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Le métier du mythe
Lectures d’Hésiode

Fabienne Blaise, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau (dir.)

DOI : 10.4000/books.septentrion.66443
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d'édition : Villeneuve d'Ascq
Année d'édition : 1996
Date de mise en ligne : 23 octobre 2020
Collection : Cahiers de philologie
ISBN électronique : 9782757421833

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782859395087
Nombre de pages : 576
 

Référence électronique
BLAISE, Fabienne (dir.) ; JUDET DE LA COMBE, Pierre (dir.) ; et ROUSSEAU, Philippe (dir.). Le métier du
mythe : Lectures d’Hésiode. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du
Septentrion, 1996 (généré le 26 octobre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
septentrion/66443>. ISBN : 9782757421833. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.66443.

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© Presses universitaires du Septentrion, 1996


Conditions d’utilisation :
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Hésiode doit sans doute plus que jamais se lire à plusieurs. Le nom du poète grec archaïque – le
seul qui nous ait transmis un exposé systématique de la naissance des dieux et du passé mythique
de l’humanité – s’ouvre en effet immédiatement sur un conflit d’interprétation. Depuis que
l’anthropologie, la sémiotique et l’histoire sociale ont su repérer dans le texte de la Théogonie et
des Travaux et les jours la prégnance de thèmes et de formes traditionnels jusque dans le détail de
leur texture poétique, le statut de l’originalité de ces textes, fortement soulignée par les analyses
philologiques et historiques habituelles, se trouve mis en question. D’un autre côté, quel sens
donner à l’individualité face à la tradition qu’Hésiode revendique expressément dans le récit de
sa rencontre avec les Muses ? En quoi ces œuvres font-elles événement ?
Dans une sorte de "séminaire écrit", les positions rassemblées ici s’argumentent les unes face aux
autres, en revenant sur les passages essentiels des deux poèmes : ouvertures de la Théogonie et
des Travaux, combats des dieux, mythes de Pandore et de Prométhée, mythe des races humaines.
Le noyau du livre vient de la discussion organisée à Lille par le Centre de Recherche Philologique
en 1989, sous le titre, "Hésiode. Philologie, anthropologie, philosophie". Il s’est enrichi du débat
mené depuis à l’Université de Pise et dans les séances du séminaire annuel CorHaLi (Cornell-
Harvard- Lille) sur la poésie archaïque.

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SOMMAIRE

Dédicace

Introduction
Fabienne Blaise, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau

Première partie. Proèmes

Propositions pour une lecture d’Hésiode


Heinz Wismann
Pour mémoire

Le préambule de la Théogonie
La vocation du poète. Le langage des Muses
Jean Rudhardt
La vocation du poète (vers 22-34)
Le chant des Muses
Le chant d’Hésiode

Autorité et auteur dans la Théogonie hésiodique


Gregory Nagy

Hésiode et les Muses : le don de la vérité et la conquête de la parole


Graziano Arrighetti

Le deutéro-Hésiode et la consécration de l’hésiodisme


Alain Ballabriga
1. Pausanias et la question hésiodique
2. Hésiode et le deutéro-Hésiode
3. Les Muses, les rois, les aèdes : la réception des Travaux et la palinodie deutéro-hésiodique
4. La consécration deutéro-hésiodique
5. La fiction épique et la croyance

Le double du roi
Remarques sur les antécédents hésiodiques du philosophe-roi
André Laks

Instruire Persès
Notes sur l’ouverture des Travaux d’Hésiode
Philippe Rousseau

Le proème des Travaux d’Hésiode, prélude à une poésie d’action


Claude Calame
1. Proème ou hymne clétique ?
2. Travail, droit et parole
4. Sanctions dans la parénèse

Auteur et destinataires dans les Travaux d’Hésiode


Pietro Pucci

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Seconde partie. Récits

La guerre (Théogonie, v. 617-720)


Fabienne Blaise et Philippe Rousseau
I. Fonction de la titanomachie dans l’économie d’ensemble
II. Problème de la cohérence du récit
III. La bataille homérique comme cadre du récit : niveau épique de la titanomachie
IV. Ruptures introduites à l’intérieur du cadre homérique : niveau cosmologique de la titanomachie
V. Les cent-bras : fonction héroïque et cosmogonique

Réflexions sur les combats de la Théogonie


Ezio Pellizer
1. Considérations sur la Typhéomachie. Propositions pour une analyse sémio-narrative
2. Inventaire des unités fictionnelles
3. Structures profondes et relations avec le contexte. Les luttes pour la souveraineté et le modèle de
la parenté
4. Corrélations des intertextes : la structure de la Gigantomachie
5. Conclusion

Réponse à Ezio Pellizer ; brèves remarques sur l’épopée grecque et le pluralisme critique
Alain Ballabriga
1. Le problème de l’oralité
2. La cohérence du texte et de la pensée
3. L’intertextualité
4. L’histoire
5. La croyance

Individualité d’un sens ou individu historique ?


Fabienne Blaise

La dernière ruse : « Pandore » dans la Théogonie


Pierre Judet de La Combe
1. Lectures
2. Éléments de description
3. Questions
4. Situation du mythe : narration et point de vue
5. Une topique humaine : les fils de Japet
6. La « scène » de Mékônè : ruses et contre-ruses
7. L’aporie nécessaire (v. 602-612)
8. L’artificialité de Pandore

Sur la Pandore des Travaux. Esquisses


Pierre Judet de La Combe et Alain Lernould
v. 40-47. Blé, mauve et asphodèle
v. 42, 47-50. Dissimulations successives
v. 90-105. La jarre et l’espoir

Du festin à l’échange : les grâces de Pandore


Daniel Saintillan
1. Les deux pôles du récit : le festin et l’échange
2. Lecture du récit : les « grâces » de Pandore

L’origine de la femme et la femme origine : la Pandore d’Hésiode


Froma I. Zeitlin
L’économie domestique
Mortels et immortels
Hécate
Pandore

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Les semblances de Pandora


Jean-Pierre Vernant

Le mythe prométhéen, le mythe des races et l’émergence de la Cité-État


Jean-Claude Carrière
En guise d’introduction : Hésiode idéologue de la cité-état
A. Le mythe prométhéen des Travaux : l’apparition du travail et la mise en place de la condition
humaine
B. Le mythe des races comme histoire de la justice
En guise de conclusion : l’ambiguïté des idéaux hésiodiques

Le mythe comme discours


Le récit des cinq races humaines dans les travaux et les jours
Michel Crubellier
La mise en scène du discours
Les termes du paradigme
La dynamique du paradigme
Conclusions : être et faire

Dikè. La philosophie poétique du droit dans le « mythe des races » d’Hésiode


Ada Neschke
1. Le problème
2. Les problèmes posés par le récit
3.1. Analyse du récit
3.2. Interprétation de l’analyse

Genèse et structure dans le mythe hésiodique des races


Lambros Couloubaritsis
1. L’enjeu d’un débat toujours ouvert
2. Statut du mythe généalogique
3. La généalogie dans le mythe des races
4. Temps et justice
5. Mythe des races et monde divin

Index thématique

Index des passages étudiés

Ouvrages cités

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Dédicace

1 À notre Claude Meillier

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Introduction
Fabienne Blaise, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau

1 Peut-on encore parler d’Hésiode ? Le nom s’ouvre immédiatement sur un conflit


d’interprétation. Non seulement plusieurs disciplines scientifiques se partagent ou se
disputent la lecture des textes auxquels la tradition a donné sa signature mais, plus
profondément, à travers les aléas des innovations et des réticences qui leur répondent,
se mettent en place et parfois se figent des points de vue définis et contradictoires sur
ce qui constitue la réalité de textes comme la Théogonie ou les Travaux et les jours. Au-
delà des découvertes et des discussions que suscite sur tel ou tel passage ou aspect
d’Hésiode l’utilisation de concepts issus de la réflexion anthropologique, de l’histoire
sociale, de la science des religions, de la poétique comparée des traditions
indoeuropéennes, de la sémiologie ou d’une philologie plus critique à l’égard d’elle-
même que par le passé, des lignes de partage se creusent et séparent avec force des
conceptions de ce qu’est en propre « Hésiode » et, par là même, des critères qui
définissent la légitimité d’une interprétation.
2 Ainsi, pour reprendre les questions les plus marquantes, est-il raisonnable de
considérer les œuvres transmises d’Hésiode comme des textes, c’est-à-dire comme des
ensembles sémantiques dotés d’une logique homogène — simple ou complexe — quand
on sait que leur composition est ouverte au mouvement incessant de la tradition orale ?
La nature formulaire de leur diction, de l’élaboration de leurs thèmes et de la
construction de leurs épisodes, où se reconnaissent les conventions caractéristiques des
formes poétiques traditionnelles, laisse-t-elle encore la place à la liberté d’une
intention, d’une subjectivité individuelle développant un projet ?
3 Indépendamment des conditions historiques de la composition hésiodique
(l’appartenance à une poésie orale), est-il même possible de prétendre rapporter à une
intention autonome et organisatrice l’ensemble des manifestations signifiantes d’une
œuvre quand on sait que le langage, que les grands codes sémantiques qui président à
toute expression ne peuvent être eux-mêmes totalement objectivés et donc mis au
service d’un projet puisqu’ils le rendent possible — et par là — même précaire,
dépossédé de sa propre maîtrise ?
4 Inversement, le simple souci de comprendre, de s’assurer d’une lecture contrôlée de la
lettre des passages avant qu’ils ne soient emportés dans les oscillations contradictoires

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des grandes interprétations suppose, par méthode, que soit au moins pour un temps
prise en considération l’organisation interne, autonome, c’est-à-dire sémantiquement
et syntaxiquement déterminée, d’un texte ou d’un fragment de texte tel qu’il se donne
à lire dans son opacité propre. Pour un temps les grandes options théoriques sur les
conditions de la signification, sur la signifiance, doivent donc être comme suspendues
au profit de l’analyse de la lettre. Mais quel statut donner à ce moment philologique du
déchiffrement que toutes les interprétations partagent ? Est-il légitime d’en faire, par
un transfert de la méthode à l’objet, le modèle de ce qu’est véritablement le texte
d’Hésiode, qui deviendrait ainsi une totalité signifiante donnée une fois pour toutes et
intelligible par elle-même ? Si on se refuse à un tel saut, que la philologie, trop assurée
de son objet, effectue souvent sans penser devoir s’en justifier, comment concilier la
dimension toujours nécessaire de la compréhension du sens avec le travail critique qui
s’interroge sur la manière dont les œuvres peuvent devenir signifiantes en raison de
leur hétéronomie constitutive, c’est-a-dire de leur insertion dans le langage, dans une
culture et dans l’histoire ? D’un autre côté, quelle lecture du texte peut, au nom de cette
hétéronomie, éluder la question de la validité des hypothèses de sens élaborées par le
travail herméneutique et se débarrasser radicalement — à quel prix ? — du postulat de
l’unicité du sens recherché : il reste en effet toujours que des hypothèses sont plus
pertinentes que d’autres. Formuler la question oblige déjà à s’interroger sur les
relations complexes qu’entretiennent les dimensions conflictuelles de l’autonomie des
textes, en tant qu’ils sont porteurs d’une signification définie, et de leur hétéronomie
comme appartenance à l’histoire, et interdit de constituer a priori l’un ou l’autre de ces
pôles comme principe déterminant la réalité de ces œuvres.
5 Le débat n’affecte pas seulement les poèmes d’Hésiode comme texte ; les catégories
générales qui sous-tendent les lectures quant au « contenu de vérité » de ces œuvres, et
notamment celle de mythe, ont également été l’objet d’une réévaluation critique. S’il y
a depuis peu un certain accord entre les interprètes pour ne plus hypostasier le
mythique comme forme de pensée propre à certaines époques de l’esprit humain et ne
plus le dissocier de ses expressions singulières, poétiques, figurées ou cultuelles, il reste
à définir le sens et le statut des « schèmes » généraux de la représentation — comme la
généalogie — communs à ces différentes formes « mythiques » d’expression, auxquels
un texte comme la Théogonie emprunte le principe de sa structuration : relèvent-ils de
formes de symbolisation conventionnelles propres à la poésie ou renvoient-ils à une
conception générale et effective de la réalité ou encore à des expériences religieuses
définies ? L’immense gain en précision qu’a apporté l’intérêt pour les actualisations
chaque fois singulières de l’expression « mythique » ne peut écarter ces questions : de
quelle nature, en effet, est cette spécificité des genres ou des œuvres ? Si la pensée
mythique ne peut plus être un cadre général, le mythe devient pour les auteurs qui y
ont recours l’objet d’une pratique. De manières différentes ils l’interrogent et l’utilisent
en fonction des possibilités qu’il laisse ouvertes. C’est alors la raison de ces différences
qu’il convient de reconstruire.
6 Tout texte est l’objet d’un conflit. Le mouvement moderne vers la différenciation des
savoirs, que renforce la tendance à transformer les options interprétatives en
déterminations réelles des objets abordés, contribue à structurer les positions en thèses
antinomiques, souvent récurrentes et parfois prévisibles. En reprenant ainsi, sous
forme de questions, les arguments qui sont parfois utilisés sans appel pour disqualifier
d’autres approches, nous avons voulu nous opposer à cette tendance et suggérer que la
rationalité d’une interprétation, à savoir sa qualité d’interprétation discutable, se

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mesure non pas à sa seule efficacité heuristique, mais à sa capacité, par un retour
critique sur elle-même, à prendre en compte sur un mode argumenté l’existence
d’autres points de vue.
7 Pour la poésie grecque, Hésiode a vu plus que d’autres s’accélérer ce processus de
diversification et de contradiction. La lecture de son œuvre a de fait été à plusieurs
reprises l’occasion de crises marquantes : au début du siècle dernier en Allemagne, avec
la querelle sur le mythe, qui opposait une histoire générale des religions à une
démarche philologique prétendant s’en tenir à la lettre du texte, et, pour nous, à partir
des années 60, avec les analyses structurales des mythes de Prométhée et des cinq
races. La victoire, à l’issue de la première de ces crises, de la lettre contre l’allégorie, de
la philologie contre la mythologie générale a été lourdement payée. Plus proche
qu’Homère de formes archaïques de discours, avec le recours systématique à la
généalogie mythique, plus lié au monde prosaïque de la vie réelle et donc aux
idéologies qui l’organisent, Hésiode résistait en effet davantage aux analyses textuelles.
Renonçant à ses principes herméneutiques, la philologie historique s’est alors le plus
souvent résignée à n’y lire qu’une collection désorganisée d’éléments factuels de la
tradition religieuse ou morale dont on se contentait d’établir méthodiquement la
provenance (cela apparaît clairement dans des commentaires récents des deux poèmes,
qui y recensent des faits sans poser la question de leur organisation à l’intérieur des
œuvres et font de l’association le principe affirmé ou tacite de leur lecture et de la
composition de l’œuvre). À partir du moment où l’on risquait malgré tout l’hypothèse
herméneutique du sens et que l’on déplorait la faiblesse de la réflexion philologique
traditionnelle sur les conditions générales du discours, il fallait chercher des modèles
en dehors des strictes sciences de l’Antiquité et même en conflit avec elles. La
comparaison, au cours de ces dernières décennies, avec d’autres cultures, de manière à
établir des configurations sémantiques communes et non de simples influences
historiques, le recours aux sciences systématiques et non pas seulement historiques
que sont la linguistique et l’anthropologie changeaient la donne. Ces crises imposent
des états de fait irréversibles. Non qu’elles créent de nouveaux « paradigmes »
scientifiques, puisqu’il y a toujours conflit, mais elles modifient en profondeur les
termes de la discussion.
8 Le propos de ce livre est de clarifier les enjeux et les logiques de ces débats. Il rassemble
des interventions qui ont en commun de développer une herméneutique définie et se
refusent donc à limiter la lecture à la seule précision de l’observation méthodique de
faits adéquatement établis (même si chacune fait évidemment sien le moment critique
de la reconstruction des faits). Les perspectives interprétatives choisies renvoient à des
horizons de sens différents : le champ de la production poétique archaïque, les
structures profondes des récits, la littéralité des œuvres, les formes de l’énonciation
épique, les mentalités, les ambiguïtés du langage, l’émergence de la Cité-État,
l’expérience religieuse, etc. Le livre voudrait être une sorte de séminaire écrit, où les
interprétations du détail des textes s’argumentent contre d’autres et où les points de
vue explicitent et légitiment leurs divergences.
9 La « lecture à plusieurs » qui est proposée ici a eu son histoire. Elle a commencé
en 1986, sur un mode d’abord restreint, par un séminaire du Centre de Recherche
Philologique de Lille qui, reprenant les perspectives ouvertes par Jean Bollack 1 et Heinz
Wismann2, s’imposait de lire les textes essentiels de la Théogonie et des Travaux. Le but
était, selon le point de vue d’une philologie critique, de définir la manière dont la

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réflexion hésiodique tente de construire son autonomie par un travail interne à la


tradition poétique. Des premières rédactions issues de ce séminaire 3 ont été envoyées
aux savants français et étrangers que nous avions invités à venir discuter à Lille, en
octobre 1989, des problèmes que soulevait la lecture. Ces propositions ont suscité
plusieurs réactions écrites de la part de nos invités. La rencontre était exclusivement
consacrée à la discussion d’un nombre limité de textes (proème de la Théogonie, mythes
de Pandore, mythe des races, théomachies) et des thèses proposées 4. Le débat produisit
de nouvelles prises de position, nombreuses, au cours d’un dialogue qui s’est prolongé
plusieurs années au fil d’échanges et de rencontres5. Pour donner une forme régulière à
cette confrontation à la fois rigoureuse et singulièrement amicale, nous avons en effet,
avec Pietro Pucci de Cornell University et Gregory Nagy de Harvard, créé un séminaire
« tournant », réunissant chaque année, à partir de 1991, des étudiants et des chercheurs
plus avancés sur la poésie grecque archaïque, tour à tour dans les Universités de
Cornell, de Harvard et de Lille (séminaire CorHaLi)6. Lausanne et Princeton se sont
joints plusieurs fois à l’entreprise. Graziano Arrighetti recevait les chercheurs de notre
Centre à Pise en mai 1991 pour un colloque sur l’autobiographie poétique 7.
10 La rencontre de 1989 à Lille est ainsi à l’origine du livre ; nous lui avions donné le titre
Hésiode. Philologie. Anthropologie. Philosophie en sachant que la triade des disciplines ne
juxtaposait pas des entités aux contours définis. La coexistence des deux premières est
maintenant chose admise ; deux intérêts théoriques différents s’y expriment : science
des œuvres d’un côté, science des systèmes culturels de l’autre ; mais la frontière ne
peut être stricte et la coexistence devient mise en question : l’idée d’œuvre individuelle
est-elle compatible avec ce que l’on sait de la culture archaïque ? Sans cette idée,
comment comprendre les ruptures, les passages irréversibles entre les formes de
symbolisation ? Quant au troisième terme, plus inhabituel dans cette configuration, il
ne venait pas une fois encore rappeler que la généalogie mythique est à l’origine de la
systématisation philosophique, mais plutôt que les options prises par les interprètes
sur la nature du récit mythique, sur ses relations avec les conceptions du droit, de la
religion, de l’économie qui sont à l’œuvre dans la poésie d’Hésiode renvoient à des
modèles théoriques articulant entre elles les différentes activités organisatrices du
monde symbolique et, puisqu’il s’agit d’histoire, posent la question des conditions
d’émergence des formes signifiantes. Si la philosophie assume la tâche d’une théorie
générale de la raison, prise dans ses différentes dimensions réelles, elle est à la fois
bénéficiaire et éclairante dans le débat des philologues et des anthropologues.
11 Le titre du volume, Le Métier du mythe. Lectures d’Hésiode, fait ressortir de manière plus
circonscrite la préoccupation commune aux textes rassemblés : le mythe, quelle que
soit la définition qu’on en donne (parole autoritaire : mûthos ; forme de récit ; ensemble
de schèmes ouvrant à une représentation de la réalité), y est pris comme l’objet d’une
activité et non comme un donné. Les écarts viennent de la manière dont est chaque fois
conçue la singularité de la performance poétique d’Hésiode au regard de la tradition
qu’elle suppose.
12 De nombreux aspects de la Théogonie et des Travaux sont laissés dans l’ombre. Il était
urgent de se concentrer d’abord sur les passages qui permettent de mesurer la
spécificité de ces œuvres : l’autoreprésentation qu’elles donnent dans leurs proèmes ;
les mythes de Prométhée et de Pandore, où une œuvre discute avec l’autre ; le mythe
des races, avec la fameuse question de la raison de la race « ajoutée », celle des Héros, et
de la relation à la trifonctionnalité indo-européenne ; les combats entre Olympiens et

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Titans et le « doublet » qu’est le combat de Zeus contre Typhée, avec les problèmes de
l’existence d’un modèle unique, traditionnel, pour ces épisodes et de la relation définie
à l’Iliade, reprise et déplacée dans le récit hésiodique.

NOTES
1. Voir notamment, en plus de nombreux cours à Lille, les études « Styx et serments », Revue des
Études Grecques 71, 1958, p. 1-35, et « Mythische Deutung und Deutung des Muthos », dans : M.
Fuhrmann (éd.), Terror und Spiel (Poetik und Hermeneutik, 4), Munich, 1971, p. 67-119.
2. Dans une série de séminaires au Centre de Recherche Philologique, au cours des années 70 et
80.
3. Elles sont à l’origine des contributions à ce livre de Fabienne Biaise, Michel Crubellier, Pierre
Judet de La Combe, André Laks, Alain Lernould, Philippe Rousseau, Heinz Wismann. Fabienne
Blaise a publié l’étude sur Typhée qu’elle avait présentée lors de la rencontre (« L’épisode de
Typhée dans la Théogonie d’Hésiode [v. 820-885] : la stabilisation du monde ») dans la Revue des
Études Grecques 105, 1992, p. 349-370.
4. En plus des auteurs publiés dans ce livre, étaient présents à côté de l’ensemble des membres du
séminaire : Jean et Mayotte Bollack, Philippe Borgeaud, Benedetto Bravo, Alain Deremetz, Marcel
Detienne, Marie-Christine Leclerc, Claude Meillier, Glenn W. Most, Georges Pinault, Didier Pralon,
Renate Schlesier, Gérard Simon, Giulia Sissa. Marcel Detienne a récemment pris position sur la
manière dont Heinz Wismann interprète la déclaration des Muses au début de la Théogonie dans
« Retour sur la bouche de la Vérité », en ouverture à la réédition en livre de poche (Agora) de Les
Maîtres de vérité dans ta Grèce archaïque, Paris, 1994, p. 5-31. Claude Meillier a déjà publié son texte
« Nώνυμνοι dans le mythe hésiodique des races (Travaux, v. 106-201) » dans : M. Woronoff (éd.).
L’Univers épique (Publication de l’Institut Félix Gaffiot, 9) Besançon, 1991, p. 105-128.
5. Il ne s’agit pas à proprement parler d’Actes : les textes ont été réélaborés après les discussions
ou, dans de nombreux cas, suscités par elles. Jean-Pierre Vernant, dont les interprétations étaient
au centre de nos débats, nous a fait le plaisir de nous envoyer son texte après avoir lu le dossier
regroupant l’ensemble des contributions issues de la rencontre. Il fait une large place à la
discussion de certaines des thèses qu’il y a trouvées.
6. Cornell : 1991, Harvard : 1992 ; Lille : 1993 ; Cornell : 1994. Le texte de Pietro Pucci a été discuté
lors du séminaire CorHali de Lille en mai 1993.
7. Les Actes de cette rencontre rassemblent parmi de nombreuses études des textes sur Hésiode
de Glenn W. Most, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau (G. Arrighetti-F. Montanari
[éds.], La Componente autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio letterario, Pise,
1993).

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Première partie. Proèmes

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Propositions pour une lecture


d’Hésiode
Heinz Wismann

NOTE DE L'AUTEUR
Décembre 1995

1 Lorsque l’on se propose d’interpréter une œuvre archaïque, c’est-à-dire une


composition à l’unité essentiellement générique, déterminée par le poids de la
tradition, tant sur le plan thématique que sur le plan formel, est-il légitime de lui
appliquer le principe herméneutique moderne, selon lequel la cohérence des
significations repose en dernière analyse sur la décision autonome d’un sujet ? On
pourrait en effet penser qu’une description objective qui se contente de réunir et de
structurer par le jeu des oppositions et des contrastes les différentes séries
d’observations effectuées sur le texte reste plus respectueuse du caractère particulier
d’une production poétique de type traditionnel. Le travail de l’interprète moderne se
distinguerait alors — du moins en droit, et abstraction faite de l’affinement récent des
méthodes d’observation — de celui de l’exégète ancien par la seule mise en perspective
historique, qui, au lieu de rapporter chaque détail à la norme immuable du vrai,
conduit à relativiser la pertinence des structures signifiantes, tributaires du
changement incessant des conditions de vie et de pensée.
2 Cependant, le refus de prendre en considération la dimension subjective de
l’élaboration du sens tant qu’elle ne se manifeste pas comme telle ne garantit pas
nécessairement l’adéquation la plus grande entre le discours qui interprète et celui qui
est interprété. Même étayé par l’examen le plus scrupuleux des données observables, le
relativisme historiciste se tient aussi éloigné de tout projet individuel de sens que
l’approche normative, guidée par l’évidence d’une précompréhension imposée. Ce
constat simple ne vise pas à disqualifier les deux points de vue antinomiques mais, à
certains égards, solidaires, qui possèdent chacun leur légitimité et leur efficacité
propres ; il doit plutôt permettre de cerner une difficulté, un point laissé aveugle quand

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on passe ainsi d’un extrême à l’autre, du fixisme prémoderne au perspectivisme


postmoderne. Ce qui demeure inexploré entre l’un et l’autre dispositif objectivant, c’est
précisément l’instance du sujet, en tant qu’elle ouvre la dimension d’une signification à
la fois inédite et intentionnelle. Bien que cette intention ne soit jamais revendiquée
dans le monde ancien sous la forme radicalement originale que finiront par lui donner
les modernes, le moment subjectif à l’œuvre dès l’époque archaïque se révèle
rétrospectivement à partir de sa pleine émergence théorique. La présence
prépondérante d’éléments traditionnels, voire génériques, ne doit pas masquer le fait
qu’un texte n’accède au statut d’œuvre qu’en vertu d’une intervention suffisamment
libre pour réorganiser le matériau transmis et lui conférer ainsi une portée
incomparable. L’application du postulat herméneutique ne veut pas dire que l’on
attribue à l’auteur ancien une liberté de création inconcevable avant l’avènement de la
modernité. Il ne sert qu’à faire découvrir la part de subjectivité autonome qui s’exprime
dans l’unité, toujours singulière, du sens. Au fond, tout cela n’est qu’une affaire de
degré, car les œuvres les plus modernes, c’est-à-dire les plus subjectives, admettent
inévitablement, comme conditions mêmes de l’exercice souverain de la liberté, des
déterminations objectivement hétéronomes, dont la forme première et ultime est la
langue.
3 La plupart des questions que soulève la distinction entre les deux formes
d’interprétation objectivante, ancienne et contemporaine, et la reconstruction
herméneutique se trouvent parfaitement illustrées par le débat savant sur le rapport
que l’œuvre d’Hésiode entretient avec celle d’Homère. Si l’on adopte un point de vue
strictement thématique, il faut logiquement situer Hésiode avant Homère, puisque sa
Théogonie évoque la gestation conflictuelle du monde divin dont le panthéon homérique
reflète, pour l’essentiel, l’aboutissement : l’ordre olympien. C’est la position de la
plupart des anciens1 et de certains auteurs contemporains, comme West 2. Quand la
propagande des Homérides, bien avant les analyses formelles des modernes, mettant
l’accent sur l’évolution et l’utilisation du matériau épique, impose l’antériorité
d’Homère, la séquence thématique reste inscrite dans une chronologie inverse, où
Hésiode, bien que plus jeune qu’Homère, travaille une tradition épique plus ancienne.
L’originalité d’Hésiode, dans cette perspective, se réduit le plus souvent à l’émulation
mise en scène par la légende du tournoi opposant les deux poètes, où les protagonistes
ne font qu’illustrer deux genres épiques différents : l’héroïque et le didactique. Or, une
fois établie la succession chronologique de deux auteurs, plutôt que d’annuler d’office
la distance qui les sépare en les enfermant respectivement dans la simultanéité
formelle de deux genres consacrés, on a sans doute intérêt à interroger l’écart temporel
afin de vérifier s’il ne recouvre pas un changement plus substantiel. En effet, si le temps
qui passe n’est pas en lui-même un facteur d’innovation, il en offre toujours la
possibilité dans la mesure où il ménage l’ouverture nécessaire à la réflexion. Celle-ci, en
s’appuyant par définition sur un donné qui la précède, marque les étapes d’un progrès
irréversible.
4 De tels décalages réflexifs s’observent déjà à l’intérieur du récit homérique, où ils
marquent chaque fois une distance prise par rapport à la tradition existante, qui fut
d’abord celle du corpus épique. Mais alors que le passage à un niveau de réflexivité plus
élevé s’y accomplit de façon implicite, il est clairement revendiqué et défini quant à son
enjeu par Hésiode. Celui-ci fait en effet précéder le proème traditionnel de la Théogonie
(v. 104-115) d’un autre proème, plus développé (v. 1-103), qui indique l’horizon de
préoccupation à partir duquel l’héritage épique se trouve à la fois assumé et dépassé. La

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logique de cette mise en perspective réfléchissante, dont la complexité et la virtuosité


technique ont souvent été remarquées3, est résumée dans l’adresse des Muses (v. 26-28)
qui prélude au sacre du poète.
5 Hésiode y distingue les réalités fictives (ψεύδεα), qui naissent de l’imitation parfaite des
réalités sensibles (ἔτυμα) dans l’élément du langage (... λέγειν ἐτύοισιν ὁμοῖα), des
réalités vraies (ἀληϑέα), qui semblent relever d’un autre registre de la parole
(γηρύσασϑαι). Cette distinction n’instaure cependant pas, comme on l’a souvent
soutenu, une opposition franche, voire polémique, entre la poésie didactique, que
revendiquerait Hésiode, et la fiction traditionnelle, représentée par Homère. En effet,
rien ne permet de penser que les Muses réservent à Hésiode une moitié seulement de
leur double pouvoir. Bien au contraire, le fait même qu’elles rappellent leur habileté à
forger des fictions, avant de faire état de leur capacité de proférer, à leur gré (εὖτ’
ἐϑέλωμεν), des vérités, suggère qu’il existe un rapport étroit entre les deux registres de
l’invention pure et de la connaissance.
6 La qualité cognitive exprimée par l’adjectif ἀληϑής a été cernée à partir de deux
hypothèses diamétralement opposées. La première est parfaitement représentée par
l’article d’E. Heitsch, qui s’inspire de l’interprétation heideggérienne du terme 4. Partant
de l’étymologie probable (*ἀ-λήϑη), qui indique quelque chose comme la suppression
(ἀ-) de l’état de non-perception (λήϑη), l’auteur donne à la notion d’ἀλήϑεια le sens de
« révélation » ou de « manifestation ». Serait alors ἀληϑές ce qui fait irruption dans
l’univers des représentations familières pour y introduire une dimension méconnue du
réel. La seconde hypothèse est défendue par H.J. Mette5. Suivant son analyse, est
ἀληϑές ce qui est toujours déjà présent, mais échappe seulement à mon attention. En
effet, le verbe λανϑάνω ne signifie pas que j’ignore ce qui va se révéler ou se manifester
en surgissant d’un ailleurs absolu, mais plutôt que je n’ai pas conscience de quelque
chose qui est déjà là, pour ainsi dire sous mes yeux, et qui m’échappe parce que je me
trouve momentanément incapable d’y porter mon attention. L’enquête minutieuse que
T. Krischer a consacrée à l’ensemble des occurrences d’ἀληϑής et d’ἔτυμος dans
Homère6 étaie les conclusions de Mette. Si ἔτυμον désigne, en accord avec l’étymologie
(cf. ἐτάζω), une réalité susceptible d’être vérifiée par un critère objectif et quasiment
« expérimental », ἀληϑές, au contraire, évoque une réalité qui n’est pas vérifiable par
un critère extérieur, mais qui s’impose immédiatement à la conscience. Ce qui frappe
ainsi l’esprit ne saurait être confondu avec les données brutes de la sensation, même si
la qualité particulière de la perception dite vraie prend appui sur une réalité d’abord
présente dans les sens. De là s’explique que le terme d’ἀληϑές ne sert pas tant à
caractériser les faits eux-mêmes que le contenu du discours qui les rapporte. Dans la
formule homérique « dire la vérité », l’accent est mis sur l’exactitude et l’exhaustivité
du discours qui traite son objet sans rien déformer ni omettre. Les réalités dites vraies
appartiennent à la réalité seconde du discours, par opposition aux réalités sensibles
auxquelles il se réfère. La parole devient le seul garant des choses qu’elle recense quand
celles-ci échappent au contrôle direct, en raison de leur éloignement dans l’espace 7 ou
de leur inscription éphémère dans le temps8.
7 Ce dispositif conceptuel relativement simple, qui oppose les réalités appartenant à
l’expérience sensible à leur restitution fidèle dans le discours, se trouve compliqué par
l’existence d’un registre de la parole qui vient s’interposer entre l’un et l’autre type de
certitude. Le caractère plausible des fictions mensongères d’Ulysse 9, qui permet au récit
homérique tout entier de se refléter dans l’adresse inventive de son héros, fait

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découvrir une dimension du langage dont l’efficacité se confond avec l’essence même
de la narration. Celle-ci est l’apanage premier des Muses, qui soumettent les ressources
infinies de l’imagination au principe régulateur de la mémoire. Or l’univers ordonné de
la fiction narrative creuse comme un écart avec le monde de l’expérience sensible et
permet de redéfinir et d’approfondir la notion de la vérité.
8 C’est ce que fait Hésiode quand il prête aux Muses, outre le pouvoir d’imiter les réalités
sensibles, la faculté de dire le vrai. En effet, les réalités dites vraies (ἀληϑέα) se
dégagent, à condition d’y prêter attention, du mouvement même de la fiction comme
autant d’effets de signification dont l’évidence, purement intellectuelle, relève de
l’ordre de la connaissance. Alors que les réalités sensibles (stupa) sont à la portée de
tous les hommes, même des plus frustes, comme les bergers que vise l’invective du vers
26 (ποιμένες ἄγραυλοι, κάκ’ ἐλέγχεα, γαστέρες οἶον) et dont le ventre constitue la
principale instance de vérification, l’appréhension des significations suppose
l’acculturation à l’aide de la fiction, qui fournit le support nécessaire à leur élaboration.
Ainsi, la Théogonie se trouve définie comme une œuvre qui, avec les moyens de la
fiction, déploie des significations vraies que la philosophie continuera à travailler pour
en tirer ses systèmes.
9 Si le discours philosophique s’éloigne progressivement de la fiction, en passant de la
cosmogonie à la cosmologie, puis à l’ontologie, le récit théogonique reste attaché à
l’évocation fictionnelle d’événements s’inscrivant dans l’expérience sensible du monde,
tout en faisant apparaître un ensemble d’articulations noétiques qui ne sauraient être
vérifiées par les sens. Ces choses vraies, qui ne sont pas encore la vérité des philosophes
mais qui l’annoncent, se présentent sous la forme d’un certain nombre d’implications
conceptuelles (mises en relief par l’analogie et la répétition) qui confèrent aux
événements relatés le statut réglé de la signification.
10 C’est en revendiquant explicitement et en généralisant la démarche réflexive amorcée
dans les poèmes homériques qu’Hésiode entend dépasser son modèle et faire œuvre
originale. Reste à déterminer le point de convergence de ces significations vraies au
service desquelles il déploie l’art traditionnel de l’aède. Il suffit pour cela de se reporter
aux vers dans lesquels les Muses énoncent le programme du chant qu’elles vont
inspirer à leur élu (v. 32-34). Ce n’est rien de moins que la science absolue que l’Iliade
attribue au devin Calchas et qui embrasse avec le présent tout le passé et tout l’avenir 10.
La formule homérique, littéralement reproduite au vers 38 (et comme authentifiée au
vers suivant par le jeu de mots φωνῇ ὁμηρεῦσαι), apparaît cependant, dans l’énoncé du
programme, avec une modification importante, qui met l’accent sur la différence qui
sépare la visée consciente du poète de la vision inconsciente du prophète. Aux « choses
présentes » (τὰ ἐóντα) se substitue la race des bienheureux « éternellement présents »
(αἰὲν ἐóντων), c’est-à-dire la permanence des puissances divines, qui absorbe en elle
tout le passé et tout l’avenir. La tâche ainsi définie est d’expliquer ce qui est, à savoir
l’actualité incessante du monde divin, en montrant selon quels enchaînements
nécessaires elle découle de ce qui a été et s’ouvre sur ce qui sera. Dans la mesure où la
logique du processus théogonique exige à un moment donné l’intervention des
hommes mortels11, le projet d’Hésiode s’apparente à une théodicée. C’est la
compréhension de ce qui nous arrive qui permet d’assumer le destin, de justifier le
malheur tout en nourrissant l’espoir.
11 Les grandes étapes de la Théogonie, que l’on esquissera ici, montrent bien comment
Hésiode, en recourant à la fiction, parvient à dégager les significations qui rendent

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compte de l’ordre du monde. À l’origine s’opposent deux puissances qui peuvent se


définir, dans leur caractère propre, par l’affirmation de la différence radicale (Terre
directement issue de Chaos) et par l’affirmation de l’identité absolue (Ciel, issu de Terre
et s’identifiant à elle comme son double parfait : ἶσον 12) Si l’on pose que la puissance
originaire de la Béance (Chaos) se perpétue dans l’action d’Éros, comme manifestation
de désir ou de manque, on peut voir dans le couple Terre-Ciel la matérialisation de la
logique conflictuelle inhérente à la relation érotique. Lancé par le manque, le désir
vient à se manquer en s’accomplissant ; mais en atteignant l’identité qu’elle poursuit
pour s’y abîmer, la différence se réaffirme. L’étreinte étouffante d’Ouranos, qui arrête
la force de prolifération radicale, est pour Terre la raison même de sa révolte. En
creusant la cavité où son fils Cronos va s’abriter pour mutiler son père, elle prépare sa
revanche tout en stabilisant sa relation avec Ciel, qui sera désormais séparé d’elle par
l’immense cavité du monde13. Ici vont se développer des relations d’une complexité
extraordinaire, et le conflit initial, maintenu désormais dans les limites du cosmos
naissant, va rebondir d’étape en étape, chaque fois sous l’instigation de Gaia.
12 Ainsi, lorsque l’affrontement entre Cronos et Ouranos se répète entre Zeus et Cronos,
Terre dérobe le futur roi des dieux au regard de son père en le cachant dans une grotte
de Crète, réplique symbolique de la cavité aménagée par sa ruse initiale 14. Et plus tard,
en aidant Zeus à remporter la victoire sur les Titans, elle emploie la fécondité infinie de
la différence contre ses propres enfants. Pour arrêter la démesure des Titans, Zeus
reçoit le concours de ces monstres terrestres que sont les Cent-Bras et les Cyclopes,
êtres d’excès et de manque, dont le pouvoir se neutralise avec celui de leurs victimes 15.
La même logique de l’auto-limitation des puissances incommensurables inspire les
conseils que Terre prodigue à Zeus au moment où il cherche à asseoir son pouvoir 16.
Plutôt que de régner en despote, comme son père Cronos, et d’encourir le risque
d’insurrection permanente, Zeus a à cœur de différencier l’identité de son pouvoir en
divisant le monde en sphères d’influence. Ainsi, les prérogatives des Olympiens, leurs
fiefs, se distinguent au sein d’un ordre appelé à rester immuable. Le principe de cet
ordre, le partage (δασμός)17, autorise Zeus à veiller, en brandissant la foudre, sur le
respect de la répartition, afin qu’aucune transgression ne se produise d’un fief à
l’autre18. L’ordre où la différence joue au cœur même de l’identité, c’est celui de la
justice de Zeus. En tant qu’équilibre résultant de l’action des forces antagonistes, il est
destiné à durer.
13 Reste toutefois une insatisfaction latente qui s’exprime, entre autres, dans l’hymne à
Hécate19. La Titane héritière des prérogatives des dieux déchus, qui s’emparaient de
tout ce qu’ils désiraient sans respecter aucune règle20, y est dépeinte sous les couleurs
les plus chatoyantes. Elle incarne, par son comportement capricieux, le refus de la
justice distributive qui pacifie l’univers des Olympiens. C’est elle pourtant que Zeus
honore entre toutes les déesses (v. 411 s.) en l’instituant nourricière de la jeunesse 21.
Plutôt que la certitude du droit, elle incarne l’incertitude et la séduction de la
promesse. Sous une forme atténuée, on reconnaîtra dans le défi incessant qu’elle
oppose au règne de la justice le désir d’ouverture et de différenciation que Terre faisait
valoir sous l’étreinte implacable de Ciel.
14 À la lumière du processus conflictuel qui, d’étape en étape, accentue l’intégration des
principes hostiles de la différence et de l’identité, le grand enjeu de la Théogonie semble
bien être la réconciliation de l’ordre de Zeus avec le désordre titanesque. En effet la
justice de Zeus repose sur une injustice flagrante : l’exclusion des Titans, qui incarnent

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les aspirations irrépressibles du désir, ternit la joie paisible des Olympiens. Le moyen de
briser ce blocage de l’ordre divin, afin de retrouver dans la réconciliation des contraires
la totalité des promesses initiales représentées par Terre et Ciel, sera la mise à
contribution de l’humanité.
15 Quand Prométhée, lui-même fils de Titans, rallié opportunément à la cause de Zeus,
introduit, lors de la célébration rituelle du Partage à Mékônè, une inégalité symbolique
dans le dispositif de la justice olympienne (cf. v. 535-544), il déclenche une nouvelle
série de conflits, au cours de laquelle les dieux règlent leur compte par l’intermédiaire
des hommes22. En effet, la colère de Zeus ne s’abat pas seulement sur Prométhée, mais
également sur les êtres humains, qui avaient profité du partage truqué du bœuf. Or les
hommes, victimes d’une rivalité qui les dépasse, voient la perte de l’immortalité, liée au
refus du feu, compensée par la faculté de procréer, qui est le résultat paradoxal de la
punition provoquée par le vol du feu : l’arrivée de la femme. Tout se passe comme si
Zeus et Prométhée exploitaient de façon concertée leurs griefs mutuels dans le but de
permettre à l’Olympien d’annuler le verdict qui frappe la transgression du Titan en
dégageant, au moins partiellement, sa responsabilité. Avec l’exploit d’Héraclès 23, fils de
Zeus et d’une mortelle, les histoires divine et humaine s’interpénètrent pour préfigurer
le dénouement par lequel les Titans vont se trouver réintégrés dans l’ordre olympien 24.
16 Cette convergence des aspirations divines et humaines qui marque la fin de la Théogonie
proprement dite se prolongera dans le « Catalogue des femmes ». Les héros, fruits de
l’union entre immortels et mortels, deviendront l’incarnation de la dignité humaine.
C’est avec leur avènement que ressurgit cependant le problème que le premier d’entre
eux avait contribué à résoudre. En effet, le modèle de la vie héroïque consiste à
s’emparer par la force de ce que l’on juge avoir mérité. Les héros se comportent
exactement comme les Titans, en voulant se saisir de tout, si bien que l’histoire des
dieux risque de rebondir chez les hommes25. C’est ici que, selon notre perspective, la
réflexion des Travaux intervient pour approfondir le rapport entre les hommes et les
dieux. Les hommes sont désormais invités à respecter eux aussi la justice de Zeus, en
renonçant à se voler mutuellement par la force et l’injustice. Le blocage du désir qui en
résulte26 est surmonté par la valorisation du travail. C’est plus particulièrement le
travail des champs qui permet de réaliser les promesses contenues dans la fécondité
infinie de Terre, pour qui, depuis les commencements, le manque est la condition de
tout bénéfice27.

Pour mémoire
17 Avec une étrange véhémence, Marcel Detienne revient, dans les pages qui introduisent
la dernière réédition de son livre Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque 28, sur le
débat qui opposa naguère, au sujet de l’interprétation des œuvres anciennes, des
spécialistes de l’anthropologie comparée, de l’ethnographie historique, voire de
l’histoire politique et sociale, à des héritiers de la tradition philologique et
herméneutique soucieux d’en renouveler les exigences fondamentales. Les uns
privilégiaient l’analyse des contextes, proches ou lointains, susceptibles d’éclairer les
conditions de genèse et la pertinence fonctionnelle d’un type d’écriture ; les autres
prônaient l’examen attentif des textes eux-mêmes, pour repérer les écarts, parfois
minimes, qui séparent une œuvre de son contexte d’apparition, d’utilisation et, partant,
de transmission. Bien qu’il soit vite apparu que les protagonistes de cette querelle de

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méthode n’avaient au fond nul intérêt à se priver de leurs compétences respectives,


l’écho de leurs passes d’armes résonnait encore parfois, quoique de plus en plus
faiblement, dans les échanges policés que les tenants des deux écoles avaient fini par
mettre au profit de toute une série de projets communs. Cependant, rien ne laissait
présager une charge aussi massive contre la « gent philosophique », grossièrement
divisée en « deux espèces : l’une qui pense et l’autre qui s’en dispense », dont la
première, moins nombreuse mais bien plus redoutable, serait représentée par les
« Herméneutes de Lille, d’inspiration germanique et philosophique » 29.
18 Le prétexte, sinon la raison profonde, de cette sortie incongrue se découvre dans le
reproche fait aux Lillois d’avoir organisé un colloque international sur Hésiode qui,
« admirablement préparé par les interprètes du cru, accolait à la philologie, en tant que
premier savoir, la philosophie et l’anthropologie », tout en caricaturant les recherches
anthropologiques et, plus particulièrement, « les analyses dites structurales des grands
récits de la Grèce ». De fait, ce sont surtout mes Propositions pour une lecture
d’Hésiode qui, abordées à partir d’un petit article polémique de Jean Bollack (paru
en 1976), servent à étayer l’accusation et à prouver la volonté d’hégémonie du clan des
« Herméneutes de Lille ». Or la question herméneutique, soulevée en ouverture des
travaux du colloque, ne visait nullement à instaurer un rapport de force entre
« l’interprète sans pareil répondant à l’appel d’un sujet incomparable » et
« l’anthropologie, née comparative », afin de « maintenir des valeurs privilégiées sans
se soucier le moins du monde d’analyser des systèmes culturels dans la perspective
d’une intelligence des mécanismes de la pensée humaine à travers la variabilité des
cultures ». Il suffit de parcourir le début de ma contribution pour s’apercevoir que je
m’y interrogeais au contraire sur la légitimité de l’application du principe
herméneutique moderne, inséparable d’une théorie de la subjectivité, à des œuvres
archaïques déterminées, tant sur le plan thématique que sur le plan formel, par les
structures objectives de la tradition. Loin de nier la pertinence de l’approche
comparative qui, au moins depuis Schleiermacher, fait partie intégrante de
l’herméneutique générale, je souhaitais seulement indiquer au delà de quelle limite le
comparatisme risquait de manquer une dimension essentielle du discours qu’il analyse
et problématiser, par conséquent, les conditions d’appréhension d’un sens plus
individuel. Hésiode, en parlant de lui-même à la première personne, nous y invite
expressément.
19 Marcel Detienne le reconnaît de son côté : « Un auteur est là, à la fois poète et prophète,
choisi par les Muses qui assument les nouvelles modalités du discours ». Mais il
méconnaît la nouveauté réelle de ces modalités discursives, ainsi que les raisons qui
font de la Théogonie réellement une œuvre d’Hésiode, quand il rabat le double pouvoir
des Muses, celui de distinguer, au sein même de la narration, entre le contenu
fictionnel et sa structuration réflexive, sur l’opposition traditionnelle entre la parole
ordinaire, chargée d’oubli et de mensonge, et la parole inspirée, riche de Mémoire et de
Vérité. Il est d’ailleurs navrant de constater à quel point le préjugé peut inhiber les
facultés de compréhension, puisque la présentation confuse du cheminement de la
problématique à travers différents documents de travail (nullement destinés à la
publication et cités sans autorisation) culmine dans la question embarrassée et
faussement désinvolte : « Des Muses structurales ou structurelles ? ». Tout à son désir
compulsif de dénigrer le philologue, l’anthropologue moqueur ne recule pas devant les
plaisanteries les plus douteuses : « Un philologue se reconnaît de loin à son cou tendu,

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légèrement déformé par les regards en amont, vers l’œuvre d’avant ou l’auteur
antérieur ». C’est que le ressentiment qui le tenaille est difficile à camoufler sous
l’apparence d’une discussion savante. Et il finit par éclater dans une sorte de cri du
cœur : « De 1976 à 1993, pas la moindre allusion n’est faite à l’horizon de pensée
<Vérité-Mémoire-Oubli>, dégagée par mes enquêtes de 1965. Tandis que la philologie au
ras du sol, celle de H.J. Mette ou de T. Krischer, mérite attention et discussion ». Ce
n’était donc que cela. Oublions.

