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NUMERO

INCONNU
Amandine FORGALI
pour l'écriture
Astrid LAFLEUR
pour l'histoire
1

Je sors à peine de la douche quand j’entends mon portable sonner. J’enfile en


toute hâte mon peignoir de bain et manque de peu d’exploser mon gros orteil
contre le meuble du lavabo tellement je crains d’arriver trop tard. C’est sûrement
Sabrina qui souhaite confirmer notre rendez-vous de ce soir… En courant vers la
table basse, je me demande pourquoi je prends tant de risques pour mes pieds
alors que le répondeur sert justement à recevoir les appels en cas
d’indisponibilité. Il faut dire que je déteste tellement tomber sur une messagerie
que j’essaye d’éviter, autant que possible, de faire subir cela à mes
interlocuteurs. Bien sûr, c’est ridicule, mais ce n’est pas à mon âge que je vais
changer…
La fin de la sonnerie approche dangereusement, si bien que j’ai pu profiter au
maximum de la musique de « Hanoï », mon groupe préféré. J’accélère mon
allure à tel point que j’ai l’impression de courir un sprint. Encore un petit effort
et je serai fin prête pour participer aux Jeux Olympiques. Hors de question que
ma meilleure amie soit accueillie par la voix robotique de mon téléphone ! Je
décroche in extremis, juste avant le moment fatidique. Hélas, ma mini-course
m’a coupé le souffle et je me retrouve incapable de prononcer le classique
« allô » de circonstance. Seul un grognement rauque, digne d’un ours en rut,
s’échappe de mon gosier :
— Ahhôô !
— Qu’est-ce que tu fous, bordel ? Ça fait presque une heure qu’on t’attend !
hurle un inconnu, visiblement mal léché.
Bon, à moins d’une mue inopinée, je peux affirmer que ce n’est pas Sabrina à
l’autre bout du fil, ou plutôt devrais-je dire à l’autre bout tout court étant donné
que les smartphones n’en sont pas équipés. Interloquée, j’éloigne l’appareil de
mon oreille afin de connaître l’identité de ce malotru dont la voix ne me dit
strictement rien. Numéro inconnu. D’ordinaire, je ne réponds jamais à ce genre
de correspondant, non pas que je sois du genre asocial, mais neuf fois sur dix,
cela ne représente qu’une perte de temps puisque ces appels sont des spams
vocaux. Cette fois, c’est juste une erreur, qui a quand même failli me coûter un
orteil, mais bon… J’halète tellement bruyamment que je ressemble à un buffle
asthmatique :
— Oh ! Mais, sérieux, Stéphane, qu’est-ce que tu fous ? Ne me dis pas que
t’es en train de faire ce que je crois que tu fais ! T’es qu’un gros dégueulasse !
L’espace d’un instant, j’ai une furieuse envie de rire en réalisant la terrible
méprise. Cela me distrait tant que j’hésite entre raccrocher et poursuivre mon
anhélation. Au lieu de ça, je lâche un petit rire laconique malgré moi. Je porte
ma main devant ma bouche pour étouffer mon hilarité, en vain.
Un silence pesant s’installe soudain, l’inconnu ayant probablement compris
que je n’étais pas le fameux Stéphane. Au bout de quelques secondes durant
lesquelles ma respiration daigne recouvrer un rythme normal, mon interlocuteur
reprend :
— Euh… Vous n’êtes pas Stéphane, c’est ça ?
— Non, en effet, je ne suis pas Stéphane, réponds-je, amusée. Et je n’étais pas
non plus en train de faire ce que vous croyiez que je faisais.
L’homme, particulièrement embarrassé, tente de se justifier en bredouillant de
pâles excuses :
— Oh, euh… Non, je plaisantais bien sûr ! Je… enfin… Évidemment… Je me
doute bien… Il n’y a que mon frère qui pourrait être capable de faire ça !
Sinon… Stéphane est dans les parages ?
Décidément, ce type semble un peu lent à la détente. Qu’est-ce qu’il
s’imagine ? Que je suis une poule de luxe qui répond au téléphone de son client
en plein ébat ? J’ai très envie de lui raccrocher au nez quand une autre idée
surgit. D’un air condescendant, je réplique :
— Il ne peut pas vous répondre, il a la bouche pleine !
— Quoi ? beugle l’inconnu, choqué.
Cette fois, mon hilarité est à son paroxysme. J’aimerais être une petite souris
pour voir sa tête. Il doit avoir le visage rubicond tellement il est outré. Cela
s’entend à son ton colérique.
— Veuillez me le passer, s’il vous plaît. Je dois absolument lui parler ! Et
même s’il a la bouche pleine, ses oreilles, elles, doivent être libres ! rétorque-t-il
en essayant de se calmer.
— Je plaisantais moi aussi, avoué-je, un peu à contrecœur. Je ne connais pas
votre frère. Vous vous êtes juste trompé de numéro. Et si je haletais ainsi en
répondant, c’est tout simplement parce que je sortais de ma douche et que je me
suis prise pour Usain Bolt pour répondre à temps.
Pourquoi est-ce que je lui raconte ma vie ? Étais-je obligée de lui préciser que
je sortais de la douche ? Un peu plus et je lui balançais que je n’étais vêtue que
d’un simple peignoir en coton. N’importe quoi ! Bon, ce n’est pas tout, mais
même si je trouve cette situation divertissante, elle va finir par me mettre en
retard. Et je n’ai aucune envie que cela arrive, car ça tendrait une perche
monumentale à mon abruti de chef pour me harceler de plus belle.
— Désolée pour ce malentendu et ce faux numéro. J’espère que vous
trouverez Stéphane rapidement. Je dois absolument vous laisser. Au revoir,
monsieur.
Sans un mot de plus et sans attendre de réponse, je raccroche, le sourire aux
lèvres. J’ai sûrement été un peu trop expéditive, mais vraiment, je ne peux
m’éterniser plus longtemps à ce petit jeu. Néanmoins, je regrette de ne pas avoir
eu l’opportunité de faire durer ce menu plaisir matinal. Qui sait … Peut-être
répondrai-je un peu plus souvent aux numéros inconnus, désormais ?
2

J’enfile en toute hâte une tenue décente, un jean et un tee-shirt, tout ce qu’il y
a de plus classique en somme. Ma garde-robe – enfin, mon garde-pantalon –
n’est pas bien grande et se compose principalement de vêtements simples et
pratiques. Contrairement à Sabrina, ma meilleure amie, je ne dispose pas de
place suffisante pour un dressing. De plus, nous n’avons pas du tout les mêmes
goûts en matière d’habillement. En effet, elle se vêt tandis que je m’accoutre.
Mais peu importe, l’important est qu’elle soit bien dans ses escarpins et moi dans
mes Converses.
Un rapide coup d’œil sur l’horloge m’indique que j’ai cinq minutes de retard.
Merci l’inconnu ! Ça m’apprendra à ne pas me laisser ne serait-ce qu’une petite
marge d’avance dans mes préparatifs. Mais il faut dire que chaque minute de
sommeil est précieuse pour moi. Quand je n’ai pas mes huit heures de repos par
nuit, mon visage ressemble plus à celui d’un zombi que d’une femme
normalement constituée. Mes matinées sont donc réglées comme du papier à
musique, et aucune fausse note n’est autorisée dans ce planning.
Je ferme mon appartement à clef et tout en enfilant mon gilet de visibilité
jaune fluo, je dévale les escaliers en sautant les trois dernières marches de
chaque étage, comme peuvent le faire les enfants parfois. Je me console en me
disant qu’avec le sport que j’ai accumulé aujourd’hui, je pourrai me passer de
ma séance de jogging après le travail. Je me coiffe d’un casque gris métallisé,
attrape mon VTT et pédale sans ménagement vers la ZAC du Futuropole. Ce
n’est pas en douze kilomètres que je vais rattraper mon retard, mais j’espère
l’amoindrir. Arrivée sur le parking de Cultura, je pose les pieds à terre avant
même l’arrêt total de mon vélo que je gare à l’emplacement prévu et auquel je
place un antivol avec dextérité. J’ouvre avec fracas la porte réservée au
personnel, à bout de souffle pour la seconde fois de la journée et complètement
sur les rotules, sans jeu de mots. Ma soirée avec Sabrina promet d’être cocasse,
car vu mon état de fatigue bien avancé à huit heures trente-cinq à peine et la
journée tumultueuse qui m’attend, je suis bien capable de m’endormir sur mon
dessert lors du dîner. Je me vois bien la tête dans la chantilly de ma crêpe au
chocolat. Le seul avantage à cette situation serait que j’aurais un masque anti-
vieillissement express. Toutefois, j’aimerais autant que possible éviter de gâcher
ma pâtisserie.
Lorsque je me dirige vers le vestiaire, je croise le regard de Jean-Yves qui se
tient droit comme un i devant mon rayon, les bras croisés sur son torse. Je lui
adresse un petit sourire mielleux auquel il ne répond pas, continuant de jouer les
vigiles de boîtes en cravate. Sauf que Jean-Yves n’en a ni la carrure ni la
physionomie. Ce gringalet est plus proche du cafard que du gorille. Cette
comparaison m’égaye et c’est en sautillant que j’arrive devant mon casier. Je
troque mon gilet jaune contre le traditionnel bleu et ajuste mon badge avec
professionnalisme. C’est un réel plaisir pour moi de travailler ici. Mes parents,
ayant leur propre cabinet comptable, souhaitaient vivement que je sois leur digne
héritière. Hélas, dès la première année de BTS, j’ai rapidement réalisé que ma
voie n’était pas celle des chiffres. Moi, je suis une artiste, je suis faite pour créer,
rêver et faire rêver ! Dépités, mais bien obligés de se rendre à l’évidence, ils
abandonnèrent leur désir de me voir devenir comptable et me laissèrent voler de
mes propres ailes. Allégée de ce fardeau, mon indépendance m’ayant dotée de
plumes majestueuses, je quittai le nid familial pour m’envoler aussi loin que je le
pouvais, c’est-à-dire de l’autre côté de la ville. Montauban n’étant pas
excessivement grand, le choc de la séparation ne fut pas des plus foudroyants et
le déménagement fut terminé en deux heures. J’avais trouvé un petit T2 à un prix
raisonnable à deux pas – de géant – de mon nouveau lieu de travail. Une
aubaine ! J’avais postulé chez Cultura avec beaucoup de détermination, mais
sans y croire réellement à cause de mon manque d’expérience dans la vie active.
La directrice toisa mon CV en fronçant les sourcils, lut ma lettre de motivation
avec intérêt, posa le tout à sa gauche et me fixa un instant, les mains jointes sur
son bureau. Au bout d’un moment, elle demanda :
— Je suis étonnée par votre cursus, mademoiselle. Votre parcours scolaire est
excellent, vous semblez faite pour les longues études. Vous êtes très jeune,
pourquoi postuler chez nous alors que votre potentiel pourrait vous ouvrir
d’autres horizons ?
Je pris une grande bouffée d’air frais et répondis sans réfléchir :
— Parce que je ne suis pas faite pour les longues études ! Je suis peut-être
douée, mais ce n’est pas moi ! Moi, je suis née pour créer, dessiner, peindre,
modeler… Depuis que votre magasin a ouvert, j’y viens toutes les semaines et je
flâne à travers les différents rayons en rêvant d’y travailler un jour. Je possède
toutes les compétences nécessaires à ce poste, je suis aimable, j’ai une excellente
communication et mon élocution est loin d’être déplorable. De plus, je suis
passionnée, et ça, c’est LE point fort de mon dossier !
Je prononçai ma dernière phrase avec tant de conviction que j’avais presque
tapé mes poings sur le bureau. Heureusement, mon self-control légendaire
m’avait permis d’éviter la catastrophe et mes doigts trouvèrent leur place sur
mes cuisses, gratouillant discrètement mon jean délavé.
— Le poste est à vous. Nous allons faire un essai de deux mois dans un
premier temps. Vous serez affectée au rayon « Loisirs Créatifs » en tant que
conseillère de vente et si tout se passe bien, nous pourrons envisager de vous
laisser organiser des ateliers créatifs. Je fais préparer votre contrat dans la
journée. Revenez me voir à la même heure demain pour la signature, si les
termes vous conviennent.
Il m’a fallu une force quasi surnaturelle pour me retenir de la prendre dans
mes bras tellement le bonheur m’envahissait. Le lendemain, je signai mon
contrat et celui d’après, j’attaquai ma première vraie journée de travail. J’étais
aux anges.
Je soupire en me remémorant cette belle époque…
— Qu’est-ce que tu fais encore là ? hurle l’insecte dans mon dos. Tu arrives en
retard et en plus, tu te permets de rêvasser et de bayer aux corneilles ?
— Désolée Jean-Yves, j’étais en train de repenser au temps merveilleux où tu
n’étais pas encore là. Allez, je me dépêche d’aller travailler, réponds-je du tac au
tac à mon chefaillon.
Mon attitude peut paraître irrespectueuse, mais je n’ai vraiment pas le choix.
Cela fait six mois que Jean-Yves a accédé au poste de chef de secteur et autant
de temps qu’il me harcèle pour que je cède à ses avances. Je ne comprends
toujours pas pourquoi il s’acharne de la sorte étant donné que je suis loin d’être
Miss Cultura ! Ses techniques de drague, toutes aussi lourdes les unes que les
autres se répètent au fur et à mesure, inlassablement. En effet, il manque
d’imagination en matière de séduction. D’imagination… et de talent…
Tandis que je m’éloigne, je sens une main agripper fermement mon épaule.
— Aurélie, attends !
Agacée, je me retourne vers le pot de colle et expire bruyamment afin de lui
montrer mon exaspération.
— Quoi, encore ?
— Je ferme les yeux pour ton retard, mais tâche d’être irréprochable
aujourd’hui. Si je surprends une autre faute de ta part durant la journée, tu seras
obligée d’être gentille avec moi, voire très gentille, si tu vois ce que je veux
dire…
Il me fait un clin d’œil et sourit de toutes ses dents jaunes, ce qui me provoque
une nausée immédiate. Ce gars croit sincèrement que sa réflexion pourrait me
donner un tant soit peu envie ? Je n’en peux plus de ce malade… Vivement qu’il
parte ! Pour l’heure, il fait le pied de grue, attendant une réponse de ma part.
L’estomac barbouillé, j’esquisse un rictus :
— Pas de soucis, Jean-Yves. N’étant pas une fille gentille, je vais tout faire
pour être exemplaire aujourd’hui. Bonne journée.
Je tourne les talons et accélère la cadence pour qu’il ne me harponne pas une
seconde fois. Bip, bip. Un SMS vient d’arriver. Une fois assurée que je suis à
l’abri des regards, j’extirpe mon portable de la poche arrière de mon jean pour
lire le message :

| Désolé pour ce matin. Pour vous avoir dérangée et crié dessus. Sachez que je suis malgré tout ravi
de cette erreur, car elle m’aura permis d’entendre votre charmante voix. À un de ces jours, peut-
être… ???? Chris

Oh, je l’avais complètement oublié celui-ci. J’hésite à lui répondre, surtout


que si je me fais attraper en train de pianoter sur mon téléphone au lieu de
travailler, ça va barder pour moi. Un coup d’œil à gauche, un autre à droite et je
cède à l’interdit :

| Pas de soucis, vous êtes pardonné. Enfin presque, parce que je suis arrivée en retard au travail à cause
de vous ! Avez-vous retrouvé Stéphane ? Lili

Sitôt après avoir envoyé ma réponse, j’éteins l’appareil. Si l’inconnu – qui ne


l’est plus tant – me renvoie un autre message, je vais être tentée de poursuivre la
conversation, ce qui serait d’une terrible imprudence. On verra ça plus tard…
3

Dès que le moment de ma pause arrive, je cours vers les toilettes pour dames
et m’empresse de rallumer mon téléphone. Sans tarder, il se met à tinter.

Trois nouveaux messages.

Presque fiévreusement, je parcours la liste des destinataires afin d’y trouver


mon correspondant tout neuf ! Bingo ! Il est en second, le premier étant de
Sabrina et le dernier de ma mère. J’appuie sur « lire le message » en souriant
béatement.

| Oh mince, je suis encore plus désolé d’apprendre ça. Y aurait-il un moyen quelconque de me
rattraper ? Oui, on a retrouvé Stéphane : il était coincé dans les toilettes, sans téléphone, sinon c’est
pas drôle. Il va bien. Simplement, il ne fermera plus jamais les WC à clé.

Je ris à gorge déployée, même si je ne suis probablement pas seule ici. Puis
une pensée pour Stéphane s’impose dans mon esprit, me faisant réaliser qu’une
telle situation pourrait tout à fait m’arriver également, d’autant plus que je suis
en ce moment même dans une position peu confortable. Fort heureusement, moi,
j’ai un téléphone… hé, hé, hé…
Que pourrais-je lui répliquer ? Je réfléchis un court instant et finis par trouver
une banalité quelconque :

| Pauvre Stéphane, je compatis pour sa nouvelle phobie. Il aurait mieux valu pour lui qu’il fasse ce que
vous croyiez qu’il faisait… Quant à vous, aucune chance de vous rattraper. Arriver en retard, c’est trop
grave.

Je profite de l’occasion pour lire les messages de Sabrina et ma maman. La


première souhaite que je la rappelle pour discuter de notre rendez-vous
hebdomadaire de ce soir tandis que la dernière veut que je lui donne des
nouvelles du mois. Pour l’instant, je n’ai le temps de répondre ni à l’une ni à
l’autre.
Je m’empresse de fourrer mon portable dans la poche intérieure de mon gilet
et retourne à mon poste illico presto.
Tandis que je conseille une dame souhaitant se mettre au dessin, j’aperçois du
coin de l’œil Jean-Yves qui rôde comme une âme en peine dans les rayons tout
près du mien. Je sais parfaitement ce qu’il s’apprête à faire, alors pour repousser
ce moment, je reste avec la cliente le plus longtemps possible. Hélas, sentant que
cette dernière dispose de tous les renseignements nécessaires et ne pouvant pas
l’accompagner jusque chez elle, je me résous à la laisser partir avant de
l’exaspérer avec mes diverses explications. La dame n’a même pas fait dix pas
que mon responsable se tient déjà à mes côtés, le rouge aux joues.
— Tu peux venir dans mon bureau, s’il te plaît ? J’ai un truc important à te
dire, clame-t-il haut et fort.
— Je ne peux pas, Jean-Yves, j’ai du travail. Regarde, la jeune fille là-bas
semble avoir besoin de mon aide.
— Tu n’as pas bien compris, Aurélie ! Ce n’était pas une question, c’était un
ordre ! Viens dans mon bureau, tout de suite !
Trois ou quatre personnes se sont retournées vers nous tellement le ton de mon
chef était directif et autoritaire, ne laissant place à aucune remarque ou
négociation possible. Ce type me pousse à bout depuis des mois, tant et si bien
que cela fait quelques semaines que je songe à démissionner. Je suis pourtant
consciente qu’il n’est que de passage ici et qu’il me suffit d’attendre encore un
peu pour en être débarrassée. Mais son harcèlement à mon égard m’est de plus
en plus insupportable. J’ai beau le remballer à longueur de temps, être
désagréable, narquoise, rien ne le rebute. Soit il ne comprend pas, soit il ne veut
pas comprendre.
Une fois dans son antre, il ferme la porte, s’assied à son bureau et d’un geste,
m’invite à en faire de même, en face de lui. J’hésite à m’installer, n’ayant pas la
moindre envie de traîner en ces lieux. Devant mon incertitude, il insiste :
— Assieds-toi, je t’en prie. Tu veux boire quelque chose ?
Sa voix s’est radoucie, ce qui n’augure rien de bon, hormis une nouvelle
tentative de sa part. Je prends place, les jambes serrées et les poings fermement
posés sur mes genoux.
— Non, merci, réponds-je simplement.
— Comme tu veux…
L’homme s’affale sur sa chaise et croise les mains derrière sa nuque, comme
en proie à une intense réflexion, sauf qu’on parle de Jean-Yves : celui qui ne
réfléchit qu’avec son entrejambe, si petit soit-il – enfin, je suppose, car je ne suis
pas allé vérifier. Les secondes s’égrènent et une certaine gêne se fait sentir.
J’imagine qu’il va encore me proposer de dîner avec lui ou d’aller voir un film
au cinéma… Il racle sa gorge, reprend une position digne de ce nom et déclare
avec solennité :
— Ma chère Aurélie… Comment te dire ? Je suis embarrassé, vois-tu… Tes
résultats ne sont pas folichons et vu que cela perdure depuis un petit moment
déjà, j’en viens à me demander ce que je dois faire… de toi !
Je suis sous le choc, m’attendant à tout sauf à ça ! Mes résultats ne sont pas
folichons ? Mais d’où sort-il de telles inepties ? Serait-ce une nouvelle tactique
foireuse pour que je craque ? Visiblement, il a décidé de changer son fusil
d’épaule et de se la jouer menaçant et vindicatif. Face à mon absence de
réaction, il attrape un dossier placé sur le haut d’une pile et l’ouvre d’un air
théâtral de désolation :
— J’ai les chiffres sous les yeux, je n’invente rien. Regarde par toi-même si tu
ne me crois pas. C’est bien beau de faire sa maligne et d’en rajouter en arrivant
en retard, mais d’après ce que je vois là, tu devrais plutôt te faire toute petite et
m’être reconnaissante de continuer à te protéger…
— Me protéger ? demandé-je, abasourdie.
— Oui, te protéger. La direction me demande des comptes et je ne cesse de
trouver des excuses pour te couvrir. Or, on arrive au bout, ma chère Aurélie, on
arrive au bout… Je ne suis pas sûr de pouvoir continuer ainsi, surtout quand je
vois ton comportement. Je crois que tu ne supportes pas la hiérarchie, et ça, c’est
très, très, très problématique. Car, ta hiérarchie, c’est moi, que ça te plaise ou
non…
Un sourire mesquin se dessine sur son vilain visage tandis que le mien se
décompose. Mon cerveau s’active dans tous les sens afin d’essayer de
comprendre ce qui m’arrive. Je n’ose pas prononcer le moindre mot de peur
d’envenimer la situation. OK, j’ai bien songé à démissionner, mais pas tout de
suite, pas comme ça… C’était juste une idée… Là, je suis à deux doigts de me
faire virer, carrément !
Je lève mes yeux embués vers lui sans savoir quoi faire. Il mériterait que je le
gifle, mais si je faisais cela, je lui tendrais une perche monumentale !
— Qu’est-ce que tu veux, Jean-Yves ?
Mon responsable se lève doucement et se dirige vers moi, satisfait de ma
réaction. Sans doute pense-t-il avoir enfin dompté le fauve…
Il glisse ses doigts sur ma nuque, approche ses lèvres de mon oreille et
susurre :
— Toi. Je te veux, toi. Et je t’aurai, coûte que coûte ! Retourne travailler.
Pendant ce temps, je vais réfléchir encore un peu à ce que je vais faire de toi…
4

La mine déconfite, je retrouve mon poste, la tête pleine de questions sans


réponses. Ce gars est un grand malade ! Je pourrais porter plainte contre lui pour
harcèlement, mais il est tellement manipulateur et doué pour l’art dramatique
que ce serait sûrement peine perdue. Néanmoins, je ne pense pas avoir le
courage et l’estomac suffisamment solide pour accepter ses avances. Bip, bip.
Zut, dans ma précipitation, j’ai oublié d’éteindre mon téléphone. Je ne sais pas si
lire le message maintenant est une bonne idée, mais j’ai tellement besoin de
réconfort, là, tout de suite, que je décide de prendre le risque. Et puis, qu’ai-je de
plus à perdre ? On vient déjà de m’ôter ma dignité.

| Si cela ne vous dérange pas trop, je me permets d’essayer. Je me sens tellement mal que je ne suis
pas certain d’arriver à dormir cette nuit… Il y a certainement un moyen de me rattraper, reste à
trouver lequel…

S’il savait…

| Je vous laisse réfléchir à la question alors. Mais je crois que vous risquez de ramer pendant un bon
moment…

Je relis mon message et appuie sur « envoyer ». Ce matin, j’étais plutôt


contente de ces petits échanges, mais mon humeur vient de basculer et cela ne
me fait plus du tout rire. Ce Chris est sans doute encore un de ces gars racoleurs,
probablement mort de faim et marié qui plus est ! Pff, c’est tout moi, ça, de
m’embarquer vers des horizons hasardeux. J’éteins mon smartphone
rageusement et le range. Décidément, cette journée ne restera pas dans les
annales, même si j’ai la nette impression que Jean-Yves vient de me la mettre
bien profond ! Trêve de vulgarité et de plaisanterie, car un monsieur d’un certain
âge demande mon aide afin que je lui trouve un pot de peinture pour plafond.
J’ai beau lui expliquer qu’il ne se trouve pas dans le bon magasin, il me
sermonne en me certifiant que sur l’écriteau, il est inscrit « peinture » et que
c’est exactement ce qu’il cherche… Dépitée, je hausse les épaules pendant qu’il
me traite d’incompétente. Bienvenue dans ma vie !

L’heure du déjeuner est – enfin – arrivée pour moi ! Même si le cœur n’y est
pas vraiment, je suis néanmoins contente de retrouver Clémence, ma collègue
préférée. Elle ne tarde pas à se rendre compte que quelque chose ne va pas.
Rapidement, et le plus discrètement possible, car les murs ont des oreilles, je lui
relate ma matinée qui avait bien commencé pour rapidement partir en cacahuète.
La jolie brune écarquille ses grands yeux noirs et s’exclame en fronçant les
sourcils :
— Tu rigoles, là ? Tu ne vas pas te laisser faire, j’espère ?
— Tu me connais, non ? Est-ce que je suis du genre à me laisser faire ? J’ai
une petite idée, mais il faut que j’y réfléchisse à tête reposée, murmuré-je.
Puis, je hausse légèrement la voix pour que Fabienne, la langue de vipère qui
frôle le torticolis pour écouter notre conversation, puisse entendre bien
clairement :
— Et puis, il est pas mal, Jean-Yves, quand tu le regardes de plus près. En
plus, je suis persuadée qu’il a tout ce qu’il faut, là où il faut, pour envoyer une
femme au septième ciel ! Ça se voit ! Il est clairement du genre à te faire grimper
aux rideaux !
Clémence s’esclaffe sans retenue pendant que Fabienne manque de peu de
tomber de sa chaise. Puis elle chuchote :
— Je suis d’accord avec toi, il est du genre à te faire grimper aux rideaux, sauf
que c’est pour t’enfuir et non pas pour prendre du plaisir !
Nous gloussons telles deux gamines, fières de nos mesquineries. Néanmoins,
l’appétit n’étant pas au rendez-vous, je délaisse mon plat réchauffé pour rallumer
mon téléphone. Simple curiosité pour savoir si Chris a eu le courage de répondre
à mon remballage express. Bien entendu, il n’est pas masochiste à ce point et
l’écran reste désespérément vide. Je commence à regretter d’avoir réagi ainsi,
sur le coup de la colère. Qu’est-ce qui m’a pris ? Ce pauvre bougre n’y est pour
rien.
— Un problème ? s’inquiète Clémence. Tu as l’air soucieuse tout à coup.
— Non, rien… Une histoire de faux numéro et de mauvais caractère. Ça
m’apprendra à réfléchir la prochaine fois, et aussi à tourner sept fois mon pouce
dans ma main avant d’envoyer un texto. Quelle gourde !
Ma collègue ne comprend pas un traître mot de ce que je lui raconte, mais elle
a la décence de ne pas me questionner davantage, comprenant que c’est bien
inutile et que cela risque d’amplifier mon courroux.
Soudain, un tintement qui commence à me plaire de plus en plus retentit.
Comme une furie, je me rue sur l’appareil, le cœur tambourinant dans ma
poitrine. C’est lui !

| Je ne sais pas trop si vous êtes en colère ou bien si c’est un défi que vous me lancez, mais sachez
que ramer est ma spécialité. D’ailleurs, mon second prénom est rameur-man.

