INCONNU
Amandine FORGALI
pour l'écriture
Astrid LAFLEUR
pour l'histoire
1
J’enfile en toute hâte une tenue décente, un jean et un tee-shirt, tout ce qu’il y
a de plus classique en somme. Ma garde-robe – enfin, mon garde-pantalon –
n’est pas bien grande et se compose principalement de vêtements simples et
pratiques. Contrairement à Sabrina, ma meilleure amie, je ne dispose pas de
place suffisante pour un dressing. De plus, nous n’avons pas du tout les mêmes
goûts en matière d’habillement. En effet, elle se vêt tandis que je m’accoutre.
Mais peu importe, l’important est qu’elle soit bien dans ses escarpins et moi dans
mes Converses.
Un rapide coup d’œil sur l’horloge m’indique que j’ai cinq minutes de retard.
Merci l’inconnu ! Ça m’apprendra à ne pas me laisser ne serait-ce qu’une petite
marge d’avance dans mes préparatifs. Mais il faut dire que chaque minute de
sommeil est précieuse pour moi. Quand je n’ai pas mes huit heures de repos par
nuit, mon visage ressemble plus à celui d’un zombi que d’une femme
normalement constituée. Mes matinées sont donc réglées comme du papier à
musique, et aucune fausse note n’est autorisée dans ce planning.
Je ferme mon appartement à clef et tout en enfilant mon gilet de visibilité
jaune fluo, je dévale les escaliers en sautant les trois dernières marches de
chaque étage, comme peuvent le faire les enfants parfois. Je me console en me
disant qu’avec le sport que j’ai accumulé aujourd’hui, je pourrai me passer de
ma séance de jogging après le travail. Je me coiffe d’un casque gris métallisé,
attrape mon VTT et pédale sans ménagement vers la ZAC du Futuropole. Ce
n’est pas en douze kilomètres que je vais rattraper mon retard, mais j’espère
l’amoindrir. Arrivée sur le parking de Cultura, je pose les pieds à terre avant
même l’arrêt total de mon vélo que je gare à l’emplacement prévu et auquel je
place un antivol avec dextérité. J’ouvre avec fracas la porte réservée au
personnel, à bout de souffle pour la seconde fois de la journée et complètement
sur les rotules, sans jeu de mots. Ma soirée avec Sabrina promet d’être cocasse,
car vu mon état de fatigue bien avancé à huit heures trente-cinq à peine et la
journée tumultueuse qui m’attend, je suis bien capable de m’endormir sur mon
dessert lors du dîner. Je me vois bien la tête dans la chantilly de ma crêpe au
chocolat. Le seul avantage à cette situation serait que j’aurais un masque anti-
vieillissement express. Toutefois, j’aimerais autant que possible éviter de gâcher
ma pâtisserie.
Lorsque je me dirige vers le vestiaire, je croise le regard de Jean-Yves qui se
tient droit comme un i devant mon rayon, les bras croisés sur son torse. Je lui
adresse un petit sourire mielleux auquel il ne répond pas, continuant de jouer les
vigiles de boîtes en cravate. Sauf que Jean-Yves n’en a ni la carrure ni la
physionomie. Ce gringalet est plus proche du cafard que du gorille. Cette
comparaison m’égaye et c’est en sautillant que j’arrive devant mon casier. Je
troque mon gilet jaune contre le traditionnel bleu et ajuste mon badge avec
professionnalisme. C’est un réel plaisir pour moi de travailler ici. Mes parents,
ayant leur propre cabinet comptable, souhaitaient vivement que je sois leur digne
héritière. Hélas, dès la première année de BTS, j’ai rapidement réalisé que ma
voie n’était pas celle des chiffres. Moi, je suis une artiste, je suis faite pour créer,
rêver et faire rêver ! Dépités, mais bien obligés de se rendre à l’évidence, ils
abandonnèrent leur désir de me voir devenir comptable et me laissèrent voler de
mes propres ailes. Allégée de ce fardeau, mon indépendance m’ayant dotée de
plumes majestueuses, je quittai le nid familial pour m’envoler aussi loin que je le
pouvais, c’est-à-dire de l’autre côté de la ville. Montauban n’étant pas
excessivement grand, le choc de la séparation ne fut pas des plus foudroyants et
le déménagement fut terminé en deux heures. J’avais trouvé un petit T2 à un prix
raisonnable à deux pas – de géant – de mon nouveau lieu de travail. Une
aubaine ! J’avais postulé chez Cultura avec beaucoup de détermination, mais
sans y croire réellement à cause de mon manque d’expérience dans la vie active.
La directrice toisa mon CV en fronçant les sourcils, lut ma lettre de motivation
avec intérêt, posa le tout à sa gauche et me fixa un instant, les mains jointes sur
son bureau. Au bout d’un moment, elle demanda :
— Je suis étonnée par votre cursus, mademoiselle. Votre parcours scolaire est
excellent, vous semblez faite pour les longues études. Vous êtes très jeune,
pourquoi postuler chez nous alors que votre potentiel pourrait vous ouvrir
d’autres horizons ?
Je pris une grande bouffée d’air frais et répondis sans réfléchir :
— Parce que je ne suis pas faite pour les longues études ! Je suis peut-être
douée, mais ce n’est pas moi ! Moi, je suis née pour créer, dessiner, peindre,
modeler… Depuis que votre magasin a ouvert, j’y viens toutes les semaines et je
flâne à travers les différents rayons en rêvant d’y travailler un jour. Je possède
toutes les compétences nécessaires à ce poste, je suis aimable, j’ai une excellente
communication et mon élocution est loin d’être déplorable. De plus, je suis
passionnée, et ça, c’est LE point fort de mon dossier !
Je prononçai ma dernière phrase avec tant de conviction que j’avais presque
tapé mes poings sur le bureau. Heureusement, mon self-control légendaire
m’avait permis d’éviter la catastrophe et mes doigts trouvèrent leur place sur
mes cuisses, gratouillant discrètement mon jean délavé.
— Le poste est à vous. Nous allons faire un essai de deux mois dans un
premier temps. Vous serez affectée au rayon « Loisirs Créatifs » en tant que
conseillère de vente et si tout se passe bien, nous pourrons envisager de vous
laisser organiser des ateliers créatifs. Je fais préparer votre contrat dans la
journée. Revenez me voir à la même heure demain pour la signature, si les
termes vous conviennent.
Il m’a fallu une force quasi surnaturelle pour me retenir de la prendre dans
mes bras tellement le bonheur m’envahissait. Le lendemain, je signai mon
contrat et celui d’après, j’attaquai ma première vraie journée de travail. J’étais
aux anges.
Je soupire en me remémorant cette belle époque…
— Qu’est-ce que tu fais encore là ? hurle l’insecte dans mon dos. Tu arrives en
retard et en plus, tu te permets de rêvasser et de bayer aux corneilles ?
— Désolée Jean-Yves, j’étais en train de repenser au temps merveilleux où tu
n’étais pas encore là. Allez, je me dépêche d’aller travailler, réponds-je du tac au
tac à mon chefaillon.
Mon attitude peut paraître irrespectueuse, mais je n’ai vraiment pas le choix.
Cela fait six mois que Jean-Yves a accédé au poste de chef de secteur et autant
de temps qu’il me harcèle pour que je cède à ses avances. Je ne comprends
toujours pas pourquoi il s’acharne de la sorte étant donné que je suis loin d’être
Miss Cultura ! Ses techniques de drague, toutes aussi lourdes les unes que les
autres se répètent au fur et à mesure, inlassablement. En effet, il manque
d’imagination en matière de séduction. D’imagination… et de talent…
Tandis que je m’éloigne, je sens une main agripper fermement mon épaule.
— Aurélie, attends !
Agacée, je me retourne vers le pot de colle et expire bruyamment afin de lui
montrer mon exaspération.
— Quoi, encore ?
— Je ferme les yeux pour ton retard, mais tâche d’être irréprochable
aujourd’hui. Si je surprends une autre faute de ta part durant la journée, tu seras
obligée d’être gentille avec moi, voire très gentille, si tu vois ce que je veux
dire…
Il me fait un clin d’œil et sourit de toutes ses dents jaunes, ce qui me provoque
une nausée immédiate. Ce gars croit sincèrement que sa réflexion pourrait me
donner un tant soit peu envie ? Je n’en peux plus de ce malade… Vivement qu’il
parte ! Pour l’heure, il fait le pied de grue, attendant une réponse de ma part.
L’estomac barbouillé, j’esquisse un rictus :
— Pas de soucis, Jean-Yves. N’étant pas une fille gentille, je vais tout faire
pour être exemplaire aujourd’hui. Bonne journée.
Je tourne les talons et accélère la cadence pour qu’il ne me harponne pas une
seconde fois. Bip, bip. Un SMS vient d’arriver. Une fois assurée que je suis à
l’abri des regards, j’extirpe mon portable de la poche arrière de mon jean pour
lire le message :
| Désolé pour ce matin. Pour vous avoir dérangée et crié dessus. Sachez que je suis malgré tout ravi
de cette erreur, car elle m’aura permis d’entendre votre charmante voix. À un de ces jours, peut-
être… ???? Chris
| Pas de soucis, vous êtes pardonné. Enfin presque, parce que je suis arrivée en retard au travail à cause
de vous ! Avez-vous retrouvé Stéphane ? Lili
Dès que le moment de ma pause arrive, je cours vers les toilettes pour dames
et m’empresse de rallumer mon téléphone. Sans tarder, il se met à tinter.
| Oh mince, je suis encore plus désolé d’apprendre ça. Y aurait-il un moyen quelconque de me
rattraper ? Oui, on a retrouvé Stéphane : il était coincé dans les toilettes, sans téléphone, sinon c’est
pas drôle. Il va bien. Simplement, il ne fermera plus jamais les WC à clé.
Je ris à gorge déployée, même si je ne suis probablement pas seule ici. Puis
une pensée pour Stéphane s’impose dans mon esprit, me faisant réaliser qu’une
telle situation pourrait tout à fait m’arriver également, d’autant plus que je suis
en ce moment même dans une position peu confortable. Fort heureusement, moi,
j’ai un téléphone… hé, hé, hé…
Que pourrais-je lui répliquer ? Je réfléchis un court instant et finis par trouver
une banalité quelconque :
| Pauvre Stéphane, je compatis pour sa nouvelle phobie. Il aurait mieux valu pour lui qu’il fasse ce que
vous croyiez qu’il faisait… Quant à vous, aucune chance de vous rattraper. Arriver en retard, c’est trop
grave.
| Si cela ne vous dérange pas trop, je me permets d’essayer. Je me sens tellement mal que je ne suis
pas certain d’arriver à dormir cette nuit… Il y a certainement un moyen de me rattraper, reste à
trouver lequel…
S’il savait…
| Je vous laisse réfléchir à la question alors. Mais je crois que vous risquez de ramer pendant un bon
moment…
L’heure du déjeuner est – enfin – arrivée pour moi ! Même si le cœur n’y est
pas vraiment, je suis néanmoins contente de retrouver Clémence, ma collègue
préférée. Elle ne tarde pas à se rendre compte que quelque chose ne va pas.
Rapidement, et le plus discrètement possible, car les murs ont des oreilles, je lui
relate ma matinée qui avait bien commencé pour rapidement partir en cacahuète.
La jolie brune écarquille ses grands yeux noirs et s’exclame en fronçant les
sourcils :
— Tu rigoles, là ? Tu ne vas pas te laisser faire, j’espère ?
— Tu me connais, non ? Est-ce que je suis du genre à me laisser faire ? J’ai
une petite idée, mais il faut que j’y réfléchisse à tête reposée, murmuré-je.
Puis, je hausse légèrement la voix pour que Fabienne, la langue de vipère qui
frôle le torticolis pour écouter notre conversation, puisse entendre bien
clairement :
— Et puis, il est pas mal, Jean-Yves, quand tu le regardes de plus près. En
plus, je suis persuadée qu’il a tout ce qu’il faut, là où il faut, pour envoyer une
femme au septième ciel ! Ça se voit ! Il est clairement du genre à te faire grimper
aux rideaux !
Clémence s’esclaffe sans retenue pendant que Fabienne manque de peu de
tomber de sa chaise. Puis elle chuchote :
— Je suis d’accord avec toi, il est du genre à te faire grimper aux rideaux, sauf
que c’est pour t’enfuir et non pas pour prendre du plaisir !
Nous gloussons telles deux gamines, fières de nos mesquineries. Néanmoins,
l’appétit n’étant pas au rendez-vous, je délaisse mon plat réchauffé pour rallumer
mon téléphone. Simple curiosité pour savoir si Chris a eu le courage de répondre
à mon remballage express. Bien entendu, il n’est pas masochiste à ce point et
l’écran reste désespérément vide. Je commence à regretter d’avoir réagi ainsi,
sur le coup de la colère. Qu’est-ce qui m’a pris ? Ce pauvre bougre n’y est pour
rien.
— Un problème ? s’inquiète Clémence. Tu as l’air soucieuse tout à coup.
— Non, rien… Une histoire de faux numéro et de mauvais caractère. Ça
m’apprendra à réfléchir la prochaine fois, et aussi à tourner sept fois mon pouce
dans ma main avant d’envoyer un texto. Quelle gourde !
Ma collègue ne comprend pas un traître mot de ce que je lui raconte, mais elle
a la décence de ne pas me questionner davantage, comprenant que c’est bien
inutile et que cela risque d’amplifier mon courroux.
Soudain, un tintement qui commence à me plaire de plus en plus retentit.
Comme une furie, je me rue sur l’appareil, le cœur tambourinant dans ma
poitrine. C’est lui !
| Je ne sais pas trop si vous êtes en colère ou bien si c’est un défi que vous me lancez, mais sachez
que ramer est ma spécialité. D’ailleurs, mon second prénom est rameur-man.
Je ris, soulagée de constater qu’il n’est pas vexé. J’ai eu chaud, et je vais
essayer de ne pas commettre une seconde fois l’erreur de pianoter plus vite que
mon ombre.
| Quelle coïncidence ! Mon second prénom à moi, c’est Glouglou, parce que j’ai beau ramer, je coule à
chaque fois…
Je ricane tellement je trouve que ma réponse est d’une bêtise sans nom.
