressai un mince sourire. « OK, compris. Tout baigne, je
sais ce que je dois faire. »
Je me levai et me dirigeai vers la porte. Juste avant d'atteindre la sortie, je me
figeai. Une immense partie de moi me hurlait qu'il fallait que je mette un
terme à ça tout de suite avant que ça n'aille trop loin. C'en était encore à un
stade où je pouvais tout arrêter, mon père n'était pas au courant et Jessie
ignorait tout, elle aussi. J’aurais pu continuer de jouer à la famille heureuse
avec elle, en étant toujours dans la vie de Lola et en conservant la meilleure
relation que j'eusse jamais eue. Je n'avais pas envie de mettre un terme à tout
ça... mais j'imagine qu'il ne fallait pas que j'oublie que je ne pouvais pas faire
confiance à Jessie. Elle m'avait menti et même après tout ce qui était arrivé,
elle ne m'avait pas dit la vérité. Elle gardait toujours secret le fait qu'elle
n'était pas la mère de Lola.
« Tout va bien, Matt ? » demanda l'avocat avec curiosité. « Est-ce qu'il te faut
autre chose ? »
J'hésitai à peine une seconde, le temps de réfléchir à ma réponse, mais je
secouai ensuite la tête. « Non, ça va. Désolé, je suis seulement... » Je secouai
rapidement la tête. « Laisse tomber. À plus tard. Encore merci pour le coup
de main. »
Puis je fermai la porte derrière moi, renonçant pour de bon à cette chance de
mettre un terme à tout ça. Il le fallait, je n'avais pas le choix, je ne savais pas
trop pourquoi je venais de faire comme si je l'avais. Il fallait que je le fasse.
Je passai doucement mes doigts dans les cheveux blond pâle de Jessie,
savourant la sensation de ses mèches entre le bout de mes doigts. Le corps
toujours inondé par l'extase post-orgasmique, je n'avais pas l'impression que
tout fût si évident, en fin de compte. Il me semblait qu'il y avait une chance
d'arranger les choses. J'en avais vraiment envie.
Certes, c'était la volonté de Stephen, mais il n'était plus là. De toute façon, il
ne prenait pas toujours les meilleures décisions, et ça n'avait pas changé
maintenant qu'il était mort. Peut-être qu'honorer sa volonté n'était pas la
chose la plus sage à faire.
Je décidai de lui donner une dernière chance. Une dernière occasion d'être
honnête. Je décidai que si elle me disait simplement la vérité, alors je
changerais tout et remettrais les choses dans le droit chemin.
« Jessie, j'espère que ça ne te dérange pas que je te pose cette question... »
Elle se tourna sur le côté pour me faire face, aussi fis-je de même. Le fait de
plonger mon regard dans ses magnifiques yeux pleins d'amour faillit me
clouer le bec, mais je m'obligeai à continuer. « Mais qui est le père de Lola ?
Je veux dire, je sais que ce ne sont pas vraiment mes affaires, mais il vaut
toujours mieux le savoir, pas vrai ? Au cas où il se repointerait, ou pour… tu
sais, pour des soucis de santé à l'avenir et tout ça. »
Son visage s'embrasa vivement et elle se retourna aussitôt brusquement sur le
dos. Il fut immédiatement évident qu'elle avait été envahie par la culpabilité.
Je me préparai à encaisser le choc, à entendre enfin la vérité. Si seulement
elle avait su que j'étais déjà au courant, peut-être n'aurait-elle alors pas été
aussi nerveuse en entendant ce dont on devait discuter.
« Je, euh... » Son souffle était haletant et désespéré. « Je… je…
— Ça ne fait rien. » Je posai ma main sur la sienne, en essayant de la
réconforter. « Je comprends.
— C'est juste un ancien collègue du restaurant, c'est tout. Il est parti et s'est
enfui à l'instant où il a su que j'attendais un bébé de lui. Il ne va certainement
pas revenir dans le tableau. »
Mon sang bouillonna, je sentis la colère brûler dans ma poitrine à m'en
donner la nausée. Ça, ça ne me plaisait pas du tout. « Oh, d'accord. » Bon
sang, il m'était pratiquement impossible de conserver une expression neutre.
Surtout lorsque je me rappelai les cris que Stephen avait poussés en
découvrant les mensonges d'Anya. Sa dernière promesse était gravée au fer
rouge dans mon esprit.
« Crois-moi, je vais revenir avec ce bébé. Je vais la garder loin de sa salope
de mère. Elle est tout sauf digne de l'élever. »
Je la sentais couler à toute vitesse dans mes veines à cet instant, et c'était
douloureux. J'avais envie d'arracher Lola à Jessie et de lui hurler dessus pour
m'avoir menti à moi aussi. Est-ce qu'elle ne me faisait pas confiance, à
présent ? Est-ce qu'elle n'était pas suffisamment à l'aise avec moi pour me
dire la vérité ?
« Oh, je vois, alors c'est tout ? Il n'y a pas de grand secret là-dessous ? C'est
juste un type qui s'en foutait ? »
J'appuyai mon poing contre mon ventre pour m'empêcher de péter un câble.
Elle devait bien savoir à présent que j'avais deviné, est-ce que ce n'était pas
foutrement évident ? Je pouvais pratiquement entendre les engrenages
cliqueter dans son esprit tandis qu'elle essayait de trouver un moyen de
continuer de me servir son tissu de conneries. Tout l'amour que je ressentais
pour elle s'évanouit dans les flammes, remplacé par la haine. J'avais du mal à
la contenir. Le plan me paraissait de plus en plus intelligent chaque seconde.
Peut-être que Stephen savait ce qu'il disait, en fin de compte. Il connaissait
Anya bien mieux que moi.
« Non, pas de grand secret. Je veux dire, c'est clair que ma famille ne l'aurait
pas approuvé, et j'imagine qu'ils avaient raison. Ça ne s'est pas passé
exactement comme je le voulais, pas vrai ? Non que j'eusse de grands espoirs.
Ce n'était pas une grossesse prévue. » Elle eut un rire gêné tandis que les
mensonges continuaient de sortir. « C'est juste arrivé comme ça.
— Juste arrivé comme ça... » Parler me coûtait toutes mes forces. « Je vois.
Eh bien, c'est... ouais.
— Je, euh... Je n'échangerais Lola pour rien au monde, c'est juste dommage
qu'elle n'ait pas de père digne de ce nom. »
Espèce de foutue menteuse ! Elle a un père, tu devrais l'admettre.
Mais je ne pouvais rien dire de tout ça, pas si je voulais que mon plan se
poursuive. Il fallait que je continue de jouer le jeu encore un peu. Il fallait que
je fasse comme si tout ça n'était pas en train de me tuer de l'intérieur.
Je reniflai mon aisselle d'une manière exagérée et forçai la grimace qui plissa
mon visage. « Beurk, tu sais quoi ? Il faut que je prenne une douche. Je pue
carrément. C'est pas juste que tu doives dormir à côté de moi comme ça.
— Quoi ? Tu n'y vas pas maintenant, si ? » Elle me regarda d'un air dépité
tandis que je me glissais hors du lit. Je ne pouvais tout simplement pas
supporter d'être à côté d'elle plus longtemps. Je ne pouvais pas laisser toutes
ces émotions contradictoires tourbillonner en moi. Ça me dépassait. « Tu n'as
qu'à en prendre une demain matin.
— Oh, non, ça m'aidera à mieux dormir de toute façon. Je ne vais pas traîner.
»
Je me glissai dans l'embrasure de la porte et la laissai seule dans le lit, en
espérant qu'elle mijotait dans ses propres décisions de merde. Je lui avais
donné l'opportunité de jouer franc-jeu, je lui avais fait savoir que je n'allais
pas me mettre en colère, mais elle n'avait pas mordu à l'hameçon. Elle m'avait
laissé mijoter dans ses bobards encore un peu plus. Eh bien, c'était sa dernière
chance. À partir de maintenant, elle allait devoir apprendre la leçon, et elle ne
pouvait s'en prendre qu'à elle-même.
J'allumai la douche et me tins sous le jet, laissant mes larmes se mêler à l'eau
tandis qu'elle ruisselait sur moi. Je n'avais pas voulu que ça se passe comme
ça, j'avais tellement de bonnes intentions, mais j'avais échoué. Elle avait
échoué. Elle avait laissé Lola tomber.
Jessie
T
rois semaines s'étaient écoulées depuis la dernière fois que j'avais menti à
Matt au sujet de Lola. Trois longues semaines, et je ne me sentais toujours
pas moins coupable. À vrai dire, ç'avait été le moment idéal pour simplement
tout avouer, mais je m'étais enlisée et j'avais continué de mentir. Je n'arrêtais
pas de penser à ce qui allait arriver, au fait qu'il allait exploser, et à la façon
dont tout allait changer, et ça ne me plaisait pas du tout. J'avais peur qu'il me
quitte et de le perdre pour toujours, donc j'avais merdé.
Je secouai la tête et continuai de ranger les jouets. La décision était prise à
présent, même si je ne l'avais fait que sur l'impulsion du moment, il fallait
donc désormais que je m'y tienne. Je n'avais pas du tout le choix. Je m'étais
acculée, et à présent il semblait que je risque de devoir m'en tenir à mon
mensonge pour toujours.
« Tiens ? Qu'est-ce que c'est que ça ? » J'avisai un morceau de papier dont le
dos était entièrement gribouillé au crayon de couleur, ce qui n'était pas
inhabituel, vu que Lola faisait déjà preuve de nettes tendances artistiques,
tout comme sa mère, mais là, on aurait dit une lettre officielle avec un en-tête
et tout. Rien que je reconnaisse, en tout cas.
Pourtant, le premier nom que je vis dessus était celui de Lola, ce qui
m'intrigua tant que j'eus besoin d'en savoir davantage. Si quelqu'un écrivait au
sujet de Lola, alors en tant que sa tutrice principale, c'était à moi d'être au
courant de tout. Même si c'était le nom de Matt qui était écrit dans l'en-tête de
la lettre. Je ne pouvais tout simplement pas m'en empêcher.
« Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? » Lorsque je lus des mots tels que
"analyses ADN" et "filiation prouvée", ainsi que "convenir d'une date
d'audience" et "garde de l'enfant", mon cœur sombra aussitôt dans mes
chaussures. Tout mon corps se contracta violemment sous l'effet de la
panique, et je faillis m'effondrer par terre, en état de choc. « Matt est au
courant ? » murmurai-je, frappée d'une terreur absolue. « Il est déjà au
courant. Comment est-ce qu'il le sait ? »
Je tombai en arrière et m'appuyai contre le mur tandis que je laissais cette
prise de conscience me submerger. J'avais eu beau essayer encore et encore
de protéger Lola de la famille O'Donnell, j'avais tout foiré en invitant Matt à
entrer dans sa vie. Je l'avais laissé entrer, je lui avais donné les pleins
pouvoirs, j'avais même emménagé dans son satané appartement. Comme une
imbécile, je m'étais complètement livrée à lui.