Je ris, soulagée de constater qu’il n’est pas vexé. J’ai eu chaud, et je vais
essayer de ne pas commettre une seconde fois l’erreur de pianoter plus vite que
mon ombre.

| Quelle coïncidence ! Mon second prénom à moi, c’est Glouglou, parce que j’ai beau ramer, je coule à
chaque fois…

Je ricane tellement je trouve que ma réponse est d’une bêtise sans nom.
Glouglou, n’importe quoi ! Âge mental : cinq ans. Hélas, au moment d’appuyer
sur la touche retour pour effacer mon message, voilà que mon doigt dérape,
laissant ma nullité s’échapper malgré moi. Je suis sur le point de pleurer, de
tristesse ou de rage, je ne sais pas trop. Je ne vois plus qu’une solution pour
remédier à mon problème : me couper les doigts !

| Euh… Je vais être franc : Glouglou, ça casse le mythe !

Déconne pas, Aurélie, déconne pas ! Tu n’as plus le droit à l’erreur !

| C’est-à-dire que je ne suis pas vraiment un mythe… Même si souvent, on me compare à une sirène tant
ma voix est enchanteresse.

— Hum, hum ! Si je te dérange, tu le dis… remarque Clémence que j’avais


complètement oubliée. Je te trouve bien lunatique aujourd’hui. Tu m’expliques ?
Sinon, tu pourras dire à ton prince charmant que ton second prénom est « Lili qui
rit, Lili qui pleure ».
— Mais dis donc, tu n’as pas bientôt fini de lire mes SMS ? répliqué-je,
faussement vexée. Et puis, ce n’est pas mon prince charmant, c’est juste un
inconnu qui s’est trompé de numéro ce matin, et depuis, nous nous envoyons des
messages. Je trouve ça amusant, il a l’air d’avoir de l’humour, mais ça ne va pas
plus loin.
La jolie brune s’accoude à la table et pose sa tête entre ses mains,
apparemment très intéressée par mon histoire.
— Et ? demande-t-elle.
— Et rien de plus. Au pire, il m’aura occupée la journée, au mieux, ça sera un
bon copain.
— Tu sais quoi de lui ?
— Mais rien, je te le répète. En fait, je ne connais que son prénom : Chris. Et
qu’il a un frère qui s’appelle Stéphane. C’est absolument tout.
Clémence fait la moue, s’attendant à quelques détails croustillants. Or, à moins
de les inventer, il n’y a rien de croustillant à raconter. Bip, bip.

| Une sirène avec un doux accent du Sud, je me trompe ?

1
Macarel ! Avec tout ça, j’en avais oublié mon accent clairement chantant,
mais pas enchanteur du tout.

| Bravo, vous avez l’oreille fine. Attention, car vous savez ce que font les sirènes ?

| Oui, et je vous confirme que vous êtes bien une sirène. Je crois que je suis envoûté.

La pause déjeuner touche à sa fin. Un peu à contrecœur, j’éteins mon portable


sur cette note positive, somme toute un peu exagérée. J’ai la tête sur les épaules
et sais pertinemment qu’un homme ne peut pas tomber sous mon charme
simplement grâce à quelques mots de ma part… Néanmoins, ne serais-je pas
moi-même un peu sous son charme ?
5

Ma journée de travail est enfin terminée. Jean-Yves n’est pas revenu à la


charge, sûrement trop occupé à élaborer un plan pour me conquérir. De mon
côté, j’ai tout intérêt à en faire de même pour déjouer ses vilains tours. Cet
homme est abject et mérite une bonne punition.
Pour l’heure, je rentre chez moi afin de me préparer. En effet, Sabrina et moi
devons dîner ensemble, comme tous les vendredis soir. C’est un rituel qui dure
depuis… pfiou, je ne sais même plus… Peut-être depuis toujours, ou presque.
À peine ai-je franchi le seuil de mon appartement que je téléphone à ma
meilleure amie afin de confirmer notre rendez-vous. Elle ne décroche pas,
probablement trop occupée à clôturer ses derniers dossiers avant le week-end. Je
lui laisse donc un message – grrr, saleté de répondeur – et repars sous la douche.
Entre mon début de matinée plutôt sportif et le boulot mouvementé, cela me fait
le plus grand bien.
Puis, j’ouvre le placard de ma chambre et m’apprête à prendre mon coutumier
jean noir et tee-shirt rouge vif quand mon humeur vire soudainement. J’ai envie
d’une robe, ce qui est plutôt extraordinaire. Chris serait-il à l’origine de ce
brusque changement ? Peu importe, j’enfile une petite jupe noire assortie d’un
petit top violet.
Tandis que j’attends le rappel de Sabrina, affalée sur le canapé, je relis ma
conversation avec l’inconnu, ce qui me fait réaliser que je ne lui ai toujours pas
répondu… Sa dernière phrase est trop romantique pour que j’écrive une nouvelle
idiotie. Je réfléchis un instant, cherchant une idée pertinente dans un coin de
mon cerveau – oui, mon cerveau a des coins !

| Je suis flattée par ce compliment qui me va droit au cœur. Si, bien entendu, cela en était bien un. J’ose
espérer qu’en m’imaginant sirène, vous ne me voyez pas comme un être mi-femme, mi-thon ! »

Je crois que je ne suis décidément pas faite pour le romantisme. J’ai beau faire
un maximum d’efforts, il m’est impossible d’être sérieuse au-delà de douze
mots. Je devrais peut-être quémander quelques conseils avisés à Sabrina. Elle,
c’est ce que j’appelle la vraie fifille, qui prend extrêmement soin d’elle, qui se
pomponne, d’un romantisme digne d’une collégienne aux hormones en
ébullition, et qui surtout, fait le cul de poule dès qu’elle se fait prendre en photo.
Bref, tout l’inverse de moi. L’avantage à cela est que nous ne nous sommes
jamais fait de l’ombre, chacune son style. Même si nous sommes bien
différentes, nous nous complétons parfaitement et ajoutons, chacune à l’autre, le
petit plus sans lequel la vie serait vraiment fade. Sabrina et moi, c’est un peu
comme une persillade : le persil et l’ail peuvent s’accorder à de nombreux autres
ingrédients, mais c’est ensemble qu’ils sont les meilleurs. Bien entendu, elle est
la plante aromatique et moi le condiment, cela va de soi. Elle symbolise la
douceur et moi le piquant – sauf qu’en vrai, je ne donne pas mauvaise haleine, il
ne faut pas pousser la métaphore trop loin, non plus. Elle est la sœur que je n’ai
pas eue. Nous sommes amies depuis notre plus tendre enfance et elle est présente
dans chacun de mes souvenirs. Lorsque j’ai arrêté mes études, Sabrina les a
poursuivies avec assiduité et passion. En parallèle, mes parents, qui la
considèrent comme leur seconde fille, lui ont permis d’intégrer leur cabinet afin
de valider son stage professionnel. Après huit longues années d’études et de
travail acharné, mon amie empocha avec brio son Diplôme d’Expert-Comptable,
ce qui lui valut l’opportunité de reprendre l’entreprise familiale. Mon père était
aux anges et moi aussi, la culpabilité de ne pas avoir répondu à ses attentes
s’envolant ainsi grâce à Sabrina. Bip, bip.

| Jamais de la vie ! Je ne me le permettrais pas, sinon cela ferait de moi un Anubis, mi-homme, mi-
chacal. Or, moi, je suis un gentil garçon.

J’aime bien sa comparaison. Il a de la repartie et de l’esprit, ce gentil garçon.

| Rien ne me prouve que vous n’avez pas une tête de canidé…

Sa réponse ne tarde pas.

| Rien ne me prouve que vous n’avez pas une queue… de poisson, bien sûr !

Je ris à gorge déployée par son trait d’humour, un peu décalé sans être
vulgaire, tout ce que j’aime.
| OK. 1 point pour vous.

| Chouette ! Le premier qui arrive à 10 se fait inviter à dîner par l’autre ?

| Marché conclu !

Tout à coup, la belle sonnerie d’Hanoï s’extirpe de mon téléphone. Sabrina a


enfin bouclé son gros dossier. Vu l’heure déjà bien avancée, nous convenons de
nous rejoindre directement dans notre restaurant préféré, situé à quelques pas de
là. En effet, ma meilleure amie habite non loin de chez moi, c’est dire à quel
point nous sommes inséparables !

Pour Sab et moi, passer le vendredi soir ensemble dans cet établissement est
un rituel qui dure et perdure depuis près de cinq ans. Au début, nous choisissions
un restau différent chaque semaine. Jusqu’au jour – enfin, soir – où nous avons
découvert celui-ci, « Le sans nom ». Nos papilles ne s’en sont jamais remises,
comme droguées par les délicieux mets préparés par Martine. D’un commun
accord, nous avons convenu qu’il n’y en aurait pas d’autres.
— Vous avez choisi, mesdemoiselles ? demande Arnold, le patron.
— Comme d’habitude ! nous exclamons-nous d’une seule voix en riant.
L’homme sourit et inscrit nos commandes sur son petit bloc-notes.
— Je vous apporte les apéritifs tout de suite.
Il s’éloigne d’un pas alerte.
— Alors, comment s’est passée ta semaine, ma Lili ?
Je lui raconte tout en détail, surtout cette dernière journée particulièrement
tumultueuse. Ses yeux s’écarquillent lorsque je lui lis les SMS que Chris et moi
avons échangés.
— C’est dingue, cette histoire, déclare-t-elle en entamant sa salade gasconne
agrémentée de fleurs de violettes. Je trouve ça trop chou. Tu crois que ça va
durer ? Tu crois qu’il est célibataire ? Oh ! Et, tu crois qu’il habite loin ?
— Je ne sais pas, non et oui, réponds-je la bouche pleine.
Sabrina hausse un sourcil, ne semblant pas comprendre. Apparemment, je dois
faire preuve d’un peu plus de précision :
— Je ne sais pas si ça va durer, ça m’étonnerait qu’il soit célibataire et je
pense qu’il habite assez loin, vu son accent pointu…
— Oh ! D’accord ! Pointu comment ?
— Aussi pointu que la tour Eiffel ! ricané-je.
— Un parisien alors ? Arf… dommage, ça laisse peu de chances à une
quelconque histoire d’amour.
— Bien sûr que non ! Et ça tombe bien puisque ce n’est pas ce que je
cherche !
Il est un sujet sur lequel Sabrina et moi ne sommes pas du tout d’accord :
l’amour ! Elle, très fleur bleue, a trouvé son âme sœur très rapidement
puisqu’elle n’était âgée que de vingt-trois ans à peine. Le coup de foudre selon
elle, un coup de bol monstrueux selon moi. Sept ans que Julien et elle forment le
petit couple idéal ! De quoi rendre toutes ses copines jalouses. Toutes, sauf moi !
Car moi, l’amour, je ne le cherche pas. J’irai même presque jusqu’à dire que je le
fuis. Ma vie, telle qu’elle est, me convient parfaitement. Je n’ai vraiment pas
envie de me retrouver prisonnière d’un homme et d’une marmaille,
contrairement à ma sœur de cœur qui désire avoir un enfant depuis trois ans.
Afin de détourner son attention de ma nouvelle occupation, je la questionne :
— Et toi, dis-moi, tu en es où de tes essais bébé ?
Son visage s’assombrit brusquement. Je sais qu’elle n’aime pas aborder ce
sujet délicat, mais je tiens à ce qu’elle sache que je suis là en toutes
circonstances, même si je ne vis pas ce qu’elle vit. Elle hésite un instant et lâche
nerveusement :
— Le rendez-vous chez le spécialiste n’était pas concluant. On a une tonne
d’examens à passer pour trouver ce qui cloche. J’ai peur, tu sais.
Je prends sa main dans la mienne pour la rassurer :
— Je me doute, et c’est normal, voyons. Ne t’inquiète pas, je te promets que je
ne tomberai pas enceinte avant toi ! Ça te remonte le moral ?
— À moins que tu décides soudainement de faire un bébé toute seule, je crois
que tant que tu n’as pas de mec, je peux dire que je suis soulagée, oui. Merci
d’être là, et merci d’être toi.
Le reste de la soirée se déroule dans la bonne humeur et nous réfléchissons
ensemble à un plan machiavélique pour Jean-Yves…
6

En rentrant de ma soirée entre copines, je suis surprise de constater que


l’appartement en face du mien est éclairé. Cela fait des mois que ce logement est
en vente et qu’il reste désespérément vacant. Y aurait-il eu enfin un acquéreur ?
Si c’est le cas, je lui souhaite bien du courage. J’ai eu l’occasion de visiter ce T3
au tout début de sa mise à disposition sur le marché de l’immobilier, et l’ampleur
des travaux m’a immédiatement rebutée. Certes, je suis une jeune femme
indépendante et débrouillarde, je sais mettre une rustine sur le pneu de mon vélo
et percer un trou pour installer une étagère. Mais le travail de restauration
nécessaire pour rendre ce domicile habitable dépasse, et de loin, mes
compétences. J’aimerai beaucoup avoir un adorable petit couple comme voisins
de palier, avec éventuellement des enfants. Ça égayerait un peu les lieux qui,
pour le moment, ressemblent plus à une maison de retraite qu’à une résidence.
Les personnes âgées sont gentilles, c’est indéniable, mais ici, ça manque un peu
de « vie ». Toutefois, le panneau « À vendre » est toujours là, donc j’en conclus
qu’il est encore libre.
Bip, bip.

| J’ai hâte de gagner mon second point.

Une heure du matin et Chris ne dort toujours pas, lui non plus. N’ayant pas
trop sommeil, c’est peut-être le moment d’en apprendre davantage à son sujet.

| Ne criez pas victoire trop vite, vous risqueriez de tomber de haut.

| Pas grave, j’ai un parachute. Au pire, vous me rattraperez ?

| Euh, il ne faudra pas que vous tombiez du quatrième étage alors, sinon, je vais finir dans le guide des
phénomènes de foire, catégorie : sirène aplatie »
| Il ne tient qu’à vous de ne pas me faire tomber de haut alors, laissez-moi gagner.

J’hésite un instant à répondre sur la même lancée, mais cela pourrait durer des
heures et je voudrais bien avancer un peu. Non pas que je crois à une éventuelle
ouverture, mais j’ai passé l’âge de perdre mon temps, même si cela est
distrayant.

| Je vais y réfléchir. Vous êtes d’où sinon ?

| Paris, et vous ?

| Montauban. Vous connaissez ?

| Pas du tout. C’est où ?

| Près de Toulouse. C’est la capitale du Tarn-et-Garonne dans laquelle sont nés les illustres Ingres,
Bourdelle et Olympe de Gouges. Il faudrait songer à venir y faire un petit tour. C’est une ville magnifique
de par son architecture, sa culture, son histoire et son environnement.

Voilà, comme à chaque fois que je parle de ma cité natale, j’ai beaucoup de
mal à m’arrêter. J’éprouve une fierté immense d’habiter ici et je crois que cela
doit se ressentir dans mon texto. De plus, je lui tends une petite perche l’invitant
à venir dans notre belle région.

| Très intéressant tout ça. Je vais y réfléchir sérieusement. Paris aussi est une ville à visiter, mais
j’avoue que le charme n’est pas aussi fort qu’ailleurs. Il manque un petit quelque chose
d’indéfinissable. Néanmoins, question culture, désolé, mais Paris est au top !

| Je le reconnais.

| D’ailleurs, quels sont vos goûts cinématographiques, littéraires et musicaux ?

| Ouah, vaste sujet. Pour faire court, je suis assez éclectique niveau culture. J’aime autant Dirty Dancing
que Seven. Mais mon film fétiche est Rain Man. J’adore lire du Stephen King et ne me lasse jamais de
Gilles Legardinier dont la plume sait me divertir à chaque ouvrage. Il en est de même pour mes goûts
musicaux. À part le rap qui me hérisse les poils, j’écoute de tout. Mon chanteur préféré est Jean-Jacques
Goldman, ma chanteuse préférée est France Gall et mon groupe favori est Hanoï. Et vous ?

| Comme vous, j’aime beaucoup de choses différentes et reste ouvert. Mon film fétiche est Vol au-
dessus d’un nid de coucou, mon auteur préféré est Balzac et mon chanteur favori est Renaud. Hanoï,
ouais c’est assez sympa et engagé, j’aime bien.

| C’est plus que sympa, c’est génialissime ! D’ailleurs, j’ai mis une de leur chanson en sonnerie : J’ai
demandé à Vénus. Du coup, j’adore qu’on m’appelle !

| C’est une manière détournée de me faire comprendre que je dois vous appeler ?

Je rougis de honte ! Pas une seule seconde je n’avais pensé à cet éventuel
sous-entendu en écrivant ma dernière phrase.

| Pas du tout ! J’ai écrit ça comme ça, sans réfléchir, et vous verrez que ça m’arrive très souvent… Il faut
dire que l’heure tardive n’aide pas, non plus…

| Ou l’heure matinale, tout dépend de quel côté on se place…

Il a toujours réponse à tout, c’est pénible, et j’ai comme l’impression qu’il a


tendance à être un peu du genre contrariant.

| Eh bien, personnellement, là, tout de suite, je suis plutôt du côté de ceux pour qui la journée a été
interminable et qui ne vont pas tarder à aller se coucher.

| À ce point-là ?

| Oui, je bosse dans un magasin de produits culturels et de loisirs créatifs, et les clients n’ont pas été des
plus faciles, aujourd’hui. Et vous, vous travaillez dans quel domaine ?

Sa réponse tarde à venir, tant et si bien que je me demande s’il n’est pas en
train de m’écrire un roman entier. Deux heures du matin, je bâille à m’en
décrocher la mâchoire. Je commence à m’impatienter, me persuadant qu’il m’a
oubliée. Il aurait au moins pu me dire au revoir plutôt que de me planter là,
comme ça, sans un mot ! Je suis sur le point de couper mon téléphone quand un
message me parvient :

| Ah, ah, la curiosité est un bien vilain défaut… Et pour vous punir, je vais vous laisser deviner.
Laissons tomber notre précédent marché, je vais plutôt vous proposer un petit jeu. Le but étant que
vous trouviez mon métier. Voici les règles : chaque jour, vous pourrez me proposer une lettre de
l’alphabet et je vous dirai si elle est dans ledit métier ou non. Vous n’aurez droit qu’à 5 erreurs.
Cependant, je vous laisse me faire autant de propositions de métiers que vous le souhaitez.
Mes paupières, auparavant presque closes, se mettent à battre des cils afin de
me réveiller. En effet, je crois rêver ! On se connaît depuis quelques heures à
peine et monsieur se permet de me faire une sorte de chantage. Pourquoi tant de
mystères ?

| Et si je ne veux pas jouer ? Votre métier est-il si méprisable pour que vous ne vouliez pas m’en dire
plus ?

| Que nenni. Rien d’avilissant ou d’abject, rien à cacher. C’est juste un petit jeu pour donner du
piquant.

Du piquant ? Mais enfin, du piquant à quoi ? J’ai envie de lui répondre que s’il
veut du piquant, il peut venir toucher mes jambes, mais je m’abstiens de justesse.
Il n’a pas besoin de connaître l’état de mes tibias.

| D’accord pour le pseudo-jeu du pendu. Je vous proposerai une lettre d’ici quelques heures, après une
nuit, ou plutôt matinée, de sommeil. Sur ce, je vous dis à tout à l’heure.

Je mets mon portable en veille et le dépose sur le canapé. Ce type est vraiment
étrange et même s’il a beaucoup d’humour, il a aussi quelques défauts :
contrariant, veut toujours avoir raison, bizarre, mystérieux et a apparemment un
métier douteux… Tout cela est apparu en une seule journée d’échanges de SMS,
ce n’est donc pas bon signe du tout !
C’est sur cette pensée peu optimiste que je tombe dans les bras de Morphée.
7

Il est onze heures quand mes yeux daignent s’ouvrir après un sommeil sans
rêves. Je ne suis clairement pas en avance. Aujourd’hui, comme deux samedis
sur trois, je travaille et mieux vaut que je sois en forme, car ce jour-là est
incontestablement le plus chargé de la semaine.
J’attache mes cheveux en une queue-de-cheval avec un chouchou noir en
songeant à ma conversation d’hier soir avec Chris. Je saisis mon téléphone et le
reconnecte au monde pendant que mes lasagnes surgelées décongèlent dans le
micro-ondes.
Pas de nouveau message.
Je fais la moue parce que je suis presque déçue : il ne m’a même pas dit
bonsoir. Je verse mon repas chaud dans une assiette que je pose sur le plan de
travail et m’installe sur un tabouret haut pour manger dans la cuisine. Mon
portable dans la main gauche et une fourchette dans la droite, je réfléchis à ce
que je dois faire tout en mastiquant. Est-ce que je joue à son petit jeu ou pas ?
Je grimace de dégoût, ces lasagnes sont infectes, à la limite de ce que peut
supporter mon estomac. C’est à se demander ce qu’ils ont mis dedans ! La pâte
est tellement élastique qu’il doit y avoir du caoutchouc à l’intérieur. J’ai juste
l’impression de manger un pneu arrosé de sauce bolognaise ! Je me force malgré
tout à terminer cette infâme mixture, pour ne pas gaspiller, mais je sens que la
nausée est toute proche. Une fois l’assiette vide, je la laisse tremper dans l’évier
et me sers un yaourt nature.

| Bonjour. Y a-t-il la lettre A dans votre métier ?

J’ai peu de chances de me tromper avec cette lettre. Demain, je proposerai le


E, parce que la plupart des professions finissent en EUR, comme instituteur,
coiffeur, rédacteur, gageur, tueur, voleur… ou en IER, comme pompier, policier,
bijoutier, banquier, braconnier ou huissier. Bref, demain, ça sera bingo à coup
sûr. Aujourd’hui, j’ai voulu être un peu joueuse, mais j’admets que s’il
m’annonce que son métier ne comporte pas de A, je vais l’avoir en travers de la
gorge – et un A dans la gorge, ça doit être tellement peu agréable que ça a de
quoi mettre de mauvaise humeur pour la journée.

| Bonjour. Bien dormi ? Bravo pour cette bonne réponse, il y a effectivement un A.

| Est-ce que je peux au moins savoir de combien de lettres se compose votre profession ?

| Pas pour l’instant. Peut-être plus tard, si vous êtes sage…

| Vous êtes parfois très infantilisant, c’est agaçant. Sachez que je suis toujours très sage.

| Pardon, à vrai dire je n’en ai jamais douté. De mon côté, sachez que j’adore votre franchise. Au
fait, j’ai une incroyable nouvelle à vous annoncer : je dois me rendre sur Montauban d’ici peu,
justement pour le boulot. Peut-être aurais-je le plaisir de vous rencontrer ?

Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que ce plan ? Il m’assure ne pas connaître ma
ville et comme par hasard, il doit s’y rendre bientôt pour son travail ? Cette
histoire est de plus en plus louche, et je ferai mieux de rester prudente. Peut-être
même qu’il serait préférable de mettre un terme à tout ça au plus vite. Oups, je
dois partir si je ne veux pas arriver une nouvelle fois en retard. Avec tout ça, je
n’ai pas vraiment eu le temps d’approfondir un plan pour Jean-Yves. Il se peut
que je doive improviser pour l’instant, d’autant que je ne sais pas ce qu’il a
prévu de moche pour moi aujourd’hui.

| Qui sait…

Dans les vestiaires pour femmes, je croise Clémence qui se jette sur moi telle
une furie.
— Aloooooors ?
— Alors quoi ? réponds-je avec candeur.
— Oh, ne fais pas l’innocente. Tu en es où avec ton Chris ?
— Déjà, je t’arrête tout de suite : ce n’est pas MON Chris !
— OK… C’était un peu exagéré, mais sinon, tu en es où ?
Ma collègue trépigne d’impatience et se dandine d’un pied sur l’autre, les
mains jointes contre sa poitrine. Un peu plus et on croirait qu’elle est en train de
prier. Pourquoi est-elle aussi curieuse ? D’un coup, je réalise que, comme
Sabrina, elle fait partie de ces femmes casées depuis longtemps. Sauf que
Clémence est, en plus, maman d’une petite fille de cinq ans. J’en finis par me
persuader que la vie de famille doit être extrêmement fade pour que l’on en
arrive à s’intéresser autant aux histoires sentimentales des autres… À moins
qu’elle m’aime vraiment beaucoup, tout simplement…
Je lui narre, plus ou moins en détail, mes derniers potins, en mettant l’accent
sur l’étrangeté des messages de l’inconnu. La petite brune devient soupçonneuse,
elle aussi…
— Du coup, y a quoi comme métiers avec un A ?
— Bah, c’est quoi cette question, Clémence ? Y en a des milliers de métiers
avec un A ! Des milliers !
— Tu as déjà fait des propositions ?
— Non… pour quoi faire ?
— Tu m’as bien dit que tu avais le droit de faire autant de propositions que tu
voulais ? Donc pourquoi ne pas en faire ?
— Je ne sais pas… J’ai que des idées louches, en fait… Tu ne trouves pas ça
bizarre, toi, qu’il fasse autant de mystères pour un truc aussi banal ?
— C’est vrai. Mais, déjà, vu qu’il y a un A, tu sais qu’il n’est pas dentiste,
huissier, tueur en série ou médecin légiste, c’est pas mal, non ?
— C’est pas mal, mais c’est peut-être un piège, et il peut aussi être arracheur
de dent, dévaliseur de biens d’autrui, tueur à gages ou pratiqueur d’autopsies !
Donc, tu vois, je ne suis à l’abri de rien !
Clémence, dubitative, plonge dans de profondes pensées, me promettant de
chercher de son côté au fur et à mesure des indices.
Sur ces mots, nous retrouvons nos postes respectifs avec un entrain non
dissimulé.
Je n’ai pas encore terminé la mise en place d’un carton de pâtes à modeler que
Jean-Yves se plante derrière moi et souffle dans mon oreille de sa voix pateline :
— Bonjour Aurélie…
Sous l’effet de surprise, je sursaute et pousse un petit cri strident. Je ne l’ai pas
entendu arriver, ni même senti, ce qui est encore plus étrange.
— Hé, hé, hé, tu ne t’attendais pas à me voir, on dirait… J’espère que tu es
contente…
Je meurs d’envie de lui répondre que son haleine fétide après un repas
indigeste risque de me causer une intoxication, mais je me retiens, en prenant sur
moi. Je ne peux plus me permettre le remballage habituel. Je place donc sur mon
visage un masque hypocrite sur lequel trône un sourire permanent et me tourne
vers mon responsable :
— Jean-Yves ! Oui, je suis contente, je pense beaucoup à toi depuis hier, tu
sais…
L’homme, en confiance, se colle un peu plus à moi, pose sa main sur mon bras
et commence à le caresser. Les va-et-vient de ses doigts boudinés sur ma peau
me donnent des frissons d’horreur. En remarquant mes duvets se hérisser, Jean-
Yves se persuade qu’il me fait de l’effet.
— Hum… Je vois que tu n’es pas insensible à mes caresses… Je dois te
laisser, mais rassure-toi, tu en auras bientôt beaucoup d’autres…
Il m’adresse un clin d’œil et s’éloigne en reculant, tout en m’envoyant des
baisers invisibles en soufflant sur sa main.
J’expire par les narines, folle de rage et passablement morte de peur face à ce
pervers à l’esprit torturé.
8

| Sûrement nous verrons-nous plus vite que prévu…

Ce SMS m’interpelle, voire me fait carrément flipper tant il me donne


l’impression que ce type en sait plus sur moi que moi sur lui…

| Pourquoi ?

| Surprise, surprise…

| Tout ceci est bien mystérieux, pour ne pas dire trop mystérieux… Est-ce qu’on se connaît ?

| Peut-être…

Mon cœur bat la chamade. Qui est donc cet homme ? Je fouille dans les
tréfonds de ma mémoire pour trouver un indice, si petit soit-il, qui me
permettrait de découvrir l’identité de l’inconnu. À quoi joue-t-il, bon sang ? En
plus, il y a un A dans psychopathe…
Plongée dans mes pensées profondes, je tressaute en entendant ma sonnette
d’entrée retentir. Je me lève du canapé, pose un plaid sur mes épaules afin de
camoufler au mieux ma tenue peu adéquate pour recevoir une visite. Qui cela
peut-il bien être ?
J’ouvre la porte et reste bouche bée face à la vision fantasmagorique qui se
trouve devant moi : un des hommes les plus charmants qui soient.
— Oui ? dis-je avec une voix de crécelle qui me fait honte.
— Bonjour. Je suis désolé pour l’heure tardive, mais je tiens à me présenter :
je m’appelle Christophe et je suis votre nouveau voisin !
Les yeux exorbités et la bouche grande ouverte par la surprise, je reste muette.
Devant mon attitude, le beau gosse hausse les sourcils et recule d’un pas,
visiblement prêt à s’enfuir au moindre geste suspect de ma part.
— Bon, euh… J’ai l’impression que je tombe au mauvais moment, alors je
vais poursuive mes présentations dans les autres étages… Encore désolé pour le
dérangement…
Une fois le premier choc passé, je me ressaisis à toute vitesse et tente de le
retenir encore un instant :
— Non, attendez, pardonnez-moi. Vous voulez entrer boire quelque chose ?
Au fait, moi, c’est Aurélie.
Je tends une main tellement fébrile et suante que je regrette aussitôt de l’avoir
déployée. Par courtoisie, il la serre avec un peu d’hésitation et une pointe
d’écœurement face à l’aspect humide de mon membre. Je réalise que vêtue de
mon pyjama à l’effigie de la Schtroumpfette et de mon plaid sur les épaules,
ajouté à la moiteur de ma dextre, je ressemble plus à un zombi grippé qu’à un
top model.
— Enchanté, Aurélie. Merci pour l’invitation, mais je vais continuer la visite
du voisinage avant qu’il ne fasse totalement nuit.
— Vous feriez mieux d’attendre demain, car à cette heure-ci, tout le monde est
couché, réponds-je en souriant.
— Mais, il est à peine vingt heures…
— Oui, je sais… chuchoté-je. Pour tout vous dire, je suis la plus jeune de la
résidence, non, pire, je suis la seule jeune de la résidence ! C’est pour ça que
c’est aussi calme ici. L’ambiance qui règne est plus proche de celle d’un
cimetière que d’une boîte de nuit.
Je m’esclaffe bruyamment, amusée par mon humour noir. Cependant,
Christophe ne semble pas partager ma bonne humeur et s’offusque même
carrément de mon manque d’empathie.
— Ce n’est pas drôle ! Ces pauvres gens ne méritent probablement pas un tel
manque de respect à leur égard !
Je le toise, éberluée par sa réaction disproportionnée. Il est beau, mais pas
franchement marrant, celui-ci…
— Je plaisantais, bien sûr. J’adore les petites mamies et petits papys qui
habitent ici. D’ailleurs, heureusement que je suis là pour leur rendre de menus
services quotidiens.
OK, j’exagère un tantinet, mais c’est tout ce que j’ai trouvé pour rattraper ma
maladresse.
L’homme se détend un peu. J’en profite pour ouvrir davantage ma porte pour
l’inciter à entrer chez moi. Ce n’est pas souvent que j’ai l’occasion d’avoir un
peu de compagnie, ce qui me fait penser que j’ai au moins ce point commun
avec les autres résidents. Il hésite et finit par céder, toujours par pure politesse,
sans aucun doute.
— Vous voulez boire quelque chose ? proposé-je.
— Non, merci, je ne vais pas m’attarder, car j’ai encore pas mal de travail
dans l’appart.
— Alors comme ça, vous avez acheté ce taud… ce très bel appartement ?
Je me suis rectifiée in extremis. J’espère pour le vendeur que ce monsieur a
passé le délai de rétractation, car vu l’accueil que je lui offre, digne d’un thriller,
il y a de fortes chances pour qu’il change d’avis.
— Oui, je me déplace beaucoup pour le travail, notamment sur Toulouse et
j’avais besoin d’un pied-à-terre. Je trouve cette ville charmante !
— Ah oui… Et vous faites quoi dans la vie ? demandé-je à brûle-pourpoint.
— Pour faire court, je suis commercial.
— Commercial ! (avec un A, bien sûr…) ricané-je. Et vous venez d’où ?
— Euh… de Neuilly-Sur-Seine… Pourquoi ?
— Neuilly-Sur-Seine, près de Paris ! Comme c’est intéressant !
J’ai la voix qui chevrote tant l’émotion me submerge. Il y a trop de similitudes
avec mon inconnu pour que ce ne soit qu’une simple coïncidence. Néanmoins,
vu son visage apeuré, je crois qu’il ne se doute de rien… Il n’a pas l’air de savoir
qui je suis. Cela fait donc un sacré avantage pour moi, ça ! Je tente de me calmer
tant bien que mal, mais c’est difficile. En effet, même dans mes rêves les plus
fous, je n’aurais jamais pu imaginer que Chris soit aussi séduisant. Je lui
sauterais volontiers dessus pour l’embrasser fougueusement en lui arrachant tous
ses vêtements, hélas, je risquerais de le faire fuir.
— Intéressant, parce que vous connaissez ? interroge-t-il, inquiet par mon
attitude.
— Euh… Non, non, je ne connais pas, mais j’ai une vieille tante qui habite là-
bas. Enfin, pas si vieille que ça, hein… Enfin si, mais je l’aime bien, elle aussi…
Bref…
De plus en plus anxieux, Christophe se rapproche de la sortie. Je ne le blâme
pas, à sa place, je ferais sûrement pareil… Je décide donc de le laisser
s’échapper. De toute façon, il n’est pas loin et je sais qu’on va très vite se
revoir…
— Je dois vraiment y aller, j’ai encore une tonne de choses à faire, s’excuse-t-
il en ouvrant la porte. Ravi d’avoir fait votre connaissance, mademoiselle. Au
plaisir.
C’est ça, ouais, file, mon mignon…
— À bientôt ! Et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à venir
sonner ! crié-je, muée par l’excitation.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus que sa porte s’est déjà fermée sur moi. Dans
mon élan, je ne m’étais même pas rendu compte que je l’avais suivi jusque sur
son palier. Il va falloir que je me calme vraiment, car c’est désormais une
certitude : il m’a prise pour une folle à lier…
9

Dès que je me retrouve seule chez moi, je sautille sur place en tapant des
mains. Je vais probablement déranger ma voisine du dessous, mais tant pis, je
suis aux anges !
Bip, bip. Tiens tiens, un message de Chris…

| Sinon, vous n’avez encore fait aucune proposition de métier… Comment cela se fait-il ?

| Sûrement parce que j’ai déjà trouvé…

Sa réponse tarde à venir. Il semblerait que je vienne de lui clouer le bec !


Néanmoins, je me demande si je ne vais pas trop vite en besogne… Je devrais
plutôt faire durer le plaisir, malgré l’impatience qui me ronge. Épuisée par ma
danse de la joie, je m’effondre sur le canapé et allume la télévision.
Télécommande à la main, je zappe d’une chaîne à l’autre à la recherche d’un
programme un tant soit peu digne d’intérêt, peine perdue. Tout est tellement
soporifique que je finis par m’endormir sans m’en rendre compte. Ce n’est que
vers trois heures du matin que j’émerge, réveillée par le classique tintement de
mon portable m’indiquant la réception d’un nouveau texto. Les yeux collés et la
vision floutée par le sommeil, je lis le message avec moult difficultés :

| Permettez-moi d’en douter…

Il ne dort pas à cette heure-ci ?


Je repousse mon plaid d’un coup de pied et m’extirpe mollement de mon lit de
substitution. Le plus discrètement possible, j’ouvre délicatement ma porte
d’entrée pour vérifier si j’aperçois de la lumière chez Christophe. Hélas, rien ne
filtre. Il vient sûrement de terminer sa peinture vu l’odeur qui m’agresse les
narines. Pas un bruit, tout est on ne peut plus calme et paisible en ces lieux.
Contrariée, je ferme la porte, avec moins de douceur cette fois.
| Ce n’est pas de ma faute si j’ai un instinct terrible ! Vous ne dormez pas ?

| Vous non plus…

| Vous m’avez réveillée !

| Mille excuses, je pensais que vous auriez éteint votre téléphone… Mais, peut-être attendiez-vous
de mes nouvelles ?

Quel goujat ! Pour qui se prend-il ?

| Pas du tout. J’ai tout simplement oublié de l’éteindre…

| Zut… Moi qui croyais que je hantais déjà vos pensées…

| Un peu, je dois bien l’admettre, mais pas au point d’attendre jusqu’à trois heures du matin.

| Vu qu’une nouvelle journée vient de commencer, souhaitez-vous proposer une autre lettre pour
confirmer votre intuition ?

| Volontiers ! Je propose la lettre C !

J’étais censée donner le E aujourd’hui, mais avec la lettre C, je saurai si j’ai


raison ou pas. Les yeux désormais parfaitement ouverts, j’attends impatiemment
sa réponse.

| Alors là, bravo ! Comment est-ce possible ?

| Je vous l’ai dit, j’ai un instinct terrible ! Ou peut-être que je vous ai démasqué ?

Je ne suis pas mécontente de mon petit stratagème. Les rôles sont maintenant
inversés et c’est lui qui a des doutes. Bien entendu, je ne vais pas lui avouer que
je suis sa folledingue de voisine, mais je possède une avance non négligeable sur
lui à notre petit jeu.

| Vous bluffez !
| Pas du tout !

| Prouvez-le !

| Très bien. Je crois que vous êtes un beau brun ténébreux… Je me trompe ?

| Difficile à dire… Enfin, oui, je suis effectivement brun, mais de là à dire que je suis ténébreux,
cela ferait un peu vantard de ma part, non ?

| Tout dépend si c’est ce que vous pensez ou bien si c’est ce qu’on dit de vous… Alors, dit-on de vous
que vous êtes ténébreux ?

| Ma foi, mes potes disent que je suis sympa et que je tiens bien l’alcool. Ils ne me flattent pas sur
mon physique. Quant aux filles, elles me trouvent plutôt mystérieux.

| Vous l’êtes, ça se sent dans vos messages.

| Est-ce un point positif pour vous ? Je veux dire… Vous aimez les hommes mystérieux ?

| Ça dépend du contexte. Il y a le mystérieux qui attire, mais il y a aussi le mystérieux qui fait peur.

En fait, Chris possède les deux côtés, mais je me garde de le lui écrire.

| J’espère que je ne vous fais pas peur !

| Pas du tout… Cependant, vous ne préféreriez pas que nous parlions au téléphone ? Cela serait plus
simple pour apprendre à nous connaître…

| Pour être honnête, je suis quelqu’un de plutôt introverti et timide, c’est pourquoi j’aime mieux
échanger par SMS… De plus, mon métier me laisse trop peu de temps libre pour une longue
conversation téléphonique.

C’est évident. Un commercial étant souvent sur la route ou en rendez-vous, il


est forcément bien compliqué pour lui de dialoguer à souhait durant des heures.

| Je comprends. De plus, notre premier échange fut assez tumultueux, donc mieux vaut poursuivre ainsi.
La question est : combien de temps encore ?
| Je dénote un soupçon d’impatience de votre part. Seriez-vous pressée de me rencontrer, par
hasard ?

| N’étant pas d’une nature particulièrement patiente, en général, il est effectivement possible que je
veuille passer la vitesse supérieure…

| Bientôt, bientôt, je vous le promets. Pour l’instant, j’ai encore quelques petites choses à régler
avant de vous proposer un rendez-vous. Tout doit être parfait !

| Rien n’est jamais parfait. La vie n’est pas parfaite et nous ne le sommes pas non plus.

| Justement, je veux que ce moment le soit, lui. Soyez patiente et faites-moi confiance.

| Confiance ? Mais je ne vous connais même pas !

| Je vous demande juste quelques jours… Je pense que vous ne le regretterez pas. Pour l’heure, ma
soirée ayant été particulièrement éreintante, je vais devoir vous laisser pour que mon corps se remette
de tout ça. Mais mon esprit, lui, ne cessera de penser à vous. Bonne nuit, ma douce.

Je glousse en lisant sa dernière phrase. C’est mignon tout plein. J’ai


l’impression de revenir quelques années en arrière, lorsque je n’étais qu’une
adolescente boutonneuse et que ce genre de petits mots me faisait rêver.

| Bonne nuit également, beau brun ténébreux et/ou mystérieux.

Cette fois, je laisse mon portable sur la table basse du salon et pars me coucher
dans mon lit. Il est déjà presque cinq heures du matin et je dois me reposer au
maximum, car dans quelques heures je mange chez Sabrina et Fabien, son mari.
10

En effectuant mon jogging dominical à travers de petites routes sinueuses,


mon esprit vagabonde, à tel point que j’avale les kilomètres sans m’en rendre
compte. Je me sens si légère que mes pieds semblent à peine toucher le sol
comparé à ma cadence éléphantesque habituelle. Cette histoire de SMS me
donne l’impression que je vais m’envoler, peut-être vers de nouveaux horizons.
Si je n’avais pas d’horribles auréoles sous les bras, personne ne pourrait se
douter que je viens de courir douze kilomètres d’un trait.
Une fois revenue devant ma résidence – suante, mais pas essoufflée – je rase
les murs et scrute les environs de multiples coups d’œil circulaires afin d’être
bien certaine que Christophe ne me voit pas dans cet état. Il est hors de question
qu’il sache que le sport me fait transpirer outre mesure, même si c’est une
preuve de la bonne régulation de mon corps. Je monte les escaliers à pas de
velours et vérifie qu’il ne se trouve pas sur le palier.
La voie est libre.
Sitôt rentrée, je file sous la douche, le téléphone posé sur le lavabo afin de
pouvoir répondre rapidement si Chris m’envoie un message. Hélas, quand j’ai
terminé, j’ai beau regarder mon smartphone sous toutes les coutures, vérifier le
réseau et le son, la page d’accueil reste aussi vide que mon estomac qui n’a rien
ingurgité depuis hier soir. En même temps, il n’est pas encore midi, il n’y a donc
pas de quoi s’inquiéter. S’étant couché vers cinq heures du matin, j’imagine que
mon bel inconnu dort toujours. Rassérénée par ma brillante déduction, je me
rends chez mes amis, avec en mains, un bon dessert au chocolat de chez Leclerc.
J’aurais pu courir jusqu’à ma pâtisserie préférée, mais mon esprit trop vagabond
a eu raison de mes bonnes résolutions. Bref, j’ai oublié. J’ai quand même pensé
à ôter le prix sur le plastique d’emballage, c’est déjà pas mal.
Quand j’arrive chez Sabrina, cette dernière écarquille les yeux tant elle peine à
me reconnaître. En effet, aujourd’hui, j’ai mis le paquet en matière de séduction :
chichement habillée, maquillée et j’ai même tenté une petite expérience
capillaire en bouclant quelques mèches de cheveux. Le résultat est
spectaculaire ! Hélas, mon nouveau voisin n’était toujours pas sur le palier pour
admirer mon look ultra-glamour. Nul doute qu’il ne m’aurait pas reconnue non
plus. S’il m’avait vue ainsi hier soir, c’est lui qui m’aurait suppliée de le faire
rentrer !
— Bah, qu’est-ce qui t’arrive ? demande-t-elle, ébahie.
— J’ai un truc de dingue à te raconter ! Une histoire de fou ! Cendrillon, à
côté de ça, c’est du pipi de chat ! Tu ne vas pas en croire tes oreilles ! C’est IN-
CRO-YA-BLE !
Je pose mon gâteau sur la table de la cuisine et embrasse Fabien qui me toise
avec effarement.
— Qu’est-ce qui se passe ? Des extra-terrestres sont venus te lobotomiser dans
la nuit, c’est ça ? ironise-t-il.
Cela en serait presque vexant, mais connaissant Fabien, je sais qu’il n’y a rien
de méchant dans sa remarque. Je presse mes mains contre ma poitrine et
m’exclame :
— Les amis, je crois que je suis amoureuse !
Sabrina et son époux échangent un regard qui en dit long : ils me pensent
bonne à enfermer. Ce qui est totalement logique puisque avant-hier encore, je
clamais haut et fort que je ne voulais ni homme ni enfant. Mais ça, c’était avant !
Avant d’avoir vu mon merveilleux Christophe en chair et en os – même si
j’aurais bien voulu voir un peu plus de chair, mais bon…
— Ne me dis pas que tu es amoureuse de l’inconnu aux SMS ! s’inquiète Sab.
Un large sourire égaye mon faciès. Afin de faire durer encore un peu plus le
suspense, je demande à Fabien de m’offrir un verre. Pendant ce temps, j’en
profite pour m’installer confortablement dans l’un des fauteuils du salon. Mon
surprenant récit mérite bien ça ! Mon ami me tend un verre de Mojito, puis sert
son épouse, elle aussi bien assise, et vient à son tour nous rejoindre autour de la
table basse en bois.
— Alors ? s’impatiente Sabrina. Raconte !
Bip, bip.
J’extirpe à vitesse grand V mon téléphone de mon sac à main et m’empresse
de lire le nouveau message de Chris :

| Bonjour vous, ou plutôt devrais-je dire rebonjour. Bien dormi ? Pour ma part, vous avez enjolivé
mes rêves.

Mon Dieu, ce type me rend dingue. Je ne suis plus moi-même. Ce texto me


rend si guillerette que je ressemble à une pintade qui se prend pour une
tourterelle.

| J’ai très bien dormi, merci. Je n’ai pas eu la chance de vous avoir pour compagnie dans mes songes,
mais vous avez hanté mes pensées dès mon réveil…

— Hé ! Oh ! On est là, s’exclame mon hôtesse. Si on te dérange, tu le dis et on


ira faire un tour ! Pas vrai, Fabien ? Mais qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ?
Il est temps de tout leur dire, l’expression « plus c’est long, plus c’est bon »
ayant ses limites, surtout avec Sabrina. Son air fâché me fait clairement
comprendre que je ne dois pas la faire attendre plus longtemps si je ne veux pas
m’attirer ses foudres. C’est ainsi qu’en n’omettant aucun détail, je narre, avec la
précision digne d’un ajusteur aéronautique, mes deux derniers jours, quelque peu
mouvementés.
Sabrina est aussi excitée que moi par cette histoire de fou, si bien qu’elle peine
à rester sagement assise à sa place. Fabien, lui, se tait, ne laissant transparaître
aucune émotion sur son visage. Soudain, il se lève et commence à faire les cent
pas à travers la pièce.
— Voyons, Aurélie ! Comment peux-tu dire que tu es amoureuse ? Tu n’as
plus quatorze ans ! Un inconnu te gueule dessus par téléphone, puis s’excuse par
texto, te drague un peu, ou s’amuse, on ne sait pas trop finalement, et tu prétends
être amoureuse, en deux jours en plus ?
Ce sermon venant de lui m’attriste plus que je ne le voudrais. Surtout qu’au
fond de moi, je sais pertinemment qu’il a raison. Je me comporte comme une
véritable gamine écervelée. Mais je ne le fais pas exprès, le cœur a ses raisons
que la raison ignore… Visiblement agacé, il reprend :
— Je ne vous comprends pas, vous, les femmes !
— Il n’y a rien à comprendre, Fabien, me défends-je. Effectivement, je ne suis
plus une adolescente, mais tout va bien plus vite à notre âge. Je ne dis pas que
demain je vais tout plaquer pour partir avec lui, je dis juste que j’éprouve des
sentiments qui m’étaient jusqu’alors presque inconnus. C’est nouveau pour moi
et j’étais heureuse de partager ça avec vous, tout simplement… Je vais prendre le
temps de mieux le connaître, ne t’inquiète pas, mais maintenant que je l’ai vu,
j’ai encore plus envie d’aller plus loin.
Fabien hausse les épaules, dépité. Ma réponse ne semble pas lui convenir.
D’un geste de la main, il signe son impuissance et son incompréhension.
Résigné, il retourne en cuisine :
— Je vais surveiller le repas.
Après s’être assurée que son mari ne puisse plus nous entendre, ma meilleure
amie s’approche de moi et murmure, les étoiles dans les yeux :
— Et donc… il est beau comment ?
— Beau comme un dieu ! Sincèrement, il est presque aussi beau que Nikolaï !
— Personne n’est aussi beau que Nikolaï !
— Et allez, c’est reparti avec ce Nikolaï, réplique Fabien de l’autre côté. Je
vous entends, les filles !
— Mais mon chéri, tu ne m’as pas laissé finir ma phrase ! Je disais donc :
personne n’est aussi beau que Nikolaï, à part Fabien !
Ce dernier grommelle quelques paroles inintelligibles tandis que Sabrina et
moi ricanons.
— J’ai dit presque aussi beau ! Bien sûr que personne n’arrive à la cheville de
notre chouchou, répliqué-je en haussant un peu la voix, à part Fabien, mais il est
déjà pris, à mon grand regret !
— En parlant de Nikolaï, j’ai une surprise pour toi, reprend Sab. Je voulais
attendre la fin du repas, mais je n’y tiens plus !
Elle se lève et se dirige vers le buffet sur lequel trône une enveloppe à mon
nom.
— Tiens, c’est pour toi !
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je.
— Ouvre, tu verras !
Les mains tremblantes, je tente de la décacheter, mais n’y parvenant pas, je
finis par la déchirer sauvagement. Un billet pour le concert d’Hanoï à
l’Eurythmie à Montauban pour dans… cinq jours !
Je saute de mon fauteuil et me jette dans les bras de mon amie. Je voudrais
hurler ma liesse au monde entier, mais je crois que le monde entier a déjà
suffisamment compris à quel point je peux être hystérique quand il s’agit
d’Hanoï. Je prends le visage de Sabrina dans mes mains et la couvre de bisous.
— Ils jouent à guichets fermés, c’est apparemment un concert surprise de
dernière minute ! J’ai eu l’info hier grâce à un de mes clients dont le frère bosse
à l’Eurythmie. Je ne te raconte même pas comment ça a été la croix et la
bannière pour avoir ces places. Elles ont été en vente durant deux heures et tout
est parti en ce laps de temps ! Mais bon, on les a, c’est le principal ! Je les ai
depuis hier soir, j’ai eu un mal fou à tenir ma langue ! Tu te rends compte ?
Hanoï à Montauban !
Si je me rends compte ? Bien sûr ! C’est tellement inespéré ! Mon bonheur est
tel que de grosses larmes de joie coulent sur mes joues. Adieu mascara et fond
de teint…
11

| Heureux de l’apprendre. Pour être honnête, vous êtes dans mes pensées également…

Par respect pour mes amis, j’avais mis mon portable en veille. En effet, je
savais pertinemment que je n’aurais pas résisté à l’envie de répondre à Chris. Le
trajet retour, pourtant très court, m’a paru durer une éternité. Maintenant que je
suis sur le seuil de mon appartement, j’ose un petit détour pour coller mon
oreille à la porte de Christophe, manière de savoir s’il est chez lui et ce qu’il fait.
Je n’entends rien, j’espère qu’il n’a pas son œil collé au judas optique, auquel
cas, ma crédibilité serait définitivement réduite à néant.
Le repas concocté par Fabien était si copieux que je n’ai pas faim ce soir. En
fait, je n’ai qu’une envie : papoter avec mon bel inconnu. Je me démaquille,
enfile mon pyjama fétiche et rejoins mon canapé, tout aussi fétiche. Allongée, je
repense à cette extraordinaire journée et cette merveilleuse surprise de Sabrina.
Hanoï à Montauban ! Comment ai-je pu louper une info telle que celle-ci ? C’est
dire si Chris me fait perdre la tête ! Ça y est ! Enroulée dans ma couverture
polaire, je consacre ma soirée au beau brun ténébreux.

| Que faites-vous de beau ? À part penser à moi, bien sûr ?

| Je me lamentais de ne pas avoir de réponse de votre part et j’étais en train de préparer une
corde… Pourquoi me manquez-vous à ce point ?

| Une corde, carrément ? Un bon conseil pour la prochaine fois, sautez d’un pont, ça ira plus vite. Mais,
pas tout de suite… Pas avant que nous ne nous soyons vus.

| Promis ! Et vous, que faites-vous ?

| Je préfère ne pas répondre… Sinon vous utiliseriez votre corde tout de suite.
| Pourquoi ça ? Vous êtes en train d’écorcher quelqu’un à vif ou quoi ? Je commence à avoir peur.
Je suis courageux, mais il y a des limites à tout.

| Pas du tout, même s’il y a bien une personne que j’écorcherais volontiers, je ne suis pas encore passée à
l’acte.

| Ah bon ? Qui est donc cette personne ?

| Mon responsable qui me harcèle depuis plusieurs mois pour que je couche avec lui, et qui cette semaine
a été plus loin que d’habitude…

| Comment ça plus loin ?

| Il me fait du chantage et des menaces.

| Tout compte fait, si vous avez besoin d’un coup de main, j’ai un éplucheur à légumes qui fait des
merveilles !