NOTES
1. Par exemple, Phérécyde ( ap. Proclus, Chrestomathie, 19), Hippias (86 B 6 DK), Aristophane
(Grenouilles, v. 1033 s.), Platon (Apologie de Socrate, 41 a 6 s. ; voir aussi République 363 a 8, 377 d 4,
612 b 2).
2. Hesiod. Theogony, Oxford, 1966, p. 46s. Voir encore A. Ballabriga, dans ce volume, p. 71-82.
3. Voir notamment Pierre Judet de La Combe, « L’autobiographie comme mode
d’universalisation. Hésiode et l’Hélicon », dans : G. Arrighetti-F. Montanari (éds.), La Componente
autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio lelterario, Pise, 1993, p. 25-39.
4. Hermes 90, 1962, p. 24-33.
5. Lexikon des frühgriechischen Epos, s.v. ἀληϑής, p. 477.
6. « ῎Eτυμος und ’Aληϑής », Philologus 109, 1965, p. 161-174.
7. Cf. Iliade XXIV, v. 407, où Priam demande à Hermès de l’informer fidèlement sur l’état du
cadavre d’Hector (... ἂγε δή μοι πᾶσαν ἀληϑείην κατάλεξον).
8. Voir Iliade XXIII, v. 361, où Phénix doit observer la course de chars et rendre compte avec
précision de ce qui s’est passé (ὡς μεμνέῳτο δρóμου καὶ ἀληϑείην ἀποείποι).
9. Cf. Odyssée XIX, v. 203 (ἴσκε ψεύδεα πολλά λέγων ἐτύμοισιν ὁμοῖα).
10. Cf. Iliade I, v. 70 : ὅς ᾔδη τά τ’ ἐóντα τά τ’ ἐσσòμενα πρó τ’ ἐóντα.
11. Voir, dans ce volume, p. 269-272, l’analyse de l’épisode de Prométhée proposée par P. Judet de
La Combe.
12. Cf. Théogonie, v. 126 s.
13. Voir les vers 139-206.
14. Cf. les vers 453-506.
15. Comme les Titans, les Cent-Bras finissent par être immobilisés dans le Tartare (cf. v. 729-735).
Voir Fabienne Biaise et Philippe Rousseau, dans ce volume, p. 228-233.
16. Cf. Théogonie, v. 881-885.
17. Voir le vers 885 : ... ὃ δέ τοῖσιν ἐύ διεδάσσατο τιμάς.
18. Cf. Iliade VIII, v. 399-408, ou XV, v. 16-33.
19. Théogonie, v. 411-452.
20. Voir la malédiction d’Ouranos, Théogonie, v. 207-210.
21. Théogonie, v. 450-452.
22. Voir, p. 272-280, l’analyse de l’épisode de Prométhée proposée par P. Judet de La Combe.
23. Cf. Théogonie, v. 526-534.
24. Pindare se fera le chantre de cet accord (Olympiques, II).
25. Voir les discussions, au chant I de l’Iliade, entre Agamemnon et Achille sur le partage du
butin.

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26. Voir supra, p. 20 s.


27. Ainsi doit être comprise la formule énigmatique des Travaux selon laquelle « la moitié vaut
plus que le tout » (v. 40). Voir Philippe Rousseau, dans ce volume, p. 155-158.
28. Paris, 1994, p. 5-28.
29. Voir p. 12 ss.

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Le préambule de la Théogonie
La vocation du poète. Le langage des Muses

Jean Rudhardt

1 Dans le poème d’Hésiode, un préambule d’une longueur et d’un style inaccoutumés


précède l’exposé de la naissance du monde et des dieux. L’étrangeté de ce prologue ne
nous en fera pas suspecter l’authenticité. L’idée de le forger après coup n’a pu venir à
l’esprit d’aucun poète secondaire, puisqu’il n’en eût trouvé aucun exemple dans les
œuvres qui étaient à sa disposition ; seul l’auteur de la Théogonie était capable d’une
pareille audace. Pour déroger ainsi aux usages communs de l’épopée, il fallait même
qu’il y fût poussé par un motif impérieux. Il a, raconte-t-il, fait l’expérience d’une
rencontre avec les Muses ; elles lui ont enseigné son art et dicté la Théogonie ; elles lui
ont en outre prescrit de commencer son œuvre en les célébrant.
2 Une rencontre avec les Muses paraît invraisemblable aux esprits modernes qui
cherchent à expliquer le récit d’Hésiode de plusieurs façons 1. Les plus sceptiques
d’entre eux n’hésitent pas à dire qu’il est fictif, composé dans un jeu purement
littéraire, à l’imitation d’autres textes relatant l’inspiration de chantres ou de
prophètes. J’admettrais volontiers l’idée que de tels textes ont existé dans la tradition
grecque avant Hésiode. Ils l’ont peut-être influencé mais en résulte-t-il à coup sûr que
son récit en soit une simple imitation ? Si nous recourons à une hypothèse de ce genre
pour expliquer la naissance d’un passage que nous jugeons invraisemblable, il nous
restera à expliquer celle de ses modèles puisqu’ils présentent nécessairement une
invraisemblance égale. Le problème est d’autant plus grave que de tels modèles ont des
parents dans plusieurs civilisations différentes2. La permanence des thèmes qui s’y
trouvent diversement mis en œuvre et leur diffusion ne se laissent expliquer par nulle
imitation. Nous devons admettre qu’ils tirent leur origine de quelques dispositions
communes de l’esprit ou de l’imagination des hommes, dispositions qui engendrent des
effets semblables en plusieurs lieux, dans de semblables conditions. Assez profondes,
elles peuvent alors se manifester dans le vécu d’un comportement aussi bien que dans
de simples paroles.
3 Explicitement ou non, plusieurs critiques ont fait cette hypothèse. Ils ont observé, par
exemple, que la solitude et l’isolement sont propices à la méditation, propices parfois
aux rêves et aux hallucinations ; ils ont noté en outre que le pâtre vit de longues heures

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de solitude dans les lieux écartés où il conduit ses troupeaux. Pour banales qu’elles
soient, de telles remarques ne manquent pas de justesse, mais elles requièrent un
complément. Un phénomène généralement humain peut se manifester de plusieurs
façons différentes selon les civilisations, les traditions culturelles influençant les
formes qu’il revêt dans chaque cas et les interprétations que l’on en donne 3. Images
largement répandues dans le monde, la montagne, le pâtre et le mouton ont, en Grèce,
des connotations et revêtent un sens symbolique particulier.
4 On situe l’habitat de certains dieux sur les cimes des monts ; proche du ciel où résident
les Olympiens, le sommet est du moins perçu comme un lieu privilégié où se
manifestent des signes divins ; la montagne tout entière est propice à la rencontre
entre le mortel et l’immortel. Ses pentes forment une région médiane, située entre le
monde des dieux et celui des hommes, comme elle l’est aussi entre le monde sauvage et
celui de la civilisation. Les moutons y paissent à la périphérie des cités sur la limite des
territoires de chasse où l’homme poursuit des animaux sauvages. Ils sont aussi l’une des
victimes sacrificielles les plus communes, propres à devenir les instruments d’une
communication entre les hommes et les dieux. Le pâtre appartient à ce domaine
intermédiaire ; dans la solitude qui caractérise son état, sa rêverie ou sa méditation
prendront aisément la forme d’une rencontre avec le divin. Ces différents thèmes
trouvent une illustration dans le mythe d’Anchise et dans celui de Pâris, par exemple 4.
5 Dans le monde médian que je viens de caractériser, la tradition grecque situe des
divinités telles que les Nymphes ou Pan. Moins majestueuses que les grands dieux, elles
sont aussi plus proches des hommes ; elles se montrent ou se manifestent à eux ; elles
agissent sur eux ; plus que beaucoup d’autres ce sont des divinités de la possession 5. Or
les Muses présentent quelque ressemblance avec les Nymphes dont elles possèdent la
grâce ; comme elles, elles dansent et forment des chœurs. Rappelons en outre que la
tradition béotienne à laquelle Hésiode se réfère et qu’il connaît bien fait précisément de
l’Hélicon l’un des séjours préférés des filles de Mnémosyne.
6 Si donc l’expérience racontée par Hésiode peut répondre à des tendances de l’âme
humaine qui se manifestent dans plusieurs civilisations, ces tendances le font d’une
manière particulière dans la tradition grecque. Ce sont des thèmes déjà bien élaborés
qui ont peut-être influencé le récit d’Hésiode, mais cette influence met-elle
nécessairement en cause la réalité de ce qu’il dit avoir vécu ? Ce n’est pas certain. Les
traditions culturelles conditionnent les modalités d’un amour et les formes de son
expression sans altérer la sincérité de l’amoureux. Nous remarquerons d’ailleurs que, si
le récit d’Hésiode doit vraiment plusieurs de ses traits à une tradition grecque
commune, ces traits s’y trouvent groupés et ordonnés d’une manière originale. Aucun
modèle ne permet de rendre compte de sa complexité ni surtout, dans cette complexité
même, de sa profonde cohérence. Ne mettons donc pas trop vite en doute la sincérité
du poète. Pour ma part, je tenterai de dégager quelques-unes des leçons qu’il nous
donne ; elles me paraissent assez importantes pour que nous le prenions au sérieux.

La vocation du poète (vers 22-34)


7 Il vient d’évoquer les Muses, telles qu’elles sont présentes sur l’Hélicon, et continue,
vers 22 : « Un jour, elles apprirent à Hésiode le bel art du chant, alors qu’il menait
paître ses troupeaux au pied de l'Hélicon divin ».

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8 Au vers 22, je suis enclin à donner au mot ἀοιδή le sens étendu qu’il revêt plusieurs fois
chez Homère6. À cet instant les Muses n’enseignent pas à Hésiode un chant déterminé,
mais l’art du chant ; elles le rendent capable de bien chanter 7. Le poète parlera ensuite
seulement des œuvres qu’il va composer et, d’une manière plus précise, de la Théogonie.
9 Il faut encore souligner une chose qui pourrait être significative. Lorsqu’il évoque les
Muses sur l’Olympe ou l’Hélicon, le poète dit leur grâce, la fraîcheur de leur peau
qu’elles lavent aux sources, la qualité de leur voix ; il les imagine alors telles que la
tradition les représente, telles peut-être qu’il les idéalise et les embellit 8. Or, lorsqu’il
raconte leur intervention dans sa propre existence, Hésiode est moins prolixe ; il ne les
décrit plus. Il a vécu une expérience certainement difficile à communiquer, expérience
à la suite de laquelle une conviction l’habite : il doit son art aux Muses. Il dit cette
conviction d’une manière directe, avec simplicité, dans un style dépouillé de tout
pittoresque : αἵ νύ ποϑ’ ‘Ησίοδον καλὴν ἐδίδαξαν ἀοιδήν.
10 Une question demeure, à laquelle nous ne pouvons pas encore répondre. Quelle valeur
attribuer à la proposition : « alors qu’il menait paître ses troupeaux » ?
11 Pour préciser la nature et la portée de l’enseignement donné par les Muses, Hésiode
analyse l’expérience qu’il a vécue ; il en énumère différents aspects, la décompose en
plusieurs épisodes. Vers 24 : « Cet Hésiode, c’est moi ; les déesses m’adressèrent en
premier lieu les paroles que voici, les Muses olympiennes, filles de Zeus Porte-
égide :... ».
12 De la troisième personne des vers 22-23 nous passons brusquement à la première des
vers 24 et suivants. Comment comprendre un tel saut ? Il me paraît exclu de voir dans
les mots : τόνδε δέ με... le signe d’un changement de sujet, pour distinguer d’Hésiode le
poète qui parle à la première personne9. Il en résulterait de manière évidente que
l’auteur de la Théogonie n’est pas Hésiode. Si le vers 24 avait eu un tel sens aux yeux des
Grecs, aucun d’eux n’aurait jamais attribué la Théogonie au poète d’Ascra, comme ils le
font presque tous10.
13 Après avoir évoqué les Muses, le poète entreprend de raconter comment elles sont
intervenues dans son existence ; il se nomme donc lui-même, en usant de la troisième
personne, avec l’objectivité qui convient au style narratif. En se nommant, il ne désigne
pas en lui un poète fameux — il ne l’est pas encore —, il désigne simplement un être
banal mais réel auquel survient une aventure extraordinaire. Il continue à la première
personne, entraîné par la vivacité d’une expérience qu’il ressentit fortement comme
sienne et qui fut subjective.
14 Il n’est pas certain que les Muses se soient montrées clairement à Hésiode ; il perçoit
soudain un avertissement qu’elles lui donnent ; elles l’interpellent, vers 26 : « Pâtres qui
passez vos nuits dans les champs, tristes objets d’opprobre, vous qui vous vous réduisez
à des ventres... ». Très éloignée de ce qui deviendra le style bucolique et sans exemple
dans l’épopée archaïque, la brutalité de cette apostrophe annonce celle des critiques
que l’auteur des Travaux et les jours adressera aux paysans de la race de fer 11. Elle déroge
aux conventions littéraires12. Si le souvenir de quelque mythe semblable à ceux de Pâris
ou d’Anchise peut être présent à l’esprit d’Hésiode, les bergers et les moutons dont il
parle ont une réalité à ses yeux et le concernent personnellement. Il s’assimile lui-
même à ceux que les déesses fustigent. Devons-nous en conclure qu’il était alors un
simple pasteur ? La chose n’est pas exclue ; nous reconnaîtrons du moins qu’il se
trouvait assez proche des bergers pour se sentir visé par des paroles qui s’adressent

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explicitement à eux. Les Travaux et les jours nous apprendront au demeurant l’étroitesse
des liens qui l’ont uni à la vie campagnarde.
15 Après cette interpellation sévère, les Muses définissent l’étendue de leur pouvoir ; elles
confirment ainsi leur identité pour celui qui, se trouvant sur les pentes de l’Hélicon, la
devinait déjà, vers 27 : « Nous savons dire des mensonges semblables à des propos
véridiques mais, quand nous le voulons, nous savons aussi chanter des vérités ».
16 On a noté depuis longtemps que la formule caractérisant ici le mensonge des Muses
paraît aussi dans l’Odyssée : ἴσκε ψεύδεα πολλά λέγων ἐτύμοισιν ὁμοῖα 13. En l’utilisant,
le poète homérique se réfère à un mensonge d’Ulysse. S’attribuant une fausse identité,
celui-ci prétend en s’adressant à Pénélope qu’il a rencontré son époux en Crète, alors
que le héros y abordait, dérouté par les vents. Les événements racontés par Ulysse sont
fictifs, mais ils n’ont rien d’extraordinaire ; ils ressemblent en tout point à des
événements réels. Ils sont vraisemblables, même s’ils n’ont jamais eu lieu.
17 Aux mensonges du vers 27 s’opposent les vérités du vers 28. Dans cette opposition que
la symétrie des deux vers souligne, la formule ἐτύμοισιν ὁμοῖα, présente dans le
premier, contribue à éclairer le sens du second. Les mensonges sont vraisemblables ; il
n’est pas nécessaire que les vérités le soient. En fait, les événements qu’Hésiode va
raconter dans la Théogonie n’ont rien de commun avec ceux dont les hommes peuvent
être témoins. L’existence des Hécatonchires et celle des Cyclopes, la castration du Ciel
et toute la Titanomachie ne sont pas des ἐτύμοισιν ὁμοῖα ; ils se caractérisent au
contraire par leur invraisemblance, mais, à sa manière, le récit qui les évoque énonce
une vérité. Ainsi les Muses ne distinguent pas seulement le mensonge de la vérité, elles
distinguent aussi deux types de langage. L’examen des verbes employés par Hésiode le
confirme : les Muses disent le vraisemblable (λέγειν) ; elles font entendre la vérité
(γηρύσασϑαι). Ce dernier verbe est difficile à traduire ; appartenant à la langue
poétique, il suggère l’image de la voix, l’idée d’un éloge et celle de la communication
solennelle d’un savoir.
18 Si la formule qui définit le mensonge des Muses figure dans l’Odyssée, il n’en résulte pas
que la critique d’Hésiode vise l’œuvre homérique. Dans l’Odyssée même, cette formule
s’applique à un discours particulier, prononcée par un homme à l’égard duquel le poète
prend des distances ; elle sert précisément à distinguer un tel discours du reste de son
récit. Ce n’est d’ailleurs pas la vraisemblance qui caractérise l’Odyssée dans toutes ses
parties. À quels poèmes Hésiode pense-t-il donc ? Je ne crois pas que nous puissions le
dire exactement, car nous ne possédons quasiment rien des œuvres qui lui étaient
disponibles ; à l’exception des deux épopées homériques, elles ont toutes disparu.
19 Au reste, il ne me paraît pas certain que l’auteur de la Théogonie condamne la poésie
mensongère ; comme la véridique, elle est inspirée par les Muses auxquelles il n’adresse
aucun reproche. Il distingue deux types de poésie entre lesquels il établit simplement
une hiérarchie : le second est supérieur au premier. Les Muses ont en effet une fonction
dont je reparlerai : elles charment. Elles y parviennent de deux façons : par l’attrait
d’un récit fictif, par la communication d’une sorte de vérité.
20 Comme les Muses font cette distinction immédiatement après avoir interpellé les
pâtres et dénoncé leur grossièreté, il n’est pas imprudent de supposer qu’ignorant une
telle distinction, ceux-ci se contentent du plaisir de la fiction. Or Hésiode se compte
parmi les pâtres ou se reconnaît en eux. La leçon des Muses lui révèle l’existence d’une
poésie véridique dont il méconnaissait la valeur et cette révélation va transformer son

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existence. Vers 29 : « Ainsi parlèrent les filles du grand Zeus de leur langue habile et
elles me donnèrent en guise de sceptre un rameau de laurier vigoureux qu’elles avaient
coupé, très beau... ».
21 J’ignore comment Hésiode a vécu l’événement qu’il décrit ici mais nous pouvons en
comprendre la signification. Le mot σκῆπτρον ne désigne pas seulement le sceptre
royal ; il désigne aussi le bâton que portent souvent les prêtres et les prophètes.
Consacré à Apollon, le laurier lie le poète au dieu de la mantique et du chant. Qu’il se
soit vu recevant le sceptre poétique ou qu’il en ait simplement utilisé le symbole pour
exprimer sa vocation nouvelle, peu importe. Au cours de sa rencontre avec les Muses,
quand il découvre que la poésie peut énoncer une vérité, Hésiode se sent appelé, investi
d’une mission divine.
22 Le sceptre et le laurier apollinien rapprochent la fonction du poète de celle du devin. La
suite du texte le confirme, vers 31 : « ... cependant elles m’insufflèrent une voix ‘divine’,
afin que je chante ce qui sera et ce qui fut ».
23 Rappelons que du mot ϑέσπις dérivent le verbe un peu plus tardif ϑεσπίζω qui signifie
« énoncer en proférant un oracle » et le nom ϑέσπισμα, « l’oracle ou la prophétie ». Les
Muses inspirent au poète une voix véritablement prophétique, afin qu’il dise « ce qui
sera et ce qui fut ». Je reviendrai sur la portée de cette formule remarquable, me
contentant d’une seule remarque pour l’instant. Cette formule définit précisément la
fonction de l’oracle. Il révèle ce qui va se produire, si l’on agit de telle ou telle façon ; il
révèle plus souvent encore un événement passé qui a échappé à l’attention de ses
consultants, qu’ils ont oublié et qui influence leur situation présente. Vers 33 : « Elles
m’ordonnèrent aussi de célébrer la race des bienheureux dont l’existence n’a pas de fin
et de les chanter elles-mêmes en premier et en dernier lieu ».
24 Suffisamment claires, ces deux propositions ne requièrent point de commentaire, du
point de vue où nous nous plaçons. Le poète sait maintenant concrètement ce qu’il doit
faire pour répondre à sa vocation.

Le chant des Muses


25 Les injonctions qu’Hésiode reçoit des Muses nous font connaître la raison d’être de son
long préambule et nous aident à en comprendre la composition.
26 Conformément à l’ordre qu’elles lui ont donné, il commence son poème en leur
adressant des louanges. Il les évoque alors sous des traits familiers aux Béotiens, telles
qu’elles hantent la montagne de l’Hélicon, en dansant et en chantant 14. Un éloge des
Muses introduit ainsi le récit de la vocation poétique que nous venons d’analyser. Tous
deux ensemble, ils constituent la première partie du préambule 15.
27 Entre elle et la suivante, un vers énigmatique doit sans doute former une transition
importante. Vers 35 : ἀλλὰ τίη μοι ταῦτα περί δρῦν ἢ περὶ πέτρην : « Mais pour moi,
pourquoi ces paroles autour du chêne ou du rocher ? ».
28 West présente les textes où nous trouvons les images du chêne et du rocher ; il en
énumère les interprétations possibles, citant notamment celles des commentateurs
anciens, et conclut : « le mieux est de reconnaître que le sens véritable (de la formule)
était déjà perdu dans l’Antiquité ». Il me paraît sage d’avouer ainsi notre ignorance. Le
début du vers nous est pourtant intelligible. Situés entre deux développements, les
mots : « Mais pourquoi... ces paroles... » relativisent l’importance du premier, pour

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souligner celle du second. En fait, bien qu’il serve à justifier toute l’entreprise
d’Hésiode, le récit de sa rencontre avec les Muses n’en constitue pas le véritable objet.
Le poète doit célébrer la race des dieux, en chantant la théogonie ; telle est sa tâche
essentielle16.
29 Avant de l’accomplir, il reprend l’éloge des Muses, ainsi qu’il le convient au début d’un
chant : τύνη Μουσάων ἀρχώμεϑα17. Cette fois-ci, il ne les envisage plus comme
héliconiennes ; il les évoque sous les traits qui symbolisent le mieux leur essence,
comme olympiennes (quel que soit d’ailleurs leur habitat, elles restent identiques à
elles-mêmes ; les vers 22-25 nous l’ont déjà montré).
30 L’éloge des Muses olympiennes comprend trois parties. Le poète les montre d’abord
chantant sur l’Olympe pour le plaisir de Zeus, dans l’exercice le plus élevé de l’activité
qui les définit. Il explique ensuite leur origine ; nées de Zeus et de Mnémosyne en
Piérie, elles quittent cette région peu après leur venue au monde, pour se diriger en
chantant vers la résidence des grands dieux. Ayant ainsi caractérisé leur nature et leur
fonction divines, Hésiode dit finalement les bienfaits qu’elles apportent aux rois et aux
poètes et, par leur intermédiaire, à tous les hommes18.
31 Dans le préambule entier, le poète évoque donc trois fois un chant des Muses. Lorsqu’il
nous les montre sur l’Hélicon, lorsqu’il nous les présente installées sur l’Olympe auprès
de Zeus, lorsqu’il raconte leur naissance et leur venue parmi les dieux.
32 Tous leurs chants présentent un caractère commun : la beauté. Ils plaisent à ceux qui
les entendent et leur apportent de la joie. C’est que les Muses elles-mêmes sont nées
l’esprit libre de tout souci, pour donner l’oubli du malheur19. Ils se ressemblent sur un
autre point ; les trois chants célèbrent les dieux mais ils ne le font pas de la même
façon.
33 Sur l’Hélicon20, les Muses célèbrent la race entière des Immortels ; toutefois, en
évoquant les paroles qu’elles font alors entendre, Hésiode mentionne seulement les
noms de quelques dieux. Nous ne comprenons bien ni la raison du choix qu’il opère
parmi eux ni l’ordre dans lequel il les cite mais plusieurs observations s’imposeront à
nous.
a. Cet ordre n’est pas celui des générations divines ; sauf dans un vers qui désigne en Athéna la
fille de Zeus, le poète n’indique explicitement aucune relation de parenté. Le chant
héliconien des Muses ne donne aucun enseignement théogonique.
b. Hésiode néglige plusieurs divinités importantes dans le système que son œuvre va nous
exposer ; en revanche, il en cite quelques-unes qui y occuperont une position secondaire 21.
Ce n’est pas à ce système qu’il se réfère.
c. Il associe le nom de Dioné à celui de Léto. Or Léto s’unit à Zeus ; cette juxtaposition nous
incite à penser que Dioné s’unit également à lui ; Hésiode rappellerait donc la tradition
homérique qui fait d’Aphrodite la fille de Zeus et de Dioné. Ce ne serait donc pas un hasard
si, chez Hésiode, les noms d’Aphrodite et de Dioné forment la fin de deux vers consécutifs.
d. Après avoir énuméré plusieurs divinités dont l’action s’exerce dans le monde présent,
Hésiode évoque des dieux qui remplirent leur fonction principale lors de phases plus
anciennes de l’histoire du monde. C’est déjà le cas de Léto et de Dioné ; ce l’est plus
manifestement encore de Japet et de Cronos, les plus importants des Titans.
e. Les dieux cités au terme de cette énumération sont des divinités cosmiques, comme
plusieurs auteurs l’ont dit. Je me demande toutefois si la présence de leur nom dans cette
position finale n’a pas une autre raison d’être. Cronos est l’ancêtre des Olympiens, Japet,
celui des principales races de mortels. Allant plus loin vers l’origine des choses, nous

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devrions trouver des divinités primordiales. Or Terre, Océanos et Nuit sont des divinités
primordiales dans les principaux systèmes cosmogoniques grecs : Terre, dans la tradition
choisie par Hésiode ; Océanos, dans la tradition à laquelle Homère fait écho 22 ; Nuit, dans la
tradition orphique23. Hésiode conclut cette première évocation du chant des Muses en
disant : elles célèbrent la race entière des Immortels. Une telle conclusion serait
parfaitement à sa place, après une mention des entités qui furent les ancêtres de tous les
dieux.

34 Sur l’Hélicon, il semble donc que les Muses ne font pas entendre un chant unique et
cohérent. Elles chantent probablement plusieurs hymnes consacrés à des dieux
différents et qui ne se réfèrent pas tous aux mêmes traditions mythiques de la Grèce.
Ces traditions, Hésiode les connaît, même s’il ne les intègre pas toutes dans le système
qu’il va composer et, puisqu’il en attribue l’inspiration première aux Muses, il n’en
conteste pas la validité.
35 Le chant que les Muses font entendre sur l’Olympe est d’une autre nature ; plus
cohérent, il est aussi plus significatif. Adressé directement à Zeus, il résonne dans les
demeures divines qu’il soumet à son charme24.
36 Hésiode nous en dit le contenu. Les Muses célèbrent d’abord la race des dieux, à partir
de son origine, les enfants du Ciel et de la Terre puis leurs petits-enfants, dieux
dispensateurs de tous les biens. Elles disent ensuite la grandeur et la puissance de Zeus.
Elles parlent enfin de la race des hommes et de celle des géants. Elles chantent donc
une théogonie ou situent du moins les dieux dans une séquence de générations et,
partant de l’origine des choses, elles descendent dans le temps jusqu’à l’apparition des
races mortelles. Relatant ainsi une histoire, elles traitent d’événements anciens.
37 Or Hésiode définit aussi le sujet de leur chant olympien d’une manière différente et
plus synthétique. Elles réjouissent l’esprit de Zeus, dit-il, « en exposant ce qui est, ce qui
sera et ce qui fut »25.
38 Le chant des Muses concerne donc le présent, l’avenir et le passé mais elles ne traitent
pas abstraitement de ces trois subdivisions du temps. Hésiode utilise des formes du
verbe εἶναι pour les désigner, recourant à des formes du neutre pluriel — dont la
signification est très concrète — non à des formes du neutre singulier qui désigneraient
des notions plus que des réalités.
39 Ainsi, bien qu’elles racontent des événements qui semblent anciens, les Muses ne
traitent pas essentiellement du passé ; elles visent la réalité la plus concrète dans toutes
ses dimensions temporelles et, du même coup, dans la permanence de son être. C’est en
cela que leur discours est profondément véridique, quelque invraisemblable qu’il puisse
paraître.
40 Lorsqu’après leur naissance, les Muses montent sur l’Olympe et se présentent à Zeus
pour la première fois, leur chant n’est pas très différent de celui qu’elles lui chanteront
ordinairement par la suite et dont nous venons de parler ; il est toutefois plus direct 26.
Sans remonter à l’origine des choses ni traiter des races les plus récentes, elles disent
d’emblée, en faisant l’éloge de Zeus, ce qui a constitué l’aboutissement de la théogonie
et lui donne son sens. Elles vont vers lui : « qui règne au ciel, détenant en personne le
tonnerre et la foudre brûlante, après avoir par la force vaincu son père Cronos ; et il a
réparti toutes choses avec exactitude entre les Immortels et défini leur apanage. Voilà
donc ce que chantaient les Muses... ». En distribuant les τιμαί, les honneurs et les

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charges, entre les dieux, Zeus instaure un ordre parmi tous les êtres et toutes les entités
qui constituent l’univers — dont il parachève ainsi la création.
41 La chose nous est dite en d’autres termes, à la fin du récit de la naissance des Muses :
ἐρατὴν δὲ διὰ στόμα ὄσσαν ἱεῖσαι/μέλπονται, πάντων τε νόμους καὶ ᾔϑεα κεδνὰ/
ἀϑανάτων κλείουσιν, ἐπήρατον ὄσσαν ἱεῖσαι27.
42 Ces vers ont déconcerté certains éditeurs. À la suite de Wolf, Rzach condamnait les vers
63 à 67. Pour le chant plaisant des Muses, lois et règles de vie paraissent à Mazon un
sujet si grave qu’il rejette les vers 65 à 67. Les éditeurs contemporains sont plus
conservateurs mais la répétition de la formule ἐρατὴν (ἐπήρατον) ὄσσαν ἱεῖσαι gêne
encore Solmsen qui met en doute la légitimité de sa deuxième apparition. Devons-nous
vraiment éliminer un passage transmis par la plupart des manuscrits pour la seule
raison qu’il choque notre goût ? Je croirais volontiers que le poète se plaît ici à
souligner un paradoxe. Les Muses traitent d’un sujet grave, d’une manière légère et qui
vous charme. Il répèterait ainsi deux fois la formule suggérant la grâce de leur chant
pour souligner le contraste que l’on perçoit entre sa forme et son contenu : « ... en
faisant entendre de leur bouche une voix charmante, elles chantent ; elles célèbrent les
lois et les sages règles de conduite de tous les dieux — en faisant entendre une voix
charmeuse ».
43 Un des enseignements du chant olympien des Muses nous devient ainsi mieux
intelligible. Le récit d’événements théogoniques anciens donne un enseignement sur
l’être, dans son présent et son avenir comme dans son passé, parce que ces événements
aboutissent à l’instauration d’un ordre, sous la domination de Zeus, et à l’institution de
règles permanentes.

Le chant d’Hésiode
44 Après avoir célébré les Muses, comme nous venons de le voir, Hésiode leur adresse une
prière28. Il compose sa première œuvre importante pour obéir à la mission qu’elles lui
ont confiée et sollicite leur aide dans cette entreprise difficile. Cette prière introduit le
récit de la théogonie et constitue la fin du long prologue que nous analysons.
45 Traduisons en premier lieu le texte de la tradition : « Salut, enfants de Zeus ! Donnez-
moi un chant plein de séduction ». Vers 105 : « Célébrez la race sacrée des Immortels
dont l’existence n’a pas de fin, ceux qui naquirent de la Terre et du Ciel étoilé, de la
Nuit obscure et du Flot marin plein de sel. Dites comment, en premier lieu naquirent les
dieux, la terre, les fleuves, l’immense flot marin aux vagues impétueuses ». Vers 110 :
« les astres lumineux et le vaste ciel au-dessus de tout, et les dieux qui de ceux-là sont
nés, dispensateurs de bienfaits. Racontez comment ils se partagèrent les richesses, se
distribuèrent honneurs et charges, comment ils s’assurèrent pour la première fois la
possession de l’Olympe aux multiples vallons. Ces événements, dites-les moi, Muses qui
habitez les demeures olympiennes ». Vers 115 : « en commençant par le début. Dites-
moi ce qui, parmi ces êtres, vint à l’existence en premier lieu ».
46 Le vers 111 nous pose un problème. À quoi le pronom τῶν — que je traduis
approximativement par « ceux-là » — se rapporte-t-il ? Selon les règles communes de la
syntaxe, il devrait reprendre les substantifs qui viennent d’être énumérés, de « dieux »
à « ciel ». Or, selon toutes les traditions théogoniques de la Grèce, les enfants des
entités que ces mots désignent se situent à des rangs inégaux dans l’ordre des

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générations divines, ils remplissent des fonctions si diverses qu’il est impossible de les
situer tous dans une même catégorie et de les caractériser globalement.
47 En présence de cette difficulté et suivant l’avis de grammairiens antiques, Rzach
condamne le vers 111. Selon West, qui adopte la même solution, ce vers interpolé serait
une reprise malheureuse d’un vers identique, le vers 45. Il convient toutefois d’observer
que, fréquente dans l’épopée, la reprise d’une formule, voire d’un vers entier, ne suffit
pas à prouver qu’il y eut interpolation. Avec d’autres critiques, Solmsen résout le
problème d’une façon différente : ce sont les vers 108-110 qu’il veut éliminer. Je serais
enclin à lui donner raison. Dieux, terre, fleuves, flot marin, astres et ciel forment un
ensemble hétérogène, ces entités occupant toutes des situations différentes dans les
systèmes théogoniques connus. D’autre part, si nous supprimons ces trois vers, nous
nous trouvons en présence d’une phrase dont la syntaxe est cohérente et le sens,
parfaitement intelligible.
48 Après les divinités originelles,
1ère génération :
oἳ Γης έξεγένοντο καὶ Οὐρανοῦ...
Νυκτός τε...
οὕς θ’ ἁλμυρòς ἔτρεφε Πόντος...
2ème génération :
οἵ τ’ ἐκ τῶν ἐγένοντο θεοὶ...
49 Il est vrai qu’une difficulté subsiste, mais elle n’est pas insurmontable. Si les petits-
enfants d’Ouranos et de Gaia sont en effet « dispensateurs de bienfaits », une telle
qualification convient moins bien à ceux de Nuit ou à ceux de Pontos. Nous pouvons
pourtant comprendre cette simplification. La plupart des enfants de Nuit n’ont pas de
descendants. Parmi ceux de Pontos, Nérée engendre des filles bienfaisantes ; les autres
donnent le jour à des êtres monstrueux mais, mortels, les plus redoutables d’entre eux
disparaîtront. Il est donc normal de caractériser les représentants de la deuxième des
générations postérieures aux entités primordiales, en considérant avant tout les
descendants d’Ouranos29.
50 Si nous condamnons ainsi les vers 108-110, il nous reste à comprendre la raison de leur
interpolation. Dans l’esprit d’Hésiode, la Terre, le Ciel, les Astres, les Fleuves sont
divins, de telle sorte que théogonie et cosmogonie coïncident. Nul besoin de le dire ; la
chose est évidente. Elle l’est moins aux yeux de l’interpolateur qui éprouve le besoin de
la préciser, dans une sorte de commentaire où il juxtapose aux dieux (ϑεοί) des entités
cosmiques de différents ordres. Si nous tenons à conserver le texte des manuscrits,
nous devrons attribuer ce commentaire à Hésiode et le considérer comme une sorte de
parenthèse située entre les vers 107 et 111, sans rompre la continuité qui les unit l’un à
l’autre et rend la syntaxe de toute la phrase intelligible. Quoi qu’il en soit, cette incise,
ce commentaire, nous pouvons le négliger pour bien comprendre la structure de la
prière finale.
51 Au vers 104, les mots « Salut, enfants de Zeus », χαίρετε, τέκνα Διός, sont une formule de
congé qui annonce la fin du prologue, mais ils constituent du même coup l’équivalent
de l’invocation, habituelle au début d’une prière. Le poète demande aux Muses de
l’inspirer : qu’elles chantent les enfants puis les descendants des grandes entités
primordiales, Ciel et Terre, Nuit, Flot marin ; qu’elles disent comment les dieux de la
dernière génération se sont réparti les τιμαί et comment ils ont pris possession de
l’Olympe ; que ce récit procède à partir de l’origine des choses. À la fin de sa prière,

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Hésiode demande plus précisément aux Muses de lui inspirer les premières des paroles
qu’il va prononcer : qu’elles lui disent ce qui se passa au début de tout. Le dernier vers
de la prière annonce ainsi le premier du récit théogonique.
52 Sans constituer un plan précis de la Théogonie, cette prière définit pourtant les grandes
lignes du projet d’Hésiode. Après avoir traité de l’origine des choses, il suivra le
développement des trois lignées divines principales. Il arrêtera son récit après avoir dit
la conquête du pouvoir par les Cronides et les phases essentielles de la répartition des
τιμαί entre les dieux. L’énoncé de ce dessein est suffisamment ferme pour nous guider
dans l’interprétation de tout le poème hésiodique30.

***

53 L’enseignement de la prière finale complète sur plusieurs points celui que nous
pouvons tirer du reste du prologue.
54 1. Les Muses, avons-nous constaté, inspirent le poète et lui assignent sa tâche. Elles lui
donnent sa voix ; davantage encore, elles lui dictent les paroles qu’il prononcera. Il
semble ainsi que le rôle du poète soit un rôle passif ; il doit aux déesses une œuvre qu’il
se borne à transcrire. On observera toutefois qu’il leur indique avec exactitude les
sujets dont il veut traiter. Certes elles lui ont prescrit de chanter les dieux mais il
choisit lui-même les thèmes qu’il développera en les célébrant. Les Muses lui ont
enjoint de chanter mais il leur donne des ordres à son tour. Les deux partenaires
prennent chacun quelque initiative. Le poème sera le résultat de leurs efforts
conjoints : comme c’est le cas dans d’autres domaines, la réussite d’une entreprise est le
produit d’une synergie entre l’action humaine et l’action divine 31.
55 2. Éclairé par les Muses, le poète imite leur exemple ; son chant ressemble à celui
qu’elles font entendre parmi les dieux mais plusieurs traits l’en distinguent. Non
seulement il fait un choix parmi les nombreux thèmes qu’elles développent et prend
soin de les ordonner, comme nous venons de le voir, mais une autre différence me
paraît plus significative : la portée de son chant n’est pas égale à celle du chant divin.
56 Sur l’Olympe, les Muses disent « ce qui est, ce qui sera et ce qui fut ». Lorsqu’elles
définissent la tâche du poète, elles ne parlent plus de ce qui est, elles lui prescrivent
seulement de chanter « ce qui sera et ce qui fut »32. Tout se passe comme si l’esprit des
hommes pouvait saisir ce qu’ils espèrent ou craignent et ce qu’ils ont déjà vécu, mais
non point ce qu’ils vivent et qui toujours fuit ; comme s’il fallait être à tout jamais pour
saisir l’instant qui passe ; seule l’immortalité donne au présent sa plénitude 33.
57 3. Il n’en reste pas moins que le chant du poète concerne l’être même. Cela nous permet
de comprendre une chose paradoxale. Les filles de Mnémosyne, avons-nous vu, sont
nées pour donner l’oubli du malheur. Comment donc un oubli peut-il être un produit de
la mémoire ? Quand un homme plongé dans l’affliction entend un poète chanter la
geste des dieux, il oublie peines et soucis34. Nous savons le charme exercé par la parole
poétique, mais pourquoi donc la commémoration d’aventures anciennes contribue-t-
elle d’une façon spécifique à l’apaisement du malheureux ? Ne serait-ce pas que le récit
mythique, en révélant ce qui est d’une manière permanente, au-delà de l’avenir et du
passé, situe à sa place l’événement dont on souffre, le relativise et vous permet de ne
pas y attacher toute votre pensée ?

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58 4. Au-delà des différences que nous avons notées, un trait fondamental unit ainsi le
langage du poète à celui des Muses. Comme elles, il parle des dieux et raconte à leur
propos des événements anciens mais son discours concerne l’avenir autant que le
passé. Elles et lui utilisent les images de figures et d’aventures divines plus ou moins
vraisemblables, pour traiter de l’être dans sa permanence. Le véritable signifié de leur
discours est donc distinct de son signifié apparent. De tels caractères définissent le
langage mythique35, je veux dire le langage utilisé par ceux que l’on appellera plus tard
theologoi36.

NOTES
1. Les principales de ces explications se trouvent résumées chez West, p. 158-161.
2. Un esprit, un dieu s’approchent d’un mortel et lui enseignent ce qu’il doit dire ou faire. Ils font
de lui un prophète ou un poète inspiré. Thème répandu dans toutes les civilisations. Les exemples
abondent dans l’Ancien Testament (e.g. Ex. 3, 19, ss.) mais on en trouve aussi dans d’autres
traditions. Zoroastre dialogue avec Ahura Mazda (e.g. Yasna 44 ; Yast 14) ; Krsna aide Jayadeva à
composer son poème Gîta-govinda (J. Gonda, Les Religions de l’Inde, II, Paris, 1965, p. 186 s.). D’autres
termes mis en œuvre dans le récit d’Hésiode connaissent une égale diffusion. La montagne, lieu
de la vision ou de l’inspiration prophétiques : outre les exemples fameux de l’Ancien Testament
(e.g. Ex. 3,1 et ss. ; Ex. 19-24), des sages hindous se retirent sur les flancs d’une montagne où ils ont
des visions (M. Piantelli, Sankara e la rinascità del brahmanesimo, Fossano [Cuneo], 1974, p. 36). La
rencontre du dieu et de l’homme se situe dans un monde de pasteurs (e.g. Ex. 3,1 ; Krsna, berger).
3. Exemple : Dans la tradition judéo-chrétienne, l’image du pâtre et de ses brebis évoque la
sollicitude de Dieu pour les hommes. Elle n’a pas cette connotation dans la tradition grecque.
4. Cf. J. Rudhardt, « L’Hymne homérique à Aphrodite. Essai d’interprétation », Museum Helveticum 48,
1991, p. 8-20.
5. Cf. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Genève, 1979, p. 159-162. Les Nymphes peuvent
inspirer des chants, comme les Muses (Théocrite, VI, Thalysies, 91 ss.).
6. Homère, Iliade II, v. 594-600 ; XIII, v. 731 ; Odyssée VIII, v. 44 ; 253.
7. Vers 31 ss.
8. Vers 3-10 ; 63-71.
9. Peut-être faut-il faire porter τόνδε sur μῦϑον ? La chose me paraît peu probable. Plusieurs vers
de l’Iliade en effet commencent par τόν et se terminent par πρòς μῦϑον ἔειπε (V, v. 632 ; VI, v.
381) ; or le mot rόv n’y détermine pas μῦϑον mais désigne la personne à qui l’on adresse la parole.
Comme c’est le cas ici, la formule entière introduit un discours direct. De son côté, la tournure
démonstratif + pronom personnel figure plusieurs fois chez Homère (Iliade XIX, v. 140 ; Odyssée
XVI, v. 204-206 ; XXI, v. 207 ; XXIV, v. 321). Elle y est toujours employée dans la même situation et
revêt partout le même sens. Un personnage vient d’être nommé ; il est du moins présent à l’esprit
de l’auditoire. Le héros prononce alors une phrase du type : ἀλλ’ ὅδ’ έγώ... ἢλυϑον..., « Cet
homme, c’est moi, ici présent, je suis venu... ». Il convient donc sans doute de faire porter le
démonstratif τόνδε sur le personnel με. Ainsi, conformément à la leçon des exemples homériques,
notre vers doit signifier ; « A cet Hésiode : à moi, les Muses adressèrent les mots que voici :... ».
10. Pausanias doute qu’il faille attribuer la Théogonie à Hésiode (VIII, 18, 1 ; IX, 27,2) ; il est
impressionné par une opinion béotienne dont voici, semble-t-il, le fondement. Sur une table de

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plomb, conservée près d’une source de l’Hélicon, seul est gravé le texte des Travaux (IX, 31, 4-5).
L’absence d’un document semblable, portant le texte de la Théogonie, ne suffit pas à prouver que
celle-ci n’est pas d’Hésiode. En fait, les témoignages les plus anciens nous incitent à la lui
attribuer. Lorsqu’ils parlent d’Hésiode, Xénophane (21 B 11 et 12 DK) et Hérodote (II, 53) lui
prêtent un enseignement que l’on ne trouve pas dans les Travaux mais dans la Théogonie. En citant
Hésiode, Platon et Aristote se réfèrent avec précision au texte de cette épopée (Banquet, 178 b ;
Métaphysique, 984 b 27).
11. e.g. Hésiode, Travaux, v. 327-332.
12. Il est vrai que les dieux s’adressent souvent aux hommes en termes sévères (West en donne
quelques exemples) mais ils le font d’une manière et dans des circonstances autres que les Muses,
lorsqu’elles interpellent Hésiode. Déméter parle dans un instant de colère que la faute de
Métanire vient de lui inspirer (Hymne homérique à Déméter, v. 256 ss.). La déesse de Parménide
critique calmement, au cours d’un long discours, la foule dont le philosophe doit s’écarter (28 B 6
DK, v. 3-7). Chez Empédocle, quelqu’un — mais est-ce une divinité ou le philosophe lui-même ? —
définit les limites de la connaissance humaine et critique les individus qui n’en ont pas
conscience (31 B 2 DK). Dans les Vers d’Or attribués à Pythagore ce n’est pas un dieu qui parle
(Carmina Aurea, v. 54 ss.). Un exemple est peut-être plus intéressant. Chez Aristophane, les
Oiseaux — qui prétendent jouer le rôle des dieux — apostrophent les humains en termes
méprisants, avant de leur enseigner une théologie de leur façon. Il n’est pas impossible que le
poète comique parodie ici des traditions connues. J’observerai alors que les Oiseaux interpellent
les hommes en général et non un groupe particulier d’entre eux, comme c’est le cas dans la
Théogonie. Tous les autres textes mentionnés par West mettent d’ailleurs en cause l’humanité
entière, à une exception près, celle d’un vers connu d’Épiménide : « Crétois, perpétuels menteurs,
ventres paresseux ! ». La correspondance des formules que nous trouvons à la fin des vers :
γαστέρες ἀργαί — γαστέρες οἶον, pourrait nous inciter à penser qu’Épiménide s’inspire d’Hésiode,
à moins que l’image du ventre soit usuelle à l’époque archaïque. Quant au reste, nous ignorons
tout du contexte où le vers cité doit être situé ; nous ne savons pas si c’est un dieu qui le
prononce (3 B 1 DK). En bref, nous ne trouvons nulle part des bergers critiqués comme Hésiode le
fait ici.
13. Odyssée XIX, v. 203.
14. Vers 1-21.
15. Vers 1-34.
16. Vers 31-34.
17. Vers 36 : reprise significative des mots qui figurent déjà au vers 1 : Μουσάων ἀρχώμεϑα.
18. Partie I : vers 36-52. Partie II : vers 53-79. Partie III : vers 80-103.
19. Vers 55 ; 60 s.
20. Chant sur l’Hélicon, vers 11-20.
21. Omission de divinités importantes : Parmi les Cronides, Déméter ; parmi les enfants de Zeus,
Hermès, Perséphone et Dionysos. Célébration de divinités mineures ; Léto, Dioné, Aurore et Lune.
22. Iliade XIV, v. 200 s. ; 244-246. Cf. J. Rudhardt, Le Thème de l’eau primordiale dans la mythologie
grecque, Berne, 1971, p. 35-106.
23. Orphicorum fragmenta 28 ; 28 a ; 65 ; 86 ; 104 ; 105, etc. (Kern). Pap. Dervéni, Col VII, 1 ; cf.
d’autre part Acousilaos, 9 B 1,3 DK.
24. Vers 36-52.
25. Vers 38.
26. Vers 68-79.
27. Vers 65-67.
28. Vers 104-115.
29. En fait, la formule ϑεοὶ δωτῆρες ἐάων s’applique essentiellement aux Cronides et à leurs
alliés (v. 46 ; 638 ; 664).

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30. Le texte de la Théogonie évoque l’installation des nouveaux dieux sur l’Olympe et la
distribution des τιμαί mais il le fait très brièvement, semble-t-il (v. 881-885). En fait toute la
Titanomachie est un récit de la conquête du pouvoir par les Cronides. Quant à la répartition des
τιμαί, c’est une opération complexe. Éros et Aphrodite semblent posséder une part au moins de
leurs attributions dès leur venue au monde (v. 120-122 ; 190-206). Hécate reçoit très tôt les
siennes (v. 412ss.). D’une manière générale, de nombreuses divinités ont acquis leurs τιμαί avant
l’avènement de Zeus. Tout au début de la Titanomachie, en effet, il promet aux dieux qui
combattront à ses côtés de leur conserver les τιμαί qui leur furent déjà attribuées et d’en donner
à ceux d’entre eux qui n’en auraient pas encore reçu (v. 390-396). D’un autre côté, les enfants de
Zeus recevront les leurs après son installation sur le trône olympien. Sans raconter tous ces
événements dans le détail, La Théogonie énonce seulement le fait essentiel. Après sa prise du
pouvoir, Zeus établit les grands principes de l’ordonnance cosmique ; à partir de ce moment, c’est
lui qui fixe ou valide les τιμαί impartis à chaque dieu.
31. Considérons l’exemple de l’agriculture : l’homme sème et laboure ; Déméter fait lever le blé et
produit les récoltes (Hésiode, Travaux, v. 393 s. ; Hymne homérique à Déméter, v. 332).
32. Vers 38 et 32.
33. Bien qu’ils constituent une formule usuelle, les mots μακάρων γένος αἰέν ἐόντων qui
terminent le vers 33 font écho à ceux formant la fin du vers 32 : τά τ’ ἐσσόμενα πρό τ’ ἐόντα. Cette
rencontre ne me paraît pas fortuite. L’absence du présent τά τ’ ἐόντα dans le chant du poète est
soulignée par le présent permanent qui définit l’être des dieux.
34. Vers 96-103.
35. Cf. J. Rudhardt, Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension d’autrui, Cahiers Vilfredo,
Pareto, Revue Européenne des Sciences Sociales 19, 1981, p. 105-205.
36. Métaphysique, 1000 a 9 ; 1071 b 27.