Glouglou, n’importe quoi ! Âge mental : cinq ans. Hélas, au moment d’appuyer
sur la touche retour pour effacer mon message, voilà que mon doigt dérape,
laissant ma nullité s’échapper malgré moi. Je suis sur le point de pleurer, de
tristesse ou de rage, je ne sais pas trop. Je ne vois plus qu’une solution pour
remédier à mon problème : me couper les doigts !
| C’est-à-dire que je ne suis pas vraiment un mythe… Même si souvent, on me compare à une sirène tant
ma voix est enchanteresse.
1
Macarel ! Avec tout ça, j’en avais oublié mon accent clairement chantant,
mais pas enchanteur du tout.
| Bravo, vous avez l’oreille fine. Attention, car vous savez ce que font les sirènes ?
| Oui, et je vous confirme que vous êtes bien une sirène. Je crois que je suis envoûté.
| Je suis flattée par ce compliment qui me va droit au cœur. Si, bien entendu, cela en était bien un. J’ose
espérer qu’en m’imaginant sirène, vous ne me voyez pas comme un être mi-femme, mi-thon ! »
Je crois que je ne suis décidément pas faite pour le romantisme. J’ai beau faire
un maximum d’efforts, il m’est impossible d’être sérieuse au-delà de douze
mots. Je devrais peut-être quémander quelques conseils avisés à Sabrina. Elle,
c’est ce que j’appelle la vraie fifille, qui prend extrêmement soin d’elle, qui se
pomponne, d’un romantisme digne d’une collégienne aux hormones en
ébullition, et qui surtout, fait le cul de poule dès qu’elle se fait prendre en photo.
Bref, tout l’inverse de moi. L’avantage à cela est que nous ne nous sommes
jamais fait de l’ombre, chacune son style. Même si nous sommes bien
différentes, nous nous complétons parfaitement et ajoutons, chacune à l’autre, le
petit plus sans lequel la vie serait vraiment fade. Sabrina et moi, c’est un peu
comme une persillade : le persil et l’ail peuvent s’accorder à de nombreux autres
ingrédients, mais c’est ensemble qu’ils sont les meilleurs. Bien entendu, elle est
la plante aromatique et moi le condiment, cela va de soi. Elle symbolise la
douceur et moi le piquant – sauf qu’en vrai, je ne donne pas mauvaise haleine, il
ne faut pas pousser la métaphore trop loin, non plus. Elle est la sœur que je n’ai
pas eue. Nous sommes amies depuis notre plus tendre enfance et elle est présente
dans chacun de mes souvenirs. Lorsque j’ai arrêté mes études, Sabrina les a
poursuivies avec assiduité et passion. En parallèle, mes parents, qui la
considèrent comme leur seconde fille, lui ont permis d’intégrer leur cabinet afin
de valider son stage professionnel. Après huit longues années d’études et de
travail acharné, mon amie empocha avec brio son Diplôme d’Expert-Comptable,
ce qui lui valut l’opportunité de reprendre l’entreprise familiale. Mon père était
aux anges et moi aussi, la culpabilité de ne pas avoir répondu à ses attentes
s’envolant ainsi grâce à Sabrina. Bip, bip.
| Jamais de la vie ! Je ne me le permettrais pas, sinon cela ferait de moi un Anubis, mi-homme, mi-
chacal. Or, moi, je suis un gentil garçon.
| Rien ne me prouve que vous n’avez pas une queue… de poisson, bien sûr !
Je ris à gorge déployée par son trait d’humour, un peu décalé sans être
vulgaire, tout ce que j’aime.
| OK. 1 point pour vous.
| Marché conclu !
Pour Sab et moi, passer le vendredi soir ensemble dans cet établissement est
un rituel qui dure et perdure depuis près de cinq ans. Au début, nous choisissions
un restau différent chaque semaine. Jusqu’au jour – enfin, soir – où nous avons
découvert celui-ci, « Le sans nom ». Nos papilles ne s’en sont jamais remises,
comme droguées par les délicieux mets préparés par Martine. D’un commun
accord, nous avons convenu qu’il n’y en aurait pas d’autres.
— Vous avez choisi, mesdemoiselles ? demande Arnold, le patron.
— Comme d’habitude ! nous exclamons-nous d’une seule voix en riant.
L’homme sourit et inscrit nos commandes sur son petit bloc-notes.
— Je vous apporte les apéritifs tout de suite.
Il s’éloigne d’un pas alerte.
— Alors, comment s’est passée ta semaine, ma Lili ?
Je lui raconte tout en détail, surtout cette dernière journée particulièrement
tumultueuse. Ses yeux s’écarquillent lorsque je lui lis les SMS que Chris et moi
avons échangés.
— C’est dingue, cette histoire, déclare-t-elle en entamant sa salade gasconne
agrémentée de fleurs de violettes. Je trouve ça trop chou. Tu crois que ça va
durer ? Tu crois qu’il est célibataire ? Oh ! Et, tu crois qu’il habite loin ?
— Je ne sais pas, non et oui, réponds-je la bouche pleine.
Sabrina hausse un sourcil, ne semblant pas comprendre. Apparemment, je dois
faire preuve d’un peu plus de précision :
— Je ne sais pas si ça va durer, ça m’étonnerait qu’il soit célibataire et je
pense qu’il habite assez loin, vu son accent pointu…
— Oh ! D’accord ! Pointu comment ?
— Aussi pointu que la tour Eiffel ! ricané-je.
— Un parisien alors ? Arf… dommage, ça laisse peu de chances à une
quelconque histoire d’amour.
— Bien sûr que non ! Et ça tombe bien puisque ce n’est pas ce que je
cherche !
Il est un sujet sur lequel Sabrina et moi ne sommes pas du tout d’accord :
l’amour ! Elle, très fleur bleue, a trouvé son âme sœur très rapidement
puisqu’elle n’était âgée que de vingt-trois ans à peine. Le coup de foudre selon
elle, un coup de bol monstrueux selon moi. Sept ans que Julien et elle forment le
petit couple idéal ! De quoi rendre toutes ses copines jalouses. Toutes, sauf moi !
Car moi, l’amour, je ne le cherche pas. J’irai même presque jusqu’à dire que je le
fuis. Ma vie, telle qu’elle est, me convient parfaitement. Je n’ai vraiment pas
envie de me retrouver prisonnière d’un homme et d’une marmaille,
contrairement à ma sœur de cœur qui désire avoir un enfant depuis trois ans.
Afin de détourner son attention de ma nouvelle occupation, je la questionne :
— Et toi, dis-moi, tu en es où de tes essais bébé ?
Son visage s’assombrit brusquement. Je sais qu’elle n’aime pas aborder ce
sujet délicat, mais je tiens à ce qu’elle sache que je suis là en toutes
circonstances, même si je ne vis pas ce qu’elle vit. Elle hésite un instant et lâche
nerveusement :
— Le rendez-vous chez le spécialiste n’était pas concluant. On a une tonne
d’examens à passer pour trouver ce qui cloche. J’ai peur, tu sais.
Je prends sa main dans la mienne pour la rassurer :
— Je me doute, et c’est normal, voyons. Ne t’inquiète pas, je te promets que je
ne tomberai pas enceinte avant toi ! Ça te remonte le moral ?
— À moins que tu décides soudainement de faire un bébé toute seule, je crois
que tant que tu n’as pas de mec, je peux dire que je suis soulagée, oui. Merci
d’être là, et merci d’être toi.
Le reste de la soirée se déroule dans la bonne humeur et nous réfléchissons
ensemble à un plan machiavélique pour Jean-Yves…
6
Une heure du matin et Chris ne dort toujours pas, lui non plus. N’ayant pas
trop sommeil, c’est peut-être le moment d’en apprendre davantage à son sujet.
| Euh, il ne faudra pas que vous tombiez du quatrième étage alors, sinon, je vais finir dans le guide des
phénomènes de foire, catégorie : sirène aplatie »
| Il ne tient qu’à vous de ne pas me faire tomber de haut alors, laissez-moi gagner.
J’hésite un instant à répondre sur la même lancée, mais cela pourrait durer des
heures et je voudrais bien avancer un peu. Non pas que je crois à une éventuelle
ouverture, mais j’ai passé l’âge de perdre mon temps, même si cela est
distrayant.
| Paris, et vous ?
| Près de Toulouse. C’est la capitale du Tarn-et-Garonne dans laquelle sont nés les illustres Ingres,
Bourdelle et Olympe de Gouges. Il faudrait songer à venir y faire un petit tour. C’est une ville magnifique
de par son architecture, sa culture, son histoire et son environnement.
Voilà, comme à chaque fois que je parle de ma cité natale, j’ai beaucoup de
mal à m’arrêter. J’éprouve une fierté immense d’habiter ici et je crois que cela
doit se ressentir dans mon texto. De plus, je lui tends une petite perche l’invitant
à venir dans notre belle région.
| Très intéressant tout ça. Je vais y réfléchir sérieusement. Paris aussi est une ville à visiter, mais
j’avoue que le charme n’est pas aussi fort qu’ailleurs. Il manque un petit quelque chose
d’indéfinissable. Néanmoins, question culture, désolé, mais Paris est au top !
| Je le reconnais.
| Ouah, vaste sujet. Pour faire court, je suis assez éclectique niveau culture. J’aime autant Dirty Dancing
que Seven. Mais mon film fétiche est Rain Man. J’adore lire du Stephen King et ne me lasse jamais de
Gilles Legardinier dont la plume sait me divertir à chaque ouvrage. Il en est de même pour mes goûts
musicaux. À part le rap qui me hérisse les poils, j’écoute de tout. Mon chanteur préféré est Jean-Jacques
Goldman, ma chanteuse préférée est France Gall et mon groupe favori est Hanoï. Et vous ?
| Comme vous, j’aime beaucoup de choses différentes et reste ouvert. Mon film fétiche est Vol au-
dessus d’un nid de coucou, mon auteur préféré est Balzac et mon chanteur favori est Renaud. Hanoï,
ouais c’est assez sympa et engagé, j’aime bien.
| C’est plus que sympa, c’est génialissime ! D’ailleurs, j’ai mis une de leur chanson en sonnerie : J’ai
demandé à Vénus. Du coup, j’adore qu’on m’appelle !
| C’est une manière détournée de me faire comprendre que je dois vous appeler ?
Je rougis de honte ! Pas une seule seconde je n’avais pensé à cet éventuel
sous-entendu en écrivant ma dernière phrase.
| Pas du tout ! J’ai écrit ça comme ça, sans réfléchir, et vous verrez que ça m’arrive très souvent… Il faut
dire que l’heure tardive n’aide pas, non plus…
| Eh bien, personnellement, là, tout de suite, je suis plutôt du côté de ceux pour qui la journée a été
interminable et qui ne vont pas tarder à aller se coucher.
| À ce point-là ?
| Oui, je bosse dans un magasin de produits culturels et de loisirs créatifs, et les clients n’ont pas été des
plus faciles, aujourd’hui. Et vous, vous travaillez dans quel domaine ?
Sa réponse tarde à venir, tant et si bien que je me demande s’il n’est pas en
train de m’écrire un roman entier. Deux heures du matin, je bâille à m’en
décrocher la mâchoire. Je commence à m’impatienter, me persuadant qu’il m’a
oubliée. Il aurait au moins pu me dire au revoir plutôt que de me planter là,
comme ça, sans un mot ! Je suis sur le point de couper mon téléphone quand un
message me parvient :
| Ah, ah, la curiosité est un bien vilain défaut… Et pour vous punir, je vais vous laisser deviner.
Laissons tomber notre précédent marché, je vais plutôt vous proposer un petit jeu. Le but étant que
vous trouviez mon métier. Voici les règles : chaque jour, vous pourrez me proposer une lettre de
l’alphabet et je vous dirai si elle est dans ledit métier ou non. Vous n’aurez droit qu’à 5 erreurs.
Cependant, je vous laisse me faire autant de propositions de métiers que vous le souhaitez.
Mes paupières, auparavant presque closes, se mettent à battre des cils afin de
me réveiller. En effet, je crois rêver ! On se connaît depuis quelques heures à
peine et monsieur se permet de me faire une sorte de chantage. Pourquoi tant de
mystères ?
| Et si je ne veux pas jouer ? Votre métier est-il si méprisable pour que vous ne vouliez pas m’en dire
plus ?
| Que nenni. Rien d’avilissant ou d’abject, rien à cacher. C’est juste un petit jeu pour donner du
piquant.
Du piquant ? Mais enfin, du piquant à quoi ? J’ai envie de lui répondre que s’il
veut du piquant, il peut venir toucher mes jambes, mais je m’abstiens de justesse.
Il n’a pas besoin de connaître l’état de mes tibias.
| D’accord pour le pseudo-jeu du pendu. Je vous proposerai une lettre d’ici quelques heures, après une
nuit, ou plutôt matinée, de sommeil. Sur ce, je vous dis à tout à l’heure.
Je mets mon portable en veille et le dépose sur le canapé. Ce type est vraiment
étrange et même s’il a beaucoup d’humour, il a aussi quelques défauts :
contrariant, veut toujours avoir raison, bizarre, mystérieux et a apparemment un
métier douteux… Tout cela est apparu en une seule journée d’échanges de SMS,
ce n’est donc pas bon signe du tout !
C’est sur cette pensée peu optimiste que je tombe dans les bras de Morphée.
7
Il est onze heures quand mes yeux daignent s’ouvrir après un sommeil sans
rêves. Je ne suis clairement pas en avance. Aujourd’hui, comme deux samedis
sur trois, je travaille et mieux vaut que je sois en forme, car ce jour-là est
incontestablement le plus chargé de la semaine.
J’attache mes cheveux en une queue-de-cheval avec un chouchou noir en
songeant à ma conversation d’hier soir avec Chris. Je saisis mon téléphone et le
reconnecte au monde pendant que mes lasagnes surgelées décongèlent dans le
micro-ondes.
Pas de nouveau message.