J'avais même entamé une histoire d'amour avec lui. J'avais laissé le désir me
contrôler en commettant l'erreur la plus stupide de toute ma putain de vie. Je
pouvais presque sentir Anya nouer ses bras autour de ma gorge et me serrer à
mort tant elle me haïssait. À cet instant, Matt était sorti avec Lola. Il l'avait
emmenée se promener pour me soulager, ce qui avait paru être une bien
aimable proposition sur le moment. Mais, et s'il était parti ? Et s'il avait
obtenu toutes les preuves dont il avait besoin et qu'il ne revenait pas ? Je ne
pouvais pas supporter l'idée de ne plus revoir Lola…
Mais je n'aurais pas le choix. Les O'Donnell avaient de l'argent qui leur
sortait du cul et moi, je n'avais rien. L'argent de l'héritage avait disparu depuis
longtemps, et Matt payait tout, ce qui ne ferait que jouer contre moi. Il
pourrait facilement prouver que je n'avais pas les moyens d'être une mère
décente. Et puis, ils auraient de super avocats et moi, je n'aurais personne. La
vue que j'avais commencé à me construire glissait dans le néant.
Ce fut alors qu'une nouvelle vague de chagrin me frappa. La prise de
conscience du fait que rien de ce qui s'était passé entre Matt et moi n'était
réel. Je ne laissais pas les gens m'approcher facilement, je n’avais jamais
ouvert mon cœur, et j'avais cru pouvoir le faire avec lui. Mais il s'était joué de
moi, il m'avait prise pour une imbécile, et le plus triste, c'était que je l'avais
laissé faire. C'était moi, le dindon de la farce.
Même toute cette histoire selon laquelle il ne s'entendait pas avec son père
devait être un mensonge. De toute évidence, il était avec lui sur ce coup, et
j'avais tellement besoin de contact humain que je m'étais laissée avoir comme
une débutante. Imbécile !
Ma main se contracta sur ma poitrine tandis que la panique s'emparait de moi,
à la limite du supportable, tandis que tout tournait en boucle dans ma tête, me
coupant le souffle. J'avais l'impression qu'on avait fait le vide dans mes
poumons, je ne savais pas du tout quoi faire. En un tout petit instant, j'avais
tout perdu, je ne pouvais même pas décrocher le téléphone pour appeler les
flics parce que ça ne ferait que rendre cette tornade d'événements encore plus
incontrôlable. C'était un bordel monumental. Et je m'y étais mise toute seule.
« Qu'est-ce que je vais faire ? » gémis-je d'un ton désespéré. « Pour moi, c'est
perdu d'avance. » Je levai les yeux au ciel. « Je suis tellement désolée, Anya,
je ne voulais pas que ça arrive. Tu avais raison. Les O’Donnell sont de sales
gens. Je me suis fait avoir, comme toi, mais tu as eu l'intelligence de t'extraire
de la situation avant qu'elle ne mette Lola en danger. »
Désormais, tout ce que je voyais, c'était la volonté de cette magnifique petite
fille écrasée par cette horrible famille. Ils ne lui laisseraient pas sa liberté, ils
en feraient quelqu'un d'autre, elle était foutue. Je serais évidemment exclue de
sa vie, c'était inévitable, ils ne me laisseraient pas l'approcher. J'allais me
retrouver complètement seule. Au début, j'avais stressé à l'idée d'avoir Lola,
je ne savais pas comment faire, mais à présent je ne m'imaginais plus vivre
sans elle. Je ne saurais pas quoi devenir. Je ne pouvais même pas retourner à
mon appartement parce que je serais incapable de vivre dans la même ville
qu'elle sans pouvoir la voir. En plus, mes parents seraient furieux. Ils m'en
voudraient d'avoir perdu Lola. Même s'ils n'avaient pas été là, ce serait quand
même moi la méchante.
Pas de sœur, pas de bébé, pas de boulot. Il ne me restait vraiment plus rien au
monde.
Un sanglot me secoua la poitrine et je pleurai bruyamment. Toutes les
émotions que je n'avais pas eu conscience d'avoir mises sous clé reprirent leur
liberté. Je sus alors que mon mensonge n'avait même aucune importance. Il
ne faisait absolument aucune différence, pas si c'était ça, son plan, de toute
façon. Matt allait me prendre Lola dans tous les cas, je n'avais aucune chance.
« Bon sang, qu'est-ce que... ? » Je cessai de pleurer dès l'instant où j'entendis
la clé dans la serrure. Matt était de retour. J'imagine que je m'étais tellement
habituée à l'idée de ne plus jamais les revoir, Lola et lui, que j'étais partie du
principe qu'ils n'allaient pas rentrer, mais je suppose que c'était logique. Il
devait être au courant depuis un moment, il attendait probablement le procès.
« Salut, Jessie. » Son ton faussement aimable me donna la nausée. Je faillis
vomir. « Petite Lola dort. »
Le fait qu'il ait utilisé mon surnom pour elle était encore pire. Comment
osait-il ? Bon sang, pour qui il se prenait ? Je gardai le silence, et écoutai
tandis qu'il installait Lola dans son lit d'enfant, puis m'efforçai de me calmer
en attendant qu'il vienne vers moi. Il fallait qu'on ait cette conversation de la
manière la plus calme possible.
« Hé, tu veux manger quelque chose ? » demanda-t-il d'un ton désinvolte en
entrant dans la pièce. « Jessie ?
— Comment oses-tu ! »
Oups. Ça, ce n'était pas calme. Toute ma colère avait jailli de ma bouche.
« Comment as-tu pu me faire ça ? » J'agitai la lettre dans sa direction. Il eut
au moins la décence de prendre un air coupable. « Comment est-ce que tu as
pu œuvrer dans mon dos pour m'enlever Lola ? Pourquoi est-ce que tu as fait
ça, déjà ? Bon sang, c'est quoi ton problème ?
— Je... je... » Tout d'abord, il parut absolument sans défense. Puis la fureur
éclata et se déversa sur moi en vagues successives. « Ne viens pas me parler
de mensonges. Tu n'as pas arrêté de me mentir. »
Un brouillard rouge inonda ma vision, mais je sentis également une sensation
de chaleur me monter aux joues. C'était gênant. J'avais bien menti, mais je ne
pensais pas que mon mensonge justifiât qu'une telle chose m'arrivât. C'était
beaucoup trop dur.
« J'ai menti pour protéger Lola. J'ai menti parce qu'Anya ne voulait pas que
Stephen l'apprenne un jour...
— Eh bien, ça n'a pas marché, pas vrai ? Parce qu'il l'a découvert et ça les a
tués tous les deux. »
Ce sentiment bien connu de culpabilité m'envahit en pensant à ce jour, je
n'arrivais pas à m'empêcher de me sentir coupable. Même maintenant, je ne
pouvais pas m'empêcher de penser que je les avais envoyés tous deux à leur
perte.
« Stephen l'a découvert et il voulait que Lola vienne vivre avec notre famille,
et il avait raison. Elle n'est pas bien avec toi. Tu ne peux rien lui apporter. »
Ces paroles me heurtèrent violemment, comme un coup dans la poitrine.
« J'aime Lola, sifflai-je en réponse. Tu sais que je l'aime. Je l'aime plus que
tout.
— Ouais, mais l'amour ne lui remplira pas l'estomac, il lui mettra pas un toit
sur la tête, ni des vêtements sur le dos. Il est temps que tu l'acceptes, Jessie,
ma famille peut offrir à cette enfant tellement plus que tu ne le pourras
jamais. On peut lui offrir le monde. »
Je sentis que je m'effondrais sous le poids de ses paroles. D'une certaine
manière, il avait raison, mais d'un autre côté, je ne voulais pas entourer cette
pauvre petite de gens toxiques. Je secouai la tête et essayai désespérément de
trouver les mots.
« Tu vois ce que je veux dire ? » Il leva les mains au-dessus de sa tête en
signe de désespoir. « Tu es désespérante. Les seules fois où tu arrives à
trouver quelque chose à dire, c'est quand tu mens. Ce n'est pas
l'environnement qu'il lui faut.
— Ne me fais pas ça », suppliai-je dans un murmure. « Je t'en prie, Matt. Je
t'en prie. Même si tu es furieux, ne me fais pas ça. »
Pendant un instant, la manière dont il me regarda me fit penser qu'il était
peut-être en train de céder, mais ensuite il se durcit à nouveau. « Il faut que je
le fasse. C'est la seule manière. Ça ne peut être que comme ça.
— Mais tu sais que je n'ai aucune chance. Tu sais que je ne peux pas gagner
devant un tribunal.
— Oui, répondit-il froidement. Je le sais.
— Alors pourquoi est-ce que tu vas lui infliger ça ? Je ne comprends pas.
— Je n'ai pas envie de lui infliger ça. Vraiment, ça ne tient qu'à toi. C'est toi
qui comptes t'y opposer.
— Ouais, parce que j'étais sa figure maternelle. Parce qu'Anya m'a fait signer
un accord de tutelle. Parce que c'est ce qu'elle voulait. Tu ne comprends pas
ça ? J'essaie de faire ce qu'il y a là-dedans.
— Ce qui est écrit sur un morceau de papier n'a aucune importance, et je
crois que tu le sais. Maintenant, j'ai toutes les preuves au monde. Je n'ai
besoin de rien d'autre pour y arriver. Je vais gagner.
— Alors, tout ça, c'était pour ça ? Trouver des preuves ? »
Il ne me répondit pas, mais il haussa les épaules, ce qui était suffisant. Il me
donnait le choix, mais il n'y avait pas vraiment d'option. Soit je continuais
égoïstement sur ma lancée, soit j'y renonçais. Dans les deux cas, le résultat
serait le même. J'allais perdre, et Lola reviendrait à la famille O'Donnell.
Quels que fussent mes efforts.
« Je suppose que ça ne sert à rien, alors, sanglotai-je. Je suppose que je ne
peux rien faire hormis partir. Je ne peux pas lutter, je ne veux pas infliger tout
ça à Lola… » Ma voix était fêlée par l'émotion. « Je suppose que la chose
raisonnable à faire serait que je... que je m'en aille, c'est tout. »
Je dévisageai Matt, attendant qu'il dise quelque chose qui me donnerait ne
fût-ce qu'une toute petite lueur d'espoir, mais ça ne donna rien. Son
expression était froide, il n'y avait rien, là, derrière ses yeux. On aurait
presque dit que j'étais complètement morte pour lui, que je n'existais même
plus. Je ne pouvais rien faire hormis prendre la fuite. Il fallait que je fasse
volte-face et que je file à la vitesse de l'éclair. Je ne pouvais même pas rester
un moment pour dire au revoir à Lola parce que ça me tuerait. Il fallait que je
m'en aille, comme ça…
12
Matt
M
on sang bouillonnait rapidement, je le sentais se déverser trop vite et trop fort,
me faisant presque mal tandis qu'il filait dans mes veines. Je regardai Jessie
tourner les talons et filer de la maison, nous laissant seuls, Lola et moi. Ses
yeux ruisselaient peut-être de larmes, mais le fait qu'elle n'ait même pas dit au
revoir à Lola en disait long.