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Autorité et auteur dans la Théogonie


hésiodique
Gregory Nagy
Traduction : Philippe Rousseau

L’expression alēthéa gēr sasthai « proclamer des choses vraies » (ἀληθέα γηρύσασθαι),
au vers 28 de la Théogonie hésiodique, est ostensiblement opposée à pseúdea pollà légein
etúmoisin homoîa « dire bien des choses fallacieuses qui ont l’air de choses véritables »
(ψεύδεα πολλὰ λέγειν ἐτύμοισιν ὁμοῖα) au vers 27. Cette opposition a été parfois
comprise comme une claire déclaration de différence où la poésie hésiodique était
détachée de la poésie épique et notamment de la poésie homérique 1. Dans un travail
antérieur j’ai suggéré, au lieu de cette explication, que l’expression alēthéa gēr sasthai
— un acte dont les Muses déclarent qu’il est en leur pouvoir — ne s’opposait pas à la
poésie homérique mais principalement à d’autres variétés, plus locales, de poésie
théogonique2. Et je soutenais ensuite la thèse que la Théogonie hésiodique se présentait
elle-même comme un manifeste panhellénique unique en son genre et se distinguant
par là-même d’une multitude de théogonies diverses et mutuellement contradictoires
justifiant une multitude d’intérêts locaux3. Dans l’explication que je propose ici, je
n’insiste plus tant sur l’opposition entre le panhellénique et le local que sur l’autorité
effective que le poème s’adjuge et confère au poète par l’expression alēthéa gēr sasthai,
« proclamer des choses vraies ».
1 L’autorité que les Muses revendiquent pour elles-mêmes dans la Théogonie est une
autorité poétique spéciale qui sert à investir Hésiode de son autorité de poète. Ce qui se
fait selon moi au moins de cinq façons.
2 En premier lieu, la revendication des Muses se produit dans le contexte d’un prooimion,
ou proème, dont la fonction traditionnelle est de situer un poète dans le contexte de
son poème4. Semblablement le personnage d’Homère tel qu’il est représenté dans l’
Hymne homérique à Apollon (v. 157-178) 5 tient son autorité des Dēliádes ou « Jeunes filles
de Délos » que j’interprète comme des Muses locales de Délos 6. Ici aussi le contexte est
un proème7. Le parallélisme des figures d’Homère et d’Hésiode s’accorde avec la nature
des Muses respectives des poètes, s’il est vrai qu’il faut comprendre les « Jeunes filles de

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Délos » comme des Muses locales rencontrées par Homère dans l’Hymne homérique à
Apollon. Au moment où les Muses rencontrent Hésiode, dans la représentation que la
Théogonie propose de la scène, elles sont encore des Muses locales de l’Hélicon et non
les déesses panhelléniques de l’Olympe8. Je reviendrai plus loin sur le parallélisme entre
Homère et Hésiode. Qu’il suffise de noter pour le moment que la caractérisation
générique d’Homère et d’Hésiode semble être une fonction traditionnelle de la poésie
qui les représente9. Ce qui ne veut pas dire que la tradition poétique crée effectivement
le poète ; mais plutôt que la tradition a le pouvoir de transformer jusqu’à des figures
historiques en des personnages génériques qui tout à la fois représentent, et sont
représentés par la tradition10.
3 Les Muses confèrent encore d’une deuxième façon son autorité de poète à Hésiode par
le double don d’un sceptre, skēptron (Théogonie, v. 30) et d’une voix poétique, audḗ (v.
31), qu’elles insufflent littéralement dans le poète (enépneusan, même vers). L’autorité
du sceptre est étroitement associée à l’inspiration poétique11.
4 En troisième lieu, Hésiode porte un nom qui correspond à la fonction poétique des
Muses, Hēsίodos (Théogonie, v. 22). La première partie du nom, Hēsί-, est dérivée de hίēmi
« émettre », comme dans l’expression óssan hieîsai « émettant une voix [belle/
immortelle/ravissante] » qui décrit les Muses aux vers 10, 43, 65 et 67 de la Théogonie,
tandis que le second élément, -odos, est apparenté à audḗ « voix », qui désigne le don des
Muses au vers 31 de la Théogonie 12. La construction du nom d’Homère, Hómēros, recèle
des significations implicites parallèles. La première partie du nom, Hom-, est tirée de
homo- « ensemble », et la seconde, -ēros, de la racine de ararίskō « ajuster, joindre » ;
Hómēros peut donc être interprété comme « celui qui ajuste ensemble [le chant] », par
une métaphore empruntée au métier du menuisier13. Comme c’est le cas pour Hēsίodos
le nom Hómēros répond aux exigences sémantiques d’une épithète des Muses. Nous
retrouvons la combinaison des deux mêmes éléments, homo homo- « ensemble » et la
racine d’ararίskō « adapter, joindre », dans le mot homēreûsai qui, dans l’expression
phōnêi homēreûsai « joignant ensemble [le chant] avec leur voix », est explicitement
appliqué aux Muses au vers 39 de la Théogonie 14. Ainsi, qu’il s’agisse d’Homère ou
d’Hésiode, le poète porte un nom qui « incarne la fonction poétique des Muses mêmes
qui lui confèrent ses pouvoirs »15. Au parallélisme entre les rencontres respectives
d’Homère et Hésiode avec des Muses correspond le parallélisme entre les identités
respectives des deux poètes telles qu’elles sont déterminées par des épithètes
caractéristiques des Muses : phōnêi homēreûsai « ajustant ensemble [le chant] avec leur
voix » au vers 39 de la Théogonie, et óssan hieîsai « émettant une voix [belle/immortelle/
ravissante] » aux vers 10, 43, 65 et 67 de la Théogonie. L’autorité des Muses définit et
accrédite la responsabilité du poète comme auteur16.
5 En quatrième lieu, une théogonie est par nature un poème d’autorité à l’appui du
pouvoir royal : elle autorise. « Un examen portant sur les traditions théogoniques
rituelles de civilisations appartenant à toutes les régions du monde révèle qu’une
fonction fondamentale des théogonies est d’affermir l’autorité qui régit tout groupe
social donné »17. Inversement, une théogonie est autorisée par l’autorité royale du
groupe social. Dans l’Hymne homérique à Hermès, v. 531-532, la rhábdos, la baguette
d’autorité, est présentée littéralement comme « autorisant », epikraínousa, la proto-
théogonie chantée par Hermès ; il en va de même dans la Théogonie hésiodique où le
skēptron, le sceptre remis à Hésiode par les Muses, confère implicitement son autorité
au poème tout entier18. Transcendant les autres théogonies, la Théogonie hésiodique

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n’accrédite pas l’autorité d’un roi terrestre particulier mais la royauté de Zeus sur
l’Olympe ; réciproquement, Hésiode se voit conférer son autorité par un sceptre qui
n’est pas détenu par un roi terrestre mais appartient aux Muses elles-mêmes qui
l’octroient au poète comme un don en même temps qu’elles lui font don d’une voix
poétique. J’en déduis que les Muses, après s’être glorifiées de leur pouvoir « de
proclamer des choses vraies » (v. 28), attribuent ce même pouvoir à Hésiode par le
moyen de leur double don. Le fait que les Muses présentent le pouvoir dont elles se
glorifient comme leur pouvoir, et non celui d’Hésiode, ne contredit pas l’idée
qu’Hésiode est sur le point de se voir conférer le même pouvoir poétique 19.
Semblablement, le fait que les Muses, dans les vers 26 à 28 de la Théogonie, interpellent
le personnage d’Hésiode par l’expression elliptique poiménes, « bergers », ne contredit
pas l’anticipation formelle du statut d’Hésiode en tant que poète. Il existe des récits
traditionnels de vocation divine au métier de poète, à la Dichterweihe, dans lesquels on
rapporte que l’élu est transformé de pasteur en poète : l’histoire de la transformation
d’Archiloque de bouvier en poète, dans l’inscription de Mnèsiépès (Archiloque T4
Tarditi), en offre un bon exemple20.
Cinquièmement, l’expression alēthéa gēr sasthai « proclamer des choses vraies » au vers
28 de la Théogonie ne désigne pas seulement l’action de proférer une parole qui est
privilégiée. Mon propos, dans les pages qui suivent, est de montrer qu’alēthéa gēr
sasthai signale explicitement un acte de parole, un énoncé chargé d’une autorité
spéciale.
6 Il ne me semble pas suffisant d’établir que l’on peut interpréter l’adjectif alēthḗs comme
signifiant « vérifiable » au sens étymologique où le mot nie l’idée d’« échapper à la
conscience » implicite dans la racine dont il est dérivé, lēth-, de lēthē « oubli » et
lanthánō « échapper à la conscience de » 21. Il est vrai qu’alēthḗs exprime l’idée de voir
quelque chose « pour de vrai » mais il y a plus que cela : nous devons examiner de
quelle manière la négation de lēth- sert d’équivalent au concept positif mnē-. La clé se
trouve dans le fait que mnē- ne signifie pas seulement « se souvenir » mais très
précisément « recouvrer l’essence de l’être » comme l’a montré Jean-Pierre Vernant 22.
Dans l’ancienne pensée mythique grecque une telle essence est au-delà de la réalité
sensible, au-delà du temps23. Et surtout, comme Marcel Detienne l’a montré, l’ancienne
tradition grecque affirme que cette essence est contrôlée par le poète, maître de
« vérité » ou alḗtheia24.
7 Reste un problème : au vers 28 de la Théogonie, alēthéa n’est pas opposé à lḗthē mais à
pseúdea « choses fallacieuses » dans le vers précédent. On a soutenu que cette antithèse
représentait « une manière de pensée plus tardive, plus rationnelle, dans laquelle
alḗtheia signifie ‘vérité’ » 25. Tout se passe comme si une opposition nouvelle, d’esprit
rationaliste, entre alḗthéa « choses vraies » et pseúdea « choses fallacieuses » se
surimposait à une opposition plus ancienne, mythique, entre alḗtheia pris au sens de
« non-défaillance de la conscience » et lḗthē « défaillance de la conscience », avec le
résultat que les deux oppositions se chevauchent et coexistent en fait 26. Et l’on a
soutenu de surcroît qu’il se produisait même un chevauchement entre alḗtheia et lḗthē
aussi bien qu’entre alēthéa et pseúdea au point qu’aucun acte de mémoire n’est exempt
d’une certaine mesure d’oubli, aucune expression de la vérité exempte d’une certaine
tromperie27. J’accorde qu’il existe bien un schème de pensée dans lequel mnē- au sens de
« se souvenir » inclut un aspect de lēth-« oublier »28. Mais je ne suis pas d’accord pour
autant avec l’idée que l’adjectif alēthḗia et le nom alḗtheia se comportent de même ; tout

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au contraire, comme je l’ai montré longuement ailleurs, alēthḗs et alḗtheia excluent


explicitement une inadvertance de l’esprit29.
8 L’absence d’ambiguïté, voire la valeur absolue, des mots alēthḗs et alḗtheia explique
qu’ils dénotent un acte de parole et de fait, à son tour, explique l’autorité et le pouvoir
d’autoriser qui s’attachent à leur force illocutoire. C’est ce point que je veux
maintenant démontrer. Mais pour comprendre la force performative de ces mots, le
mieux est de commencer par un autre mot du même genre, mûthos, que Richard P.
Martin a étudié dans son livre sur le langage des héros 30.
9 Afin de saisir la signification particulière de mûthos dans la langue homérique,
considérons la distinction entre termes marqués et non marqués d’une opposition —
pour reprendre la terminologie de l’École linguistique de Prague 31. Voici la définition
opératoire que Martin donne lui-même de ces termes32 :
« Le terme ‘marqué’ d’un couple porte une charge sémantique plus grande mais ne
peut être utilisé que dans un ensemble plus restreint de situations tandis que le
terme non marqué — le plus terne de l’opposition — peut servir à dénoter un champ
plus large, y compris le champ couvert par le terme marqué : c’est le terme le plus
général33 ».
10 Dans les termes de l’École de Prague donc, un acte de parole est du langage « marqué
tandis que le langage ordinaire, le langage de la vie quotidienne, est un langage non
marqué »34. En se référant à la langue d’Homère, Martin montre que mûthos est une
façon marquée de désigner la parole tandis que épos est la manière non marquée — du
moins par référence à une opposition avec mûthos 35. Le sens homérique de mûthos dans
la définition opératoire qu’en donne Martin est « un acte de parole dénotant l’autorité,
accompli en son entier, habituellement en public, et mettant l’accent sur la pleine
attention portée à chaque détail »36. Le terme opposé, épos, est pour sa part « un énoncé
idéalement court, accompagnant un acte physique, et focalisant sur le message en tant
qu’il est perçu par l’allocutaire plutôt que sur la performance en tant qu’elle est
effectuée par le locuteur »37.
11 Comme termes non marqués de l’opposition, épos ou le pluriel épea sont susceptibles de
figurer même dans des contextes où mûthos conviendrait 38. La situation inverse en
revanche ne se rencontre pas ; dans la diction homérique il apparaît que « l’on ne peut
jamais substituer simplement le terme sémantiquement restreint mûthos — avec le sens
d’acte de parole chargé d’autorité, de ‘performance’—, au terme ordinaire épos » 39. Alors
qu’il est possible de trouver dans la diction homérique épos employé à la place de
mûthos, le contraire ne se produit pas : « chez Homère une parole dont il est
explicitement dit qu’elle est un épos, et qui n’est pas aussi représentée comme épea (au
pluriel), n’est jamais appelée un mûthos »40. L’asymétrie s’étend même plus loin : « épea
peut être employé en association avec l’autre terme pour désigner un mûthos, mais
mûthoi au pluriel n’est jamais introduit en corrélation avec le singulier épos pour
décrire une parole »41.
12 En ce qui concerne l’aspect « ordinaire » ou « quotidien » du langage que désigne épos,
je devrais souligner de manière générale que la catégorie non marquée de la langue
« ordinaire » ou « quotidienne » est une catégorie par défaut : en d’autres termes,
« ordinaire » est un concept variable en fonction de ce qui est perçu comme « spécial »
dans une comparaison ou un ensemble de comparaisons données. Traitant dans un
précédent travail de la question générale du langage marqué et non marqué, j’avais
présenté cette idée sous la forme suivante : « la perception de la langue simple ou

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quotidienne est une abstraction qui varie en fonction de la réalisation concrète de la


langue spéciale, quelle qu’elle soit,... qui est réservée pour un contexte spécial » 42.
13 Examinons à nouveau sous cet éclairage les termes de la définition opératoire proposée
par Martin pour épos : « un énoncé idéalement court, accompagnant un acte physique,
et focalisant sur le message en tant qu’il est perçu par l’allocutaire plutôt que sur la
performance en tant qu’elle est effectuée par le locuteur ». Conformément à l’argument
selon lequel la langue non marquée n’est la langue « ordinaire » que dans la mesure où
elle sert de catégorie par défaut à laquelle s’oppose une catégorie spéciale de langue
marquée, nous pourrions dire que l’épos homérique est « idéalement court »
précisément parce que le mûthos homérique est idéalement long. Ou encore nous
pourrions décrire l’épos homérique comme « focalisant sur le message en tant qu’il est
perçu par l’allocutaire » précisément parce que le mûthos homérique ne se focalise pas
seulement sur le message mais aussi « sur la performance en tant qu’elle est effectuée
par le locuteur ». Si ce n’était en raison de l’opposition que le terme marqué mûthos
introduit avec le non marqué épos, il n’y aurait pas de nécessité à ce que le mot épos
désignât un discours qui est « idéalement court », ni à ce qu’il fût perçu comme
« focalisant » seulement « sur le message ».
14 Il existe évidemment d’autres formes homériques que mûthos susceptibles de marquer
une parole comme spéciale, mise à part de l’épos ou des épea « ordinaires ». L’adjonction
d’un adjectif au terme non marqué épea peut constituer le terme marqué d’une
opposition dans la diction homérique : Martin montre qu’épea pteróenta « mots ailés »
est un synonyme fonctionnel de mûthos pour désigner certains types de parole
marquée43.
15 Quand nous considérons cependant, au-delà de la diction homérique, d’autres stades de
l’histoire de la poétique grecque nous pouvons trouver des preuves de l’émergence d’un
autre mot qui marque la parole comme spéciale — si spéciale qu’elle est même
distinguée de mûthos qui, dans pareils contextes, devient à son tour « ordinaire ». Je ne
qualifie mûthos d’« ordinaire » que dans la mesure où le mot précisément qui s’oppose à
lui devient lui-même encore plus spécial. Le mot en question est alēthḗs « vrai » ou
alḗtheia « vérité ». Dans la langue d’un poète du cinquième siècle, comme Pindare, par
exemple, l’emploi de ce mot est explicitement opposé à celui du mot mûthos dans des
contextes où la parole vraie est mise en contraste avec d’autres formes de paroles
discréditées, auxquelles on ne peut pas se fier (ἀλαϑῆ λóγον vs. μῦϑοι Olympiques, I, v.
29-30 ; μύϑις vs. ἀλάϑειαν Néméennes, VII, v. 23-25) 44.
16 Il n’y a assurément rien de post-homérique dans les mots eux-mêmes, qu’il s’agisse d’
alēthḗs « vrai » ou d’alḗtheia « vérité », ni même dans le concept inhérent à la formation
de ces mots qui expriment, par le biais de l’élément négatif a-, une dénégation explicite
de l’oubli, lēth-, et par suite une affirmation implicite du souvenir, mnē- 45. Martin a
montré de façon convaincante que le mot homérique mûthos est associé avec la
narration de mémoire46, qu’il définit comme l’acte rhétorique de la remémoration 47. Cet
acte de langage qu’est la remémoration, un acte qui remplit explicitement les
conditions pour être désigné comme un mûthos (comme au vers I, 273 de l’Iliade), est
l’acte de mnē- « se souvenir ». Le mot dont Phénix se sert (Iliade IX, v. 527) lorsqu’il
introduit le récit qu’il fait à Achille et au reste de l’auditoire de l’histoire du héros
Méléagre constitue un exemple idéal : μέμνημαι, « je me souviens [mnē-] » 48. L’échec
d’un tel acte de langage est marqué par l’acte de lēth- « oublier » (par exemple λήϑεαι
au vers IX, 259)49. Le concept même d’alēthḗs « vrai » ou d’alḗtheia « vérité » exprime le

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besoin d’éviter un tel échec dans l’acte de parole, le mûthos, de la remémoration, et la


diction homérique peut effectivement combiner alēthḗs « vrai » avec un dérivé de
mûthos, le verbe mūthéomai « faire un mûthos », par exemple dans l’expression alēthéa
mūthḗsasthai « dire des choses vraies » au vers VI, 382 de l’Iliade (tout le discours en
question est introduit comme un mûthos au vers VI, 381). Le sens homérique de
mūthéomai « faire un mûthos » a toute la force de mûthos lui-même, comme on le voit
dans cette description qu’en donne Martin : « Quand ce mot pour dire parler est
employé, le discours qui l’accompagne a un caractère formel, souvent religieux ou
légal ; un exposé détaillé est présenté à l’auditoire, ou est attendu par l’interlocuteur
dans le poème ; parfois un personnage fait un commentaire sur les qualités formelles
du discours caractérisé par ce verbe »50.
17 S’il faut donc accorder qu’il n’y a rien de post-homérique dans les mots alēthḗs « vrai »
ou alḗtheia « vérité » et que ces mots n’entrent pas en opposition avec mûthos dans la
diction homérique, dans les traditions post-homériques néanmoins, comme nous
l’avons vu par exemple dans la diction de Pindare, mûthos est certainement devenu un
terme qui s’oppose à alēthḗs « vrai » ou alḗtheia « vérité », désormais marqués comme
distincts de mûthos. Dans les exemples pindariques que nous avons déjà étudiés, le mot
mûthos s’est réduit à un pluriel vague (μῦϑοι, Olympiques, I, v. 30, μύϑοις, Néméennes, VII,
v. 23) qui représente une multiplicité obscure de versions discréditées sur le fond
desquelles la vérité singulière d’alḗthéa se détache en un contraste brillant 51. Bref,
comme je l’ai montré dans ma précédente étude sur ces contextes post-homériques, la
signification de mûthos en tant qu’acte de parole est devenue marginale 52.
Il existe déjà des traces de cette marginalisation à des stades antérieurs. Revenons à
l’expression alēthéa gēr sasthai « proclamer des choses vraies » au vers 28 de la
Théogonie d’Hésiode. C’est une variante de la formule alēthéa mūthḗsasthai « dire des
choses vraies » attestée dans l’Iliade, VI, v. 382 53. On voit par cette variation que
gērúomai est devenu le terme marqué en face de mūthéomai « parler » qui devient donc
le terme non marqué54. Il en va de même pour alēthéa mūthḗsasthai « dire des choses
vraies », attesté dans l’Hymne homérique à Déméter (v. 121) ainsi que dans l’Iliade (VI, v.
382) : cette formule à son tour est une variante de etḗtuma mūthḗsasthai « dire des
choses véritables » attesté dans l’Hymne homérique à Déméter (v. 44). Tout comme
gērúomai « proclamer » est devenu le terme marqué en face de mūthéomai « parler »,
alēthéa « choses vraies » est devenu le terme marqué en face de etētuma ou étuma
« choses véritables »55. La seconde opposition est explicitée dans les paroles rapportées
des Muses (Hésiode, Théogonie, v. 27 s.) où la valeur de vérité unique de la Théogonie
même est proclamée par les déesses comme alēthéa « choses vraies » (v. 28) par
opposition à une multiplicité de versions qui ressemblent à des étuma, des « choses
véritables », mais sont en réalité des pseúdea, des « choses fallacieuses » ψεύδεα πολλὰ...
ἐτύμοισιν ὁμοῖα « bien des choses fallacieuses qui ont l’aspect de choses véritables », v.
27)56.
18 J’ai montré abondamment dans mon livre que ces variations résultent d’une chaîne de
différenciations qui isolent une unique version marquée, panhellénique, d’une
multitude de versions non marquées et perçues comme locales ou, à tout le moins, plus
locales57. Il me suffit à présent de souligner que ce concept plus récent est marqué
comme distinct de concepts plus anciens qui pour cette raison retombent dans une
catégorie non marquée. Quand les mots alēthḗs « vrai » ou alḗtheia « vérité » deviennent
le terme marqué dans une opposition avec mûthos qui à son tour devient le terme non

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marqué dans le contexte de cette opposition, le sens de mûthos est marginalisé et se


réduit à signifier quelque chose comme « mythe » au sens populaire que ce mot a
lorsqu’il est employé aujourd’hui pour se référer à l’opposé de « vérité ». Dans la
diction poétique de Pindare par exemple mûthos peut pratiquement être traduit par
« mythe » au sens moderne de ce mot. Mûthoi, « mythes », comme je l’ai montré
ailleurs, désigne dans la poétique de Pindare « une enveloppe indifférenciée de mythes
locaux dans laquelle diverses versions provenant de divers lieux sont potentiellement
susceptibles de se contredire les unes les autres, tandis qu’alḗtheia ‘vérité’ désigne un
noyau différencié de mythes panhelléniques monomorphes qui tendent à éviter les
conflits des versions locales »58.
C’est cette espèce de noyau interne, à mon avis, qui est désignée par l’expression alēthéa
gēr sasthai « proclamer des choses vraies » au vers 28 de la Théogonie d’Hésiode. La
couche extérieure est rejetée comme pseúdea « choses fallacieuses » au vers 27. Il se
trouve néanmoins que ces choses fallacieuses « ont l’aspect de choses véritables »,
etúmoisin homoîa, et nous avons vu que étumos/etḗtumos « véritable » avait à une certaine
époque exprimé la validité d’un acte de parole, comme nous le savons par des
expressions comme etḗtuma mūthḗsasthai « dire des choses véritables » ( Hymne
homérique à Déméter, v. 44). Tout se passe comme si les choses fallacieuses d’aujourd’hui
étaient les actes de parole d’hier. Ou plus précisément : tout se passe comme si des
choses fallacieuses d’aujourd’hui on pouvait faire qu’elles prissent l’aspect des actes de
parole d’hier59. Ce dont on a donc besoin, c’est du caractère stable et absolu de l’alēthéa
gēr sasthai, « proclamer des choses vraies », du vers 28 de la Théogonie, par contraste
avec la déstabilisation et la relativisation qui s’emparent d’expressions comme etḗtuma
mūthḗsasthai. L’autorité inhérente à alēthéa gēr sasthai, « proclamer des choses vraies »,
fait d’Hésiode un auteur. L’absence d’autorité qui s’attache au fait de pseúdea pollà légein
etúmoisin homoîa, « conter bien des choses fallacieuses qui ont l’aspect de choses
véritables », fait de ses concurrents des non-auteurs. Mais s’ils sont de non-auteurs, qui
peut dire qui ils étaient ou même si ils existaient réellement ? Peut-être est-il possible
de voir en eux une multitude de pseudo-Hésiodes, et non point Homère.

NOTES
1. Voir par exemple G. Lanata, Poetica Pre-Platonica : Testimonialize e Frammenti, Florence, 1963,
p. 24 s. West (Hesiod. Theogony, ed. with comm., Oxford, 1966, p. 162) rejette cette explication et
suggère que l’on a plutôt affaire à une opposition entre la poésie hésiodique et d’autres formes de
poésie didactique.
2. Greek Mythology and Poetics, Ithaca, 1990, p. 44 à 47 (dans une version remaniée de mon article
« Hesiod », dans : T.J. Luce [éd.], Ancien Writers, New York, 1982).
3. Greek Mythology and Poetics, p. 46s. Aux pages 44 et 45, à la suite de Svenbro, La parole et te
marbre : aux origines de la poétique grecque, Lund, 1976, p. 50-59, je comparais pseúdea pollà légein
etúmoisin homoîa « dire bien des choses fallacieuses qui ont l’air de choses véritables » (ψεύδεα
πολλά λέγειν ἐτύμοισιν ὁμοῖα) avec le vers 203 de l’Odyssée XIX, qui a trait à l’un des « mensonges
crétois » d’Ulysse. Dans ce dernier cas, si l’on adopte mon point de vue, l’opposition se situe entre

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une épopée cadre censément unique, qui est l’Odyssée, et une multitude d’Odyssées diverses et
mutuellement contradictoires — des épopées locales en quelque sorte — contées par un Ulysse
déguisé ou d’autres aventuriers pour justifier leurs intérêts du moment.
4. Greek Mythology and Poetics, p. 53 à 61 ; cf. W.G. Thalmann, Conventions of Form and Thought in
Early Greek Epic Poetry, Baltimore/Londres, 1984, p. 135 et p. 227, n. 5, qui suit W.W. Minton, « The
Proem-Hymn of Hesiod’s Theogony », TAPhA, 101, 1970, p. 357-377.
5. On trouvera un aperçu de la diversité des opinions sur la question de l’« auteur » de l’Hymne à
Apollon dans J.S. Clay, The Politics of Olympus. Form and Meaning in the Major Homeric Hymns,
Princeton, 1989, p. 49, n. 101, avec qui je tombe d’accord lorsqu’elle insiste sur le fait fondamental
que « l’Antiquité croyait que l’aveugle de Chios était Homère ».
6. Voir Pindar’s Homer : The Lyric Possession of an Epic Past, Baltimore, 1990, p. 43 et 375-377
(développant des indications contenues dans The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic
Greek Poetry, Baltimore, 1979, p. 8 s.), et Greek Mythology and Poetics, p. 54 ; voir Clay, p. 53 (avec la
note 111) et p. 55 (avec la note 116). Savoir si Dēliddes, c’est-à-dire « Filles de Délos », est le nom
que l’on donnait à un chœur local de Délos (voir Thucydide, III, 104, 5 : τòν γὰρ Δηλιακòν xopòv
τῶν γυναικῶν ὑμνήσας, « car, après avoir chanté le chœur de femmes délien, il [= ‘Homère’],
etc. ») n’affecte pas ma thèse que Dēliádes est aussi le nom donné aux Muses locales de Délos, s’il
est vrai qu’il fait partie des fonctions traditionnelles d’un choeur, en tant qu’il s’agit d’un
ensemble de « chant-et-danse », de présenter une imitation ou une reproduction de l’action de
certaines divinités : voyez la discussion des Leucippides de Sparte (Pausanias, III, 16,1) et d’autres
exemples dans Pindar’s Homer, p. 346 s.
7. Greek Mythology and Poetics, p. 54 ; voir ici encore Clay, p. 53-55.
8. Greek Mythology and Poetics, p. 56 à 61. On trouvera des explications sur l’équivalence entre ce
que je nomme ici panhellénique et ce que la poétique de la Grèce archaïque désigne du terme
d’Olympien dans le même ouvrage, p. 46 (ainsi que p. 10 et 37) ; voir aussi Clay, p. 9 s. Thalmann,
p. 134 s., donne un exposé critique avec bibliographie des diverses solutions qui postulent une
distinction entre les Muses locales de THélicon et ce que je désigne comme les Muses
panhelléniques de l’Olympe. Ma propre formulation de la thèse se distingue des solutions
antérieures en ce qu’elle tient compte d’un chevauchement délibéré, dans les termes mêmes de la
Théogonie, entre les Muses héliconiennes et les olympiennes. La catégorie spécialisée de
l’olympien, en tant que construction panhellénique, doit être considérée comme potentiellement
incluse dans la catégorie de l’héliconien : « la relation d’Hésiode avec les Muses héliconiennes
figure un monde poétique plus vaste et plus ancien que le poète modèle, pour l’adapter à
l’horizon poétique plus récent et plus étroit d’une théogonie panhellénique, en synthétisant les
Muses héliconiennes et les Muses olympiennes » (p. 60). Le principe selon lequel s’opère cette
adaptation est, à mon sens, que les versions locales peuvent inclure des aspects panhelléniques
tandis que les versions panhelléniques excluent expressément les aspects locaux (ibid.). Dans ces
conditions l’objection avancée par Thalmann (p. 134 s.) que les Muses sont désignées comme
olympiennes dès le vers 25 de la Théogonie — c’est-à-dire avant d’être formellement installées sur
l’Olympe —, ne fait pas obstacle à ma formulation. Les Muses de l’Hélicon sont déjà
potentiellement olympiennes ; mais une fois qu’elles sont explicitement devenues les Muses de
l’Olympe, elles sont exclusivement olympiennes.
9. Dans Greek Mythology and Poetics, p. 48, je soutiens en outre que l’épithète générique du poète «
therápōn [serviteur] des Muses » (cf. Théogonie, v. 100) est une caractérisation traditionnelle qui
« identifie littéralement Hésiode avec ces divinités et implique par conséquent non seulement la
mort rituelle du poète mais aussi que celui-ci fasse l’objet par la suite d’un culte héroïque ». J’y
avance aussi, plus généralement, que divers thèmes où se reflète le culte héroïque d’Hésiode sont
« étroitement incorporés à la poésie d’Hésiode » (ibid.). La critique de Griffith (« Personality in
Hesiod », dans : T. D’Evelyn, P. Psoinos et T.R. Walsh [éds.], Studies in Classical Lyric : A Homage to
Elroy Bundy [= Class. Ant. 2, 1983], p. 49, n. 51) ne tient pas compte à mon avis de l’ensemble de

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mon argumentation, notamment en ce qui concerne ma dépendance à l’égard des intuitions de


Brelich (Gli eroi greci, Rome, 1958, p. 322), mon usage du mot « héroïque » : et mon insistance sur
la tendance à s’accroître propre aux traditions de vita.
10. Pindar’s Homer, p. 79, en réponse à Griffith, p. 58, n. 82.
11. Pour une discussion plus ample de ce point voir Pindar’s Homer, p. 258 et p. 373, n. 185.
12. Greek Mythology and Poetics, p. 47, suivant Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue
grecque, p. 137 s. et p. 417. Je devrais souligner dans ce contexte que rattacher l’étymologie d’un
nom ou d’un autre mot à son usage normal dans une tradition poétique donnée sert à établir une
continuité de sens à l’intérieur de cette tradition. Dans le cas de l’étymologie suggérée ici pour
Hēsίodos, F. Bader, La Langue des dieux ou l’hermétisme des poètes indo-européens (Testi Linguistici, 14),
Pise, 1989, p. 269, accepte l’explication de -odos par le rapprochement de audḗ « voix », mais elle
propose une racine différente pour Hēsί- qu’elle dérive de *seH- « coudre » plutôt que de *yeH 1
« émettre ».
13. The Best of the Achaeans, p. 296-300.
14. The Best of the Achaeans, p. 296 s. F. Bader, p. 269, n. 114, essaie de lier la même racine *seH-,
qu’elle pose pour l’élément Hēsί- de Hēsίodos, avec l’élément Hóm- de Hómēroos, tout en
reconnaissant que l’étymologie qu’elle propose présente quelques difficultés phonologiques. Bien
que je tombe d’accord avec elle qu’hómēros au sens d’« otage » peut être éventuellement
compatible avec le domaine métaphorique de la racine *seH-, je suggère qu’homo- « ensemble » et
la racine d’ararίskō « ajuster, joindre » offre une étymologie plus plausible encore pour un nom
qui signifie « otage », compte tenu des métaphores sociales qui s’attachent aux dérivés d’ararίskō
(voir Chantraine, Dictionnaire étymologique de ta langue grecque, p. 101 s., et notamment en ce qui
concerne arthmós « lien, union, amitié » et les formes apparentées). Il existe un parallèle
sémantique frappant pour l’expression phōnêi homēreûsai « ajustant ensemble [le chant] avec leur
voix » qui qualifie les Muses au vers 39 de la Théogonie : c’est artiépeiai « ayant des mots ajustés
ensemble », qui qualifie les Muses au vers 29 de la Théogonie (voir The Best of the Achaeans, p. 297).
15. Greek Mythology and Poetics, p. 48.
16. Cette question est abondamment traitée, avec une variété d’exemples, dans Pindar’s Homer,
chapitre 12, p. 339-381.
17. Greek Mythology and Poetics, p. 59, avec référence aux exemples rassemblés par West, op. cit.,
p. 1 à 16 ; voir aussi Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 2ème éd., Paris, 1973,
p. 17.
18. Greek Mythology and Poetics, p. 59, suivant Detienne, p. 16 et 53-60, avec une discussion étendue
du champ sémantique de kraίnō « autoriser ».
19. Je suis d’accord avec la manière dont West (p. 162) formule l’intention des paroles rapportées
des Muses, à savoir qu’« Hésiode s’est jusqu’ici préoccupé de choses fausses » (je souligne).
L’expression parallèle dont se servent les Muses dans le fragment 1 d’Épiménide rapproché par
West (ibid.) rend cette intention explicite. Voir encore Griffith, p. 48.
20. Greek Mythology and Poetics, p. 49. Qui plus est, le motif du berger peut être utilisé comme un
symbole pour l’accession d’un roi au trône, et l’établissement de son autorité (voir The Best of the
Achaeans, p. 164, § 22, n. 5).
21. Cole, « Archaic Truth », Quaderni Urbinati, n.s. 13, 1983, p. 7-28, donne un exposé admirable de
la sémantique d’alēthḗs et des interprétations proposées dans lequel il rejette la thèse
heideggérienne qu’une valeur « objective » de la vérité est inhérente au mot (la vérité non
« cachée » dans ce qui est perçu). L’interprétation propre de Cole est une reformulation de
solutions plus anciennes insistant sur une valeur de vérité « subjective » (la vérité non « oubliée »
par celui qui perçoit). Il suggère (p. 12) que « l’oubli exclu par alḗtheia concerne au premier chef
le processus de la transmission — et non l’appréhension mentale sur laquelle repose la
transmission ». Par suite alḗtheia « ne désigne pas seulement la non-omission d’éléments
d’information du fait de l’oubli, du manque d’attention ou de l’ignorance, mais aussi le fait de ne

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pas oublier d’une minute à l’autre ce qui a été dit quelques minutes auparavant et de ne pas
laisser passer quoi que ce soit de dit ou de non-dit sans être conscient de ses conséquences et de
ses implications » (p. 12).
22. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 2ème éd., Paris, 1985, p. 108-136 (1ère éd. : I, p. 80-107).
23. Thalmann, p. 147, paraphrasant Vernant. J’ai adopté sa traduction de l’expression de Vernant
« le fond de l’être » (Mythe et pensée I, p. 86) par « l’essence de l’être » définie comme « la réalité
qui s’étend au-delà du monde sensible » (Thalmann, ibid.).
24. P. 9 à 27.
25. Thalmann, p. 148 (et p. 230, n. 31), qui suit Detienne, p. 75 à 77.
26. Thalmann, ibid.
27. Thalmann, ibid., à la suite de Detienne et de Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/
Londres, 1977.
28. Pindar’s Homer, p. 58, à la suite de Detienne, p. 22-27.
29. Pindar’s Homer, p. 59-61.
30. The Language of Heroes. Speech and Performance in the Iliad, Ithaca, 1989.
31. Pour plus de détails sur ces termes, voir Pindar's Homer, p. 5-6 et passim.
32. P. 29.
33. Je souligne.
34. Pour une discussion plus ample voir Pindar’s Homer, p. 8 s., 31 ss.
35. Martin, p. 10-26.
36. P. 12.
37. Ibid.
38. Martin, p. 26-30.
39. Martin, p. 30.
40. Ibid.
41. Ibid.
42. Pindar’s Homer, p. 30 ; voir aussi p. 31.
43. P. 30-37 ; voir en particulier p. 31 : « toute parole désignée par l’expression ‘mots ailés’ est
destinée à amener l’auditeur à faire quelque chose ».
44. Voir la discussion des passages concernés dans Pindar’s Homer, p. 65-68, 134, 203, n. 17, 423 s.
45. Pour le détail de l’argumentation voir Pindar’s Homer, p. 58-61.
46. Martin, p. 44.
47. Martin, p. 80, qui ajoute : « en règle générale les personnages de l’Iliade ne se remémorent pas
quelque chose pour le pur plaisir de la mémoire. L’évocation du passé a un but qui lui est
extérieur ».
48. Sur la fonction du mythe de Méléagre tel qu’il est raconté par Phénix à Achille et au reste de
l’auditoire, voir Pindar’s Homer, p. 196 s., 205, 253, 310, n. 164, dans le prolongement de ce que
j’écrivais dans The Best of the Achaeans, p. 105-111.
49. Ce point est amplement discuté par Martin, p. 77-88 ; voir notamment p. 78.
50. P. 40.
51. Pindar’s Homer, p. 65 s.
52. Pindar’s Homer, p. 66-68.
53. En fait alēthéa mūthḗsasthai « dire des choses vraies » est attesté comme variante textuelle de
alēthéa gēr sasthai « proclamer des choses vraies » au vers 28 de la Théogonie : voir Pindar’s Homer,
p. 68, n. 84.
54. Pindar’s Homer, p. 68, n. 84.
55. Ibid.
56. Ibid.
57. Pindar’s Homer, p. 52-81.
58. Pindar’s Homer, p. 66.

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59. C’est dans ce contexte que l’on devrait comparer ψεύδεα πολλὰ... ἐτύμοισιν ὁμοῖα, « bien des
choses fallacieuses qui ont l’aspect de choses véritables » (Théogonie, v. 27) avec οὐδ’ εἰ ψεύδεα
μὲν ποιοῖς ἐτύμοισιν ὁμοῖα dans Théognis (v. 713, avec référence dans le vers suivant, aux talents
de narrateur de Nestor).

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Hésiode et les Muses : le don de la


vérité et la conquête de la parole
Graziano Arrighetti
Traduction : Pierre Judet de La Combe

NOTE DE L'AUTEUR
Il n’est pas inutile de rappeler que j’ai déjà discuté ailleurs plusieurs des problèmes
présentés dans ce texte, notamment dans les soixante premières pages de mon livre
Poeti, eruditi e biografi. Momenti delta riflessione dei Greci sulla letteratura, Pise, 1987
(Biblioteca di studi antichi, 52). Mais si ce travail suppose les développements que j’ai
présentés dans cet ouvrage, je ne cherche pas à donner ici un résumé ou une répétition
de ces pages, mais plutôt un prolongement et une confirmation des hypothèses que j’y
propose. Par ailleurs, j’aborde ici des textes et des problèmes parmi les plus discutés
par la critique hésiodique, et la bibliographie qui les concerne est très abondante. Je
n’ai donc pas cru nécessaire d’exposer tous les travaux des autres (ce que j’ai fait
ailleurs) ; les indications bibliographiques que je donnerai seront donc limitées aux
recherches qui m’ont paru les plus significatives pour les questions que j’aborde ici. Il
vaut la peine de signaler qu’entre-temps est paru le livre important de Marie-Christine
Leclerc, La Parole chez Hésiode (Collection d’Études Anciennes, 121, série grecque), Paris,
1993, qui traite beaucoup de problèmes analogues à ceux qui sont discutés ici. Je
voudrais, enfin, exprimer ma gratitude à Pierre Judet de La Combe, qui a traduit mon
texte (publié, avec quelques modifications, dans : Athenaeum, n.s. 80, 1992, p. 45-63).

1 La profondeur et le sérieux de la réflexion à laquelle Hésiode soumet l’héritage épique


traditionnel, tant en ce qui concerne le patrimoine expressif que le réseau complexe
des valeurs et des idéaux ou, encore, les principes de la poétique propre à l’épopée, sont
désormais des réalités bien établies1. Dans ces conditions, la reprise quasi littérale du
vers 203 d’Odyssée XIX, « Il fit paraître de nombreux mensonges semblables aux
réalités » (ἴσκε ψεύδεα πολλὰ λέγων ἐτύμοισιν ὁμοῖα), par le vers 27 de la Théogonie,
« Nous savons dire de nombreux mensonges semblables aux réalités » (ἴδμεν ψεύδεα

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πολλὰ λέγειν ἐτύμοισιν ὁμοῖα) peut, je crois, trouver une explication convaincante 2. Il
est en effet légitime de se demander encore une fois quelle intention définie sous-tend
la référence au texte homérique, à ce texte homérique précis : la référence à Odyssée
XIX, v. 203 — qui intervient dans un contexte polémique et dont il est difficile de penser
qu’elle ne soit pas polémique elle-même— n’a-t-elle qu’une valeur indicative, c’est-à-
dire ne sert-elle qu’à désigner toute la poésie homérique — ou, pour le moins, la
tradition de la poésie héroïque —, ou bien peut-on y déceler des objectifs plus précis et
plus circonscrits, et si oui, lesquels ?
2 La possibilité ou l’impossibilité de saisir les intentions d’Hésiode constitue selon moi le
nœud du problème. Renoncer à définir l’objet de la polémique contenue dans le vers 27
(l’épopée dans son ensemble ou une partie ou un élément de l’épopée) reviendrait en
effet à admettre qu’Hésiode n’a indiqué aucun critère qui permette de définir la part de
mensonge et la part de vérité qui entrent selon lui dans ce type de production poétique.
Autrement dit, si l’on n’établit pas une référence précise, hors de l’œuvre d’Hésiode,
pour Théogonie, v. 27, il faut alors accepter comme présupposé fondamental et
contraignant pour toute interprétation de son œuvre qu’il lui est impossible de sortir
d’une situation d’incertitude entre mensonge et vérité, puisque les Muses peuvent
inspirer aussi bien l’un que l’autre. Ce serait une position parfaitement légitime si chez
Hésiode pris dans sa totalité, c’est-à-dire du premier vers de la Théogonie au dernier
vers des Travaux, ne se manifestait pas la conscience claire et sûre de connaître la vérité
et de posséder les moyens de l’enseigner à autrui3. Nier cela revient à méconnaître le
trait caractéristique de la poésie d’Hésiode, à savoir son intention didactique 4.
3 Je commencerai mon enquête en rappelant, pour être plus clair, quelques faits
essentiels concernant tant les positions de la critique moderne que les éléments
présents dans les textes. L’idée que la polémique contenue dans le vers 27 de la
Théogonie a un caractère général est très répandue ; Verdenius 5 et Neitzel6, entre autres,
la partagent. Mais West observe avec raison7 que la poésie d’Homère jouissait auprès
des Grecs d’une crédibilité considérable, et pour écarter une telle réalité de fait il ne
suffit pas de se référer comme le fait Verdenius aux quelques cas où Hésiode modifie ou
réfute implicitement des contenus ou des idéaux homériques bien délimités ; ils ne
peuvent attester l’existence d’une polémique adressée à cette poésie prise dans sa
totalité.
4 Les textes nous apportent les éléments suivants : le rappel d’Odyssée XIX, v. 203, dans
Théogonie, v. 27, signale incontestablement une polémique anti-homérique, mais il faut
observer également que la mention en Travaux, 164 ss. et 651 ss. des événements de la
guerre de Troie témoigne de l’acceptation par Hésiode de la véracité des faits chantés
par l’epos homérique, en tout cas pour l’essentiel 8. Si Hésiode polémique contre
Homère, il est donc raisonnable de penser qu’il ne s’en prenait pas à tous les contenus
de la poésie épique, et peut-être même pas à la majorité d’entre eux. Par conséquent,
l’unique moyen dont nous disposions pour définir exactement ce qu’Hésiode refusait
chez Homère, quant au problème de la véracité de la poésie, est d’identifier les motifs
qui l’ont poussé à utiliser ici Odyssée XIX, v. 203, vers qui, manifestement, pouvait selon
lui représenter et, pour ainsi dire, symboliser les raisons de ce refus.
5 À mon avis, si le choix de ce passage de l’Odyssée est, comme nous le verrons,
finalement assez aisé à comprendre pour lui-même, il est beaucoup plus difficile de
définir les limites précises de la polémique menée par Hésiode et, en conséquence, de
rendre raison d’une telle délimitation.

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6 Il est clair que parmi les qualités que le poète de l’Odyssée attribue au héros, la grâce et
la force persuasive, qu’elle soit véridique ou mensongère, sont prééminentes. Il s’agit
de qualités dont Ulysse est parfaitement conscient et dont il est fier, comme on s’en
rend facilement compte avec VIII, v. 169-174, dans la lutte verbale qui l’oppose à
Euryale. À deux reprises, dans les passages où le poète s’attarde à décrire l’effet que les
récits d’Ulysse exercent sur ses auditeurs, le vers formulaire « Il parla ainsi, et tous
restèrent interdits, sans rien dire » (ὣς ἔφατ’ οἱ δ’ ἄρα πάντες ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῆ)
est suivi de « Et dans le palais plein d’ombres ils furent pris par le charme » (κηληϑμῷ
δ’ ἔσχοντο κατὰ μέγαρα σκιόεντα 9 ;) le silence est donc rempli d’un sentiment
d’enchantement. De même, en XI, v. 363-369, Alcinoos proclame sa confiance dans la
véracité du récit d’Ulysse avec ces mots : « Sur toi il y a la beauté des mots, en toi un
esprit noble et tu as tout dit avec science comme un aède » (σoί δ’ ἔπι μὲν μορφή ἐπέων,
ἔνι δὲ φρένες ἐσϑλαί, μῦϑον δ’ ὡς ὅτ’ ἀοιδòς ἐπισταμένως κατέλεξας, v. 367 s.). Ce qui
ressort de ce jugement, et qui nous permet d’identifier les critères sur lesquels il se
fonde, est le lien et l’interdépendance qu’il établit entre la possession d’un « esprit
comme il faut », φρένες έσϑλαί, et la capacité de raconter des choses ornées de la « belle
forme des mots » (μορφὴ ἐπέων) et de « dire de manière exhaustive » (καταλέγειν),
comme un aède sait le faire. Et, comme plusieurs l’ont déjà noté, Alcinoos loue le récit
d’Ulysse pour des raisons analogues à celles qu’invoque Ulysse lui-même à l’égard de
Démodocos en VIII, v. 487-49810. Dans ce passage également, l’éloge porte sur
l’exactitude des détails qui confèrent au chant de l’aède sa vraisemblance intrinsèque.
Mais il est frappant que ce même jugement sur les récits d’Ulysse, qui à la cour du roi
raconte des faits réels, est répété avec une emphase plus grande encore à propos des
mensonges que le héros fit à Eumée au chant XIV ; en effet, au chant XVII, Eumée parle
à Pénélope de l’hôte inconnu (v. 518-521) et montre avec force que par sa qualité son
discours enchante tout autant que le chant d’un aède. Il est utile de rappeler ici que le
récit qu’Ulysse fera ensuite à Pénélope est précisément commenté par le poète avec les
termes que nous lisons en XIX, v. 203 : « Il fit paraître de nombreux mensonges
semblables aux réalités » (ἴσκε ψεύδεα πολλὰ λέγων ἐτύμοισιν ὁμοῖα), et que ce récit
fait naître des larmes chez la femme d’Ulysse, tout comme l’avait fait le chant de
Phémios sur le retour de Troie des héros achéens, en I, v. 336-344.
7 Il est possible de préciser l’intention propre à Théogonie, v. 27, à la lumière de ces faits. Il
nous sera alors plus facile de définir les composants exacts de la poétique homérique
qu’Hésiode refuse dans sa polémique, et donc de préciser les limites de sa critique.
8 Pour le premier point, à savoir l’objectif précis d’Hésiode, il s’agit, semble-t-il, de la
capacité de faire prendre des mensonges pour des vérités. Il n’y a évidemment rien
d’exceptionnel dans cette aptitude, mais les motivations qu’Homère semble en
proposer dans l’Odyssée, si on les considère à un niveau théorique général, auraient pu
entraîner des conséquences plutôt graves pour un poète qui, plus encore qu’Homère,
est porté à réfléchir sur sa poétique.
9 Nous pouvons maintenant aborder le second point, à savoir la question des
présupposés, en termes de poétique, qui fondaient la mystification produite par Ulysse.
Il s’agissait de l’application particulière aux récits et à la figure d’Ulysse de
l’équivalence parfaite posée entre la beauté de la narration poétique et sa véridicité :
les invocations aux Muses de l’aède homérique avaient pour unique fonction de
réclamer une assistance quant au savoir et à la mémoire11, et nous avons vu le sens que
prenaient les éloges qu’Ulysse adressait à Démodocos en VIII, v. 487-498. Mais ce qui

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valait, à un moment précis, comme principes poétiques et comme critères d’évaluation


parfaitement adéquats pour fonder une œuvre comme l’Iliade, dont le contenu narratif
est constitué de faits éloignés dans le temps et dans l’espace, se révèle avec évidence
porteur de profondes contradictions si on l’utilise tel quel, avec toute la cohérence
possible, pour rendre compte d’un poème aussi différent que l’Odyssée, c’est-à-dire,
pour donner un fondement sûr à la compétence merveilleuse d’Ulysse comme
narrateur indifférent à l’opposition du mensonge et de la vérité.
10 En effet, si on applique à ce poème le postulat d’une stricte équivalence entre la
capacité de raconter avec exactitude et l’abondance de détails, entre l’authenticité du
contenu du récit, la beauté de la narration et, en conséquence, la force persuasive 12, il
en résulte que toutes les parties de ce poème contenant des récits du héros — récits
plus ou moins vrais, mais également précis et riches en détails — en arrivent à établir
les propositions suivantes :
1. Il n’est pas besoin d’une inspiration divine pour être en mesure de raconter des faits avec
toute la précision et l’abondance de détails requises ; il suffit d’avoir vécu ces faits ; de sorte
que :
2. la narration devient belle, et donc
3. tout à fait convaincante ;
4. le contenu en est donc fiable.