Je fais la moue parce que je suis presque déçue : il ne m’a même pas dit
bonsoir. Je verse mon repas chaud dans une assiette que je pose sur le plan de
travail et m’installe sur un tabouret haut pour manger dans la cuisine. Mon
portable dans la main gauche et une fourchette dans la droite, je réfléchis à ce
que je dois faire tout en mastiquant. Est-ce que je joue à son petit jeu ou pas ?
Je grimace de dégoût, ces lasagnes sont infectes, à la limite de ce que peut
supporter mon estomac. C’est à se demander ce qu’ils ont mis dedans ! La pâte
est tellement élastique qu’il doit y avoir du caoutchouc à l’intérieur. J’ai juste
l’impression de manger un pneu arrosé de sauce bolognaise ! Je me force malgré
tout à terminer cette infâme mixture, pour ne pas gaspiller, mais je sens que la
nausée est toute proche. Une fois l’assiette vide, je la laisse tremper dans l’évier
et me sers un yaourt nature.
| Est-ce que je peux au moins savoir de combien de lettres se compose votre profession ?
| Vous êtes parfois très infantilisant, c’est agaçant. Sachez que je suis toujours très sage.
| Pardon, à vrai dire je n’en ai jamais douté. De mon côté, sachez que j’adore votre franchise. Au
fait, j’ai une incroyable nouvelle à vous annoncer : je dois me rendre sur Montauban d’ici peu,
justement pour le boulot. Peut-être aurais-je le plaisir de vous rencontrer ?
Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que ce plan ? Il m’assure ne pas connaître ma
ville et comme par hasard, il doit s’y rendre bientôt pour son travail ? Cette
histoire est de plus en plus louche, et je ferai mieux de rester prudente. Peut-être
même qu’il serait préférable de mettre un terme à tout ça au plus vite. Oups, je
dois partir si je ne veux pas arriver une nouvelle fois en retard. Avec tout ça, je
n’ai pas vraiment eu le temps d’approfondir un plan pour Jean-Yves. Il se peut
que je doive improviser pour l’instant, d’autant que je ne sais pas ce qu’il a
prévu de moche pour moi aujourd’hui.
| Qui sait…
Dans les vestiaires pour femmes, je croise Clémence qui se jette sur moi telle
une furie.
— Aloooooors ?
— Alors quoi ? réponds-je avec candeur.
— Oh, ne fais pas l’innocente. Tu en es où avec ton Chris ?
— Déjà, je t’arrête tout de suite : ce n’est pas MON Chris !
— OK… C’était un peu exagéré, mais sinon, tu en es où ?
Ma collègue trépigne d’impatience et se dandine d’un pied sur l’autre, les
mains jointes contre sa poitrine. Un peu plus et on croirait qu’elle est en train de
prier. Pourquoi est-elle aussi curieuse ? D’un coup, je réalise que, comme
Sabrina, elle fait partie de ces femmes casées depuis longtemps. Sauf que
Clémence est, en plus, maman d’une petite fille de cinq ans. J’en finis par me
persuader que la vie de famille doit être extrêmement fade pour que l’on en
arrive à s’intéresser autant aux histoires sentimentales des autres… À moins
qu’elle m’aime vraiment beaucoup, tout simplement…
Je lui narre, plus ou moins en détail, mes derniers potins, en mettant l’accent
sur l’étrangeté des messages de l’inconnu. La petite brune devient soupçonneuse,
elle aussi…
— Du coup, y a quoi comme métiers avec un A ?
— Bah, c’est quoi cette question, Clémence ? Y en a des milliers de métiers
avec un A ! Des milliers !
— Tu as déjà fait des propositions ?
— Non… pour quoi faire ?
— Tu m’as bien dit que tu avais le droit de faire autant de propositions que tu
voulais ? Donc pourquoi ne pas en faire ?
— Je ne sais pas… J’ai que des idées louches, en fait… Tu ne trouves pas ça
bizarre, toi, qu’il fasse autant de mystères pour un truc aussi banal ?
— C’est vrai. Mais, déjà, vu qu’il y a un A, tu sais qu’il n’est pas dentiste,
huissier, tueur en série ou médecin légiste, c’est pas mal, non ?
— C’est pas mal, mais c’est peut-être un piège, et il peut aussi être arracheur
de dent, dévaliseur de biens d’autrui, tueur à gages ou pratiqueur d’autopsies !
Donc, tu vois, je ne suis à l’abri de rien !
Clémence, dubitative, plonge dans de profondes pensées, me promettant de
chercher de son côté au fur et à mesure des indices.
Sur ces mots, nous retrouvons nos postes respectifs avec un entrain non
dissimulé.
Je n’ai pas encore terminé la mise en place d’un carton de pâtes à modeler que
Jean-Yves se plante derrière moi et souffle dans mon oreille de sa voix pateline :
— Bonjour Aurélie…
Sous l’effet de surprise, je sursaute et pousse un petit cri strident. Je ne l’ai pas
entendu arriver, ni même senti, ce qui est encore plus étrange.
— Hé, hé, hé, tu ne t’attendais pas à me voir, on dirait… J’espère que tu es
contente…
Je meurs d’envie de lui répondre que son haleine fétide après un repas
indigeste risque de me causer une intoxication, mais je me retiens, en prenant sur
moi. Je ne peux plus me permettre le remballage habituel. Je place donc sur mon
visage un masque hypocrite sur lequel trône un sourire permanent et me tourne
vers mon responsable :
— Jean-Yves ! Oui, je suis contente, je pense beaucoup à toi depuis hier, tu
sais…
L’homme, en confiance, se colle un peu plus à moi, pose sa main sur mon bras
et commence à le caresser. Les va-et-vient de ses doigts boudinés sur ma peau
me donnent des frissons d’horreur. En remarquant mes duvets se hérisser, Jean-
Yves se persuade qu’il me fait de l’effet.
— Hum… Je vois que tu n’es pas insensible à mes caresses… Je dois te
laisser, mais rassure-toi, tu en auras bientôt beaucoup d’autres…
Il m’adresse un clin d’œil et s’éloigne en reculant, tout en m’envoyant des
baisers invisibles en soufflant sur sa main.
J’expire par les narines, folle de rage et passablement morte de peur face à ce
pervers à l’esprit torturé.
8
| Pourquoi ?
| Surprise, surprise…
| Tout ceci est bien mystérieux, pour ne pas dire trop mystérieux… Est-ce qu’on se connaît ?
| Peut-être…
Mon cœur bat la chamade. Qui est donc cet homme ? Je fouille dans les
tréfonds de ma mémoire pour trouver un indice, si petit soit-il, qui me
permettrait de découvrir l’identité de l’inconnu. À quoi joue-t-il, bon sang ? En
plus, il y a un A dans psychopathe…
Plongée dans mes pensées profondes, je tressaute en entendant ma sonnette
d’entrée retentir. Je me lève du canapé, pose un plaid sur mes épaules afin de
camoufler au mieux ma tenue peu adéquate pour recevoir une visite. Qui cela
peut-il bien être ?
J’ouvre la porte et reste bouche bée face à la vision fantasmagorique qui se
trouve devant moi : un des hommes les plus charmants qui soient.
— Oui ? dis-je avec une voix de crécelle qui me fait honte.
— Bonjour. Je suis désolé pour l’heure tardive, mais je tiens à me présenter :
je m’appelle Christophe et je suis votre nouveau voisin !
Les yeux exorbités et la bouche grande ouverte par la surprise, je reste muette.
Devant mon attitude, le beau gosse hausse les sourcils et recule d’un pas,
visiblement prêt à s’enfuir au moindre geste suspect de ma part.
— Bon, euh… J’ai l’impression que je tombe au mauvais moment, alors je
vais poursuive mes présentations dans les autres étages… Encore désolé pour le
dérangement…
Une fois le premier choc passé, je me ressaisis à toute vitesse et tente de le
retenir encore un instant :
— Non, attendez, pardonnez-moi. Vous voulez entrer boire quelque chose ?
Au fait, moi, c’est Aurélie.
Je tends une main tellement fébrile et suante que je regrette aussitôt de l’avoir
déployée. Par courtoisie, il la serre avec un peu d’hésitation et une pointe
d’écœurement face à l’aspect humide de mon membre. Je réalise que vêtue de
mon pyjama à l’effigie de la Schtroumpfette et de mon plaid sur les épaules,
ajouté à la moiteur de ma dextre, je ressemble plus à un zombi grippé qu’à un
top model.
— Enchanté, Aurélie. Merci pour l’invitation, mais je vais continuer la visite
du voisinage avant qu’il ne fasse totalement nuit.
— Vous feriez mieux d’attendre demain, car à cette heure-ci, tout le monde est
couché, réponds-je en souriant.
— Mais, il est à peine vingt heures…
— Oui, je sais… chuchoté-je. Pour tout vous dire, je suis la plus jeune de la
résidence, non, pire, je suis la seule jeune de la résidence ! C’est pour ça que
c’est aussi calme ici. L’ambiance qui règne est plus proche de celle d’un
cimetière que d’une boîte de nuit.
Je m’esclaffe bruyamment, amusée par mon humour noir. Cependant,
Christophe ne semble pas partager ma bonne humeur et s’offusque même
carrément de mon manque d’empathie.
— Ce n’est pas drôle ! Ces pauvres gens ne méritent probablement pas un tel
manque de respect à leur égard !
Je le toise, éberluée par sa réaction disproportionnée. Il est beau, mais pas
franchement marrant, celui-ci…
— Je plaisantais, bien sûr. J’adore les petites mamies et petits papys qui
habitent ici. D’ailleurs, heureusement que je suis là pour leur rendre de menus
services quotidiens.
OK, j’exagère un tantinet, mais c’est tout ce que j’ai trouvé pour rattraper ma
maladresse.
L’homme se détend un peu. J’en profite pour ouvrir davantage ma porte pour
l’inciter à entrer chez moi. Ce n’est pas souvent que j’ai l’occasion d’avoir un
peu de compagnie, ce qui me fait penser que j’ai au moins ce point commun
avec les autres résidents. Il hésite et finit par céder, toujours par pure politesse,
sans aucun doute.
— Vous voulez boire quelque chose ? proposé-je.
— Non, merci, je ne vais pas m’attarder, car j’ai encore pas mal de travail
dans l’appart.
— Alors comme ça, vous avez acheté ce taud… ce très bel appartement ?
Je me suis rectifiée in extremis. J’espère pour le vendeur que ce monsieur a
passé le délai de rétractation, car vu l’accueil que je lui offre, digne d’un thriller,
il y a de fortes chances pour qu’il change d’avis.
— Oui, je me déplace beaucoup pour le travail, notamment sur Toulouse et
j’avais besoin d’un pied-à-terre. Je trouve cette ville charmante !
— Ah oui… Et vous faites quoi dans la vie ? demandé-je à brûle-pourpoint.
— Pour faire court, je suis commercial.
— Commercial ! (avec un A, bien sûr…) ricané-je. Et vous venez d’où ?
— Euh… de Neuilly-Sur-Seine… Pourquoi ?
— Neuilly-Sur-Seine, près de Paris ! Comme c’est intéressant !
J’ai la voix qui chevrote tant l’émotion me submerge. Il y a trop de similitudes
avec mon inconnu pour que ce ne soit qu’une simple coïncidence. Néanmoins,
vu son visage apeuré, je crois qu’il ne se doute de rien… Il n’a pas l’air de savoir
qui je suis. Cela fait donc un sacré avantage pour moi, ça ! Je tente de me calmer
tant bien que mal, mais c’est difficile. En effet, même dans mes rêves les plus
fous, je n’aurais jamais pu imaginer que Chris soit aussi séduisant. Je lui
sauterais volontiers dessus pour l’embrasser fougueusement en lui arrachant tous
ses vêtements, hélas, je risquerais de le faire fuir.
— Intéressant, parce que vous connaissez ? interroge-t-il, inquiet par mon
attitude.
— Euh… Non, non, je ne connais pas, mais j’ai une vieille tante qui habite là-
bas. Enfin, pas si vieille que ça, hein… Enfin si, mais je l’aime bien, elle aussi…
Bref…
De plus en plus anxieux, Christophe se rapproche de la sortie. Je ne le blâme
pas, à sa place, je ferais sûrement pareil… Je décide donc de le laisser
s’échapper. De toute façon, il n’est pas loin et je sais qu’on va très vite se
revoir…
— Je dois vraiment y aller, j’ai encore une tonne de choses à faire, s’excuse-t-
il en ouvrant la porte. Ravi d’avoir fait votre connaissance, mademoiselle. Au
plaisir.
C’est ça, ouais, file, mon mignon…
— À bientôt ! Et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à venir
sonner ! crié-je, muée par l’excitation.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus que sa porte s’est déjà fermée sur moi. Dans
mon élan, je ne m’étais même pas rendu compte que je l’avais suivi jusque sur
son palier. Il va falloir que je me calme vraiment, car c’est désormais une
certitude : il m’a prise pour une folle à lier…
9
Dès que je me retrouve seule chez moi, je sautille sur place en tapant des
mains. Je vais probablement déranger ma voisine du dessous, mais tant pis, je
suis aux anges !
Bip, bip. Tiens tiens, un message de Chris…
| Sinon, vous n’avez encore fait aucune proposition de métier… Comment cela se fait-il ?
| Mille excuses, je pensais que vous auriez éteint votre téléphone… Mais, peut-être attendiez-vous
de mes nouvelles ?
| Un peu, je dois bien l’admettre, mais pas au point d’attendre jusqu’à trois heures du matin.
| Vu qu’une nouvelle journée vient de commencer, souhaitez-vous proposer une autre lettre pour
confirmer votre intuition ?
| Je vous l’ai dit, j’ai un instinct terrible ! Ou peut-être que je vous ai démasqué ?