Elle s'en foutait complètement. Je faisais ce qu'il fallait. C'était le mieux pour
nous tous.
Dring, dring… dring, dring… dring, dring…
Cette fois je décrochai le téléphone lorsque Papa m'appela. À présent que
j'avais tout mis en place, je pouvais enfin le mettre au courant. J'appuyai sur
le bouton pour décrocher et appuyai le téléphone contre mon oreille, si fort
qu'il dût y laisser une empreinte.
« Allô ? » Le ton de ma voix était toujours froid, probablement d'avoir parlé à
Jessie.
« Qu'est-ce qu'il te prend, bordel ? Est-ce qu'il y a un truc qui ne va pas chez
toi ?
— D'accord, Papa, tu veux bien te calmer deux secondes ? Il faut que tu me
laisses t'expliquer...
— Expliquer quoi ? Comment tu t'es tiré pendant des lustres sans répondre à
aucun de mes coups de fil ? Comment j'ai dû parler au putain d'avocat de la
famille rien que pour savoir que tu es en vie ? J'ai failli appeler les flics des
tas de fois. Après ce qui est arrivé à ton frère j'aurais pensé que tu ferais
preuve d'un peu plus de respect, pas toi ?
— De respect ? Papa, écoute-moi seulement jusqu'au bout. Tout ça, je l'ai fait
pour Stephen.
— Stephen est mort. Je crois qu’il est temps pour nous tous de l'accepter, pas
toi ? Je sais que ce n'est pas facile...
— Non, c'est pas ça. Il faut que tu m'écoutes. » Le désespoir m'envahit. « Il
faut que tu m'entendes.
— On dirait que c'est le genre de choses qu'on ne dit pas au téléphone, pas
vrai ? Alors peut-être que je devrais venir te voir pour qu'on ait une
discussion face à face ? Comme ça, je pourrais enfin comprendre ce qu'il se
passe, bon sang. »
Un nœud de panique se forma en moi. Je ne voulais pas qu'il vienne ici, juste
au cas où tout ne se passerait pas comme je l'espérais. Je connaissais quand
même bien mon père, il était imprévisible et pas toujours très gentil. Il y avait
de fortes chances pour que j'aie encore besoin de cet appartement comme
échappatoire. Un endroit pour Lola et moi.
« Non, Papa, j'ai terminé ce que je faisais de toute façon, donc je rentre à la
maison.
— Tu reviens ? Tu viens vraiment ici maintenant ? Aujourd'hui ? »
Je poussai un soupir sonore. Je n'aurais pas encore dû répondre au téléphone,
je ne me sentais pas prêt pour tout ça. Mais soit j'acceptais le fait que mon
père veuille me parler tout de suite, soit je le mettais dans tous ses états et
j'attendais qu'il vienne me chercher.
« Oui, je reviens tout de suite. Je monte dans la voiture. Attends-moi,
d'accord ?
— D'accord, mais je t'avertis, ça a intérêt à être bien. Quoi que tu aies fait, ça
a intérêt à en valoir la peine. »
Je pensai à ce merveilleux petit bébé couché dans la pièce voisine, celle qui
méritait tout ça. « Oui, ça en vaut la peine. »
« Là, Lola », susurrai-je au-dessus du landau, debout devant le foutu manoir
de mon père. « Ça va faire peur pendant un moment, mais en fin de compte
ça va aller, d'accord ? Je suis là pour veiller sur toi de toute façon. Ne t'en fais
pas.
— Mamamamaman », gazouilla-t-elle dans sa totale ignorance. « Jess. »
Je fermai lentement les yeux. À cet instant, je pouvais tout faire sauf penser à
Jessie. Je n'avais même pas envie d'avoir son visage à l'esprit. Tout ce qui
s'était passé était mal, chaque baiser, chaque caresse, chaque instant de
chagrin… ça rendait tout ça encore plus douloureux que ça ne l'était déjà. Je
me détestais. Je détestais faire ça.
« Non, c'est pas Jessie, là. » Je déglutis. Au moins, elle était jeune, et elle
s'adapterait facilement. « Ça, c'est quelqu'un d'autre. C'est... c'est ton grand-
père. » Ça faisait tellement bizarre de dire ça. « Quelqu'un d'autre de ta
famille. »
Je ne m'étais pas du tout fait à cette idée pendant le trajet de retour. Je me
sentais aussi déboussolé et perdu que le jour où Stephen était mort. Le seul
moment où je m'étais senti un peu stable était un moment que je ne pourrais
jamais retrouver. Jessie et moi, on s'était déchirés, on était un vrai panier de
crabes.
D'un doigt tremblant, j'appuyai sur la sonnette et attendis que la porte s'ouvre.
Je ne pensais pas être suffisamment le bienvenu pour me contenter d'entrer
ces temps-ci, et avec le paquet surprise que j'avais avec moi, je me disais qu'il
valait mieux qu'on m'invite à entrer. Il faudrait que j'attende que mon père
décide qu'il était prêt à m'admettre à l'intérieur.
Je ne mis pas longtemps à entendre un bruit de pas et lorsque ça arriva, mon
anxiété atteignit un pic. Lola devait sentir que je ne me réjouissais pas trop de
la situation, car elle éclata en un tout nouveau récital de pleurs très sonores
dont je sus aussitôt qu'ils n'allaient pas jouer en ma faveur. J'essayai de la
faire taire et lui proposer à boire, mais elle refusa en bloc. Si elle ressentait de
près ou de loin ce que je ressentais, elle avait juste envie de filer à la maison
et de faire comme si rien de tout ça n'était jamais arrivé.
La porte s'ouvrit en grand et le nuage noir qu'était mon père entra dans mon
champ de vision. Il me balaya du regard, puis fit de même pour l'enfant en
sanglots dans le landau, et renifla d'un air mauvais. « Oh, bonté divine.
Qu'est-ce que tu as fait ?
« Je... en fait, ce n'est pas moi, j'ai essayé de...
— Allez, entre. » Il fit un pas de côté, mais sans avoir l'air très ébranlé. « Il
ne faudrait pas que les voisins voient ça, n'est-ce pas ? Franchement, quelle
pagaille. Je n'arrive pas à croire que tu me fasses ça. »
Je ne me donnai même pas la peine d'objecter qu'aucun voisin n'habitait à
côté de nous, parce que ce n'était pas là qu'il voulait en venir. Il voulait me
faire savoir qu'il avait profondément honte de moi, et je devais dire que
j'avais bien reçu le message.
Clair et net.
Mon pouls s'accéléra tandis que nous traversions la maison. Papa me
conduisit jusqu'au salon et nous nous assîmes tous les deux. Il me fallut un
moment, mais je parvins enfin à faire boire à Lola un peu de son lait, ce qui la
fit taire juste assez longtemps pour qu'on ait cette conversation.
« Donc, ce que tu faisais pendant ton absence, c'était récupérer un gosse, hein
? » Papa semblait encore moins impressionné à présent. « Tu as engrossé une
nana, pas vrai ? C'est pour ça que tu avais besoin de l'aide de l'avocat ?
— En fait, Papa, ça risque d'être dur pour toi d'entendre ça. » Je pris une
profonde inspiration, mais son expression ne changea pas. De toute évidence,
il n'était pas dans l'état d'esprit qui convenait pour s'émouvoir beaucoup. «
Mais la petite est de Stephen. »
Il s'effondra à ces paroles, mais seulement pendant une seconde. Il ne fallut
pas longtemps pour que ses épaules se redressent et qu'une plaque d'acier
vienne recouvrir son visage. À cet instant, je me vis plus que jamais en lui, et
je dus reconnaître que ça ne me plaisait pas. Je n'avais jamais voulu être
comme lui, je n'avais jamais aspiré à ça.
« Le bébé est de Stephen ? Tu en es certain, n'est-ce pas ? Je ne veux pas
qu'une espèce de croqueuse de diamants...
— Non, Papa. » Je le fis taire avant qu'il n'ait le temps d'ajouter quoi que ce
fût sur Jessie. « Regarde, voilà les papiers. La fille avec laquelle Stephen a eu
un bébé est celle avec laquelle il s'est tué dans l'accident de voiture. Il venait
de découvrir qu'elle avait eu un bébé de lui et évidemment, il a pété les
plombs. J'ai essayé de lui dire de se calmer avant qu'il parte, mais … »
Papa ne semblait pas être d'humeur à m'écouter me flageller. « Donc Stephen
n'était pas au courant ?
— Non. Pas jusqu'à sa mort. Il l'a découvert ce jour-là et il a filé à toute
vitesse...
— Mais toi, oui ? Et tu n'as pas pensé à me le dire ?
— Eh bien, pour être franc, Stephen n'en était pas certain. Il ne faisait que des
suppositions, et puisque je n'ai jamais pu l'apprendre de lui d'une manière ou
d'une autre, je me suis dit qu'il valait mieux être sûr avant d'entreprendre quoi
que ce soit.
– Alors qui a élevé l'enfant ? Pendant tout ce temps, ça n'a aucun sens. »
Je baissai honteusement la tête en répondant. « La sœur d'Anya. La tante de
la petite. Je suis allé la rencontrer, gagner son amitié, pour pouvoir faire la
connaissance de la petite et découvrir la vérité avant d'agir.
— Très bien, très bien. » Il n'avait pas l'air aussi impressionné que ce que
j'avais envisagé. Je suppose qu'il aurait usé d'une approche plus agressive,
sans prendre en compte le fait qu'elle fût en deuil. « Et où est-elle, à présent ?
— Dès que j'ai découvert la vérité, je lui ai fait savoir qu'elle ne gagnerait pas
devant un tribunal et elle est partie.
— Est-ce qu'elle va revenir ? Est-ce qu'on devrait s'en faire pour ça ? »
Je secouai la tête.
« Tant mieux, tant mieux. Parce qu'on va devoir trouver un moyen de garder
ce bébé secret. L'enfant est des nôtres, bien sûr, on prendra soin d'elle, mais je
ne veux pas qu'un de mes partenaires en affaires le découvre.
– Quoi ? » m'exclamai-je, stupéfait. « Qu'est-ce que tu racontes ?
— Eh bien, il est déjà suffisamment regrettable que certains soient au courant
pour Stephen, mais ça… ? Non, je ne peux pas laisser les gens croire que je
suis incapable de garder le contrôle sur ma propre famille. Quelle image est-
ce que ça donnerait de mes compétences en affaires ?
— Tu plaisantes, pas vrai ? C'est forcément une blague. Il y a des choses plus
importantes que les affaires.
— Ne sois pas naïf, fiston. Tout est une question de réputation. »
Je réalisai alors brusquement que je m'étais lourdement trompé. Tout ça était
une erreur. Stephen ne savait pas ce qu'il faisait et mon père non plus. Je
n'arrivais pas à croire que j'avais enlevé Lola à la seule personne qui se
souciait d'elle.