Je suis à deux doigts de lui répondre « lol » mais je me corrige rapidement. Il


n’a pas l’air d’être du genre à employer ce genre de raccourci.

| Super ! Quand vous viendrez par chez moi, pensez à le prendre avec vous, cela nous sera très utile !

| Promis. J’attends des nouvelles de mon boss pour connaître la date de ma venue.

Pourquoi ne m’avoue-t-il pas qu’il est déjà sur place ? Peut-être souhaite-t-il
attendre un peu, pour être sûr… Mais sûr de quoi ? Une rencontre n’engage à
rien. Néanmoins, cela briserait certainement le charme qui s’est installé entre
nous. C’est dans un moment comme celui-ci que j’aimerais être une personne
plus patiente et posée. Soudain, une question me taraude. J’espère qu’il n’est pas
marié, ou en couple. Je ne sais pas trop comment le lui demander tout en étant
discrète… En même temps, s’il est marié, il y a peu de chances pour qu’il
l’avoue.

| J’ai hâte de savoir. Vous allez venir seul ?

J’espère avoir été assez subtile.


| Non, en fait, je serai accompagné.

Ô rage, ô désespoir ! Voilà comment un rêve se brise en une fraction de


seconde. C’était trop beau pour être vrai. Les larmes montent à mes yeux et je
suis sur le point de jeter mon smartphone contre le mur quand une nouvelle
réponse arrive presque aussitôt :

| Par mes collègues ! Je ne travaille pas seul, nous sommes une équipe. Et si votre interrogation
réelle était de savoir si je suis célibataire, ma réponse est oui ! Je ne suis pas du genre à jouer sur
plusieurs tableaux…

Ô joie, ô bonheur ! Heureusement que mes réflexes ne sont plus aussi vifs
qu’autrefois. Il aurait été dommage de massacrer un téléphone sur un coup de
tête…

| OK… je n’ai pas été fine.

| Je peux le comprendre, surtout avec le nombre de pervers qui rôdent un peu partout. Mais, je
peux vous retourner la question ?

| Je suis bel et bien seule, enfin, plutôt bien seule que belle. Non, je plaisante ! Enfin, n’allez pas croire
non plus que je manque de modestie. Ce que je veux dire c’est que je suis normale, quoi.

Punaise, ma phrase est totalement incompréhensible. Ce n’est pas possible


d’être aussi godiche.

| Vous me faites beaucoup rire. Si vous pouviez me voir, je me marre comme une baleine ! Enfin,
n’allez pas croire que je ressemble à une baleine. Ce que je veux dire, c’est que je suis normal aussi.

Normal, c’est vite dit ! Il semble plutôt aussi cinglé que moi, le pauvre garçon.

| Alors, ba pla !

| Quoi ?

| C’est de l’occitan, cela signifie : ça va. Comment s’est terminée votre dernière histoire amoureuse ?
| Mal. Et vous ?

| Pareil.

Pff, passionnante cette conversation. Il y a des sujets qui paraissent difficiles à


aborder avec lui. Je crois que ce n’est pas ce soir que j’en saurai plus. Il est vrai
que la curiosité est un vilain défaut et finalement, ses histoires passées ne me
regardent pas. Je décide donc d’enchaîner sur autre chose :

| Vous savez, ma meilleure amie m’a fait un merveilleux cadeau aujourd’hui. Elle m’a offert une place
pour aller voir Hanoï en concert, avec elle. Ils passent sur Montauban, ce qui est assez extraordinaire et elle
a sauté sur l’occasion pour prendre les billets. J’ai tellement hâte !

| Votre amie m’a l’air d‘être adorable. Et vous semblez très proches toutes les deux. Je suis certain
que vous allez passer une super soirée ! Oups, attendez !

Tout à coup, j’entends des bruits de voix venant du palier. Ni une ni deux, je
me faufile contre ma porte et glisse un œil alerte contre le judas. Christophe est
là et il n’est pas seul ! Deux hommes discutent avec lui. Peut-être que c’est sa
fameuse équipe ? Donc, il m’envoie des messages pendant que ses copains lui
tiennent compagnie ! Pas très courtoise comme attitude ! D’un côté, c’est assez
flatteur pour moi, car cela signifie qu’il préfère ma compagnie à celle de ses
collègues, hé, hé, hé… À travers l’œilleton, je le vois tout minuscule, mais
j’apprécie malgré tout la superbe vue qui s’offre à moi. Comment un canon
pareil peut-il être encore célibataire ? Bah, après tout, ça ne veut rien dire : je le
suis bien moi-même !
Un dernier salut à ses potes et il referme la porte derrière lui. Dommage, ce fut
bref, trop bref… Et si j’allais sonner chez lui pour lui demander du sucre ? Ou
autre chose, peu importe. Tout bien réfléchi, je doute que cela soit une idée de
génie. Qui pourrait avoir besoin de quoi que ce soit à cette heure ? À méditer
pour un jour prochain.
Bip, bip.

| Je vais devoir vous laisser, à contrecœur, mais j’ai une longue, très longue journée qui m’attend
demain. J’ose vous embrasser, en tout bien tout honneur, et je vous souhaite une nuit des plus
agréables.

| Il en est de même pour moi. Je vous autorise à m’embrasser et en fais autant, si vous me le permettez.
Bonne nuit également et soyez sage si toutefois je vous apparais une nouvelle fois en rêve.

| Pardon, mais mes rêves restent ma propriété personnelle, je ferai donc ce qu’il me plaît de faire
avec vous, si toutefois vous me faites l’honneur d’y apparaître une nouvelle fois. Je ne peux que vous
promettre d’être sage si c’est votre apparition qui me le demande. À demain, ma douce.

| À demain, beau brun ténébreux et/ou mystérieux »

Sur ces mots, je file me coucher aussitôt, juste pour être déjà demain…
12

Des grondements sourds me réveillent en sursaut. Il semblerait que quelqu’un


tambourine à ma porte, ou plutôt la fracasse à coups de poing. Je jette un œil à
mon réveil : il est minuit à peine. Je venais tout juste de m’endormir, ce qui
explique mon état comateux, comme si j’avais pris une cuite lors d’une sortie en
boîte. Boudu, qu’est-ce que j’ai mal à la tête ! Les martèlements ne s’arrêtent pas
malgré mes sommations.
— J’arrive, stop ! J’arriiiive ! J’ARRIVE ! STOP !
C’est pas possible d’être aussi bouché, bordel ! La personne cogne si fort
qu’elle ne m’entend probablement pas.
Ce tapage nocturne me casse tellement les oreilles que je ne prends pas le
temps de vérifier l’identité de l’intrus inopportun. J’ouvre la porte à la volée,
prête à commettre un meurtre pour que cesse ce vacarme avant que ma tête
explose !
Je m’apprête à crier, mais ma bouche reste béante – pour ne pas dire
pendante – en réalisant que le fauteur de troubles n’est autre que :
— Christophe ? Mais que faites-vous ? Que se passe-t-il ? demandé-je,
abasourdie.
— Pardon, je sais que je vous réveille, mais je devais absolument vous voir !
répond-il, l’air soucieux. Je peux entrer ?
Sans attendre de réponse de ma part, il pénètre dans mon appartement et se
retourne vers moi tandis que je referme la porte. Si je ne me retenais pas, je
crierai telle Janice dans Friends : « Oh ! Mon ! Dieu ! ». Ce n’est juste pas
possible d’être si malchanceuse : l’homme « le-presque-plus-beau-du-monde »
se tient devant moi pour la deuxième fois et me voit dans le pyjama « le-
presque-moins-sexy-du-monde » pour la deuxième fois également. J’en
pleurerais de désappointement… Néanmoins, il ne semble pas y prêter cas et se
contente de me fixer avec une pointe de sévérité dans son regard. J’ai
l’impression d’avoir fait quelque chose de mal et qu’une vague de reproches va
s’abattre sur moi sous peu…
— Je sais tout ! déclare-t-il au bout d’un instant.
— Tout ? Je ne suis pas sûre de bien comprendre. J’ai encore la tête dans le
cu… euh je veux dire le coaltar ! Oui, c’est ça, j’ai la tête dans le coaltar ! Vous
pouvez être plus explicite, s’il vous plaît ?
Christophe se rapproche de moi et répète une seconde fois :
— Je sais tout !
Moi, en revanche, je ne sais pas du tout de quoi il parle ni quoi lui répondre,
mais ses yeux revolver me font froid dans le dos. Dois-je lui répéter que j’ignore
la nature du fameux « tout » ou bien dois-je faire semblant de comprendre ?
Certes, il est tard et je suis morte de fatigue, mais je ne crois pas que cela justifie
mon manque de réactivité. Finalement, j’opte pour une troisième option : je
hausse légèrement les épaules et souris timidement en levant les yeux au ciel.
Ainsi, il l’interprètera comme il veut et je ne risque pas de finir comme ma porte.
Christophe sourit à son tour. Il est si près de moi que les effluves de son
parfum m’enivrent les sens. Puis, d’un geste empli de tendresse, il caresse ma
joue gauche. Je penche ma tête vers sa main en signe d’abandon et
d’acceptation.
— Votre copine Sabrina m’a tout avoué. Si j’avais su que c’était vous, ma
douce, quand nous nous sommes vus la première fois, je ne me serais pas enfui
si vite, croyez-moi !
Je me liquéfie sur place, je fonds, je me sens aussi molle qu’un Flamby – sans
le caramel – et je présage qu’au moindre coup de cuillère un peu trop vif, je vais
m’étaler au sol.
— Ah oui ? Et qu’auriez-vous fait ? demandé-je, le souffle court et le cœur
battant la chamade.
— Je vous aurais arraché cet affreux pyjama qui ne vous met pas du tout en
valeur.
Je fais la moue. Je l’adore, moi, ce pyjama schtroumpfette, et l’idée qu’on
puisse le déchirer, même si c’est le beau brun ténébreux, m’attriste un peu. Mon
voisin prend mon menton entre ses doigts et s’apprête à m’embrasser quand
soudain, il fredonne :
— Qui pourrait m’aider, qui pourrait sauver mon âme, je m’en fous, je
voudrais te donner un baiser, je veux te donner, je veux te donner un baiser…
Je lui avais révélé être fan d’Hanoï lors d’un de nos échanges. Il s’en est
souvenu et m’adresse un message subliminal à travers une de leur chanson. Je
suis sur un petit nuage… C’est d’un romantisme exceptionnel… Qui aurait pu
imaginer que sous ses airs si mystérieux puisse se cacher un être si poétique !
Ses lèvres ne sont plus qu’à quelques millimètres des miennes. Cette fois, mon
cœur est sur le point d’exploser dans ma poitrine. Sa bouche, si proche
désormais, remue doucement :
— Qui pourrait m’aider, qui pourrait sauver mon âme, je m’en fous, je
voudrais te donner un baiser, je veux te donner, je veux te donner un baiser…
— Oui, c’est bon, je crois que j’ai compris ! Vas-y ! Donne-le-moi, ce baiser !
réponds-je avec une once d’impatience dans la voix.
— Qui pourrait m’aider, qui pourrait sauver mon âme, je m’en fous, je
voudrais te donner un baiser, je veux te donner, je veux te donner un baiser…
Cette fois, je recule, incrédule et franchement agacée ! Qu’est-ce qui lui
prend ? Il se moque de moi et de mes goûts musicaux, ou quoi ?
— Non, mais vraiment Christophe, je t’autorise à m’embrasser ! Moi aussi, je
le veux !
« Moi aussi, je le veux ! » N’importe quoi ! J’ai l’impression d’assister à mon
propre mariage, sans la robe, sans les invités et même sans demande !
— Je ne le fais pas exprès. Aide-moi, s’il te plaît ! Fais que ça s’arrête ! dit-il
dans une complainte.
Puis il poursuit sa chansonnette, presque de manière robotique, comme s’il
était possédé :
— Qui pourrait m’aider, qui pourrait sauver mon âme, je m’en fous, je
voudrais te donner un baiser, je veux te donner, je veux te donner un baiser…
Je le dévisage avec inquiétude. Est-il devenu fou ? Il pose une main sur mon
épaule, mais son attitude m’effraie de plus en plus et je ne souhaite qu’une chose
maintenant : qu’il parte au plus vite.
— Que faut-il que je fasse pour que ça s’arrête ? questionné-je à tout hasard.
— C’est simple, il suffit que tu te réveilles !
C’est alors que mes yeux s’ouvrent enfin à la réalité. Il me suffit d’une
seconde à peine pour saisir que tout ceci n’était qu’un rêve sur le point de
tourner au cauchemar. Un rire nerveux s’échappe de ma gorge. Lorsque
j’entends la chanson de Hanoï qui s’extirpe de mon téléphone en guise de réveil,
tout devient limpide. Néanmoins, tout ceci paraissait tellement réel que cela en
est perturbant, même si je suis rassurée de savoir que Christophe n’est pas un
aliéné.
Je saute de mon lit en toute hâte. Je n’oublie pas que mon timing est serré et
cette histoire de baiser raté m’a déjà fait perdre quarante précieuses secondes.
Tandis que je me déshabille pour filer sous la douche, une nouvelle idée germe
dans mon esprit pour contrer Jean-Yves.
La douche attendra donc ce soir…
13

Comment faire fuir un homme, même s’il est plus collant que de la glu ?
C’est très simple, ma méthode se compose de deux étapes primordiales :
aspect et odeurs !
Je commence à fouiller ma panière à linge sale pour y trouver mes vêtements
de samedi que j’enfile non sans un certain dégoût. Ensuite, je plonge mon regard
dans le miroir et constate avec satisfaction que mes cheveux luisent au niveau de
la base. En effet, ils « regraissent » tellement rapidement qu’au bout d’un jour
déjà, ils commencent à briller pour donner, au bout du second jour, la
désagréable sensation d’avoir trempé dans la friteuse. Demain, mon apparence
sera donc parfaite pour l’exécution de mon plan ! L’étape « aspect » est réglée. Il
est temps de passer à la suivante. Je délaisse mon déodorant pour aujourd’hui, à
mon grand regret, puis me rends dans la cuisine à la recherche du condiment
anti-vampires. Je dois faire preuve d’un courage sans bornes pour parvenir à
croquer les trois belles gousses d’ail que je tiens du bout des doigts, surtout en
ayant l’estomac vide. La nausée est toute proche et chaque mastication me
soulève le cœur. C’est un supplice, mais je me console en me répétant que c’est
pour la bonne cause. Toutefois, ma réputation au boulot va en prendre un sacré
coup. Pourvu que je ne fasse pas tout ça pour rien…
Je ferme mon appartement à clef quand j’entends une voix timide derrière
moi :
— Bonjour, voisine !
Oh non ! Pas ça, pas lui, pas aujourd’hui ! La main droite crispée sur la clé
dans la serrure et la gauche sur la poignée, je ferme les yeux et mords l’intérieur
de ma joue, espérant vainement que tout ceci ne soit qu’un cauchemar… Hélas,
tout est bien réel : Christophe se tient debout derrière moi, attendant une réponse
à ses salutations. Je voudrais me taper la tête contre la porte, tomber dans les
pommes, sombrer dans le coma et ne plus jamais me réveiller. Au lieu de ça, je
dois affronter la pire des situations : faire face à mon beau brun ténébreux en
ressemblant à un déchet humain…
Avec une lenteur infinie, je me retourne vers mon voisin et lui tends une main
polie – ouf, mes ongles sont propres – tout en m’empressant d’ajuster mon
casque de vélo sur ma tête pour cacher mes cheveux gras. Heureusement pour
moi, ma séance de pédalage n’ayant pas encore eu lieu, mes aisselles ne
dégagent pas encore d’effluves suspects.
— Bonjour, voisin ! réponds-je mal à l’aise. Bien dormi ?
L’homme hume l’air ambiant, puis fronce les sourcils et finit par plisser son
nez…
— Oui, merci, réplique-t-il distraitement. Vous ne trouvez pas que ça sent…
bizarre ?
Je renifle à mon tour en feignant la surprise. Évidemment que ça sent bizarre !
Ma bouche sent bizarre ! Mes vêtements sentent bizarre ! Mon corps sent
bizarre ! JE sens bizarre ! Punaise, mais comment me sortir de ce fichu pétrin ?
— Ah oui, vous avez raison ! m’exclamé-je en ramenant ma veste sur mon
nez pour éviter que les vapeurs de mon haleine parviennent jusqu’aux narines de
mon voisin. Ça sent vraiment très bizarre ! Il doit y avoir encore un des chats de
la voisine du dessus qui est mort par-là, sûrement coincé dans une bouche
d’aération… ça arrive souvent, vous savez !
— Oh, la pauvre bête, s’émeut Christophe.
— Ne vous inquiétez pas, elle en a plein d’autres, je suis sûre qu’elle n’est
même pas triste !
— Je parlais du chat ! s’offusque l’homme en me toisant avec sévérité.
— Oh oui, bien sûr, le chat… Oui, oui, pauvre bête, évidemment… C’est
désolant, en effet… Je vous prie de bien vouloir m’excuser, je dois me sauver
sinon je vais être en retard. À très bientôt, j’espère ! Et n’hésitez pas à vaporiser
l’atmosphère de désodorisant pour WC, si vous en avez ! Je ne vous en voudrai
pas !
Sans demander mon reste, je dévale les escaliers en courant. Je me laisserais
volontiers glisser sur la rambarde pour gagner du temps, mais je crains que cela
soit la goutte d’eau qui fasse fuir mon bel inconnu. Pourvu qu’il n’ait pas
remarqué que la bombe puante n’était autre que moi !

Dès que j’arrive devant Cultura, je regrette immédiatement mon idée


saugrenue de ce look peu ragoûtant. J’ai bien conscience que je suis repoussante,
à tel point que seules les mouches osent encore s’approcher de moi. Bref, j’ai
honte. Le pire étant l’odeur nauséabonde qui s’échappe de mes entrailles. J’ai
l’impression de pourrir de l’intérieur. C’est un véritable supplice pour moi, alors
je n’ose imaginer pour les autres. Mon espoir de dégoûter Jean-Yves s’effondre
lorsque j’apprends qu’il est absent pour la journée pour cause d’une réunion de
dernière minute sur Toulouse. Décidément, il n’y a pas de justice. Reste à savoir
si je continue sur cette lancée demain, en sachant que mon apparence sera pire,
ce qui sera encore mieux pour faire fuir mon responsable, mais que le risque de
faire fuir mon voisin l’est tout autant…
Bip, bip.

| Bonjour, ma douce. Comment s’est passée votre nuit ?

| Bonjour, vous. Ma nuit a été tumultueuse. Vous m’avez rendu une courte visite, mais vous n’avez pas
eu le temps d’aller au bout de votre dessein, hélas pour moi…

| Oh ! Je le regrette amèrement ! Je peux vous dire que vous, en revanche, vous y êtes allée, pour
ma plus grande joie…

Grr, je suis jalouse ! La tête dans mon vestiaire pour me cacher des curieux –
et à presque « m’auto-gazer » à cause des vapeurs aillées – je continue de lui
répondre, alors que je devrais déjà être à mon poste :

| Vous avez bien de la chance !

| Oui, c’est vrai ! Mais heureusement que ma journée a commencé ainsi, ça a largement compensé
une fâcheuse rencontre avec une dingue en début de matinée…

Je déglutis péniblement. Malgré mes tentatives pour paraître on ne peut plus


normale, il a bien vu que je n’avais pas toutes les cases au bon endroit. La
question est : comment rattraper le coup ?

| Une dingue, carrément ? Vous ne croyez pas que le mot est un peu fort ?

| Je crois au contraire que le mot est faible. J’ai rarement vu une personne aussi atteinte
psychologiquement…

Oh hé ! Il ne faut pas pousser mémé dans les orties, non plus ! J’ai un petit
grain de folie, certes ; je suis un peu fêlée, c’est vrai ; mais de là à déclarer que je
suis irrécupérable – parce que c’est bien ce qu’il sous-entend – je trouve que
c’est exagéré !

| Peut-être que ce n’est pas sa faute, qu’elle a été maladroite ou qu’elle a été intimidée par votre
extraordinaire charisme, ou encore qu’elle a eu une nuit difficile…

| Rien de tout ça, croyez-moi ! Ce n’est pas la première fois que je la vois, et je peux vous assurer
qu’elle n’est vraiment pas nette ! Vous savez, les fous ne sont pas tous enfermés, loin de là ! Si
seulement vous l’aviez vue… J’espère ne plus avoir à la croiser, elle me fait presque peur. C’est un
coup à ce que je sorte mon éplucheur à légumes.

Mince alors, je lui fais presque peur… Moi qui suis si gentille, c’est un
comble !

| Je dois vous abandonner, le devoir m’appelle. Une dernière chose néanmoins : laissez votre économe à
sa place, je vous en prie ! Je refuse que vous soyez mon complice d’épluchage !

En fait, je tente juste de sauver ma peau, dans tous les sens du terme…
14

Aujourd’hui, Clémence, ma collègue préférée, est de repos, contrairement à


Fabienne qui est bien là, elle ! Si je me fie au rictus qui se peint sur son visage
lorsqu’elle m’aperçoit, il semble que mon plan « repousse-glu » est efficace.
Afin de tester si la phase odeur l’est autant que la phase aspect, je m’approche
d’elle en souriant, comme si de rien n’était. Malgré ma furieuse envie de rire en
remarquant sa répulsion, je claque deux bises sur chacune de ses joues, en
prenant un soin particulier à bien expirer dans sa direction. Son teint blafard se
teintant soudainement au verdâtre me prouve que je suis aussi répugnante qu’un
flan aux chenilles et asticots saupoudré de sauce aux mouches. Fabienne
voudrait dire quelque chose, mais je vois bien qu’elle est incapable d’ouvrir la
bouche, sous peine de dégobiller. En fait, elle n’ose même plus respirer.
— On mange ensemble ce midi ? lui demandé-je innocemment.
Les yeux exorbités de peur, elle secoue sa tête en signe d’opposition, puis met
une main devant son nez et répond tout bas :
— Je ne mange pas ici, ce midi, désolée, ça aurait été avec plaisir. À plus tard.
Tandis qu’elle s’échappe sans demander son reste, je me réjouis de voir
qu’elle a eu la gentillesse de ne faire aucune remarque désobligeante me
concernant. Néanmoins, je ne me leurre pas, je sais parfaitement que d’ici
quelques minutes, le magasin entier sera au courant de mon « état ». Quel
dommage que Jean-Yves ne soit pas là !
En revenant dans les vestiaires, je fouille dans mon casier afin d’y trouver un
chouchou qui sera parfait pour attacher mes cheveux et ainsi, camoufler un peu
leur aspect graisseux. J’attrape le petit aérosol de déodorant de secours et m’en
asperge autant que faire se peut, soit la moitié du flacon. Ensuite, je prends un
chewing-gum à la menthe dans mon sac, puis constatant son inefficacité, je
décide d’en mâcher trois d’un seul coup. La bouche pleine et la mâchoire en
vrac, je retourne travailler.

La journée fut longue, très longue. Malgré mes efforts pour me rendre
présentable, les clients ne se bousculaient pas pour demander mon aide. Pire, la
plupart allaient dans les rayons voisins pour s’enquérir auprès de mes collègues,
pourtant pas aptes à les renseigner correctement. J’hésite beaucoup à revivre un
tel calvaire demain… Sartre a dit : « l’enfer, c’est les autres ». Il avait tort,
l’enfer, c’est moi !
Tant pis, j’abandonne mon plan spécialement conçu pour Jean-Yves et je file
sous la douche. Je ne peux tellement plus me sentir que j’ai l’impression que
mon appartement se transforme en gousse d’ail géante trempée dans de la sueur !
Je vais devoir trouver autre chose ! Je reste toutefois extrêmement dépitée par
cet échec cuisant. J’ai abattu mes bonnes cartes au mauvais moment.
Enroulée dans mon peignoir, j’attrape mon téléphone et envoie un message à
Chris :

| Je vous propose la lettre du jour : le E !

Il y a fort peu de chances pour que je me trompe sur ce coup-là, comme pour
les autres, d’ailleurs… Je suis sûre de moi et j’exulte de joie !

| Bravo ! Je commence à me demander si vous n’avez pas réellement trouvé mon métier…

| Certes, je crois avoir trouvé, mais si j’ai raison, il n’y a aucune honte à faire ce que vous faites. C’est un
métier comme un autre… Et finalement, nous faisons quasiment la même chose, sauf que je ne me déplace
pas…

| Ah bon, vous faites ça à domicile, vous ?

| Non, dans un magasin…

| Je plaisante. Je sais, vous me l’aviez déjà dit, en fait.

Je lui avais déjà dit ? Je n’en ai aucun souvenir…

| Vous êtes sûr ?

| Parfaitement ! Vous travaillez dans un magasin de produits culturels et de loisirs créatifs et votre
responsable est un pervers ! J’ai créé une pièce qui vous est spécialement dédiée et dans laquelle, je
colle au mur toutes les infos vous concernant que je récolte au fur et à mesure. Cela me permet de ne
rien oublier. Bientôt, je mettrai votre photo au-dessus d’un autel et je ferai brûler des bougies tout
autour, en signe d’idolâtrie.

Quoi ? Je me demande si les odeurs de peinture viennent de là… Peut-être


qu’il est effectivement en train de créer une sorte de sanctuaire à mon effigie.
J’hallucine ! Et après, il ose me trouver fêlée ! C’est un comble, tout de même…
Surtout qu’il ne m’a pas encore vue ! Qu’est-ce que ce sera alors, quand il va me
rencontrer ? Il va ériger un monument en mon honneur ?

| Euh… vous savez, je me demande si finalement vous n’êtes pas plus proche de la personne de ce matin
que vous ne le pensez…

Pas de réponse… L’aurai-je froissé ?