Je ne suis pas mécontente de mon petit stratagème. Les rôles sont maintenant
inversés et c’est lui qui a des doutes. Bien entendu, je ne vais pas lui avouer que
je suis sa folledingue de voisine, mais je possède une avance non négligeable sur
lui à notre petit jeu.
| Vous bluffez !
| Pas du tout !
| Prouvez-le !
| Très bien. Je crois que vous êtes un beau brun ténébreux… Je me trompe ?
| Difficile à dire… Enfin, oui, je suis effectivement brun, mais de là à dire que je suis ténébreux,
cela ferait un peu vantard de ma part, non ?
| Tout dépend si c’est ce que vous pensez ou bien si c’est ce qu’on dit de vous… Alors, dit-on de vous
que vous êtes ténébreux ?
| Ma foi, mes potes disent que je suis sympa et que je tiens bien l’alcool. Ils ne me flattent pas sur
mon physique. Quant aux filles, elles me trouvent plutôt mystérieux.
| Est-ce un point positif pour vous ? Je veux dire… Vous aimez les hommes mystérieux ?
| Ça dépend du contexte. Il y a le mystérieux qui attire, mais il y a aussi le mystérieux qui fait peur.
En fait, Chris possède les deux côtés, mais je me garde de le lui écrire.
| Pas du tout… Cependant, vous ne préféreriez pas que nous parlions au téléphone ? Cela serait plus
simple pour apprendre à nous connaître…
| Pour être honnête, je suis quelqu’un de plutôt introverti et timide, c’est pourquoi j’aime mieux
échanger par SMS… De plus, mon métier me laisse trop peu de temps libre pour une longue
conversation téléphonique.
| Je comprends. De plus, notre premier échange fut assez tumultueux, donc mieux vaut poursuivre ainsi.
La question est : combien de temps encore ?
| Je dénote un soupçon d’impatience de votre part. Seriez-vous pressée de me rencontrer, par
hasard ?
| N’étant pas d’une nature particulièrement patiente, en général, il est effectivement possible que je
veuille passer la vitesse supérieure…
| Bientôt, bientôt, je vous le promets. Pour l’instant, j’ai encore quelques petites choses à régler
avant de vous proposer un rendez-vous. Tout doit être parfait !
| Rien n’est jamais parfait. La vie n’est pas parfaite et nous ne le sommes pas non plus.
| Justement, je veux que ce moment le soit, lui. Soyez patiente et faites-moi confiance.
| Je vous demande juste quelques jours… Je pense que vous ne le regretterez pas. Pour l’heure, ma
soirée ayant été particulièrement éreintante, je vais devoir vous laisser pour que mon corps se remette
de tout ça. Mais mon esprit, lui, ne cessera de penser à vous. Bonne nuit, ma douce.
Cette fois, je laisse mon portable sur la table basse du salon et pars me coucher
dans mon lit. Il est déjà presque cinq heures du matin et je dois me reposer au
maximum, car dans quelques heures je mange chez Sabrina et Fabien, son mari.
10
| Bonjour vous, ou plutôt devrais-je dire rebonjour. Bien dormi ? Pour ma part, vous avez enjolivé
mes rêves.
| J’ai très bien dormi, merci. Je n’ai pas eu la chance de vous avoir pour compagnie dans mes songes,
mais vous avez hanté mes pensées dès mon réveil…
| Heureux de l’apprendre. Pour être honnête, vous êtes dans mes pensées également…
Par respect pour mes amis, j’avais mis mon portable en veille. En effet, je
savais pertinemment que je n’aurais pas résisté à l’envie de répondre à Chris. Le
trajet retour, pourtant très court, m’a paru durer une éternité. Maintenant que je
suis sur le seuil de mon appartement, j’ose un petit détour pour coller mon
oreille à la porte de Christophe, manière de savoir s’il est chez lui et ce qu’il fait.
Je n’entends rien, j’espère qu’il n’a pas son œil collé au judas optique, auquel
cas, ma crédibilité serait définitivement réduite à néant.
Le repas concocté par Fabien était si copieux que je n’ai pas faim ce soir. En
fait, je n’ai qu’une envie : papoter avec mon bel inconnu. Je me démaquille,
enfile mon pyjama fétiche et rejoins mon canapé, tout aussi fétiche. Allongée, je
repense à cette extraordinaire journée et cette merveilleuse surprise de Sabrina.
Hanoï à Montauban ! Comment ai-je pu louper une info telle que celle-ci ? C’est
dire si Chris me fait perdre la tête ! Ça y est ! Enroulée dans ma couverture
polaire, je consacre ma soirée au beau brun ténébreux.
| Je me lamentais de ne pas avoir de réponse de votre part et j’étais en train de préparer une
corde… Pourquoi me manquez-vous à ce point ?
| Une corde, carrément ? Un bon conseil pour la prochaine fois, sautez d’un pont, ça ira plus vite. Mais,
pas tout de suite… Pas avant que nous ne nous soyons vus.
| Je préfère ne pas répondre… Sinon vous utiliseriez votre corde tout de suite.
| Pourquoi ça ? Vous êtes en train d’écorcher quelqu’un à vif ou quoi ? Je commence à avoir peur.
Je suis courageux, mais il y a des limites à tout.
| Pas du tout, même s’il y a bien une personne que j’écorcherais volontiers, je ne suis pas encore passée à
l’acte.
| Mon responsable qui me harcèle depuis plusieurs mois pour que je couche avec lui, et qui cette semaine
a été plus loin que d’habitude…
| Tout compte fait, si vous avez besoin d’un coup de main, j’ai un éplucheur à légumes qui fait des
merveilles !
| Super ! Quand vous viendrez par chez moi, pensez à le prendre avec vous, cela nous sera très utile !
| Promis. J’attends des nouvelles de mon boss pour connaître la date de ma venue.
Pourquoi ne m’avoue-t-il pas qu’il est déjà sur place ? Peut-être souhaite-t-il
attendre un peu, pour être sûr… Mais sûr de quoi ? Une rencontre n’engage à
rien. Néanmoins, cela briserait certainement le charme qui s’est installé entre
nous. C’est dans un moment comme celui-ci que j’aimerais être une personne
plus patiente et posée. Soudain, une question me taraude. J’espère qu’il n’est pas
marié, ou en couple. Je ne sais pas trop comment le lui demander tout en étant
discrète… En même temps, s’il est marié, il y a peu de chances pour qu’il
l’avoue.
| Par mes collègues ! Je ne travaille pas seul, nous sommes une équipe. Et si votre interrogation
réelle était de savoir si je suis célibataire, ma réponse est oui ! Je ne suis pas du genre à jouer sur
plusieurs tableaux…
Ô joie, ô bonheur ! Heureusement que mes réflexes ne sont plus aussi vifs
qu’autrefois. Il aurait été dommage de massacrer un téléphone sur un coup de
tête…
| Je peux le comprendre, surtout avec le nombre de pervers qui rôdent un peu partout. Mais, je
peux vous retourner la question ?
| Je suis bel et bien seule, enfin, plutôt bien seule que belle. Non, je plaisante ! Enfin, n’allez pas croire
non plus que je manque de modestie. Ce que je veux dire c’est que je suis normale, quoi.
| Vous me faites beaucoup rire. Si vous pouviez me voir, je me marre comme une baleine ! Enfin,
n’allez pas croire que je ressemble à une baleine. Ce que je veux dire, c’est que je suis normal aussi.
Normal, c’est vite dit ! Il semble plutôt aussi cinglé que moi, le pauvre garçon.
| Alors, ba pla !
| Quoi ?
| C’est de l’occitan, cela signifie : ça va. Comment s’est terminée votre dernière histoire amoureuse ?
| Mal. Et vous ?
| Pareil.
| Vous savez, ma meilleure amie m’a fait un merveilleux cadeau aujourd’hui. Elle m’a offert une place
pour aller voir Hanoï en concert, avec elle. Ils passent sur Montauban, ce qui est assez extraordinaire et elle
a sauté sur l’occasion pour prendre les billets. J’ai tellement hâte !
| Votre amie m’a l’air d‘être adorable. Et vous semblez très proches toutes les deux. Je suis certain
que vous allez passer une super soirée ! Oups, attendez !
Tout à coup, j’entends des bruits de voix venant du palier. Ni une ni deux, je
me faufile contre ma porte et glisse un œil alerte contre le judas. Christophe est
là et il n’est pas seul ! Deux hommes discutent avec lui. Peut-être que c’est sa
fameuse équipe ? Donc, il m’envoie des messages pendant que ses copains lui
tiennent compagnie ! Pas très courtoise comme attitude ! D’un côté, c’est assez
flatteur pour moi, car cela signifie qu’il préfère ma compagnie à celle de ses
collègues, hé, hé, hé… À travers l’œilleton, je le vois tout minuscule, mais
j’apprécie malgré tout la superbe vue qui s’offre à moi. Comment un canon
pareil peut-il être encore célibataire ? Bah, après tout, ça ne veut rien dire : je le
suis bien moi-même !
Un dernier salut à ses potes et il referme la porte derrière lui. Dommage, ce fut
bref, trop bref… Et si j’allais sonner chez lui pour lui demander du sucre ? Ou
autre chose, peu importe. Tout bien réfléchi, je doute que cela soit une idée de
génie. Qui pourrait avoir besoin de quoi que ce soit à cette heure ? À méditer
pour un jour prochain.
Bip, bip.
| Je vais devoir vous laisser, à contrecœur, mais j’ai une longue, très longue journée qui m’attend
demain. J’ose vous embrasser, en tout bien tout honneur, et je vous souhaite une nuit des plus
agréables.
| Il en est de même pour moi. Je vous autorise à m’embrasser et en fais autant, si vous me le permettez.
Bonne nuit également et soyez sage si toutefois je vous apparais une nouvelle fois en rêve.
| Pardon, mais mes rêves restent ma propriété personnelle, je ferai donc ce qu’il me plaît de faire
avec vous, si toutefois vous me faites l’honneur d’y apparaître une nouvelle fois. Je ne peux que vous
promettre d’être sage si c’est votre apparition qui me le demande. À demain, ma douce.
Sur ces mots, je file me coucher aussitôt, juste pour être déjà demain…
12
Comment faire fuir un homme, même s’il est plus collant que de la glu ?
C’est très simple, ma méthode se compose de deux étapes primordiales :
aspect et odeurs !
Je commence à fouiller ma panière à linge sale pour y trouver mes vêtements
de samedi que j’enfile non sans un certain dégoût. Ensuite, je plonge mon regard
dans le miroir et constate avec satisfaction que mes cheveux luisent au niveau de
la base. En effet, ils « regraissent » tellement rapidement qu’au bout d’un jour
déjà, ils commencent à briller pour donner, au bout du second jour, la
désagréable sensation d’avoir trempé dans la friteuse. Demain, mon apparence
sera donc parfaite pour l’exécution de mon plan ! L’étape « aspect » est réglée. Il
est temps de passer à la suivante. Je délaisse mon déodorant pour aujourd’hui, à
mon grand regret, puis me rends dans la cuisine à la recherche du condiment
anti-vampires. Je dois faire preuve d’un courage sans bornes pour parvenir à
croquer les trois belles gousses d’ail que je tiens du bout des doigts, surtout en
ayant l’estomac vide. La nausée est toute proche et chaque mastication me
soulève le cœur. C’est un supplice, mais je me console en me répétant que c’est
pour la bonne cause. Toutefois, ma réputation au boulot va en prendre un sacré
coup. Pourvu que je ne fasse pas tout ça pour rien…
Je ferme mon appartement à clef quand j’entends une voix timide derrière
moi :
— Bonjour, voisine !
Oh non ! Pas ça, pas lui, pas aujourd’hui ! La main droite crispée sur la clé
dans la serrure et la gauche sur la poignée, je ferme les yeux et mords l’intérieur
de ma joue, espérant vainement que tout ceci ne soit qu’un cauchemar… Hélas,
tout est bien réel : Christophe se tient debout derrière moi, attendant une réponse
à ses salutations. Je voudrais me taper la tête contre la porte, tomber dans les
pommes, sombrer dans le coma et ne plus jamais me réveiller. Au lieu de ça, je
dois affronter la pire des situations : faire face à mon beau brun ténébreux en
ressemblant à un déchet humain…
Avec une lenteur infinie, je me retourne vers mon voisin et lui tends une main
polie – ouf, mes ongles sont propres – tout en m’empressant d’ajuster mon
casque de vélo sur ma tête pour cacher mes cheveux gras. Heureusement pour
moi, ma séance de pédalage n’ayant pas encore eu lieu, mes aisselles ne
dégagent pas encore d’effluves suspects.
— Bonjour, voisin ! réponds-je mal à l’aise. Bien dormi ?
L’homme hume l’air ambiant, puis fronce les sourcils et finit par plisser son
nez…
— Oui, merci, réplique-t-il distraitement. Vous ne trouvez pas que ça sent…
bizarre ?
Je renifle à mon tour en feignant la surprise. Évidemment que ça sent bizarre !
Ma bouche sent bizarre ! Mes vêtements sentent bizarre ! Mon corps sent
bizarre ! JE sens bizarre ! Punaise, mais comment me sortir de ce fichu pétrin ?
— Ah oui, vous avez raison ! m’exclamé-je en ramenant ma veste sur mon
nez pour éviter que les vapeurs de mon haleine parviennent jusqu’aux narines de
mon voisin. Ça sent vraiment très bizarre ! Il doit y avoir encore un des chats de
la voisine du dessus qui est mort par-là, sûrement coincé dans une bouche
d’aération… ça arrive souvent, vous savez !
— Oh, la pauvre bête, s’émeut Christophe.
— Ne vous inquiétez pas, elle en a plein d’autres, je suis sûre qu’elle n’est
même pas triste !
— Je parlais du chat ! s’offusque l’homme en me toisant avec sévérité.
— Oh oui, bien sûr, le chat… Oui, oui, pauvre bête, évidemment… C’est
désolant, en effet… Je vous prie de bien vouloir m’excuser, je dois me sauver
sinon je vais être en retard. À très bientôt, j’espère ! Et n’hésitez pas à vaporiser
l’atmosphère de désodorisant pour WC, si vous en avez ! Je ne vous en voudrai
pas !