Je me redressai lentement. « Très bien, dans ce cas, si Lola doit partir, alors je
partirai avec elle.
— Oh, ne sois pas stupide. J'ai besoin que tu restes ici avec moi. Il faut que tu
t'impliques dans l'entreprise, toi aussi. Il n'y a plus personne désormais, c'est à
toi d'en hériter. C'est pour ça que je travaille si dur, pour te laisser quelque
chose. La petite n'est même pas de toi de toute façon, elle sera plus heureuse
dans une autre famille. Peut-être en Angleterre ou ailleurs. Comme je l'ai dit,
je veillerai à ce qu'elle ne manque de rien financièrement ; toi, tu as fait ta
part. Tu n'as aucun souci à te faire. »
Je regardai Lola dans le landau, en sachant qu'on avait déjà tellement déchiré
sa vie. Je ne pouvais pas lui faire ça en plus. Ce n'était même pas ce que je
voulais. Je voulais faire mon propre chemin dans le monde, sans lui. Un
homme qui se préoccupait plus de son entreprise que de sa famille n'avait
aucune valeur à mes yeux.
« Mamamaman, murmura-t-elle. Jess. Matt. »
C'était ça, un indice quant à là où j'aurais dû être. J'avais merdé, en beauté. Je
n'étais pas sûr que Jessie veuille me revoir un jour et je ne pouvais pas
vraiment lui en vouloir, mais je ne pouvais pas garder Lola loin d'elle. Le
brouillard dans mon cerveau s'était dissipé et je voyais mieux que jamais.
« Tu sais quoi, Papa ? Tu n'as qu'à oublier que je suis venu ici à un moment
donné. Oublie que tu as jamais vu Lola, et même qu'elle existe. Et ne t'en fais
pas pour ton argent, je trouverai un moyen de m'occuper d'elle tout seul.
— Bon sang, qu'est-ce que tu racontes ? Est-ce que tu as entendu ce que je
viens de dire ? C'est ce que Stephen aurait voulu... »
— Stephen aurait voulu que son bébé soit avec sa famille, et désormais, je
fais enfin réaliser sa volonté. Tu peux contrôler un paquet de choses, mais tu
ne peux pas contrôler ça, Papa, alors n'essaie même pas. »
— Si tu crois que j'ai la moindre envie de tremper dans ce bourbier, tu te
trompes lourdement.
— Tant mieux. Dans ce cas, tu n'as qu'à garder ton entreprise, parce que tu as
fait fuir toute ta famille. Comme tu l'as toujours voulu, j'en suis sûr. »
13
Jessie
J
e ne savais même pas quoi devenir. J'étais complètement et totalement en
vrac. Je n'arrivais même plus à reprendre le contrôle de moi-même. Je n'avais
même pas d'endroit où aller. J'avais passé ces quelques dernières heures à
simplement errer dans les rues parce que je n'avais pas d'autre option. J'avais
renoncé à mon appartement pour Matt parce que j'avais foi en lui, et
désormais je n'avais rien. Je n'avais pas Lola, je n'avais pas d'endroit où aller,
il ne me restait même pas un tout petit peu de famille.
J'étais foutue. Je n'avais même pas un centime en poche, je ne pouvais aller
nulle part.
Il fallait que je retourne à l'appartement, j'allais me retrouver à nouveau face à
face avec Matt. Je n'en avais pas envie, je ne voulais plus jamais revoir sa
sale tronche, mais c'était ça ou dormir sur un banc du parc. Je n'avais pas
envie de me faire assassiner.
Je plongeai mes doigts tremblants dans ma poche et saisis les clés. Elles me
brûlaient la peau, j'avais à peine envie de les regarder, mais elles étaient tout
ce que j'avais. Ça me faisait mal au cœur, mais peut-être qu'en prenant tous
les deux un peu de temps pour nous calmer, on pourrait en parler
correctement, et en discuter en détail.
« Fait chier », marmonnai-je en secouant la tête. « Merde, merde, merde. »
J'essuyai les larmes perdues qui continuaient de rouler le long de mes joues et
retournai au pas de course jusqu'à l'appartement dans lequel je m'étais juré de
ne plus jamais remettre les pieds. En franchissant cette porte, sacrifiant tout
ce qui avait jamais compté pour moi pour le bien de Lola, je croyais
honnêtement en avoir terminé. À présent, il fallait que j'essaie une dernière
fois.
Une violente nausée tournoyait en moi sur le chemin du retour. Je me sentais
anéantie jusqu'au plus profond de moi. Bon sang, il m'était presque
impossible de respirer. J'avais probablement l'air d'une imbécile et d'une folle
aux yeux du reste du monde, à trembler de partout et à marmonner toute seule
tandis que j'essayais de me reprendre, mais je m'en fichais. Je ne pouvais que
m'en ficher. Je n'avais absolument pas le choix.
Lorsque j'arrivai enfin au foyer que j'avais cru être l'endroit où j'étais en
sécurité, tout mon corps tremblait. Debout, je levai les yeux et contemplai
longuement cet endroit, avec l'impression d'être bien trop dingue tandis qu'un
frisson me parcourait de haut en bas. Je ne sais pas trop combien de temps je
restai plantée là, mais à une ou deux reprises, des gens me bousculèrent en
passant et faillirent me faire tomber.
Allez, me dis-je fermement. Entre là-dedans. Vas-y, quoi, ça ne peut pas être
pire qu'avant.
Mais je savais que si. Avec la famille O’Donnell, on ne savait jamais ce que
la suite réservait. Ils avaient le pouvoir et l'argent, ils avaient tout ce dont ils
pouvaient avoir besoin pour causer véritablement ma perte.
J'obligeai mes jambes à me porter à l'intérieur. Tandis que j'avançais, j'avais
l'impression de flotter dans les airs, de toucher à peine le sol. Mais je parvins
tout juste à transporter mon corps en haut de l'escalier jusqu'à la porte tant
redoutée. Je ne pouvais pas m'accorder beaucoup de temps pour y réfléchir, il
fallait que j'attrape les clés et que je déverrouille cette porte avant de me faire
flipper toute seule. Je glissai la clé dedans et la fit tourner, en faisant de mon
mieux pour ne pas prêter attention au tintement que je causais en tremblant ;
je ne pouvais pas reconnaître ma peur.
« Heu... salut ? » balbutiai-je en entrant. J'avais déjà le pressentiment glacial
et horrible que je n'allais trouver personne ici. Il y avait trop d'écho, c'était
trop vide, ça mettait trop mal à l'aise. « Lola ? Matt ? Est-ce qu'il y a
quelqu'un ici ? »
Je traversai l'appartement jusqu'au salon, et le trouvai vide. Enfin, pas
complètement vidé, mais aucune des affaires de Lola n'était là. Il était trop
tard, je les avais déjà manqués, ils étaient partis. Ce fut alors que la réalité me
heurta encore plus brutalement. Je m'effondrai au sol et me cognai en
tombant. Le froid m'enveloppa et m'emplit d'une intense anxiété, si puissante
qu'elle m'écrasait presque. Je ne pensais pas qu'il restât des larmes en moi,
mais voilà qu'elles coulaient violemment. Elles se déversaient le long de mes
joues et me recouvraient d'une profonde moiteur.
« Oh mon Dieu ! » hurlai-je, d'une voix gutturale au son primitif. « Oh non,
Lola… Lola… Matt…. » Ils étaient partis tous les deux, je n'avais plus
personne. « Matt… Anya… » Je criai les noms de tous les gens que j'avais
perdus, ces gens que j'avais aimés. Je ne m'étais jamais sentie aussi seule de
toute ma vie. « Oh, Lola… Lola… »
Je restai allongée là à sangloter pendant ce qui me parut être des heures. Je
criai jusqu'à n'avoir littéralement plus rien en moi, la tête posée sur le sol. Je
me vidai complètement de tout. Une fois que ce fut fait, il ne me resta plus
que deux options. Soit j'abandonnais et restais par terre pour de bon jusqu'à
ce que mon corps lâche, soit je faisais quelque chose pour remettre un peu ma
vie sur le droit chemin. Je ne savais pas trop ce que je pouvais faire, et à
travers l'épais nuage de tristesse la tâche semblait impossible, mais il allait
falloir que j'essaie. Si c'était le choix que je décidais de faire…
Je me redressai en position assise, avec des élancements dans le crâne, et
m'emparai de mon téléphone portable. Tous les numéros que je fus tentée
d'appeler étaient impossibles, soit ils n'étaient plus là, soit ils avaient coupé
les ponts avec moi. Il fallait que je trouve quelqu'un au monde, quelqu'un qui
se soucierait de moi, quelqu'un à qui je pourrais faire confiance…
Beurk, non. Je vis le numéro de ma mère parmi mes contacts et faillis vomir.
C'était la dernière personne au monde à laquelle j'avais envie de parler, mais
je n'avais pas le choix. Je n'avais personne d'autre vers qui me tourner, c'était
clair. Je plaquai mes mains sur mon ventre et sentis ma tête tourner. J'étais
sur le point de basculer dans l'abîme de la peur. Mais il allait falloir que je le
fasse.
Dring, dring… dring, dring… dring, dring…
Tandis que la sonnerie résonnait bien trop longtemps à mes oreilles, des pics
d'anxiété me traversaient. Franchement, je n'étais pas sûre de pouvoir y
survivre. Je faillis raccrocher au moins cent fois, mais alors je n'avais plus en
tête que le visage de Lola. Peut-être qu'ils m'aideraient pour son bien à elle.
Ce n'était pas gagné, rien ne les émouvait, mais je pouvais essayer.
« Allô ? » répondit Maman d'un ton joyeux, comme si elle ne savait pas qui
c'était. Elle avait dû supprimer mon numéro, ce qui me fit affreusement mal.
Je déglutis et m'efforçai de ravaler tout ça. « Que puis-je faire pour vous ?
— Maman ? » coassai-je d'une voix rendue rocailleuse par le choc. « C'est
moi, Jessie. »
Il y eut un silence qui dura bien trop longtemps. Chaque seconde qui passait
me faisait mal. J'avais du mal à le supporter. Je voulais m'accrocher à moi-
même, m'empêcher de subir cette petite mort de plus. C'était une personne de
plus qui me rejetait, qui me tournait le dos, qui me laissait toute seule.
Dehors, à regarder à l'intérieur.
« Jessie ? » Son ton était froid. « Pourquoi est-ce que tu m'appelles ?
Maintenant, après tout ce temps ?
— Maman, j'ai tout foiré. » Heureusement que je n'avais plus de larmes à
verser. « J'ai vraiment merdé.