Cependant, même s’il y a de fortes chances pour que son message soit une
simple plaisanterie, une furieuse envie de vérifier se fait ressentir. Vingt heures,
est-ce bien raisonnable ?
J’enfile un pantalon et un pull décolleté, et me dirige vers l’appartement de
Christophe.
Je frappe trois coups secs contre sa porte d’entrée. En attendant qu’il vienne
m’ouvrir, j’arrange une mèche de cheveux qui tombe inélégamment sur mon
visage, bombe ma poitrine et vérifie qu’aucun pli ne s’est invité sur mes habits.
Puis, je me cambre un peu, la main droite posée sur ma cuisse. Finalement, je
change d’avis et préfère rester droite. À moins que je me déhanche, c’est plus
sexy. Oui, voilà, un beau petit déhanché qui en dit long, c’est parfait ! J’attends,
encore et encore, à tel point que je commence à avoir une crampe dans ma
hanche déhanchée et la porte reste désespérément close. Une once de colère
s’empare de moi ! Y a donc pas moyen de croiser mon voisin dans des
conditions normales ? Non, monsieur ne daigne se montrer que lorsque je suis en
pyjama ou bien suante et puante ! J’alimente ma rage en ressassant la déveine
qui m’entoure. Tout à coup, telle une furie, je donne un grand coup de pied dans
la porte de Christophe, histoire de tenter de calmer mes nerfs ! Bien sûr, mon
exacerbation ne retombe pas, c’est même carrément pire vu la douleur immense
qui irradie mon pied. C’est le moment que choisit Christophe pour m’ouvrir. Je
me tiens sur son seuil, les larmes aux yeux, le nez rougi et mon pied droit dans
mes mains, preuve de ma grande souplesse.
L’homme me contemple, puis examine sa porte. Enfin, son regard, dur et
empli de reproches, se pose de nouveau sur moi. J’ai envie de hurler de douleur,
mais je parviens – je ne sais pas comment – à me retenir de mugir. Seuls de
légers geignements s’échappent de ma gorge.
— Que se passe-t-il ? demande-t-il enfin, après un instant d’hésitation.
— Je… Je voulais vous demander du sucre, mais j’ai trébuché contre votre
porte ! réponds-je du tac au tac, encore sans réfléchir, évidemment.
— Vous avez… trébuché… contre ma porte ? répète-t-il comme pour être sûr
d’avoir compris l’incompréhensible. Mais, vous avez presque fait un trou !
— Ouiiiii ! Je sais que ça paraît suspect, mais je vous assure que c’est une
simple maladresse de ma part. Sinon, vous auriez des glaçons ? Parce que j’ai
vraiment mal, là… je crois que je me suis cassé l’orteil !
Peu convaincu par ma version pas du tout crédible, et visiblement à
contrecœur, il me laisse entrer dans son petit nid fraîchement repeint.
Qu’importe ce qu’il pense, je pénètre dans son antre en boitant.
— Vous pouvez vous asseoir sur ce siège, si vous voulez, propose-t-il en
désignant un tabouret en plastique disposé au centre d’une pièce quasiment vide.
Je vous amène des glaçons.
Tandis qu’il s’éloigne, j’examine les lieux avec soin. L’odeur imprégnée
m’agresse les narines et brûle mes yeux, mais je tiens à en savoir un maximum.
Ainsi, je pourrai l’imaginer aisément lorsqu’il me parlera de son
environnement… enfin, s’il en parle…
L’homme revient avec quelques glaçons dans un sac en plastique. Gênée,
j’enlève ma chaussure, puis ma chaussette, dévoilant ainsi mon pied nu,
parfaitement manucuré. Christophe s’agenouille devant moi, prend mon pied
dans sa main et le pose sur sa cuisse ferme et robuste. Une vague de frissons
s’empare de mon corps quand ses doigts frôlent ma cheville.
Tout est absolument parfait ! Mais soudain, mon voisin écrase le sac de
glaçons sur mon pied, sans aucune douceur, ce qui m’arrache un cri de douleur et
de surprise.
— Pardon, déclare-t-il, c’est une simple maladresse de ma part.
15

Je le dévisage, incrédule. Son air narquois en dit long sur ses pensées : il a été
maladroit comme moi, c’est-à-dire pas du tout ! Il m’a rendu la pareille en me
mentant, tout comme je lui ai menti. Je peux comprendre sa réaction, j’ai quand
même presque troué sa porte, mais de son côté, il pourrait faire preuve
d’indulgence, car mon pied est si mal en point qu’on frôle l’amputation.
Christophe se relève et s’excuse :
— Ne bougez pas. J’ai un message urgent à envoyer, je reviens vers vous dans
une minute.
Il retourne dans sa cuisine. En me contorsionnant un peu – à la limite de la
dislocation en réalité – j’arrive à l’apercevoir. Un large sourire illumine sa
figure. Il semble heureux d’envoyer ce fameux message. J’ose espérer que ce
dernier m’est destiné. Tout à coup, je réalise que s’il me parvient, mon téléphone
va se mettre à sonner, ce qui risque fort de lui mettre la puce à l’oreille.
Rapidement, je tâte mon corps à la recherche de l’appareil. Je dois l’éteindre de
toute urgence !
— Quelque chose ne va pas ? demande Christophe, perplexe.
Je cesse ma palpation corporelle immédiatement et tandis que je le regarde
l’air ahuri, mes mains sur ma poitrine, je prends conscience que mon téléphone
est resté sur mon canapé.
— Je… Je… bégayé-je.
— Ouiiii, vous… vous ? se moque-t-il.
— Je… cherchais… mon… mes… clefs de voiture ! réponds-je
précipitamment.
— Vos clefs de voiture ? Sur votre pull ? Vous êtes venue chez moi à pied,
forcément, et vous cherchez vos clefs de voiture sur votre poitrine ?
Mon Dieu, mais faites que ça s’arrête ! En temps normal, je suis pourtant une
personne saine d’esprit, pleine d’humour, respirant la joie de vivre, et assez
intelligente, enfin, normale quoi ! Or, dès que Christophe est dans les parages,
j’ai la sensation de ne plus être moi-même. J’ai l’impression qu’une autre
femme, un peu nunuche et gaffeuse s’empare de mon corps et s’en amuse pour
me torturer ! Dès que je suis près de lui, chacune de mes paroles n’est qu’une
suite d’inepties plus incohérentes les unes que les autres…
— Je sais que les apparences sont trompeuses, mais ce n’est pas ce que vous
croyez ! tenté-je de me défendre.
— Et qu’est-ce que je crois ?
Les bras croisés sur son torse, mon charmant voisin m’observe, attendant
impatiemment une réponse plausible cette fois.
— Vous… croyez certainement que je… procède à des… attouchements… sur
ma propre personne… Mais c’est totalement faux ! Je ne fais pas ce genre de
choses ! Ah ça non, alors ! Jamais !
Je bats l’air d’un geste de la main, feignant l’écœurement absolu. L’homme
hausse un sourcil et déclare, un sourire au coin des lèvres :
— En fait, je croyais que vous aviez de l’urticaire, probablement causée par
une allergie à la peinture, mais votre version est originale, même si elle n’est pas
très convaincante. Quant à votre supposition, elle est… intéressante…
De l’urticaire ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
— C’est vrai que maintenant que vous le dites, ça me démange un peu… dis-
je en grattant mon cou du bout des doigts. Mais je ne voulais pas vous paraître
impolie en insinuant que votre appartement est urticant, vous comprenez ?
Dubitatif, il secoue lentement sa tête. Afin de ne pas lui laisser le temps de
cogiter davantage, je lance à brûle-pourpoint :
— Sinon, il est super-chouette votre appartement ! Et, vous avez accompli un
sacré boulot de rénovation ! Vous me faites visiter ?
Ne s’attendant pas à une telle demande, Christophe hésite. Il semble craindre
un piège de ma part, or, ce n’est que de la simple curiosité, juste pour voir s’il a
réellement une pièce dédiée à ma personne, et aussi pour voir sa chambre, mais
bon… Je ne peux lui avouer aucune de ces deux raisons… J’invente donc un
prétexte :
— Je dois reconnaître que j’avais visité ce logement lorsqu’il était à vendre. Je
l’ai trouvé très sympa, mais étant seule et peu bricoleuse, je n’ai pas donné suite.
Quand je vois ce que vous avez fait à cette pièce, je suis curieuse de voir la
transformation du reste de l’appartement… Ce doit être un véritable petit bijou !
Pour l’encourager à accéder à ma requête, je souris de toutes mes dents, mais
Christophe reste de marbre, complètement insensible à mon charme :
— Le reste de l’appartement est resté tel que vous l’aviez vu. Je n’ai pas
encore eu le temps d’y faire quoi que ce soit.
— Oh, je vois… répliqué-je, déçue. Bon, vous m’inviterez à votre crémaillère,
alors ?
L’homme fronce les sourcils, visiblement agacé par mon arrogance.
— Je vous raccompagne, dit-il enfin.
Frustrée, je me lève et me dirige vers la sortie – chaussure et chaussette à la
main – en titubant à cause de mon orteil enflé et douloureux.
Mon voisin ouvre sa porte et tend un bras dans la direction du couloir afin de
m’inviter, sans un mot, à sortir de chez lui. Une fois sur le pas de la porte, je
m’apprête à rentrer chez moi quand il m’interrompt dans mon élan :
— Attendez !
Mon cœur tambourine comme un fou dans ma poitrine. Christophe a sûrement
un soupçon de remords, ou de regrets, ou les deux ! Je ferme les yeux, ravie de
cette nouvelle issue tant souhaitée. Il a enfin ouvert les siens, réalisant que nous
sommes faits l’un pour l’autre. Mon cerveau est en effervescence et j’aimerais
que ce moment dure éternellement ! Je ne sais comment le rendre inoubliable…
il nous faudrait un peu de musique douce et une lumière tamisée, mais je risque
de briser la magie de l’instant si je lui demande d’allumer la radio pour y trouver
« I will always love you » de Whitney Houston. Donc, je m’abstiens.
— Aurélie, s’il vous plaît… supplie-t-il dans mon dos.
Je le sens tout proche derrière moi. Son parfum, mélange de musc et de
peinture acrylique, m’enivre. Mes jambes flageolent, je suis sur le point de
défaillir. Rrrrr, je le veux, là, tout de suite ! Le nœud dans ma gorge m’empêche
de parler. Je prends un grand bol d’air frais pour me donner le courage de ne pas
m’évanouir quand il va m’embrasser.
— Aurélie… insiste-t-il… J’ai oublié de vous donner…
— Un baiser ? le coupé-je en me retournant vivement, la bouche en cul de
poule, prête à accueillir ses lèvres sensuelles.
Christophe recule d’un pas, les yeux exorbités de peur, les mains tendues
devant lui pour me maintenir à bonne distance.
— Non ! répond-il. Le sucre !
Le sucre… bien sûr… Quelle sotte, mais quelle sotte !
Prise de panique, je lui arrache le paquet des mains et m’enfuis chez moi en
sautillant sur mon seul pied valide.
Prochain objectif : la construction d’une cave, suffisamment profonde pour
m’y enterrer à chacune de mes gaffes, c’est-à-dire, six fois par jour !
16

Pour tenter de me consoler de cette honte mémorable, je me rue sur mon


téléphone, espérant y trouver le message envoyé par Christophe lorsque j’étais
chez lui. Bingo :

| S’il est vrai que je suis fou, ce n’est que de vous…

C’est tellement touchant… Néanmoins, je commence à culpabiliser. De mon


côté, je craque pour lui, cela ne fait aucun doute. Mais de son côté à lui, il est
évident que ce n’est pas totalement réciproque. Je crois qu’à travers mes
messages, il ressent une forte attirance à mon égard, qui ne se confirme pas
lorsqu’il me voit. Dans la réalité, je lui fais peur, très peur ! D’ailleurs, jamais
auparavant je n’avais encore fait autant peur à quelqu’un. Ai-je vraiment le droit
de le laisser s’attacher ainsi à moi alors que visiblement, je ne suis pas faite pour
lui, autrement que virtuellement ?
J’aimerais avoir le courage et la force de tout stopper, mais j’en suis incapable.
C’est dingue d’être accro à quelqu’un à ce point alors que nous nous connaissons
à peine. Comment est-ce possible ? C’est surréaliste !

| Est-ce moi qui vous rends fou ou bien l’étiez-vous déjà avant ?

| Je peux affirmer avoir été quelqu’un de tout à fait normal avant de vous rencontrer
virtuellement. Or, désormais, je suis de plus en plus dément. C’est de votre faute, vous me rendez
dingue… de vous.

| Vous êtes-vous déjà imaginé que vous pourriez être extrêmement déçu en me voyant pour de vrai ?

| Non, jamais. Pourquoi cette question ? Vous pensez que vous pourriez être déçue, vous ?

Une boule se forme dans ma gorge. Bien sûr que je ne pourrai jamais être
déçue, puisque je connais déjà son identité, contrairement à lui qui ne connaît
pas la mienne. Comment le faire réfléchir à la question ?

| Non, pour ma part, je sais parfaitement ce que je veux et je sais que je ne pourrai jamais être
désenchantée en vous voyant. Mais je ne peux pas l’expliquer, j’en suis sûre, c’est comme ça. Néanmoins,
j’aimerai tout de même que vous réfléchissiez à cela de votre côté. Demandez-vous : et si elle n’était pas
celle que je crois ?

| Je ne crois rien, je ressens, c’est différent. J’écoute mon cœur et il me pousse vers vous un peu
plus chaque jour. Pour l’instant, il ne bat que dans l’espoir de vous voir en vrai, sans rien attendre en
retour, sans rien s’imaginer. Il sait que cela sera merveilleux. Dès le premier coup de fil, j’ai su que
c’était vous que j’attendais.

En lisant ces mots, une forte envie de pleurer s’empare de moi. Je n’arrive pas
à le raisonner. Il me prend réellement pour la princesse charmante. S’il savait…
Mes doigts tremblent tellement que je peine à lui répondre :

| Je l’espère.

| Pourquoi tant d’inquiétudes soudainement ? Que s’est-il passé pour que vous soyez si méfiante
quant à notre avenir ?

| Je ne suis pas méfiante, je suis réaliste, ce n’est pas pareil. On ne se connaît pas tant que ça finalement,
voire pas du tout. Et pourquoi ne pas me dire votre métier ? Pourquoi tant de secrets ?

| Je suis désolé que les doutes vous assaillent de la sorte. J’ai l’impression que vous êtes très
chagrinée ce soir et que c’est en partie ma faute. Malgré tout, je préfère poursuivre mes mystérieuses
cachotteries pour le moment. Vous comprendrez dans quelques jours. Pour l’heure, je ne peux pas
vous en dire plus. Au fait, à ce propos, on a eu une réunion avec notre boss ce matin et il nous a donné
la date de notre venue sur Montauban.

| Et alors ? Dites-moi vite !

| Vous êtes bien impatiente ! Allez, je vous le dis parce que je crains le pire sinon : je viens dans…
dans… dans… quatre jours très précisément ! Mais attention ! On ne pourra se voir qu’après mon
travail, j’espère que vous comprenez.

Je suis si heureuse qu’un cri de joie jaillit de ma gorge. Un cri presque


inhumain, incontrôlé, viscéral. Quatre jours ! Plus que quatre jours et il saura
enfin que sa folle voisine EST sa douce. J’exulte, mais une certaine tristesse
m’envahit en même temps. Je crains qu’à ma vue, il détale comme un lapin.
Allez, je dois me reprendre ! Je dispose de quatre petits jours pour que
Christophe tombe éperdument amoureux de moi. C’est un sacré challenge, mais
je veux croire que je suis capable de le relever.

| Bien sûr que je comprends. Si vous pouviez me voir, je n’arrête pas de sauter de joie. Quel bonheur !
Vous savez vers quelle heure vous serez libre ? Il faut que je regarde mon planning pour voir si je serai
disponible en même temps que vous.

| Difficile à dire, mais je pense que vers les vingt et une heures, ça devrait être bon. Ça ira pour
vous ?

Oh pas de soucis pour moi ! À cette heure-là, je suis toujours libre ! Je


m’empare d’un stylo et de mon calendrier grand format, puis m’apprête à
compter le nombre de jours restants quand j’aperçois une date relativement
proche, entourée en rouge. Le concert d’Hanoï. Ma respiration s’accélère et des
larmes de tristesse bordent mes yeux. Inutile de calculer… avec la malchance
que j’ai, cela va tomber le même jour, c’est sûr ! Une once d’espoir subsiste
malgré tout et avec nonchalance, je compte… un, deux, trois et quatre. Voilà,
cela tombe le même jour, bien entendu ! Je pleure toutes les larmes de mon corps
et décide de vérifier une seconde fois, au cas où : un, deux, trois… et quatre… Je
suis désappointée. J’aurais tellement voulu voir Chris…

| Je suis navrée, je viens de réaliser que je ne serai pas disponible ce soir-là. Je serai au concert dont je
vous avais parlé…

J’espère qu’il ne va pas se vexer. Sa réponse tarde à venir… je crains le pire…

| Oh, je ne savais pas que ça tombait ce jour-là… Je ne vous cache pas ma déception… Croyez-
vous que je puisse prendre une place moi aussi ? Ainsi, nous pourrions nous y rendre ensemble ?

L’idée est merveilleuse, mais irréalisable étant donné que toutes les places sont
vendues depuis belle lurette. Pourtant, cela aurait été tellement romantique !

| Impossible. Il n’y en a plus… Je suis déçue moi aussi… Vous serez encore là le lendemain ? Parce que
je ne travaillerai pas, donc nous pourrions passer une journée entière ensemble ! Si vous êtes d’accord…

| Hélas, en général, nous partons le lendemain matin… C’est quand même incroyable ce mauvais
karma qui m’entoure ces jours-ci…

À qui le dit-il ? S’il savait que le mauvais karma ne vient que de moi… Je
sens une immense déception dans son message et cela m’afflige encore plus. Je
meurs d’envie de lui avouer que je suis juste là, à seulement quelques mètres de
lui et qu’il est inutile d’attendre plus longtemps. Mais si je lui disais le fond de
ma pensée, je risquerais de saboter sa petite surprise. Ayant fait suffisamment de
dégâts comme ça, je continue donc de jouer l’innocente.
Je réponds, au bout d’un moment de réflexion.

| Peut-être est-ce simplement le sort qui s’acharne sur nous pour que nous ne nous rencontrions jamais…

| Je ne crois pas en tout ça ! Vous savez, je suis très téméraire et je n’abandonnerai pas aussi
facilement ! Je vais trouver un moyen de conjurer cette malédiction, croyez-moi !

| Je suis curieuse de voir comment vous allez vous y prendre…

| Je ne le sais pas encore. Je vais déjà commencer par demander à mon grand manitou s’il veut
bien me lâcher un peu plus tôt. Ainsi, je pourrais éventuellement vous voir avant le concert ? Enfin, si
vous êtes libre à ce moment-là…

| Je me débrouillerai également. Moi aussi je suis tenace !

Le fait qu’il ne baisse pas les bras me procure une joie absolue. Après nous
être mutuellement souhaité une bonne nuit, je file en cuisine. Il se fait tard, mais
j’ai un gâteau à préparer…
17

Avant de partir travailler, je décide de rendre une petite visite à Christophe. Vu


comment s’est terminé notre dernier entretien, je crois que cela s’impose, même
si j’appréhende grandement cette nouvelle entrevue. J’entends une douce
musique venant de chez lui. En tendant un peu l’oreille, je crois reconnaître
« Runaway » de The Corrs. Très bon choix.
J’inspire profondément et toque à sa porte avec délicatesse, en prenant garde
de canaliser mon pied pour qu’il ne se rue pas une seconde fois sur l’entrée.
— Bouge pas, j’arrive tout de suite, crie-t-il. Laisse-moi juste le temps
d’enfiler un tee-shirt !
Oh, tu n’es pas obligé, tu sais, mon mignon… Te voir torse nu ne m’aurait pas
dérangée outre mesure… Hum, hum…
Quand il ouvre enfin, son visage se décompose immédiatement ! Je sens
même qu’il est à deux doigts de me claquer la porte au nez. Je songe un instant à
mettre mon pied dans l’entrebâillement, mais me ravise aussitôt, n’ayant aucune
envie de remettre mon gros orteil en fâcheuse posture. Avant qu’il mette sa
pensée à exécution, je tente de le convaincre d’y renoncer :
— Bonjour. Je viens pour vous présenter mes plus plates excuses pour hier
soir. Je suis consciente que j’ai pu vous paraître totalement aliénée et je veux
absolument que vous sachiez que ce n’est pas du tout le cas. Les apparences
peuvent être trompeuses parfois, vous savez… J’ai fait un gâteau pour vous.
Je tends la pâtisserie vers lui, en souriant. Christophe ne bouge pas d’un cil, se
contentant de toiser le dessert d’un air soucieux.
— Je ne l’ai pas empoisonné, ne vous inquiétez pas, reprends-je rapidement.
Écoutez, je sais bien que chacune de nos rencontres s’est déroulée étrangement
et je passe certainement pour une psychopathe à vos yeux, mais ce n’est
vraiment pas le cas, je vous assure !
L’homme lève ses yeux vers moi :
— Il est à quoi ?
Il m’offre une trêve, une seconde chance, une brèche dans laquelle je dois
m’engouffrer avec subtilité.
— Il est à la crème fraîche. C’est une recette que je tiens de ma grand-mère et
qui me rappelle de très bons souvenirs d’enfance. Je souhaite que nous
repartions de zéro, et qu’aujourd’hui soit le premier jour de notre rencontre, si
vous êtes d’accord, bien sûr.
Il fait la moue en penchant sa tête légèrement sur le côté, en proie à une
intense réflexion.
— OK, vous avez raison. Je dois bien reconnaître que moi-même, je n’ai pas
fait preuve de magnanimité. Recommençons donc depuis le début.
Il sourit et tend une main gracieuse en ma direction :
— Bonjour, mademoiselle. Je m’appelle Christophe et je viens tout juste
d’emménager dans ce somptueux appartement.
Je serre sa main avec élégance, inspire profondément et réplique :
— Bonjour, cher voisin. Je m’appelle Aurélie et j’habite le coquet
appartement juste en face du vôtre. Je vous ai préparé un gâteau afin de vous
souhaiter la bienvenue dans cette charmante résidence. J’espère que vous vous
plairez ici. Les gens sont tous plus adorables les uns que les autres, vous verrez.
Il semble se détendre, visiblement soulagé par la normalité de mon cerveau.
Rassurée moi aussi, je reprends :
— Bon, je ne vous dérange pas plus longtemps, je pense que vous devez avoir
encore beaucoup de travail…
— Oui, en effet, confirme-t-il en passant une main dans ses cheveux. Je n’ai
plus que quelques jours pour terminer. Je prépare une surprise pour ma copine
qui ne se doute de rien. J’ai la pression, du coup…
Mon visage s’éclaire de bonheur. Tout s’explique ! Je ne regrette pas d’avoir
pris mon courage à deux mains pour venir apaiser les tensions passées. Voici
donc la raison de toutes ces petites cachotteries : il me prépare une surprise ! En
plus, il me considère comme « sa copine ». J’ai envie de glousser, mais je me
contiens, évidemment !
— Votre amie a beaucoup de chances et elle va être ravie, je n’en doute pas.
— Sincèrement, je l’espère… J’ai dû lui raconter une sorte de petit mensonge
pour qu’elle n’ait aucun soupçon. Cela ne me plaît pas trop, ce genre de choses,
mais je n’ai pas trouvé d’autre solution… Pourvu qu’elle ne m’en veuille pas
trop…
— Je suis sûre que non. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
Je n’ai pas le talent de Michel Ange, mais je ferai de mon mieux.
— Je vous remercie pour votre proposition, c’est très gentil à vous. J’attends
un copain qui doit me venir en aide. Il ne devrait pas tarder. D’ailleurs, je pensais
que c’était lui, c’est pourquoi je vous ai parlé ainsi, en vous tutoyant. Et merci
aussi pour le gâteau, ça va me changer de mes repas pris sur le pouce et
principalement composés de boîtes de conserve, de chips et de sodas bon
marché.
J’éclate de rire – enfin, le plus discrètement possible quand même – et lui
réponds :
— Pas de quoi, ça m’a fait plaisir.
Je commence à partir quand il m’interpelle :
— Aurélie, attendez !
Oh zut, j’ai dû rire trop fort, réduisant ainsi tous mes efforts à néant. Inquiète,
je me retourne.
— Oui ? questionné-je d’une voix fluette.
— Comment va votre pied ?
— Mon pied ? Quel pied ? N’oubliez pas que c’est la première fois que nous
nous rencontrons.
Je lui adresse un clin d’œil espiègle et complice, puis m’échappe en toute hâte
avant de tout ficher en l’air une nouvelle fois. Je n’aurai pas de troisième chance
donc inutile de prendre le moindre risque. Le pas franchi ce matin est énorme,
mieux vaut rester prudente.
18

Je viens tout juste d’enfiler mon gilet que Jean-Yves me saute littéralement
dessus, tel un chien affamé qui se rue sur un bout de viande. La comparaison
étant plutôt bonne puisque mon responsable est un mort de faim et que j’ai le
sentiment de n’être que de la chair fraîche pour lui. Si seulement il m’avait vue
hier, il aurait pu constater que la bidoche que je suis n’est plus vraiment de toute
première fraîcheur… Hélas pour moi, aujourd’hui, je suis sur mon trente-et-un.
— Bonjour Aurélie, susurre-t-il à mon oreille.
Il enserre ma taille de son bras, comme s’il voulait m’enlacer. Ma main
tremble, prête à riposter en cas de geste déplacé. L’homme semble impatient,
presque fiévreux d’excitation. J’ai l’impression qu’il parsème de-ci de-là des
phéromones visant à m’attirer sexuellement. Sincèrement, il pourrait pisser un
peu partout que cela aurait exactement le même effet sur moi. Ce type me
répugne !
— On se voit ce soir, ma caille ? murmure-t-il.
— Je ne suis pas du gibier ! Et puis, je ne peux pas ce soir, Jean-Yves, j’ai des
choses à faire…
— Mais moi, j’ai des choses à TE faire ! Et ça sera bien mieux que ce qui
t’attend, crois-moi !
Il sort sa langue d’entre ses dents et la remue de gauche à droite – encore une
similitude avec le canidé, à part le sens du mouvement. Son message subliminal
est on ne peut plus clair, et imaginer son muscle visqueux sur moi me fiche les
tripes en vrac. Il ne manque plus qu’un filet de bave s’installe au coin de sa
bouche pour que je lui vomisse dessus. Quel gros porc ! Et j’insulte le porc en
disant cela ! N’y tenant plus, il reprend :
— Je n’ai pas arrêté de penser à toi, tu sais… J’ai même failli venir chez toi,
mais un connard de pote est venu se taper l’incruste ! J’étais chaud bouillant, et
je le suis encore, d’ailleurs. J’ai été obligé de me satisfaire autrement, mais
rassure-toi, tu étais dans chacune de mes pensées. Viens, que je te fasse visiter
mon bureau sous tous ses angles ! Je vais te montrer de quoi je suis capable ! Je
vais te faire ta fête !
Je tente de reculer un peu pour m’extirper de son étreinte, mais sa poigne est
trop ferme et je n’arrive pas à bouger d’un pouce.
— Non, je n’ai pas le temps, Jean-Yves, j’ai du boulot qui m’attend. Lâche-
moi, s’il te plaît, je dois vraiment y aller.
— Je t’ordonne de faire une pause ! Viens ! Je sais que tu en as autant envie
que moi ! Viens, je te dis !
Il m’attire davantage vers lui, les yeux exorbités. Je voudrais crier, mais je suis
paralysée par la peur. Je suis si proche de l’animal en rut que je sens son envie
grossir entre ses jambes contre ma cuisse. De sa main libre, il caresse mes
cheveux puis les empoigne durement pour me maintenir captive :
— Tu es si belle, poursuit-il. Viens avec moi, je sais que tu en as envie aussi,
ça se voit. Je ne vais pas te faire de mal ! Je ne vais te faire que du bien ! Depuis
le temps que j’attends ça…
J’ai beau chercher de l’aide dans les environs, les rayons les plus proches sont
déserts. C’est à croire que Jean-Yves a emprisonné le reste du personnel et les
clients avec ! Mon cœur s’emballe, je suis tétanisée et au bord de
l’évanouissement, ce qui finalement serait certainement le mieux qui pourrait
m’arriver à cet instant précis.
— Tu es à moi, marmonne l’aliéné. Enfin ! Tu es à moi, rien qu’à moi !
Son visage se rapproche dangereusement du mien. Quand sa bouche ne se
trouve plus qu’à quelques centimètres de la mienne, il commence à l’ouvrir pour
m’embrasser de force. Désormais, j’ai une vue imprenable sur son larynx. Je ne
parviens plus à respirer, j’ai l’impression que mon cœur s’est arrêté de battre.
Mes pulsations ralentissent, je ne maîtrise plus rien, aucun de mes muscles ne
daigne m’obéir. C’est donc ça, la mort ?
L’homme déploie sa langue gluante pour l’introduire dans ma bouche. Tout à
coup, sans que je comprenne comment ni pourquoi, mon cerveau reprend le
contrôle, enfin presque, car tandis qu’il avait ordonné à ma main de gifler la joue
de l’assaillant, c’est mon poing qui a réagi. Ce dernier s’abattant sans le moindre
ménagement sur le nez du détraqué sexuel.
Ne s’attendant pas du tout à une telle réaction de ma part, Jean-Yves lâche
prise pour maintenir son nez ensanglanté dans ses mains jointes. Mon cœur se
remet à cogner puissamment dans ma poitrine, ma respiration s’accélère, je
revis !
— Qu’est-ce qui t’a pris ? T’es complètement cinglée, ma pauvre fille ! hurle-
t-il à qui mieux mieux.
Évidemment, à ce moment-là, une foule se crée autour de nous et un brouhaha
commence à se faire entendre. Où étaient ces gens lorsque j’avais besoin d’eux ?
Pourquoi sont-ils là, maintenant ?
Jean-Yves se met à genoux, les larmes aux yeux. Sa chemise, auparavant d’un
blanc immaculé, se drape d’un voile rouge à toute vitesse. L’ange devient
démon.
— Vous avez vu ? s’écrit-il. Elle m’a frappé !
— Je… je… bégayé-je impuissante, je me suis… seulement défendue !
— Elle m’a pété le nez, cette furie ! Elle m’a pété le nez ! Vous avez vu, n’est-
ce pas ? geint l’homme à terre. Vous voyez bien que je ne lui ai rien fait ! Elle
n’a rien, elle !
Quelques personnes s’attroupent à ses côtés pour lui venir en aide, d’autres me
toisent méchamment, prêts à me fustiger avant de m’envoyer à l’échafaud. Le
monde tourne à l’envers, mon univers si parfait s’effondre comme un vulgaire
château de cartes. Les chuchotements se transforment en vils reproches à mon
encontre. Je suis la bête à abattre. Je suis le loup dévoreur d’agneaux. Je suis
coupable !
Prise de panique, je m’enfuis à toutes jambes vers les vestiaires où je me
réfugie pour pleurer, recroquevillée dans un recoin, ne souhaitant plus qu’une
chose : que tout ça s’arrête !