Sans demander mon reste, je dévale les escaliers en courant. Je me laisserais
volontiers glisser sur la rambarde pour gagner du temps, mais je crains que cela
soit la goutte d’eau qui fasse fuir mon bel inconnu. Pourvu qu’il n’ait pas
remarqué que la bombe puante n’était autre que moi !
| Bonjour, vous. Ma nuit a été tumultueuse. Vous m’avez rendu une courte visite, mais vous n’avez pas
eu le temps d’aller au bout de votre dessein, hélas pour moi…
| Oh ! Je le regrette amèrement ! Je peux vous dire que vous, en revanche, vous y êtes allée, pour
ma plus grande joie…
Grr, je suis jalouse ! La tête dans mon vestiaire pour me cacher des curieux –
et à presque « m’auto-gazer » à cause des vapeurs aillées – je continue de lui
répondre, alors que je devrais déjà être à mon poste :
| Oui, c’est vrai ! Mais heureusement que ma journée a commencé ainsi, ça a largement compensé
une fâcheuse rencontre avec une dingue en début de matinée…
| Une dingue, carrément ? Vous ne croyez pas que le mot est un peu fort ?
| Je crois au contraire que le mot est faible. J’ai rarement vu une personne aussi atteinte
psychologiquement…
Oh hé ! Il ne faut pas pousser mémé dans les orties, non plus ! J’ai un petit
grain de folie, certes ; je suis un peu fêlée, c’est vrai ; mais de là à déclarer que je
suis irrécupérable – parce que c’est bien ce qu’il sous-entend – je trouve que
c’est exagéré !
| Peut-être que ce n’est pas sa faute, qu’elle a été maladroite ou qu’elle a été intimidée par votre
extraordinaire charisme, ou encore qu’elle a eu une nuit difficile…
| Rien de tout ça, croyez-moi ! Ce n’est pas la première fois que je la vois, et je peux vous assurer
qu’elle n’est vraiment pas nette ! Vous savez, les fous ne sont pas tous enfermés, loin de là ! Si
seulement vous l’aviez vue… J’espère ne plus avoir à la croiser, elle me fait presque peur. C’est un
coup à ce que je sorte mon éplucheur à légumes.
Mince alors, je lui fais presque peur… Moi qui suis si gentille, c’est un
comble !
| Je dois vous abandonner, le devoir m’appelle. Une dernière chose néanmoins : laissez votre économe à
sa place, je vous en prie ! Je refuse que vous soyez mon complice d’épluchage !
En fait, je tente juste de sauver ma peau, dans tous les sens du terme…
14
La journée fut longue, très longue. Malgré mes efforts pour me rendre
présentable, les clients ne se bousculaient pas pour demander mon aide. Pire, la
plupart allaient dans les rayons voisins pour s’enquérir auprès de mes collègues,
pourtant pas aptes à les renseigner correctement. J’hésite beaucoup à revivre un
tel calvaire demain… Sartre a dit : « l’enfer, c’est les autres ». Il avait tort,
l’enfer, c’est moi !
Tant pis, j’abandonne mon plan spécialement conçu pour Jean-Yves et je file
sous la douche. Je ne peux tellement plus me sentir que j’ai l’impression que
mon appartement se transforme en gousse d’ail géante trempée dans de la sueur !
Je vais devoir trouver autre chose ! Je reste toutefois extrêmement dépitée par
cet échec cuisant. J’ai abattu mes bonnes cartes au mauvais moment.
Enroulée dans mon peignoir, j’attrape mon téléphone et envoie un message à
Chris :
Il y a fort peu de chances pour que je me trompe sur ce coup-là, comme pour
les autres, d’ailleurs… Je suis sûre de moi et j’exulte de joie !
| Bravo ! Je commence à me demander si vous n’avez pas réellement trouvé mon métier…
| Certes, je crois avoir trouvé, mais si j’ai raison, il n’y a aucune honte à faire ce que vous faites. C’est un
métier comme un autre… Et finalement, nous faisons quasiment la même chose, sauf que je ne me déplace
pas…
| Parfaitement ! Vous travaillez dans un magasin de produits culturels et de loisirs créatifs et votre
responsable est un pervers ! J’ai créé une pièce qui vous est spécialement dédiée et dans laquelle, je
colle au mur toutes les infos vous concernant que je récolte au fur et à mesure. Cela me permet de ne
rien oublier. Bientôt, je mettrai votre photo au-dessus d’un autel et je ferai brûler des bougies tout
autour, en signe d’idolâtrie.
| Euh… vous savez, je me demande si finalement vous n’êtes pas plus proche de la personne de ce matin
que vous ne le pensez…
Je le dévisage, incrédule. Son air narquois en dit long sur ses pensées : il a été
maladroit comme moi, c’est-à-dire pas du tout ! Il m’a rendu la pareille en me
mentant, tout comme je lui ai menti. Je peux comprendre sa réaction, j’ai quand
même presque troué sa porte, mais de son côté, il pourrait faire preuve
d’indulgence, car mon pied est si mal en point qu’on frôle l’amputation.
Christophe se relève et s’excuse :
— Ne bougez pas. J’ai un message urgent à envoyer, je reviens vers vous dans
une minute.
Il retourne dans sa cuisine. En me contorsionnant un peu – à la limite de la
dislocation en réalité – j’arrive à l’apercevoir. Un large sourire illumine sa
figure. Il semble heureux d’envoyer ce fameux message. J’ose espérer que ce
dernier m’est destiné. Tout à coup, je réalise que s’il me parvient, mon téléphone
va se mettre à sonner, ce qui risque fort de lui mettre la puce à l’oreille.
Rapidement, je tâte mon corps à la recherche de l’appareil. Je dois l’éteindre de
toute urgence !
— Quelque chose ne va pas ? demande Christophe, perplexe.
Je cesse ma palpation corporelle immédiatement et tandis que je le regarde
l’air ahuri, mes mains sur ma poitrine, je prends conscience que mon téléphone
est resté sur mon canapé.
— Je… Je… bégayé-je.
— Ouiiii, vous… vous ? se moque-t-il.
— Je… cherchais… mon… mes… clefs de voiture ! réponds-je
précipitamment.
— Vos clefs de voiture ? Sur votre pull ? Vous êtes venue chez moi à pied,
forcément, et vous cherchez vos clefs de voiture sur votre poitrine ?
Mon Dieu, mais faites que ça s’arrête ! En temps normal, je suis pourtant une
personne saine d’esprit, pleine d’humour, respirant la joie de vivre, et assez
intelligente, enfin, normale quoi ! Or, dès que Christophe est dans les parages,
j’ai la sensation de ne plus être moi-même. J’ai l’impression qu’une autre
femme, un peu nunuche et gaffeuse s’empare de mon corps et s’en amuse pour
me torturer ! Dès que je suis près de lui, chacune de mes paroles n’est qu’une
suite d’inepties plus incohérentes les unes que les autres…
— Je sais que les apparences sont trompeuses, mais ce n’est pas ce que vous
croyez ! tenté-je de me défendre.
— Et qu’est-ce que je crois ?
Les bras croisés sur son torse, mon charmant voisin m’observe, attendant
impatiemment une réponse plausible cette fois.
— Vous… croyez certainement que je… procède à des… attouchements… sur
ma propre personne… Mais c’est totalement faux ! Je ne fais pas ce genre de
choses ! Ah ça non, alors ! Jamais !
Je bats l’air d’un geste de la main, feignant l’écœurement absolu. L’homme
hausse un sourcil et déclare, un sourire au coin des lèvres :
— En fait, je croyais que vous aviez de l’urticaire, probablement causée par
une allergie à la peinture, mais votre version est originale, même si elle n’est pas
très convaincante. Quant à votre supposition, elle est… intéressante…
De l’urticaire ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
— C’est vrai que maintenant que vous le dites, ça me démange un peu… dis-
je en grattant mon cou du bout des doigts. Mais je ne voulais pas vous paraître
impolie en insinuant que votre appartement est urticant, vous comprenez ?
Dubitatif, il secoue lentement sa tête. Afin de ne pas lui laisser le temps de
cogiter davantage, je lance à brûle-pourpoint :
— Sinon, il est super-chouette votre appartement ! Et, vous avez accompli un
sacré boulot de rénovation ! Vous me faites visiter ?
Ne s’attendant pas à une telle demande, Christophe hésite. Il semble craindre
un piège de ma part, or, ce n’est que de la simple curiosité, juste pour voir s’il a
réellement une pièce dédiée à ma personne, et aussi pour voir sa chambre, mais
bon… Je ne peux lui avouer aucune de ces deux raisons… J’invente donc un
prétexte :
— Je dois reconnaître que j’avais visité ce logement lorsqu’il était à vendre. Je
l’ai trouvé très sympa, mais étant seule et peu bricoleuse, je n’ai pas donné suite.
Quand je vois ce que vous avez fait à cette pièce, je suis curieuse de voir la
transformation du reste de l’appartement… Ce doit être un véritable petit bijou !
Pour l’encourager à accéder à ma requête, je souris de toutes mes dents, mais
Christophe reste de marbre, complètement insensible à mon charme :
— Le reste de l’appartement est resté tel que vous l’aviez vu. Je n’ai pas
encore eu le temps d’y faire quoi que ce soit.
— Oh, je vois… répliqué-je, déçue. Bon, vous m’inviterez à votre crémaillère,
alors ?
L’homme fronce les sourcils, visiblement agacé par mon arrogance.
— Je vous raccompagne, dit-il enfin.
Frustrée, je me lève et me dirige vers la sortie – chaussure et chaussette à la
main – en titubant à cause de mon orteil enflé et douloureux.
Mon voisin ouvre sa porte et tend un bras dans la direction du couloir afin de
m’inviter, sans un mot, à sortir de chez lui. Une fois sur le pas de la porte, je
m’apprête à rentrer chez moi quand il m’interrompt dans mon élan :
— Attendez !
Mon cœur tambourine comme un fou dans ma poitrine. Christophe a sûrement
un soupçon de remords, ou de regrets, ou les deux ! Je ferme les yeux, ravie de
cette nouvelle issue tant souhaitée. Il a enfin ouvert les siens, réalisant que nous
sommes faits l’un pour l’autre. Mon cerveau est en effervescence et j’aimerais
que ce moment dure éternellement ! Je ne sais comment le rendre inoubliable…
il nous faudrait un peu de musique douce et une lumière tamisée, mais je risque
de briser la magie de l’instant si je lui demande d’allumer la radio pour y trouver
« I will always love you » de Whitney Houston. Donc, je m’abstiens.
— Aurélie, s’il vous plaît… supplie-t-il dans mon dos.
Je le sens tout proche derrière moi. Son parfum, mélange de musc et de
peinture acrylique, m’enivre. Mes jambes flageolent, je suis sur le point de
défaillir. Rrrrr, je le veux, là, tout de suite ! Le nœud dans ma gorge m’empêche
de parler. Je prends un grand bol d’air frais pour me donner le courage de ne pas
m’évanouir quand il va m’embrasser.
— Aurélie… insiste-t-il… J’ai oublié de vous donner…
— Un baiser ? le coupé-je en me retournant vivement, la bouche en cul de
poule, prête à accueillir ses lèvres sensuelles.
Christophe recule d’un pas, les yeux exorbités de peur, les mains tendues
devant lui pour me maintenir à bonne distance.
— Non ! répond-il. Le sucre !
Le sucre… bien sûr… Quelle sotte, mais quelle sotte !
Prise de panique, je lui arrache le paquet des mains et m’enfuis chez moi en
sautillant sur mon seul pied valide.
Prochain objectif : la construction d’une cave, suffisamment profonde pour
m’y enterrer à chacune de mes gaffes, c’est-à-dire, six fois par jour !
16
| Est-ce moi qui vous rends fou ou bien l’étiez-vous déjà avant ?
| Je peux affirmer avoir été quelqu’un de tout à fait normal avant de vous rencontrer
virtuellement. Or, désormais, je suis de plus en plus dément. C’est de votre faute, vous me rendez
dingue… de vous.
| Vous êtes-vous déjà imaginé que vous pourriez être extrêmement déçu en me voyant pour de vrai ?
| Non, jamais. Pourquoi cette question ? Vous pensez que vous pourriez être déçue, vous ?
Une boule se forme dans ma gorge. Bien sûr que je ne pourrai jamais être
déçue, puisque je connais déjà son identité, contrairement à lui qui ne connaît
pas la mienne. Comment le faire réfléchir à la question ?
| Non, pour ma part, je sais parfaitement ce que je veux et je sais que je ne pourrai jamais être
désenchantée en vous voyant. Mais je ne peux pas l’expliquer, j’en suis sûre, c’est comme ça. Néanmoins,
j’aimerai tout de même que vous réfléchissiez à cela de votre côté. Demandez-vous : et si elle n’était pas
celle que je crois ?
| Je ne crois rien, je ressens, c’est différent. J’écoute mon cœur et il me pousse vers vous un peu
plus chaque jour. Pour l’instant, il ne bat que dans l’espoir de vous voir en vrai, sans rien attendre en
retour, sans rien s’imaginer. Il sait que cela sera merveilleux. Dès le premier coup de fil, j’ai su que
c’était vous que j’attendais.
En lisant ces mots, une forte envie de pleurer s’empare de moi. Je n’arrive pas
à le raisonner. Il me prend réellement pour la princesse charmante. S’il savait…
Mes doigts tremblent tellement que je peine à lui répondre :
| Je l’espère.
| Pourquoi tant d’inquiétudes soudainement ? Que s’est-il passé pour que vous soyez si méfiante
quant à notre avenir ?
| Je ne suis pas méfiante, je suis réaliste, ce n’est pas pareil. On ne se connaît pas tant que ça finalement,
voire pas du tout. Et pourquoi ne pas me dire votre métier ? Pourquoi tant de secrets ?
| Je suis désolé que les doutes vous assaillent de la sorte. J’ai l’impression que vous êtes très
chagrinée ce soir et que c’est en partie ma faute. Malgré tout, je préfère poursuivre mes mystérieuses
cachotteries pour le moment. Vous comprendrez dans quelques jours. Pour l’heure, je ne peux pas
vous en dire plus. Au fait, à ce propos, on a eu une réunion avec notre boss ce matin et il nous a donné
la date de notre venue sur Montauban.
| Vous êtes bien impatiente ! Allez, je vous le dis parce que je crains le pire sinon : je viens dans…
dans… dans… quatre jours très précisément ! Mais attention ! On ne pourra se voir qu’après mon
travail, j’espère que vous comprenez.
| Bien sûr que je comprends. Si vous pouviez me voir, je n’arrête pas de sauter de joie. Quel bonheur !