— Ça, je n'en doute pas. Qu'est-ce qui s'est passé, cette fois ? Tu t'es encore
enfuie ? Il y a eu un autre décès dans ma famille ? Un autre bébé que tu me
caches ? On dirait que la liste n'en finit jamais, pas vrai ? »
Au ton de sa voix, elle semblait peinée, mais je ne pensais pas que ce fût
parce que je lui manquais. C'était plutôt parce qu'elle était furieuse que j'ose
une fois de plus faire irruption dans sa vie. Je savais que Maman et Papa nous
avaient tous les deux tourné le dos, à Anya et moi, quand on les avait trahis -
selon leurs propres termes -, mais j'aurais quand même cru pouvoir me
tourner vers eux.
De toute évidence, ce n'était pas le cas.
« Maman, les O’Donnell sont venus chercher le bébé. Ils m'ont enlevé Lola.
— Je le savais, cracha-t-elle en réponse. Je savais bien que c'était un garçon
horrible. Celui avec lequel elle s'est tuée. À quoi est-ce qu'elle s'attendait en
se mêlant à une famille pareille ? Qu'est-ce qui allait arriver, d'après toi ?
Comment est-ce qu'ils ont seulement eu accès à Lola ? Est-ce que tu les as
laissés t'approcher ? Parce que si tu as été assez bête pour faire confiance à
l'un d'entre eux, alors tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même. »
Je déglutis. Je ne pouvais pas lui dire la vérité maintenant, pas alors qu'elle ne
s'était pas privée de faire clairement savoir que mon cas ne la touchait, pas
alors que je ne lui avais même pas encore dit la vérité. Qu'est-ce que je
pouvais dire ? Si je lui racontais que j'avais laissé l'un deux m'approcher de si
près que j'avais couché avec lui, que j'étais tombée amoureuse de lui, alors
j'étais foutue.
Ça avait beau ne pas me plaire, j'avais besoin d'elle pour l'instant.
« Est-ce que c'est vraiment important, Maman ? Je te demande de m'aider.
Après tout ce qui s'est passé, le fait que je me tourne vers toi et que je te
demande de l'aide devrait t'indiquer à quel point je suis désespérée.
— Tu dis ça comme si tout ça était ma faute. Tu m'as tourné le dos. »
Ma tête tomba entre mes mains. Je fus traversée par une vague de colère et de
désespoir. « Maman, tu ne comprends rien. Je n'ai pas envie de m'enliser dans
le passé, là, j'ai juste besoin d'un peu d'aide tout de suite. Je suis coincée. Je
suis à la rue.
— À la rue ? » Elle bondit sur ce mot, me faisant réaliser que je n'aurais pas
dû le dire. « Pourquoi est-ce que tu es à la rue ? Est-ce que tu as accepté de
l'argent de cette famille ? Parce que si c'est le cas je ne sais même pas ce que
tu veux que je te dise. Tu as accepté l'argent de ces horribles gens en sachant
exactement comment ils sont. »
Je suppose que c'était aussi proche que possible de la vérité. « Oui, enfin, je
n'avais pas le choix. Je n'aurais pas pu vivre sans cet argent, et Lola non plus.
Sans, on était foutues. Je savais que c'était une erreur. »
« Tu aurais pu revenir ici. Tu le sais. »
Je secouai la tête, elle avait tort et elle le savait. Elle avait été plus que claire
sur le fait qu'elle ne voulait pas de moi dans les parages et j'avais fait de mon
mieux pour respecter ça. Mais une fois encore, j'avais besoin d'elle, et je
n'avais pas envie qu'on se dispute.
« Eh bien, est-ce que je peux revenir maintenant ? » demandai-je d'une petite
voix. « Seulement le temps de me remettre sur pied.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Jessie, et toi ? Pas tant qu'on a
les O’Donnell sur le dos. Je crois qu'il vaut mieux qu'on garde nos distances.
Si tu as besoin de fric, je peux faire en sorte que tu aies ce qu'il faut, mais je
ne veux pas de complications… »
Je n'écoutai même pas le reste de ce qu'elle avait à dire. Je raccrochai le
téléphone et lui coupai la parole. Elle ne voulait pas de moi, tout comme les
autres. Ce qu'il faudrait que je fasse, ce serait essayer de récupérer mon
ancien boulot, et peut-être y arriver, essayer de trouver un appartement qui
n'exigeait pas immédiatement une énorme caution, et réessayer. Et puis,
chercher Lola me demanderait trop de temps et de concentration, mais peut-
être que je pourrais repartir à sa recherche une fois que je serais installée.
Je voyais mal comment ça pourrait arriver un jour, mais je voulais que Matt
prenne conscience du fait que j'avais le droit de faire partie de la vie de Lola.
Même s'il ne me la rendait pas à plein temps, je voulais l'avoir un peu. Elle
me manquait. J'avais envie de la tenir à nouveau dans mes bras, de la serrer
contre ma poitrine.
Avec un profond soupir, je me relevai sur mes jambes tremblantes et sortis à
nouveau de l'appartement. Je gardai néanmoins les clés sur moi, au cas où.
Même s'il fallait que j'y reste encore un jour ou deux, avec un peu de chance
je disposerais de tout ce temps.
Il était temps pour moi de recommencer ma vie à zéro. J'avais l'impression de
ne faire que ça en ce moment. Mais cette fois devrait être la dernière. Cette
fois, j'allais régler mes problèmes pour ma nièce. Une bonne fois pour toutes.
14
Matt
L
a voiture filait à toute allure, et pour être franc je dépassais probablement un
peu la limitation de vitesse, mais mon besoin d'être à nouveau auprès de
Jessie me dépassait un peu. Je n'arrivais pas à croire que j'avais fait tout ce
que j'avais fait, je m'accusais complètement de tout ce qui était allé de travers,
et à présent il fallait que je redresse tous mes torts. Il fallait que je froisse les
lettres de l'avocat, que je me débarrasse de tous ces machins d'ADN, que je
renonce à tout procès, et que je fasse tout simplement ce qui était le mieux.
Je m'étais toujours considéré comme le plus rationnel des deux de toute
façon, il était donc temps d'agir en conséquence. Mon instinct me disait que
restaurer les choses telles qu'elles étaient avant, si je le pouvais, était le mieux
pour Lola.
« Jess », geignit Lola à l'arrière de la voiture. « Jess, Jess, Jess. »
« Je sais, mon cœur », marmonnai-je en jetant un coup d'œil dans le
rétroviseur. « Elle me manque aussi, mais je nous ramène auprès d'elle. J'ai
commis une erreur et je vais me rattraper. J'espère seulement qu'elle me
pardonnera. »
Sans doute que non. Du moins, pas au début. Elle allait sûrement m'enlever
Lola, et je l'aurais mérité. Mais j'espérais que petit à petit, elle se mettrait
lentement à me pardonner. J'espérais qu'elle comprendrait que j'essayais
seulement de faire ce qui était le mieux pour Lola, tout comme elle l'avait fait
en mentant. Nous avions tous deux commis des erreurs, mais ça ne signifiait
pas qu'il fallait qu'on se sépare complètement de sa vie. Je voulais qu'on en
fasse tous les deux partie.
« On n'en a plus pour très longtemps, et si je mettais un peu de musique,
comme ça tu pourrais faire un somme ? »
Je n'aurais jamais dû l'emmener dans cet environnement toxique. Mon père
était un connard. J'aurais parié qu'il n'y était pas pour rien si Anya avait pris
la fuite au départ. S'il ne l'y avait pas carrément obligée, elle avait dû le faire
à cause de lui. Notre père pensait que Stephen aurait dû être avec quelqu'un
"digne" de lui. Elle ne remplissait probablement pas les critères. S'il avait
découvert l'existence du bébé, il l'aurait peut-être forcée à se faire avorter. Le
tenir à l'écart de la vie de Lola à présent était pratiquement la seule chose que
je pouvais vraiment faire pour le salut de la petite. Dieu merci, j'avais tenu
mon appartement secret pour qu'il ne puisse pas le trouver. Mais il était
quand même trop près de lui. Je doutais qu'il en eût un jour envie, mais il
pourrait probablement nous retrouver s'il le voulait. Le mieux que pusse faire
était d'emmener ma petite famille — si jamais j'arrivais à la récupérer — loin
d'ici. On pourrait aller dans un autre état, on pourrait entamer une toute
nouvelle vie. En fait, ça pourrait être formidable.
Je me mis à rêver de cette vie, à imaginer à quoi elle pourrait ressembler, et
c'était plutôt génial. J'adorais cette image de moi, Jessie et Lola avec notre
propre petite clôture en piquets quelque part. Mon père allait me couper les
vivres, mais il ne pourrait pas me prendre l'argent que j'avais déjà et qui
pourrait nous aider à nous installer quelque part. Ensuite, je me lancerais dans
ma propre carrière et je gagnerais mon propre argent de manière à ne plus
jamais avoir besoin de lui. Ce serait formidable.
« Elle n'est pas là », marmonnai-je tristement à Lola. « Mais il est clair qu'elle
est venue ici. »
Je soulevai son téléphone portable abandonné, en me demandant ce qui s'était
passé quand elle était revenue. Peut-être qu'elle avait voulu tout arranger,
mais qu'il était trop tard parce que j'étais déjà parti. Peut-être qu'elle avait
essayé de m'appeler, bien que je n'eusse pas d'appel manqué, et ensuite elle
avait pété un câble. Elle avait filé d'ici pour aller Dieu sait où.
« Jess ? » me demanda Lola. « Mamamamamaman.
— Je ne sais pas ce qu'on va faire, mais on va la trouver quelque part. Je te le
promets. En fait, on n'a qu'à y aller tout de suite. Filons d'ici et allons la
chercher. Il n'y a rien qu'on puisse faire en restant assis ici, si ?
— Mamamaman. » Elle continuait de murmurer ça, pour elle-même aussi. «
Mamamaman, Jess, Maman, Jess. »
Je lui souris, en m'efforçant de la rassurer. « Bien sûr. Quand je l'aurai
retrouvée, ne t'en fais pas pour ça. Qu'elle soit Maman ou Jess, peu importe.
Je vais la ramener pour toi, d'accord ? Je te promets que je vais la retrouver. »
Je pris un morceau de papier et écrivis un petit mot pour Jessie, juste au cas
où elle rentrerait. Si je connaissais Jessie aussi bien que je le pensais, alors
elle ne rentrerait pas tant que je ne l'y obligerais pas, mais il fallait que
j'essaie. Je l'avais laissée ébranlée et désespérée, il était impossible de savoir
ce qu'elle était en train de faire à cet instant précis. Elle aurait pu être
n'importe où.
"Jessie, je suis désolé. Je suis de retour. Je t'en prie, attends-moi ici, Lola
veut te voir. Matt x"
« Beurk, je suis un imbécile. » Je secouai pathétiquement la tête. « Je suis
vraiment un imbécile. Franchement. »
Je pris le landau et assis Lola dedans, puis, aussi vite que nous étions entrés
dans l'appartement, nous en ressortîmes. En mission pour trouver la femme
grâce à qui tout tenait debout. Lola et moi avions besoin d'elle et nous allions
la trouver. Cette fois-ci, une fois que je lui aurais mis la main dessus, j'allais
lui dire toute la vérité. J'allais lui dire que je l'aimais et que je m'étais mis à
tomber amoureux d'elle à l'instant où j'avais posé les yeux sur elle pour la
première fois. Si on devait tout recommencer, il fallait que je sois absolument
honnête sur tous les points. Même les aspects qui faisaient peur.