Une demi-heure plus tard, Clémence entre dans la pièce et me trouve toujours
repliée sur moi-même. Elle s’agenouille à mes côtés et tente de comprendre ce
qu’il s’est passé avec l’infâme. Elle sait parfaitement qu’il me harcèle depuis des
mois. Elle sait aussi que cela s’amplifie depuis quelque temps, atteignant des
proportions démesurées et inacceptables. Lorsque entre deux sanglots je lui
raconte l’événement venant de se produire, elle écarquille ses grands yeux noirs
et essaye de me consoler :
— La directrice souhaite te voir. Elle voudrait connaître ta version des faits. Je
lui dirai, moi, que ce grand malade te fait du rentre-dedans !
— Mais tu n’as rien vu ! crié-je à bout de forces et excédée. C’est ma parole
contre la sienne. Sauf que là, on a la preuve que je lui ai collé un pain !
Ma collègue baisse la tête en signe de dépit puis hausse les épaules, prise d’un
fulgurant espoir :
— On peut toujours essayer ! Il est hors de question que ce salaud s’en sorte à
si bon compte ! Et si personne ne nous écoute, je te jure que je le castrerais moi-
même, avec le coupe-ongles s’il le faut !
Face à sa motivation et ses encouragements, je me relève, sèche mes larmes et
me prépare à affronter la direction…
19

— Entre !
L’ordre intimé sévèrement me fait froid dans le dos. Je voudrais repartir, mais
Clémence me retient, une main chaleureuse dans mon dos.
— Vas-y ! Ne t’inquiète pas, je suis là, je reste avec toi. Je suis ton alliée, tu
n’es pas seule !
Sa voix rassurante et paisible contraste avec celle, stricte et autoritaire, de ma
supérieure. Je tremble comme une feuille prête à tomber de son arbre un jour
d’automne.
Timidement, je pénètre dans le spacieux bureau dans lequel m’attend Liliane,
la directrice du magasin. Sous ses airs empreints de dureté, elle est une personne
humaine, impartiale et juste. Malgré tout, je n’ai aucune idée de ce que lui a
raconté son bras droit, donc je reste méfiante quant à la suite. Ce magasin est
comme une grande famille, mais comme dans toutes les familles, il y a aussi des
traîtres et des faux-semblants. Liliane se lève de son fauteuil, se dirige vers moi
et m’invite à m’asseoir d’un geste de la main tandis qu’elle demande à Clémence
de nous laisser seules. Ma collègue bredouille une tentative de refus, mais le
regard glacial de la dirigeante la convainc de ne pas protester davantage. À
contrecœur, l’air abattu et désolé, elle s’exécute, ayant sans doute le sentiment
d’avoir failli à sa parole, même si je sais qu’il n’en est rien. La directrice
s’installe face à moi et joint ses mains du bout des doigts.
— Je t’ai convoquée afin d’avoir ta version des faits.
Les mots me manquent et je peine à aligner deux phrases d’affilée sans
sangloter. Les mains moites et la vue brouillée, je tente toutefois de narrer, pour
la seconde fois, le très fâcheux épisode.
Une fois mon récit terminé, Liliane s’adosse à son siège et virevolte
légèrement, en proie à d’énormes doutes.
— Ce n’est pas du tout ce qu’il m’a raconté, tu t’en doutes bien. Pour tout te
dire, c’est presque la version contraire qui a été exprimée.
Stupéfaite par cette révélation, je cligne des yeux, horrifiée.
— C’est-à-dire ? demandé-je.
— Eh bien, il affirme que c’est toi qui lui as fait des avances il y a quelques
jours et que face à son refus, tu as fait preuve d’indiscipline. Selon lui, tu serais
jugée inapte au travail en équipe à cause de ton refus de l’autorité.
— Mon refus de l’autorité ? m’insurgé-je en me redressant. L’autorité, comme
toute autre chose, a ses limites. Je ne refuse jamais un ordre à condition qu’il
fasse partie de mes attributions et qu’il reste légitime. Si refuser l’autorité est de
ne pas céder aux fantasmes sexuels de son supérieur, alors oui, on peut dire que
j’ai un gros problème de refus de l’autorité, en effet !
D’un seul coup, je retrouve ma force pour protester. En y réfléchissant, si la
hiérarchie accepte ce genre de comportements au sein de son entreprise, cela
signifie qu’il est temps pour moi d’en partir. Liliane tente d’apaiser la tension qui
s’installe :
— Je n’ai pas dit ça ! Je te prie de rester calme et courtoise, et de te rasseoir
aussi. Je suis indulgente, mais ne prends pas le mauvais chemin, celui de la
rébellion irréfléchie. L’événement qui vient de se produire est suffisamment
grave pour que je le prenne très au sérieux. Pour l’heure, je n’en suis qu’à
recueillir vos versions réciproques, sans prendre le parti de l’un ou l’autre. Crois-
moi ou non, je ferai le nécessaire pour mettre à jour cette histoire et s’il s’avère
que tes dires sont exacts, Jean-Yves ne sera pas près de remettre un pied ici de
sitôt ! Et la sanction sera exemplaire, fais-moi confiance ! Néanmoins, il en sera
de même pour toi si ton récit est inexact. Suis-je bien claire, Aurélie ?
— Parfaitement claire, Liliane, réponds-je en me rasseyant, un nœud dans la
gorge.
— D’ici que la lumière soit faite, je vous mets à tous les deux une mise à pied
conservatoire immédiate d’une durée de trois jours qui prend effet tout de suite.
Cela me permettra de mener l’enquête afin de déterminer lequel d’entre vous dit
la vérité. Vous recevrez un courrier par lettre recommandée pour notifier tout
cela, puis à votre retour nous aurons un entretien durant lequel nous prendrons
les mesures disciplinaires requises en fonction du résultat de l’enquête.
Maintenant, rentre chez toi et tâche de te reposer.
— Mais…
— Rentre chez toi, Aurélie, c’est un ordre ! me coupe-t-elle. Ne donne pas
raison à Jean-Yves en ne t’y soumettant pas.
Penaude, je quitte la pièce sans un mot de plus. Je pars récupérer mes affaires
dans mon placard sans lever la tête afin de ne croiser aucun regard accusateur.
Le moral dans les chaussettes, je rentre chez moi, avec l’infime espoir de
trouver du réconfort auprès de Chris…

Sitôt rentrée, je me vautre sur mon lit et continue d’évacuer les quelques
larmes qu’il me reste. Une trentaine de minutes plus tard, j’allume mon
téléphone.

Vous avez deux nouveaux messages.

Le premier vient de Chris et le second de Clémence, qui s’inquiète et souhaite


prendre de mes nouvelles. Après l’avoir rassurée en lui affirmant que je
l’appellerai dès que possible, je me concentre sur Chris.

| Bonjour, ma Douce. Comment s’est passée votre nuit ?

| Bonjour mon beau brun ténébreux. La nuit fut calme et reposante, contrairement à ma journée qui fut
un fiasco total !

| Encore votre responsable qui vous cause des ennuis ?

| Le mot est faible… Il a tenté d’aller encore plus loin, cette fois, en voulant m’embrasser de force en
utilisant des mots presque vulgaires. J’ai dû lui donner un coup de poing dans le nez pour m’en débarrasser.
Évidemment, il n’y avait aucun témoin et cet abruti est allé se plaindre auprès de la direction. Résultat : une
mise à pied pour nous deux en attendant de connaître la vérité. Désolée pour mon roman, j’en ai gros sur la
patate…

| Je ne peux que comprendre ! Ce gars m’a tout l’air d’avoir besoin de plus qu’un simple
éplucheur à légumes pour lui faire sa peau (sans jeu de mots). Souhaitez-vous que je m’équipe d’un
outil supplémentaire ? J’ai en ma possession un malaxeur de professionnel, avec des lames bien
tranchantes. Je pense qu’au bout de ma perceuse, cela pourrait faire des miracles ! Qu’en pensez-
vous ?

Je souris à sa proposition. L’idée de nous imaginer en train de torturer mon


responsable met mon cœur en joie, même si bien évidemment, ce ne sont que des
fantasmes. En effet, étant de nature plutôt pacifiste, je suis incapable de faire le
moindre mal à qui que ce soit, pas même à un monstre comme Jean-Yves. La
châtaigne que je lui ai flanquée est de loin la pire des méchancetés dont je sois
capable.
| Je pense que c’est une excellente idée ! On pourrait aussi lui couper tous les orteils avec une tenaille !
Vous en avez une ?

| Ouiiiiiiii ! En fait, je suis super outillé donc j’ai tout ce qu’il faut. Sinon, on peut aussi lui planter
des clous par-ci par-là en fonction de notre humeur… J’ai des clous et j’ai un marteau !

| Excellent ! Et moi, j’ai une pince à épiler ! Je pense que si on lui arrachait les poils un par un, y compris
ceux de sa barbe, ça pourrait être douloureux, non ?

| Vous êtes beaucoup trop gentille ! Vous avez une fourchette, sinon ?

| Oui… Vous voulez la lui planter dans les yeux ?

| Que nenni ! On attache votre harceleur en position semi-assise au-dessus d’une chaise sur
laquelle on colle une fourchette. Ainsi, dès qu’il veut s’asseoir, les dents se plantent dans ses fesses !
Pas cher et efficace !

| Bon, OK, je crois qu’on va s’arrêter là, parce que ma nuit risque d’être cauchemardesque avec toutes
ces horreurs. Je suis très sensible, vous savez ?

| C’est bien ce qu’il me semblait. Enfin, j’espère tout de même que vous avez retrouvé le sourire.
Au fait, quelle est votre lettre, aujourd’hui ?

Oh, la lettre ! Avec tout ça, j’avais complètement oublié. Je réfléchis un


instant puis décide de proposer :

| Le R ! Oui, je vais mieux. Merci de m’avoir remonté le moral grâce à vos suggestions diaboliques.

| Le R ? Bien joué ! Encore bravo ! Je dois vous laisser, hélas… J’ai encore du travail qui m’attend.
On se recontacte demain ?

| Oui, quand vous voulez ! Je vais avoir tout mon temps, demain, et après-demain, et après après-demain.

| Très bien. Dès que j’ai cinq minutes de libres, je vous bipe. Bonne journée, ma douce, à
demain…

| Idem pour vous, mon beau brun ténébreux et/ou mystérieux.


20

Un coup de fil à Sabrina pour lui raconter la triste mésaventure, un autre à


Clémence pour lui donner de mes nouvelles et la matinée est déjà presque
terminée. Au boulot, les langues se délient et chacun à sa propre théorie sur le
sujet, de quoi faire un bon sujet de philo pour le bac. Certains se rallient à moi,
trouvant Jean-Yves plus que douteux tandis que d’autres crient au scandale en
me traitant de sale allumeuse. Encore un peu et si je reviens, j’aurais le droit au
surnom de « chaudière ». Moi qui ai une règle d’or : pas d’histoire amoureuse au
travail, me voilà piégée dans une toile habilement tissée par la plus vile des
araignées.

Les travaux chez Christophe semblent avancer comme il faut vu le nombre de


personnes que je vois défiler dans son appartement depuis hier. On dirait un
essaim d’abeilles, où je serais la reine pour qui les ouvriers travaillent sans
relâche dans le but de me satisfaire. C’est fou quand même… Cela ressemble
presque à un conte de fées. J’ai songé à lui proposer mon aide, mais je ne
voudrais pas tout gâcher. De plus, il est rarement tout seul, donc il n’y aurait
aucun intérêt à me mêler à sa petite ruche pour l’instant. Il n’empêche que je suis
convaincue qu’il doit être quelqu’un de vraiment exceptionnel pour avoir autant
d’amis prêts à lui rendre service. Personnellement, même si je suis une personne
adorable – et modeste –, si j’avais besoin de main-d’œuvre de ce genre, je crois
qu’il y aurait peu de gens présents.
J’ai tellement hâte d’en apprendre davantage sur lui, son enfance, sa vie, son
métier, son entourage, tout quoi ! Je veux tout savoir ! Mais je dois faire preuve
de patience et le laisser fignoler sa surprise. D’ailleurs, il va peut-être falloir que
je m’entraîne un peu à feindre l’étonnement. Je m’installe devant la psyché de
ma chambre et commence une série de grimaces visant à simuler au mieux
l’ébahissement le plus total. D’abord les mains posées sur les joues, la bouche
grande ouverte ; ou mes doigts couvrant mon nez, comme pour cacher une
sécrétion mal placée ; ou encore le revers de ma main sur mon front, comme si
j’étais sur le point de défaillir. Peut-être serait-il préférable que je me tienne le
cœur en gémissant, au bord de la tachycardie ? Tout ceci est un peu trop théâtral
à mon goût, mais si je ne réfléchis pas sérieusement à la question, je risque
d’avoir une absence de réaction et ainsi, briser tous les efforts de Christophe.
Bip, bip.

| Bonjour, ma douce Lili. Comment allez-vous ? Je ne cesse de penser à vous, à tel point que mon
travail s’en ressent. Rassurez-moi en me disant que tout va bien de votre côté.

Il est chou. Je l’imagine, perché en haut d’un escabeau, un pinceau ou une


truelle dans une main et son téléphone dans l’autre, m’envoyant un texto parce
que trop inquiet pour moi.

| Bonjour Chris. Rassurez-vous, tout va bien. Votre réconfort et vos mots m’ont été d’une aide précieuse.
J’ai confiance, la vérité éclatera au grand jour tôt ou tard.

| Je suis soulagé. Je vais peut-être arriver à faire enfin quelque chose de potable aujourd’hui.

Je ris. J’espère qu’il ne s’est pas trompé dans la couleur en peignant ses murs,
ou autre étourderie qui l’obligerait à recommencer son dur labeur. Les jours qui
me séparent de notre « vraie » rencontre s’éternisent, même si je n’ai jamais été
aussi près du but.

| Est-ce que je peux proposer ma lettre du jour ?

| Bien sûr !

| Alors, aujourd’hui, je propose la lettre O !

| Raté.

Quoi ? Comment ça, raté ? Qu’est-ce qu’il raconte ! Ce n’est pas possible…

| Raté ? Comment ça, raté ?

| Il n’y a pas de O dans mon métier… hé hé hé !


J’en reste bouche bée, sans voix, muette comme une carpe, hébétée, ça me
troue le… Enfin, ça m’étonne, quoi ! Je tombe tellement des nues que je ne sais
même pas quoi répliquer. Après quelques minutes, c’est lui qui revient à
l’assaut :

| Que se passe-t-il ? Serait-ce la déception qui explique votre absence de réponse ?

| Pour tout vous avouer, j’étais totalement persuadée d’avoir trouvé et voilà que le doute s’installe
désormais. Alors, je me torture l’esprit pour résoudre cette énigme…

| Ne vous torturez pas trop, cela n’en vaut pas la peine, ce n’est qu’un jeu, après tout…

| Oui, mais tout de même, je suis frustrée de m’être trompée. Néanmoins, je ne désespère pas. Je vais
trouver ! C’est juste une histoire de reformulation, c’est tout, un peu comme hôtesse de caisse au lieu de
caissière.

| Probablement. Vous êtes toujours sûre de ne vouloir soumettre aucun métier ? Cela vous
aiderait…

| Absolument certaine ! Allez, retournez travailler pendant que je me creuse les méninges.

| D’accord. À plus tard, alors.



Bon, réfléchissons peu, mais réfléchissons bien ! Son métier est commercial,
ça je le sais et j’en suis sûre puisqu’il me l’a dit. À moins qu’il m’ait menti à ce
sujet-là aussi, mais il n’y a aucune raison puisque Christophe ne sait pas que je
suis Lili. Donc, il y a un A, un C, un E et un R, mais pas de O. Quelles autres
appellations existent pour désigner le métier de commercial ? Vendeur ?
Représentant ? Conseiller ? Ahhhh, rien ne correspond ! Je ne comprends pas !
Marchand ? Détaillant ? Non, non et non ! Ma tête va exploser ! Bon sang, il n’y
a pourtant pas trente-six solutions… Grossiste ? Négociant ? Toujours pas…
Démarcheur ! Oui, c’est ça : démarcheur ! Il y a un A, un C, un E, un R et pas de
O ! Je suis géniale ! Il m’a probablement dit être commercial pour ne pas entrer
dans les détails… D’ailleurs, maintenant que j’y pense, lors des présentations,
ses propres mots ont été : « pour faire court, je suis commercial ». Évidemment !
Je sautille de joie, fière de mon cerveau qui a su se servir des quelques neurones
dont il dispose, même si cela lui a pris plus de trente minutes et qu’il fume
comme une cheminée en plein hiver. J’avoue avoir eu quand même une légère
frayeur. L’espace d’un instant, un doute a plané dans mon esprit concernant sa
profession, mais heureusement, il s’est envolé rapidement. Cela m’aurait bien
embêtée qu’il m’ait raconté un bobard à ce sujet, surtout que ça n’aurait eu
aucun intérêt. Tant qu’il n’est pas dealer ou proxénète, je peux tout entendre et
tout accepter, enfin presque… Reste à savoir s’il fait du démarchage à domicile
ou téléphonique… Bah, peu importe, ça ne change rien, il est choupinou et bien
courageux de faire un tel travail, surtout à l’époque actuelle ! Il est loin le temps
de la porte toujours grande ouverte avec une place à table à proposer, celui où
l’étranger de passage était le bienvenu. De nos jours, notre société vit portes
closes et chacun chez soi. L’étranger de passage se fait accueillir au fusil et n’a
droit pour seule nourriture qu’à une soupe à la grimace. Aujourd’hui, on préfère
acheter tout et n’importe quoi via son ordinateur plutôt que d’affronter le regard
d’autrui. Je ne blâme personne, je fais aussi partie de ce monde-là, ce monde
devenu fou… Mon cœur se serre par l’émotion et je n’ai qu’une envie : celle de
lui sauter au cou en lui criant que je le trouve très méritant d’oser braver tout
ceci…
21

Chris n’a pas eu le temps de me recontacter hier. Il ne devait probablement pas


être chez lui, car je n’ai entendu aucun bruit provenant de son appartement de
toute l’après-midi ni de la soirée non plus, d’ailleurs…
Ce matin, pour m’aider à faire passer le temps un peu plus vite, je décide
d’aller faire un petit footing, histoire de décompresser aussi par la même
occasion. Cette fois, j’ai revêtu une tenue un peu moins mémère en guise de
survêtement, au cas où je croiserais Christophe dans l’escalier.
L’oreillette bien calée et le téléphone dans ma veste, j’allume la radio et
démarre mon parcours, une foulée régulière et légère. Mon travail me manque,
mes collègues me manquent, et même les clients casse-bonbons me manquent !
C’est dire à quel point je désire y retourner ! Je ne suis pas faite pour rester
cloîtrée chez moi, d’autant plus que mes amis bossent tous en semaine, donc que
faire toute seule toute la journée, à part s’encroûter ? Je me console en me disant
que je n’ai plus que deux jours à tenir… Clémence m’a raconté que l’enquête
semblait avoir bien avancé, mais elle n’en sait pas plus. J’espère de tout mon
cœur que j’obtiendrai gain de cause…
Après une dizaine de kilomètres parcourus, je remonte l’escalier de ma
résidence, en soufflant presque aussi fort qu’un bœuf, en m’appuyant – pour ne
pas dire en me couchant – sur la rambarde. Je n’aurais peut-être pas dû accélérer
autant vers la fin… Je tousse tellement que si j’avais été fumeuse, j’y aurais
laissé un poumon par terre ! Je suis quasiment arrivée sur mon palier que je
croise mon beau voisin préféré qui commence à descendre.
— Bonjour Aurélie, lance-t-il d’une voix claironnante. Un peu de sport de bon
matin ? Quel courage ! Je vous admire !
— Bon… jour… Chris… tophe ! réponds-je, toujours à bout de souffle. Je…
m’en… tretiens…
Tu parles ! Je suis au bout de ma vie ! Si je pouvais, je m’enfilerais une
bouteille entière d’oxygène pour m’aider à respirer correctement.
— Je vais à la boulangerie pour acheter des viennoiseries, reprend-il. On peut
prendre le petit-déjeuner ensemble, si ça vous dit. Ainsi vous verrez l’avancée
des travaux !
— Oui… Volon… tiers ! Je prends… une douche… et j’arrive…
— Super ! Vous êtes plutôt croissants ou pains au chocolat ?
Grrrrrrr ! J’ai envie de hurler de rage ! Il a de la chance que je sois à l’article
de la mort, sans quoi je lui aurais sauté à la gorge pour avoir osé cet affront
devant moi ! Je lui lance un regard noir, qui en dit long sur le fond de ma
pensée ! Quel goujat ! Mais comment peut-il me narguer de la sorte ? Il oublie
qu’il est sur MON territoire ici ! Je souffle un bon coup pour tenter de me calmer
rapidement et réplique durement :
— Chocolatines ! Merci ! À tout de suite !
Sans attendre davantage et avant de le fustiger, je poursuis la remontée vers
mon appartement, la tête haute, les épaules droites. Pains au chocolat ! Non,
mais il est fou, lui ! Il joue avec sa vie, là… Il vaut mieux qu’il fasse plus
attention, il va lui arriver des bricoles un de ces quatre…
La chaleur de l’eau sur mon corps suffit à apaiser mes tensions matinales. Il a
de la chance que je sois une fille compréhensive, indulgente et pas rancunière…
Ça pourrait être une cause de rupture avant même qu’il y ait une liaison ! Bref,
ça va mieux désormais. Ma respiration est normale et mon humeur est joviale,
tout va bien ! J’enfile un legging mettant en valeur mon joli fessier, assorti d’un
petit haut noir à dentelles. Une touche de gloss et c’est parfait !
Bip, bip.
Bah… il est déjà rentré ? Ou bien m’envoie-t-il des messages en chemin ? Je
trouve la situation vraiment cocasse ! Nous allons avoir tellement de choses à
raconter à nos petits-enfants quand ils voudront savoir comment nous nous
sommes rencontrés !

| Bonjour ma douce. Comment ça va aujourd’hui ?

| Bonjour vous. Ça va très bien, je vous remercie. Et vous ?

| Idem. J’ai encore beaucoup de travail, mais je tenais à prendre de vos nouvelles avant de m’y
remettre.

| C’est gentil ! Vous êtes vraiment adorable ! Tant que j’y suis, je voudrais proposer la lettre U
aujourd’hui.
| Eh bien bravo, il y a effectivement un U… J’essaye de vous passer un petit coucou ce soir si je le
peux, mais je ne vous promets rien, hélas. Bonne journée, ma douce Lili.

| OK. Bon courage à vous, Chris.