Vous savez vers quelle heure vous serez libre ? Il faut que je regarde mon planning pour voir si je serai
disponible en même temps que vous.
| Difficile à dire, mais je pense que vers les vingt et une heures, ça devrait être bon. Ça ira pour
vous ?
| Je suis navrée, je viens de réaliser que je ne serai pas disponible ce soir-là. Je serai au concert dont je
vous avais parlé…
| Oh, je ne savais pas que ça tombait ce jour-là… Je ne vous cache pas ma déception… Croyez-
vous que je puisse prendre une place moi aussi ? Ainsi, nous pourrions nous y rendre ensemble ?
L’idée est merveilleuse, mais irréalisable étant donné que toutes les places sont
vendues depuis belle lurette. Pourtant, cela aurait été tellement romantique !
| Impossible. Il n’y en a plus… Je suis déçue moi aussi… Vous serez encore là le lendemain ? Parce que
je ne travaillerai pas, donc nous pourrions passer une journée entière ensemble ! Si vous êtes d’accord…
| Hélas, en général, nous partons le lendemain matin… C’est quand même incroyable ce mauvais
karma qui m’entoure ces jours-ci…
À qui le dit-il ? S’il savait que le mauvais karma ne vient que de moi… Je
sens une immense déception dans son message et cela m’afflige encore plus. Je
meurs d’envie de lui avouer que je suis juste là, à seulement quelques mètres de
lui et qu’il est inutile d’attendre plus longtemps. Mais si je lui disais le fond de
ma pensée, je risquerais de saboter sa petite surprise. Ayant fait suffisamment de
dégâts comme ça, je continue donc de jouer l’innocente.
Je réponds, au bout d’un moment de réflexion.
| Peut-être est-ce simplement le sort qui s’acharne sur nous pour que nous ne nous rencontrions jamais…
| Je ne crois pas en tout ça ! Vous savez, je suis très téméraire et je n’abandonnerai pas aussi
facilement ! Je vais trouver un moyen de conjurer cette malédiction, croyez-moi !
| Je ne le sais pas encore. Je vais déjà commencer par demander à mon grand manitou s’il veut
bien me lâcher un peu plus tôt. Ainsi, je pourrais éventuellement vous voir avant le concert ? Enfin, si
vous êtes libre à ce moment-là…
Le fait qu’il ne baisse pas les bras me procure une joie absolue. Après nous
être mutuellement souhaité une bonne nuit, je file en cuisine. Il se fait tard, mais
j’ai un gâteau à préparer…
17
Je viens tout juste d’enfiler mon gilet que Jean-Yves me saute littéralement
dessus, tel un chien affamé qui se rue sur un bout de viande. La comparaison
étant plutôt bonne puisque mon responsable est un mort de faim et que j’ai le
sentiment de n’être que de la chair fraîche pour lui. Si seulement il m’avait vue
hier, il aurait pu constater que la bidoche que je suis n’est plus vraiment de toute
première fraîcheur… Hélas pour moi, aujourd’hui, je suis sur mon trente-et-un.
— Bonjour Aurélie, susurre-t-il à mon oreille.
Il enserre ma taille de son bras, comme s’il voulait m’enlacer. Ma main
tremble, prête à riposter en cas de geste déplacé. L’homme semble impatient,
presque fiévreux d’excitation. J’ai l’impression qu’il parsème de-ci de-là des
phéromones visant à m’attirer sexuellement. Sincèrement, il pourrait pisser un
peu partout que cela aurait exactement le même effet sur moi. Ce type me
répugne !
— On se voit ce soir, ma caille ? murmure-t-il.
— Je ne suis pas du gibier ! Et puis, je ne peux pas ce soir, Jean-Yves, j’ai des
choses à faire…
— Mais moi, j’ai des choses à TE faire ! Et ça sera bien mieux que ce qui
t’attend, crois-moi !
Il sort sa langue d’entre ses dents et la remue de gauche à droite – encore une
similitude avec le canidé, à part le sens du mouvement. Son message subliminal
est on ne peut plus clair, et imaginer son muscle visqueux sur moi me fiche les
tripes en vrac. Il ne manque plus qu’un filet de bave s’installe au coin de sa
bouche pour que je lui vomisse dessus. Quel gros porc ! Et j’insulte le porc en
disant cela ! N’y tenant plus, il reprend :
— Je n’ai pas arrêté de penser à toi, tu sais… J’ai même failli venir chez toi,
mais un connard de pote est venu se taper l’incruste ! J’étais chaud bouillant, et
je le suis encore, d’ailleurs. J’ai été obligé de me satisfaire autrement, mais
rassure-toi, tu étais dans chacune de mes pensées. Viens, que je te fasse visiter
mon bureau sous tous ses angles ! Je vais te montrer de quoi je suis capable ! Je
vais te faire ta fête !
Je tente de reculer un peu pour m’extirper de son étreinte, mais sa poigne est
trop ferme et je n’arrive pas à bouger d’un pouce.
— Non, je n’ai pas le temps, Jean-Yves, j’ai du boulot qui m’attend. Lâche-
moi, s’il te plaît, je dois vraiment y aller.
— Je t’ordonne de faire une pause ! Viens ! Je sais que tu en as autant envie
que moi ! Viens, je te dis !
Il m’attire davantage vers lui, les yeux exorbités. Je voudrais crier, mais je suis
paralysée par la peur. Je suis si proche de l’animal en rut que je sens son envie
grossir entre ses jambes contre ma cuisse. De sa main libre, il caresse mes
cheveux puis les empoigne durement pour me maintenir captive :
— Tu es si belle, poursuit-il. Viens avec moi, je sais que tu en as envie aussi,
ça se voit. Je ne vais pas te faire de mal ! Je ne vais te faire que du bien ! Depuis
le temps que j’attends ça…
J’ai beau chercher de l’aide dans les environs, les rayons les plus proches sont
déserts. C’est à croire que Jean-Yves a emprisonné le reste du personnel et les
clients avec ! Mon cœur s’emballe, je suis tétanisée et au bord de
l’évanouissement, ce qui finalement serait certainement le mieux qui pourrait
m’arriver à cet instant précis.
— Tu es à moi, marmonne l’aliéné. Enfin ! Tu es à moi, rien qu’à moi !
Son visage se rapproche dangereusement du mien. Quand sa bouche ne se
trouve plus qu’à quelques centimètres de la mienne, il commence à l’ouvrir pour
m’embrasser de force. Désormais, j’ai une vue imprenable sur son larynx. Je ne
parviens plus à respirer, j’ai l’impression que mon cœur s’est arrêté de battre.
Mes pulsations ralentissent, je ne maîtrise plus rien, aucun de mes muscles ne
daigne m’obéir. C’est donc ça, la mort ?
L’homme déploie sa langue gluante pour l’introduire dans ma bouche. Tout à
coup, sans que je comprenne comment ni pourquoi, mon cerveau reprend le
contrôle, enfin presque, car tandis qu’il avait ordonné à ma main de gifler la joue
de l’assaillant, c’est mon poing qui a réagi. Ce dernier s’abattant sans le moindre
ménagement sur le nez du détraqué sexuel.
Ne s’attendant pas du tout à une telle réaction de ma part, Jean-Yves lâche
prise pour maintenir son nez ensanglanté dans ses mains jointes. Mon cœur se
remet à cogner puissamment dans ma poitrine, ma respiration s’accélère, je
revis !
— Qu’est-ce qui t’a pris ? T’es complètement cinglée, ma pauvre fille ! hurle-
t-il à qui mieux mieux.
Évidemment, à ce moment-là, une foule se crée autour de nous et un brouhaha
commence à se faire entendre. Où étaient ces gens lorsque j’avais besoin d’eux ?
Pourquoi sont-ils là, maintenant ?
Jean-Yves se met à genoux, les larmes aux yeux. Sa chemise, auparavant d’un
blanc immaculé, se drape d’un voile rouge à toute vitesse. L’ange devient
démon.
— Vous avez vu ? s’écrit-il. Elle m’a frappé !
— Je… je… bégayé-je impuissante, je me suis… seulement défendue !
— Elle m’a pété le nez, cette furie ! Elle m’a pété le nez ! Vous avez vu, n’est-
ce pas ? geint l’homme à terre. Vous voyez bien que je ne lui ai rien fait ! Elle
n’a rien, elle !
Quelques personnes s’attroupent à ses côtés pour lui venir en aide, d’autres me
toisent méchamment, prêts à me fustiger avant de m’envoyer à l’échafaud. Le
monde tourne à l’envers, mon univers si parfait s’effondre comme un vulgaire
château de cartes. Les chuchotements se transforment en vils reproches à mon
encontre. Je suis la bête à abattre. Je suis le loup dévoreur d’agneaux. Je suis
coupable !
Prise de panique, je m’enfuis à toutes jambes vers les vestiaires où je me
réfugie pour pleurer, recroquevillée dans un recoin, ne souhaitant plus qu’une
chose : que tout ça s’arrête !
Une demi-heure plus tard, Clémence entre dans la pièce et me trouve toujours
repliée sur moi-même. Elle s’agenouille à mes côtés et tente de comprendre ce
qu’il s’est passé avec l’infâme. Elle sait parfaitement qu’il me harcèle depuis des
mois. Elle sait aussi que cela s’amplifie depuis quelque temps, atteignant des
proportions démesurées et inacceptables. Lorsque entre deux sanglots je lui
raconte l’événement venant de se produire, elle écarquille ses grands yeux noirs
et essaye de me consoler :
— La directrice souhaite te voir. Elle voudrait connaître ta version des faits. Je
lui dirai, moi, que ce grand malade te fait du rentre-dedans !
— Mais tu n’as rien vu ! crié-je à bout de forces et excédée. C’est ma parole
contre la sienne. Sauf que là, on a la preuve que je lui ai collé un pain !
Ma collègue baisse la tête en signe de dépit puis hausse les épaules, prise d’un
fulgurant espoir :
— On peut toujours essayer ! Il est hors de question que ce salaud s’en sorte à
si bon compte ! Et si personne ne nous écoute, je te jure que je le castrerais moi-
même, avec le coupe-ongles s’il le faut !
Face à sa motivation et ses encouragements, je me relève, sèche mes larmes et
me prépare à affronter la direction…
19
— Entre !
L’ordre intimé sévèrement me fait froid dans le dos. Je voudrais repartir, mais
Clémence me retient, une main chaleureuse dans mon dos.
— Vas-y ! Ne t’inquiète pas, je suis là, je reste avec toi. Je suis ton alliée, tu
n’es pas seule !
Sa voix rassurante et paisible contraste avec celle, stricte et autoritaire, de ma
supérieure. Je tremble comme une feuille prête à tomber de son arbre un jour
d’automne.
Timidement, je pénètre dans le spacieux bureau dans lequel m’attend Liliane,
la directrice du magasin. Sous ses airs empreints de dureté, elle est une personne
humaine, impartiale et juste. Malgré tout, je n’ai aucune idée de ce que lui a
raconté son bras droit, donc je reste méfiante quant à la suite. Ce magasin est
comme une grande famille, mais comme dans toutes les familles, il y a aussi des
traîtres et des faux-semblants. Liliane se lève de son fauteuil, se dirige vers moi
et m’invite à m’asseoir d’un geste de la main tandis qu’elle demande à Clémence
de nous laisser seules. Ma collègue bredouille une tentative de refus, mais le
regard glacial de la dirigeante la convainc de ne pas protester davantage. À
contrecœur, l’air abattu et désolé, elle s’exécute, ayant sans doute le sentiment
d’avoir failli à sa parole, même si je sais qu’il n’en est rien. La directrice
s’installe face à moi et joint ses mains du bout des doigts.
— Je t’ai convoquée afin d’avoir ta version des faits.
Les mots me manquent et je peine à aligner deux phrases d’affilée sans
sangloter. Les mains moites et la vue brouillée, je tente toutefois de narrer, pour
la seconde fois, le très fâcheux épisode.
Une fois mon récit terminé, Liliane s’adosse à son siège et virevolte
légèrement, en proie à d’énormes doutes.
— Ce n’est pas du tout ce qu’il m’a raconté, tu t’en doutes bien. Pour tout te
dire, c’est presque la version contraire qui a été exprimée.
Stupéfaite par cette révélation, je cligne des yeux, horrifiée.
— C’est-à-dire ? demandé-je.
— Eh bien, il affirme que c’est toi qui lui as fait des avances il y a quelques
jours et que face à son refus, tu as fait preuve d’indiscipline. Selon lui, tu serais
jugée inapte au travail en équipe à cause de ton refus de l’autorité.
— Mon refus de l’autorité ? m’insurgé-je en me redressant. L’autorité, comme
toute autre chose, a ses limites. Je ne refuse jamais un ordre à condition qu’il
fasse partie de mes attributions et qu’il reste légitime. Si refuser l’autorité est de
ne pas céder aux fantasmes sexuels de son supérieur, alors oui, on peut dire que
j’ai un gros problème de refus de l’autorité, en effet !
D’un seul coup, je retrouve ma force pour protester. En y réfléchissant, si la
hiérarchie accepte ce genre de comportements au sein de son entreprise, cela
signifie qu’il est temps pour moi d’en partir. Liliane tente d’apaiser la tension qui
s’installe :
— Je n’ai pas dit ça ! Je te prie de rester calme et courtoise, et de te rasseoir
aussi. Je suis indulgente, mais ne prends pas le mauvais chemin, celui de la
rébellion irréfléchie. L’événement qui vient de se produire est suffisamment
grave pour que je le prenne très au sérieux. Pour l’heure, je n’en suis qu’à
recueillir vos versions réciproques, sans prendre le parti de l’un ou l’autre. Crois-
moi ou non, je ferai le nécessaire pour mettre à jour cette histoire et s’il s’avère
que tes dires sont exacts, Jean-Yves ne sera pas près de remettre un pied ici de
sitôt ! Et la sanction sera exemplaire, fais-moi confiance ! Néanmoins, il en sera
de même pour toi si ton récit est inexact. Suis-je bien claire, Aurélie ?