Franchement, à cet instant, je l'avais perdue et rien au monde n'était plus
terrifiant que ça. Je ne voulais plus jamais être séparé d'elle. À présent que
j'avais fait face au bout du tunnel, plus rien ne pourrait jamais me déchirer à
ce point. Tant que je l'aurais, plus rien ne serait aussi difficile. Avec Jessie,
tout irait bien.
« Je ne sais pas où continuer de la chercher », me plaignis-je tristement à
Lola. « On a été partout. »
J'étais allé sur son ancien lieu de travail, à son ancien appartement, dans tous
les anciens endroits où j'avais pu imaginer qu'elle irait, et elle n'était nulle
part. Je commençais à être au bout du rouleau et je n'en pouvais pratiquement
plus.
« On ferait peut-être bien d'aller un peu au parc. Histoire que tu joues. »
Moi aussi, j'avais besoin de m'asseoir un peu, de reprendre mes esprits, de
réfléchir à l'endroit où je comptais me rendre ensuite. Je ne pouvais pas
laisser tomber, il était hors de question que je renonce à Jessie, mais elle
n'était pas perdue depuis assez longtemps pour contacter les flics. En plus, si
je mêlais la police à ça, il faudrait que j'explique tout ce que j'avais fait, ce
qui aurait été nul. Je risquais même de me mettre en situation de me faire
arrêter pour enlèvement ou un autre motif tout aussi dingue.
« Mamamman. Jess », continuait de s'écrier Lola. « Jess, Jess, Jess. »
Je n'arrivais même plus à lui répondre, je n'en avais plus la force en moi,
aussi gardai-je le silence. Je soupirai bruyamment, secouai la tête et attendis
que le nuage dans ma tête se dissipe.
« On va bientôt trouver Jess, finis-je par lui dire. Je te le promets. Faisons une
pause, c'est tout. »
Mais je levai alors lentement les yeux du sol et vis ce que Lola pointait
désespérément du doigt. Elle ne faisait pas qu'en parler à présent, elle pouvait
vraiment la voir. Elle était là, dans le parc, l'air perdu.
« Oh mon Dieu, Jessie, m'écriai-je. Jessie. Je suis là. »
Mon cœur martelait contre mon sternum. À présent que je l'avais trouvée, que
le moment était venu, mes nerfs s'affolaient de partout. Je tremblais du fin
fond de mes orteils jusqu'à mon cerveau.
Elle leva les yeux vers moi, mais son regard était pratiquement vide. Elle
avait les yeux vitreux, c'était à peine si elle était là, et je fus écrasé par la
culpabilité en réalisant que c'était moi qui lui avais fait ça, à elle. Il ne lui
restait pratiquement rien.
« Jessie. » Je m'assis alors à côté d'elle et lui pris les mains. « Je suis désolé,
Jessie, je suis de retour. J'ai eu tort, et je suis de retour. Je suis ici pour tout
arranger. » Elle retira vivement ses mains des miennes, mais je continuai
quand même de parler. « J'ai fait tout un tas de mauvaises choses et j'étais mu
par l'idée stupide que j'exécutais la volonté de Stephen. Désormais, je vois
bien que c'était dingue. C'était stupide. C'était... argh, je n'avais pas les idées
claires. » Je secouai la tête. « Je n'aurais jamais dû essayer de t'enlever Lola.
Elle a besoin de toi. J'ai besoin de toi.
— Non, c'est faux », dit-elle d'une voix rauque et profondément triste. « Tu
n'as pas besoin de moi. Aucun de vous n'a besoin de moi.
— Mais si, bien sûr qu'on a besoin de toi. On ne peut pas y arriver sans toi.
— Tu peux, tu me l'as déjà dit. Tu n'as pas besoin de moi. Ta famille peut
faire tellement plus pour elle.
— Non, hors de question que mon père ait quoi que ce soit à voir avec Lola.
Tout ce qu'il a à offrir, c'est de l'argent, et je n'ai pas besoin de ça. On n'a pas
besoin de ça. Ce qu'on va faire, ou plutôt ce que je veux faire, c'est partir. Je
veux prendre l'argent que j'ai, déménager carrément dans un autre état, où
mon père ne pourra pas nous trouver ni essayer de nous manipuler. Ensuite,
je me trouverai un boulot pour subvenir aux besoins de cette famille et je
ferai tout ce que je pourrai pour que tout aille à nouveau bien. »
Elle se força à lever les yeux vers les miens, et je pus voir qu'elle me scrutait
désespérément. Je laissai ma franchise transparaître et espérai qu'elle la
verrait. C'était vraiment tout ce que je voulais.
« Qu'est-ce que tu es en train de me dire, Matt ? Je n'y comprends rien. Tu
m'as complètement perdue, là.
— Je sais, j'en suis désolé. Ça ne devrait pas se passer comme ça. Je n'aurais
dû faire aucune des choses que j'ai faites. J'ai eu tort. Le test ADN, les
menaces, le procès… tu ne devrais jamais avoir à craindre de perdre Lola.
— Mais j'ai menti, objecta-t-elle. Je n'ai pas été honnête envers toi et j'ai eu
tort.
— On a tous les deux fait des trucs en pensant agir au mieux pour Lola. À
présent, je crois que ce qu'il faut qu'on fasse, c'est travailler ensemble. On est
mieux ensemble. On est forts, et on s'en est vraiment bien sortis. On a rendu
justice à ta sœur et à mon frère. Ils seraient fiers de nous s'ils nous regardaient
de là-haut en ce moment. »
Jessie sourit, et même en dépit de son visage triste je pus voir qu'elle était
sincère. « Donc tu veux qu'on s'en aille ? Tu veux qu'on déménage loin et
qu'on reparte de zéro ? Toi et moi ? Et Lola aussi ? C'est ça que tu veux
vraiment ? »
Je hochai la tête. « Bien sûr que oui. J'ai vraiment envie qu'on soit à nouveau
au complet. J'ai envie d'être avec toi. Lola aussi veut qu'on soit tous
ensemble. Elle n'est pas heureuse rien qu'avec moi. »
Je me penchai en avant, tentant ma chance, et je l'embrassai doucement. Ses
lèvres se figèrent un instant avant de me répondre. Elle me rendit mon baiser
et scella notre destin. Je ne savais pas du tout ce qui arriverait ensuite, ni où
on irait, mais on serait ensemble, tous les trois, ce qui était la meilleure chose
au monde.
« Je t'aime », lui dis-je à voix basse lorsque nous nous écartâmes l'un de
l'autre. « J'aurais dû te le dire avant. Je t'aime tellement. »
« Moi aussi, je t'aime. » Mon cœur explosa de joie lorsqu'elle répondit
favorablement. « Tu n'as pas idée à quel point. »
L'avenir paraissait tellement plus radieux à présent, je sentais des couleurs
flotter devant moi. La clôture en piquet blanche me revint à l'esprit, mais
cette fois il n'y avait pas que nous trois autour. Je nous voyais bien, Jessie et
moi, étendre notre famille, l'agrandir, être amoureux et mariés, par-dessus le
marché.
Tout ça était tellement possible, et j'avais hâte de voir comment ça arriverait.
On ne vivait pas une histoire d'amour conventionnelle, on n'aurait
probablement jamais dû se mettre ensemble, mais on y arrivait. Et quelque
chose me disait qu'on y arriverait toujours.
ÉPILOGUE
Jessie
Un an plus tard…
J
e regardais dehors par la fenêtre de la cuisine, observant le paysage rural
auquel je m’étais très bien habituée au cours des douze derniers mois. Là
encore, ce n'était pas le genre d'endroit dans lequel je me voyais atterrir, mais
il me rendait plus heureuse que tout au monde. En dehors de l'organisation
quotidienne, je ne me donnais plus la peine d'échafauder de plans. Ça ne
fonctionnait jamais, et pour être franche, me débarrasser de ça m'avait rendue
plus heureuse que tout le reste. C'était partait.
« Hé, Maman Jessie », m'interpella ma magnifique petite fille de deux ans,
Lola. « Je t'ai fait un dessin. »
Je le lui pris des mains et émis des gazouillis. « Oh, c'est magnifique. Tu
veux bien me raconter ce que c'est ?
— C'est Maman Anya et Papa Steve. » Elle désigna du doigt le ciel bleu sur
son dessin. Du moins, je supposais que c'était ça. « Et toi et Papa Matt et moi
ici. »
Je plaquai ma main sur ma poitrine tandis que les larmes me montaient aux
yeux. J'avais du mal à croire à quel point elle semblait comprendre sa
situation à présent que Matt et moi étions francs à ce sujet. C'était sans aucun
doute la meilleure chose à faire. Maintenir ses vrais parents vivants, au moins
dans son souvenir, était tout ce qu'on pouvait faire pour eux pour l'instant. Ça,
et l'élever pour qu'elle devienne l'enfant splendide et équilibrée qu'elle était
en train de devenir. J'avais le pressentiment que les problèmes viendraient
plus tard, quand elle commencerait vraiment à comprendre, mais pour
l'instant tout allait bien. Super bien en réalité, tout semblait carrément trop
parfait.
Dieu merci, mes parents m'avaient rejetée, et Dieu merci, Matt avait décliné
la proposition de son père de rejoindre l'entreprise qui impliquait d'envoyer
Lola en Angleterre pour qu'elle soit adoptée par une autre famille. En toute
franchise, s'il me l'avait enlevée pour l'envoyer ensuite là-bas, je ne le lui
aurais jamais pardonné. Aucune chance. J'aurai filé droit jusqu'en Angleterre
pour me battre pour elle. D'une manière ou d'une autre, j'aurais trouvé de
l'argent pour la récupérer.
« Bébé. » Lola me caressa le ventre et leva les yeux vers moi en souriant.
Lorsqu'elle leva les yeux vers moi et me regarda à travers ses cils, je vis
tellement ma sœur en elle. C'était comme si je l'avais toujours ici avec moi. «
C'est un garçon, le bébé ? »
« Je ne sais pas encore. » Je passai ma propre main sur mon ventre. « Ça peut
être un garçon ou une fille. Tu pourrais être sur le point de devenir la grande
sœur de l'un ou de l'autre. Qu'est-ce que tu préférerais ? »
Elle haussa ses petites épaules délicates. « Les deux. »
Je rejetai la tête en arrière et éclatai de rire. « Oh, Dieu merci, ce n'est pas les
deux. Il n'y a qu'un seul bébé. »
Mon bébé. Le bébé de Matt. Bon sang, j'avais hâte que notre famille
s'agrandisse. Heureusement, je pouvais aussi travailler en indépendante, en
m'aidant d'Internet, j'avais donc vraiment tout. La carrière que j'avais toujours
voulue et la famille. Peut-être que je devrais accepter moins de travail une
fois que le bébé serait né, mais pour l'instant, je ne m'inquiétais pas trop.