Gaie comme un pinson, je virevolte à travers la salle de bains. Quand j’atteins


le couloir, j’entends le bruit d’un trousseau de clés bataillant avec la serrure. Un
coup d’œil dans le judas pour vérifier : c’est bon, il vient de rentrer. Ces derniers
temps, je joue un peu trop les commères à mon goût. Du moins, j’en ai l’attitude
avec mes multiples espionnages. Encore un peu d’entraînement et je pourrais me
faire embaucher en tant que détective privé. En attendant, je suis en train
d’acquérir une sacrée expérience !
Un dernier regard dans mon miroir pour vérifier si tout est parfait : nickel !
C’est parti.
Sa porte est entrouverte. Je frappe deux petits coups afin de m’annoncer, mais
je n’obtiens aucune réponse de sa part. Je pénètre donc dans son nid à pas de
velours :
— Christophe ? Vous êtes là ? C’est moi, Aurélie…
— Entrez, entrez, j’arrive dans un instant ! crie-t-il à l’autre bout de
l’appartement.
Gênée, je m’aventure un peu plus dans l’entrée, puis l’attends sagement, mon
thermos de café dans les mains.
Soudain, il sort d’une pièce qu’il s’empresse de fermer aussitôt, l’air
embarrassé. J’aimerais être une petite souris pour savoir ce qu’il camoufle à
l’intérieur… Mon esprit se met à divaguer, imaginant diverses possibilités, dont
certaines franchement pas catholiques quand il interrompt mes pensées :
— Prête pour le petit-déjeuner ? C’est par ici.
Il m’invite à entrer dans la cuisine que je peine à reconnaître tant elle est
métamorphosée. Tout est tellement bien rénové que je me vois à merveille y
cuisiner de bons petits plats, même si je déteste ça… Une vision utopique
s’impose à moi : aux fourneaux, avec mon petit tablier vichy, remuant mon
ragoût de pommes de terre avec une cuillère en bois, en chantant du Claude
François…
— Vous aimez ?
— Non ! réponds-je sans réfléchir.
Ce n’est qu’en constatant la mine déconfite de mon hôte que je réalise ma
boulette.
— Si, si ! Je voulais dire que si, j’aime, enfin, j’adore cette cuisine ! Elle est…
parfaite ! tenté-je vainement de me rattraper, une fois de plus.
Je rame tellement que j’aurais aussi vite fait de mettre ma tête dans le four
pour tout arranger. Je ne sais plus du tout comment rebondir.
— Le « non » ne désignait pas votre cuisine, évidemment. Je pensais à haute
voix en fait, me disant que je n’aimais pas cuisiner, mais qu’ici, ça serait
sûrement différent, vous voyez ce que je veux dire ?
— Non ! réplique-t-il froidement.
Je suis désappointée. J’en ai tellement, mais tellement marre, de moi et de mes
gaffes à répétition. Je m’insupporte. J’ai envie de me flageller sur place ! Tout à
coup, Christophe se met à ricaner :
— Je plaisante ! Bien sûr que je comprends ! Je ne veux pas vous vexer, mais
vous êtes quand même un sacré phénomène ! Vous êtes super gentille, mais je
me demande combien de personnes squattent votre tête…
Cette fois, c’est moi qui ris. Il a raison après tout. S’il savait le nombre de fois
où je parle avec moi-même… Mais je me garde bien de le lui avouer.
Quand mon fou rire se calme enfin, nous nous asseyons. Je verse le café de
mon thermos dans deux grandes tasses en souriant. Ceci est notre premier petit-
déjeuner en « presque amoureux » et ça m’émeut.
— Un pain au… Une chocolatine ? demande-t-il en évitant la catastrophe de
justesse.
— Volontiers, merci. Et bienvenue dans le Sud ! lancé-je avec un clin d’œil
complice, tendant mon mug en signe de réconciliation.
— Merci pour l’accueil. Il va me falloir encore un peu de temps pour que
l’intégration soit complètement réussie, mais avec un peu d’aide, je devrais y
parvenir sans trop de mal.
Je vais t’intégrer, moi, tu vas voir mon choupinou…
22

Jeudi. Déjà jeudi ou que jeudi, je ne sais pas trop quoi penser…
Hier après-midi, j’ai reçu mon recommandé concernant ma mise à pied. Je
suis convoquée demain matin à dix heures au bureau de la directrice. Cette
nouvelle m’a empêchée de dormir tant elle me perturbe. D’innombrables
questions chamboulent mon esprit. S’ils n’ont rien trouvé de probant ? Si c’est la
version de Jean-Yves qui est retenue ? Même le concert d’Hanoï qui approche à
grands pas ne me console pas. Dépitée, j’envoie un texto à Chris :

| Bonjour, vous ! Comment allez-vous ?

La réponse ne se fait pas attendre :

| Hey ! C’est toujours moi qui envoie le premier message d’habitude ! Vous m’avez piqué la
vedette, c’est pô juste !

| Alors comme ça, vous préférez jouer votre Caliméro plutôt que de me dire bonjour ? En voilà des
manières !

| Pardon, je recommence : Bonjour ma douce. Hey ! C’est toujours moi qui envoie le premier
message d’habitude ! Vous m’avez piqué la vedette, c’est pô juste ! Na !

| Eh bien, vous n’êtes pas très détendu ce matin, que se passe-t-il ? Un souci ?

| Non, au contraire ! En fait, j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer, et j’étais justement en
train d’écrire mon message pour vous en informer quand j’ai reçu le vôtre. Ça m’a un peu
chamboulé, mais tout va bien, mon humeur est parfaite !

| Ouf, vous m’en voyez soulagée ! Quelle est donc cette excellente nouvelle ? Cela concerne votre venue
sur Montauban ?
| Tout à fait ! Avec mon travail, je dispose de quelques relations un peu partout et figurez-vous que
j’ai réussi à obtenir une place pour le concert d’Hanoï. Si vous êtes d’accord, bien sûr, nous pourrons
nous rencontrer là-bas… Je suis si excité, vous ne pouvez pas savoir ! Je me retiens de sauter
partout !

Je suis obligée de relire le SMS trois fois pour être certaine d’avoir bien
compris.

| Alors là, je suis scotchée ! Comment avez-vous fait ? Il n’y avait plus aucune place !

| Je vous l’ai dit : j’ai des relations. Mes résultats performants me permettent des petits passe-
droits. Je suis le chouchou du boss, mais ne le dites à personne surtout ! Je tiens à ce que cela reste
entre nous ! Par contre, vous n’avez pas répondu : vous êtes d’accord pour qu’on se rencontre là-
bas ?

| Bien sûr que je suis d’accord ! Quelle question ! C’est tellement inouï ! Je vous assure que je n’en
reviens toujours pas. Je suis si heureuse !

| Et moi donc…

Durant nos échanges suivants, je lui confie mes appréhensions et mes doutes
pour demain et il prend le temps de me rassurer tout en me faisant rire. Chaque
jour qui passe, mon cœur bat un peu plus fort pour lui, c’est une sensation
merveilleuse et terrifiante à la fois. Jamais auparavant je n’avais ressenti un tel
sentiment. J’ai déjà eu des tas de petits amis, mais jamais rien d’aussi intense. Je
dois avoir atteint l’âge de raison, je ne vois pas d’autre explication, même si
l’impression d’être une adolescente ne me quitte pas. Savoir que notre rendez-
vous va enfin avoir lieu me met du baume au cœur et me rend légère comme une
plume. D’autant plus qu’il en est de même pour lui… Je vis un rêve éveillé.

| Vous n’appréhendez pas d’être déçu par moi ?

| Déçu ? Nous en avons déjà parlé. Je n’imagine rien, je sais que c’est vous que j’attends depuis si
longtemps…

Son enthousiasme et sa foi en notre histoire en seraient presque effrayants.


Comment peut-il être aussi sûr de lui ? Je n’ai pas un physique repoussant, mais
je suis loin d’être un canon de beauté. Je crains réellement qu’il rebrousse
chemin en me voyant.

| Si je vous dis que j’ai un strabisme, des yeux globuleux, un nez de sorcière et un triple menton, vous
viendrez quand même ?

| Évidemment ! Ainsi, vous pourrez apprécier ma calvitie précoce, mon nez de cochon, mon ventre
bedonnant et ma bosse sur le front.

| OK, à nous deux, on fera fuir le reste de l’assemblée et nous pourrons apprécier le concert en toute
tranquillité, c’est assez chouette, je trouve !

| Oui, sauf si l’assemblée préfère se délecter de notre spectacle visuel plutôt que du concert, mais
bon, c’est un risque à prendre. De toute façon, nous n’avons pas le choix et nous ne pouvons plus
reculer ! En tout cas, je vous interdis de reculer !

| Je ne reculerai pas ! Même si votre nez de cochon se coince dans mon nez de sorcière quand vous
voudrez m’embrasser !

| Qui a dit que je voudrai vous embrasser ?

| Si vous ne m’embrassez pas, c’est moi qui devrais le faire !

| Dites donc, mademoiselle ! Je vous trouve bien impulsive ! Il n’est pas convenable de forcer la
langue d’autrui de cette manière. Ne devenez pas comme votre goujat de responsable.

L’image de Jean-Yves me harcelant s’impose à moi, me faisant


immédiatement regretter mes propos malvenus.

| Vous avez entièrement raison. Je suis désolée. La plaisanterie était de mauvais goût.

| Vous êtes pardonnée. Je vous propose un deal que je pense être des plus raisonnables : c’est moi
qui vous embrasserai le premier, parce que j’y tiens absolument. Disons que c’est mon côté fleur
bleue associé à mon côté galant. Néanmoins, je ne le ferai que si vous m’y autorisez. Nous allons donc
convenir dès aujourd’hui d’un code à utiliser pour m’indiquer votre consentement.

| Cela me semble très honnête. Si vous le voulez bien, je vous demande un temps de réflexion afin de
trouver le code idéal… Je ne voudrais pas me tromper.

| Délai accordé ! Vous avez jusqu’à demain soir pour y réfléchir. Au fait, une lettre à proposer
aujourd’hui ?
| Je tente la lettre U. En espérant être sur la bonne voie…

| C’est bon pour le U ! Encore bravo, mais vous l’aviez déjà proposée hier !

| Non, non, non ! Que je suis sotte ! Puis-je proposer une autre lettre ? S’il vous plaîîîît !

| Certainement pas ! Vous êtes une friponne qui tente de m’amadouer ! Vous avez fait une erreur,
c’est tant pis pour vous ! Et toc ! Je dois vous laisser hélas. Si je ne veux pas me voir retirer ma place
de concert, je dois continuer d’être exemplaire ! À très vite, ma douce Lili.

Je le salue également et pose mon téléphone près de moi, le cœur serré. Il y a


des moments comme celui-ci où j’aimerais écouter sa voix encore une fois, enfin
au téléphone, puisque j’ai la chance de l’entendre en vrai, mais ce n’est pas
pareil. Quand je suis en face de Christophe, je suis sans cesse sur la retenue, de
peur de faire une énième boulette – je crois que sa « surprise » le rend un peu
tendu du string. Tandis que par SMS, tout est si simple, nous sommes sur la
même longueur d’onde, il n’y a aucun stress, aucune prise de tête, je suis moi-
même et lui aussi visiblement.
J’ai quand même sacrément envie de me baffer d’avoir donné la même lettre
qu’hier…
Encore un tout petit jour à patienter…
23

Il est dix heures pétantes et je suis dans le bureau tant redouté. Ma nuit a de
nouveau été très agitée, pour ne pas dire blanche. De gros cernes disgracieux
trônent sous mes yeux. Je suis aussi stressée que lors de mon oral du bac de
français. Mes mains tremblent, mes jambes flageolent, à tel point que j’ai
l’impression d’être atteinte de la maladie de Parkinson.
Liliane ne laisse rien transparaître sur son visage, ce qui est encore plus
inquiétant pour moi. Elle reste figée sur son siège, un stylo en main et une feuille
posée devant elle.
— Assieds-toi, Aurélie, je t’en prie.
Sans un mot, je m’exécute, avec moult difficultés néanmoins, car je manque
de peu de rater l’accoudoir et de m’étaler devant la directrice qui fait mine de
n’avoir rien remarqué.
Une fois installée, je déglutis péniblement en triturant l’ourlet de mon tee-
shirt. C’est donc ça que l’on ressent lorsqu’on se trouve dans un tribunal, dans
l’attente de la sanction du juge ? Afin d’apaiser mes tensions, je songe à Chris et
à ses mots réconfortants. Je dois croire en la justice, je dois y croire, je le dois !
Liliane racle sa gorge et s’apprête à annoncer son verdict tandis que je me
liquéfie sur place – inondant son fauteuil par la même occasion.
— Alors voilà… commence-t-elle. Nous avons recueilli divers témoignages,
mais rien n’était réellement concluant, même si la plupart du personnel s’accorde
à dire que Jean-Yves semble manquer de droiture dans certains de ses
comportements. Nous avons ensuite visionné les caméras de surveillance, ce qui
fut un peu long et fastidieux, car nous sommes remontés jusqu’à deux mois en
arrière. Cela nous a permis de constater les quelques gestes déplacés de ton
responsable envers toi, mais également envers l’une de nos techniciennes de
surface.
La directrice s’interrompt un instant, visiblement émue. Je profite de ce laps
de temps pour souffler de soulagement. Mes épaules retombent, mon dos se
voûte, un poids énorme s’envole. Malgré tout, je ne me sens pas mieux, surtout
en sachant qu’une autre personne était victime de son machiavélisme. Je
voudrais parler, mais ma gorge est tellement serrée qu’aucun son ne parvient à
s’en échapper. J’entrouvre ma bouche, en vain. Liliane poursuit :
— Et puis, il y a eu le visionnage de mardi et là, plus aucun doute possible,
c’est bien ta version qui a été confirmée.
Je m’effondre. Les larmes jaillissent de mes yeux sans que je puisse les
arrêter, comme un trop-plein d’angoisse débordant d’un vase saturé. Liliane se
lève de sa chaise, s’agenouille près de moi et me serre dans ses bras avec
affection.
— Je suis consciente d’avoir été dure avec toi, déclare-t-elle tout bas, mais je
devais être impartiale, c’est mon devoir, tu comprends ? Je n’ai pas le droit de
prendre parti. Je devais mettre mes sentiments de côté, même si au fond de moi,
je n’ai jamais douté de ta sincérité. Tu es là depuis si longtemps que tu fais
presque partie des murs et j’ai une totale confiance en toi. Mais si je n’étais pas
restée neutre dans cette affaire, je n’aurais pas pu la mener à bien. Je t’ai promis
qu’il serait puni à la hauteur de ses actes, et je tiendrai ma promesse. J’ai toutes
les cartes en main désormais.
Je hoche la tête en signe de compréhension, toujours incapable de calmer mes
nerfs qui lâchent. La directrice se relève et me tend un verre d’eau que j’accepte
avec plaisir. Puis elle se repositionne à mes côtés avec bienveillance.
— Si tu t’en sens la force, tu peux reprendre ton poste dès lundi, puisque tu as
ton week-end, reprend-elle. Jean-Yves ne reviendra pas, je te le promets.
Je sèche mes larmes et parviens enfin à prononcer ma première phrase depuis
le début de l’entretien :
— Et la technicienne de surface ?
— Nous avons recueilli son témoignage hier, mais ça a été difficile pour elle,
car Jean-Yves l’avait menacée de la faire renvoyer si elle parlait. Je te laisse
imaginer sa détresse et son désarroi. La pauvre vivait dans la peur depuis
plusieurs mois…
Liliane baisse les yeux en secouant la tête, probablement prise de remords de
n’avoir rien vu de cette situation. Elle est un peu comme notre maman, ici, et
sous ses airs parfois sévères, nous savons tous qu’elle a une grande estime pour
chacun d’entre nous. Savoir qu’un de ses éléments est nuisible pour les autres
doit lui déchirer le cœur, elle qui fait tant pour maintenir une ambiance saine et
familiale.

Avant de rentrer, je décide de m’arrêter à la terrasse d’un café et commande un


jus d’orange pressée. Cette pause me permet de me relaxer un peu.
Bip, bip.

| Bonjour ma Lili. Je n’ai pas arrêté de penser à vous. Comment s’est passé votre rendez-vous ?

Une chaleur intense m’inonde soudain. Je le rassure en quelques mots, ce qui


me permet par la même occasion de réaliser que tout ceci devrait être derrière
moi, désormais. Cela me fait un bien fou. Je peux enfin me concentrer sur mon
avenir sentimental, qui pour le moment, est un peu dans le flou. Afin de me
détourner du sujet qui fâche, je poursuis mon enquête :

| J’ai le droit de proposer une dernière lettre ?

| Évidemment ! Surtout que, mine de rien, c’est vrai que c’est la dernière !

Eh oui, la dernière ! Plus que quelques heures avant de rencontrer mon bel
inconnu qui ne l’est plus tant ! Je suis si heureuse que j’en ferais presque une
roue !

| Alors, pour ce dernier essai, je propose la lettre H !

| Rho, mais ce n’est pas possible ! J’en viens à croire que vous avez réellement trouvé !

| Je vous l’avais dit, en même temps.

| Au fait, pour ce soir, on se rejoint devant l’Eurythmie ? Je vais finir tard, mais je devrais arriver
juste à temps pour le concert. Ça vous convient ?

| Oui, bien sûr que ça me convient ! Mais comment va-t-on se reconnaître.

| Sincèrement, c’est idiot, mais je n’avais pas du tout réfléchi à la question… Vous avez une idée
pour que je ne me rue pas sur la mauvaise personne ?

Je me creuse les méninges afin de trouver une réponse à cette interrogation.


Que pourrais-je porter pour être certaine d’être facilement reconnaissable par
mon bel inconnu ? J’avais prévu de porter un pantalon noir avec un haut gris,
mais en y songeant, c’est bien trop classique et passe-partout pour qu’il
parvienne à me retrouver habillée ainsi. De mémoire, je fais un rapide inventaire
de mon placard, à la recherche d’une tenue plus flashy.

| Je porterai une robe rouge et des escarpins noirs. Mes cheveux seront attachés en chignon à l’aide d’une
pince. Et pour être certaine que vous puissiez me reconnaître, j’aurai un collier avec un camée en pendentif.
Avec tout ça, je crois que l’erreur est impossible. Et vous ?

| Vous verrez bien !

| Quoi ? C’est quoi ce plan ? J’ai quand même le droit de pouvoir vous reconnaître également !

| Eh bien, je suis conscient que cela peut vous paraître étrange, mais cela me tiendrait à cœur
d’être le seul de nous deux à savoir qui est l’autre…

| Vous êtes trop bizarre !

| Oui, c’est vrai, trop trop bizarre, mais c’est ce qui fait tout mon charme, je vous assure ! Une
dernière chose avant de repartir travailler : si vous m’autorisez à vous embrasser, vous détacherez
vos cheveux. Ainsi, je saurai que j’ai le feu vert ! À moins que vous ayez une meilleure idée, bien sûr !

| Pas de meilleure idée pour ma part. C’est entendu. Procédons ainsi, même si je râle un peu, car avec
vous, j’ai l’impression d’avancer dans le noir, c’est frustrant !

| Faites-moi confiance, c’est tout ce que je vous demande… Je dois y retourner, l’un de mes
collègues me fait les gros yeux ! À ce soir, ma douce… j’ai hâte.
24

En arrivant à mon étage, j’aperçois la porte d’entrée de Christophe qui est


entrouverte. Décidément, cela devient une habitude… Je songe un instant à
m’introduire chez lui par surprise, mais mon hésitation est interrompue par un
rire féminin provenant de sa cuisine, suivi de son rire à lui. Ces éclats de joie me
glacent le sang, provoquant une dizaine de films dans mon esprit, tous plus
loufoques les uns que les autres. Qui est cette fille ? Il n’est pas censé travailler ?
Les travaux sont terminés ? Je meurs d’envie d’en savoir plus ! Il faut que je
sache qui elle est ! Sa mère, sa sœur, sa cousine, une copine, sa petite amie ?
Non, impossible, sa petite amie, c’est moi, même s’il ne le sait pas encore…
Les rires fusent de plus belle. Ils ont l’air de s’entendre à merveille et ça me
rend folle de rage ! Je n’ai jamais réussi à le faire rire ainsi depuis que je le
connais. Bon, certes, je ne le connais pas depuis longtemps et les conditions de
nos brèves entrevues n’ont pas toujours été forcément des plus propices, mais
quand même… je ne lui ai jamais décroché un rire pareil ! Tout juste un sourire
coincé, en fait !
Je suis toujours sur son palier, à ronger mon frein, quand la porte de
Christophe s’ouvre en grand. Et voilà… encore prise sur le vif !
— Aurélie ? Bonjour ! s’étonne-t-il avec une certaine gêne.
— Bonjour ! réponds-je, mal à l’aise également. Je… passais par là… pour
rentrer chez moi ! Ça va ?
Ou comment tout ficher en l’air en dix secondes chrono… Me voici de retour
en mode boulet ! Chassez le naturel et il revient au galop !
C’est le moment que choisit l’intruse pour se positionner aux côtés de mon
voisin. Je reste béate face à la plantureuse créature se trouvant face à moi.
— Tout va bien, Chris ? demande-t-elle en plaçant ses deux mains sur l’épaule
droite de son hôte.
— Oui, nickel ! Léa, je te présente Aurélie, ma gentille voisine très rigolote.
Gentille voisine rigolote ? Moi ? Alors, c’est ainsi qu’il me voit ? Rigolote ?
Je suis dépitée ! C’est la bimbo qui le fait rire et c’est moi la rigolote…
— Enchantée, Aurélie, s’exclame Léa en tendant une main parfaitement
manucurée. Je suis ravie de faire votre connaissance ! Chris m’a beaucoup parlé
de vous ! D’ailleurs, il vous surnomme « Gastonne Lagaffe » ! Ah, ah, ah !
Quoi ? Ce goujat m’a refilé un surnom, pourri qui plus est ! La blondasse rit
aux éclats tandis que je bouillonne de l’intérieur ! Peut-être qu’ils étaient tout
bonnement en train de se moquer de moi avant que j’arrive… Ce qui
expliquerait leur franche partie de rigolade, ainsi que l’air troublé de Christophe
en m’apercevant.
— Moi de même, bredouillé-je toujours hébétée, serrant sa main avec une
poigne virile.
Je lui broie presque sa frêle menotte, qui n’a probablement jamais servi à
tourner la page d’un livre tant cette nénette paraît cruche. Je me retiens de
rajouter que moi, en revanche, je n’ai jamais entendu parler d’elle. Mais qui est-
elle, bon sang ? Elle l’a appelé Chris, ce qui a immédiatement provoqué un
hérissement de mon système pileux. De quel droit ? Je suis la seule à avoir le
privilège de l’appeler ainsi ! Rongée par une émulation jusque-là inexistante en
moi, j’étudie un moyen de la faire passer au rang de plante verte, voire mauvaise
herbe et de m’élever à celui de fleur des îles. Hélas, j’ai beau chercher, plus je la
contemple et plus je réalise que la tâche est chimérique. Elle fait partie de ce que
j’appelle la catégorie des poupées Barbies : belle, blonde, sulfureuse, aux
mensurations improbables. Pourtant, il est évident qu’elle n’a pas été
« photoshopée », elle ! Jusqu’à présent, je pensais qu’un modèle comme celui-ci
ne se trouvait que dans les magazines féminins tout juste bons à nous faire
culpabiliser de ne pas être parfaites. Comment fait-elle pour avoir une taille si
fine et des jambes si longues ? Du haut de ses un mètre soixante-quinze, juchée
sur ses talons de seize centimètres environ, elle semble me narguer, visiblement
pleinement consciente que nous ne sommes pas du même monde. Il est évident
que pour elle, je ne suis pas une menace, loin de là. Mais comment pourrais-je
l’être ? Je ne suis qu’un microbe aux formes quelque peu arrondies, bref, je suis
normale, moi ! Jamais je n’aurais cru Christophe être le genre d’hommes capable
de s’arrêter au physique d’une femme. Sans vouloir paraître méprisante, elle est
certes sublime, mais semble avoir le Q.I. d’une moule. Et je ne dis pas ça du tout
par jalousie ! Ce n’est pas de ma faute si ça se voit comme mon nez au milieu de
ma figure !
— Bon, tu me montres le reste, mon lapin ? questionne-t-elle en faisant une
moue boudeuse. Je n’ai pas toute la journée, tu sais !
« Mon lapin » ! C’est grotesque ! Quoiqu’elle jouerait à merveille le rôle de la
chasseuse à la poursuite d’un pauvre lièvre. Et ces airs de femme-enfant me
donnent une seule envie : celle de la claquer ! Même si je dois prendre un
escabeau pour y parvenir… Grr !
— Oui, oui, je descends chercher le courrier et je te montre la suite ! Entre, je
reviens tout de suite ! Promis, je me dépêche ! se défend-il.
La poupée pivote sur ses talons – hélas avec une maîtrise parfaite de cette
pirouette – et retourne dans l’appartement sans un regard vers moi. Je n’existe
déjà plus à ses yeux. Son déhanchement provocateur et exagéré me laisse
perplexe : avec un peu de chances, grâce aux lois de la physique, son tronc
pourrait tomber et se détacher de ses jambes.
Cette perfide pensée me fait sourire.
— Je dois vous laisser, dit Christophe embarrassé, en s’adressant à moi. Ce fut
un plaisir !
Je n’ai pas le temps de répondre à ses salutations qu’il déguerpit dans les
escaliers. Je jette un dernier coup d’œil en direction de son appartement et
j’aperçois Léa qui me fixe froidement, presque méchamment, sur le seuil puis
referme la porte avec fracas. Je la déteste tellement que j’écume. C’est limite si
de la fumée ne sort pas par mes oreilles…
Sitôt que je suis enfermée chez moi, je pousse un cri de rage ! Qui est cette
fille qui se pointe quelques heures avant le dénouement de mon conte de fées ?
Qui ?
25

J’attrape ma fameuse robe rouge – celle que je dois porter ce soir – et


l’examine avec attention. Le premier souci, c’est qu’elle sent le renfermé.
Forcément puisqu’elle n’est jamais sortie de mon placard depuis mon
emménagement. Je suis désespérée ! Je ne peux quand même pas me pointer à
mon rendez-vous galant en sentant le moisi ! À court de solutions de génie, je
décide d’asperger le vêtement de parfum bon marché, me convainquant que cela
sera toujours mieux que cette infâme odeur digne d’une armoire de grand-mère.
Le second problème qui se pose est que la dernière fois que je l’ai portée, je
devais avoir huit ans de moins. Autant dire que j’ai, une fois de plus, eu une idée
saugrenue. J’ai de la chance qu’elle ne soit pas moulante, mais j’ai quand même
un sérieux doute concernant l’étroitesse du tissu au niveau de la taille. Si j’avais
fait preuve d’un minimum d’organisation, j’aurais pu me nourrir uniquement de
salade durant cette dernière semaine, mais bien évidemment, l’organisation et
moi, ça fait deux !
J’enfile ma tenue et, contre toute attente, elle me va à peu près, même si j’ai
l’impression de ressembler à un gros chorizo. Si je parviens à rester en apnée
toute la soirée, les coutures sur le côté ne devraient pas craquer. Je peste en
pensant que la Barbie d’en face la porterait sans problème, elle ! La séance
maquillage dure quatre fois plus longtemps que d’ordinaire. En effet, mes mains
tremblent tellement, à cause du stress qui s’intensifie au fil des heures, que je
dois m’y reprendre à plusieurs fois avant d’arriver à me peindre la figure de
façon potable. Bon, j’exagère un peu, car en réalité, je ne mets que le strict
minimum, souhaitant rester la plus naturelle dans la mesure du possible. Je songe
aussi que si je pleure, submergée par l’émotion, le maquillage coulant sur mes
joues ne serait pas du plus bel effet… Une fois que j’ai terminé, je m’examine
dans le miroir et fais une grimace : c’est moche, très moche ! Je ne me reconnais
plus. J’enlève donc au fur et à mesure le mascara, le fard à paupières, le rouge à
lèvres et le trait de crayon noir sous mes yeux. Au final, il ne reste plus rien,
mais c’est peut-être mieux ainsi. Après tout, je ne souhaite pas qu’après notre
nuit torride, Chris se réveille au petit matin aux côtés de Morticia de la famille
Addams.
Je regarde l’heure avec inquiétude, car mine de rien, la préparation m’a pris un
temps fou. C’est bon, je suis dans les temps, c’est un miracle ! Je dispose même
d’une quinzaine de minutes avant de partir.
J’envoie un texto à Sabrina pour lui confirmer que nous nous retrouvons au
restaurant, comme chaque vendredi. Néanmoins, je vais être obligée de revoir
mon menu et me contenter d’un truc léger si je ne veux pas faire exploser ma
robe. Zut, mes cheveux ! Avec tout ça, j’en avais complètement oublié ma
coiffure ! Là encore, le dressage de ma tignasse n’est pas une mince affaire !
C’est même carrément digne d’un match de catch. Au bout de dix minutes, mon
chignon est fin prêt, bien en place, et sans laque ! Tadaaaaa !