11 La conclusion à tirer était alors que l’habileté à parler permet de faire apparaître
comme vrais également les mensonges (point 4), pourvu qu’on sache les doter des
qualités contenues dans 1 et 2, et donc de celle notée en 3. Cela signifiait la disparition
complète de tout critère ou de tout principe de différenciation qui distinguerait la
figure et le rôle du poète vis-à-vis d’un être humain quelconque, si seulement celui-ci
est un narrateur habile et astucieux. Disparaissait ainsi le caractère sacré de la poésie.
12 Il était dès lors exclu, comme le démontre précisément Odyssée XIX, v. 203, de continuer
à distinguer vérité et mensonge dans des récits qui par leur beauté semblaient
également inspirés par les Muses. Évidemment, dans sa réflexion sur ces problèmes,
telle qu’on en trouve le témoignage dans le proème de la Théogonie, Hésiode ne pouvait
attribuer aux Muses la présence ou l’absence de la beauté comme critère discriminant
entre poésie véridique et poésie mensongère : le précédent d’Odyssée XIX, v. 203, aurait
eu comme conséquence absurde que la poésie vraie aurait dû être dépourvue de beauté
13
. Pour cette raison, lors de leur rencontre avec Hésiode, les Muses ne peuvent nier que
les récits mensongers, et beaux, comme ceux d’Ulysse, sont inspirés par elles, mais elles
mettent en garde leur protégé du moment en lui rappelant la nécessité de savoir
distinguer le chant véridique du chant mensonger14.
13 Nous voyons donc maintenant clairement quelles parties de la poésie homérique et,
surtout, quels principes de la poétique homérique Hésiode refuse, et nous pouvons
comprendre le sens précis que prend la référence à Odyssée XIX, v. 203, au moment où
les Muses apostrophent Hésiode et s’en prennent à la crédulité des bergers. Ce
qu’Hésiode semble refuser dans la poétique homérique est l’attribution aux récits d’un
homme, et, en plus, à des récits mensongers, des caractères de dignité qui
appartenaient en propre à la poésie inspirée des dieux. On ajoutera que ce n’est
certainement pas un hasard si Pindare — poète engagé tout autant qu’Hésiode dans une
revendication polémique de la dignité et de la sacralité de la poésie — reprenne en
Néméennes, VII, v. 20-23, des accusations analogues mais plus explicites contre les

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mensonges de l’Ulysse homérique et contre son habileté (σοφία) qui sait si bien
tromper (κλέπτει)15.
14 Si ce que nous avons observé jusqu’ici présente quelque plausibilité, le rappel d’Odyssée
XIX, v. 203, en Théogonie, v. 27, ne peut, entre autres, que signifier une pleine et sereine
conscience, de la part d’Hésiode, de posséder la vraie connaissance de la réalité telle
que les Muses la garantissent, et la certitude que les contenus de l’enseignement qu’il a
reçu des déesses sont identiques aux contenus du chant qu’elles adressent à Zeus 16. Les
ἔτυμα du vers 27 seront donc les « choses vraies », dont les « nombreux mensonges »
(ψεύδεα πολλά) peuvent reprendre l’aspect de manière à apparaître eux aussi
conformes aux réalités (ἔτυμα), comme c’était le cas dans les habiles récits d’Ulysse.

15 Dans ce contexte, le don de la vérité est associé au don de la voix poétique qui permet
de la chanter : « Et elles m’insufflèrent la voix » (ἐνέπνευσαν δέ μοι αὐδήν, Théogonie, v.
31). Mais les deux dons ne sont de loin pas définis avec la même précision : tandis que
les contenus de la vérité dont Hésiode devient le dépositaire sont caractérisés par leur
différence avec les mensonges que d’autres prennent pour vrais, en ce qui concerne le
chant lui-même, les Muses n’énoncent aucun trait qui le caractérise en propre. Doit-on
en conclure qu’au sujet des moyens expressifs Hésiode ne conçoit aucune possibilité
d’innover par rapport à ce que la tradition lui offrait ? C’est possible. Certes, on aurait
là un élément de plus pour le débat actuel sur l’existence d’une activité rhapsodique
d’Hésiode avant ou pendant son travail de poète proprement dit. Mais ce n’est pas
notre objet. Par contre, il importe d’observer que l’absence éventuelle d’une conscience
précise chez Hésiode d’un désir de modifier le patrimoine expressif traditionnel ne doit
pas surprendre : comme nous le verrons, il ne sait pas concevoir d’autres thèmes que
ceux qu’il trouvait dans la tradition (cf. Théogonie, v. 100 s.) et semble même ignorer les
nouveautés qu’il apporte en fait.
16 Parvenu à ce point, après le don de la vérité, Hésiode affronte un autre problème :
comment garantir que l’instrument dont il se sert pour transmettre les « choses
vraies » (ἔτυμa) aux destinataires de sa poésie et remplir ainsi sa mission de
propagateur du message de la vérité, à savoir le langage, est fidèle, fiable et bien adapté
à un tel but ? Les Muses semblent n’être à cet égard d’aucun secours, ne serait-ce que
parce qu’aucun rapport direct entre les déesses et le destinataire collectif de leur
message n’est prévu ni possible, et que la convention n’envisage pas que les Muses
fournissent une telle garantie. Au contraire, le poète est dans ce cas surtout
l’intermédiaire unique et indispensable entre la divinité et les humains. À lui seul
revient la responsabilité de choisir des instruments expressifs qui soient véritablement
crédibles et d’éviter donc à son public la mésaventure des bergers peu dégourdis de
Béotie, qui, comme Eumée et Pénélope, n’ont pas su comprendre que même les beaux
récits peuvent cacher un mensonge.
17 Il ne semble pas qu’Hésiode ait jamais douté de sa capacité à maîtriser des instruments
expressifs qui soient adaptés au but qu’il s’est fixé. Cette certitude lui permet par
exemple de proclamer en toute confiance, au début des Travaux, qu’il pourra dire des
« vérités » (ἐτήτυμα) à Persès (v. 10), et il est frappant que cette confiance en soi est,
dans ce passage, mise sur le même plan que celle que lui inspire l’œuvre de Zeus,
comme défenseur et exécuteur de la justice. Les paroles qu’il prononce aux vers 293-295

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des Travaux, à un moment où il exalte avec une passion et une sincérité fortement
soulignées sa mission d’enseignement traduisent la même assurance : « Il est le
meilleur en tout celui qui comprend tout... ; il est bon, aussi, celui qui est convaincu par
celui qui parle bien » (οὗτος μὲν πανάριστος ὃς αὐτòς πάντα νοήσει... ἐσϑλòς δ’ αὖ
κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίϑηται ; il est clair qu’avec « meilleur en tout » (πανάριστος) et
« qui parle bien » (εὖ εἰπόντι) Hésiode se désigne lui-même. Mais il est, je crois, inutile
d’aller à la recherche de tels témoignages isolés : toute son œuvre, et, je dirais, le seul
fait qu’il l’ait composée, le confirme. Et il convient d’ajouter aussitôt que la sérénité qui
accompagne chez lui la possession de ces capacités est telle qu’Hésiode ne semble pas
hésiter à admettre, quand il le faut, les limites qu’il doit y apporter.
18 Même en ce qui concerne l’utilisation des moyens expressifs, les innovations apportées
par Hésiode sont nombreuses, comme on sait, et toutes dérivent visiblement d’une
réflexion approfondie, là aussi, sur la tradition épique, réflexion qui paraît fonder la
conscience d’une pleine maîtrise de ces moyens. À considérer l’ensemble de son œuvre,
il semble qu’Hésiode cherche à fournir des preuves de cette maîtrise. Certains traits qui
concourent à caractériser et à différencier vis-à-vis de la tradition les instruments par
lesquels il transmet son message ne peuvent en effet apparemment pas être compris et
expliqués autrement.
19 Parmi ces preuves17, il y a tout d’abord une décision fondamentale : le renoncement à ce
qui présentait tous les caractères d’un privilège propre à Homère, à savoir la
connaissance d’un langage des dieux différent de celui des hommes. Et de fait, admettre
l’existence d’un autre instrument expressif aurait pu susciter des doutes quant à la
qualité de la compréhension, par Hésiode, de l’enseignement des Muses. Si les déesses
avaient employé un langage que l’homme ne pouvait parfaitement entendre, la
possibilité même de cette compréhension s’en trouvait compromise 18. Sans doute,
comme certains l’ont déjà remarqué, le fait que la rencontre avec les Muses se produise
non pas dans un lieu mythique, mais sur une montagne souvent fréquentée par les
hommes, l’Hélicon, contribue-t-il à donner à l’événement cette atmosphère de
communication claire et directe19.
20 Le problème que le langage posait à la culture grecque archaïque et classique consistait
dans la recherche d’un moyen d’en démontrer la « justesse », l’ὀρϑότης, pour parler
comme Platon dans le Cratyle, c’est-à-dire sa faculté expressive par rapport à la réalité
et sa correspondance avec le réel ; un autre moyen important qu’emploie Hésiode pour
démontrer cette correspondance entre la réalité et le langage qui la définit et l’exprime
est donc l’étymologie, selon la valeur et le sens que cette manière de réfléchir sur la
langue prend dans cette culture. Dans la Théogonie, ce goût, ou si l’on veut, cette
exigence étymologique s’applique de manière quasi exclusive aux noms des êtres
divins : ils représentent, en effet, la personnification et l’hypostase des différentes
composantes de la réalité ; dans les Travaux, cependant, elle concerne également des
mots relatifs à des concepts particulièrement importants20.
21 Il ne fait selon moi pas de doute que l’application extensive, on pourrait même dire
quasi systématique, de l’analyse étymologique et de la recherche du sens des noms
représente le témoignage le plus évident de la volonté de démontrer la valeur du
langage comme instrument adapté à l’expression de la vérité. Mais cela signifie aussi
que le poète est pleinement, et sereinement, conscient de connaître tout autant la
vérité que la possibilité de la transmettre fidèlement21. On n’insistera jamais assez sur
l’importance de cette conviction quand elle s’applique aux êtres divins. Grâce à elle,

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Hésiode peut avec assurance attribuer des noms et en expliquer le sens, indiquer les
fonctions des divinités ainsi nommées, comme c’est le cas pour les Muses (Théogonie, v.
77-79) ; il peut aussi expliquer le sens de noms traditionnels, comme celui des Cyclopes
(Théogonie, v. 143-145) ou d’Aphrodite (Théogonie, v. 188-200) ; il peut même, par une
analyse du nom divin, rendre raison du rôle que Zeus joue dans le destin des hommes
(Travaux, v. 2-8).
22 Malgré cet effort, une portion de la réalité se refuse toujours, même chez Hésiode, à
être comprise et définie de manière univoque et exhaustive au moyen des noms. Pour
cette réalité, proliférante dans sa multiplicité et contradictoire dans ses aspects, le
principe de la « justesse des noms » (ὀρϑότης ὀνομάτων) ne vaut pas toujours. Il s’agit
de la réalité humaine ; non pas celle des héros, que l’épopée traditionnelle sait décrire
avec des moyens éprouvés et adéquats, mais la réalité quotidienne, qui donne leur
thème aux Travaux et qui impose parfois sa présence même dans la Théogonie.
23 Il n’est pas étonnant au fond qu’un poète qui poursuit comme Hésiode une réflexion
aussi intense sur son art rencontre comme problème fondamental la nécessité de
donner une définition précise des caractères véritables de sa poésie et de définir le but
qu’elle lui permet d’atteindre. Mais il est important de noter qu’Hésiode n’est pas en
mesure de donner une réponse tout à fait satisfaisante à ces questions, et, surtout, de
trouver une solution qui soit proportionnée aux innovations qu’apporte sa conception
de la fonction et de l’activité du poète.
24 Commençons par le proème de la Théogonie. Les vers 100 s., comme je l’ai dit déjà,
pourraient nous inciter à croire qu’Hésiode est incapable d’imaginer pour son chant
d’autres thèmes que « les exploits glorieux des hommes anciens » (κλεῖα προτέρων
ἀνϑρώπων) et « les dieux bienheureux » (μάκαρες ϑεοί) c’est-à-dire les thèmes de
l’épopée traditionnelle et des hymnes religieux. Mais à bien considérer son œuvre (la
Théogonie, les Travaux et le Catalogue), Hésiode ne chante en réalité pas la geste des
hommes ni celle des dieux. Pas même dans la Théogonie, car malgré la présence
d’éléments issus de la poésie hymnique — à commencer par le proème, comme Paul
Friedländer l’a montré il y a presque quatre-vingts ans22 — ce poème est très différent
des hymnes. La geste et les tribulations des dieux n’y servent ni de matière purement
narrative, ni de prétexte à une célébration ; elles rendent raison du processus par
lequel le monde est devenu ce qu’il est et servent à identifier les êtres divins, les
principes et les forces qui le gouvernent.
25 La poésie d’Hésiode appartient, c’est bien connu, à ce genre littéraire qui plusieurs
siècles plus tard sera appelé, selon une définition un peu inexacte mais commode, la
poésie didactique, une poésie qui cherche donc à instruire, à éduquer et parfois à
réprimander. Et pourtant, quand il doit présenter le but de l’activité poétique, Hésiode
ne sait nommer que l’oubli des souffrances qui affligent le cœur de l’homme (Théogonie,
v. 102 s.). Les Muses elles-mêmes, les sévères divinités des vers 26-28, sont appelées
quelques vers plus loin « oubli des maux et repos dans les angoisses » (v. 55) et les
adjectifs qui caractérisent leur chant et leur voix correspondent parfaitement à cette
fonction : « belle », « aimable », « doux comme le miel ». Certes, le but qu’Hésiode se
fixe au vers 10 des Travaux n’est pas de faire plaisir mais de dire des vérités à Persès.
Mais même dans ce cas, les changements apportés à la tradition quant à la formulation
de l’intention du poète sont quasi inexistants : l’aède homérique demandait également
à la divinité inspiratrice de l’aider à connaître et à chanter le vrai.

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26 Dans sa définition de la tâche du poète et des caractères propres de son activité


poétique, Hésiode se montre donc encore dépendant de la tradition de l’épopée
héroïque et ne semble pas avoir conscience de faire quelque chose de vraiment
différent et nouveau. En conséquence, il n’a pas élaboré pour ses innovations de
définitions adéquates, ni des mots qui sachent les désigner.
27 Comme je l’ai annoncé, les Travaux témoignent abondamment de la difficulté, et parfois
de l’impossibilité, qu’il y a à établir une correspondance univoque — positive ou
négative — entre un élément de la réalité et le terme qui le désigne. La tendance, si
féconde dans la Théogonie, à attribuer aux mots la capacité de comprendre et de
désigner dans son intégralité la partie de la réalité qu’ils cherchent à exprimer connaît
dans les Travaux de spectaculaires restrictions. Nous en verrons bientôt des exemples ;
pour le moment, on observera que, d’une manière générale, Hésiode ne semble
aucunement gêné par de telles difficultés et qu’il les affronte avec des solutions plutôt
désinvoltes.
28 J’ai essayé de démontrer ailleurs que l’une de ces solutions est l’adjectivation 23, qui
permet à Hésiode de mettre en évidence différents aspects de la même réalité, aspects
que le nom, pris en lui-même, ne pouvait ni comprendre ni exprimer. D’autres ont
attiré l’attention sur le principe des « approches multiples » et sur la nature de son
application chez Hésiode (cf. dernièrement Christopher Rowe 24) Les deux phénomènes
doivent, je crois, être abordés ensemble. La « multiplicité des approches » est un moyen
de prendre en considération la même réalité de manières différentes, et chaque fois
d’un point de vue différent, selon les enjeux du moment, même si ce procédé en arrive
à mettre en contradiction entre eux les aspects d’une même réalité, ainsi éclatée en
autant de traits isolés. L’exemple le plus complexe et le plus significatif, parmi
beaucoup d’autres, est peut-être la manière dont Hésiode considère la femme 25, être
rebelle à une désignation univoque qui fixerait son rôle et son activité dans la vie de
l’homme, être pour lequel le poète ne peut donc faire autrement que d’en décrire, l’un
après l’autre, en se contentant de les juxtaposer26, les éléments positifs et négatifs :
damnation et disgrâce ou grand bonheur pour l’homme27. Je ne connais qu’un seul
passage où Hésiode parvienne à réunir dans une seule expression synthétique (mais
non dans un seul mot) et dans un concept unique cette duplicité contradictoire de la
nature féminine — sans pour autant qu’il la considère pour elle-même : il envisage les
sentiments contraires qu’elle suscite ; dans les Travaux, v. 58, Zeus annonce qu’il
enverra aux hommes un mal dont ils tireront plaisir (ἑòν κακòν ἀμφαγαπῶντες).
29 Ce n’est évidemment pas sans raison que ce genre d’expression se trouve dans les
Travaux, mais le cas est pratiquement unique ; en général ce sont des adjectifs comme
κακός, ἀγαϑός, oὐκ ἀγαϑός (« mauvais », « bon », « qui n’est pas bon »), ou d’autres,
plus spécifiques, qui notent la valeur, selon le contexte, d’un élément ou d’une manière
d’agir propre à un être — personnifié ou non — qui ailleurs, et même à un autre endroit
du même poème, intervient et est envisagé avec une tout autre fonction. Des préfixes
comme ἀ- privatif (« non- »), ou δυσ- (« mal- ») ou εὐ- (« bien- ») servent à marquer des
formations lexicales neuves ou ignorées de l’épopée archaïque, auxquelles il est
demandé d’exprimer les nuances multiples de la réalité humaine 28.
30 Parfois même — et il s’agit à mon avis des cas les plus intéressants —, le contexte seul
est chargé de définir l’aspect particulier que revêt la manière d’être ou d’agir d’un être :
aucun préfixe, aucun adjectif ne vient alors jouer ce rôle. Le fameux « dédoublement »
des concepts éthiques29 entre également dans cet ordre de phénomènes expressifs. Inez

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Sellshopp avait su, en 1932, exactement évaluer la portée de ce processus, qu’Hésiode


n’utilise quasiment que dans les Travaux : il consiste à doter de plusieurs valeurs
certains principes abstraits qui dans la Théogonie étaient caractérisés par leur univocité.
Il s’agit donc d’une opération bien plus complexe qu’un simple « dédoublement ». Le
point de départ des recherches consacrées à ce phénomène est, comme on sait, le
traitement emphatique d’Éris aux vers 11ss. des Travaux, où il ne faut pourtant voir,
selon Sellshopp (p. 94), que « la formulation la plus condensée de la découverte »
d’Hésiode ; la découverte fondamentale apportée par les Travaux est en effet la
conscience de ce fait « ignoré jusque-là par l’épopée », à savoir « que même à un simple
et unique mot il ne faut pas toujours associer une représentation simple et toujours
identique ». Or cette découverte est la conséquence directe du besoin d’adapter à la
complexité de la nature humaine l’univocité propre aux principes et aux êtres qui dans
la Théogonie apparaissaient fixés dans une simplicité presque absolue.
31 Pour Éris, le « redoublement » est manifestement conscient et déclaré, mais il en va
autrement dans de très nombreux autres cas ; certains sont donc partis à la chasse
d’exemples toujours nouveaux. Martinazzoli, qui ne semblait pas connaître le travail de
Sellshopp, avait examiné, outre ἔρις (la « lutte »), αἰδώς (la « honte », Travaux, v.
197-200 et 317), νέμεσις (la « condamnation », Théogonie, v. 223, et Travaux, v. 197-200),
φήμη (la « réputation », Travaux, v. 760-764) ; pour chacune de ces paires de passages, la
même réalité serait dans un cas connotée positivement et négativement dans l’autre. À
s’en tenir à ces exemples, seul φήμη soulève une véritable objection ; il est facile
d’observer — et cela a déjà été fait — que sa divinisation au vers 764 des Travaux ne
représente en rien une évaluation positive : « la qualité divine qui lui est attribuée est
clairement fonction de sa puissance »30.
32 Il semble en fait qu’il existe des cas, dans les Travaux, où une variation dans les
connotations d’une même réalité, selon les contextes où elle apparaît et les rôles qu’elle
doit remplir, est beaucoup plus nuancée qu’une simple opposition entre valeurs
positives et valeurs négatives.
33 Il peut être utile, pour clarifier ce phénomène, de revenir sur ὅρκος, le « serment », qui
rappelle par plusieurs traits le cas de νέμεσις (« le châtiment »). Celle-ci est la dernière
fille de Nuit (Théogonie, v. 223) et se trouve donc connotée négativement, mais elle est
aussi la gardienne et l’emblème du bon ordre de la société humaine en Travaux, v.
197-200. Du serment, il est dit aux vers 231 s. de la Théogonie qu’il « fait le plus grand
mal aux hommes sur la terre » (πλεῖστον ἐπιχϑονίους ἀνϑρώπους πημαίνει) ; ces mots
sont un décalque de la définition de νέμεσις au vers 223 comme « souffrance pour les
hommes mortels » (πῆμα ϑνητοῖσι (βροτοῖσι), à ceci près que la caractérisation
générique négative du serment est immédiatement après précisée et, en fait, corrigée
par le rappel de la situation dans laquelle elle se manifeste : « ... quand librement on
jure pour se parjurer » (ὅτε κέν τις ἑκὼν ἐπίορκον ὀμóσσῃ], Théogonie, v. 232), et cette
fonction est confirmée au vers 219 des Travaux, où il est dit que lorsque les hommes
font violence à la justice, « le serment accourt » (τρέχει ὅρκος). Il est donc clair qu’il
revient aux précisions apportées par le contexte quant aux circonstances dans
lesquelles le serment agit de qualifier, positivement ou négativement, cet être et son
action ; d’une manière générale, il est un mal pour les hommes ; mais quand « il apporte
à celui qui s’est parjuré en toute connaissance de cause un πῆμα (une souffrance) »,
selon les termes de Wilamowitz31, il ne peut que jouer un rôle positif. « Faim » (λιμός) et
« désastre » (ἄτη) sont des exemples également parlants (Théogonie, v. 227 et 230). Ces

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divinités descendent d’Éris, et sont donc négatives ; mais en Travaux, v. 230 s., elles
servent à châtier ceux qui n’ont pas respecté la justice.
34 Comme on le voit, la variété des valeurs et des rôles qui est susceptible de caractériser
un même être selon les différents contextes d’idée où il intervient prend donc des
proportions remarquables, même si Hésiode n’y insiste pas, et les moyens expressifs qui
désignent ces êtres, à savoir leur nom, se révèlent incapables de rendre raison par eux-
mêmes de cette diversité. De plus, Hésiode ne sent pas la nécessité de préciser chaque
fois les fonctions différentes qu’assument ces êtres autrement qu’en s’en remettant au
contexte. S’il ne nous est pas possible de savoir dans quelle mesure il était conscient ou
non de ces faits et de la déconvenue que connaissait ainsi l’engagement tacite, et naïf
aussi, qu’il avait pris dans la Théogonie de faire correspondre à un nom une seule réalité,
dotée d’un seul sens, il est sûr en tout cas que son langage ne donne jamais l’impression
qu’il soit gêné par la conscience d’avoir à affronter des difficultés pratiquement
insurmontables ou qu’il éprouve le moindre sentiment de frustration.
35 Un autre problème important tient à la difficulté qu’il y a à définir l’étendue et la
quantité des connaissances traditionnelles que les Muses ont transmises à Hésiode dans
le proème de la Théogonie. L’aède du second chant de l’Iliade, aux vers 484-492,
n’exprime quant à lui aucun doute sur le savoir qu’il va recevoir : « dites-moi, Muses,...
vous êtes des déesses, vous êtes présentes et vous savez tout..., moi, je ne serais pas
capable de raconter ni de nommer... si vous, Muses de l’Olympe... ne me le rappeliez ».
Grâce à l’inspiration divine, ce poète est assuré de connaître tous les faits et tous les
contenus nécessaires à sa poésie. Hésiode, par contre, ne paraît pas partager la même
confiance et il y a au moins deux passages où, si je ne me trompe, il fait part, avec plus
ou moins de clarté, des limites de ses connaissances et par conséquent de
l’enseignement des Muses. Ainsi, en Théogonie, v. 367-370 : « Et il y a, en plus, autant de
fleuves... ; dire le nom de tous est difficile pour un homme mortel, mais les savent tous
ceux qui habitent près d’eux ». L’autre cas est Travaux, v. 648s. : « Je te montrerai les
règles de la mer qui ne cesse de gronder, moi qui ne sais l’art ni de la navigation ni des
navires », à rapprocher des vers 661 s. : « ... Malgré cela (malgré mon ignorance), je
dirai l’esprit de Zeus qui porte l’égide, car les Muses m’ont appris à chanter un hymne
merveilleux ». J’ai eu l’occasion de discuter ailleurs les deux passages des Travaux, qui
appartiennent à la section consacrée à la navigation32 ; je me contenterai ici de
quelques considérations complémentaires. Au sujet de Travaux, v. 649, West cite ad loc.
comme parallèle Odyssée I, v. 202 : « N’étant pas devin ni expert en oiseaux » (οὔτε τι
μάντις ἐὼν οὔτ’ οἰωνῶν σάφα εἰδώς) ; Athéna-Mentès introduit par ces mots la
prophétie où elle annonce le retour d’Ulysse. Certes, la facture et le contenu du vers
d’Hésiode sont certainement influencés par le précédent odysséen ; mais, comme
d’habitude, Hésiode utilise le concept homérique en l’enrichissant et en
l’approfondissant beaucoup : il donne en effet dans les vers 650-653 les raisons
concrètes de l’ignorance affirmée par le vers en question et explique en 662 pourquoi il
peut surmonter l’obstacle que cette ignorance représentait pour lui. À cela s’ajoute que
si la déclaration d’incompétence en matière de prophétie n’était pas sérieuse de la part
d’Athéna-Mentès et cadrait avec le travestissement de la déesse, l’aveu prend ici un
sens opposé, d’autant qu’Hésiode prend soin d’expliquer en quoi cette ignorance ne
l’entrave pas dans la mission d’enseignement qu’il lui faut assumer en tant que poète.
36 Mais je pense que cet aveu d’ignorance, avec la mention du moyen qui permet de la
surmonter, prend un sens plus riche encore si nous le relions à deux autres problèmes

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que soulève cette déclaration : il s’agit de problèmes qui dépassent le cas présent et
prennent, à des degrés différents, une valeur générale. Le premier vient de la
cohérence ou non d’Hésiode vis-à-vis de son engagement à dire la vérité, qui revient ici
à ne pas dire ce qu’il ne sait pas, engagement rendu d’autant plus délicat par la
polémique qui l’oppose à l’Odyssée. Le second est plus spécifique et concerne la relation
avec son destinataire.
37 Je commencerai par le second. Il est clair que le recours à l’enseignement des Muses
comme moyen de remédier, d’une manière ou d’une autre, à la pauvreté de l’expérience
directe du poète est, en théorie, également destiné à dissiper toute réaction
d’étonnement chez l’auditeur, qui ne comprendrait pas que le poète s’engage à lui
donner des préceptes de navigation alors qu’il se sait « dépourvu de la science tant de
la navigation que des navires » (οὔτε τι ναυτιλίης σεσοφισμένος οὔτε τι νηῶν). Mais
cette mise au point a son revers. Elle signifie que la confiance mise par le poète dans
l’enseignement qu’il a reçu des déesses et celle de l’auditeur envers l’omniscience du
poète ont perdu toutes deux leur caractère absolu, alors que la position, par exemple,
du poète du deuxième chant de l’Iliade vis-à-vis de l’aide que lui apporte la divinité
supposait une confiance parfaite. Autrement dit, nous avons ici l’indice d’une crise
s’instaurant dans la relation entre poète et divinité inspiratrice (crise dont Hésiode
n’avait peut-être pas conscience), ou, pour le dire plus simplement, du fait que le poète
commencerait à se dire que l’inspiration divine ne garantit pas un savoir total 33.
Comme le montrera l’analyse de Théogonie, v. 367-370, l’ignorance d’une bonne part des
notions requises n’empêche pas Hésiode de parler également de son sujet : la
navigation est en effet une part du travail de l’homme, et comme les autres activités
humaines elle pouvait être transfigurée par les mêmes idéaux d’une haute finalité
éthique34.
38 En Théogonie, v. 367-370, le cas se présente de manière pour ainsi dire plus linéaire.
L’aveu d’ignorance y est également explicite, mais il n’y est pas fait mention d’un
recours à l’inspiration des Muses : peut-être l’assistance divine est-elle considérée ici
comme improbable ? Pour l’interprétation du passage, on fait habituellement appel à
plusieurs parallèles, tirés d’Homère ou d’ailleurs35 : Iliade II, v. 488 ss. ; XII, v. 176 ; XVII,
v. 260 ; Odyssée III, v. 114 ; Ibycos, 1, v. 23 ss. Mais dans aucun de ces textes on ne voit
comme ici s’opposer la supériorité que donne la possibilité de connaître grâce à
l’expérience et l’infériorité que produit l’ignorance due précisément au manque
d’expérience, même chez le poète. Ces passages parallèles ou bien affirment d’une
manière générale que certaines choses ne peuvent être connues de l’homme (Iliade
XVII, v. 260), ou, plus fréquemment, mettent en contraste les limites de la connaissance
humaine et l’ampleur du savoir divin (Iliade II, v. 488 ss. ; XII, v. 176 ; Odyssée III, v. 114 ;
Ibycos, 1, v. 23 ss.). Hésiode, par contre, quand il avoue son ignorance face à la
connaissance que procure à d’autres l’expérience directe, admet, au moins dans ce cas-
ci, ne jouir d’aucun privilège par rapport aux autres hommes et se trouve ici contraint
d’accepter comme une réalité de fait que l’expérience directe peut parfois apporter des
connaissances plus vastes que le savoir transmis par les Muses quand elles lui ont fait
don de la vérité. Il n’y a alors aucun remède à l’ignorance de notions précises (de
simples noms !), et la conséquence à en tirer est la plus sommaire et la plus radicale qui
soit : l’impossibilité du chant.
39 Est-il inutile de rappeler ici qu’au vers 32 du proème, les Muses ne transmettent à
Hésiode que la connaissance du passé et du futur, alors qu’elles-mêmes connaissent

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aussi le présent (v. 38) ? Le désaccord entre les deux vers a bien évidemment été
remarqué, mais si on veut l’interpréter avec précision, il faut y revenir encore. Le fait
que les deux vers renvoient l’un à l’autre, mais de manière à marquer une différence
aussi nette, n’est évidemment pas sans raison ni sans portée 36. Je crois que le problème
le plus ardu que pose le vers 32, à savoir la référence à la possibilité, pour Hésiode, de
chanter le futur, peut être assez facilement résolu si l’on tient compte du caractère
éternel que revêt pour le poète l’ordre établi par Zeus dans le monde. La Théogonie n’est
donc pas seulement le récit des épisodes qui ont amené le monde à être tel qu’il est, elle
donne aussi une image du futur éternel. Du fait même qu’elle est le récit de « ce qui a
été » (πρό τ’ ἐόντα), elle est aussi une vision de « ce qui sera » (ἐσσόμενα, cf. v. 33).
40 Si j’ai raison de comprendre ainsi la difficulté que pose le vers 32, si donc on abandonne
l’idée que ce vers n’est dans sa formulation qu’une variante abrégée du vers 38 et que
l’on considère la possibilité (possibilité réellement concrète, s’agissant d’Hésiode) que
cet écart dans la diction serve à exprimer une différence de pensée, il paraît inévitable
de conclure que l’omission au vers 32 des mots « ce qui est » (τὰ ἐόντα) signifie bien ce
que la logique oblige à penser et à supposer quant à l’initiation d’Hésiode : si les Muses
peuvent inspirer la connaissance du passé et du futur, elles ne sont paradoxalement pas
en mesure de transmettre celle des choses bien plus humbles, comme les noms de tous
les fleuves ou les détails de la navigation.
41 Si mon analyse est juste, la réflexion d’Hésiode sur la relation que le poète noue, d’une
part, avec la divinité qui l’inspire, et, de l’autre, avec son public, se révèle, une fois
encore, importante en soi et d’une portée historique considérable. En effet, elle brasse
un complexe de problèmes, parmi les plus ardus, que la production poétique de la fin de
l’époque archaïque, jusqu’à Pindare et Bacchylide, continuera à affronter, dans les
termes mêmes qu’elle héritera d’Hésiode, et avec les mêmes exigences.

NOTES
1. Voir G. Arrighetti, Poeti, eruditi e biografi, 1ère partie, chap. 1, et également G.A. : « Notte e i suoi
figli : tecnica catalogica ed uso dell’aggettivazione », dans : Tradizione e innovazione nella cultura
greca da Omero all’età ellenistica, Scritti in onore di Bruno Gentili, vol. I, Rome, 1993, p. 101-114.
2. Sur le rapport formel entre le vers 27 de la Théogonie et Odyssée XIX, v. 203, voir par exemple H.
Neitzel, Homer-Rezeption bei Hesiod (Abhandl. Kunst-, Musik-, Literaturwissenschaft, 189), Bonn, 1975,
p. 8-10, avec la bibliographie. Il ne fait maintenant plus de doute, je crois, qu’avec le vers 27
Hésiode fait allusion à la production poétique des autres, par opposition à la sienne, et qu’avec le
vers 28 il attribue à sa propre poésie le mérite de la véridicité. C’est le sens le plus clair et le plus
évident que suggèrent les vers 26-28, et que confirme l’ensemble des contenus de l’œuvre
d’Hésiode. Cependant, pour établir cela encore une fois, il a fallu tout l’effort déployé par Neitzel
dans son article d’Hermes 108, 1980 (p. 387-401). Pour ce qui est de la polémique contre les autres
poètes, je suis absolument convaincu qu’Hésiode suppose chez ses destinataires une connaissance
précise de l’épopée homérique ; voir sur cette question, J. U. Schmidt, Würzburger Jahrbücher, n.s.
14, 1988, p. 41 s. Schmidt fait également remarquer (p. 44) que les termes employés par les Muses
au vers 27 sont une mise en garde de caractère général concernant toute poésie composée en leur

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nom. C’est vrai, mais la cible de la polémique, au vers 27, se laisse plus précisément identifier et
circonscrire.
3. La tentative de K. Latte (Kleine Schriften, Munich, 1968, p. 71-73) de définir en quoi la vérité
d’Hésiode s’oppose à l’épopée doit être prise au sérieux, même si elle ne satisfait pas entièrement.
Cette vérité serait la conscience, permanente chez Hésiode, de la mission d’enseignement de sa
poésie et se manifesterait dans l’attention qu’il prête à la réalité concrète de la vie humaine : « la
vérité que la Muse sait transmettre... est... la relation à sa propre existence ». C’est vrai, mais cela
ne vaut quasiment que pour les Travaux.
4. Dans son compte rendu de mon livre Poeti, eruditi e biografi, G. M. Kirkwood (American Journal of
Philology 109, 1988, p. 602-605) signale que je n’ai pas tenu compte de l’ouvrage de P. Pucci, Hesiod
and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977. C’est inexact. À la fin de la note 3 de la
page 23, je faisais remarquer, très brièvement, que les problèmes que je traitais n’étaient pas pris
en considération par Pucci ; je voulais dire par là que la différence entre les intérêts scientifiques
qui guidaient nos recherches était telle qu’une confrontation aurait requis une discussion
disproportionnée et déplacée si l’on s’en tenait strictement au but que mon livre s’efforçait
d’atteindre. Je dois dire, par ailleurs, qu’une section de mon livre (le chap. 2 de la première
partie), qui traitait d’une question proche de celle qu’abordait Pucci dans le sien, avait été
publiée en 1976 dans la revue Studi Classici ed Orientali (25, 1976) et enregistrée comme il se doit
dans l’Année Philologique, vol. 47, sous le n o 4693. Le titre de cet article était « In tema di poetica
greca arcaica e tardo-arcaica (Esiodo, Pindaro, Bacchilide) ». Le fait que Pucci n’ait pas tenu
compte de ce travail m’incitait à penser que pour lui également, le constat de la grande
différence de fond entre nos recherches était tel que seule une discussion longue et détaillée, sur
la méthode et sur l’interprétation de plusieurs passages, aurait permis une véritable
confrontation, et qu’elle ne pouvait être entreprise dans un livre qui abordait aussi d’autres
problèmes. Cela me renforçait dans l’idée d’agir de même. Mais aujourd’hui, le reproche que
Kirkwood m’a discrètement adressé me fait penser qu’est venu le moment d’une confrontation —
même indirecte et sans polémique — avec les idées que Pucci a exposées dans son livre quant à
l’usage que fait Hésiode des moyens expressifs. J’entrerai dans cette discussion en essayant de
clarifier encore mes idées. Par souci d’information, je dirai seulement pour le moment que ce qui
distingue en général la recherche de Pucci de ce travail-ci et du livre discuté par Kirkwood est le
postulat, que je ne partage pas, selon lequel les mots employés par les Muses dans la Théogonie, v.
26-28, créeraient une situation d’ambiguïté quant à la possibilité de connaître et d’exprimer la
vérité, une ambiguïté qui conditionnerait par avance une grande part de l’œuvre d’Hésiode et de
ses éléments fondamentaux. Pucci, et ce n’est pas la peine de le rappeler, n’est pas le premier à
soutenir cette position. Il adhère, en général, aux principes interprétatifs de certains savants
français et est suivi entre autres par W.G. Thalmann, Conventions of Form and Thought in Early Greek
Epic Poetry, Baltimore/Londres, 1984, p. 143-49.
5. « Notes on the Proem of Hesiod’s Theogony », Mnemosyne, 4ème s., 25, 1972, p. 225-260 ; voir
p. 234. Voir également R. Kannicht, Der altsprachliche Unterricht 23 (6), 1980, en particulier,
p. 16-21. La première partie de ce travail est très utile car elle pose clairement le problème de la
poétique hésiodique. Pour d’autres, comme par exemple W.G. Thalmann, p. 146ss., la polémique
adressée à l’épopée est neutralisée par la difficulté qu’il y a à identifier les parties de ce genre et
de cette production qui pouvaient faire l’objet des critiques d’Hésiode. Autrement dit, nous nous
trouvons dans la situation typique où l’impossibilité, pour nous, de résoudre un problème devient
la négation de l’existence en soi du problème. La difficulté n’a pas vraiment été surmontée par H.
Neitzel, p. 16s.
6. Hermes, 1980 (cf. n. 2), p. 390.
7. Dans son commentaire de la Théogonie, aux vers 26-28, p. 162.
8. Le fait a été rappelé par Kannicht également, p. 15. De manière conséquente, Kannicht est
conscient de la nécessité de définir quelle partie de l’épopée Hésiode conteste ; pour lui « Hésiode

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est le premier à avoir perçu... ce que personne jusqu’à lui n’avait vu, à savoir que l’épopée
ionienne de caractère homérique, précisément en raison de sa propension à une narration
exhaustive, fondamentale et précise, ne transmettait plus avec authenticité ‘les choses comme
elles avaient eu lieu’, mais les recomposait poétiquement avec imagination » (p. 20).
9. Cf. Odyssée XI, v. 333 s. ; XIII, v. 1 s.
10. Voir le commentaire de A. Heubeck (Omero, Odissea, Milan, Fondazione L. Valla, 2ème éd.,
vol. 3, 1986, p. 289 ; voir également Kannicht, p. 16-19).
11. L’exemple le plus fameux est évidemment Iliade II, v. 484ss. ; mais, comme on sait, il n’est pas
unique.
12. Cf. R. Kannicht, p. 18.
13. Dans la poésie d’Hésiode, et il est facile de le montrer dans le texte, le chant et la voix des
Muses sont constamment — et particulièrement dans le proème de la Théogonie — qualifiés de
« beaux », « harmonieux », « doux », etc.
14. Hésiode ne donne pas la définition de ces critères. Et je dirais que c’était là matière
d’évidence. Peut-être trouvait-il que se nommer et proposer, avec une emphase soulignée, sa
propre personne comme dépositaire de ce savoir suffisait à garantir la crédibilité de sa
prétention à les connaître ; voir les observations que j’ai pu faire dans Poeti, eruditi e biografi,
p. 155-157.
15. Néméennes, VII, v. 20-23 : ἐγὼ δὲ πλέον’ ἔλπομαι/λόγον ’Oδυσσέος ἢ πάϑαν διὰ τòν ἁδυεπῆ
γενέσϑ’ ῞Ομηρον/ἐπεὶ ψεύδεσί οἱ ποτανᾷ <τε> (selon le texte de Hermann ; Köhnken lit γε, je
crois avec raison) μαχανᾷ/σεμνòν ἔπεστί τι σοφία δὲ κλέπτει παράγοισα μύϑοις (« Je pense, moi,/
que la renommée d’Ulysse est devenue plus grande que sa souffrance, à cause d’Homère aux
douces paroles./Car sur ses mensonges il y a, grâce à un artifice ailé,/quelque chose de noble, et
l’habileté, venant avec les récits, est trompeuse »). Ces vers ont donné lieu à des analyses dont
l’ardeur et la subtilité sont en proportion de leur difficulté. Je pense en particulier, parmi les
travaux récents, à A. Köhnken, Die Funktion des Mythos bei Pindar ( Untersuchungen zur antike
Literatur und Geschichte, 12), Berlin/New York, 1971, p. 47-60, avec une discussion abondante de la
bibliographie, et à G.W. Most, The Measures of Praise. Structure and Function in Pindar’s Second
Pythian and Seventh Nemean Odes (Hypomnemata, 83), Gottingen, 1985, p. 148-152. Ces deux travaux
sont arrivés à des résultats très importants. L’appareil conceptuel que ces vers mettent en place
permet cependant, je crois, une réflexion complémentaire ; je me limiterai ici à des observations
générales, en me réservant la possibilité d’une analyse plus étendue et plus argumentée pour une
autre fois ; mais j’indique tout de suite que pour l’interprétation de σοφία, qui désigne
l’« habileté » d’Ulysse, et non l’art d’Homère, je suis d’accord avec Köhnken. D’ailleurs, une
opposition trop tranchée entre les deux référents possibles de ce mot serait sans doute sans
objet, puisque l’art d’Ulysse prend dans l’œuvre littéraire la forme de l’art d’Homère. Pour
revenir à notre problème, il me semble que le jugement de Pindare sur Ulysse doit être compris
selon un point de vue « interne » au récit homérique, sinon la série d’arguments que ces vers
développent n’aurait pas de sens. De fait, 1. à partir de quel critère Pindare pourrait-il affirmer
que la « souffrance » (πάϑα) d’Ulysse est inférieure à la « renommée » (λόγος) que la poésie
homérique lui confère ? Faudrait-il penser que les souffrances du héros ont été moins
importantes que celles qu’Homère lui attribue ? 2. Si l’argumentation de Pindare entre dans une
perspective « externe » à l’œuvre littéraire d’Homère, aurait-il pu dire que les mensonges
d’Ulysse, grâce à l’art d’Homère (ποτανᾷ μαχανᾷ), étaient marqués d’une certaine « grandeur »
(σεμνότης) alors que n’importe lequel des destinataires de la poésie homérique savait
pertinemment qu’il s’agissait de mensonges ? Il semble clair que Pindare fait allusion aux
aventures qu’Ulysse invente et à sa capacité à les faire passer pour vraies, et, partant, à un
élément interne à l’œuvre littéraire. 3. Encore plus difficile à expliquer : comment rattacher
logiquement le contenu des vers 22-23a à celui de 20 s. si on n’accepte pas le présupposé avancé
plus haut ? Quel rapport y aurait-il entre l’affirmation que la souffrance d’Ulysse ne fut pas aussi

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grande que sa renommée et le fait qu’il ait été un menteur ? 4. Quel rapport établir entre, d’une
part, 21 + 22-23a et 23b, de l’autre, qui affirme la force persuasive de l’habileté d’Ulysse ? Tout
devient clair, par contre, si on admet que le jugement de Pindare expose les idées de 20-23 en
relation avec l’explication qu’il donne de la manière dont Ulysse pouvait tromper les Grecs, c’est-
à-dire en relation avec un événement interne au récit littéraire. Je pense donc que le sens du
passage est le suivant : Homère, dans son œuvre, a rendu la renommée d’Ulysse plus grande
qu’elle ne le méritait, parce qu’il a fait en sorte que les mensonges du héros paraissent crédibles ;
il a en effet apporté à ces récits la beauté et la force persuasive de l’art poétique. Il a donc doté
Ulysse d’une habileté (σοφία) qui le rend capable de tromper même les Grecs à l’occasion du
jugement sur les armes d’Achille (tout comme, ajouterions-nous, il était capable de tromper
Eumée et Pénélope). Si j’ai raison, l’accusation que Pindare porte contre l’Ulysse d’Homère, et
donc contre Homère lui-même, est très proche de celle d’Hésiode : ils lui reprochent d’avoir créé
un personnage qui tout en disposant de la capacité de conviction dont seul parmi les hommes est
doté le poète, n’obéit pas, contrairement au poète, au même engagement à dire la vérité. Voir, en
général, sur les nombreux rapports à établir entre Pindare et Hésiode, Poeti, eruditi e biografi,
p. 62-75.
16. Voir Théogonie, 32-34 et 35-46, et, en particulier, la reprise de « la race des bienheureux qui
sont toujours » (μακάρων γένος, αἰὲν ἐόντων), au vers 33, par « la digne race des dieux » (ϑεῶν
γένος αἰδοῖον), au vers 44. On ne se posera évidemment pas la question de savoir comment
Hésiode a pu savoir avec autant de précision ce que les Muses chantent pour Zeus.
17. J’ai eu l’occasion d’aborder le problème de la langue d’Hésiode dans Poeti, eruditi e biografi,
1ère partie, chapitre 1 ; je me permets de renvoyer à ce livre pour un exposé plus développé, avec
les indications bibliographiques nécessaires. Voir également le travail récent de Françoise Bader,
Les Études Classiques 58, 1990, p. 3-26 et 221-245.
18. Comme je l’ai déjà indiqué dans Poeti, eruditi e biografi, p. 229, je dois cette idée à Franco
Montanari.
19. Pour le sens que prend le fait que la rencontre entre l’homme et la divinité ait pour ainsi dire
lieu dans un environnement humain, voir W.G. Thalmann, p. 143.
20. Pour l’ampleur et l’importance du phénomène chez Hésiode, je renvoie encore au chapitre 1
de la première partie de Poeti, eruditi e biografi. Aux exemples que j’y ai rassemblés, j’ajouterai
l’étymologie de Styx (Théogonie, v. 75) et de Dikè ( Travaux, v. 256) ; cf. W.J. Verdenius, A
Commentary on Hesiod Works and Days, vv. 1-382 (Mnemosyne, suppl. 86), Leyde, 1985, p. 139.
21. Pour la mentalité archaïque, donner un nom aux choses signifie évidemment les porter à la
plénitude de l’être. Cette opération est définie de manière tout à fait juste comme une
« onomatogonie », digne de figurer aux côtés des théogonies et des cosmogonies ; voir, au sujet
du texte orphique de Derveni, W. Burkert, Les Études Philosophiques 25, 1970, p. 443-455.
22. « Das Proomium von Hesiods Théogonie », Hermes 49, 1914, p. 1-16 ; repris dans : E. Heitsch
(éd.), Hesiod (Wege der Forschung, 44), Darmstadt, 1966, p. 277-294.
23. Cf. « Notte e i suoi figli », au sujet des vers 211-215 de la Théogonie.
24. Journal of Hellenic Studies 103, 1983, p. 124-135.
25. Sur cette question, et sur la misogynie d’Hésiode, voir les observations que j’ai consignées
dans Esiodo, Opere e giorni, Milan, 1985, p. xxxvii-lv.
26. Le passage qui a le plus gêné la critique est Théogonie, v. 602-612 ; voir la référence donnée à la
note précédente.
27. Voir, seulement à titre d’exemple, Théogonie, v. 590s., Travaux, v. 702s.
28. Cet aspect du patrimoine expressif d’Hésiode également est traité de manière tout à fait
satisfaisante par I. Sellshop dans ses Stilistiche Untersuchungen zu Hesiod. Cette dissertation de
Hambourg de 1932 fut publiée deux années plus tard et réimprimée en 1967 à Darmstadt. La
partie de cet ouvrage qui nous intéresse ici est le chapitre 4, notamment les pages 94-100.

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29. Voir à ce sujet, F. Martinazzoli, Studi Italiani di Filologia Classica, n.s. 21, 1946, p. 11-22 ; G.
Broccia, Tradizione ed esegesi, Brescia, 1969, p. 41-58 (j’ai donné mon opinion sur ce livre, savant
mais parfois confus, dans : Studi Classici ed Orientali 19-20, 1970-71, p. 297-301) ; voir encore J.
Blusch, Formen und Inhalt von Hesiods individuellem Denken ( Abhandl. Kunst-, Musik-,
Literaturwissenschaft, 98), Bonn, 1970, p. 146.
30. G. Broccia, p. 48.
31. Dans son commentaire aux Travaux, ad v. 218-224, p. 48-50.
32. Cf. Poeti, eruditi e biografi, p. 48-50.
33. Pour les étapes par lesquelles passe la relation entre poète et divinité inspiratrice dans la
poésie archaïque ancienne et plus tardive, voir Poeti, eruditi e biografi, p. 37-75.
34. Sur tout cela, voir à nouveau Poeti, eruditi e biografi, p. 48-50.
35. Cf. West, ad Théogonie, 369, p. 269.
36. Sans aucunement prétendre à donner une recensio complète de tous les travaux qui ont
abordé la question, je crois pouvoir dire qu’en général les critiques ont concentré leur attention
sur le seul fait qu’en réalité Hésiode, dans son poème, ne chante pas le futur, mais seulement le
passé. On a donc pu considérer le vers 32 comme interpolé (ainsi, 1. Sellschopp, p. 47) ; W.J.
Verdenius éprouve la même gêne, 1972, p. 239), mais au lieu d’athétiser, il prend les mots du vers
32 comme une périphrase signifiant « toutes choses ». La solution avancée par H. Neitzel
(p. 396ss.) est plus complexe : il fait de τά τ’ ἐσσόμενα πρό τ’ ἐόντα (« ce qui sera et ce qui a été »)
l’équivalent, pour le sens, de τὰ αἰὲν ἐόντα (« ce qui est toujours »), à savoir des dieux ; le vers 32
ne ferait en somme que désigner le contenu de la Théogonie. Neitzel n’aborde pas le problème du
lien à établir entre les vers 32 et 38. W. Rosier, quant à lui (Poetica 12, 1980, p. 283-319, et en
particulier p. 295-297), ne semble reconnaître aucune limitation à la connaissance d’Hésiode. On
remarquera que la critique a eu tendance à faire dépendre son interprétation du sens propre au
modèle homérique, Iliade I, v. 70, où sont définies les qualités prophétiques de Calchas. En raison
de la similitude verbale, on insiste sur les analogies qui associent les savoirs prophétique et
poétique, et l’on projette ainsi le problème précis que posent les vers de la Théogonie dans une
perspective historico culturelle générale, sans tenir compte du contexte où apparaissent les mots
d’Hésiode. Pour cette manière de poser le problème, voir E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel (trad.
fr. de M. Gibson, Paris, 1965, réed. 1977, p. 87-S9), dont se réclame encore M. Treu, Gymnasium 72,
1965, p. 440.