— Parfaitement claire, Liliane, réponds-je en me rasseyant, un nœud dans la
gorge.
— D’ici que la lumière soit faite, je vous mets à tous les deux une mise à pied
conservatoire immédiate d’une durée de trois jours qui prend effet tout de suite.
Cela me permettra de mener l’enquête afin de déterminer lequel d’entre vous dit
la vérité. Vous recevrez un courrier par lettre recommandée pour notifier tout
cela, puis à votre retour nous aurons un entretien durant lequel nous prendrons
les mesures disciplinaires requises en fonction du résultat de l’enquête.
Maintenant, rentre chez toi et tâche de te reposer.
— Mais…
— Rentre chez toi, Aurélie, c’est un ordre ! me coupe-t-elle. Ne donne pas
raison à Jean-Yves en ne t’y soumettant pas.
Penaude, je quitte la pièce sans un mot de plus. Je pars récupérer mes affaires
dans mon placard sans lever la tête afin de ne croiser aucun regard accusateur.
Le moral dans les chaussettes, je rentre chez moi, avec l’infime espoir de
trouver du réconfort auprès de Chris…
Sitôt rentrée, je me vautre sur mon lit et continue d’évacuer les quelques
larmes qu’il me reste. Une trentaine de minutes plus tard, j’allume mon
téléphone.
| Bonjour mon beau brun ténébreux. La nuit fut calme et reposante, contrairement à ma journée qui fut
un fiasco total !
| Le mot est faible… Il a tenté d’aller encore plus loin, cette fois, en voulant m’embrasser de force en
utilisant des mots presque vulgaires. J’ai dû lui donner un coup de poing dans le nez pour m’en débarrasser.
Évidemment, il n’y avait aucun témoin et cet abruti est allé se plaindre auprès de la direction. Résultat : une
mise à pied pour nous deux en attendant de connaître la vérité. Désolée pour mon roman, j’en ai gros sur la
patate…
| Je ne peux que comprendre ! Ce gars m’a tout l’air d’avoir besoin de plus qu’un simple
éplucheur à légumes pour lui faire sa peau (sans jeu de mots). Souhaitez-vous que je m’équipe d’un
outil supplémentaire ? J’ai en ma possession un malaxeur de professionnel, avec des lames bien
tranchantes. Je pense qu’au bout de ma perceuse, cela pourrait faire des miracles ! Qu’en pensez-
vous ?
| Ouiiiiiiii ! En fait, je suis super outillé donc j’ai tout ce qu’il faut. Sinon, on peut aussi lui planter
des clous par-ci par-là en fonction de notre humeur… J’ai des clous et j’ai un marteau !
| Excellent ! Et moi, j’ai une pince à épiler ! Je pense que si on lui arrachait les poils un par un, y compris
ceux de sa barbe, ça pourrait être douloureux, non ?
| Vous êtes beaucoup trop gentille ! Vous avez une fourchette, sinon ?
| Que nenni ! On attache votre harceleur en position semi-assise au-dessus d’une chaise sur
laquelle on colle une fourchette. Ainsi, dès qu’il veut s’asseoir, les dents se plantent dans ses fesses !
Pas cher et efficace !
| Bon, OK, je crois qu’on va s’arrêter là, parce que ma nuit risque d’être cauchemardesque avec toutes
ces horreurs. Je suis très sensible, vous savez ?
| C’est bien ce qu’il me semblait. Enfin, j’espère tout de même que vous avez retrouvé le sourire.
Au fait, quelle est votre lettre, aujourd’hui ?
| Le R ! Oui, je vais mieux. Merci de m’avoir remonté le moral grâce à vos suggestions diaboliques.
| Le R ? Bien joué ! Encore bravo ! Je dois vous laisser, hélas… J’ai encore du travail qui m’attend.
On se recontacte demain ?
| Oui, quand vous voulez ! Je vais avoir tout mon temps, demain, et après-demain, et après après-demain.
| Très bien. Dès que j’ai cinq minutes de libres, je vous bipe. Bonne journée, ma douce, à
demain…
| Bonjour, ma douce Lili. Comment allez-vous ? Je ne cesse de penser à vous, à tel point que mon
travail s’en ressent. Rassurez-moi en me disant que tout va bien de votre côté.
| Bonjour Chris. Rassurez-vous, tout va bien. Votre réconfort et vos mots m’ont été d’une aide précieuse.
J’ai confiance, la vérité éclatera au grand jour tôt ou tard.
| Je suis soulagé. Je vais peut-être arriver à faire enfin quelque chose de potable aujourd’hui.
Je ris. J’espère qu’il ne s’est pas trompé dans la couleur en peignant ses murs,
ou autre étourderie qui l’obligerait à recommencer son dur labeur. Les jours qui
me séparent de notre « vraie » rencontre s’éternisent, même si je n’ai jamais été
aussi près du but.
| Bien sûr !
| Raté.
Quoi ? Comment ça, raté ? Qu’est-ce qu’il raconte ! Ce n’est pas possible…
| Pour tout vous avouer, j’étais totalement persuadée d’avoir trouvé et voilà que le doute s’installe
désormais. Alors, je me torture l’esprit pour résoudre cette énigme…
| Ne vous torturez pas trop, cela n’en vaut pas la peine, ce n’est qu’un jeu, après tout…
| Oui, mais tout de même, je suis frustrée de m’être trompée. Néanmoins, je ne désespère pas. Je vais
trouver ! C’est juste une histoire de reformulation, c’est tout, un peu comme hôtesse de caisse au lieu de
caissière.
| Probablement. Vous êtes toujours sûre de ne vouloir soumettre aucun métier ? Cela vous
aiderait…
| Absolument certaine ! Allez, retournez travailler pendant que je me creuse les méninges.
| Idem. J’ai encore beaucoup de travail, mais je tenais à prendre de vos nouvelles avant de m’y
remettre.
| C’est gentil ! Vous êtes vraiment adorable ! Tant que j’y suis, je voudrais proposer la lettre U
aujourd’hui.
| Eh bien bravo, il y a effectivement un U… J’essaye de vous passer un petit coucou ce soir si je le
peux, mais je ne vous promets rien, hélas. Bonne journée, ma douce Lili.
Jeudi. Déjà jeudi ou que jeudi, je ne sais pas trop quoi penser…
Hier après-midi, j’ai reçu mon recommandé concernant ma mise à pied. Je
suis convoquée demain matin à dix heures au bureau de la directrice. Cette
nouvelle m’a empêchée de dormir tant elle me perturbe. D’innombrables
questions chamboulent mon esprit. S’ils n’ont rien trouvé de probant ? Si c’est la
version de Jean-Yves qui est retenue ? Même le concert d’Hanoï qui approche à
grands pas ne me console pas. Dépitée, j’envoie un texto à Chris :
| Hey ! C’est toujours moi qui envoie le premier message d’habitude ! Vous m’avez piqué la
vedette, c’est pô juste !
| Alors comme ça, vous préférez jouer votre Caliméro plutôt que de me dire bonjour ? En voilà des
manières !
| Pardon, je recommence : Bonjour ma douce. Hey ! C’est toujours moi qui envoie le premier
message d’habitude ! Vous m’avez piqué la vedette, c’est pô juste ! Na !
| Eh bien, vous n’êtes pas très détendu ce matin, que se passe-t-il ? Un souci ?
| Non, au contraire ! En fait, j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer, et j’étais justement en
train d’écrire mon message pour vous en informer quand j’ai reçu le vôtre. Ça m’a un peu
chamboulé, mais tout va bien, mon humeur est parfaite !
| Ouf, vous m’en voyez soulagée ! Quelle est donc cette excellente nouvelle ? Cela concerne votre venue
sur Montauban ?
| Tout à fait ! Avec mon travail, je dispose de quelques relations un peu partout et figurez-vous que
j’ai réussi à obtenir une place pour le concert d’Hanoï. Si vous êtes d’accord, bien sûr, nous pourrons
nous rencontrer là-bas… Je suis si excité, vous ne pouvez pas savoir ! Je me retiens de sauter
partout !
Je suis obligée de relire le SMS trois fois pour être certaine d’avoir bien
compris.
| Alors là, je suis scotchée ! Comment avez-vous fait ? Il n’y avait plus aucune place !
| Je vous l’ai dit : j’ai des relations. Mes résultats performants me permettent des petits passe-
droits. Je suis le chouchou du boss, mais ne le dites à personne surtout ! Je tiens à ce que cela reste
entre nous ! Par contre, vous n’avez pas répondu : vous êtes d’accord pour qu’on se rencontre là-
bas ?
| Bien sûr que je suis d’accord ! Quelle question ! C’est tellement inouï ! Je vous assure que je n’en
reviens toujours pas. Je suis si heureuse !
| Et moi donc…
Durant nos échanges suivants, je lui confie mes appréhensions et mes doutes
pour demain et il prend le temps de me rassurer tout en me faisant rire. Chaque
jour qui passe, mon cœur bat un peu plus fort pour lui, c’est une sensation
merveilleuse et terrifiante à la fois. Jamais auparavant je n’avais ressenti un tel
sentiment. J’ai déjà eu des tas de petits amis, mais jamais rien d’aussi intense. Je
dois avoir atteint l’âge de raison, je ne vois pas d’autre explication, même si
l’impression d’être une adolescente ne me quitte pas. Savoir que notre rendez-
vous va enfin avoir lieu me met du baume au cœur et me rend légère comme une
plume. D’autant plus qu’il en est de même pour lui… Je vis un rêve éveillé.
| Déçu ? Nous en avons déjà parlé. Je n’imagine rien, je sais que c’est vous que j’attends depuis si
longtemps…
| Si je vous dis que j’ai un strabisme, des yeux globuleux, un nez de sorcière et un triple menton, vous
viendrez quand même ?
| Évidemment ! Ainsi, vous pourrez apprécier ma calvitie précoce, mon nez de cochon, mon ventre
bedonnant et ma bosse sur le front.
| OK, à nous deux, on fera fuir le reste de l’assemblée et nous pourrons apprécier le concert en toute
tranquillité, c’est assez chouette, je trouve !
| Oui, sauf si l’assemblée préfère se délecter de notre spectacle visuel plutôt que du concert, mais
bon, c’est un risque à prendre. De toute façon, nous n’avons pas le choix et nous ne pouvons plus
reculer ! En tout cas, je vous interdis de reculer !
| Je ne reculerai pas ! Même si votre nez de cochon se coince dans mon nez de sorcière quand vous
voudrez m’embrasser !
| Dites donc, mademoiselle ! Je vous trouve bien impulsive ! Il n’est pas convenable de forcer la
langue d’autrui de cette manière. Ne devenez pas comme votre goujat de responsable.
| Vous avez entièrement raison. Je suis désolée. La plaisanterie était de mauvais goût.
| Vous êtes pardonnée. Je vous propose un deal que je pense être des plus raisonnables : c’est moi
qui vous embrasserai le premier, parce que j’y tiens absolument. Disons que c’est mon côté fleur
bleue associé à mon côté galant. Néanmoins, je ne le ferai que si vous m’y autorisez. Nous allons donc
convenir dès aujourd’hui d’un code à utiliser pour m’indiquer votre consentement.
| Cela me semble très honnête. Si vous le voulez bien, je vous demande un temps de réflexion afin de
trouver le code idéal… Je ne voudrais pas me tromper.
| Délai accordé ! Vous avez jusqu’à demain soir pour y réfléchir. Au fait, une lettre à proposer
aujourd’hui ?
| Je tente la lettre U. En espérant être sur la bonne voie…
| C’est bon pour le U ! Encore bravo, mais vous l’aviez déjà proposée hier !
| Non, non, non ! Que je suis sotte ! Puis-je proposer une autre lettre ? S’il vous plaîîîît !
| Certainement pas ! Vous êtes une friponne qui tente de m’amadouer ! Vous avez fait une erreur,
c’est tant pis pour vous ! Et toc ! Je dois vous laisser hélas. Si je ne veux pas me voir retirer ma place
de concert, je dois continuer d’être exemplaire ! À très vite, ma douce Lili.
Il est dix heures pétantes et je suis dans le bureau tant redouté. Ma nuit a de
nouveau été très agitée, pour ne pas dire blanche. De gros cernes disgracieux
trônent sous mes yeux. Je suis aussi stressée que lors de mon oral du bac de
français. Mes mains tremblent, mes jambes flageolent, à tel point que j’ai
l’impression d’être atteinte de la maladie de Parkinson.
Liliane ne laisse rien transparaître sur son visage, ce qui est encore plus
inquiétant pour moi. Elle reste figée sur son siège, un stylo en main et une feuille
posée devant elle.
— Assieds-toi, Aurélie, je t’en prie.
Sans un mot, je m’exécute, avec moult difficultés néanmoins, car je manque
de peu de rater l’accoudoir et de m’étaler devant la directrice qui fait mine de
n’avoir rien remarqué.
Une fois installée, je déglutis péniblement en triturant l’ourlet de mon tee-
shirt. C’est donc ça que l’on ressent lorsqu’on se trouve dans un tribunal, dans
l’attente de la sanction du juge ? Afin d’apaiser mes tensions, je songe à Chris et
à ses mots réconfortants. Je dois croire en la justice, je dois y croire, je le dois !
Liliane racle sa gorge et s’apprête à annoncer son verdict tandis que je me
liquéfie sur place – inondant son fauteuil par la même occasion.
— Alors voilà… commence-t-elle. Nous avons recueilli divers témoignages,
mais rien n’était réellement concluant, même si la plupart du personnel s’accorde
à dire que Jean-Yves semble manquer de droiture dans certains de ses
comportements. Nous avons ensuite visionné les caméras de surveillance, ce qui
fut un peu long et fastidieux, car nous sommes remontés jusqu’à deux mois en
arrière. Cela nous a permis de constater les quelques gestes déplacés de ton
responsable envers toi, mais également envers l’une de nos techniciennes de
surface.