« Quand ? » Elle désigna de nouveau mon ventre rond d'un signe de tête. Elle
avait tellement hâte.
« Il va naître quand, le bébé ? » Elle hocha la tête. « Oh, dans deux mois et
demi. On a encore un peu de temps. »
Elle fit la moue. Heureusement, vu que je ne pouvais pas faire grand-chose
avec un aussi gros ventre, elle passait assez tranquillement le cap terrible des
deux ans. La moue, c'était son maximum. « Oh, non.
— Oh, ne t'en fais pas, mon cœur, le temps va passer vite. »
J'entendis une clé se glisser dans la serrure, et mon cœur manqua un
battement d'excitation. Matt et moi avions beau être ensemble depuis un
moment, il m'excitait toujours vraiment autant. Je voulais toujours être tout le
temps avec lui. Même en étant enceinte, l'alchimie ne s'était pas éteinte. On
aurait dit qu'on était faits pour être toujours ensemble. Dieu merci, on avait
fini par réussir à résoudre ça. Chacun de nous avait trahi l'autre au passage,
mais on l'avait fait en ayant à cœur l'intérêt de Lola, ce qui était la raison pour
laquelle on avait pu se pardonner mutuellement.
« Ooh, écoute. Papa Matt est rentré. Tu veux qu'on aille lui faire coucou ? »
Lola tapa joyeusement dans ses mains en traversant notre charmante petite
maison à toute vitesse en direction de la porte d'entrée. Je la suivais d'un pas
vacillant, ralentie par mon ventre, mais je ne mis pas très longtemps à arriver
jusqu'à lui. Notre maison n'était pas dès plus grandes, ce n'était certainement
pas le manoir dans lequel Matt avait grandi, mais il s'en fichait. Il était si
heureux désormais, il adorait notre petite vie commune et moi aussi. Et,
chose merveilleuse, personne ne nous dérangeait ici. Je crois qu'ils s'en
fichaient, ce qui était parfait. On ne voulait pas que quiconque s'inquiète pour
nous. Tout allait bien pour nous.
« Hé, Matt, comment ça va ? Comment s'est passée ta journée au travail ? »
Il fit semblant d'essuyer une pellicule de sueur de son front. « Oh, tu sais, elle
était chargée. Mais ça en valait la peine. » Il se pencha en avant et embrassa
Lola sur le sommet du crâne. « Comment vont mes deux demoiselles
préférées aujourd'hui ?
— Pas de bébé. » Lola secoua la tête. « Pas encore. »
J'éclatai de rire, et lui aussi. « Non, je ne crois pas que le bébé soit déjà là.
Mais bientôt. »
Il m'embrassa et je sentis des picotements filer dans tout mon corps comme
une nuée de papillons. Lorsqu'il s'écarta, j'effleurai mes lèvres de mes doigts,
là où les siennes étaient un instant plus tôt. C'était absolument phénoménal.
J'adorais cette sensation.
« Alors, vous savez quel jour on est, toutes les deux ? Ça fait pile un an qu'on
a emménagé chez nous ! »
« Oh, waouh. » Je fronçai les sourcils en réfléchissant. « Ouais, je crois que
c'est ça. Tu ne peux pas m'en vouloir de ne pas le savoir, avec ma mémoire de
grossesse. Je ne sais pratiquement plus ce que je fais. »
Matt eut un petit rire et hocha la tête. « Ouais, je sais. Tu perds un peu la
boule ces temps-ci, mais je me suis dit qu'il fallait qu'on fête ça, pas vrai ? Je
me disais que je pourrais nous préparer un super dîner. Avec de la glace au
dessert. »
Lola poussa un cri de joie, ravie à l'idée de manger de la glace, et moi aussi,
je hochai joyeusement la tête. « Ça a l'air super. »
« Va donc prendre un bon bain, on va préparer le repas, Lola et moi. »
« Oh, ça, ce serait le plus beau cadeau d'anniversaire de tous les temps. » Je
l'embrassai sur les lèvres et saisis son offre sans même lui laisser le temps
d'envisager de changer d'avis. « À tout à l'heure. »
Après le bain moussant le plus relaxant de tous les temps, je glissai mon
corps dans mon pyjama de soie, attachai mes cheveux en arrière et descendis
l'escalier. Toutes les gênes et toutes les douleurs avaient quitté mon corps et
je me sentais désormais merveilleusement bien, tout à fait prête à savourer un
dîner d'anniversaire. D'une certaine manière, pour Matt et moi aussi, ça faisait
un an. Certes, on avait passé un peu de temps ensemble avant, on avait même
formé notre version à nous d'un couple, mais rien de tout ça n'était réel. On
n'était pas authentiques, ce qui avait tout faussé. Un an plus tôt, quand on
avait quitté ce parc et sauté dans sa voiture pour venir ici et acheter la
première maison dont l'aspect nous avait plu, en utilisant la majeure partie de
ce qui restait du fonds fiduciaire de Matt, c'était là que tout avait vraiment
commencé.
J'avais hâte de lui dire à quel point je l'aimais pur tout ce qu'il avait fait pour
moi, il était devenu le meilleur petit-ami qui fût. Il était tendre et attentionné,
il était la personne la plus gentille au monde.
« Ooh, ça sent bon », m'exclamai-je en arrivant en bas de l'escalier. « Qu'est-
ce que vous avez... »
Mes paroles restèrent en suspens lorsqu'en entrant dans la salle à manger, je
vis qu'elle avait été complètement transformée. Il y avait des guirlandes
lumineuses partout, de la musique douce en fond sonore, et Lola et Matt
étaient sur leur trente-et-un. Elle portait une jolie petite robe rouge qui était
absolument adorable sur elle et lui, il portait un costume.
« Euh, est-ce que j'ai raté le code vestimentaire, là ? Parce que je suis en
pyjama... Je devrais aller me changer.
— Hors de question, tu es parfaite.
— Jolie », intervint Lola. D'une certaine manière, son compliment me sembla
plus puissant. Peut-être parce qu'elle s'exprimait sans filtre. C'était une enfant
de deux ans qui disait les choses telles qu'elles étaient. Souvent, c'étaient des
choses que je n'avais pas envie d'entendre.
Je m'approchai d'eux, en me demandant ce qu'il se passait. Mais dès que je
fus suffisamment près, Matt mit un genou à terre et tout devint clair. Je
poussai une exclamation étranglée et plaquai ma main sur ma bouche,
envahie par le choc. Même après tout ce qu'on avait traversé, je n'aurais pas
cru qu'on en arriverait là. Je ne l'avais jamais envisagé…
« Jessie Williams », commença-t-il d'une voix tendue et émue. « Je t'aime.
Peut-être bien que je t'aime depuis le premier instant où j'ai posé les yeux sur
toi. Tu as toujours été la plus belle femme que j'ai jamais vue. » Je poussai un
petit gémissement, c'était trop. « Mais tu es plus que belle, tu es aussi
formidable. Tu es forte et puissante, le ciment qui unit notre famille. Et
désormais, tu œuvres à l'agrandissement de notre famille... »
On pouvait sans hésiter affirmer que Matt était le plus impatient de nous tous
en ce qui concernait le bébé. J'avais été un peu anxieuse en lui annonçant que
j'étais enceinte, je ne savais pas s'il était tout à fait prêt pour ça, je ne savais
pas non plus si je l'étais, mais il avait été aux anges. Je suppose qu'après tout
ce qu'on avait traversé, on savait qu'on pouvait tout affronter.
« Je veux officialiser notre amour. Maintenant que j'y pense, j'aurais dû faire
ça il y a longtemps. Je sais déjà que ça va durer pour toujours, alors pourquoi
pas ?
« Oh, c'est si romantique ,» le taquinai-je tout en adressant un coup d'œil à
Lola. « Pourquoi pas ?
— Dis oui ! insista-t-elle. Dis oui.
— Je n'ai pas encore demandé, Lola. » Il lui fit un petit câlin. « Donne-moi
deux secondes.
Alors, Jessie, qu'est-ce que tu en dis ? Est-ce que tu aimerais officialiser tout
ça et faire de moi l'homme le plus heureux au monde ? Me ferais-tu l'honneur
de devenir ma femme ?
— Je n'arrive pas à le croire. » Des larmes de joie emplirent mes yeux. « C'est
complètement dingue.
— Oh, allez, ne me fais pas languir. » Je le voyais bel et bien trembler. Sa
nervosité était flagrante sur ses traits, ce qui me donna envie de le serrer dans
mes bras et d'éclater de rire tout à la fois. « Tu n'as pas idée à quel point je
stresse.
— Pourquoi est-ce que tu stresses ? » Je le relevai, et eus un aperçu de cet
époustouflant diamant de coupe princesse qu'il avait acheté rien que pour
moi. « Tu sais déjà que je vais dire oui. Je ne pourrais rien imaginer de
mieux. »
Il passa ses bras autour de moi et m'embrassa fort. Je me laissai aller sous son
baiser et le laissai m'étreindre étroitement. Lola se glissa entre nous et se
joignit elle aussi à notre étreinte, consolidant véritablement notre famille.
Tandis que nous nous accrochions les uns aux autres, sachant que nous
n'aurions jamais besoin que les uns des autres, j'étais plus heureuse que
jamais. Et bientôt, un autre bébé rejoindrait la partie, notre famille allait
s'agrandir et, en plus, on allait se marier.
Tout était franchement parfait.
FIN
EXTRAIT DU LIVRE:
UN PETIT MENSONGE
EMMA QUINN
1
Maria
«J’
ai tellement hâte de terminer le lycée ! m'exclamai-je joyeusement à ma
meilleure amie, Rochelle. Je veux dire, j'adore l'école et tout, mais j'ai
tellement hâte d'être à la fac. Ça va vraiment être un nouveau départ. »
Rochelle roula des yeux en riant vers moi. « Oui, peut-être que le lycée t'a
plu, mais ça ne m'étonne pas étant donné que tu es l'une des filles les plus
populaires de la classe. »
Je rougis en entendant ces mots, mais je ne pouvais pas les nier. Je ne
cherchais pas vraiment à être populaire, mais je l'étais néanmoins. Je n'étais
pas sûre de pourquoi Rochelle se plaignait ceci dit, elle n'était pas loin
derrière moi, pour ce que j'en savais. Il est vrai que j'avais été un peu distraite
récemment. « Et la vie ne va pas changer tant que ça pour toi, tu le sais ? Tu
seras encore assez près d'ici pour continuer à sortir avec Anthony. »
Ah, Anthony ! J'avais toujours des frissons en pensant à lui, même six mois
après que nous ayons commencé à sortir ensemble. Il était tout pour moi,
c'était un véritable amour d'enfance et cela allait durer pour toujours, peu
importe ce qui arrivait. D'accord, peut-être qu'il y avait des obstacles en
travers de notre chemin, mais nous y étions habitués. Nous avions lutté
contre, nous pouvions continuer.