J’arrive au « sans nom » avec l’allure d’une gueuse déguisée en princesse.


Vraiment, ce genre d’accoutrement ne me correspond pas du tout. Je regrette
mes jeans taille haute et mes Converses, mais avec les efforts que semble avoir
fait Chris pour rendre ce rendez-vous parfait, je me devais d’en faire autant, ou
presque, puisque je reste persuadée que la perfection n’existe pas.
Mon cœur tambourine depuis plusieurs heures, réduisant mon espérance de
vie d’au moins cinq ans. Je n’ai rien raconté à Sabrina, souhaitant lui dévoiler
mon petit secret pendant le repas, de vive voix. Ainsi, quand elle me voit
débarquer, vêtue et coiffée de la sorte, ses yeux sont prêts à sortir de leur orbite.
Elle, en bonne fan qui se respecte, porte un tee-shirt noir à l’effigie d’Hanoï.
Pour une fois, nos rôles sont inversés : elle en baba cool, moi en actrice se
rendant à la remise des César.
— Eh bien, quel changement ! s’exclame-t-elle. Tu m’expliques ?
— Je vois Chris ce soir, réponds-je, volontaire vague.
— Comment ça ? Tu ne viens pas au concert ?
Son visage rubicond est sur le point d’éclater, un peu comme moi avec ma
robe. J’ai envie de rire, mais je crains que la fermeture éclair ne résiste pas, donc
je m’abstiens et me contente de la rassurer au plus vite :
— Si, bien sûr que si, je viens au concert ! Personne ne m’empêcherait d’y
aller, pas même Georges Clooney en personne ! Mais Chris me rejoint là-bas…
— Je crois que j’ai loupé un épisode, non ? Voire carrément la moitié de la
série… Il s’est passé quoi au juste ?
Je lui narre les derniers événements, sans omettre le moindre détail, et lui fais
même lire tous mes échanges avec Chris. Je lui parle aussi de la blondasse
aperçue cet après-midi chez Christophe et lui fais part de mes doutes.
— Ne t’en fais pas, c’est sûrement sa sœur ! piaille-t-elle.
— C’est impossible que ce soit sa sœur ! Elle est d’une blondeur nordique
tandis qu’il est aussi brun qu’un portugais ! Et puis, ils ne se ressemblent pas,
mais alors pas, du tout !
— Alors ça, ça ne veut rien dire ! C’est du grand n’importe quoi ton
raisonnement ! Y a plein de fratries qui ne se ressemblent pas. Elle tient peut-être
de la mère et lui du père, ou vice versa… À mon avis, tu te fais du mouron pour
rien ! Ou alors, ce n’est qu’une copine, venue là par curiosité…
Malgré les arguments de ma meilleure amie, je reste dubitative. Certes, il
n’avait pas l’air spécialement intime avec cette grognasse, mais elle, en
revanche, semblait bien plus proche de lui que moi. Je repense à ses mains aux
ongles peinturlurés sur les épaules de mon Apollon, ce n’est pas un geste
simplement amical, ça… C’est l’attitude typique d’une femme amoureuse qui
tente de séduire un homme !
Sabrina lit en moi comme dans un livre ouvert. Elle sait que ses efforts sont
vains : maintenant que je me suis mis cette idée en tête, plus rien ne me l’en
sortira.
— Et lui, tu l’as senti intéressé par elle ? reprend-elle.
— Difficile à dire… Je l’ai senti gêné, mais je suis incapable de savoir si c’est
parce qu’il m’a trouvée sur le seuil de sa porte ou parce que je l’ai en quelque
sorte pris en flagrant délit. Si tu les avais entendus rire, ça m’a fichu un de ces
bourdons !
— Laisse tomber, Aurélie… Je suis certaine que ce n’est pas ce que tu crois…
De toute façon, dans une heure, tu seras fixée. Quand il verra que c’est toi, dans
cette superbe robe rouge, il ne pourra plus te mentir !
— Non seulement il ne pourra plus me mentir, mais il est tout à fait capable de
ne pas venir. Je l’imagine bien en train de se faufiler dans la foule pour être le
plus loin possible de moi. Et moi, à la fin du concert, je serai obligée d’utiliser
les ciseaux, voire une paire de cisailles, pour enlever cette fichue robe qui me
boudine !
Sabrina rit – elle a de la chance de pouvoir le faire, elle ! – puis joue à
nouveau les consolatrices :
— Elle ne te boudine pas, cette robe ! Elle te va à merveille ! Tu seras, et de
loin, la plus belle de toute la salle ! Il va comprendre direct la chance qu’il a eue
de t’avoir téléphoné par mégarde !
— Si seulement ! Tu te rends compte, à quel point la vie est étrange ? Il y
avait une chance sur combien pour qu’un inconnu se trompe de numéro et tombe
sur moi, qu’il craque pour mes mots et mon accent et qu’il achète un
appartement juste en face du mien, ici, à Montauban alors qu’il habite à Paris ?
Hein, une chance sur combien d’après toi ? demandé-je, émerveillée par cette
incroyable coïncidence.
— Franchement, une sur six milliards… environ hein…
— Oui, on n’est pas à un milliard près…
26

La foule amassée devant l’Eurythmie est dense. Je ne vois pas comment Chris
pourrait me retrouver au milieu de tout ce monde, surtout que je ne mesure pas
une tête de plus que les autres, comme sa Léa – brutie ! Oh stop ! Il faut
vraiment que je m’enlève cette fille de la tête ! Surtout si elle n’est effectivement
qu’une amie, je vais culpabiliser d’avoir eu de si vilaines pensées à son encontre.
Je dois me concentrer sur mon bel inconnu, celui que j’attends depuis plusieurs
jours, celui qui me fait vibrer comme personne jusqu’ici. Je scrute les environs,
mais autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Mon cœur bat toujours
à tout rompre. J’ai l’impression de courir un marathon sans être entraînée. C’est
un coup à ce que je lui claque dans les bras. Si proche du but et paf…
J’en profite pour admirer ce lieu, aménagé à l’arrière de l’ancienne gare de
Montauban rendant l’environnement atypique et empli d’histoire. Il représente
un subtil équilibre entre un patrimoine datant du XIXe siècle et une architecture
moderne.
Nous sommes dans la file d’attente quand soudain, je sens le téléphone vibrer
dans ma main.

| J’ai un peu de retard, attendez-moi, je serai là juste à temps, mais je serai là.

Boudu, avec ce type, mieux vaut ne pas être cardiaque…


J’attrape Sabrina par le bras et essaye de la convaincre de laisser passer
quelques personnes afin de me permettre d’attendre mon beau brun ténébreux.
Elle rechigne un peu, laisse échapper deux ou trois gros mots, puis finit par céder
à mon désir.
Au bout de vingt minutes d’attente, nous nous retrouvons dans les derniers, ce
qui rend mon amie folle de rage, limite hystérique :
— Putain, mais qu’est-ce qu’il fout, bordel ?
Tiens, c’est presque mot pour mot la phrase que Chris a prononcée au
téléphone la première fois… avec une ponctuation de début de phrase en plus !
J’ai beau triturer mon portable dans tous les sens, il n’y a aucun message.
J’essaye de garder mon sang-froid, mais au fond de moi, je hurle de rage et
d’impatience. Je n’en peux plus, je suis au bout de ma vie ! J’ai chaud, j’ai froid,
je me sens fébrile et fiévreuse. Je ne sais plus si c’est la grippe ou la maladie
d’amour…
— Et puis, arrête de tournoyer sur toi-même en examinant chaque passant, tu
ressembles à un phare breton ! crie Sab au bord de la crise de nerfs. En plus, tu
me donnes le tournis !
La file s’amenuisant comme une peau de chagrin, je décide de relancer Chris
pour savoir où il se trouve :

| Où êtes-vous ? Il faut que je rentre. Nous sommes quasiment les dernières…

| Je suis désolé. Je suis coincé en plein centre-ville par un idiot qui bloque la rue avec sa voiture.
Entrez, tant pis, je vous rejoindrai à l’intérieur ou au pire des cas, on se retrouvera après le concert.
Je vous retrouverai, ne vous inquiétez pas, je ne vais pas abandonner si proche du but.

Dépitée, je serre le bras de Sabrina et lui enjoins d'avancer. Il ne sera pas là à


temps. Mon rêve de princesse se brise en un message. Bien sûr, ce n’est pas de
sa faute… Même si le doute s’immisce dans mon esprit. En effet, je ne peux
m’empêcher de penser qu’il était peut-être là, qu’il m’a effectivement vue, qu’il
s’est enfui comme un voleur et qu’il me baratine avec une excuse pourrie par
SMS. J’ai les larmes aux yeux, à tel point que je me félicite de ne pas avoir mis
de maquillage, même si ce n’était pas pour cette raison au départ. En y
réfléchissant bien, à quoi m’attendais-je ?
— Fiche-moi une baffe, lancé-je à mon amie.
— Quoi ? s’interroge-t-elle, interloquée.
— Fiche-moi une baffe ! Pour me ramener à la réalité ! Pour me punir de mon
incroyable naïveté ! Pour que je redescende sur Terre ! Comment ai-je pu penser
une seule seconde que tout ceci était réel ? Un mec me drague par texto,
sûrement pour faire passer le temps parce qu’il s’ennuie, et moi, j’y crois, je
tombe dans le panneau ! C’était pourtant énorme comme boniment, j’aurais pu
me douter que ce n’était pas vrai… Fabien a raison : je me suis comportée
comme une gamine ! Fiche-moi une baffe !
— N’importe quoi ! s’énerve Sabrina. Je vais te foutre une claque, devant
témoins en plus, et la police va venir m’embarquer pour violence, et je vais rater
le concert que j’attends depuis des jours ! Alors là, ne compte pas sur moi, ma
vieille ! Si tu veux, je te la mettrai plus tard, quand on sera rentré.
C’est notre tour. Je tends mon billet à la guichetière en pleurant. La dame, mal
à l’aise, le prend du bout des doigts, croyant probablement que mon émoi est dû
à la séparation avec ce petit bout de papier.
La salle est bondée et comme nous sommes entrées dans les dernières, nous
nous retrouvons complètement au fond. À travers mes sanglots, je contemple
l’immense pièce. Les gradins rouges du rez-de-chaussée ont été rétractés afin de
pouvoir accueillir un maximum de monde. À vue de nez, je dirai que nous
sommes près de trois mille personnes.
Je regarde mon smartphone, désespérée, mais seul le néant me fait face. Il m’a
bien roulée. Il ne viendra pas… Il n’a peut-être même jamais eu l’intention de
venir… Je le déteste de m’y avoir fait croire, je me déteste d’y avoir cru !
— Putain, Aurélie, tu fais chier ! À cause de tes conneries, j’y vois que dalle,
merde !
Quand elle est passablement irritée, Sabrina utilise un langage ordurier qui
ferait pâlir Bigard de jalousie.
Les lumières s’éteignent. Tandis que la foule en délire acclame le jeune trio
qui fait la première partie d’Hanoï, moi je continue de pleurer comme une
madeleine…
Tout à coup, je sens le vibreur de mon téléphone se mettre en route. Les mains
moites – au moins autant que mes yeux – je regarde l’écran, un regain d’espoir
m’envahissant. C’est lui :

| Je suis là, tout près… À tout de suite, ma douce…


27

Boum boum, boum boum, boum boum, boum boum…


Je n’entends rien d’autre que les battements fous de mon cœur encore plus
fou. Comme si tout était au ralenti, je contemple la salle, lentement pour le
trouver, mais l’éclairage ne me permet de voir que des silhouettes qui s’agitent
dans tous les sens. Il est là, quelque part, tout près, mais où ? Il ne m’a donc pas
menti. Je culpabilise d’avoir mis ses paroles en doute…
Je n’en peux plus de cette angoissante attente. L’homme de ma vie est ici, dans
cette pièce, et j’ai beau chercher partout, je ne le trouve pas. Je voudrais crier son
nom pour l’appeler, mais le bruit ambiant couvrirait ma voix fluette.
Je lui réponds dans un ultime message.

| Je suis au fond de la salle.

Pas de réponse. Il n’a sûrement pas entendu la sonnerie, trop occupé à me


chercher.
Le trio termine sa chanson et se retire tandis que l’assistance applaudit. Je fais
de même, plus par imitation que par ferveur, car mes pensées sont ailleurs, loin
de cette ambiance festive et surexcitée.
Soudain, Hanoï entre en scène. Sabrina est en transe, hurlant le nom de
Nikolaï telle une furie. Et après, c’est moi qu’on traite de gamine ! De mon côté,
je suis en transe aussi, mais pour d’autres raisons. Je veux Chris !
— Bonjour Montauban ! clame Nikolaï au micro. Vous allez bien ?
Une seule et même voix s’élève dans la salle pour acquiescer.
Les lumières se tamisent et le groupe entame sa première chanson, que
l’assemblée chante à tue-tête mais que je n’écoute pas vraiment. Le seul bruit
parvenant à mes oreilles est celui de mon cœur dans ma poitrine, rien d’autre,
absolument rien d’autre… Je me sens comme le petit chaperon rouge perdu au
milieu de la forêt, sauf que moi, je cherche mon loup salvateur.
Chris ne répond pas à mon message, ça me rend folle ! Que fait-il ?
La chanson d’intro se termine, déjà, et il n’est toujours pas à mes côtés.
— Ce soir n’est pas un soir comme les autres… poursuit le chanteur. Nous
sommes dans votre belle ville, car une personne m’a beaucoup vanté ses
charmes depuis quelques jours. Par curiosité, j’ai voulu vérifier par moi-même.
Effectivement, on ne m’a pas menti, votre ville est magnifique et je peux vous
assurer que nous reviendrons, croyez-moi !
La foule est en délire. À ces mots, je reprends du poil de la bête. Si Hanoï
prévoit de revenir, il est certain que Sabrina et moi serons les premières à
récupérer les places ! Et cette fois, hors de question d’être au fond ! La raison
reprenant le dessus, je décide de profiter de l’instant présent. Après tout, je me
trouve au concert de mon groupe préféré, dans MA ville ! Que demander de
plus ? L’homme de ma vie est là aussi, je ne dois pas m’inquiéter ainsi, on se
verra plus tard, voilà tout…
Une seconde chanson démarre, puis une troisième. Les succès que mon amie
et moi écoutons si souvent défilent pour notre plus grand bonheur : J’ai demandé
à Vénus, Petites Poupées, Alice et Plume, Un ange à côté de moi, Un singe en
été, 4 nuits par semaine… Je suis folle de joie et commence à profiter
pleinement du concert en me déhanchant et en chantant. Je suis au paradis !
Nikolaï boit une gorgée d’eau tandis que je salive en admirant sa beauté. Il est
tellement sexy, avec son style mi-gothique, mi-rocker… Je jette un coup d’œil
sur Sabrina qui bave également devant le spectacle, la bouche grande ouverte,
comme si elle était hypnotisée. Le chanteur se met à parler de nouveau, mais le
son du public couvre sa voix, ce qui le fait sourire. Il laisse quelques secondes
s’écouler afin de permettre à l’assemblée de se calmer un peu puis reprend :
— Vous allez toujours bien ?
C’est de la folie ! Nous hurlons à qui mieux mieux notre ivresse d’être ici,
avec eux. L’ambiance sur scène est apocalyptique, et c’est tout le temps ainsi
durant leurs spectacles. Nikolaï est proche de son public, ne nous prenant jamais
de haut. Il est toujours à notre écoute et à chaque concert, il fait monter quelques
groupies. Cette fois, une chose est sûre : ni Sabrina ni moi n’aurons cette chance,
car nous sommes coincées au fond de la salle. Et à cause de qui ? De ma bêtise,
juste parce que j’attendais un signe de Chris… « Il suffira d’un signe »… Jean-
Jacques, si seulement tu avais pu dire vrai…
— La chanson que je vais vous interpréter maintenant n’est pas de nous. Mais
une personne proche de moi m’a demandé de faire passer un petit message… Ce
message est pour Lili qui, m’a-t-on avoué, est une grande fan de France Gall.
Lili, cette chanson est pour vous, de la part d’un beau brun ténébreux et/ou
mystérieux.
Je n’en crois pas mes oreilles… C’est moi ! Il n’y a aucun doute possible,
cette chanson est un message pour moi, de la part de Chris ! Comment a-t-il
fait ?

Quand je suis seul et que je peux rêver


Je rêve que je suis dans tes bras
Je rêve que je te fais tout bas
Une déclaration, ma déclaration

Quand je suis seul et que je peux inventer


Que tu es là tout près de moi
Je peux m’imaginer tout bas
Une déclaration, ma déclaration

Juste deux ou trois mots d’amour


Pour te parler de nous
Deux ou trois mots de tous les jours
C’est tout

Je ne pourrai jamais te dire tout ça


Je voudrais tant mais je n’oserai pas
J’aime mieux mettre dans ma chanson
Une déclaration, ma déclaration

Une déclaration, ma déclaration

Juste deux ou trois mots d’amour


Pour te parler de nous
Deux ou trois mots de tous les jours
C’est tout

Quand je suis seul et que je peux rêver


Je rêve que je suis dans tes bras
Je rêve que je te fais tout bas
Une déclaration, ma déclaration

Je t’aime quand tu es près de moi


Je t’aime quand tu n’es pas là
Je pense à toi
Je t’aime quand tu souris

Une déclaration, ma déclaration

Je veux des souvenirs avec toi


Des images avec toi
Des voyages avec toi
Je me sens bien quand tu es là
Une déclaration, ma déclaration

Je t’aime quand tu es triste


Que tu ne dis rien
Je t’aime quand je te parle
Et que tu ne m’écoutes pas
Je me sens bien quand tu es là
2
Une déclaration, ma déclaration

La foule fredonne en chœur, alors que cette chanson date d’une autre époque
où je n’étais même pas encore née. Une multitude de bras tendus, briquet en
main, illuminent la salle de mille feux. Je regarde dans la direction de Nikolaï,
incrédule, puis je me tourne vers Sabrina qui a ses mains jointes sur sa bouche.
— C’est une de tes farces douteuses ? lui demandé-je, troublée.
Elle hoche la tête de gauche à droite, visiblement très émue.
Je ne comprends pas ce qui se passe. Chris connaît donc Nikolaï ? Mais…
comment est-ce possible ? C’est quoi cette histoire ? Cette déclaration m’est
destinée, j’ai le cœur au bord des larmes tant je suis submergée par l’émotion.
Un tonnerre d’applaudissements accompagné d’une nuée de sifflements
d’encouragement s’élève. Le chanteur baisse la tête, apparemment très troublé,
lui aussi. Puis il racle sa gorge et reprend :
— J’ai une confidence à vous faire… Mais je vous demande de n’en parler à
personne, d’accord ? C’est un secret entre nous.
Des rires fusent de toutes parts. Un secret pour trois mille personnes, ce n’est
pas banal… Il sourit de sa plaisanterie et poursuit :
— Si je suis à Montauban ce soir, c’est pour y rencontrer la femme de ma vie.
C’est une merveilleuse histoire, commencée sur un malentendu. D’ailleurs,
merci Stéphane d’être resté coincé dans les toilettes sans téléphone. Sans toi, tout
ceci n’aurait jamais eu lieu.
Le guitariste rougit de honte par la révélation très intime de son frère et se
gratte la tête d’un air gêné, ne sachant apparemment plus où se mettre tandis que
les éclats de rire reprennent de plus belle dans la foule.
Nikolaï, amusé, s’adresse de nouveau à son public :
— Mes chers amis, si jamais un jour vous restez coincés dans des toilettes,
dites-vous que vous ferez peut-être le bonheur de quelqu’un grâce à votre
mésaventure. Je disais donc, que je suis ici pour rencontrer mon âme sœur. Et
bien que cela puisse paraître invraisemblable, même si je ne l’ai encore jamais
vue, je sais que c’est elle que j’attendais depuis toutes ces années. Lili, dans
votre robe rouge et avec vos cheveux attachés en chignon… Je sais que vous êtes
dans la salle… Je vous demande de bien vouloir me faire l’honneur de me
rejoindre sur scène… s’il vous plaît…
Sa voix hésitante trahit son émotion. Tout le monde se tourne dans tous les
sens, à la recherche de Lili en robe rouge, à ma recherche… Je ne sais pas quoi
faire. Quelques chuchotements se font entendre de-ci de-là. Je suis au bord de
l’évanouissement. Je ne suis pas sûre de comprendre quoi que ce soit à ce qui se
trame ce soir…
Sabrina me donne un coup de coude et d’un regard autoritaire, me fait signe
d’y aller. Mais, je ne peux pas y aller ! Je suis pétrifiée par la peur.
Tout à coup, un homme crie :
— Lili ! Lili ! Lili !
Immédiatement suivi par une seconde voix, puis une troisième, puis une
centaine… C’est ainsi, qu’encouragée par des milliers d’inconnus, je fais un
premier pas et commence à me faufiler doucement dans la foule en direction de
la scène. Foule qui, en comprenant que je suis Lili, s’écarte lentement pour me
céder le passage en m’adressant des regards admiratifs. Les fans d’Hanoï sont
ainsi, sans une once de méchanceté, comme Nikolaï qui prône la tolérance et le
respect de son prochain. Nous sommes tous égaux. À mon passage, je reçois les
félicitations de ceux qui m’entourent. Les gens sont visiblement très attendris et
subjugués par ce qui est en train de se produire sous leurs yeux.
Je ne suis plus qu’à un mètre de Nikolaï. Il me sourit et tend son bras pour
m’inciter à venir le rejoindre. J’attrape sa main pour parvenir à grimper sur
scène.
Je suis là, à quelques centimètres de lui, aussi rouge que ma robe, mon
chignon à moitié défait tombant presque lamentablement sur le côté. Une intense
lumière se braque sur moi, m’éblouissant horriblement. Un silence pesant s’est
installé. Pourvu que ma robe ne craque pas maintenant…
— Bonsoir, ma douce… murmure Nikolaï.
Je m’étais lourdement trompée depuis le début. Christophe n’est pas Chris.
Chris n’est pas démarcheur, Chris est chanteur. Un A, un C, un E, un R, un U, un
H et pas de O… Chris est Nikolaï, qui avait sûrement pris un pseudo pour garder
son secret intact. Tout devient limpide.
Sans réfléchir davantage, je détache mes cheveux et réponds avec timidité :
— Bonsoir, mon beau brun ténébreux et/ou mystérieux…
Le petit mot d’Amandine

« éditrice ayant une idée de roman cherche auteur pour l’écrire »

Hum, me dis-je en lisant cette annonce. J’ai des tas de projets de roman, moi
aussi, et pourtant je peine à les écrire… Pourquoi donc ? Bah, peu importe !
Peut-être que ce challenge pourrait me permettre de me remotiver un peu…
C’est ainsi que, sans trop y croire, j’ai proposé ma candidature. Moi, la petite
Rebelle que je suis, souhaitais faire vivre l’histoire de quelqu’un d’autre.
Une fois que les bases furent énoncées, je me suis rapidement mise au travail.
Et c’est ainsi que les chapitres ont défilé à une allure folle, sans que je m’en
rende compte moi-même. Le plus fantastique dans tout ça, c’est que les idées
d’Astrid et les miennes se sont mariées, comme une évidence, comme si elles se
cherchaient depuis toujours, n’attendant que cette rencontre pour vivre, enfin.
Je ne peux vous quitter sans remercier une nouvelle fois mes fidèles lecteurs
(dont certains me suivent depuis mes débuts) qui me renouvellent leur confiance
à chaque nouvel ouvrage. Je vous aime de tout mon cœur et j’espère que nous
passerons encore plein de jolis romans ensemble.
Le petit mot d’Astrid

Après avoir écrit « Le choix d’une vie » et abandonné l’écriture par faute de
temps, mais aussi parce que mon cerveau pensait plus à mes auteurs qu’à mon
écriture, je continuais d’avoir des idées qui n’arrivaient pas à sortir sur papier. Je
restais toujours bloquée.
Un jour, un peu par désespoir littéraire, j’ai lancé un appel à mes auteurs
Rebelle et Amandine a répondu à l’appel (d’autres auraient aimé aussi, mais ils
avaient déjà leur roman à écrire). Je les remercie tous et, cette fois, encore plus
Amandine qui a su retranscrire à merveille l’histoire que j’avais dans la tête !
Mais d’où est venue cette histoire ?
Vous connaissez le film « Vous avez un message » avec Meg Ryan et Tom
Hanks ? Mais ce film est basé sur un film plus ancien : « The shop around the
corner » avec James Stewart. Dans ce vieux film, les deux héros font
connaissance et tombent amoureux par l’intermédiaire de lettres postales...
Ensuite, dans le film plus récent, les héros discutent via messagerie instantanée
et mails. J’ai donc eu l’idée des SMS.
Et puis j’ai voulu faire un hommage particulier à un groupe que j’adore :
Indochine ! Les fans (et peut-être les autres aussi) auront sûrement reconnus tous
les clins d’oeils trouvés par Amandine.

J’espère en tout cas que vous aurez aimé cette histoire autant que nous avons
pris plaisir à la créer. à bientôt !
Notes
[←1 ]
. Macarel : interjection du langage occitan servant à exprimer la surprise.
[←2 ]
. Textes et paroles : Michel Berger (1974). Chantée par France Gall (1976).

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