La directrice s’interrompt un instant, visiblement émue. Je profite de ce laps
de temps pour souffler de soulagement. Mes épaules retombent, mon dos se
voûte, un poids énorme s’envole. Malgré tout, je ne me sens pas mieux, surtout
en sachant qu’une autre personne était victime de son machiavélisme. Je
voudrais parler, mais ma gorge est tellement serrée qu’aucun son ne parvient à
s’en échapper. J’entrouvre ma bouche, en vain. Liliane poursuit :
— Et puis, il y a eu le visionnage de mardi et là, plus aucun doute possible,
c’est bien ta version qui a été confirmée.
Je m’effondre. Les larmes jaillissent de mes yeux sans que je puisse les
arrêter, comme un trop-plein d’angoisse débordant d’un vase saturé. Liliane se
lève de sa chaise, s’agenouille près de moi et me serre dans ses bras avec
affection.
— Je suis consciente d’avoir été dure avec toi, déclare-t-elle tout bas, mais je
devais être impartiale, c’est mon devoir, tu comprends ? Je n’ai pas le droit de
prendre parti. Je devais mettre mes sentiments de côté, même si au fond de moi,
je n’ai jamais douté de ta sincérité. Tu es là depuis si longtemps que tu fais
presque partie des murs et j’ai une totale confiance en toi. Mais si je n’étais pas
restée neutre dans cette affaire, je n’aurais pas pu la mener à bien. Je t’ai promis
qu’il serait puni à la hauteur de ses actes, et je tiendrai ma promesse. J’ai toutes
les cartes en main désormais.
Je hoche la tête en signe de compréhension, toujours incapable de calmer mes
nerfs qui lâchent. La directrice se relève et me tend un verre d’eau que j’accepte
avec plaisir. Puis elle se repositionne à mes côtés avec bienveillance.
— Si tu t’en sens la force, tu peux reprendre ton poste dès lundi, puisque tu as
ton week-end, reprend-elle. Jean-Yves ne reviendra pas, je te le promets.
Je sèche mes larmes et parviens enfin à prononcer ma première phrase depuis
le début de l’entretien :
— Et la technicienne de surface ?
— Nous avons recueilli son témoignage hier, mais ça a été difficile pour elle,
car Jean-Yves l’avait menacée de la faire renvoyer si elle parlait. Je te laisse
imaginer sa détresse et son désarroi. La pauvre vivait dans la peur depuis
plusieurs mois…
Liliane baisse les yeux en secouant la tête, probablement prise de remords de
n’avoir rien vu de cette situation. Elle est un peu comme notre maman, ici, et
sous ses airs parfois sévères, nous savons tous qu’elle a une grande estime pour
chacun d’entre nous. Savoir qu’un de ses éléments est nuisible pour les autres
doit lui déchirer le cœur, elle qui fait tant pour maintenir une ambiance saine et
familiale.
| Bonjour ma Lili. Je n’ai pas arrêté de penser à vous. Comment s’est passé votre rendez-vous ?
| Évidemment ! Surtout que, mine de rien, c’est vrai que c’est la dernière !
Eh oui, la dernière ! Plus que quelques heures avant de rencontrer mon bel
inconnu qui ne l’est plus tant ! Je suis si heureuse que j’en ferais presque une
roue !
| Rho, mais ce n’est pas possible ! J’en viens à croire que vous avez réellement trouvé !
| Au fait, pour ce soir, on se rejoint devant l’Eurythmie ? Je vais finir tard, mais je devrais arriver
juste à temps pour le concert. Ça vous convient ?
| Sincèrement, c’est idiot, mais je n’avais pas du tout réfléchi à la question… Vous avez une idée
pour que je ne me rue pas sur la mauvaise personne ?
| Je porterai une robe rouge et des escarpins noirs. Mes cheveux seront attachés en chignon à l’aide d’une
pince. Et pour être certaine que vous puissiez me reconnaître, j’aurai un collier avec un camée en pendentif.
Avec tout ça, je crois que l’erreur est impossible. Et vous ?
| Quoi ? C’est quoi ce plan ? J’ai quand même le droit de pouvoir vous reconnaître également !
| Eh bien, je suis conscient que cela peut vous paraître étrange, mais cela me tiendrait à cœur
d’être le seul de nous deux à savoir qui est l’autre…
| Oui, c’est vrai, trop trop bizarre, mais c’est ce qui fait tout mon charme, je vous assure ! Une
dernière chose avant de repartir travailler : si vous m’autorisez à vous embrasser, vous détacherez
vos cheveux. Ainsi, je saurai que j’ai le feu vert ! À moins que vous ayez une meilleure idée, bien sûr !
| Pas de meilleure idée pour ma part. C’est entendu. Procédons ainsi, même si je râle un peu, car avec
vous, j’ai l’impression d’avancer dans le noir, c’est frustrant !
| Faites-moi confiance, c’est tout ce que je vous demande… Je dois y retourner, l’un de mes
collègues me fait les gros yeux ! À ce soir, ma douce… j’ai hâte.
24
La foule amassée devant l’Eurythmie est dense. Je ne vois pas comment Chris
pourrait me retrouver au milieu de tout ce monde, surtout que je ne mesure pas
une tête de plus que les autres, comme sa Léa – brutie ! Oh stop ! Il faut
vraiment que je m’enlève cette fille de la tête ! Surtout si elle n’est effectivement
qu’une amie, je vais culpabiliser d’avoir eu de si vilaines pensées à son encontre.
Je dois me concentrer sur mon bel inconnu, celui que j’attends depuis plusieurs
jours, celui qui me fait vibrer comme personne jusqu’ici. Je scrute les environs,
mais autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Mon cœur bat toujours
à tout rompre. J’ai l’impression de courir un marathon sans être entraînée. C’est
un coup à ce que je lui claque dans les bras. Si proche du but et paf…
J’en profite pour admirer ce lieu, aménagé à l’arrière de l’ancienne gare de
Montauban rendant l’environnement atypique et empli d’histoire. Il représente
un subtil équilibre entre un patrimoine datant du XIXe siècle et une architecture
moderne.
Nous sommes dans la file d’attente quand soudain, je sens le téléphone vibrer
dans ma main.
| J’ai un peu de retard, attendez-moi, je serai là juste à temps, mais je serai là.
| Je suis désolé. Je suis coincé en plein centre-ville par un idiot qui bloque la rue avec sa voiture.
Entrez, tant pis, je vous rejoindrai à l’intérieur ou au pire des cas, on se retrouvera après le concert.
Je vous retrouverai, ne vous inquiétez pas, je ne vais pas abandonner si proche du but.
La foule fredonne en chœur, alors que cette chanson date d’une autre époque
où je n’étais même pas encore née. Une multitude de bras tendus, briquet en
main, illuminent la salle de mille feux. Je regarde dans la direction de Nikolaï,
incrédule, puis je me tourne vers Sabrina qui a ses mains jointes sur sa bouche.
— C’est une de tes farces douteuses ? lui demandé-je, troublée.
Elle hoche la tête de gauche à droite, visiblement très émue.
Je ne comprends pas ce qui se passe. Chris connaît donc Nikolaï ? Mais…
comment est-ce possible ? C’est quoi cette histoire ? Cette déclaration m’est
destinée, j’ai le cœur au bord des larmes tant je suis submergée par l’émotion.
Un tonnerre d’applaudissements accompagné d’une nuée de sifflements
d’encouragement s’élève. Le chanteur baisse la tête, apparemment très troublé,
lui aussi. Puis il racle sa gorge et reprend :
— J’ai une confidence à vous faire… Mais je vous demande de n’en parler à
personne, d’accord ? C’est un secret entre nous.
Des rires fusent de toutes parts. Un secret pour trois mille personnes, ce n’est
pas banal… Il sourit de sa plaisanterie et poursuit :
— Si je suis à Montauban ce soir, c’est pour y rencontrer la femme de ma vie.
C’est une merveilleuse histoire, commencée sur un malentendu. D’ailleurs,
merci Stéphane d’être resté coincé dans les toilettes sans téléphone. Sans toi, tout
ceci n’aurait jamais eu lieu.
Le guitariste rougit de honte par la révélation très intime de son frère et se
gratte la tête d’un air gêné, ne sachant apparemment plus où se mettre tandis que
les éclats de rire reprennent de plus belle dans la foule.
Nikolaï, amusé, s’adresse de nouveau à son public :
— Mes chers amis, si jamais un jour vous restez coincés dans des toilettes,
dites-vous que vous ferez peut-être le bonheur de quelqu’un grâce à votre
mésaventure. Je disais donc, que je suis ici pour rencontrer mon âme sœur. Et
bien que cela puisse paraître invraisemblable, même si je ne l’ai encore jamais
vue, je sais que c’est elle que j’attendais depuis toutes ces années. Lili, dans
votre robe rouge et avec vos cheveux attachés en chignon… Je sais que vous êtes
dans la salle… Je vous demande de bien vouloir me faire l’honneur de me
rejoindre sur scène… s’il vous plaît…
Sa voix hésitante trahit son émotion. Tout le monde se tourne dans tous les
sens, à la recherche de Lili en robe rouge, à ma recherche… Je ne sais pas quoi
faire. Quelques chuchotements se font entendre de-ci de-là. Je suis au bord de
l’évanouissement. Je ne suis pas sûre de comprendre quoi que ce soit à ce qui se
trame ce soir…
Sabrina me donne un coup de coude et d’un regard autoritaire, me fait signe
d’y aller. Mais, je ne peux pas y aller ! Je suis pétrifiée par la peur.
Tout à coup, un homme crie :
— Lili ! Lili ! Lili !
Immédiatement suivi par une seconde voix, puis une troisième, puis une
centaine… C’est ainsi, qu’encouragée par des milliers d’inconnus, je fais un
premier pas et commence à me faufiler doucement dans la foule en direction de
la scène. Foule qui, en comprenant que je suis Lili, s’écarte lentement pour me
céder le passage en m’adressant des regards admiratifs. Les fans d’Hanoï sont
ainsi, sans une once de méchanceté, comme Nikolaï qui prône la tolérance et le
respect de son prochain. Nous sommes tous égaux. À mon passage, je reçois les
félicitations de ceux qui m’entourent. Les gens sont visiblement très attendris et
subjugués par ce qui est en train de se produire sous leurs yeux.
Je ne suis plus qu’à un mètre de Nikolaï. Il me sourit et tend son bras pour
m’inciter à venir le rejoindre. J’attrape sa main pour parvenir à grimper sur
scène.
Je suis là, à quelques centimètres de lui, aussi rouge que ma robe, mon
chignon à moitié défait tombant presque lamentablement sur le côté. Une intense
lumière se braque sur moi, m’éblouissant horriblement. Un silence pesant s’est
installé. Pourvu que ma robe ne craque pas maintenant…
— Bonsoir, ma douce… murmure Nikolaï.
Je m’étais lourdement trompée depuis le début. Christophe n’est pas Chris.
Chris n’est pas démarcheur, Chris est chanteur. Un A, un C, un E, un R, un U, un
H et pas de O… Chris est Nikolaï, qui avait sûrement pris un pseudo pour garder
son secret intact. Tout devient limpide.
Sans réfléchir davantage, je détache mes cheveux et réponds avec timidité :
— Bonsoir, mon beau brun ténébreux et/ou mystérieux…
Le petit mot d’Amandine
Hum, me dis-je en lisant cette annonce. J’ai des tas de projets de roman, moi
aussi, et pourtant je peine à les écrire… Pourquoi donc ? Bah, peu importe !
Peut-être que ce challenge pourrait me permettre de me remotiver un peu…
C’est ainsi que, sans trop y croire, j’ai proposé ma candidature. Moi, la petite
Rebelle que je suis, souhaitais faire vivre l’histoire de quelqu’un d’autre.
Une fois que les bases furent énoncées, je me suis rapidement mise au travail.
Et c’est ainsi que les chapitres ont défilé à une allure folle, sans que je m’en
rende compte moi-même. Le plus fantastique dans tout ça, c’est que les idées
d’Astrid et les miennes se sont mariées, comme une évidence, comme si elles se
cherchaient depuis toujours, n’attendant que cette rencontre pour vivre, enfin.
Je ne peux vous quitter sans remercier une nouvelle fois mes fidèles lecteurs
(dont certains me suivent depuis mes débuts) qui me renouvellent leur confiance
à chaque nouvel ouvrage. Je vous aime de tout mon cœur et j’espère que nous
passerons encore plein de jolis romans ensemble.
Le petit mot d’Astrid
Après avoir écrit « Le choix d’une vie » et abandonné l’écriture par faute de
temps, mais aussi parce que mon cerveau pensait plus à mes auteurs qu’à mon
écriture, je continuais d’avoir des idées qui n’arrivaient pas à sortir sur papier. Je
restais toujours bloquée.
Un jour, un peu par désespoir littéraire, j’ai lancé un appel à mes auteurs
Rebelle et Amandine a répondu à l’appel (d’autres auraient aimé aussi, mais ils
avaient déjà leur roman à écrire). Je les remercie tous et, cette fois, encore plus
Amandine qui a su retranscrire à merveille l’histoire que j’avais dans la tête !
Mais d’où est venue cette histoire ?
Vous connaissez le film « Vous avez un message » avec Meg Ryan et Tom
Hanks ? Mais ce film est basé sur un film plus ancien : « The shop around the
corner » avec James Stewart. Dans ce vieux film, les deux héros font
connaissance et tombent amoureux par l’intermédiaire de lettres postales...
Ensuite, dans le film plus récent, les héros discutent via messagerie instantanée
et mails. J’ai donc eu l’idée des SMS.
Et puis j’ai voulu faire un hommage particulier à un groupe que j’adore :
Indochine ! Les fans (et peut-être les autres aussi) auront sûrement reconnus tous
les clins d’oeils trouvés par Amandine.
J’espère en tout cas que vous aurez aimé cette histoire autant que nous avons
pris plaisir à la créer. à bientôt !
Notes
[←1 ]
. Macarel : interjection du langage occitan servant à exprimer la surprise.
[←2 ]
. Textes et paroles : Michel Berger (1974). Chantée par France Gall (1976).