A voir ainsi, sur le papier, nous n'aurions pas pu sembler moins fait l'un pour
l'autre. J'étais la pom-pom girl aux cheveux blonds et aux yeux bleus qui
semblait tout avoir. Je n'étais pas futile, mais tout le monde passait son temps
à me dire que j'étais jolie, et sympathique également. Je suppose que je faisais
un peu sainte-nitouche, mais cela m'avait bénéficié jusqu'à présent. Je
travaillais bien à l'école, tous les professeurs m'appréciaient, et une place dans
une très bonne université m'attendait.
Anthony, quant à lui, était le bad boy par excellence. Grand, avec des
cheveux bruns ébouriffés qui lui tombaient sur les yeux, et une expression
toujours maussade sur le visage. Il avait un scooter et se conduisait un peu
comme un loup solitaire. Il était également un excellent joueur de guitare, ce
qui me plaisait beaucoup. D'accord, il ne travaillait pas énormément en classe
et comme sa famille n'avait pas très bonne réputation dans notre ville, il ne
semblait pas qu'il allait aller très loin dans la vie… mais je m'en moquais. Je
savais que son talent artistique évident le conduirait au succès, même si les
autres n'en croyaient rien. Cela signifiait aussi que nous pourrions aller à des
facs proches l'une de l'autre afin que notre relation n'ait pas à prendre fin en
terminant le lycée. Dieu merci, parce que j'étais absolument folle de lui !
« Oui, je sais, est-ce que ce n'est pas merveilleux ! dis-je en manquant
presque de brandir mon poing en l'air d'excitation. Ça me rend tellement
heureuse. Et aussi mon futur cursus d'anglais. Ça inclut de passer six mois en
Angleterre en plein milieu.
— Six mois ? Tu pourras quitter Anthony aussi longtemps ? On dirait que tu
es enchaînée à lui ! »
Je ne pouvais pas admettre que cette pensée me stressait et m'angoissait. Juste
parce que j'étais obsédée par mon petit ami et que je préférais être près de lui
ne voulait pas dire que je n'étais pas une femme forte et indépendante. « Oh,
ça ira, répondis-je d'un ton léger. C'est pendant la seconde année de toute
façon, alors ça se passera bien. Ça fera deux ans qu'on sera ensemble à ce
moment-là. On sera sans doute fiancés, et notre relation sera définitivement
sûre et solide.
— Wow… tu as vraiment prévu toute ta vie, toi ! Le mariage, deux enfants,
une maison avec une palissade blanche… »
Je lui donnai un léger coup de coude pour la taquiner, refusant d'admettre que
c'était exactement ce que je voulais. Oui, je voulais faire quelque chose grâce
à mon cursus d'anglais, je n'aurais pas pris la peine d'aller à l'université
autrement, mais j'avais beaucoup de rêves à propos d'une vie de famille
parfaite. C'était un rêve réaliste, un de ceux que je pourrais réussir avec
Anthony...
Je me mis à rêvasser pendant quelques instants à propos de notre avenir à
Anthony et moi. Il serait peintre ou musicien, il adorerait son existence
créative et je serais écrivain tout en m'occupant de nos enfants. Nous vivrions
dans un joli petit cottage quelque part, entouré de tout l'amour que nous
avions actuellement. Nous étions tellement heureux ensemble que les gens en
étaient jaloux parce que notre amour était si fort, c'était comme un rêve… un
qui durerait toujours, même si mes parents n'étaient pas nécessairement
d'accord. Quand je leur disais cela, ils se mettaient toujours à rire comme si je
ne connaissais rien à la vie, mais ça ne m'embêtait pas. C'était moi qui avais
tout.
Rochelle appuya sa tête contre son casier et ferma les yeux. Elle avait l'air un
peu morose, mais elle passait beaucoup de temps à se montrer pessimiste.
« Tu sais, je ne crois pas que je vais avoir des notes suffisantes pour aller à
l'université. Même un petit établissement. Peut-être que je vais devoir trouver
du travail dès la fin du lycée à la place.
— Oh… » Je ne savais vraiment pas quoi répondre à ça. Peut-être qu'elle
avait raison, elle ne semblait pas avoir les mêmes capacités que moi pour
poursuivre ses études. « D'accord, eh bien je suis sûre que tu finiras par
trouver quelque chose de bien. Il y a plein de… »
Rochelle me lança un regard qui suggérait que j'étais peut-être en train
d'exagérer sur ce que la ville avait à offrir en termes d'emplois. Je suppose
que parce que mon père possédait un magasin de bricolage qui marchait très
bien et rapportait beaucoup, je ne voyais pas les choses de la même façon que
les autres. Ce n'était pas que j'étais la typique petite fille riche et gâtée, c'est
juste que je n'avais jamais eu à me battre… Sans doute que j'étais parmi les
chanceux à propos de ce genre de choses.
« Oui, eh bien… ça ira, dis-je en haussant une épaule. D'une façon ou d'une
autre. Je veux dire, c'est obligé, non ?
— Hmm, oui, si tu le dis. » Rochelle était aussi cynique que jamais. « Mais je
pense qu'on devrait aller en cours maintenant, pas vrai ? »
Je passai mon bras autour du sien et lui fit un grand sourire. Rochelle choisit
finalement de rire et me sourit à son tour. Il semble qu'elle ne pouvait pas me
résister. C'est pour ça que notre amitié durait depuis aussi longtemps. Je
suppose que j'attirais mes contraires.
« Hé, Maria ! » Dès que j'entendis sa voix douce, profonde, aussi fondante
que du chocolat, je me sentis fondre à l'intérieur. Je me tournai rapidement,
oubliant aussitôt tout le reste du monde. Quand Anthony était près de moi,
tout le reste semblait disparaître. « Attends ! »
Il courut vers moi et me souleva dans ses bras forts et musclés avant de
pencher sa tête pour presser ses lèvres contre les miennes. C'était comme une
scène dans un film romantique, presque comme si nous nous étions quittés il
y a plusieurs mois de cela au lieu de quelques minutes. Je venais de déjeuner
avec lui, mais j'adorais tellement qu'il fasse attention à moi comme ça.
« Tu vas me manquer, ma belle, grommela-t-il d'un air taquin après qu'il se
soit écarté. Mais je te vois ce soir après les cours, hein ? J'ai un plan nous
concernant et ça inclut une virée à la grange. »
Une virée à la grange était juste une expression qu'Anthony et moi utilisions à
propos de la vieille grange abandonnée dans laquelle nous aimions aller
lorsque nous voulions… être un peu seuls. Nous savions que nous n'y serions
pas dérangés puisque beaucoup de jeunes de notre âge n'avaient pas de
moyens de transport et même ceux qui en avaient ne s'embêtaient pas à aller
dans cet endroit. Nous avions besoin de cela, l'alchimie sexuelle entre nous
bouillonnait et crépitait, brûlante, et il fallait que nous assouvissions nos
hormones d'une façon ou d'une autre. Nous avions attendu au moins trois
mois avant de céder à notre passion et à présent nous n'étions jamais assez
rassasiés.
« J'ai un entraînement de pom-pom girl après les cours, alors il va falloir que
tu viennes me chercher chez moi, ronronnai-je.
— Urgh, vraiment ? » dit Anthony qui ne semblait pas du tout emballé. Ce
n'était pas un secret que lui et mon père ne s'entendait pas très bien, mais que
pouvais-je y faire ? « D'accord, si je suis obligé, mais essaie de sortir
rapidement, d'accord ? »
Mon père ne pensait tout simplement pas que quiconque était suffisamment
bien pour moi, voilà tout. Il n'avait pas de grief personnel contre Anthony.
Plus tôt il se rendrait compte de cela, mieux cela vaudrait pour moi !
« Oui, tu me connais. Je ferai aussi vite que possible, mais ça prend du temps
d'avoir cette apparence.
— Oh non, ce n'est pas vrai ! » Anthony frotta son nez contre le mien, me
donnant un baiser d'esquimau. « Tu es belle de toute façon. En fait, je te
préfère naturelle, avec absolument rien sur toi ! C'est ce qui me plaît à moi…
— Tu vas arrêter ? m'exclamai-je, pleine d'allégresse. Il faut que j'aille en
cours. Tu me distrais beaucoup trop.
— Mademoiselle Lawrence, Monsieur Smyth, est-ce que vous pouvez vous
éloignez l'un de l'autre, s'il vous plaît ? demanda M. Turner, le proviseur
adjoint. Ce n'est pas l'endroit pour batifoler. C'est un lieu pour apprendre, et
étant donné que vos examens à tous deux sont très proches, je vous suggère
d'utiliser le temps qu'il vous reste pour travailler au mieux. Je me fais bien
comprendre ? »
Anthony et moi nous mîmes à rire, personne ne pouvait gâcher notre bonne
humeur. Tandis que je m'écartais de mon petit ami, l'amour de ma vie, il me
donna une petite tape sur les fesses, ce qui me rendit encore plus excitée à
propos de ce qui viendrait plus tard. D'accord, c'est vrai que je n'avais pas
vraiment de point de comparaison, Anthony était celui avec qui j'avais perdu
ma virginité, mais tout ce qu'il faisait me semblait incroyable. C’était
suffisamment bon pour que j'aie toujours envie de revenir vers lui pour en
avoir davantage !
« Je te revois tout à l'heure ! » me dit-il d'un air suggestif en me faisant un
clin d'œil tandis qu'il s'éloignait de moi.
Tandis que je me retournai pour quitter Anthony et aller en cours, je
m'aperçus alors que Rochelle avait disparu. Dégoûtée par mes démonstrations
publiques d'affection, elle était partie sans moi. Heureusement, personne
n'aurait pu m'enlever ma bonne humeur aujourd'hui. Je n'y pouvais rien si
tout marchait à la perfection pour moi, si les choses se déroulaient
exactement comme je le souhaitais. J'avais juste la chance d'avoir trouvé
l’amour parfait.
2
Anthony
P
eut-être que tu as l'air d'un dur, mais tu n'es qu'une fichue poule mouillée !
me grondai-je tandis que je me tenais devant la maison de Maria. Regarde-
toi, à trembler comme une feuille pendant que tu attends pour sortir avec ta
petite amie. C'est vraiment pathétique !
Mais je ne pouvais honnêtement pas m'en empêcher. Le seul inconvénient à
sortir avec Maria, et honnêtement c'était le seul, c'était son père, Bill
Lawrence. Sa mère ne m'aimait pas beaucoup non plus, mais elle le
manifestait en pinçant les lèvres vers le bas d'un air désapprobateur. Mais
avec Bill, eh bien, c'était une autre histoire. Il exprimait clairement ses
sentiments à mon propos à chaque fois que Maria n'était pas à côté.
Je ne serais jamais assez bien. D'accord, ça je pouvais le comprendre. Peut-
être que j'aurais pensé la même chose si j'avais été à sa place, mais cela ne
voulait pas dire que j'aimais cette animosité envers moi. Surtout quand cela
s'expliquait davantage à cause de mon père que de moi.
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