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Le deutéro-Hésiode et la
consécration de l’hésiodisme
Alain Ballabriga

1. Pausanias et la question hésiodique


1 Vers la fin de sa description de l’Hélicon, Pausanias est amené à mentionner les
traditions contradictoires relatives à Hésiode :
« Les Béotiens habitant autour de l’Hélicon suivent une tradition selon laquelle
Hésiode n’aurait rien composé d’autre que les Travaux. De ce poème ils rejettent
même le prélude aux Muses et le font commencer par la double Lutte. Ils me
montrèrent, là où se trouve la fontaine, un rouleau de plomb, très gâté par le temps,
sur lequel sont gravés les Travaux » (IX, 31, 4).
2 Le Périégète poursuit en rappelant qu’il existe une tradition très différente selon
laquelle on attribue à Hésiode un grand nombre de poèmes, parmi lesquels la Théogonie
et le Catalogue des Femmes.
3 À propos de la tradition et du plomb de l’Hélicon, Maurice Croiset faisait à juste titre
remarquer : « Si l’on songe à la tendance qu’avaient toutes les cités grecques à
revendiquer la gloire d’avoir vu naître les grandes compositions poétiques, on ne peut
nier que ce désaveu n’ait en réalité, quoi qu’on en ait pu dire, une certaine gravité » 1.
4 Une certaine gravité s’attache d’ailleurs au témoignage même de Pausanias qui s’était
particulièrement intéressé, en historien et en philologue, aux problèmes hésiodiques et
homériques. Il nous l’apprend, toujours à propos de la description de l’Hélicon, dans un
passage savoureux et toujours actuel :
« J’ai effectué de soigneuses recherches sur l’époque d’Hésiode et d’Homère, mais je
n’en fais pas état, connaissant l’esprit de chicane (τò φιλαίτιον) qui règne, surtout
de mon temps, chez les critiques de l’épopée » (IX, 30, 3).
5 Par bonheur, la réserve de Pausanias ne s’est pas étendue à toute la question
hésiodique. À l’occasion il donne simplement Hésiode pour l’auteur de la Théogonie (I,
28, 6). Mais la plupart du temps il rappelle le caractère douteux de l’attribution (VIII,
18, 1 ; IX, 27, 2 et 35, 5). On retire de ces passages la nette impression que les gens de

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l’Hélicon n’étaient pas les seuls à ne pas attribuer la Théogonie à Hésiode. Cette opinion
est en fait corroborée par le prélude de la Théogonie, comme l’avaient aussi bien vu
Maurice Croiset et d’autres auteurs de la première moitié du XXème siècle.

2. Hésiode et le deutéro-Hésiode
6 Le premier mouvement du proème (v. 1-21) évoque les Muses en tant qu’Héliconiennes.
Il est suivi d’un deuxième mouvement (v. 22-34) dont la traduction proposée par Paul
Mazon doit être retouchée sur un point fondamental :
« Ce sont elles (scil. les Muses de l’Hélicon) qui à Hésiode un jour apprirent un beau
chant, alors qu’il paissait ses agneaux au pied de l’Hélicon divin. Et à moi que voici,
tout d’abord les déesses adressèrent la parole, les Muses de l’Olympe, filles de Zeus
qui tient l’égide : ‘Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de la terre, qui n’êtes
rien que ventres ! nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais
nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités’. Ainsi parlèrent
les filles véridiques du grand Zeus, et, pour bâton, elles m’offrirent un superbe
rameau par elles détaché d’un laurier florissant ; puis elles m’inspirèrent des
accents divins, pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut, cependant qu’elles
m’ordonnaient de célébrer la race des Bienheureux toujours vivants, et d’abord
elles-mêmes au commencement ainsi qu’à la fin de chacun de mes chants ».
7 Au vers 24 :
τόνδε δέ με πρώτιστα θεαὶ πρòς μῦθον ἔειπον
8 il est beaucoup plus naturel de faire porter τόνδε sur με que sur μῦθον, comme on le
fait d’ordinaire2. La formule πρòς μῦθον ἔειπον/εν, après la césure hephthémimère, est
close sur elle-même et μῦθον ne supporte pas ailleurs de déterminant. Les vers se
rapprochant le plus du v. 24 de la Théogonie comportent d’abord le complément, la
personne à qui l’on s’adresse, sous la forme d’un pronom à l’accusatif, puis le groupe
sujet, enfin notre formule qui introduit le discours rapporté3. On doit donc voir dans
τόνδε δέ με le groupe complément, placé avant la césure trihémimère. Le couplage du
pronom et du démonstratif de 1ère personne, décrit dans tous les manuels, fait ici ressortir la
différence entre Hésiode et « moi », qui se marque parallèlement par la distinction entre Muses
Héliconiennes et Olympiennes (les Muses Héliconiennes à Hésiode, à moi ici les Muses
Olympiennes).
9 Il est ainsi tout à fait exclu de soutenir l’attribution de la Théogonie à Hésiode en
invoquant le passage, chez les historiens, de la signature liminaire (Hécatée, Hérodote,
Thucydide) au « je » de l’auteur. Cet argument récurrent, déjà réfuté par Waltz dans
l’article cité, n’est qu’un subterfuge destiné à sauvegarder la figure d’Hésiode
construite par l’histoire littéraire du XXème siècle dans le prolongement du mythe
antique. Je rappellerai seulement le chapitre consacré à Hésiode dans la Paideia de
Werner Jaeger : Hésiode, premier poète grec à s’adresser à la première personne aux
hommes de son temps, y est tout à la fois le théologien novateur de la Théogonie et le
prophète d’une ère nouvelle, héraut d’une classe montante dans les Travaux 4.
10 À partir des années 60, une telle vision d’Hésiode a pris la force d’un dogme, au point
qu’on ne prend même plus la peine de l’argumenter et de discuter sérieusement les
analyses de la première moitié du XXème siècle5. Si au contraire on ne se cache plus que
la Théogonie doit être l’œuvre d’un disciple et continuateur d’Hésiode, l’auteur des
Travaux — je propose d’appeler ce rhapsode le Deutéro-Hésiode comme l’on parle du

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Deutéro-Isaïe6 —, on se met en mesure d’expliquer de façon enfin non arbitraire les


principales difficultés du proème de la Théogonie.
11 Auparavant il faut encore écarter une objection préjudicielle. On voit d’ordinaire dans
le passage des Travaux sur la double Éris (v. 11-26) une correction de Théogonie, v.
225-232. Si la Théogonie est deutéro-hésiodique, il faut plutôt y voir la correction d’une
donnée traditionnelle. Or l’inscription de la naissance d’Horkos, fils d’Éris, né un 5ème
jour du mois, dans le calendrier (Travaux, v. 802-804) semble justement renvoyer à une
donnée traditionnelle de même ordre que la naissance d’Apollon un 7 (v. 771) ou
d’Hermès un 4 (Hymne à Hermès, v. 19). Il est en fait très intéressant de soupçonner que
les principes d’une théologie nocturne spécifique de la tradition grecque sont pré-
hésiodiques et que, si le Deutéro-Hésiode en offre une réélaboration ne retenant pas
l’innovation des Travaux, c’est que, dans la Théogonie, le jeu des rapports entre Zeus et la
Nuit se situe à un niveau plus global.
12 Pour en revenir au proème, je crois que la meilleure façon d’entendre le discours des
Muses au Deutéro-Hésiode consiste à poser d’abord le problème du rapport entre la
vision des rois et des poètes dans la Théogonie et dans les Travaux.

3. Les Muses, les rois, les aèdes : la réception des


Travaux et la palinodie deutéro-hésiodique
13 Dans son édition commentée de la Théogonie, Martin West expose les difficultés de
Théogonie, v. 80-103, et voit bien qu’un problème sans doute important pour
l’interprétation des poèmes hésiodiques résulte de la vision contrastée des rois dans les
Travaux et la Théogonie. Si l’on s’en tient à la théorie selon laquelle Hésiode a d’abord
composé la Théogonie puis les Travaux, il est difficile de rendre compte du phénomène
sans passer par des conjectures biographiques, comme le fait West, ou par une
interprétation forcée de la poétique hésiodique. Ainsi Ernest Pascal reproche-t-il à West
d’ignorer « l’importance mythique de la fonction des Muses qu’Hésiode rappelle dès le
vers 55 : procurer ‘l’oubli des malheurs et la trêve aux soucis’ » 7. Mais la justice royale
et l’idéal des Travaux ne peuvent guère se tirer des distractions festives. On sera au
contraire sensible, malgré les efforts du Deutéro-Hésiode, à la difficulté qu’un rhapsode
pouvait éprouver à articuler le chant théogonique, le domaine éthico-politique et les
moments ludiques de la diversion. Il subsiste entre ces valeurs un hiatus que
Xénophane, à sa façon, tentera de combler.
14 C’est que le problème, pour le Deutéro-Hésiode, consistait d’abord et surtout à se situer
par rapport au testament sapiential du maître. En effet les Travaux contenaient des
propositions dures à avaler pour le public noble, ou d’idéologie noble, de l’épopée et
dont il fallut pourtant s’accommoder, étant donné, vraisemblablement, le poids
croissant du dèmos, des citoyens paysans et soldats dans une partie importante des cités
archaïques.
15 Le vers 26 :
« Le mendiant est jaloux du mendiant et l’aède de l’aède »
16 et tout son contexte — la double Éris — devaient être sentis comme provocateurs. On
peut opposer à ce vers les dénégations d’Eumée en Odyssée XVII, v. 381-387, qui en
constituent probablement une critique : on va chercher des démiurges, comme les

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aèdes, mais pas un mendiant8 ! Pourtant, même dans l’Odyssée, aèdes et mendiants
reçoivent leur part de viande autour des mêmes tables princières 9.
17 Par ailleurs l’eris ergoio est reconnue en Odyssée XVIII, v. 366-375 : Ulysse, prince travesti
en mendiant, se proclame aussi habile à manier la faucille et conduire l’araire qu’à faire
la guerre. Ce curieux passage doit encore s’inspirer des Travaux, en gommant l’aspect
pernicieux de l’Éris guerrière, et s’explique bien dans la perspective d’une Odyssée
composée dans l’archaïsme mûr (VIème siècle) quand la voix du dèmos, fier d’être
paysan et soldat, peut être reçue.
18 Cet hommage civique à la double Éris se retrouve dans un célèbre passage des
Grenouilles d’Aristophane :
« Hésiode nous a enseigné les travaux des champs, les saisons des fruits, les labours.
Et le divin Homère, d’où lui viennent honneur et gloire, sinon d’avoir enseigné des
choses profitables : ordre des batailles, vertus guerrières, équipements des
hommes ? » (vers 1033-1036).
19 Par contre, au dire du roi de Sparte Cléomène (517-488), Hésiode n’était guère que le
poète des Hilotes tandis qu’Homère était celui des Lacédémoniens 10.
20 Cette idéologie aristocratique a trouvé une expression remarquable dans la I ère Isthmique
(v. 47-51) de Pindare qui clame la supériorité des jeux et de la guerre sur les autres
travaux, qui n’ont pour but que d’éloigner la faim du ventre (gastèr).
21 Pour ce qui est des rois injustes, la réception des Travaux était peut-être plus aisée.
L’Agamemnon « dévoreur de son peuple » (dèmoboros) de l’Iliade (I, v. 231) relève de la
catégorie des « rois mangeurs de présents » (dôrophagoi) stigmatisée dans les Travaux (v.
39, 221, 264). La punition divine des dénis de justice est évoquée en termes similaires
dans les Travaux (v. 250) et dans l’Iliade (XVI, v. 386-388). L’Odyssée va même jusqu’à
suggérer qu’un roi juste comme Ulysse est l’exception qui confirme la règle (IV, v.
689-693).
22 Néanmoins les élites sociales et intellectuelles préféraient sans doute se représenter
des rois justes et des aèdes inspirés par les Muses. Il est significatif à cet égard que
l’hymne « homérique » aux Muses soit en fait une citation de la Théogonie, v. 94-97 :
« Oui, c’est par les Muses et par l’archer Apollon qu’il est sur terre des chanteurs et
des citharistes, comme par Zeus il est des rois. Et bienheureux celui que chérissent
les Muses : de ses lèvres coulent des accents suaves »,
23 de même qu’Odyssée VIII, v. 171-173 en est une de Théogonie, v. 91 s. :
« Et quand il s’avance à travers l’assemblée (le roi juste), on lui fait fête comme à un
dieu, pour sa courtoise douceur, et il brille au milieu de la foule accourue ».

4. La consécration deutéro-hésiodique
24 La correction de tir deutéro-hésiodique à propos des rois et des aèdes permet
d’entendre les mystérieuses paroles mises dans la bouche des Muses en Théogonie, v.
26-34. L’insulte du vers 26 :
« Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de la terre, qui n’êtes rien que
ventres ! » Ποιμένες ἄγραυλοι, κάκ’ ἐλέγχεα, γαστέρες οἶον
25 fait droit à l’idéologie aristocratique que nous avons vue s’exprimer dans la I ère
Isthmique. Le pluriel (ποιμένες) englobe Hésiode et le Second-Hésiode, ou même plus
généralement les rhapsodes hésiodiques, que l’on pourrait appeler οἱ ‘Hσιόδειοι ou οἱ

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ἀμφ’ ‘Hσίοδον. Les disciples méritent aux yeux des aristocrates le même blâme que le
maître pour propager critique des rois et éloge d’un labeur destiné à se remplir le
ventre. Et s’ils peuvent être traités de « pâtres gîtés aux champs », c’est apparemment
que, selon une légende complétant la donnée biographique des Travaux, v. 658-662, et
comparable à celle d’Archiloque, Hésiode paissait ses moutons lorsque les Muses lui
apparurent (v. 22 s.).
26 Les vers 27 s. :
« Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons
aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités »,
27 sont une allusion aux sentiments mêlés que pouvait susciter la réception des Travaux :
d’une certaine façon rois, aèdes et mendiants sont au coude à coude dans une
compétition qui vise à s’assurer profits matériels et symboliques mais cela ne doit pas
cacher les vraies valeurs qu’incarnent les princes et les maîtres de parole ! Le débat, on
le voit, n’est pas mince. Mais il est esquivé. En fait on va changer de sujet. Le propos
théogonique va permettre d’échapper aux ambiguïtés du discours sapiential et de tenir
un propos plus relevé. Le Deutéro-Hésiode signifie en fin de compte qu’il est à la fois un
Hesiodeios fidèle à la mémoire de son maître et un rhapsode soucieux d’élargir la portée
de l’hésiodisme.
28 En droit l’ambiguïté de la parole des Muses pourrait certes s’étendre à toute la
production épique — on va d’ailleurs voir que les rhapsodes en étaient parfaitement
conscients — mais en fait notre texte en limite ici singulièrement la portée. Le
troisième mouvement du proème (v. 35-52 : chant théogonique des Muses dans
l’Olympe) commence par ces vers :
« Mais à quoi bon tous ces mots autour du chêne et du rocher ? Or, sus, commençons donc
par les Muses dont les hymnes réjouissent le grand coeur de Zeus leur père dans
l’Olympe... » (v. 35-37).
29 Le vers 35 :
’Aλλὰ τίη μοι ταῦτα περὶ δρῦν ἢ περὶ πέτρην ;
30 doit signifier quelque chose comme « Mais pourquoi perdre son temps à des
sornettes ? » Le sens est aussi métaphorique qu’en Iliade XXII, v. 126, autre passage où la
poésie homérique cite l’hésiodique. Quant au sens propre que l’on trouve en Odyssée
XIX, v. 19, 163, il implique d’une certaine façon le refus des généalogies légendaires. À
lui seul ce double phénomène fait soupçonner la complexité des problèmes relatifs à la
croyance. J’en toucherai un mot pour finir. Pour l’instant observons seulement que le
vers 35 s’oppose à ce que l’on fasse porter les vers 27 s. sur l’ensemble du discours
théogonique et à plus forte raison sur l’ensemble de la création mythico-poétique. Les
Muses qui inspirent le chant théogonique sont véridiques (ἀρτιέπειαι, v. 29), elles ne
sont pas soumises à l’ambiguïté des idéologies au sein de la cité.
31 On ne saurait donc, pour tentant que cela soit, voir dans le proème de la Théogonie une
portée épistémologique plus ou moins comparable au proème de Parménide 11. Il fallait,
pour Parménide, se situer par rapport à Xénophane et Héraclite. Le Deutéro-Hésiode
entend prendre du champ par rapport à une contestation politique, une critique
restreinte du discours poétique et non générale comme chez Xénophane ou Héraclite.
32 Observons encore que le détachement par rapport à la révélation impliqué par le vers
35 devrait conduire à nuancer pour le moins la nature de « l’authentique expérience
religieuse » que l’on veut parfois attribuer, avec tout le reste, à Hésiode 12. À cet égard

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du moins le « symbolisme » de la Théogonie ne semble pas trop éloigné du proème de


Parménide. Et l’essentiel est bien dans ce jeu symbolique par lequel le Second-Hésiode
signifie que sa révélation complète et remplace la révélation primitive à Hésiode et que
les polémiques doivent laisser place au chant théogonique olympien.
33 Or la réussite du Deutéro-Hésiode a sur ce point sans doute dépassé ses espérances. Par
un phénomène comparable à celui qui a annexé, dans l’Ancien Testament, les
prophéties post-exiliques du Second-Isaïe à celles, pré-exiliques, du grand Isaïe 13,
l’anonymat épique a finalement joué au bénéfice du maître Hésiode, le vieux sage
d’Ascra. Pour Hérodote c’est le nom d’Hésiode lui-même qui reste associé, avec celui
d’Homère, à la création de la théologie des Hellènes (II, 53). Aux yeux de Simonide, le
mérite d’Hésiode est plus éclatant encore que celui d’Homère : tel un jardinier Hésiode
a planté les légendes des dieux et des héros dont Homère a tressé la couronne de l'Iliade
et de l’Odyssée14. Il est tout à fait significatif de trouver chez un maître de la poétique archaïque
comme Simonide l’idée que la poésie homérique dérive de l’hésiodique, contrairement à ce que
Ton postule d’ordinaire et sans doute à tort. Pour ce qui est de la figure d’Hésiode, on voit
que, malgré la lettre du prélude et les traditions que put encore recueillir un Pausanias,
la voix du Deutéro-Hésiode s’est résorbée dans celle d’Hésiode, au bénéfice en quelque
sorte de l’hésiodisme qu’il entendait promouvoir.
34 Cette promotion dut dès le principe ambitionner la gloire d’Homère. Il semble bien en
effet que la forme ὁμηρεῦσαι (v. 39), « chantant à l’unisson », contienne une allusion au
nom d’Homère. Qu’est-ce à dire ? L’auteur de la Théogonie est un Hesiodeios et non un
Homéride comme Kynaithos de Chios, l’auteur de l’Hymne à Apollon. D’autre part la
figure d’Homère telle qu’on vient de l’entrevoir à travers Simonide est un phénomène
de l’archaïsme tardif (fin VIème/début Vème s.) : le nom d’Homère s’attache à l’Iliade et
l’Odyssée, deux chefs-d’œuvre résultant en fait de l’activité des Homérides de Chios au
VIème siècle, dont un, Kynaithos, a échappé à l’anonymat. Au VIIème siècle encore la
situation devait être passablement différente. Il en subsiste d’ailleurs quelque chose
chez Simonide lui-même : à propos des Jeux en l’honneur de Pélias, poème de Stésichore,
Simonide, joignait le nom d’Homère à celui de Stésichore (Simonide, fr. 564 Page). Il
faut sans doute entendre le nom d’Homère comme désignant la source non textuelle du
poème de Stésichore. Telle est sans doute la représentation primitive d’Homère : celle
d’un aède origine de tout chant héroïque.
35 Dans Simonide coexistaient ainsi deux représentations d’Homère en fait
contradictoires. La plus fabuleuse résulte probablement de la propagande des
Homérides et de l’extension de l’épopée ionienne dans tout le monde grec dès la fin du
VIIIème siècle. Pour le Deutéro-Hésiode (deuxième moitié du VIIème s. ?), faire
« chanter à l’unisson/homériser » les Muses Olympiennes 15, c’est renvoyer à l’unité du
chant épique par-delà les conflits particuliers. Il y a déplacement d’un poème litigieux
(les Travaux ) vers une autorité indiscutable située en amont. Parallèlement la
redéfinition des Muses comme Olympiennes et non plus seulement comme
Héliconiennes peut se lire comme volonté de donner au discours théogonique une
autorité comparable à celle de l’épopée héroïque.
36 Les Muses ne font que passer par l'Hélicon16. C’est l’Olympe leur résidence principale et
c’est quand elles quittent l’Hélicon qu’elles entonnent un chant théologique qui va de
Zeus à la Nuit, ces deux pôles de la théologie archaïque (v. 11-20). Quant au chant
enseigné à Hésiode (v. 22 s.), il faut y voir une allusion aux vers des Travaux (v. 658-662).
Or dans ces vers la consécration humaine à Chalcis est la condition de la dédicace aux

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Muses de l’Hélicon et l’inspiration concerne la navigation. Le Second-Hésiode fait


échapper les Muses, olympiennes et hésiodéennes tout à la fois, à cette double
détermination, par l’affirmation d’une haute consécration que la postérité a pu lire
comme une palinodie d’Hésiode lui-même, à l’image d’autres palinodies poétiques.
37 Les palinodies des poètes grecs archaïques sont de deux sortes : en clair ou codées. Le
premier cas de figure est illustré par la palinodie de Stésichore qui fut conduit, dans des
circonstances mystérieuses recouvertes par la légende, à reconnaître que ce qu’il avait
dit sur Hélène n’était pas vrai17. Le second cas de figure se rencontre dans la VIIème
Néméenne de Pindare où la critique d’Homère et des fictions poétiques est indissociable
de la palinodie de Pindare par rapport au mythe de Néoptolème du VIème Péan.
38 Comme Pindare, le Deutéro-Hésiode masque les enjeux réels par un déplacement et une
sublimation poétiques : la critique mise dans la bouche des Muses subsume les critiques
adressées à un poème ternissant l’image des princes et des maîtres de parole pour
déboucher sur une révélation dépassant la veine gnomique-satirique. La légende
d’Archiloque offre à son tour des traits comparables : malgré une regrettable veine
iambique, opposée à la noblesse pindarique, Archiloque doit être pensé comme élu par
les Muses avant d’être reconnu par ses compatriotes puis dans toute l’Hellade 18.

5. La fiction épique et la croyance


39 Pour finir je voudrais revenir sur quelques problèmes généraux posés par la fiction et la
croyance et que nous avons entrevus à travers la démystifiante désinvolture du vers 35.
40 Dans un récent article sur la question homérique (voir notes 6 et 8), j’ai essayé d’établir
que le parallélisme entre Théogonie, v. 27, et Odyssée XIX, v. 203, n’est que le premier
terme d’une série de citations de la Théogonie dans l’épopée homérique.
41 Cette reprise d’un vers célèbre de la Théogonie semble avoir pour effet d’ajouter une
touche finale à la figure d’Ulysse en tant qu’aède et à l’éloge de la poésie qui est
prononcé à l’intérieur de l’Odyssée19. Le caractère véridique de la poésie des aèdes est
mis en relief dans l’épisode des Phéaciens, à la fois dans les paroles d’Ulysse à
Démodocos (VIII, v. 486-498) et dans celles d’Alcinoos à Ulysse (XI, v. 363-376). À
Ithaque, Eumée, charmé par les contes crétois d’Ulysse déguisé en mendiant, le
présente à Pénélope en le comparant à un aède (XVII, v. 513-527). Auparavant, Athéna,
réagissant au premier conte crétois, avait fait un éloge railleur des ruses et mensonges
du héros (XIII, v. 291-310). Insérée dans le conte crétois débité à Pénélope, la citation de
la Théogonie effectue comme la synthèse du double éloge d’Alcinoos et d’Athéna : pareil
aux Muses elles-mêmes, Ulysse est un maître de vérité et de mensonge.
42 Les Homérides ne se livrent pas à une exégèse historico-philologique de la Théogonie, ils
attribuent au discours des Muses une portée vague et générale analogue au célèbre
proverbe cité par Solon dans un contexte malheureusement inconnu (fr. 29 West) : « les
aèdes content bien des mensonges » (πολλὰ ψεύδονται ἀοιδοί).
43 Cette réception renvoie au fait que la conscience du fictif a toute chance d’être une
donnée primitive et un universel anthropologique20. La philosophie spontanée de
beaucoup d’hellénistes, à base de Geistesgeschichte, postule plutôt une évolution
historique débouchant sur les Lumières de la Sophistique21. Mais c’est surtout la
littérature anthropologique qui peut nous amener à revoir les présupposés
évolutionnistes de la Geistesgeschichte appliquée à la Grèce ancienne.

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44 La maxime d’Evans-Pritchard (« Faith and Scepticism are alike traditional ») 22 a une


portée universelle comme le montre l’Homo ludens de Johan Huizinga 23, dont j’extrais
deux propositions remarquables :
« À mesure que l’élément de croyance disparaît du mythe, le ton ludique qui le
caractérise dès le début (c’est moi qui souligne), s’affirme davantage. Homère, déjà,
n’est plus un croyant » (p. 214).
« Involontairement, on juge encore trop la foi de l’homme archaïque aux mythes
issus de son esprit selon les critères de la conviction moderne, scientifique,
philosophique et dogmatique. Un élément de demi-badinage est inséparable du
véritable mythe » (p. 235).
45 Ainsi ce qui se met en place à partir de Xénophane, ce n’est pas la double découverte de
la fiction et du scepticisme. Plutôt, sa position de rhapsode dissident lui permet de dire
tout haut ce que les Homérides et les Hesiodeioi gardaient pour eux, en partie parce
qu’ils le considéraient comme plus ludique et moins problématique. Il en résulta une
prise de conscience accrue en même temps qu’une ambiguïté accrue des
comportements et des modalités de croyance. Le système culmine dans les blocages
d’époque hellénistique et romaine24. Mais entre les phases classique-hellénistique et
l’état archaïque la différence est de degré et non de nature.
46 On sera d’ailleurs attentif au fait qu’une théorie sophistique du mensonge poétique
peut éclore en dehors des processus évolutifs propres à la Grèce classique. Dans son
livre capital sur la poésie orale, l’africaniste Ruth Finnegan nous apprend que la poésie
est célébrée comme art de mentir chez les Dinkas du Sud-Soudan. Que l’helléniste
puisse avoir intérêt à faire un détour chez ces Aufklärer nilotiques, une ultime citation
suffira à le suggérer :
« The Dinka therefore see their songs not « as abstract arrangements of words with
a generalized meaning far removed from the particular circumstances of their
origins » (Deng p. 84) — a not uncommon view in modern English and American
critical theory — but rather as something designed to bring about changes and play
an effective part in social life »25.

NOTES
1. A. et M. Croiset, Histoire de la littérature grecque, tome I, Homère, la poésie cyclique, Hésiode par M.
Croiset, 4ème éd., Paris, 1928, p. 556. Quant au plomb de l’Hélicon, on pourrait y voir une
dédicace analogue à celle qu’Héraclite fit de son livre dans le temple d’Artémis à Éphèse (Diogène
Laerce, IX, 6) et une sorte de texte-étalon : cf. l’excellent travail de G. F. Nieddu, « Testo, scrittura,
libro nella Grecia arcaica e classica : note e osservazioni sulla prosa scientifico-filosofica »,
Scrittura e Civiltà 8, 1984, p. 213-261 (p. 222, n. 30).
2. L’article de P. Waltz, « Note sur la Théogonie, v. 22 sq. », Revue des Études Grecques 27, 1914,
p. 229-235, constitue une exception remarquable qui est restée malheureusement isolée.

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3.

4. W. Jaeger, Paideia. La formation de l’homme grec, trad, de A. et S. Devyver autorisée et revue par
l’auteur, Paris, 1964, p. 88-108.
5. G. P. Edwards, The Language of Hesiod in its Traditional Context, Oxford, 1971, p. 6s. ; The Cambridge
History of Classical Literature, vol. I, Greek Literature, 1985, p. 94. Outre les frères Croiset et Bowra,
cités par Edwards comme attribuant la Théogonie à un disciple d’Hésiode, on peut encore nommer
H.G. Evelyn-White, Hesiod, the Homeric Hymns and Homerica, Loeb Classical Library, 1914, p. XV,
XXV (cité dans la Paideia de Jaeger, p. 493, n. 3), et Th. W. Allen, Homer. The Origins and the
Transmission, Oxford, 1924, p. 79. On peut ainsi mesurer tout le crédit dont a joui cette thèse avant
d’être oubliée au cours des années 60-70. Mais une thèse aussi bien fondée ne pouvait que refaire
surface comme c’est déjà le cas dans l’excellent travail de John Pinsent, « Boeotian Epic », Actes du
troisième congrès international sur la Béotie antique, Rédacteurs : J. M. Fossey et H. Giroux,
Amsterdam, 1985, p. 119-125.
6. Différemment, dans mon article « La question homérique. Pour une réouverture du débat »,
Revue des Études Grecques 103, 1990, p. 16-29, j’ai proposé de voir dans le proème de la Théogonie un
sceau pseudo-hésiodique parallèle au sceau pseudo-homérique de l’Hymne à Apollon, composé par
l’Homéride Kynaithos de Chios. Mais la Théogonie n’est pas pseudo-hésiodique, elle est
ouvertement deutéro-hésiodique comme, mieux que personne, l’avait établi P. Waltz. Et il est
historiquement significatif d’établir cette différence entre l’anonymat homérique et l’hésiodique
même si en fin de compte le Deutéro-Hésiode s’est trouvé assimilé à Hésiode (cf. infra § 4).
7. E. Pascal, Cahiers des Études Anciennes 23, 1990 (Mélanges Ernest Pascal, tome I), p. 33-43 (p. 34).
8. Dans l’article cité (n. 6), j’ai rappelé les éléments permettant de réactiver la thèse anti-
aristarchéenne selon laquelle les poèmes homériques sont un produit de l’écriture du
VIème siècle et supposent, entre autres antécédents, les poèmes hésiodiques.
9. W.G. Thalmann, Conventions of Form and Thought in Early Greek Epic Poetry, Baltimore/Londres,
1984, p. 146.
10. Plutarque, Apophtegmes laconiens, 223A.
11. Ce genre de lecture a été défendu en dernier lieu par J. Strauss Clay, « What the Muses sang :
Theogony 1-115 », Greek, Roman and Byzantine Studies 29, 1988, p. 323-333. De toutes les hypothèses
avancées (cf. J. Svenbro, La Parole et te marbre, Lund, 1976, p. 46-49, et les articles de W. Stroh et H.
Neitzel cités par J. Strauss Clay, p. 327, n. 20), ce serait la plus convaincante... si la Théogonie était
d’Hésiode ! On peut en dire autant de l’intéressant article d’E. Belfiore, « ‘Lies unlike the truth’ :
Plato on Hesiod, Theogony 27 », Transactions and Proceedings of the American Philological Association
115, 1985, p. 47-57. Pour ce qui est du vocabulaire de la vérité en grec archaïque, J. Strauss Clay, par
une démarche assez courante aujourd’hui, fait état à la suite de T. Krischer (p. 327, n. 21) d’une
différence de sens pertinente entre ἔτυμος et ἀληθής et d’une spécificité de l’alètheia archaïque.
On trouvera des raisons de mettre en doute le bien-fondé de cette démarche dans l’excellente
étude d’A.W. Adkins, « Truth, ΚΟΣΜΟΣ and APETH in the Homeric Poems », The Classical Quarterly,
n.s. 22, 1972, p. 5-18.
12. Cf. en dernier lieu Claude Calame, Le Récit en Grèce ancienne. Énonciations et représentations de
poètes, Paris, 1986, p. 55-66.
13. Cf. Jean Bottero, Naissance de Dieu. La Bible et l’historien, Paris, 1986, p. 102-109.
14. Gnomologium Paris., p. 59, n. 217 Sternbach, cité par Giuliana Lanata, Poetica pre-platonica,
Florence, 1963, p. 70 s. : Σιμωνίδης τòν ‘Ησίοδον κηπουρòν ɛλεγε, τòν δὲ ῞Ομηρον στεφανηπλόκον,
τòν μὲν ὡς (φυτεύσαντα τὰς περὶ ϑεῶν καὶ ἡρώων μυϑολογίας, τòν δὲ ὡς ἐξ, αὐτῶν
συμπλέξαντα τòν ’Iλιάδος καὶ ’Oδυσσείας στέφανον.

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15. Sur l’arrière-plan étymologique probable de ce jeu de mots poétique voir l’excellent article de
Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. ὅμηρος « otage ». Pour ce qui est de l’étymologie,
incertaine, du nom d’Hésiode, les nombreuses hypothèses sont passées en revue par M. Meier-
Brügger, « Zu Hesiods Namen », Glotta 68, 1990, p. 62-67. La seule chose à peu près sûre, c’est qu’il
faut sans doute voir dans le deuxième terme la racine de ὁδός « voie » plutôt qu’un nom du
chant.
16. ἔνθεν ἀπορνύμεναι... στεῖχον (v. 9 s.). On relèvera dans στεῖχον un emploi rare et curieux de
l’imparfait. À la suite de West, il faut sans doute y voir un imparfait intemporel équivalant aux
aoristes gnomiques qui précèdent (ἐνεποιήσαντο, v. 7, ἐπερρώσαντο, v. 8), tout comme dans le
μίμνε du vers 5 de l’Hymne à Apollon. On doit dans les deux cas traduire par un présent de
l’indicatif et voir dans ce phénomène une conséquence spéciale de l’effacement bien connu des
frontières entre la valeur temporelle de l’aoriste et de l’imparfait (cf. Humbert, Syntaxe grecque,
p. 143, § 244, qui est plus net que Chantraine, Grammaire homérique, II, p. 194, § 288). Le rejet de
cette interprétation par Verdenius (« Notes on the Proem of Hesiod’s Theogony », Mnemosyne 25,
1972, p. 228 s.), n’est ainsi qu’une conséquence spéciale de la répugnance de bien des philologues
à prendre toute la mesure de la neutralisation aoriste/imparfait.
17. Stésichore, 192 Page = Platon, Phèdre 243a.
18. Cf. C. W. Müller, « Die Archilochoslegende », Rheinisches Museum, n.s. 128, 1985, p. 99-151.
19. Cf. W.G. Thalmann, p. 171-173.
20. W. Rosier, « Die Entdeckung der Fiktionalität in der Antike », Poetica 12, 1980, p. 283-319.
21. M. Heath, « Hesiod’s Didactic Poetry », Classical Quarterly, n.s. 35, 1985, p. 245-263 (p. 259).
22. E.E. Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, Oxford, 1937, p. 193 ; trad,
franç., Paris, 1972, p. 238.
23. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. du néerlandais (1938) par
C. Seresia, Paris, 1951.
24. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, 1983.
25. Ruth Finnegan, Oral Poetry, Cambridge, 1977, p. 239, qui cite la monographie de F.M. Deng, The
Dinka and their Songs, Oxford, 1973.

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Le double du roi
Remarques sur les antécédents hésiodiques du philosophe-roi

André Laks

NOTE DE L'AUTEUR
Une première version de cette note, conçue dans le sillage du séminaire lillois sur
Hésiode, a été présentée à Princeton University en Mai 1992, lors d’une conférence
organisée en l’honneur de David Furley, et, dans une version adaptée, au Congrès
Guillaume Budé réuni à Dijon en Août 1994 sur le thème du loisir. Je remercie Andrew
Ford, Richard Martin et Brent Vine pour leurs remarques et suggestions. Le texte final
doit beaucoup à la discussion avec Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau.

1.

1 Le vers 80 de la Théogonie, qui introduit, juste avant l’invocation finale aux Muses (v.
104-115), le parallèle entre les rois et les aèdes (v. 80-103), crée un effet de surprise. Les
Muses, un groupe auparavant indistinct, viennent de recevoir chacune leur nom. En
dépit de la solidarité qui les unit (elles sont « homophrones », v. 60, cf. v. 39), la
dernière d’entre elles, Calliope, fait au vers 79 l’objet d’un traitement privilégié :
fortement détachée par le rejet, après l’énumération compacte de ses huit paires, son
importance est expressément soulignée. Elle est « la plus éminente de toutes » (v. 79) 1.
Comme chaque Muse correspond à un aspect particulier de l’art musical, qu’il s’agisse
de la performance (Terpsichore et Melpomène, par exemple, président à la danse et au
chant), de sa fonction (Klio renvoie à la célébration) ou des conditions typiques de
l’exécution (Ouranie est associée à l’Olympe, Thalie au banquet) 2, le privilège de
Calliope (littéralement Bellevoix) rejaillit sur le domaine de la parole, dont elle
représente la forme accomplie3.
2 Si l’individualisation des Muses répond à un intérêt spécifiquement hésiodique 4,
l’accent mis sur Calliope s’inscrit directement dans le sillage des données homériques,
où les Muses, inspiratrices du chant de l’aède, sont caractérisées par la beauté de leur

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voix5. En revanche, il est remarquable que Calliope, chez Hésiode, ne prête pas d’abord
sa voix à l’aède. Sa suprématie entre toutes les Muses est justifiée par référence non à la
parole poétique, mais à la parole du roi-juge : « car c’est bien elle qui accompagne les
rois dignes de respect » (v. 80)6.
3 Les interprètes ont parfois eu, et à juste titre, le sentiment d’une anomalie, sans qu’ils
aient vraiment distingué entre deux questions de nature et de portée pourtant assez
différentes. On peut d’abord s’interroger sur le fait que les Muses, qui généralement
parrainent les aèdes, soient associées dans la Théogonie à l’exercice du pouvoir
judiciaire7. Mais il s’agit aussi et avant tout d’expliquer pourquoi la supériorité de
Calliope y est rapportée à la fonction politique de la parole.
4 Pour ce qui est du premier point, il est assez aisé de montrer qu’en associant les Muses
aux rois-juges, Hésiode ne fait qu’expliciter la logique d’éléments hérités. L’importance
que revêt l’exercice de la parole pour l’exercice de la fonction royale, bien attestée dans
le fonds indo-européen8, est évidente chez Homère. Nestor, le paradigme du bon roi, est
essentiellement celui qui sait parler ; son rôle de médiateur dans la querelle qui oppose
Agamemnon à Achille lui donne une fonction clef dans l’ensemble de l’Iliade 9. Il est vrai
que cette parole royale n’y est jamais placée sous l’autorité des Muses, dont la seule
fonction est d’inspirer le chant10. Mais les attributs autorisant une telle subsomption
sont déjà bien en place. En particulier, la formule qualifiant la parole de Nestor, qui
« de sa langue coulait plus douce que le miel »11, est la matrice du parallèle hésiodique
entre le roi favorisé des Muses (« de sa bouche coulent des paroles de miel » 12) et l’aède
(« de sa bouche coule une parole douce13). » D’autres traits caractéristiques des Muses
ont pu contribuer au rapprochement des aèdes et des rois. Si les Muses par exemple
« savent tout »14, elles pourront inspirer non moins la conduite de ceux qui dirigent le
cours des choses (« ce qui sera ») que le chant de ceux qui célèbrent le passé (« ce qui a
été)15. Bref, il paraît naturel qu’Hésiode, pour souligner une homologie peut-être déjà
traditionnelle entre les deux pratiques en droit distinctes de la performance poétique
et de l’exercice de la justice, ait étendu aux rois, par métaphore pour ainsi dire, le
parrainage des Muses16. Est-ce là même trop lui prêter ? On a même été jusqu’à soutenir
que l’association des filles de la Mémoire à l’exercice du pouvoir judiciaire était en
vérité primitive, que les décisions judiciaires aient été à l’origine formulées en vers,
selon E. Havelock17, ou que — de manière un peu plus crédible — la mémoire ait tenu un
rôle dans la décision judiciaire archaïque, « dire la loi » consistant à choisir, dans le
stock des règles héritées de la tradition (les themistes), celle qui s’applique au cas
particulier18. Dans une telle perspective, on admet qu’Hésiode, loin d’élargir le champ
de compétence des Muses, serait bien plutôt le relais privilégié d’une donnée
immémoriale, qu’inversement Homère — le véritable novateur — ne retiendrait pas.
5 Pourtant, aucune de ces considérations, quel que soit leur degré de pertinence
(l’approche anthropologique paraît en l’occurrence bien arbitraire), ne permet de
rendre compte de la préséance que prend la fonction royale sur la fonction poétique
dans la justification que le vers 80 offre de la primauté de Calliope sur les autres Muses.
C’est pourtant là que réside la véritable difficulté, d’autant plus sensible que le passage
se situe, dans le proème, au terme d’un développement fortement organisé autour de la
relation privilégiée qui unit les Muses et leur aède — une relation dont l’expression la
plus forte est fournie par la scène de l’élection sur l’Hélicon.
6 On pourrait être tenté de minimiser le problème. Hésiode mentionnerait-il
explicitement les seuls rois parce qu’ils ne relèvent pas de la compétence habituelle des

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Muses, tout en fondant implicitement la préséance de Calliope sur la parole politique


(ce qui irait sans dire) ? C’est cette lecture que l’on suggère, quand on donne à καί,
rapproché de βασιλεῦσιν, la valeur de « aussi ». Mais l’analyse est peu probable 19.
Surtout, encore une fois, la difficulté ne serait pas levée pour autant. Même si la
relation entre la préséance de Calliope sur les autres Muses et la sollicitude qu’elle
manifeste à l’égard des rois devait être moins forte que l’explicative ne semble le
suggérer, il resterait encore à expliquer pourquoi Calliope tire sa supériorité de cette
capacité « additionnelle » à guider la parole des rois, plutôt que de sa fonction
première, qui est poétique.
7 Or on a toutes les raisons de penser que le privilège accordé à la fonction politique de la
Muse de la parole, paradoxal au regard même de la tradition qui justifie le
rapprochement de l’aède et du roi, est l’effet d’une problématique propre à la Théogonie.
Le « parallèle » entre les rois et les aèdes, qui explicite la nature de l’attention que les
Muses accordent aux véritables rois (v. 81-92/96-103), fournit un élément essentiel de
la reconstruction.
8 Deux traits fondent la similitude entre la parole des poètes et celle des rois. « Douces »
(v. 84/97), elles sont aussi toutes deux efficaces (v. 89s./103) 20. Les deux qualités
renvoient l’une à l’autre. La douceur de la parole est tout entière dans son résultat,
puisque la transformation opérée prévient la douleur d’un déchirement. Dans l’ordre
juridique, la sentence met fin à la querelle des parties, pour violente qu’elle soit (v. 87) ;
dans l’ordre de la performance poétique, l’étendue de son pouvoir se mesure à la
profondeur du soulagement qu’elle procure (v. 98). Cependant, le rapprochement
même souligne le contraste existant entre les deux types de réparation. Si le premier
affecte l’ensemble de la communauté politique, l’autre concerne essentiellement
l’individu. Ce qui est en jeu dans la procédure du jugement n’est en effet pas seulement
le sort des parties qui s’affrontent, mais celui du groupe entier. La querelle particulière
risque toujours d’alimenter la dissension publique : c’est pourquoi l’ensemble du peuple
est impliqué dans le jugement, et que le roi est considéré par tous à l’égal d’un dieu 21.
Inversement, comme l’on est en droit de supposer que le cadre de la performance
poétique qu’Hésiode évoque aux vers 97-103 est le banquet (mais ce pourrait être toute
autre cérémonie publique)22, il est frappant que l’effet thérapeutique du chant soit
personnel : « vite cet homme oublie ses pénibles pensées et ne songe plus à ses soucis »
(v. 102 s.)23. De même que la sentence judiciaire, qui concerne d’abord les parties en
conflit, affecte l’ensemble de la communauté, de même la force réparatrice du plaisir
poétique, qui s’adresse d’abord aux auditeurs assemblés, ne se manifeste pleinement
qu’à l’occasion d’une rupture de l’intégrité individuelle. La différence des deux niveaux
est lisible à la surface même des formules « parallèles » : face à l’expression μετάτροπα
ἔργα τελεῦσι (« ils [= les rois] accomplissent œuvre de retournement », v. 89),
parfaitement objective, le verbe παρέτραπε renvoie à une modification de type
psychologique (« le présent des déesses rapidement l’ont détourné », v. 103). Au
retournement des situations correspond un détournement de l’esprit 24.
9 La dissymétrie, qui limite la similitude entre les usages politique et poétique de la
parole, et rend par là-même l’analogie possible, permet de comprendre pourquoi la
justification de la primauté de Calliope sur les autres Muses renvoie à sa fonction
politique. En tant que divinité tutélaire de la parole juste, elle garantit le succès d’une
procédure indispensable à la survie de la communauté humaine. En ce domaine, la
parole poétique ne peut par elle-même rivaliser.

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2.

10 La déficience de la parole poétique par rapport à la parole politique n’est toutefois que
relative. La double affinité entre le chant et le jugement qui fonde la supériorité de
l’une sur l’autre (suavité et capacité transformatrice) se situe à un niveau purement
fonctionnel, et donc formel. Or la parole poétique entretient aussi avec la sentence
judiciaire des liens substantiels, quand elle célèbre l’avènement de l’ordre Olympien
que la décision des rois, si elle est juste, répète et prolonge au sein de l’histoire
humaine. De ce point de vue, le chant précède incontestablement la sentence, car il
fournit la justification ultime du bien-fondé des décisions juridiques particulières, et le
modèle explicite sur lequel elles doivent se régler. Cette célébration, toutefois, n’est pas
le fait de tous les poètes. Elle distingue Hésiode entre tous, lui que les Muses ont élu sur
l’Hélicon à cet effet25. On ne s’étonnera donc pas que la référence aux aèdes, dans la
section qui développe le parallèle avec les rois, soit parfaitement générale, et s’étende à
l’ensemble de la profession (« les aèdes et citharistes sur la terre », v. 95). La douceur et
l’efficace sont des propriétés génériques du chant ; elles ne sont liées à aucun contenu
spécifique. Il n’y a aucune raison de penser qu’Homère soit moins bon thérapeute
qu’Hésiode. Inversement, le chant hésiodique se distingue par un contenu qui
n’appartient qu’à lui. L’universalité du propos théogonique a donc limité par avance
l’aspect paradoxal que présente la justification politique de la préséance de Calliope. Le
roi n’est supérieur au poète que parce qu’il effectue (dût-il l’ignorer) ce que celui-ci dit,
et que les Muses disent à travers lui.

3.

11 Les deux niveaux implicitement distingués par Hésiode ne doivent pas être confondus :
le chant que les Muses inspirent à Hésiode est de nature quasi théorique. Il proclame
des « vérités »26. Le primat de la parole politique sur le chant relève d’une perspective
exclusivement pratique. Le parallèle entre les rois et les aèdes, qui justifie la supériorité
de Calliope, ne prend en compte que le second point de vue. C’est le premier que
suppose en revanche la section immédiatement antérieure du proème (v. 36-76),
consacrée au chant que les Muses profèrent elles-mêmes sur l’Olympe (cf. v. 37), et dont
tout laisse à penser qu’il recoupe largement celui qu’elles inspirent au pâtre héliconien
(v. 22), même si il ne s’y réduit pas27. La dimension purement théorique de ce chant
ressort des circonstances de son exécution. Bien que l’Olympe entière résonne du chant
des Muses (v. 40-43), Zeus en est le destinataire privilégié (v. 36 s.). À travers le récit,
qui relate les antécédents et les effets de son accession au pouvoir, Zeus contemple sa
propre image. On comprend que son esprit (νόος) en soit charmé (v. 37 et 51) — un
esprit qualifié de « grand » (v. 37) parce qu’il embrasse la totalité de l’histoire au terme
de laquelle il se situe. Toute la douceur du chant est là28 ; mais elle ne semble pas
relever d’une perspective strictement thérapeutique : rien dans le tableau ne suggère
que Zeus doive être distrait de soucis ou soulagé de maux. Le plaisir de Zeus (v. 37) est
un pur plaisir de la réflexion29.

4.

12 Deux perspectives différentes, et dans une certaine mesure concurrentes, sur la


relation entre la fonction politique et la fonction poétique de la belle parole coexistent

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donc dans le proème de la Théogonie. Cette dualité est de nature à éclairer le sens du
don que les Muses, sur l’Hélicon, font à Hésiode d’un « sceptre », au moment même de
lui inspirer le « beau chant »30. G. Nagy a souligné la signification politique du geste :
« le σκῆπτρον qu’Hésiode reçoit des Muses indique que le poète parlera avec l’autorité
d’un roi — une autorité qui émane de Zeus lui-même »31. Il remarque qu’inversement, la
description des rois, dans le parallèle avec le poète (v. 83-92), ne mentionne pas le
σκῆπτρον32. Il s’agirait là d’une « omission significative », renforçant a contrario les
implications politiques du don des Muses sur le mont Hélicon : le rapprochement des
deux passages impliquerait que c’est Hésiode, et non un roi, qui « détient le symbole de
l’autorité judiciaire ultime »33. Cette interprétation ne paraît pas rendre justice à la
complexité de la relation existant entre l’instance (poétique) de la vérité et l’instance
(politique) du jugement, qui, bien que convergeant à travers la double fonction de
Calliope (et plus généralement des Muses), jouissent toutes deux d’une autonomie
relative. Incontestablement, l’aède se voit investi sur l’Hélicon d’une nouvelle autorité ;
mais celle-ci est contenue dans des limites précises, que le parallèle entre les rois et les
aèdes, réunis à l’enseigne des Muses, a justement pour fonction d’expliciter. Car ce que
le parallèle vise n’est pas à substituer, serait-ce potentiellement ou idéalement,
l’autorité poétique à l’autorité politique, mais bien à marquer une différence, dans le
cadre de leur origine commune (Calliope)34. Le groupe de vers qui, à la charnière des
deux développements symétriques, renvoient les aèdes et les rois à leurs divinités
respectives, les Muses et Apollon d’un côté, Zeus de l’autre (v. 94-96), l’affirme
fortement35. À la différence de la parole royale, qui est effectivement placée sous le
double patronage de Zeus (en tant que le roi dit la justice) et des Muses (en tant que le
roi dit la justice), la parole de l’aède ne dépend jamais que de l’autorité des Muses. 36 Le
fait même qu’Apollon soit, conformément à la tradition37, associé aux Muses au vers 94
tire son sens de la négation que sa mention implique dans le contexte :
indépendamment des Muses, c’est d’Apollon, et non de Zeus, que l’aède peut se
réclamer. Aussi bien le sceptre qu’il a reçu sur l’Hélicon est-il un sceptre de laurier 38.

5.

13 L’allégeance des rois et celle des aèdes à leurs divinités respectives sont, toutefois,
elles-mêmes dissymétriques. Car même si l’aède ne dépend pas de Zeus au même titre
que les rois, Zeus, le père des Muses, demeure sa référence ultime, que les Muses
mêmes, et celui qu’elles inspirent, célèbrent par leur chant39. Cette dépendance, que
l’on pourrait qualifier d’« oblique », de l’aède par rapport à Zeus explique que, sans
jamais s’identifier au roi, il puisse lui servir de double, tout comme le sceptre que l’aède
reçoit des Muses, arraché au « laurier verdoyant » sur l’Hélicon, est le double, tout à la
fois naturel et apollinien, du sceptre royal40. Les éléments d’une possible superposition
sont donc en place. L’aède hésiodique est l’ancêtre du philosophe-roi platonicien, et
Calliope, la promesse d’une médiation réussie entre la théorie et la pratique.

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NOTES
1. Καλλιόπη θ’ ἣ δὲ προφερεστάτη ἐστὶν ἁπασέων. Pour la même formule, au terme d’une
énumération similaire, cf. v. 361 (à propos de Styx).
2. P. Friedländer, dans son compte rendu de F. Jacoby, Hesiodi Carmina Pars 1 (Theogonia),
Göttingische Gelehrte Anzeigen, 1931, p. 253 s., a en outre montré comment chacun de ces aspects
est représenté, dans le proème, par l’activité des Muses en tant que groupe (Terpsichore : les
Muses dansent, v. 4 ; Clio : elles célèbrent la gloire des hommes et des dieux, v. 44 et 66s. ; etc...) ;
l’analyse a été reprise et systématisée par P. Walcot, « The Problem of the Prooemion of Hesiod’s
Theogony », Symbolae Osloenses 32, 1957, p. 44.
3. Le nom Καλλιόπη reprend les deux éléments de la formule (homérique) ὀπί καλῇ, appliquée au
vers 68 à l’ensemble des Muses : ἀγαλλόμεναι όπι καλῇ (cf. aussi v. 41). Etant donné le type de
relation existant entre l’ensemble des Muses et leur figure individualisée (cf. supra, n. 2),
l’association privilégiée de l’éloquence avec Calliope n’est pas mise en question par le fait que,
dès le vers suivant, les Muses sont réintroduites en tant que groupe (contra F. Solmsen, « The
’Gift’ of Speech in Homer and Hesiod », Transactions and Proceedings of the American Philological
Association [TAPhA] 85, 1954, p. 7).
4. Cf. F. Solmsen, Hesiod and Aeschylus, Ithaca, 1949, p. 40 : « Individual names for deities who
make up a group are Hesiod’s own invention...Evidently Hesiod likes to break down such groups
[comme les Muses, les Néréides ou les Océanides] because they offer him a chance of interpreting
and specifying essential aspects of the world in which he lived ».
5. ἀμειβόμεναι ὀπὶ καλῇ, Iliade I, v. 604 (Odyssée XXIV, v. 60, est généralement considéré comme
dépendant de la Théogonie).
6. ἣ γάρ καὶ βασιλεῦσιν ἅμ’ αίδοίοισιν όπηδεῖ. Pour la traduction de ἣ... καί, cf. infra, n. 19.
7. Cf. U. v. Wilamowitz-Moellendorff, Die Ilias und Homer, Berlin, 1916, p. 477 : « Es lag doch nicht
im Thema, da(5 er von den Königen redet ; und da die Muse den Menschen zum Redner macht ist
etwas so eigentümliches,...daβ es Erklärung verlangt ». L’explication avancée est qu’Hésiode
voulait rendre un hommage posthume à Amphidamas, roi de Chalcis. Le problème est posé dans
les mêmes termes chez M. L. West, Hesiod. Theogony, Oxford, 1966, p. 182 : « Why are the kings
introduced at all ? They are not usually regarded by the Greeks as being dependent upon the
Muses, except for the celebration of their renown ». Il pense qu’Hésiode désirait flatter les juges
locaux en accordant aux rois un traitement de faveur.
8. R. Martin, « Hesiod, Odysseus and the Instruction of Princes », TAPhA 114, 1984, p. 33-38 (avec
référence à la tradition irlandaise, et en particulier l’Audacht Morainn).
9. R. Martin, p. 43.
10. L’éloquence de Nestor, de Phoenix ou de Polydamas est rapportée à un dieu le plus souvent
anonyme (voir F. Solmsen, p. 5 ; H. Maehler, Die Auffassung des Dichterberufs im frühen Griechentum
bis zur Zeit Pindars, Göttingen, 1963 [= Hypomnemata, 3], p. 43 s.).
11. τοῦ καὶ ἀπò γλώσσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν αὐδή, Iliade I, v. 249.
12. τοῦ δ’ ἔπε’ ἐκ στόματος ῥεῖ μείλιχια, v. 84 (cf. v. 93). Je traduis μείλιχια par « de miel »,
conformément à l’étymologie populaire (cf. P. Chantraine, « Grec μειλίχιος », Annuaire de l’Institut
de philologie et d’histoire orientales et slaves 5, 1937 = Mélanges Emile Boisacq, vol. 1, p. 173), parce que
cette dernière est certainement déjà impliquée par le texte hésiodique.
13. γλυκερή οἱ ἀπò στόματος ῥέει αὐδή, v. 97. Cf. v. 39 s. (pour les Muses elles-mêmes).
14. Iliade II, v. 485.
15. Cf. W. F. Otto, Die Musen und der gottliche Ursprung des Singens und Sagens, Düsseldorf/Cologne,
1955, p. 35. L’omniscience des Muses est au fondement de l’interprétation que A. W. Allen donne
de l’hymne aux Muses de Solon, « Solon’s Prayer to the Muses », TAPhA 80, 1949, p. 65. Voir aussi

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le cas du roi Pittheus, associé à la fois à la mantique et aux Muses (M. Detienne, Les Maîtres de
vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 19732, p. 72, avec la note 133).
16. Cf. F. Solmsen, qui remarque à propos de cette extension : « This seems the only instance in
which Hesiod expanded the sphere of a deity whom he knew from tradition » (sc. au lieu
d’introduire une nouvelle divinité, p. 5) ; de même H. Frankel, Dichtung und Philosophie des frühen
Griechentums, Munich, 19622, p. 119.
17. E. Havelock, Preface to Plato, Cambridge (Mass.), 1963, p. 109 : « The speech of transaction must
be metrical and formulaic, otherwise the utterance would not be the voice of the Muse ».
Havelock rapproche le roi hésiodique de David, le joueur de lyre.
18. C. Roth, « The Kings and the Muses in Hesiod’s Theogony », TAPhA 106, 1976, p. 336 s.,
s’appuyant sur la tradition irlandaise (pour une version différente de la structure de la décision
judiciaire, voir la présentation classique de K. Latte, « Der Rechtsgedanke im archaischen
Griechentum », Antike und Abendland 2, 1946, p. 65 : les parties se réclament de themistes
traditionnelles ; le jugement est un acte innovateur, qui décide quelle règle s’applique en
l’occurrence).
19. Comme l’a rappelé W. J. Verdenius, on a ici affaire au tour homérique bien attesté, où la
particule vient renforcer le démonstratif : καί « souligne le fait qu’il existe un lien naturel entre
προφερεστάτη et βασιλεῦσιν » (« Notes on the Proem of Hesiod’s Theogony », Mnemosyne, 4ème s.,
25, 1972, p. 251, renvoyant à Iliade I, v. 249 ; Odyssée III, v. 43. ; IV, v. 206).
20. τοὔνεκα yὰρ βασιλῆες ἐχέφρονες, οὕνεκα λαοῖς/βλαπτομένοις ἀγορῆφι μετάτροπα ἔργα
ελεῦσι (V. 88 s.) ; ταχέως δὲ παρέτραπε δῶρα θεάων (v. 103). Pour les vers 84/97, cf. supra, n. 12 et
13.
21. On admet généralement que la formule λαοῖς βλαπτομένοις, aux vers 88 s., renvoie aux
victimes (« lésées »), à qui une décision judiciaire droite accorde la compensation adéquate, ou
encore — en donnant à βλαπτομένοις la valeur d’un moyen — à l’une et l’autre partie (« qui se
lèsent mutuellement »), entre lesquelles le roi intervient comme un arbitre (la suggestion —
difficile — est de K. von Fritz, « Das Prooemium der Hesiodischen Théogonie », Festschrift Bruno
Snell, Munich, 1956, p. 41). Au vers 84, pourtant, le terme λαοί se rapporte au peuple rassemblé
pour assister au procès (on notera la position identique du terme en fin d’un vers dont la
première partie, dans les deux cas, est consacrée aux rois). Pourquoi ne pas prendre l’occurrence
du vers 88 dans le même sens ? Si l’on a négligé cette possibilité, c’est que le participe
βλαπτομένοις semblait ne pouvoir se rapporter qu’aux parties directement engagées dans le
procès (qu’il s’agisse des victimes seulement, ou des coupables aussi bien). Mais dans le conflit
figuré sur le bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade (v. 497-508), la communauté divisée
menace d’être entravée dans son fonctionnement. Rien ne semble donc s’opposer, dans le
passage de la Théogonie, à ce que l’on prenne à la lettre l’expression « le peuple lésé », même s’il
faut pour cela admettre un élargissement du sens purement technique du verbe βλάπτεσθαι.
22. Il faut l’inférer, car Hésiode ne le mentionne pas explicitement, ce qui a évidemment pour
effet de renforcer l’aspect personnel de l’adresse poétique. Cf. supra, n. 2, à propos de Thalie (et
Solmsen, 1942, p. 42).
23. « Hesiod...schildert die Wirkung von einem Sonderfall her », K. Latte, « Hesiods
Dichterweihe », Antike und Abendland 2, 1946, p. 160. Mais l’essentiel n’est pas que la douleur soit
exceptionnelle, car la querelle n’est pas moins exceptionnellement violente (v. 87). Le contraste
principal est celui de la querelle sociale et de l’affliction individuelle.
24. P. Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977, p. 17 s., souligne, quoique
dans une perspective différente, la dissymétrie des formules.
25. Cf. v. 31-34.
26. Sur le sens de ἀληθέα, v. 28, voir la contribution de H. Wismann au présent volume.
27. Sur le problème de la relation entre les vers 44-50 (le programme du chant des Muses
olympiennes), 105-115 (le programme annoncé de la Théogonie), et le contenu effectif du poème,

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cf. le commentaire de F. Blaise et P. Judet de La Combe à leur traduction (à paraître chez Garnier-
Flammarion).
28. τῶν δ’ ἀκάματος ῥέει αύδὴ/ἐκ στομάτων ἡδεῖα, v. 39 s.
29. En ce sens, la caractérisation des Muses qui est donnée au vers 55 — elles sont « oubli des
maux et cessation des soucis » — ne s’applique pas vraiment, ou pas primairement, à Zeus (le
point a été vu par G. B. Walsh, The Varieties of Enchantment. Early Greek Views of the Nature and
Function of Poetry, Chapell Hill/Londres, 1984, p. 25 s.). Il y a naturellement là un problème qui
mériterait d’être développé.
30. καί μοι σκῆτρον ἔδον δάφνης ἐριθηλέος ὄζον/δρέψασαι θηητόν, v. 30 s. Sur l’importance de la
précision δάφνης ἐριθηλέος, cf. infra, n. 40. Le choix entre δρέψασαι et δρέψασθαι est ici sans
incidence.
31. Greek Mythology and Poetics, Ithaca/Londres, 1990, p. 53, cf. p. 64. Cf. aussi M. Puelma, « Sänger
und Kônig. Zum Verständnis vom Hesiod Tierfabel », Museum Helveticum 29, 1972, p. 94, n. 37. Sur
le σκῆπτρον homérique comme insigne accompagnant la profération d’une parole autorisée, voir
F. M. Combellack, « Speakers and Scepters in Homer », Classical Journal A3,, 1948, p. 209-217 ; E.
Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, vol. 2, p. 32.
32. G. Nagy, p. 64.
33. G. Nagy, Pindars’ Homer, Baltimore/Londres, 1990, p. 258. La formulation va nettement au-delà
de celle qu’on trouve dans Greek Mythology and Poetics (cf. n. 31), puisque l’autorité que le sceptre
confère au poète y est dite s’exercer « sur tous les autres poètes » (p. 53).
34. Voir supra, section 1.
35. Le vers 96, qui semble briser la progression en rappelant, au début d’un développement en
principe consacré à l’aède, que le roi tient son autorité de Zeus (ἐκ δὲ Διòς βασιλῆες), a
embarrassé (voir la discussion dans Verdenius, p. 257). Mais là encore, la surprise est porteuse de
sens.
36. C’est aussi pourquoi le rapport des Muses au roi est différent de celui qu’elles entretiennent
avec les aèdes : elles veillent sur le premier au moment de sa naissance ; elles inspirent l’autre (cf.
Duban, p. 13).
37. Iliade I, v. 604.
38. Le laurier est associé à Apollon, cf. West ad 30.
39. Dans le proème, les Muses sont présentées avec insistance comme les filles de Zeus (v. 25, 29,
36, 40, 52).
40. Le génitif δάφνης ἐριθηλέος (v. 30) introduit donc par rapport au σκῆπτρον homérique deux
éléments différentiels dont l’interprétation de G. Nagy ne tient pas vraiment compte.

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Instruire Persès
Notes sur l’ouverture des Travaux d’Hésiode

Philippe Rousseau

NOTE DE L'AUTEUR
On trouvera dans les Actes du colloque de Pise sur l’autobiographie (voir G. Arrighetti-
F. Montanari [éds.], La Componente autobiografica nella poesia greca e latina, Pise, 1993,
p. 40-72), sous le titre « Un héritage disputé », une interprétation de la fonction du
motif de la querelle entre Persès et Hésiode et des grandes lignes de l’argumentation
dans les vers 1 à 41 des Travaux. Les notes qui suivent supposent cette explication
d’ensemble, dont elles précisent l’argumentation.
§1. Le texte s’articule en trois grandes unités : un proème de dix vers construit autour
d’un hymne à la gloire de Zeus et nommant dans son envoi le destinataire des
instructions qui forment le corps du poème ; puis l’éloge en seize vers d’une figure d’
Eris, « Lutte », que le poète prend soin de distinguer de sa sœur funeste et blâmable ;
une admonestation adressée à un certain Persès enfin, où l’on trouve la mention du
neikos qui oppose l’un à l’autre deux personnages : le « Je » qui parle et ce Persès (« tu »)
auquel il s’adresse implicitement ou explicitement à partir du vers 11. Les notes qui
suivent ont notamment pour objet d’étudier l’enchaînement thématique de ces parties,
et de montrer qu’il est plus serré qu’on ne l’admet généralement.
1 Les interprètes ont fréquemment souligné le lien général entre la célébration de la
puissance et de la justice de Zeus dans les dix premiers vers et des thèmes essentiels de
la suite des Travaux. Ils ont été moins convaincus en revanche qu’il existât une relation
conceptuelle forte entre le proème d’une part et la distinction des deux Erides et l’éloge
de la Lutte bonne pour les hommes de l’autre1. Et il est arrivé assez souvent qu’ils
doutent de la rigueur logique de la transition entre cet éloge et le développement qui
suit2.
Μοῦσαι Πιερίηθεν ἀοιδῇσι κλείουσαι
δεῦτε, Δί’ ἐννέπετε, σφέτερον πατέρ’ ὑμνείουσαι,
ὅν τε διὰ βροτοὶ ἄνδρες ὁμῶς ἄφατοι τε φατοί τε

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ῥητοί τ’ ἄρρητοί τε Διòς μεγάλοιο ἕκητι.


[5] ‛Ρέα μὲν γὰρ βριάει, ῥέα δὲ βριάοντα χαλέπτει,
ῥεῖα δ’ ἀρίζηλον μινύθει καὶ ἂδηλον ἀέξει,
ῥεῖα δέ τ’ ἰθύνει σκολιòν καὶ ἀγήνορα κάρφει
Ζεὺς ὑψιβρεμέτης ὃς ὑπέρτατα δώματα ναίει.
Κλῦθι ἰδὼν ἀιών τε, δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας
[10] τύνη ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυθησαίμην.
Muses, de Piérie, venez, répandant la gloire de vos chants,
Venez ici ! Dites Zeus ! Célébrez votre père
À qui les hommes mortels doivent pareillement que la rumeur publique les ignore ou les
distingue,
Qu’on fasse bruit de leur nom ou qu’on ne le fasse pas, au gré du grand Zeus.
Car il donne aisément la force, mais accable aisément le fort,
Amoindrit aisément l’homme en vue et fait croître l’obscur ;
Aisément aussi rend droit l’homme tors et flétrit l’arrogant,
Zeus grondant dans l’altitude, qui habite les plus hautes demeures.
Écoute ma prière ! Regarde ! Prête l’oreille ! Dans ta justice rends, toi, les sentences droites !
J’entends pour ma part tenir à Persès des propos vrais.
§2. Le proème3 commence par une invocation aux Muses que le deuxième vers invite à
venir chanter ici (δεῦτε) Zeus, leur père.
2 Conformément à cet appel initial les six vers suivants (3-8) célèbrent la puissance du
dieu en un hymne ramassé. L’ensemble s’achève par une prière à Zeus 4 et l’annonce du
propos de celui qui n’avait d’abord fait qu’élever la voix pour interpeller les Muses et
apparaît alors explicitement sur la scène, mais en ne se désignant que par le pronom
« je » (ἐγώ) qu’il oppose au « tu » divin, au moment même où il nomme la personne à
laquelle il entend adresser la suite de ses paroles, Persès 5.

§3. Μοῦσαι Πιερίηθεν.


3 De quelque manière que l’on construise l’adverbe Πιερίηθεν il paraît difficile d’écarter
l’idée qu’il remplit ici la fonction d’un index et désigne le proème — et les généalogies
— de la Théogonie hésiodique comme le point de référence à partir duquel le dessein du
nouveau poème peut être compris.
4 West et Verdenius s’accordent, sans en tirer toutes les conséquences, pour penser que
la forme à désinence adverbiale implique que le mot dise plus que ne ferait l’adjectif
Πιερίδες, c’est-à-dire la simple indication du lieu mythique de la naissance des Muses 6 :
l’adverbe induirait dans l’esprit de l’auditeur l’idée d’un « mouvement » parti de Piérie.
Ils refusent néanmoins de construire Πιερίηθεν avec l’une ou l’autre des formes
verbales ou quasi verbales, κλείουσαι ou δεῦτε, auxquelles on pourrait le rattacher.
Leurs arguments contre la construction adoptée par Hermann et Wilamowitz
(rattachant l’adverbe à κλείουσαι) sont solides : il n’y a guère de sens à faire de la Piérie
le lieu de la profération actuelle ou habituelle du chant. Mais rien n’empêche en
revanche de soutenir que Πιερίηθεν et ἀοιδῇσι κλείουσαι complètent l’un et l’autre
δεῦτε.
5 Au déplacement qui, au début de la Théogonie (ἔνθεν ἀπορνύμεναι, v. 9), entraîne les
Muses loin de l’Hélicon, vers un ailleurs spatial et temporel où s’inscrivent, dans leur
proximité mutuelle, l’Olympe et la Piérie, lieux conjoints du chant originel et
paradigmatique, répond au début des Travaux une procession inverse conduisant les

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Muses de la Piérie vers le présent et l’ici de la récitation du poème. On voyait dans le


proème de la Théogonie les Muses s’éloigner en chantant 7 de leur point de départ ; on les
voit ici s’approcher en chantant8 du lieu où l’aède élève la voix. Mais les chants sont
autres. Dans le premier cas ils figurent symboliquement, par leur disposition
régressive, la remontée vers le principe et l’origine de la tradition poétique (et
théogonique) qui constitue le thème du proème de la Théogonie. Ils désignent au début
du second poème le contenu de la tradition que les hommes connaissent et entendent.
Le mouvement auquel Hésiode convie les Muses doit alors être compris comme une
sorte de redescente, un retour de la tradition poétique depuis le lieu originel des grandes
régularités intelligibles, des « vérités » (ἀληθέα) qui la soutiennent 9 jusqu’à cet ici du
monde des hommes où elle exerce sa fonction constante de dispensatrice du kleos. Les
Muses qu’Hésiode appelle à venir ainsi de Piérie pour l’assister incarnent assurément
les puissances de l’épopée, et plus généralement de la poésie héroïque et mythique
aussi bien que de la lyrique encomiastique, auxquelles il emprunte son mètre, ses
thèmes et sa diction, mais dans la mesure où ces ressources traditionnelles sont passées
par l’épreuve fondatrice, la réflexion sur le dire poétique, que suppose la Théogonie.

§4. ἀοιδῇσι κλείουσαι... ἐννέπετε... ὑμνείουσαι.


6 Contrairement à l’interprétation commune des deux premiers vers je doute que
l’expression ἀοιδῇσι κλείουσαι serve à définir une compétence générale que le
rhapsode, au début de son poème, inviterait les Muses à exercer en célébrant Zeus,
désigné comme leur père par une allusion purement ornementale à la Théogonie. La
suite du proème incite à comprendre autrement la relation entre le premier et le
deuxième vers. Les Muses que la voix de l’aède invite à s’approcher, dispensant la gloire
de leurs chants, incarnent la tradition (ou le genre) poétique qu’Hésiode mobilise, pour
des raisons que nous analyserons plus loin, au seuil de son « chant ». Le proème de la
Théogonie a repéré la place qui leur revient en droit dans l’ordre cosmique dont le
gouvernement de Zeus est le symbole et montré en quel sens tous les chants qu’elles
inspirent se rattachent à leur paradigme divin. Au début d’un poème qui s’intéresse à la
sphère des activités humaines et s’inscrit donc, fût-ce paradoxalement, dans le fil d’une
tradition qui prend ces activités pour thèmes de ses chants, elles sont convoquées par
le rhapsode pour célébrer, Δί’ ἐννέπετε... ὑμνείουσαι, le dieu qui accorde à un homme
d’être ou d’accomplir ce qui fera de lui l’objet, le « héros », de l’un de ces chants qui
confèrent la gloire. L’hymne à Zeus n’est donc pas simplement une occasion que l’aède
offrirait aux Muses pour exercer une fonction générale qui ne serait elle-même
rappelée au vers 1 que pour préparer et justifier la prière formulée dans le vers suivant.
La variation stylistique des expressions qui désignent le chant dans les vers 1 (ἀοιδῇσι
κλείουσαι) et 2 (ἐννέπετε... ὑμνείουσαι) suggère, même si l’on ne peut pas la rattacher à
une opposition de sens constante dans la poésie archaïque 10, qu’Hésiode entend
distinguer dans ce passage l’hymne qu’il demande aux Muses de chanter à Zeus (vers 2)
des chants dont il est question dans le premier. L’action du dieu produit le sujet ou la
matière, c’est-à-dire la condition de possibilité, de ces chants. C’est elle qui constitue le
thème de l’« hymne » qu’Hésiode, au vers 2, appelle les Muses à chanter.
7 L’invocation aux Muses n’est donc pas seulement dans ce proème le geste
conventionnel par lequel un aède place son chant sous l’autorité de la tradition. En

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priant les Muses de célébrer dans leur hymne le dieu qui en suscitant les héros et les
faits glorifiés dans l’épopée fonde la possibilité des formes poétiques qui confèrent un
kleos aux hommes dont elles rapportent les exploits, le rhapsode les invite à revenir sur
le sens et la valeur de la tradition poétique qu’elles incarnent au moment où il s’apprête
à mobiliser cette tradition pour proférer un chant nouveau : les Travaux.

§5. δεῦτε.
8 L’ici où le rhapsode convoque les Muses ne reçoit d’abord qu’une simple définition
pragmatique. C’est le hic et nunc de la récitation du poème. Mais il est, par convention,
identique à l’ici et au maintenant de la composition du « chant » 11. Cette définition
pragmatique et l’équivalence conventionnelle qui lui est inhérente sont essentielles,
comme nous aurons encore l’occasion de le noter, au projet des Travaux. Elles
garantissent que l’enseignement de l’aède sera valable pour un maintenant qui se
confondra nécessairement avec les présents de chacune des récitations successives.
Mais cet ici abstrait où se rencontrent l’aède (le couple, indissociable dans le poème, du
poète impliqué et du rhapsode) et son auditoire se charge dès qu’il est nommé d’une
première détermination sémantique par son opposition à la Piérie, lieu d’origine et
point de départ des Muses. Il se remplit ensuite, à mesure que se construit et se précise
la situation de parole dans laquelle « Je » livre à son interlocuteur (Persès/« Tu ») les
« vérités » qu’il tire de son expérience, d’un contenu dramatique qui lui permet de
représenter symboliquement, comme nous le verrons, la condition présente du genre
humain.
9 Les Muses sont convoquées au lieu de la récitation du poème pour une double tâche.
C’est à leur voix, celle de la tradition ressaisie dans son essence par la Théogonie, que la
voix du poète emprunte son autorité à l’instant où il s’apprête à faire entendre ses
admonestations, et c’est donc leur voix qui se mêle à la sienne tout au long des
Travaux12. Mais c’est aussi leur voix qui, dans un premier temps, célèbre le dieu dont
l’action assure la légitimité et la pertinence des discours que « Je » adresse à Persès en
se couvrant de leur autorité. La voix de l’aède ne peut s’affirmer qu’après qu’elle a
d’abord laissé la place à celle des Muses pour se confondre ensuite avec elle.

§6. ἄφατοί τε φατοί τε ῥητοί τ’ ἄρρητοί τε.


10 C’est l’action de Zeus parmi les hommes qui intéresse l’aède. D’où la formule insistante
pour désigner les mortels : βροτοὶ ἄνδρες. Le propos des Travaux est ainsi clairement
défini par opposition à celui de l’autre poème, en même temps qu’il peut être rattaché à
l’un des grands genres du répertoire paradigmatique des Muses de l’Olympe (Théogonie,
v. 52).
11 L’indétermination relative de la voix qui profère les vers 3 et 4 est intéressante. Malgré
la richesse des figures empruntées au style hymnique c’est l’aède qui définit le
programme de l’hymne qu’il demande aux Muses de chanter, et qui justifie du même
coup sa demande. L’action réelle du dieu n’est directement décrite que dans les quatre
vers qui suivent. Elle est d’abord envisagée dans les vers 3 et 4 par ses effets indirects
sur le dire des hommes. Si le kleos que dispensent les Muses est le privilège des héros

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auxquels Zeus accorde la valeur et les exploits par lesquels ils se distinguent, la
renommée, le bruit que l’on fait autour d’un nom sont le medium par lequel la
grandeur d’un individu peut devenir l’objet ou la matière d’un chant. Je ne suis donc
pas certain que Verdenius ait raison d’opposer comme il le fait la position d’Hésiode à
celle d’Homère13. Il faut en effet distinguer trois moments principaux dans le processus
par lequel un homme devient l’objet du chant des Muses : 1) l’action de Zeus, décrite
dans les vers 5 à 7, qui accorde ou retire à un homme puissance, richesse ou éclat ; 2) le
bruit que les hommes font, en bien ou en mal, autour de celui à qui Zeus a assigné cette
condition ; 3) la « gloire », le kleos que les Muses dispensent à celui dont parlent les
hommes, en faisant de lui l’objet de leur chant.
12 Le carré des adjectifs verbaux14 analyse, en un chiasme qui n’est pas seulement
ornemental, deux niveaux d’élaboration de ce matériau « pré-poétique ». On peut
s’interroger sur la valeur propre de la distinction entre les couples de contraires formés
sur les radicaux φα- et ῥη-(wrè-). Dans les poèmes homériques la φάτις, des gens du
pays15 ou des hommes en général 16, est une puissance que l’on craint comme la νέμεσις
dont elle est en quelque sorte le medium17. Il en va de même de la (φήμη dans les
Travaux18. Mais le seul fait qu’Hésiode qualifie de κακή) la φήμη dont il invite Persès à se
garder prouve que cette rumeur publique n’est pas nécessairement négative, et les
dangers qu’elle recèle pour ceux qui transgressent les normes du bien agir (ὧδ’ ἔρδειν,
v. 760) attestent seulement que dans le monde et le temps pour lesquels valent les
instructions du poème la Nemesis n’a pas quitté la société des hommes pour rejoindre
les immortels en compagnie d’Aidôs19. La relation entre les couples ἄφατοι / φατοί d’une
part, ῥητοί / ἄρρητοι de l’autre n’est donc pas celle d’une face négative et d’une face
positive de la renommée. Elle ne se réduit pas non plus à la répétition, caractéristique
du style hymnique, d’expressions synonymes20. Les deux couples de contraires
désignent sans doute des étapes successives, des degrés, dans l’élaboration du renom
d’un homme : la rumeur multiforme que dénotent les adjectifs verbaux apparentés au
substantif φάτις21 s’ordonne en récits et en évaluations structurées 22 avant de pouvoir
fournir leur matière aux chants des aèdes et des Muses23.

§7. Vers 5 à 8.
13 Ces quatre vers célèbrent l’action de Zeus et constituent le cœur de l’hymne
proprement dit. La voix du poète y capte la parole des Muses. La différence de leur
statut par rapport aux deux vers précédents se marque par le changement du sujet
grammatical des six verbes qui décrivent cette action. C’est maintenant Zeus, nommé à
la fin de cette célébration dans un vers qui condense magnifiquement l’expression de sa
puissance souveraine.
14 West, suivi sur ce point par Verdenius, a noté à juste titre, contre l’interprétation
traditionnelle, que si les vers 5 et 6 célébraient la toute-puissance du dieu, le vers 7
introduisait un correctif important à l’arbitraire que l’on incline à reconnaître dans
l’exercice de cette puissance. Zeus produit, si l’on veut bien nous passer cette
expression, le substrat réel du « héros » épique. Ce que chantent les aèdes, c’est en effet
la force et l’éclat d’un personnage dont le renom et les exploits circulent de bouche en
bouche avant d’être recueillis dans un poème qui rende sa gloire impérissable. Que le
héros soit vaincu pour finir et qu’il meure selon le destin commun des mortels, sa gloire

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et son nom n’en sont pas nécessairement affectés. Ce ne sont pas ces vicissitudes du
sort que décrivent les expressions polaires dont le chiasme, dans les vers 5 et 6, dessine
le champ de l’action de Zeus telle que la tradition épique la connaît. Il dépend de Zeus,
assurément, que la condition d’un homme soit tissue de misères sans mélange : celui-là
ne peut pas espérer que l’on fasse bruit de son nom24. On pourrait penser que c’est
l’opposition entre cet état d’obscurité misérable et l’éclat de celui que distinguent sa
richesse ou sa puissance que décriraient, avec une inexactitude maladroite que l’on
imputerait à un goût marqué de la diction hésiodique pour les formules antithétiques,
les balancements soigneusement contrastés des vers 5 et 6. Mais les termes dont se sert
Hésiode peuvent être pris à la lettre. Zeus a le pouvoir de faire périr misérablement, en
le privant de son nom et de la gloire que lui auraient octroyée les Muses, celui même
que sa puissance ou sa notoriété promettaient à un destin glorieux. C’est bien le sort
que craignent les chefs achéens, Agamemnon le premier, lorsqu’ils se sentent menacés
par une défaite ignominieuse25. Et Télémaque déplore que la disparition ignominieuse
de son père ait privé ce héros du kleos que ses travaux lui avaient mérité et que sa mort,
connue et consacrée par les rites de l’ensevelissement, n’eût pas entamé 26. Dans les
Travaux eux-mêmes cette mort obscure est le destin des hommes de la race de bronze,
si grands guerriers qu’ils fussent.
15 Les mortels dont la valeur, et par conséquent la renommée et la gloire, sont à la merci
de Zeus, se définissent par les mêmes qualités que les héros de la tradition épique. Ils se
distinguent, si le dieu le leur accorde, par leur force et l’éclat de leur vie. Ces deux
premiers vers de l’hymne des Muses, introduits, comme nous l’avons vu, par deux vers
qui attribuent au bon plaisir de Zeus le principe de la renommée ou de l’obscurité des
hommes, célèbrent en quelque sorte le pourvoyeur de ce que nous pourrions appeller
aujourd’hui, après Gérard Genette, la diégèse de l’épopée, le producteur du référent des
récits et des éloges de la « praise-poetry ». Le type héroïque qu’ils dessinent dans le
cadre bien clos de leur disposition en chiasme27 est conforme à celui qui est au cœur de
l’épopée et de la lyrique encomiastique traditionnelles.
16 Mais le troisième vers de l’hymne des Muses introduit une variation essentielle dans la
célébration de la toute-puissance de l’action de Zeus. Discrète, puisque la structure du
vers semble se modeler sur le schéma métrique et syntaxique du vers précédent auquel
le lient répétitions de mots (ῥεῖα δ’ / ῥεῖα δέ), échos paragrammatiques (μινύθει /
ἰθύνει), parallélismes rythmiques et phoniques entre kôla (καὶ ἄδηλον ἀέξει / καὶ
ἀγήνορα κάρφει) et antithèses sémantiques (ἀέξει/κάρφει). Mais décisive. L’action de
Zeus se règle sur un principe moral dont la pertinence et la légitimité sont intelligibles
aux mortels. Si la répartition des conditions physiques de la gloire semble obéir à
l’arbitraire tout-puissant de la divinité, une analyse plus attentive révèle que la force et
le prestige social d’un homme ne suffisent pas à lui assurer le renom durable qui lui
vaudra d’être glorifié par le chant des Muses. Le puissant ne peut devenir un héros que
si sa conduite le préserve de l’action punitive du dieu qui redresse, ou corrige, le σκολιός,
— c’est-à-dire le fourbe qui tord le droit —, et flétrit l’ἀγήνωρ, l’« arrogant » qui abuse de
sa force pour faire violence à ceux qui l’entourent.
17 Cette modification de la figure du héros dans le cadre d’un hymne des Muses au dieu
qui procure leur matière aux chants et fonde ainsi la possibilité et la légitimité de
l’activité des aèdes, peut se lire en deux sens à la fois complémentaires et opposés. Du
côté de ce que l’on pourrait appeler la « production » poétique il présente une sorte
d’autoréflexion critique des Muses sur la tradition qu’elles incarnent et dont l’aède

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entend mobiliser les ressources à son profit dans les Travaux. Mais si on l’envisage du
côté de la réception de l’œuvre poétique, on peut y voir aussi bien une révision de
l’idéal héroïque et, par conséquent, des normes de comportement social que les chants
patronnés par les Muses ont pour mission de célébrer et d’illustrer.

§8. Vers 9-10.


18 L’envoi du proème lie, en les contrastant plus fortement par la disposition en chiasme
des termes opposés (κλῦθι... τύνη ἐγὼ δέ κε... μυθησαίμην), une prière adressée par
l’aède à la divinité dont les vers précédents ont célébré la puissance, désignée par une
forme emphatique du pronom de la deuxième personne, et l’annonce, soulignée par
l’emploi du pronom personnel de la première personne au nominatif, du propos des
Travaux. L’organisation formelle et thématique de ces deux vers présente, on l’a noté,
des ressemblances précises avec la disposition de l’envoi dans bon nombre des Hymnes
homériques (passage de la troisième à la deuxième personne pour désigner le dieu
auquel l’hymne est consacré, apostrophe à l’impératif, ouverture du chant sur l’après
ou l’ailleurs, mise en opposition de la conduite requise de la divinité et de celle que
l’aède entend suivre pour sa part). Néanmoins des écarts sensibles avec le schéma
conventionnel suggèrent que la forme traditionnelle se plie ici à un projet différent.
19 κλῦθι. Verdenius relève à bon droit, contre les affirmations de West et de Janko, que
l’impératif κλῦθι ne remplit pas la même fonction que l’impératif χαῖρε dans l’envoi des
Hymnes, et que l’on ne peut donc pas dire qu’Hésiode a simplement substitué le premier
au second à l’intérieur du schéma traditionnel. De fait, κλῦθι n’appartient pas au
formulaire des Hymnes homériques, où on ne le trouve attesté qu’une fois, dans l’Hymne à
Arès, dont les commentateurs ont souligné le caractère « atypique » 28. Il n’est jamais
employé dans l’épopée que pour introduire une prière, dont il constitue le premier mot.
Le destinataire est toujours un dieu, mais Forant est toujours un homme, ou un être
dont la situation à l’égard des dieux est largement assimilable à celle des hommes 29.
20 L’impératif laisse identifier sans ambiguïté l’acte de parole qu’il symbolise. 11
transforme en une prière l’invocation typique par laquelle les poètes prennent ailleurs
congé de la divinité qu’ils viennent de chanter en lui demandant de favoriser leurs
ambitions poétiques. La situation de parole stylisée qui constitue le présupposé
contextuel implicite du χαῖρε des Hymnes est elle aussi transformée. Les emplois
épiques montrent en effet que le fidèle n’interpelle le dieu dont il implore
l’intervention en lui demandant de prêter l’oreille à sa prière (κλῦθι), que lorsqu’il se
trouve en situation de besoin pressant ou de détresse : Chrysès après qu’Agamemnon
l’a outragé, Diomède et Glaucos blessés, Ulysse à l’instant de partir pour une
reconnaissance nocturne avec Diomède, Télémaque insulté et menacé par les
Prétendants, Pénélope quand elle apprend le complot contre la vie de son fils,
Polyphème aveuglé par Ulysse, etc.30 On est conduit à supposer une situation de
détresse ou de besoin analogue lorsqu’Hésiode s’adresse à Zeus, dont les Muses
viennent par sa voix d’exalter la puissance et l’action, pour lui demander de l’écouter.
J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur le contenu de la prière et les liens qui la
rattachent à l’hymne qui précède, aussi bien que sur la signification de l’urgence qu’on
devine dans le choix des mots. Mais il est important pour la suite de la discussion de
noter dès maintenant que la « substitution » de κλῦθι à χαῖρε produit un déplacement

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décisif des références génériques de la forme poétique traditionnelle empruntée par le


proème. Ce que nous entendons soudainement est une prière adressée par un homme
dans une situation de détresse ou de besoin urgent, pour obtenir d’une divinité qu’elle
vienne au secours de son fidèle. La situation « réelle » de l’énonciation, le concours
rhapsodique, subit ainsi une modification essentielle dans ce que l’on pourrait appeler,
en pastichant Wayne Booth, sa forme impliquée. À la joie de la fête, à la charis
traditionnellement associée à la production et à la réception du chant, au χαῖρε de
l’envoi des Hymnes homériques, se substitue discrètement l’image d’une parole
angoissée.
21 ἰδὼν ἀιών τε. La fonction des deux participes n’est pas immédiatement claire.
L’essentiel de la discussion savante a porté sur la différence de sens que l’on pouvait
introduire entre l’« entendre » dénoté par le radical de κλῦθι et celui dénoté par ἀιών.
West, par exemple, d’un côté, pour qui le verbe ne signifie pas simplement « entendre »
ou « écouter », mais « agréer » ; Verdenius de l’autre, pour qui le verbe signifie toujours
« prêter l’oreille à »31. On postule, semble-t-il, que les trois verbes ont pour même
complément d’objet direct implicite la prière elle-même. La difficulté est alors de
donner une signification satisfaisante à ἰδών. West met à profit la distinction entre
« entendre » et « agréer » pour justifier la précision qu’apporte ἀιών, et rend compte
de l’emploi de ἰδών par le double rapprochement des vers 267-9 des Travaux et du vers
77 des Suppliantes d’Eschyle 32. Verdenius en revanche refuse le secours que d’autres
cherchent dans une extension du champ des perceptions couvertes par κλύω et estime
que les deux participes forment « a complementary expression one of the components
of which does not have factual relevance, but serves to round off the phrase » 33. Mais
les commentaires des deux savants suggèrent aussi une explication différente 34. Si
κλῦθι veut dire sans conteste « prête l’oreille à ma voix ! », comme le complément n’est
pas exprimé, rien n’oblige à croire qu’ἰδών ἀιών τε doive décrire les modalités selon
lesquelles le dieu perçoit les paroles de celui qui s’adresse à lui 35. L’expression a une
portée plus large et fait référence à la fonction régulatrice du dieu qui veille en
permanence sur tout ce qui se passe dans le monde et, plus précisément, parmi les
hommes. On peut hésiter sur la manière la plus exacte de traduire la valeur
circonstancielle des participes : « prête [moi] l’oreille, toi qui vois et entends [ce qui se
passe] » ou « prête [moi] l’oreille ! Vois et entends [ce qui se passe] ! ». C’est au rôle de
contrôleur universel qui incombe à Zeus qu’Hésiode fait appel pour demander au dieu
d’exercer sa dikè.

§9. δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας.


22 La formule, ramassée, a été diversement expliquée. Il ne peut être question de résumer
ici la discussion. On s’efforcera plutôt, conformément au projet de ces remarques, de
tirer tout le parti possible de l’organisation thématique du discours d’Hésiode, en
supposant provisoirement, comme une hypothèse de travail dont les résultats seuls
montreront la validité et la fécondité, que l’enchaînement des idées n’est pas réglé par
un jeu aléatoire d’associations de mots et de schèmes compositionnels hérités, mais par
la cohérence d’une véritable réflexion.
23 Quel lien peut-on discerner entre les thèmes développés dans le corps de l’« hymne à
Zeus » (les vers 5 à 8) et l’envoi du proème ? Le fait seulement que la puissance du dieu

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met celui-ci à même de répondre aisément à la prière qui lui est faite, s’il en a le désir ?
L’articulation me semble plus serrée. Hésiode a pris soin lui-même de signaler qu’il y
avait une continuité entre la célébration de l’action de Zeus et la demande qu’il lui
adresse en reprenant au vers 9 un verbe dont il avait fait usage au vers 7, ἰθύνω. La
densité du réseau des connexions formulaires qui lient entre eux, dans la tradition
hésiodique mais aussi, déjà, dans l’Iliade, des termes comme δίκη, ἰθύς (ἰθεῖα),
ἰθύντατα, ἰθύνω, ἰθυδίκης, σκολιός (-ιή, -ιῶς), θέμιστες, κρίνω, διακρίνω, assure que la
relation entre ἰθύνει σκολιόν au vers 7 et δίκῃ δ’ ἴθυνε θέμιστας au vers 9 ne se réduit
pas à une simple association entre des idées distinctes, mais qu’il y a une cohérence
interne de la pensée et une organisation du discours plus solides, plus systématiques
même, si l’on veut bien nous passer un adjectif brandi trop souvent aujourd’hui comme
un épouvantail, que des savants comme Van Groningen, Verdenius ou West n’inclinent
à croire.
24 Le vers 7 introduit dans la célébration de l’action de Zeus ce que l’on peut caractériser
comme un écart signifiant par rapport à la représentation commune ou traditionnelle
de la manière dont le dieu exerce sa puissance. Là où l’on se contentait d’enregistrer les
effets — inexpliqués — de l’arbitraire divin, les Muses révèlent que les renversements
de la fortune présentent un trait constant et que l’on peut y discerner une tendance
suggérant que la puissance et les motivations du dieu sont guidées par un principe.
25 Ce trait, il faut tout de suite le signaler, est négatif. Du double mouvement que
décrivaient les vers précédents la réflexion ne retient, en s’approfondissant, que le côté
funeste, les coups qui accablent la prospérité de l’homme en vue, pour en faire deviner
par le choix des mots la signification corrective ou punitive. L’opulence et la distinction
d’un homme, lorsqu’il tombe, dévoilent l’arrogance et les tromperies que la poésie
ordinaire ne savait ou ne voulait pas voir. Mais rien ne dit que la réciproque soit vraie.
Le principe qui gouverne l’action du dieu ne se manifeste, négativement, que par le
châtiment dont il accable l’injuste et l’oppresseur.
26 Ce dernier point est essentiel. Il permet, je crois, de rendre compte de la forme
particulière que prend, au vers 9, la prière adressée par la personne qui se désignera
explicitement au vers suivant comme « je » par opposition au « tu » qui assigne à la
divinité sa place et son rôle dans la situation de parole construite par le proème.
27 Le verbe ἰθύνω a, dans les épopées homériques, deux types principaux d’emplois. Avec
pour sujet un dieu et pour complément d’objet une ou des armes, de jet notamment, il
signifie « diriger », « conduire droit au but ». La tirade d’Ajax qui s’achève par la
célèbre prière à Zeus pour qu’il dissipe la brume du champ de bataille, au XVIIème
chant de l’Iliade en fournit un bon exemple (vers 631 s. : il n’est pas difficile de reconnaître
que Zeus lui-même prête son concours aux Troyens, τῶν μὲν γὰρ πάντων βέλε’ ἅπτεται, ὅς
τις ἀφήῃ, ἢ κακός ἢ ἀγαθός Ζεὺς δ’ ἔμπης πάντ’ ἰθύνει) 36. L’autre emploi, plus
fréquemment attesté dans l’Odyssée37, a généralement pour sujet un mortel et il sert à
décrire l’activité d’un homme, de métier notamment, qui plane et dresse une planche
(la quille d’un navire ou le montant d’un lit) ou aligne des objets au cordeau 38.
28 Il n’est pas absurde d’imaginer que le premier sens convienne ici. Hésiode demanderait
à Zeus de diriger comme des traits les themistes, ces sentences divines dont les rois sont
les dépositaires, bien droit sur leur objectif, en exerçant ainsi positivement l’action de
sa « justice ». L’image, cependant, paraît forcée et le sens de δίκη très incertain. Et la
procédure s’éloigne considérablement de ce que les vers précédents annonçaient. Une
dikè est l’acte par lequel un juge choisit et désigne, parmi le trésor des themistes, la

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sentence qu’il convient d’appliquer à un cas donné pour le résoudre convenablement.


Si l’expression ἴθυνε θέμιστας décrit une manière recommandable de prononcer les
décisions de justice, on a le choix entre deux interprétations possibles. Ou bien ces
décrets sont ceux que prononce Zeus lui-même : on doit alors s’interroger sur la
signification concrète de cette procédure et la possibilité que le dieu ne rende pas en
toutes circonstances une justice droite, et Ton voit mal d’autre part, puisque chaque
jugement est une dikè, la raison qui ferait que δίκῃ doive être au singulier alors que
θέμιστας est au pluriel. Ou bien ces arrêts sont ceux des rois. Il faut admettre alors que
l’aède demande à Zeus d’agir par le moyen de sa Justice, une qualité divine 39, dans le
processus même par lequel les juges rendent leurs verdicts. Cette explication crée plus
de difficultés qu’elle n’en éclaire. Selon quel mécanisme Zeus agira-t-il pour diriger au
but par le moyen de sa justice40 les sentences que les rois appliquent, dans leurs dikai, aux
litiges qu’ils ont pour mission d’apaiser ? Est-il judicieux de vouloir que l’instrumental
δίκῃ désigne dans ce vers une qualité générale du dieu, et non un mode d’action ou une
procédure ? Et faut-il considérer qu’Hésiode demande au dieu de guider de l’intérieur,
en mettant en œuvre son propre pouvoir divin de prononcer le droit, les décisions de
justice des rois ? De se substituer secrètement à ces derniers dans l’exercice de leur
fonction ? Quel besoin l’aède aurait-il alors de proposer à Persès et aux rois eux-mêmes
les instructions qui font la matière du poème ? Je doute donc que l’expression ἴθυνε
θέμιστας puisse s’expliquer par le rapprochement des passages de l’épopée dans
lesquels on voit un dieu guider la trajectoire d’une arme vers le but qu’il lui assigne.
29 Reste donc l’autre signification du verbe ἰθύνω, celle qu’on lui reconnaît au vers 7 :
« rendre droit, redresser ». C’est, à mon sens, la bonne interprétation, mais elle ne va
pas de soi. Le syntagme ἴθυνε θέμιστας n’a de sens que si Ton y décèle un raccourci
d’expression. On n’a besoin de « redresser » que ce qui n’est pas droit, ἰθύς, mais tors,
σκολιός. Les themistes, ces « sentences » qui valent comme des lois divines et que les rois
invoquent dans leurs jugements, ne peuvent être « tordues » que par catachrèse.
L’usage d’Hésiode et celui d’Homère sont en accord sur ce point : ce qui est susceptible
d’être « droit » ou « tordu », c’est l’acte même du jugement, le geste (ou le dire) par
lequel le juge ou le roi indiquent parmi les themistes celle dont l’application permettra
de trancher le litige et de rétablir la paix dans la communauté, la dikè ou les dikai 41. Mais
il existe néanmoins un passage de l’Iliade (XVI, v. 384-388) dans lequel l’adjectif σκολιός
est accordé au substantif θέμιστας. Dans des vers célèbres et souvent condamnés par les
critiques à cause de leur caractère « hésiodique », la fuite éperdue des Troyens devant
Patrocle est comparée à la crue tumultueuse de torrents gonflés par les trombes d’eau
que Zeus fait pleuvoir ὅτε δή ῥ’ ἄνδρεσσι κοτεσσάμενος χαλεπήνη, οἳ βίῃ εἰν ἀγορῇ
σκολιάς κρίνωσι θέμιστας, ἐκ δέ δίκην ἐλάσωσι, θεών ὄπιν οὐκ ἀλέγοντες (« lorsque son
courroux l’anime contre des hommes qui usant de violence choisissent dans
l’assemblée des sentences torses et détournent le droit42 sans craindre la colère des
dieux »). L’adjectif σκολιάς qualifie le substantif θέμιστας par hypallage. Pour le sens, il
faut le rattacher à κρίνωσι. Il se substitue soit à l’adverbe σκολιῶς, que l’on trouve par
exemple dans l’expression δίκας σκολιῶς ἐνέποντες (Travaux, v. 262), soit au datif
instrumental σκολιῇς δίκῃς dans σκολιῇς δίκῃς κρίνωσι θέμιστας. En d’autres termes,
cette « scoliose » n’est pas une propriété des sentences mais du jugement qui les
distingue et les applique à un litige particulier. L’expression de l'Iliade, bien qu’elle soit
celle qui est le plus anciennement attestée, présuppose logiquement, dans la tradition
poétique elle-même, des façons de dire qui ne sont historiquement attestées que dans

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des œuvres ultérieures ; elle a la force d’une expression rare et figurée. C’est, à mon
sens, cette expression qu’il faut supposer derrière celle qu’emploie Hésiode au vers 9
des Travaux, et avec elle, sans doute, tout le passage du chant XVI de l’Iliade où elle nous
est conservée43.
30 Le propre du bon roi qu’inspirent les Muses est de savoir faire approuver par le peuple,
grâce à la douceur persuasive de son éloquence, les jugements droits qu’il prononce
διακρίνοντα θέμιστας ἰθείῃσι δίκῃσιν (Théogonie, v. 85 s.). Les mauvais juges à l’inverse
sont ceux qui, faussant l’exercice de la justice, choisissent les sentences qu’ils appliquent
par des jugements tordus, σκολίῃς δέ δίκῃς κρίνωσι θέμιστας ( Travaux, v. 221). Ce
qu’Hésiode demande à Zeus, c’est, par l’action de sa dikè, de « redresser » les jugements
tordus des juges iniques comme il exhorte les rois, instruits par le châtiment que Zeus
inflige aux hommes dont les jugements sont biaisés (οἳ... παρκλίνωσι δίκας σκολιῶς
ἐνέποντες, Travaux, v. 261 s.), à « redresser » leurs discours (ταῦτα φυλασσόμενοι
βασιλής ἰθύνετε μύθους δωροφάγοι, σκολιῶν δὲ δικῶν έπὶ πάγχυ λάθεσθε, Travaux, v.
263 s.)44. Le rapprochement de ce dernier passage et de la comparaison du XVIème
chant de l’Iliade avec le vers 9 des Travaux permet de comprendre comment Hésiode
conçoit ici l’action de la dikè de Zeus. Elle est essentiellement punitive et, par le relais
du médium poétique, exemplaire. ’Ιθύνω est donc employé au vers 9 avec le même sens
et les mêmes implications qu’au vers 7. Zeus frappe l’homme inique et l’arrogant, et sa
puissance, en les châtiant et en châtiant leurs peuples avec eux, les précipite de la
position glorieuse qu’ils occupaient dans l’obscurité et l’ignominie. La manière dont
s’exerce la justice divine ne rend donc pas inutile la parole de l’aède ; elle en fonde au
contraire le sens et la nécessité.
31 Nous avons noté plus haut que la prière adressée à Zeus pour qu’il regarde et écoute
indiquait, chez l’aède, le sentiment d’une urgence particulière dans la situation où il
faisait entendre son appel. Les critiques ont souvent été tentés de lier le contenu de
cette prière aux circonstances « historiques » du litige dont il est question plus loin
dans les vers 35 à4145. J’aurai l’occasion de revenir plus longuement sur la signification
de ce qu’il me paraît impossible de ne pas prendre pour une fiction
« autobiographique ». Mais qu’on la tienne pour réelle ou fictive, il est indéniable que la
situation dans laquelle l’aède projette ou représente, à l’intérieur de son poème, sa
propre prise de parole se charge dès l’envoi du proème d’une tension dramatique en
rapport avec le propos qu’il annonce.

§10. ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυθησαίμην.


32 ἐγώ. La première personne qui se désigne emphatiquement comme « Je » par
opposition au « Tu » divin conserve des conventions de la poésie hymnique la figure
traditionnelle de l’aède46. Mais elle réinvestit aussitôt son statut emphatique de sujet
énoncé de l’énonciation poétique dans le rôle d’un « Je » qui ne se réduit pas à la
posture conventionnelle, textuelle et gestuelle, adoptée par le rhapsode pour présenter
son chant à son auditoire. Ce « Je » qui annonce si solennellement le mode et le
destinataire de son dire assume le rôle d’un personnage dans la mise en scène de la
situation de parole47 introduite précisément par la désignation à la troisième personne
d’un énonciataire interne au poème, Persès, auquel les propos de cet Ego sont censés
s’adresser, et l’annonce que le corps du poème sera constitué des discours que ce « Je »-

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personnage destine à l’édification de son interlocuteur. Mais ἐγώ n’est évidemment pas
seulement un personnage intérieur à la fiction hésiodique. Il est d’abord la voix sans
identité déclarée dont la première manifestation instituait le hic et nunc où elle pouvait
ensuite inviter, dans un ici énoncé et défini comme tel, les Muses à faire retour sur la
source de leur chant en célébrant leur père, Zeus ; dans cette présentation stylisée du
temps et du lieu de la récitation poétique, cette voix, prenant les traits et la posture
d’un aède traditionnel, se désigne elle-même à la première personne comme le sujet
autorisé par la venue des Muses et peut enfin, investie de cette autorité, se projeter
dans le rôle et la figure du personnage qui entreprend d’instruire Persès. Le personnage
qui parle à la première personne dans le poème est un aède. Sa parole est forte des
puissances de la tradition qu’incarnent ou patronnent les Muses, et de la réflexion sur
cette tradition que formulent la Théogonie et l’hymne à Zeus contenu dans le corps du
proème. Elle s’inscrit dans un ici et un maintenant où se superposent le hic et nunc de la
récitation du poème et celui du drame qui sert de cadre, dans le poème, aux
instructions d’« Hésiode » à son/ses interlocuteur/s désigné/s et tire sa force de cette
superposition, comme nous le verrons plus loin.
33 Πέρσῃ. Son interlocuteur n’est interpellé qu’à la deuxième personne dans la suite du
poème, mais est introduit à la troisième dans le dernier vers du proème, comme
destinataire des enseignements d’Ego. Ses titres à remplir cette fonction ne sont pas
énoncés. On ignore encore, à ce moment des Travaux, qu’il est le « frère » de l’aède et
que ses relations avec ce dernier sont essentiellement conflictuelles. Ces
« informations » viendront plus tard. Une part considérable des travaux de la critique,
depuis bientôt deux siècles, a porté sur la reconstitution des « faits » auxquels le poème
était censé faire allusion. La querelle des deux frères, qui offre son cadre au début de la
parénèse, a tenu une place de choix dans ce débat. On a rarement douté de l’existence
réelle, c’est-à-dire historique, des deux personnages et de la réalité de leur conflit,
malgré les difficultés dans lesquelles on s’empêtrait sitôt que l’on essayait de
reconstruire les étapes de la procédure ou de mettre de la cohérence dans les
informations que le poème dispense sporadiquement sur le caractère de Persès et les
vicissitudes de ses relations avec Hésiode. Nous avons vu précédemment ce que le « Je »
du vers 10, « Hésiode » selon la tradition, comportait d’élaboration poétique. Assez en
tout cas pour que l’on ne puisse pas conclure avec certitude à la vérité factuelle des
énoncés qui concernent sa « biographie » ni remonter sans risque de son existence
poétique à la vie réelle de son auteur. Le doute est d’autant plus légitime que les
énoncés « biographiques » se prêtent davantage au propos général du discours où ils
figurent.
34 Cette observation n’est pas sans conséquences pour la question de l’existence réelle de
l’interlocuteur d’Hésiode et celle du sens et de la fonction de l’histoire qui sert
apparemment de cadre à la parénèse des Travaux. Contre l’école, très minoritaire, des
critiques qui ont soutenu que cette histoire était une fiction analogue à celles qui
servent de prétexte à nombre de compositions de la littérature sapientielle, on a avancé
essentiellement deux arguments forts : d’une part, que le récit des démêlés d’Hésiode
avec son frère aussi bien que l’insistance sur l’urgence de leur trouver une solution
montraient des particularités qui éloignaient trop la mise en situation du poème des
formes habituelles de présentation de la parole des sages ; et d’autre part que le fait,
jugé incontestable, de l’existence d’Hésiode et l’impression de vérité que dégagent les
renseignements qu’on lit aux vers 633-640 sur la vie de leur père garantissaient la

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réalité « historique » de l’existence et du nom du frère du poète. Persès, le destinataire


des parénèses contenues dans le poème, serait et ne pourrait être qu’un individu réel,
le frère du poète des Travaux, dont la mauvaise conduite aurait effectivement donné à
son frère l’occasion et la raison d’exercer un talent déjà reconnu et consacré par le prix
que lui avaient valu une ou des compositions plus anciennes. Est-ce sûr ?
35 Nous verrons plus loin quel sens il pouvait y avoir pour le poète des Travaux, compte
tenu précisément de son projet, à ne pas placer ses enseignements dans la bouche d’un
personnage fictif, d’un sage ou d’un maître des temps héroïques par exemple. Le « je »
est lié à l’ici et au maintenant ; si la prédication vaut pour le temps présent et est portée
par un sentiment d’urgence, la décision de ne pas éloigner dans un passé mythique la
personne qui la prononce mais, tout au contraire, de la confondre avec la voix même
qui profère le chant ici et maintenant est un choix poétique au même titre que celui qui
place l’enseignement de la Sagesse dans la bouche de Salomon, ou les préceptes
traditionnels de la morale commune des Grecs dans celle du centaure Chiron, le
précepteur légendaire d’Achille. Dans cette construction le « Je » qui s’adresse à Persès
n’est pas moins fictif que les personnages dont la Sagesse emprunte ailleurs la voix. Son
existence ne saurait suffire à prouver l’existence réelle du personnage qu’il présente plus
loin comme son frère et qu’il choisit ici pour être l’auditeur privilégié de ses discours.
36 De ce personnage dont l’auditoire du rhapsode n’était supposé connaître l’identité et
les liens avec le poète que si le poème avait été réellement composé pour n’être récité
qu’à Askra ou, à la rigueur, à Thespies, le nom, signifiant comme l’a montré Gregory
Nagy, suggérait aussitôt à qui l’entendait pourquoi l’aède le désignait pour être le
destinataire exemplaire de son enseignement. Il condense en effet l’essentiel de la
définition de l’entreprise héroïque dans la tradition épique. Persès est un « destructeur
de ville », comme Achille, Ulysse, Agamemnon, les Sept et les Épigones, etc. 48. Son nom
fait de lui virtuellement le héros d’une épopée du temps passé 49. Or c’est dans le présent,
institué comme nous l’avons vu par le proème, qu’Ego, l’aède, s’adresse à lui, après avoir
prié Zeus d’y garantir par son action le règne du droit. Et c’est en fonction des besoins
de ce présent dont l’essence ne sera définie que beaucoup plus loin dans le poème, aux
vers 174-178, qu’est composée toute la parénèse. Si celle-ci n’est pas placée dans la
bouche d’un Phénix ou d’un Chiron, c’est qu’elle ne vise pas à faire de Persès l’Achille
auquel ces pédagogues avaient dispensé leur savoir dans une époque de légende mais,
en dépit des inclinations naturelles symbolisées par son nom, le « héros », objet
possible d’un de ces chants par lesquels les Muses consacrent le kleos des hommes, dans
un temps qui n’est plus le temps des Héros.
37 ἐτήτυμα μυθησαίμην. L’expression a certainement été choisie par Hésiode pour
rappeler, en l’en distinguant, celle qu’utilisaient les Muses dans le proème de la
Théogonie pour définir le chant dont elles faisaient don au poète. La formule employée
par les poètes épiques à cette place dans le vers est en effet, à l’infinitif, ἀληθέα
μυθήσασθαι50, dans des contextes pragmatiques divers. La Théogonie la conserve mais en
substituant l’infinitif γηρύσασθαι à la forme attendue pour désigner une modalité
particulière de la parole divine, distinguée par le choix de ce verbe de la parole des
mortels51. Les Travaux reviennent au verbe qui sert dans la formule traditionnelle,
éclairée a contrario par la variation introduite dans la Théogonie, à désigner la parole
humaine, mais ils substituent à l’adjectif substantivé ἀληθέα l’équivalent métrique
ἐτήτυμα, dans une expression conjuguée dont la forme infinitive est attestée dans l’
Hymne à Déméter. La stricte équivalence métrique entre les trois expressions, la formule

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fondamentale et ses deux « variantes », rend plus sensibles les différences de sens
induites par la variation dans le choix des termes. Le changement du verbe, dans la
Théogonie, signale une réinterprétation de la formule homérique qui déplace
l’opposition traditionnelle, incontrôlable à vue d’homme, entre la parole vraie et la
parole fallacieuse par une réflexion, divine dans son principe 52, sur le sens et les
conditions de possibilité de toute fiction53. Dans l’Hymne à Déméter, l’emploi à quelques
dizaines de vers de distance, à l’infinitif dans les deux cas, d’ἐτήτυμα μυθήσασθαι (la
« variante ») et d’ἀληθέα μυθήσασθαι (la « forme fondamentale ») suggère d’autant plus
que cette variation est consciemment utilisée par le poète que la seconde figure, au
début d’un discours de Déméter, dans une déclaration d’intention qui introduit
précisément un « mensonge » de la déesse alors que la première appartient au récit de
l’aède, affectée de la négation (οὔ τις ἐτήτυμα μυθήσασθαι ἤθελεν οὔτε θεῶν oὔτε
θνητῶν άνθρώπων). La différence qu’on note dans l’emploi des deux expressions
correspond bien à la distinction de sens que T. Krischer a marquée entre le groupe
d’ἔτυμoς et ἀληθής. Le Narrateur, qui vient de raconter les faits tels qu’ils se sont
passés, est bien placé pour constater de l’extérieur que Déméter, dans sa quête, ne
reçoit pas de réponse adéquate aux questions qu’elle pose sur le sort de sa fille ; la
mesure de la vérité, de son point de vue, n’est pas l’expérience des interlocuteurs divins
ou humains auxquels la déesse s’adresse, mais la conformité entre les réponses que
ceux-là donnent (ou ne donnent pas) aux interrogations de Déméter et ce qu’il sait lui-
même s’être produit. Dans le deuxième passage la prétention de la déesse à être crue se
fonde sur le fait que c’est son identité et son histoire qu’elle expose et s’autorise donc
de ce que c’est son expérience qu’elle feint de rapporter sans en rien cacher 54.
L’opposition sémantique des adjectifs dans l’Hymne permet-elle d’éclairer l’expression
ἐτήτυμα μυθησαίμην dans le vers 10 des Travaux ? Partiellement seulement. Verdenius 55
écarte avec raison l’interprétation faible de West56, mais sa propre explication, qui
s’appuie directement sur les analyses de la signification d’ἐτήτυμος proposées par
Luther et Krischer sans distinguer, lorsqu’il les rapproche, la prétention à la vérité
élevée dans la Théogonie de celle que formulent les Travaux, n’est pas non plus
entièrement satisfaisante. Hésiode choisirait le terme ἐτήτυμος qui exprime une notion
factuelle de la vérité parce qu’il entend répondre aux intrigues de Persès, un homme
enclin à plier la vérité à sa guise, en se fondant sur des faits vrais ; mais comme le
propos du poème excède selon lui la querelle qui oppose le poète à son frère et porte
sur les questions plus larges de la bonne et de la mauvaise vies, Verdenius est conduit à
rappeller que « the revelation of these truths was a task imposed on Hes. by the Muses,
as appears from Th. 27-8 ». La différence des problématiques de la vérité propres à
chacun des deux poèmes et la différenciation sémantique des adjectifs ἀληθής et
ἐτήτυμος qui servait précisément à établir le sens du second s’estompent
immédiatement. Plus qu’aux mensonges que peut proférer Persès c’est à sa fausseté
congénitale, celle que signale son nom, qu’Hésiode va s’en prendre. Les vérités de fait
qu’il annonce ne sont pas des démentis opposés, devant un juge ou un jury, aux
allégations de la partie adverse, mais le rappel à la réalité d’un esprit égaré par les
coquecigrues. Les alèthea que proclament les Muses de la Théogonie condensent les
grandes régularités que la réflexion dégage après coup de la tradition poétique dans
laquelle elles étaient enfouies. Elles relèvent d’une pratique discursive analogue à ce
que nous appellerions la pensée spéculative si le mot et la chose n’étaient pas tombés
dans le discrédit que l’on sait, et elles gardent un lien étroit avec le monde poétique
d’où elles ont été extraites par la décision arbitraire des déesses. L’expérience de la

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Théogonie, nous l’avons noté en étudiant le début du proème, est présuposée par
l’Hésiode des Travaux. Mais au dixième vers du second poème les Muses dont la voix de
l’aède a désormais recueilli le savoir et l’autorité ont procédé, en se fondant sur l’acquis
de la réflexion déployée dans les récits théogoniques, à une deuxième réflexion sur la
tradition qu’elles incarnent et protègent, déplaçant du vers 5 au vers 8 le paradigme
traditionnel de la condition héroïque. Le projet qui donne sa raison d’être à cette
critique implicite des modèles épiques n’est pas encore perceptible. Mais on en devine
déjà quelque chose, malgré la forme énigmatique, ou plus exactement retenue, de
l’exposition du sujet. Cette réappropriation critique du sens de l’épopée est fonction du
temps et du lieu pour lesquels le chant nouveau est composé. Il suffit de comparer le
proème des Travaux avec celui de la Théogonie pour constater que les modalités spatiales
et temporelles de l’ouverture des deux poèmes s’opposent. L’instruction de Persès est
une affaire qui intéresse le présent, hic et nunc, δεῦτε. Le pouvoir de Zeus n’est plus
l’objet d’une récollection (voir Théogonie, v. 68-75), mais d’un appel à s’exercer dans ce
monde (ἰδὼν ᾶιών τε) en conformité avec la loi de son essence (ἰθύνει/ἴθυνε). Et la
finalité affichée du chant n’est plus, comme c’était le cas de la Théogonie (v. 104, δότε δ’
ἱμερόεσσαν ἀοιδήν), le plaisir qui répond au désir, mais quelque chose de beaucoup
plus âpre et plus urgent. La substitution d’ἐτήτυμα à ἀληθέα dans la formule héritée de
la diction homérique souligne que la parole qui s’annonce dira ce qu’il en est
réellement du monde où nous vivons à un homme, un mortel, dont le nom peut déjà
laisser penser qu’il n’en est pas conscient, prisonnier, pour le plus grand danger de ses
contemporains57, d’un idéal héroïque qui n’est bon que pour la délectation équivoque
des consommateurs d’épopées. Ce dire n’est pas théorique et son espace de référence
n’est pas le monde évanoui des héros. Il est pratique, et ordonné à la réalité effective,
celle des hommes ou des mortels d’à présent (οἷοι νῦν βροτοί εἰσι selon la formule de l’
Iliade) que les poèmes homériques « ignorent » délibérément et dont l’aède hésiodique
se propose de décrire les « lois » internes pour y enraciner les principes de vie qui lui
sont accordés.
Οὐκ ἄρα μoῦvov ἔην ’Ερίδων γένος, ἀλλ’ ἐπὶ γαῖαν
εἰσὶ δύω τὴν μέν κεν ἐπαινήσειε νοήσας,
ἡ δ’ ἐπιμωμητή διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν.
‘H μὲν γὰρ πόλεμόν τε κακòν καὶ δῆριν ὀφέλλει,
[15] σχετλίη oὔ τις τήν γε φιλεῖ βροτός, ἀλλ’ ὑπ’ ἀνάγκης
ἀθανάτων βουλῇσιν ῎Eριν τιμῶσι βαρεῖαν.
Τήν δ’ ἑτέρην προτέρην μὲν ἐγείνατο Νὺξ, ἐρεβεννή
θῆκε δέ μιν Κρονίδης ὑψίζυγος αἰθέρι ναίων
γαίης τ’ ἐν ῥίζῃσι καὶ ἀνδράσι πολλòν ἀμείνω
[20] ἥ τε καὶ ἀπάλαμόν περ ὅμως ἐπὶ ἔργον ἔγειρεν
εἰς ἕτερον γάρ τίς τε ἰδῶν ἔργοιο χατίζων
πλούσιον ὃς σπεύδει μὲν ἀρώμεναι ἠδὲ φυτεύειν
οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι ζηλοῖ δέ τε γείτονα γείτων
εἰς ἄφενός σπεύδοντ’ ἀγαθὴ δ’ ’Έρις ἥδε βροτοῖσιν
[25] καὶ κεραμεὺς κεραμεῖ κοτέει καὶ τέκτονι τέκτων,
καὶ πτωχòς πτωχῷ φθονέει καὶ ἀοιδòς ἀοιδῷ.
En vérité il n’y avait pas qu’une seule lignée de Luttes. Mais sur l’étendue de la terre
Il en existe deux. De l’une, ferait l’éloge qui l’aurait connue.
L’autre mérite le blâme. Elles sont de cœur entièrement opposées.
L’une alimente la guerre mauvaise et les batailles,
La cruelle ; aucun mortel ne l’aime, celle-là, mais c’est sous la contrainte,
Par la volonté des immortels, que l’on rend un culte à Lutte la pesante.
L’autre, la Nuit ténébreuse l’a mise au monde la première

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Et le Cronide au trône élevé, l’habitant de l’éther, l’a placée


Aux racines de la terre, bien meilleure pour les hommes.
Elle éveille au travail en dépit de lui-même jusqu’à l’homme indolent.
Car un chacun sent le besoin de travailler lorsqu’il en voit un autre,
Un riche, qui s’applique à labourer et planter
Et à faire prospérer son domaine ; et le voisin jalouse son voisin
Qui s’applique à s’enrichir. Cette Lutte-là est bonne pour les mortels.
Le potier est plein d’animosité pour le potier, le charpentier pour le charpentier,
Le gueux d’envie envers le gueux, le trouvère envers le trouvère.
§11. Eris contre Eris, aède contre aède (vers 11 à 26).
38 L’attaque de la parénèse annoncée a surpris. Comme on la prenait, en raison de l’idée
que l’on se faisait de la fonction du proème, pour un commencement absolu du discours
d’Hésiode, on s’est moins interrogé sur le lien de ce premier développement avec ce qui
précédait que sur la raison qui avait dicté au poète d’aborder sa matière par
l’affirmation soudaine qu’il n’existe pas une mais deux figures d’Eris, et l’expression
dans ces mots d’une sorte de repentir à l’égard d’une indication de la Théogonie. Suivant
l’opinion que l’on avait de la manière de travailler d’Hésiode la réponse à cette question
a varié58. Mazon, qui est justement sensible à la cohérence d’ensemble du poème, croit
qu’« au moment même de développer » les deux préceptes majeurs de sa parénèse
(« Travaille, et reste juste ») le poète « s’aperçoit » que ces principes sont susceptibles
de formulations contradictoires et que « la tradition, qui ne connaît qu’une Éris, est
dans l’erreur ». West à l’inverse, suivant la ligne d’argumentation développée par
Verdenius dans les Entretiens de la Fondation Hardt59, rejette l’idée que le discours
d’Hésiode obéisse à un plan et estime que le choix de commencer par ce thème résulte
d’une combinaison accidentelle de facteurs : un procédé de composition répandu dans
la poésie archaïque d’une part, et le fait que le poète a eu la révélation de cette doctrine
depuis la Théogonie 60. Pour Verdenius c’est le motif même de la « vérité » (des ἐτήτυμα)
qui amène Hésiode, par association mais opportunément, à entamer son propos par la
rectification de la demi-vérité contenue dans la Théogonie 61. La solution de West revient
à faire de nécessité vertu en prêtant à Hésiode et aux procédés de la composition
archaïque ce que l’ancienne critique expliquait par la pluralité des auteurs. La relation
construite par Verdenius entre le proème et la distinction des Erides est aussi ténue que
celle qui lie les vers 11-26 à la suite. L’explication de Mazon, malgré le crédit qu’elle fait
à la cohérence du projet d’Hésiode, n’est pas non plus satisfaisante, pour des raisons
dont certaines valent aussi contre les tentatives plus récentes d’articuler étroitement
ce passage avec son contexte immédiat et avec la thématique générale du poème. Si le
travail constitue bien un, pour ne pas dire le thème majeur de la parénèse, et s’il est
vrai que la bonne Eris est présentée dans les vers 17 à 26 comme « un bienfait pour
l’homme, puisqu’elle l’excite au travail », il faut néanmoins reconnaître que la figure de
la mauvaise Eris n’apparaît guère, sous les traits du moins qui la décrivent dans les vers
14 à 16, dans la suite des recommandations d’Hésiode à Persès. L’appel à travailler
s’appuie ailleurs sur d’autres considérations que la motivation éristique 62. Et s’il n’est
pas douteux que l’ordre de Zeus constitue un terme de référence dans tout le poème et
qu’il n’est pas indifférent qu’il en soit fait mention dans le premier développement qui
suit l’hymne du proème, comme l’a noté Lenz, cette récurrence thématique ne peut
suffire à expliquer qu’Hésiode commence son discours par la distinction des deux
Erides, à moins de soutenir avec Livrea la thèse excessive selon laquelle la dualité
intrinsèque d’Eris serait « la » vérité qu’apporte la prédication des Travaux et d’y
ajouter l’affirmation que cette dualité forme en quelque sorte la clef de voûte de la

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conception hésiodique de la condition humaine sous le règne de Zeus. Ces explications


souffrent toutes de ce qu’elles s’efforcent de rendre compte de l’enchaînement des
idées sans prendre en considération la place que la réflexion sur la poésie tient dans le
proème.
39 C’est au contraire en suivant le fil conducteur de cette réflexion que je me propose
d’éclairer le sens de la distinction entre les figures opposées d’Eris et le rôle qu’Hésiode
lui assigne dans l’économie de sa parénèse. Et ce que j’espère parvenir à montrer c’est
que le poème use de ce thème pour ouvrir un nouvel espace de chant à la poésie
« épique » et fonder la légitimité de son propre projet en renversant le paradigme
traditionnel du héros.
40 Le plan du passage est clair. Trois vers (11-13), redressant un théologème admis,
affirment qu’il n’existe pas une, mais deux Erides, et énoncent la loi formelle de leur
opposition ; trois vers (14-16) décrivent l’action de l’Eris guerrière et l’attitude des
mortels à son égard ; dix vers enfin (17-26) présentent l’autre Eris et célèbrent ses
bienfaits.

§12. Les deux Erides (vers 11-13).


41 οὐκ ἄρα µοῦνον ἔην ’Ερίδων γένος. On a lu dans ces mots à juste titre, me semble-t-il,
une allusion critique à la généalogie d’Eris dans la Théogonie (v. 225 à 232). Mais quelle
que soit la manière dont on entend cette « correction » il faut encore expliquer
pourquoi Hésiode commence l’instruction de Persès par un retour sur son premier
poème — et pourquoi il avait « ignoré » dans celui-là une vérité aussi importante. Si
l’on accepte l’idée que Persès est un homme que son caractère incline à régler sa
conduite sur les modèles inadaptés que lui offrent les récits épiques et qu’il incarne
ainsi ou une forme « naïve » d’écoute de la poésie ou l’effet prévisible du chant des
aèdes traditionnels, on dispose à mon avis d’une clef utile pour comprendre que son
mentor s’en prenne d’abord pour le corriger à la figure mythique d’Eris. Elle est en effet
au cœur de l’univers épique et au principe des événements auxquels les héros du temps
passé doivent leur illustration63. Or la Théogonie, comme l’ont montré, dans des
perspectives différentes, P. Pucci et H. Wismann, expose en empruntant la langue, les
procédés de composition et la forme narrative de l’épopée les « vérités » immergées
dans les fictions des poètes, au premier chef sans doute dans l’Iliade et l’Odyssée. En
revenant sur la généalogie d’Eris dès les premiers mots de son discours Hésiode renvoie
aussi implicitement, pour accuser la différence des propos, au projet qui commandait
son premier poème. La rectification porte ainsi, directement et indirectement, sur les
principes du genre épique et plus précisément, compte tenu du thème central du
proème, les normes de l’agir héroïque et les modèles d’héroïsation que celles-ci
supposent64.
42 μοῦνον... ’Ερίδων γένος. Aucune des explications proposées pour l’expression n’est
entièrement satisfaisante. Verdenius critique avec de bons arguments les traductions
qui, comme celle de Mazon, donnent à γένος une signification logique que le mot ne
semble pas avoir dans la poésie archaïque et à traiter les erides, malgré la majuscule,
comme les manifestations concrètes d’une Eris abstraite 65. Mais je ne suis pas sûr que
l’on puisse écrire comme lui que l’expression ’Ερίδων γένος est à strictement parler
illogique « for in the Th. Hes. did not yet think of a ‘race’ of ῎Eριδες ». La Théogonie

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donne à Eris une postérité assez considérable : Ponos, Lèthè, Limos, les Algea, les Husminai,
les Machai, les Phonoi, les Androktasiai, les Neikea, les Pseudea, les Logoi et les Amphilogiai,
Dusnomiè, Atè et pour finir Horkos, une large famille à laquelle le terme de genos peut très
bien s’appliquer. La signification du génitif pluriel est assurément ambiguë : Ponos,
Lèthè, etc. ne me semblent pas pouvoir être aisément désignés par le pluriel Erides qui
doit plutôt s’appliquer aux deux figures dont il est question dans notre passage 66. Mais
la référence à la généalogie d’Eris dans la Théogonie, soulignée comme West le note à
juste titre par l’emploi de genos, implique que la bonne Eris doit avoir elle aussi une
descendance dont les épopées nouvelles conteront l’action.
43 ἐπὶ γαῖαν : l’expression, en fin de vers, est soulignée, comme l’a noté Verdenius (contre
West). La terre désigne ici spécifiquement le lieu où s’exerce l’activité des hommes, par
opposition avec le monde des dieux (dont la Théogonie rapporte les guerres et les
conflits). Le « lieu » donc où la distinction entre les deux Erides a un sens.
44 ἐπαινήσειε... ἐπιμωμητή. Avant de décrire le contenu de l’opposition entre les deux
figures divines, Hésiode détermine la forme de leur contrariété en recourant à la
polarité catégorielle de l’éloge et du blâme67. Ce n’est sûrement pas un accident si la
dissociation des deux Erides, dans notre passage, prend pour point de départ une
opposition qui occupe une place centrale dans la réflexion des poètes archaïques sur
leur art. Ces vers traitent d’abord de poétique.
45 νοήσας. La rupture et l’innovation qu’implique la « découverte » d’une Eris bienfaisante
aux hommes sont signalées par le tour à l’optatif potentiel accompagné du participe
νοήσας, conditionnel, qui souligne la signification de cette invention pour la poétique
des Travaux. Hésiode, maître et dispensateur du kleos (v. 1), a su discerner 68, à côté de la
puissance que l’on blâme pour le mal qu’elle fait mais dont la présence et l’action
créent les conditions qui permettent aux héros de se distinguer, une divinité semblable
et autre à la fois, permettant elle aussi à des « héros » de se distinguer, et dont on
chanterait l’éloge si l’on était au fait de son existence et de son action.
46 διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν. L’opposition des deux entités est exprimée dans une
formule qui condense plusieurs expressions de l’Iliade sans en reproduire aucune
exactement69. Elle implique, par son sens comme par ses connotations, que leur
antagonisme est luimême une forme plus profonde d’Eris. Ce qui s’exprime dans ce
conflit, c’est l’opposition des conceptions antagonistes de l’exploit héroïque dont se
réclament Hésiode et les maîtres à penser de Perses. S’y manifeste donc le rapport
conscient que le projet poétique des Travaux entretient avec ce que nous avons appelé
jusqu’ici la tradition, c’est-à-dire les chants des poètes épiques, notamment les épopées
des cycles de Thèbes ou de Troie, et l’Iliade au premier chef. On notera que la rivalité
hargneuse des aèdes dont il est question au dernier vers de cette section des Travaux
(vers 26) exprime sans doute dans une image concrète, bien avant les jeux savants ou
populaires du Certamen et des Vies d’Homère et d’Hésiode, l’hostilité particulière qui
anime l’une contre l’autre les figures antithétiques de la Lutte, c’est-à-dire les idéaux
poétiques qu’elles incarnent l’une et l’autre. Mais on observera aussi que cet agôn des
poètes est placé sous le patronage de la bonne Eris dont l’autre, plus jeune, n’est plus
représentée que comme une forme dérivée.

§13. Lutte la cruelle.

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47 Les habitudes formelles de la disposition archaïque se conjuguent avec les exigences de


la construction intellectuelle. Si le texte revient d’abord sur celle des deux Luttes qui
mérite le blâme, c’est moins parce qu’il s’intéresse avant tout à l’autre, comme le croit
West, que parce qu’il doit construire la figure de la bonne Eris à la fois contre et à partir
de celle qui nourrit les guerres et les bagarres, l’Eris de la tradition épique dont la
Théogonie a déjà présenté la naissance et les descendants, une puissance trop bien
connue de l’auditoire des aèdes, et notamment de Persès, pour qu’il soit nécessaire de
s’attarder sur elle. Son essence et sa fonction sont définies en quelques formules
ramassées où les échos de l'Iliade permettent de reconnaître, résumées, la reprise et la
critique de la dénonciation paradoxale des maux produits par la guerre que l’on peut
tirer de l’épopée elle-même.
48 ἡ μὲν γὰρ πόλεμόν τε κακòν καὶ δῆριν ὀφέλλει. Le vers, on l’a noté 70, est modelé sur un
vers de l’Iliade (IV, v. 15, et, avec une variation déterminée par le contexte, 82) : ἤ ῥ’
αὖτις πόλεμόν τε κακòν καὶ φύλοπιν αἰνὴν ὄρσομεν (ou, 82 : ἤ ῥ’ αὖτις πόλεμός τε
κακòς καὶ φύλοπις αἰνή ἔσσεται). Cet écho n’est pas dû aux hasards de la diction
formulaire. Il s’agit d’une citation dans laquelle les répétitions littérales ne prennent
leur sens que par référence à l’épisode où le vers matriciel figure deux fois 71. L’issue du
duel entre Ménélas et Pâris, de quelque manière qu’on l’entende, laisse les dieux
apparemment maîtres de décider de la guerre ou de la paix entre des hommes qui ont
cru pouvoir s’accorder et régler leur conflit par une procédure parajudiciaire. Zeus
propose donc ironiquement à Héra de délibérer à nouveau du destin de Troie, en lui
offrant de réveiller entre les deux armées « la guerre mauvaise et la terrible mêlée » ou
d’établir entre elles des liens d’amitié. Et lorsque le débat des dieux a abouti à la
décision d’inciter le parti des Troyens à rompre le pacte par une trahison, les signes qui
accompagnent la descente d’Athéna laissent les hommes interdits et les amènent à
s’interroger sur ce qui les attend dans les termes mêmes dont Zeus s’était servi devant
les dieux. Cette scène divine est au principe des combats que raconte l’Iliade et peut
prétendre en résumer le sens ; or les vers 14 à 16 des Travaux semblent en offrir un
commentaire : le souverain des dieux lui-même présente la guerre comme un « mal » 72,
et les hommes font exactement écho à son jugement ; c’est une délibération des
immortels (ἀθανάτων βουλῇσιν73) qui provoque la reprise de la bataille contre le vœu
manifeste des mortels ; la tentative que ces derniers ont faite pour conclure la paix et
échapper ainsi à leur destin prouve bien que la guerre leur est en définitive imposée
par les dieux comme une contrainte.
49 οὔ τις τήν γε φιλεῖ βροτός. L’attitude des héros de l’épopée à l’égard de la guerre est
double. S’il est vrai qu’ils n’ignorent ni l’horreur ni la lassitude du combat, l’Iliade les
montre aussi en proie au regret, au désir ou à la joie de la bataille. On trouvera dans le
commentaire de West74 quelques citations significatives auxquelles on pourrait ajouter
XVI, v. 207 s., dans la harangue d’Achille aux Myrmidons : νῦν δὲ πέφανται φυλόπιδος
μέγα ἔργον, ἓης τò πρίν γ’ ἐράασθε, et surtout, à cause de l’intervention d’Eris, XI, v.
13 s. : τοῖσι δ’ ἄφαρ πόλεμος γλυκίων γένετ’ ἠὲ νέεσθαι... φίλην ἐς πατρίδα γαῖαν.
L’affirmation est incompréhensible si on la prend au premier degré. Hésiode n’ignore
pas ces passages de l’Iliade ni tout ce qui dans le reste de la tradition épique dément
apparemment sa proposition. Mais il prend appui sur ce que la présentation qu’Homère
fait de la guerre comporte déjà de réflexion critique pour en radicaliser les
implications. Le monde des héros, dans son ambiguïté poétique, ne doit pas constituer
un modèle pour les mortels d’à présent. Le temps des verbes φιλεῖ et τιμῶσι est

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essentiel en raison même de son ambivalence : une vérité générale assurément qui,
lorsqu’on sait entendre, trouve sa confirmation jusque dans les récits de l’épopée, mais
aussi une vérité qui concerne le présent. Dans ce présent il est mystificateur et
dangereux de glisser du plaisir que l’on prend à écouter un aède chanter les faits
d’arme du passé à l’illusion que c’est au combat même que l’on prend plaisir, à
confondre, en d’autres mots, le réel et la littérature. Or les usages sociaux de la poésie
épique impliquent au moins la possibilité de ce glissement, comme l’indique le nom si
inquiétant de Persès. D’où sans doute la brutalité paradoxale de la dénégation, et de la
rectification, contenues dans le vers 15.
50 ὑπ’ ἀνάγκης. Verdenius commente pertinemment ce tour que l’Iliade n’emploie pas
mais que l’Odyssée applique trois fois, dans des vers pratiquement identiques, à
Pénélope, contrainte par les Prétendants d’achever son tissage contre son gré (καὶ οὐκ
ἐθέλουσ’)75. Le substantif dans son emploi quasi verbal exprime une fois dans l’Iliade
l’idée que la guerre s’impose aux hommes par une contrainte qui leur est extérieure ;
dans le XXIVème chant Priam indique à Achille la durée de la trêve qui serait nécessaire
aux Troyens pour célébrer les funérailles d’Hector : neuf jours de lamentations, un
dixième jour consacré aux obsèques et au banquet funèbre, le onzième à l’édification du
tertre, τῇ δὲ δυωδεκάτῃ πολεμίξομεν, εἴ περ ἀνάγκη (v. 667). Le mot est mis en relief
par le fait qu’il est le dernier que Priam adresse à Achille.
51 Ἒριν... βαρεῖαν. West cite à juste titre Iliade XX, v. 55. La référence, dans le vers
d’Hésiode, ne se limite pas à la reprise d’une expression d’Homère. Elle implique sans
doute une allusion à l’épisode qui forme le contexte de l’expression citée : le prélude de
la Théomachie 76. Descendus de l’Olympe pour obéir à Zeus les dieux mettent aux prises
les deux armées et font éclater dans leurs propres rangs un conflit écrasant, ὣς τοὺς
ἀμφοτέρους μάκαρες θεοὶ ὀτρύνοντες σύμβαλον, ἐν δ’ αὐτοῖς ἔριδα ῥήγνυντο βαρεῖαν.
Hésiode déplace l’expression d’Homère des dieux « bienheureux » aux mortels qui
portent le « poids » du conflit.
52 τιμῶσι. Le choix de ce verbe suggère que le vers dit plus que ce que les commentateurs
admettent ordinairement (West : « by their actions » ; Verdenius : « not ‘honour’but
‘cultivate’ », qui est sûrement trop réducteur). Les hommes ne rendent pas seulement
un culte à l’Eris pesante « par leurs actions », c’est-à-dire en guerroyant sous la pression
de la nécessité que leur ont imposée les dieux77. Ils le font aussi par la célébration
trompeuse de la guerre à laquelle se complaisent leurs poètes lors même que leur
langage en dit l’horreur. Le verbe τιμῶσι rend manifeste cette contradiction entre
l’expérience des mortels et les chants qui la travertissent. La démystification des
modèles de la poésie traditionnelle prend appui sur le réel (ἐτήτυμα, v. 10).

§ 14. Une Lutte bonne pour les mortels (vers 17-26).


53 Si la dénonciation de l’Eris funeste est dans son fond une critique du paradigme
héroïque qui voue l’épopée traditionnelle — fût-ce à son corps défendant — à célébrer
la puissance destructrice de la guerre, la mise au jour d’une autre Eris opposée à celle-là
a la signification d’une révolution dans les normes sociales qui régissent la production
et la réception des chants. Dix vers esquissent le nouveau paradigme héroïque
qu’Hésiode présente à Persès pour le détourner des modèles de conduite empruntés
aux héros des guerres de Thèbes et de Troie.

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54 La disposition thématique de cette unité est intéressante :

la naissance d’Eris (17)


A.
sa place dans l’ordre de Zeus (18-19 a)

a) sa valeur pour les hommes : ἀμείνω (19 b)


b) incite l’inactif au travail par le spectacle du (20-21)
B. c) riche qui s’applique à ses travaux (22-23a)
b’) émulation entre voisins (23b-24a)
a’) valeur de cette Eris pour les mortels : ἀγαθή (24b)

animosité mutuelle des artisans (25)


C.
envie mutuelle des mendiants et des poètes (26)

55 Au centre, une amande dont le noyau est constitué par le tableau de l’homme riche qui
s’applique avec ardeur à sa tâche, et la couronne externe par l’affirmation de la valeur
positive de cette Eris pour les hommes. Entre les deux, maillon essentiel du discours, un
anneau dont la substance thématique tourne autour de l’ardeur et du zèle suscités par
l’émulation.
56 Cette partie forme le cœur du message. Elle est construite autour de l’image du
« héros » de l’épopée nouvelle que promettent les Travaux, l’homme riche que sa
prospérité distingue aux yeux de ses voisins et dont l’activité aussi bien que les succès
répondent au dessein de Zeus et peuvent être donnés en modèle à la communauté. Il
n’a pas à craindre que son opulence, fruit légitime de son travail, lui vaille d’être
corrigé ni flétri78. La considération qui l’entoure et l’émulation qu’il suscite offrent aux
Muses prétexte et matière pour leurs chants.
57 À dire vrai les exploits de cet Achille nouveau forment déjà, sous l’aspect
programmatique d’une parénèse, le sujet principal du poème à partir du vers 383. Il n’y
a plus à les chercher du côté des πολεμήϊα ἔργα de la tradition épique ; ils
s’accomplissent dans les travaux des champs, labour, plantation, mise en valeur du
domaine : ἀρώμεναι, φυτεύειν, οἶκον εὖ θέσθαι.
58 ἐπὶ ἔργoν ἔγειρεν. L’expression n’est pas attestée par ailleurs mais on y repère
néanmoins les traces d’une reprise consciente, polémique, de la langue des aèdes. Elle
permet en effet d’étudier, comme l’a vu Broccia79, le renversement de sens qu’Hésiode
impose à l’idiome et aux valeurs de l’épopée guerrière. Dans l’Iliade ἐγείρω a pour
complément des termes qui relèvent du vocabulaire de la guerre : πόνον (V, v. 517 s.,
avec comme sujet Apollon, Arès et Eris), φύλοπιν αἰνήν, πόλεμον ἀλίαστον, μένος μέγα,
ὀξὺν Ἄρηα, νεῖκος, ou des personnes que le sujet, souvent divin, anime au combat. La
substitution d’ἔργoν à ces mots ou à ces expressions annonce, mais sans l’expliciter
encore, la refonte de la poétique traditionnelle. Le domaine de référence du substantif
n’est pas défini lorsque ce dernier est introduit au vers 20, et il ne l’est pas non plus au
vers suivant, lorsque la reprise d’ἔργον au génitif souligne d’avance l’importance
thématique du mot. La construction en anneaux des vers 19 b à 24 confère après coup à
ἔργoν son sens spécifique et son champ d’application dans le reste du poème 80. Par lui-
même, on le sait, il ne désigne pas dans la tradition poétique 81 le travail ni la forme
privilégiée du travail qu’est le travail agricole. Il peut s’appliquer à tous les « travaux »

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ou exploits, notamment aux « travaux guerriers » (les πολεμήϊα ἔργα de l’Iliade 82), 'qui
sont le thème constant des épopées. C’est ainsi que Phénix, dans l’Iliade, désigne
simplement comme un ἔργoν la matière de son récit paradigmatique83 et que Pénélope,
dans l’Odyssée84, définit le chant des aèdes par l’enchantement qu’il produit sur ceux qui
l’entendent (θελκτήρια) et par sa matière, les erga des dieux et des hommes (ἔργ’
ἀνδρῶν τε θεῶν τε, τά τε κλείουσιν ἀοιδοί). Ces « travaux » ne sont pas ceux
qu’Hésiode propose à l’imitation de Persès. Mais le terme générique définit la forme de
ce qui peut faire dans l’épopée l’objet ou la matière d’un chant.
59 Dans notre passage la première moitié de l’anneau « b » (v. 20 s.) joue de cette
indétermination du contenu de l’ergon que suscite la bonne Eris. Ce labeur se présente
encore initialement comme celui de l’épopée, une tâche dont l’accomplissement offre
matière à un récit éventuel.
60 On a rapproché à juste titre, malgré la différence de leurs dérivations, le mot avec
lequel il est mis en opposition dans le vers d’Hésiode, άπάλαμος 85, de l’adjectif
ἀπάλαμνος employé une fois par le poète de l’Iliade, dans une comparaison du
cinquième chant (v. 597-600 : Diomède frissonne [596] et recule devant Arès comme un
homme, frappé d’impuissance, s’arrête et bat en retraite devant les remous d’un fleuve
en crue : ὡς δ’ ὅτ’ ἀνὴρ ἀπάλαμνος... στήῃ ἐπ’ ὠκυρόῳ..., ἀφρῷ μορμύροντα ἰδών,
ἀνά τ’ ἔδραμ’ ὀπίσσω, ὣς τότε Τυδεΐδης ἀνεχάζετο86) Il est assurément tentant de lire
dans l’emploi par Hésiode de cet adjectif repris quelquefois par la suite chez les poètes
une allusion à ce passage d’Homère ou, à tout le moins, une référence à la langue et aux
thèmes de l’épopée homérique.
61 L’action d’Eris est encore définie ici d’une manière très générale : l’étendue de sa
puissance se mesure aux changements qu’elle produit, semblable à celle d’Athéna qui
permet à Diomède de surmonter même l’impuissance inévitable du mortel devant le
dieu de la guerre, et de le pousser à l’action là où en droit aucune action n’est possible.
Elle est le principe qui suscite l’« exploit », sans qu’il soit possible de dire en quoi ce
dernier consiste, sinon qu’il doit s’opposer à celui que suscite sa sœur sinistre.
62 ἔργοιο χατίζων. Le vers 21 prolonge l’énigme, mais il décrit néanmoins la modalité
selon laquelle la déesse exerce sa puissance : par le regard que les hommes portent les
uns sur les autres, ou plutôt, que l’un porte sur un autre dont nous ne savons pas encore
qui il est ni ce qu’il fait, et le besoin d’ergon que cette vue fait naître chez le premier.
Solmsen, West et Verdenius éditent ou recommandent la leçon χατίζων en s’appuyant
sur des arguments de critique textuelle et d’interprétation. Comme l’indicatif que
retient Mazon se construit plus aisément West est justifié de soutenir qu’il constitue la
lectio facilior. Mais pour que le participe fournisse un sens satisfaisant à son gré West
réduit l’expression ἔργοιο χατίζων à n’être que le substitut métriquement utile de
l’adjectif άεργóς, et affirme, appuyé par Verdenius, que χατίζω ne peut pas signifier
« éprouver le besoin » d’une chose que le sujet peut se procurer librement 87. C’est aller
trop loin. Le verbe implique toujours, dans l’Iliade comme dans l’ Odyssée, que la
privation d’où naît le besoin est perçue comme telle par celui qui en est affecté. Le
participe ne peut donc pas être simplement l’équivalent de l’α- privatif d’ἀεργός. Il faut
dissocier la question du choix de la leçon transmise de celle du sens du verbe χατίζω.
Bâtie sur le même modèle que la formule odysséenne νόστοιο χατίζων88 l’expression
ἔργοιο χατίζων doit signifier « manquant », c’est-à-dire « sentant le manque » ou
« éprouvant le besoin d’ergon ». La traduction de Mazon, dans son élégance, force sans

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doute un peu le sens, mais elle a le mérite de conserver la valeur subjective et


dynamique de l’expression hésiodique.
63 La préférence pour la lectio difficilior favorise le participe. On adopte alors la
construction proposée par Hoekstra et défendue par West. La phrase, suspendue après
χατίζων, trouve sa résolution avec le verbe principal, ζηλοῖ, au vers 23 : « car un
chacun, sentant le manque d’ergon quand il en voit un autre, un riche qui s’applique à
labourer, planter et faire prospérer son domaine, jalouse, voisin, son voisin qui
s’applique à s’enrichir ».
64 La correspondance entre la première et la deuxième moitiés de l’anneau « b » donne
son contenu à l’ergon indéterminé des vers 20 et 21. Le sentiment de manque
qu’exprime χατίζων trouve son corrélat dans l’émulation jalouse qu’exprime ζηλοῖ. L’
ergon de l’autre, dont la vue suscite la conscience d’un manque chez celui qui l’observe,
se révèle être l’application à s’enrichir qui provoque la jalousie positive, c’est-à-dire
motivante, de voisin à voisin. Or cette application même, qui constitue le terme
corrélatif dans b’ de l’ ἔργοιο de b, se traduit par des actes concrets qu’énoncent les vers
22 et 23 a (ἀρώμεναι ἠδέ φυτεύειν οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι), comme les πολεμήϊα ἔργα du
héros de l’Illiade sont faits d’un ensemble d’actes précis qui forment sa compétence
propre de guerrier. Il suffit de voir ce qu’Hector répond aux paroles de défi d’Ajax (VII,
v. 234-241) :
Αἶαν διογενὲς.../μή τί μευ ἠΰτε παιδòς... πειρήτιζε,
ἠὲ γυναικός, ἣ οὐκ οἶδεν πολεμήϊα ἔργα.
αὐτὰρ ἐγὼν εὖ οἶδα μάχας τ’ ἀνδροκτασίας τε
οἶδ’ ἐπὶ δεξιά, οἶδ’ ἐπ’ ἀριστερὰ νωμῆσαι βῶν
ἀζαλέην, τό μοι ἔστι ταλαύρινον πολεμίζειν.
οἶδα δ’ έπαΐξαι μόθον ἵππων ὠκειάων.
οἶδα δ’ ἐνὶ σταδίῃ δηΐῳ μέλπεσθαι Ἄρηϊ.
65 Cette compétence et ces travaux valent au héros iliadique, lorsque les dieux le lui
accordent, la suprématie et la victoire qui nourrissent son kleos 89. Ils définissent sa
valeur et justifient le récit que l’on fait de ses exploits. Sous la domination de l’autre
Eris le principe de la distinction du « héros » demeure formellement le même, mais le
contenu des ἔργα qui fondent la réputation de l’homme valeureux s’inverse.
L’équivalent de la victoire sur le champ de bataille, c’est la richesse acquise dans le
travail des champs. Le verbe qui exprime l’application à s’enrichir sert d’ailleurs
plusieurs fois dans l’Iliade à exprimer l’ardeur avec laquelle des guerriers s’appliquent
au combat, σπεύδειν.
66 Le contenu « nouveau » de l’ergon dont les Travaux se proposent de chanter la valeur en
rivalisant avec les bardes de la tradition homérique (et des traditions épiques pré-
homériques ou épichoriques90,) défini dans son principe par les vers que nous venons
d’examiner, est pris en compte dès le début de la parénèse proprement dite, aux vers
27 s. : ὦ Πέρση, σὺ δὲ..., μηδέ σ’ ’Έρις κακόχαρτος ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι κτλ. Nous
reviendrons plus loin sur ces vers.

67 J’ajouterai encore deux remarques.


1. l’argument invoqué par Verdenius pour soutenir que χατίζω ne doit pas avoir le sens
d’« éprouver le besoin de », à savoir qu’on ne voit pas le verbe employé en ce sens ailleurs

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lorsque la satisfaction du désir ou du besoin dépend du sujet, ne demeure pas tout à fait sans
réponse dans notre interprétation du passage. Il est bien clair, en premier lieu, que ce
« besoin » n’est pas naturel et spontané mais qu’il est suscité par l’action de la bonne Eris qui
le satisfait en l’éveillant ; et si, d’autre part, la signification de ce motif est essentiellement
« poétique », comme je crois qu’elle l’est, on doit penser au parallèle qu’offrent, dans l’Iliade,
les scènes qui montrent des héros pleins du désir d’agir qu’un dieu a fait naître en eux : on
songera notamment au dialogue du grand et du petit Ajax au début du XII ème chant (vers 66 à
82).
2. Les implications de ce renversement ne sont pas tout de suite développées. Hésiode y revient
plus loin, dans la parénèse qui précède et introduit la description des « travaux » auxquels
Persès doit se consacrer s’il veut s’enrichir91. L’homme juste qui fait le choix d’écouter la
voix de bon conseil et d’acquérir sa richesse non par le pillage — comme les héros de
l’épopée — mais par son travail verra son excellence reconnue et célébrée parmi les hommes
comme parmi les dieux. C’est que le travail, ce travail, n’est pas objet de blâme, mais de
louange (v. 311 ss.) :
ἔργον δ’ οὐδὲν ὄνειδος, ἀεργίη δέ τ’ ὄνειδος
εἰ δέ κεν ἐργάζῃ, τάχα σε ζηλώσει ἀεργóς
πλουτέοντα πλούτῳ δ’ ἀρετὴ καί κῦδος ὀπηδεῖ.
68 On voit aussitôt ce qui oppose consciemment le système de valeurs, le modèle
d’excellence et le projet poétique, des Travaux, à celui des héros de l’Iliade dont les
labeurs sont suscités par l’Eris « blâmable » (v. 13). Lorsqu’Achille justifie, devant les
ambassadeurs d’Agamemnon, sa décision de se retirer du combat, il observe qu’aucune
charis ne le paie des peines qu’il a prises à combattre sans cesse et il précise sa pensée
(IX, v. 318-321) :
ἴση μοῖρα μένοντι, καὶ εί μάλα τις πολεμίζοι
ἐν δὲ ἰῇ τιμῇ ἠμὲν κακòς ἠδὲ καὶ ἐσθλός,
κάτθαν’ ὁμῶς ὅ τ’ ἀεργòς ἀνὴρ ὅ τε πολλὰ ἐοργώς.
Οὐδέ τί μοι περίκειται, κτλ.
69 L’indistinction que la politique d’Agamemenon introduit entre le kakos et l’esthlos ôte
toute justification à l’ergon, puisque seule la consécration sociale de la valeur distingue
des mortels que leur condition voue également à la mort. Les propos d’Achille
montrent que le lien qui doit unir la valeur d’un homme à son ergon est formellement
identique à ce qu’il est dans le poème d’Hésiode. Mais le contenu en est inversé. Pour le
héros de l’épopée « traditionnelle » l’ergon méritoire est de combattre et l’aergos est
celui qui ne participe pas ou qui ne vaut rien au combat92. Pour Hésiode, c’est l’inverse.
L’aergiè de l’ Iliade devient l’ ergon des Travaux et réciproquement. On comprend
qu’Hésiode ait besoin d’affirmer que l’ergon au sens qu’il donne désormais à ce mot
n’est pas un sujet d’opprobre, mais d’éloge : il y va de la possibilité même de son épopée
du travail, et des modes de valorisation sociale qui lui sont associés. Et tout
naturellement le statut héroïque d’un homme ne se définit plus par l’imminence d’une
mort choisie, mais par la capacité à ne pas être la victime du sort qui est inévitablement
promis au fainéant : la faim et la mort qu’elle entraîne. La mort n’est plus également
promise à l’aergos et au poll’ eorgôs.

§15. Genèse de la bonne Eris (vers 17-19).

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70 Avant et après la présentation du nouveau paradigme de l’ergon héroïque, deux unités :


l’une, pour l’introduire, recourt au langage et aux tours de la Théogonie (vers 17 à 19) ; la
deuxième en développe le sens et les implications (vers 25 et 26).
71 Commentant la notice généalogique de la nouvelle divinité, West observe que la
mauvaise Eris étant connue comme une fille de Nuit et la bonne étant supposée être sa
sœur « there was no other reason to make her too a daughter of Night ». L’explication
laisse le lecteur sur sa faim. La bonne Eris est tirée conceptuellement de la mauvaise,
parce que la poésie dont elle figure le projet et la possibilité se définit à partir de, et
contre, celle que représente la mauvaise Eris. D’où, pour l’introduire, l’emploi dans ces
trois vers d’adjectifs à suffixe différentiel (ἑτέρην et προτέρην) et du comparatif
ἀμείνω. La relation fraternelle implicite, à l’image de celle qui unit et oppose l’aède au
destinataire affiché de sa prédication, permet d’exprimer l’appartenance des contraires
à un même axe sémantique — ou de construire l’altérité par différentiation interne du
même. S’il est vrai qu’Hésiode entend changer le paradigme thématique qui gouverne
la tradition épique, les Muses qui lui prêtent leur voix sont celles de cette tradition
même.
72 Le lien qui noue la poésie épique à la figure d’Eris est, nous l’avons noté plus haut,
étroit. Mais il se peut que, dans les Travaux, la filiation nocturne des deux Erides n’ait pas
seulement pour explication l’aspect sinistre de la personnification du conflit à l’œuvre
dans les récits de la tradition. Si c’est bien de poésie qu’il est d’abord question dans ces
vers, on ne manquera pas de songer qu’il existe une sorte de lien thématique, dans
l’épopée homérique aussi bien que dans la Théogonie, entre le jeu poétique et la nuit 93.
Cette association doit peut-être quelque chose aux circonstances de la production des
chants. Il fait nuit quand les envoyés d’Agamemnon trouvent Achille occupé à jouer de
la lyre en chantant les klea andrôn. C’est dans la nuit que nous entendons les Muses
s’éloigner de l’Hélicon en célébrant les dieux. Et, comme on le sait, c’est au cours d’une
veille nocturne prolongée qu’Ulysse conte aux Phéaciens ses aventures 94.
73 De quelque manière que l’on comprenne cette corrélation, on est frappé par la
dissociation — certainement significative, si l’on en juge par les exemples de la
Théogonie — entre la genèse nocturne de la bonne Eris et la fonction diurne que lui
assigne le fils de Cronos dans le monde sur lequel il règne 95. Si nous avons raison de
penser que la distinction des deux Erides a pour propos de substituer, par une reprise
critique de la tradition, un nouveau paradigme au paradigme héroïque de l’épopée, la
communauté d’origine des deux divinités souligne l’identité de la forme poétique
héritée tandis que la dissociation introduite entre la naissance et la fonction signale le
domaine de validité du critère utilisé pour poser la supériorité de la « nouvelle » Eris
sur sa cadette mieux connue : c’est la sphère, diurne, du monde où l’on travaille. La
réflexion porte sur les effets sociaux de la poésie et des modèles de conduite qu’elle
promeut.

§16. Artisans, mendiants et poètes (vers 25 s.).


74 Deux vers prolongent la célébration des vertus de la bonne Eris et du héros de l’épopée
nouvelle. Il faut surtout se garder de les condamner, avec Bona Quaglia, au motif que le
ressentiment et l’envie auraient mal leur place dans le monde de la bonne Eris 96. Ils sont

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intéressants à plus d’un titre pour notre interprétation, et je doute qu’on puisse réduire
leur substance à la pure reproduction de proverbes traditionnels.
75 Les activités (erga) d’abord dont ils traitent. Potier, menuisier, barde et mendiant se
trouvent tous associés, d’une manière ou de l’autre, dans la représentation de la société
qu’offrent les poèmes homériques. Les trois premiers appartiennent à la classe de ces
dèmioergoi dont le savoir-faire sert aux « rois » maîtres des oikoi. De ceux-là l’Odyssée dit
qu’on s’empresse à les chercher97. Le quatrième vient de son propre chef. Ils vivent
autour de l’oikos et leur activité dépend de la prospérité du domaine, ou plutôt des
domaines, qu’ils visitent. À ce titre l’influence bénéfique d’Eris se fait sentir dans leur
ergon propre 98 par une sorte de rayonnement à partir de l’activité centrale de
l’agriculteur acharné à s’enrichir. On peut donc supposer que c’est à leur situation
socio-économique qu’ils doivent d’abord d’être tous les quatre nommés ici.
76 Mais ces deux vers ne servent pas qu’à prolonger, par une sorte d’extension de son
champ d’action, la célébration de la puissance d’Eris. Ils en précisent la signification par
leur forme aussi bien que par leur thème, étroitement ajustés. Les allitérations et les
assonances ont été trop souvent relevées pour qu’il soit nécessaire de les recenser ici
une nouvelle fois. Il n’est pas inutile en revanche de s’arrêter un instant sur la façon du
couplet pour comprendre le propos de l’aède.
77 Les deux verbes entretiennent assurément des rapports phoniques avec leur
environnement, mais leur répartition entre les deux vers n’est pas due qu’à la
recherche de ces effets. (φθονέω est plus fréquemment attesté dans l’Odyssée que dans l’
Iliade tandis que l’inverse est vrai de κοτέω. Et surtout les formes sous lesquelles le
phthonos se manifeste dans l’épopée comportent en général une expression verbale (y
compris, sans doute, dans les vers 55 et 56 du IVème chant de l’Iliade) tandis que les
manifestations du kotos ne semblent pas normalement inclure de discours. Potiers et
menuisiers agissent en silence, mendiants et poètes parlent pour vivre.
78 Mais le jeu ne se borne pas là. Rüdiger Schmitt99 a montré que le lien sémantique entre
l’activité du tektôn et celle de l’aède, manifeste dans l’expression pindarique ἐπέων
τέκτονες, prolongeait une tradition ancienne de la poétique indo-européenne. On
construit un chant comme on construit un char ou un navire100. L’association dans le
passage de l'Odyssée précédemment cité 101 du charpentier/menuisier et du poète n’est
pas, on l’a déjà noté, accidentelle. L’image est particulièrement pertinente dans des
vers dont la facture est aussi recherchée.
79 Le potier n’a pas apparemment les mêmes titres poétiques. Il est possible néanmoins
que la comparaison de son travail avec la production des chants ou l’invention des
récits ne soit pas non plus sans appuis dans la tradition. Il est question de lui une fois
dans l’épopée (Iliade XVIII, v. 599 ss.). Pour décrire l’une des deux formations de danse
que les jeunes gens adoptent dans la dernière scène figurée sur le bouclier d’Achille, le
poète la compare au geste d’un potier qui lance son tour à vide pour en essayer le
fonctionnement. L’image prend un sens plus fort si l’on conserve la phrase
qu’Aristarque, selon Athénée, a fait disparaître des éditions 102. L’artisan est alors
l’analogue de l’aède dont le chant et l’accompagnement instrumental (ἐμέλπετο...
φορμίζων) entraînent les danseurs. Son outil, le tour, est « bien ajusté dans ses mains »
(ἄρμενον ἐν παλάμῃσιν). L’expression est appliquée dans l’Odyssée à la hache que
Calypso donne à Ulysse pour couper les madriers qu’il ajointe dans son esquif 103. Son
utilisation dans les deux contextes signale une contiguïté de sens intéressante entre des

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artisans, charpentiers et potiers, dont la qualité de l’outillage garantit l’exactitude de


l’ouvrage. La poterie peut aussi, comme la menuiserie, offrir des points de comparaison
avec le travail des poètes, mais en en éclairant un aspect différent. Le modelage des
récits, à la différence de la construction du poème ou de l’ajustage des mots, offre sa
métaphore, dans la poétique archaïque, à l’invention du narrateur, et tend à se colorer
d’une nuance péjorative. Le verbe πλάσσω et ses composés peuvent en effet s’appliquer
au travail de la langue aussi bien qu’au modelage de l’argile 104. Ces proximités
sémantiques sont-elles attestées avec une constance suffisante dans la tradition
archaïque pour qu’on puisse y reconnaître un thème et être sûr qu’Hésiode entendait,
par exemple, suggérer par l’évocation des potiers cette part ambiguë de l’activité
poétique qui fait de l’aède un fabricateur d’histoires ? Je suis tenté de le croire. Si le
kerameus est le représentant de l’activité fictionnelle du poète (par opposition au
τέκτων qui désigne l’autre pôle du travail poétique), le jeu des correspondances et des
allusions, dans les vers 25 et 26, en est singulièrement éclairé. D’une part la polarité
certaine, j’y reviendrai dans un instant, des deux métiers artisanaux fait alors écho à ce
que les Muses, dans la Théogonie (v. 27 s.), disent à Hésiode de leurs pouvoirs. D’autre
part les deux vers trahissent dans leur dessin un parallélisme dont les références
poétiques donnent la clef : le potier a l’art de modeler des figures trompeuses 105 qui
ressemblent à la réalité comme le mendiant, selon l'Odyssée, sait contrefaire la vérité
pour plaire à son auditoire lorsque le besoin le presse. Dans le carré des dèmioergoi le
potier a des affinités avec le mendiant comme le menuisier en a avec l’aède.
80 Le choix des métiers d’artisans mentionnés dans le vers 25 est très certainement
commandé par la volonté de réunir les arts opposés, et complémentaires, que patronnent
Héphaïstos d’une part, Athéna de l’autre106. Or, parmi les arts qui font usage du feu, il
est notable que ce soit le potier, et non le forgeron (qui se prêtait aussi bien à
l’hexamètre), qu’Hésiode a retenu : le chalkeus est plus noble que le kerameus, et il a le
défaut grave pour notre passage d’être surtout connu dans la tradition épique pour son
habileté à forger les armes et de s’y être illustré au moins une fois par la fabrication du
Bouclier d’Achille, emblème de la capacité qu’a l’art — et sans doute la poésie 107 — de
créer l’illusion du réel. Du côté d’Athéna, ce ne sont pas les travaux de la toile, affaires
de femmes, que le poète compare implicitement avec l’activité du poète, mais ceux du
charpentier, une tâche d’hommes à laquelle les héros ne dédaignent pas de s’appliquer
et dont les connotations poétiques sont anciennes108. La structure du vers 25 est ainsi
plus complexe qu’il n’y paraissait à première lecture. On doit, pour la déchiffrer,
prendre en compte quatre termes, et non point deux : métallurgie vs. poterie (ou si l’on
préfère « bronze » vs. « terre ») du côté d’Héphaïstos ; menuiserie vs. tissage du côté
d’Athéna. Dans le premier hémistiche, le choix favorise le terme le moins valorisé
socialement du point de vue de l’épopée guerrière pour symboliser la face négative,
trompeuse, des arts du langage, tandis qu’il se porte sur le terme noble (c’est-à-dire
masculin109) dans le second pour figurer la face positive de l’activité du poète.
81 Restent les jalousies du dernier vers. L’Odyssée tourne trop autour des contiguïtés
ambiguës entre aèdes et mendiants pour qu’il soit besoin de s’étonner de leur
rapprochement ici110. Les aèdes ne s’y démarquent qu’imparfaitement des vagabonds
qui tirent leur subsistance de l’habileté avec laquelle ils savent faire usage de leur
langue — sans s’embarrasser de scrupules intempestifs lorsque leur nourriture ou leur
vêtement dépendent du plaisir que leurs récits sont susceptibles de procurer à ceux qui
en disposent111.

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82 Les uns et les autres y sont concernés par le phthonos, qu’ils en soient le sujet ou l’objet.
Ce thème tient, on le sait, une place notable dans la scène qui oppose Ulysse à Iros au
début du dix-huitième chant112. Mais il affleure aussi dans celle qui met aux prises
Pénélope et Télémaque dans le premier chant du poème. À sa mère, qui reproche à
l’aède d’avoir choisi dans son répertoire un chant douloureux pour elle, Télémaque
demande (I, 346 s.) : τί τ’ ἄρα φθονέεις ἐρίηρον ἀοιδòν τέρπειν ὅππῃ οἱ νόος ὄρνυται ;
La protestation de Pénélope peut être comprise comme une manifestation de phthonos
poétique à l’égard d’une tradition épique concurrente. Au chant de Phémios la reine
oppose implicitement un autre chant qui illustrerait le kleos d’Ulysse au lieu de le
ternir ; à la nouveauté qui enchante l’auditoire (pervers) du palais, la tradition
autorisée par toute la Grèce (disons par exemple l’Iliou persis ou la Petite Iliade). Son
intervention peut être décrite par son fils dans des termes identiques à ceux qu’Ulysse
applique à l’attitude d’Iros, le mendiant attitré du canton, envers lui, le « nouveau
venu ». Ces ressemblances entre les comportements des uns et des autres trouvent
leurs racines, comme l’a bien vu Svenbro, dans la dépendance où sont les aèdes à
l’égard de ceux qui les emploient. Elles sont assez inquiétantes pour que l’Odyssée
s’efforce d’en circonscrire les effets sans y parvenir tout à fait 113. Or l’un de ces effets
pervers est précisément de rendre incertaine la frontière qui sépare les « vérités » du
poète des inventions intéressées de l’errant, faute de pouvoir dissocier
l’émerveillement que produit le savoir-faire du « charpentier » des sortilèges de la
fiction. Pour départager Phémios et Pénélope, le poète de l’Odyssée fait conter au héros
ses aventures, incroyables lorsqu’elles sont « vraies », mensongères lorsqu’elles sont
probables. L’auditoire poétique de la Phéacie consent à faire coïncider enchantement et
persuasion. Mais ses auditeurs « réels », Eumée et Pénélope, refusent de croire la
« vérité » qui justifie les fictions dont ils s’émerveillent. Et lorsque le héros a finalement
fait place nette pour qu’on le re-connaisse, le chant que lui promet Phémios n’a pas la
garantie d’être plus vrai que celui qu’il chantait au gré des Prétendants, et Pénélope ne
le reconnaît pas.
83 Hésiode tire d’une certaine façon les conséquences de cet échec. La rivalité des aèdes
est le médium et la condition de leur activité, c’est-à-dire de leur survie, en même
temps que de la renommée de ceux qui les entretiennent et qu’ils entretiennent en
retour de leurs talents. Dans ce médium la vérité de leur parole est aléatoire comme
celle des mendiants dont ils partagent — dans l’âge de fer — la précarité et la dépendance
à l’égard des puissants. Il est vrai sans doute qu’on les recherche pour le plaisir qu’ils
dispensent114 tandis qu’on redoute de voir les autres venir gâcher la joie du festin dont
ils sont l’ornement115. Mais les conditions ne sont pas si nettement tranchées, comme le
rappelle dans les Travaux la fable du rossignol et de l’épervier (v. 201 - 211). L’aède qui
enseigne à son héros, Persès, la manière d’échapper au destin du mendiant appartient à
une corporation où l’on chante sous l’empire de la force et du besoin.
84 La dissociation des deux Erides s’achève sur l’image de l’envie qui anime les poètes les
uns contre les autres pour le plus grand plaisir sans doute d’un auditoire avide de
nouveautés116. Se confirme ainsi que c’est bien d’une réflexion sur les thèmes et les
enjeux de la poésie qu’il est question dans ces vers. Mais qui sont ces aèdes ? Proches
des mendiants auxquels le vers les associe, dans un poème qui fait de la condition du
πτωχός le pire destin pour un homme, doit-on penser qu’Hésiode se compte parmi
eux ? L’ainos du rossignol (v. 208) semble le suggérer. Mais quel sens donner alors à
l’utilisation, pour décrire la compétition des poètes, d’un terme qui se teinte dans la

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poésie archaïque des nuances péjoratives qu’a étudiées G. Nagy ? S’il ne s’agissait que
des autres, Hésiode dirait que les dispensateurs de kleos que sont les poètes épiques de
la tradition ont entre eux des rapports de mendiants qui rendent incertaine la vérité de
leurs éloges, ou que les discours qu’ils tiennent les uns sur les autres sont en
contradiction avec la fonction dont ils se réclament dans l’exercice de leur art 117. Mais
comment voir en cela une œuvre de la bonne Eris ? En considérant que l’emploi de
φθονέω est un simple trait d’humour dont il vaut mieux ne pas presser la
signification118 ? L’exact ajustement des sons et des représentations dans les vers 25 et
26 rend cette position difficilement acceptable. Le phthonos doit avoir dans ce passage la
valeur négative qu’il a ailleurs dans la poétique archaïque.
85 Peut-on échapper entièrement à ce dilemme ? Ce n’est pas certain, car le dilemme de
l’interprète a quelque chose à voir avec une difficulté centrale du projet poétique
d’Hésiode. On observera cependant que le monde dont il est ici question n’est pas l’âge
d’or, mais l’âge de fer, et que la compétition pour les parts de viande est vive parmi les
xeinoi dont la vie dépend de la libéralité des convives, puisqu’ils ne disposent pas eux-
mêmes d’un bios qu’ils ne produisent pas mais doivent à leur façon « travailler » à
obtenir de ceux qui le détiennent119. D’autre part le médium privilégié du phthonos est la
parole, qui est aussi l’instrument de l’ergon des poètes aussi bien que des mendiants. Un
ergon paradoxal, compte tenu de l’opposition polaire entre l’acte et la parole inscrite
dans les formules qui lient ἔπος et ἔργον. Lorsque la « bonne » Eris incite ces « êtres de
parole » que sont les aèdes à accomplir leur ergon, la forme sous laquelle elle se
manifeste et les conduites langagières qu’elle induit peuvent être décrites
ironiquement, et par métonymie, dans les termes de l’« envie » — comme les courroux
de clochards. On note aussi que la première partie du vers prend le contre-pied du
précepte que le noble déguisé oppose au malotru qui veut le chasser de son seuil en
présentant comme un état de fait ce que la morale héroïque rejette comme une
inconvenance120.
86 Il se peut enfin que la proximité du mendiant et de l’aède permette à Hésiode d’éclairer
ironiquement un aspect essentiel du fonctionnement de la tradition poétique. Le kotos
que le potier nourrit à l’endroit de son confrère se manifeste par la fabrication d’un
vase ou d’une figurine comme celui du charpentier par la construction d’un char ou
d’un navire. Le phthonos produit dans l’ordre de la parole des effets analogues à ceux
que le kotos produit parmi les artisans. La vue des bons morceaux offerts à un
concurrent chagrine la gloutonnerie d’un mendiant et stimule son activité langagière,
pour quémander sa part ou injurier son rival. Quand il s’agit des aèdes, il se passe
quelque chose d’analogue. Pour des raisons socio-économiques sans doute, mais pas
seulement. Le phthonos s’inscrit au cœur de la poésie qui le dénonce le plus vivement,
celle qui prend pour thème l’éloge des héros du passé (ou de leurs émules du temps
présent). Il ne s’agit pas là d’une remarque psychologique sur l’état d’esprit des
individus, mais d’une réflexion sur l’exercice du métier de poète. Le chant nouveau
nourrit en secret sa nouveauté de la critique de ceux qui l’ont précédé et avec lesquels
il se mesure. La tradition est entièrement portée et animée par ce processus raffiné
d’inter-voration polémique. Dans la langue des dispensateurs du kleos que sont les
aèdes chaque innovation peut être décrite, du point de vue de ce dont elle se détache et
qu’elle rejette par là-même, comme l’effet du chagrin que le succès de la forme plus
ancienne suscite chez ceux qui en sont les témoins. Et réciproquement, comme le
montre l’exemple de Pénélope dans le premier chant de l’Odyssée. Le vers 26 dit — ou

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dirait — ainsi que dans tout aède se dissimule l’estomac d’un mendiant et dans tout
Homère un Archiloque.
87 Mais que dire d’Hésiode lui-même lorsqu’il emprunte la voix des Muses — de la
tradition — pour dénoncer les ressorts de l’activité poétique de ses prédécesseurs et
proposer un nouveau paradigme héroïque à l’admiration et à l’imitation de son frère ?
La bonne Eris peut bien passer pour l’aînée de sa sœur mieux connue, puisqu’elle est le
principe d’où naissent constamment les chants que leur nouveauté recommande au
choix des auditeurs121. Mais leurs noms sont identiques et le poète se garde de dire
quelle est celle des deux qui régit leur conflit mutuel. Où l’auditoire trouvera-t-il la
garantie que le geste qui découvre dans la nouvelle divinité une figure plus ancienne
est fondé ? Eris contre Eris ? Hésiode contre Homère ? ἀοιδòς ἀοιδῷ : la dissymétrie n’a
que la force du polyptote qui l’exprime et les rôles sont réversibles. La révolution
poétique demeure prisonnière de la tradition qu’elle prétend réformer et n’a de
justification ultime — mais autoproclamée — que dans le don originel et fondateur que
les Muses ont fait un jour à Hésiode, sur l’Hélicon, de pouvoir proclamer les vérités
théoriques (ἀληθέα) de la Théogonie, dont les vérités pratiques (ἐτήτυμα) des Travaux ne
sont que les conséquences.
Ὦ Πέρση, σὺ δὲ ταῦτα τεῷ ἐνικάτθεο θυμῷ,
μηδέ σ’ Ἔρις κακόχαρτος ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι
νείκε’ ὀπιπεύοντ’ ἀγορῆς ἐπακουόν ἐόντα
[30] ὤρη γάρ τ’ ὀλίγη πέλεται νεικέων τ’ ἀγορέων τε,
ᾧ τινι μὴ βίος ἔνδον ἐπηετανòς κατάκειται
ὡραῖος, τòν γαῖα φέρει, Δημήτερος ἀκτήν.
κτήμασ’ ἐπ’ ἀλλοτρίοις σοὶ δ’ οὐκέτν δεύτερον ἔσται
Toῦ κε κoρεσσάμενος νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλoiς
[35] ὧδ’ ἔρδειν. Άλλ’ αὖθι διακρινώμεθα νεῖκος
ἰθείῃσι δίκῃς, αἵ τ’ ἐκ Διός εἰσιν ἄρισται.
’Ήδη μέν γὰρ κλῆρον έδασσάμεθ’, ἄλλὰ τε πολλὰ
ἁρπάζων ἐφόρεις, μέγα κυδαίνων βασιλῆας
δωροφάγους, οἳ τήνδε δίκην ἐθέλουσι δικάσσαι,
[40] νήπιοι, οὐδὲ ἴσασιν ὅσῳ πλέον ἤμισυ παντός,
οὐδ’ ὃσον ἐν μαλάχῃ τε καί ἀσφοδέλῳ μέγ’ ὄνειαρ.
Toi, Persès, enfonce-toi bien cette leçon dans le cœur !
Évite que Lutte la maligne ne détourne ton cœur du travail,
À épier les querelles de l’assemblée, l’oreille tendue !
Car il n’a guère l’esprit aux querelles ni aux assemblées
Celui qui n’a pas chez lui, engrangée au temps voulu, abondance de vivres pour l’année,
Du fruit que produit le sol, du blé de Déméter !
Pour t’en être gorgé peut-être irais-tu alimenter querelles et batailles
À propos du bien d’autrui ; dis-toi que tu ne pourras pas, toi,
Refaire le coup une deuxième fois ! Allons ! réglons sur le champ notre querelle
Par des jugements droits : issus de Zeus, ce sont les meilleurs.
Une fois déjà nous partageâmes notre patrimoine et toi, tu emportais alors bien plus que ton
dû,
En le volant, et en payant grand hommage aux rois
Mangeurs de dons qui sont tout disposés à prononcer ce jugement-là,
Les sots ! Ils ne savent pas combien la moitié est plus que le tout,
Ni quelle grande jouissance réservent la mauve et l’asphodèle !
§17. ῶ Πέρση, où σὺ δέ ταῦτα...
88 L’apostrophe explicite la relation de parole — annoncée au vers 10, mais demeurée
implicite à dessein dans les vers 11 à 26 — entre l’aède et le personnage auquel sont

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destinées ses exhortations. Persès est invité à assimiler l’enseignement, ταῦτα, qu’il
vient d’entendre pour en mettre les leçons en pratique122. Le démonstratif ne renvoie
pas seulement à l’éloge de la bonne Eris comme le suggère West, mais à tout ce qui
précède depuis le vers 11, c’est à dire à la distinction entre les deux figures de la Lutte
et au changement qu’elle impose au paradigme régissant la production et la réception
de la poésie dans la société. La critique de la tradition épique présuppose une réflexion
sur le rôle social des aèdes qui va au-delà de celui que leur assignent apparemment les
vers 94 à 103 de la Théogonie 123 : faire oublier aux hommes les soucis du présent en leur
chantant les exploits des hommes du temps passé. La reprise du même mot θυμός dans
les vers 27 et 28 souligne au passage, à la faveur du changement de la personne
grammaticale, l’articulation de la réflexion poétique (ταῦτα τεῷ ἐνικάτθεο θυμῷ) et de
la vie pratique (ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι).
89 L’unité constituée par les vers 27 à 46 introduit l’énoncé d’une thèse fondamentale dont
les récits de la fabrication de Pandore et de la succession des cinq races humaines
éclaireront ensuite le sens et les implications : les dieux ont « un jour » caché aux
hommes leur bios et les ont ainsi condamnés au travail (vers 42 à 46). Cette proposition
est introduite comme une explication de ce qui la précède immédiatement, un
jugement critique sur l’attitude des basilees, les rois-juges de la communauté à laquelle
appartiennent Hésiode et Persès, accroché lui-même au motif « autobiographique » de
l’héritage partagé et disputé entre les deux frères.

§18. Vers 28-31.


90 μηδέ σ’ ’Έρις κακόχαρτος. West124 formule la difficulté à laquelle on est confronté
lorsque l’on se méprend sur le sens de la distinction entre les deux Erides : l’Eris « qui
prend plaisir au mal » doit être la figure sinistre des vers 14 à 16 ; or elle n’est pas
dénoncée au vers 28 comme fautrice de guerres, mais comme principe d’inaction. La
difficulté disparaît lorsque l’on reconnaît dans l’opposition de la bonne et de la
mauvaise Eris celle des deux paradigmes poétiques que nous avons décrits plus haut. Le
renversement d’une Eris à l’autre entraîne, nous l’avons noté, l’inversion des référents
de l’action et de l’inaction. Les « travaux » de la guerre ne sont que paresse pour le
paysan qui sait ce que travailler veut dire. Si l’on envisage les choses en se plaçant au
point de vue de la bonne Eris, les sollicitations de la mauvaise ne sont qu’autant
d’appels à se détourner du seul ergon qui compte désormais, le travail agricole, défini
comme nous l’avons vu dans les vers 20 à 24. Le vers 28 ne transpose donc pas en une
injonction négative la leçon des vers 11 à 26, il en développe la signification en
radicalisant l’opposition des deux systèmes poétiques dont l’antagonisme des Erides
exprime sous une forme imagée la contradiction absolue. L’expression d’῎Eρις
κακόχαρτος résume l’essence perverse du paradigme poétique de l’épopée guerrière. Le
danger que celle-ci recèle pour la communauté vient de ce qu’elle attire et retient ses
auditeurs par la représentation de l’« excitation joyeuse » du combat, une joie dont
l’histoire — et le nom de Persès — attestent qu’elle est trop aisément contagieuse 125.
91 La raison de la conversion à laquelle Hésiode engage Persès reste néanmoins cachée, et
l’injonction négative apparemment arbitraire. Si l’aède prescrit ou interdit avec
autorité, il ne dévoile pas encore le fond de son argumentation. La réserve et l’énigme

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forment en effet une part essentielle de sa stratégie parénétique. L’effort de persuasion


s’engage in médias res et progresse à rebours.
92 ἀπ’ ἔργου θυμòν ἐρύκοι. La mise en garde, pour définir l’action de l’Eris kakochartos,
retourne l’expression qui introduisait l’éloge de l’autre Eris : ἐπὶ ἔργον ἔγειρεν (v. 20).
Mais la correspondance entre les énoncés souligne une différence notable. L’ergon est
désormais défini dans son contenu : proche de ce que nous appelons aujourd’hui le
travail, et notamment de celui du cultivateur, il s’oppose à l’ergon du guerrier, réduit à
n’être que paresse et inaction (ἀεργίη).
93 La phrase est souvent entendue dans un sens matériel. Un conflit « réel » dont
l’auditeur ne saurait rien encore126 et le goût de la chicane détourneraient Persès du
soin de ses champs. L’expression θυμòν ἐρύκοι a plus de force si elle décrit l’influence
morale d’un système de valeurs (représenté par l’῎Eρις de l’épopée) qui retient les
hommes de s’appliquer à l’activité tenue pour « méprisable » du paysan 127.
94 ὀπιπεύοντ<α>...... ἐπακουòν ἐόντα. La conjonction insistante de la vue et de l’ouïe
évoque, en en inversant la signification morale, la prière du vers 9 : ἰδὼν ἀϊών τε. Zeus,
par son intervention correctrice, doit permettre aux hommes de s’appliquer au travail
productif auquel il les a assujettis (cf. v. 42 et 47). En le singeant Persès agirait au
contraire des buts poursuivis par l’action divine.
95 Le sens et la construction du vers 29 ne sont pas clairs. Faut-il rattacher ἀγορῆς à
νείκε<α>, comme Verdenius le recommande, ou à ἐπακουόν ἐόντα ? Si l’on choisit la
première solution, qui semble en effet préférable, quel objet doit-on supposer à
ἐπακουòν ἐόντα ? Et quelle relation syntaxique admettre entre les deux participes ?
West emploie le mot « co-ordination » mais renvoie pour plus de détail à son
commentaire de la Théogonie (v. 202 s.) où il cite notre vers 29, à côté de plusieurs
passages de l’Iliade, comme exemple de subordination entre deux participes juxtaposés.
ὀπιπεύοντ<α> et ἐπακουòν ἐόντα ne sont pas au même niveau syntaxique, le second
décrivant la situation générale à l’intérieur de laquelle l’action exprimée par le premier
prend place128. Les modèles de conduite qu’incarne l’Eris des épopées guerrières
faussent l’écoute de Persès en l’incitant à se conduire comme le peuple qui assiste au
débat entre les parties dans le procès représenté sur le bouclier d’Achille (Iliade XVIII, v.
502), à l’affût d’un conflit129.
96 νείκε’... ἀγορῆς. Alors que la description de la puissance mauvaise, dans les vers 14 ss.,
est dominée par l’image de la guerre il n’est question dans le vers 29 que des querelles
« de la place » ou de l’assemblée130, de litiges, semble-t-il, et de chicanes au lieu de
combats. Ce «glissement » ne résulte pas d’une incohérence ou d’une association
confuse entre des représentations hétéroclites liées entre elles par la tradition. Il ne
révèle pas nécessairement les limites du contrôle que le poète exerce sur son discours.
À l’origine des guerres que chantent les aèdes il y a toujours un neikos qui n’a pas trouvé
son juste règlement. À Thèbes comme à Troie131. West cite à bon escient le procès figuré
sur le bouclier d’Achille132. Tout neikos porte en lui le risque de se transformer en guerre
si la mauvaise Eris prévaut sur le principe opposé. Ou si, dans l’idiome des Travaux,
Perses ne résiste pas à la séduction des aventures héroïques de l’épopée.

§19. Vers 30 à 32.

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97 On a tort d’entendre dans ces vers un précepte dissuasif133, et d’en conclure que Perses
était un pauvre gueux à qui il ne convenait pas de chercher pouilles et querelles à ses
semblables.
98 ὤρη ὀλίγη πέλεται n’a pas le sens d’ὀλιγωρεῖν χρή. L’indicatif a sa valeur normale. Le
vers 30 n’énonce pas le précepte qu’on ne doit pas se soucier des querelles de l’assemblée
tant qu’on n’a pas des ressources en abondance, mais la constatation que l’homme qui
n’a pas engrangé sa récolte en temps voulu a d’autres chats à fouetter que les querelles
de l’assemblée. Les vers 31 à 32 renvoient Persès à la réalité sans dire ce qu’il en est de
cet état de fait et de ses causes. L’explication ne viendra qu’au vers 42. L’argumentation
— car c’en est une — avance à reculons vers elle. La disette n’est pas la cause actuelle
qui doit détourner Persès de s’intéresser — pour la raison que veut Verdenius 134 ou pour
une autre — aux affrontements de l’assemblée, mais la conséquence inévitable du choix
de la guerre et de ses valeurs au lieu du travail qui suppose la paix et apporte la
prospérité.
99 νεικέων τ’ άγορέων τε. L’hendyadis aussi bien que le pluriel signalent le sarcasme. Je ne
crois pas qu’on puisse déduire de ce passage qu’Hésiode invite Persès à se tenir à l’écart
des assemblées : ce sont les querelles de l’assemblée qui le concernent ici, et ce qu’elles
entraînent après elles.
100 ἐπηετανός. L’insistance sur ὡραῖος en rejet au début du vers suivant, et le lien
thématique de ces vers avec l’argument des vers 43 à 46 (voir κεἰς ἐνιαυτόν) invitent,
malgré les arguments pertinents de West et Verdenius, à entendre ici dans l’adjectif le
sens que suggère l’étymologie la plus probable : « pour la durée d’un an » (Chantraine,
Dictionnaire, s. v.). La loi divine (v. 42) assujettit l’existence de l’homme au retour annuel
des saisons. Ce n’était pas le cas dans l’âge d’or.
101 Δημήτερος ἀκτήν. La traduction proposée par Verdenius (« food consisting of corn »)
suppose que le génitif a, dans cette formule iliadique (XIII, v. 322, et XXI, v. 76, dans des
discours), la même fonction que dans l’expression ἀλφίτου ίεροῦ άκτήν (Iliade XI, v.
631, dans le récit ; ἀλφίτου ἀκτῇ/ῆς, Odyssée II, v. 355 [discours], et XIV, v. 429 [récit]).
Cette explication ne s’impose pas. Déméter est la dispensatrice de la nourriture, aktè,
qui constitue la subsistance de l’homme, le bios que produit la terre. La thèse du vers
42 s’annonce ici discrètement135.

§20. Vers 33 à 35 a.
102 Hésiode, raisonnant hypothétiquement en prenant pour prémisse la situation
exactement inverse de celle qu’il décrivait dans les vers précédents, envisage
maintenant que Persès, rassasié des aliments que dispense Déméter, suscite conflits et
bagarres pour mettre la main sur les possessions d’autrui. Cette hypothèse à l’optatif
potentiel (κε... νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις) est elle-même suspendue à une condition
énoncée au participe aoriste (τοῦ κε κορεσσάμενος). L’aède lui oppose aussitôt, à
l’indicatif futur (οὐκέτι... ἔσται), l’affirmation forte de ce qui s’ensuivra
immanquablement. La phrase σοὶ δ’... ώδ’ ἔρδειν tient la place de l’apodose dans un
système hypothétique136. Cette conséquence inéluctable, c’est que Persès n’aura pas une
deuxième fois la chance, ou la possibilité, d’agir « ainsi », ὧδ’ ἔρδειν. Le vers 33 n’a pas
la tonalité cynique qu’on lui a prêtée. Il n’envisage l’idée que Persès, tirant argument

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pour ainsi dire des vers précédents, décide de profiter d’un moment de prospérité pour
agir comme il est impossible de le faire lorsqu’on est dans le besoin que pour en
affirmer aussitôt l’égale impossibilité.
103 Il faut modifier la ponctuation adoptée par Mazon, Solmsen et West, pour que le lien
logique entre les deux propositions τοῦ κε κορεσσάμενος... ἐπ’ ἀλλοτρίοις et σοὶ δ’...
ἔρδειν apparaisse bien clairement. Nous avons affaire sous une forme paratactique à la
relation entre la protase et l’apodose d’un système conditionnel. Il n’y a pas lieu
d’indiquer une pause majeure devant σoὶ δ’. Un point en haut suffit : « Peut-être, soûlé
de ces vivres, susciterais-tu conflits et bagarres pour t’emparer du bien d’autrui : tu
n’auras pas, toi, l’occasion de le faire une deuxième fois ». Pourquoi ? La logique de
l’hypothèse impose de chercher la cause de l’impossibilité dans la condition à laquelle
la possibilité d’« agir ainsi » était suspendue, la satiété. Mais le poète ne livre pas sur le
champ les raisons de sa mise en garde. Il les retient pour introduire une pièce
essentielle de sa construction, le motif « autobiographique », vers lequel pointe
l’insistant σoί du vers 34.
104 τoῦ. Le pronom au génitif souligne le terme nodal introduit dans les vers précédents,
bios, et marque une étape nouvelle dans le raisonnement. Les vers 30 à 32 justifiaient la
recommandation du vers 28 par l’évocation anticipée de l’état auquel Persès serait
réduit s’il s’abandonnait à l’appel de l’Eris des querelles et des conflits. Le vers 33
comble rétrospectivement le fossé que la pensée avait franchi d’un bond entre la cause
et ses effets annoncés.
105 κορεσσάμενος. C’est la condition à laquelle l’argument est suspendu. Les poètes de
l’époque archaïque savent que la misère ne met pas un homme en position de
provoquer des guerres ou des querelles pour s’emparer du bien d’autrui 137.
Lorsqu’Hésiode envisage l’hypothèse que son interlocuteur puisse ne pas obéir à son
admonestation, il n’explique pas cette attitude « hubristique » par le dénuement,
comme le XIXème siècle, hanté par le spectre que l’on sait, a voulu le croire, mais par la
satiété138.
106 ὧδε. L’adverbe, comme l’a vu Verdenius, se rapporte à l’action décrite, dans la phrase
précédente, par l’expression hypothétique νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις κτήμασ’ ἐπ’
ἀλλοτρίοις. Ce n’est pas le seul cas dans les Travaux où ce démonstratif renvoie
apparemment à un énoncé antérieur (voir par exemple le vers 760, où l’adverbe signifie
« comme je viens de te le dire » et résume, en conclusion, la partie du poème consacrée
au cycle annuel des travaux et aux prescriptions qui s’y attachent ; au vers 382, l’emploi
de l’adverbe demanderait une discussion plus longue, mais il est certainement possible
de soutenir que la description méthodique des travaux de l’année, qui commence au
vers suivant, applique les principes formulés dans la parénèse des vers 286 à 382 139). Les
Travaux font un usage particulier du démonstratif ὅδε, notamment lorsqu’ils se
réfèrent aux conditions et aux comportements propres à l’âge dans lequel « nous »
vivons140. Il serait tentant de supposer qu’ὧδε signifie ici « de la manière que je viens de
dire et qui est conforme à ce que nous avons sous les yeux » ou, ce qui revient au même
quant au fond, « comme tu songes, ou t’apprêtes, à le faire ». Mais on peut juger plus
naturelle l’interprétation « comme je viens tout juste de le dire » (voir Chantraine,
Grammaire homérique, II, § 251, p. 168).

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§21. Notre querelle (vers 35 b à 36).


107 On attendait un argument à l’appui de l’affirmation précédente. Au lieu de cela l’aède/
personnage, « Hésiode », invite brusquement la personne à laquelle il s’adresse, Persès,
à règler par un jugement juste le neikos qui les oppose et dont il n’avait pas été question
jusque-là. L’introduction de ce motif entraîne à son tour un retour sur le passé pour
rendre compte a posteriori de cette querelle inattendue, et la mise en cause abrupte de
l’instance juridique, les rois, à qui il incombe de prononcer sur le cas.
108 ἀλλ’. L’interjection interrompt brusquement l’argumentation. Le mouvement de
l’expression traduit un sentiment d’urgence qu’on a voulu expliquer par des
événements de la biographie supposée réelle des deux personnages. Si l’interprétation
que nous avons proposée des vers 33 ss. est fondée, il n’y a pas à tirer de l’adverbe
δεύτερον l’indication qu’un premier procès a déjà mis aux prises les deux frères ni
l’affirmation péremptoire et arbitraire que Persès ne pourrait pas espérer bénéficier
d’une autre chance de règler de manière juste le contentieux qui l’oppose à son frère
s’il laissait passer celle-là. L’inquiétude d’Hésiode, son ton pressant, ne s’expliquent pas
par la « réalité » conjecturale d’une situation comprise comme la biographie extra-
textuelle des deux interlocuteurs du poème, mais par une situation critique d’ensemble
sur laquelle le poème réfléchit et dont les vicissitudes du neikos fraternel projettent la
représentation symbolique déchiffrable par l’analyse interne du texte.
109 Ce neikos a été préfiguré dans une certaine mesure par la haine que se vouent la bonne
et la mauvaise Erides (v. 13 : διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν). Le conflit des deux
protagonistes du drame qui sert de cadre à la parénèse transpose celui des paradigmes
poétiques et éthiques dont chacun d’eux s’inspire. Mais cette transposition allégorique
ne suffit pas à rendre compte de la construction du texte, de son mouvement
dramatique, ni de sa charge symbolique.
110 Hésiode fait l’éloge de l’Eris qui pousse les hommes à travailler, tandis que le nom de
Persès indique qu’il penche vers l’Eris qui suscite guerres et querelles pour le malheur
des mortels. L’appel que le premier adresse au second à renoncer aux voies de la
mauvaise Eris est un appel à la conversion auquel le neikos des deux héros procure un
contexte dramatique et symbolique approprié. Le renversement qui fait passer la
société de la valorisation héroïque de la guerre et de la rapine à celle du travail est
rendu plus sensible par la situation fictive du conflit qui met aux prises le destinateur
et le destinataire des leçons consignées dans le poème. Le neikos manifeste sous la
forme d’un drame personnel l’enjeu et la difficulté d’une entreprise dont le poème ne
dévoile la signification qu’avec la description du destin encore incertain de la race de
fer : arracher ces hommes à la ruine qui les menace. Le neikos de Persès et d’Hésiode
impose sa « réalité » avec d’autant plus de force que la phrase dans laquelle il est
mentionné semble en présupposer la connaissance chez les auditeurs. L’explicitation
vient ensuite (v. 37 ss.), introduite à l’appui d’une invitation à apporter au différend un
règlement juste. L’effet stylistique de la présupposition n’est donc pas atténué. Le
conflit est « réel », mais sa réalité relève de la fiction d’exposition du poème et fait
partie intégrante du discours des Travaux.
111 αὖθι. L’adverbe a la signification indiquée par West (« without further ado ») et
Verdenius (« at once ») dans leurs commentaires. On doit écarter une interprétation
locale qui opposerait l'ici de l’entretien avec Persès où le neikos des frères devrait
trouver sa résolution à un autre lieu, public celui-là, où il appartiendrait aux rois de se
prononcer. L’αὖθι de la décision a quelque chose à voir avec l’ici du chant, mais on ne

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peut pas tirer du vers 35 que le chant devrait se substituer au lieu légitime et normal du
procès, la place publique où les rois sont appelés à rendre la justice. La fonction
poétique ne déplace pas le lieu du politique, qui est, ou devrait être, celui du droit : elle
peut l’éclairer et l’appeler à se réformer, elle ne le remplace pas 141. Cet αὖθι s’appuie sur
le hic et nunc de l’exécution du chant 142 mais il transpose le présent de l’énonciation
poétique auquel il emprunte sa force d’actualisation dans la situation de parole qui sert
de cadre fictif à l’enseignement des Travaux. Un « sur-le-champ » dont l’urgence est liée
à la crise figurée symboliquement par le drame de l’héritage disputé.
112 διαρινώμεθα. La forme moyenne implique, selon Gregory Nagy, qu’Hésiode proposerait
à Persès de mettre fin eux-mêmes à leur conflit sans passer par l’arbitrage biaisé des
rois : seul à seul, par un jugement droit (ἰθείῃσι δίκῃς) dont l’origine divine (ἐκ Διός)
contredirait la justice des rois et dans une procédure qui se confondrait avec la
récitation du poème143. Cette interprétation est séduisante et il est vrai que « what
ultimately settles the quarrel of Hesiod and Perses is not any king, but the Works and
Days itself » : le poème a la conversion de Persès pour enjeu. Mais cette vérité
n’implique pas que le neikos de la fiction autobiographique puisse être tranché
autrement que par une décision qui engage les représentants autorisés de la
communauté. La dikè de Zeus, comme nous l’avons noté dans les vers 7 et 9, ne se
substitue pas au jeu des procédures établies et des institutions politiques et juridiques,
quelles qu’elles soient144. L’explication de Nagy tient trop peu compte de la portée
politique de la prédication d’Hésiode. Si le vers 35 avait cette signification, pourquoi — si
les Travaux ne sont pas seulement une rhapsodie d’élégies liées entre elles par le jeu
d’associations de mots — l’aède appellerait-il ensuite les rois à se réformer en
renonçant à tordre leurs jugements145 ? Le destin de la communauté dépend du
comportement de ces basilees dont Hésiode n’envisage pas la suppression (je laisse
évidemment de côté la question de la nature réelle des institutions que les Travaux
désignent poétiquement peut-être par le mot βασιλῆς). Le rôle qui incombe aux rois
dans la vie de leur communauté est représenté symboliquement par la part qui devrait
leur revenir dans le règlement juste du différend qui oppose Persès et Hésiode 146. Il ne
me semble pas possible de l’effacer du texte en supposant que le poème envisage ici une
transaction à l’amiable, « réelle » suivant les interprétations de Mazon et de
Wilamowitz, ou symbolique comme le propose Nagy147.

§22. Un héritage disputé (vers 37-41).


113 ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’. L’ouverture des Travaux orchestre les thèmes d’une
réflexion critique sur la tradition épique. Il est donc normal que le neikos dont le
scénario fournit son cadre au poème ait pour origine une histoire de partage acquis
mais contesté, de rapines et d’abus du droit148. Un fragment de la Thébaïde du Cycle
conservé par Athénée place à l’origine des combats que racontait l’épopée perdue une
malédiction d’Œdipe contre ses fils prévoyant qu’ils ne se partageraient pas (ὡς οὔ οί...
δάσσαιντο) l’héritage de leur père (πατρώϊα) en respectant la confiance et l’amitié qui
sont la règle entre des frères (ἐν ἠθείῃ φιλότητι), mais en se livrant des guerres sans
fin (ἀμφοτέροισι δ’ ἀεὶ πόλεμοί τε μάχαι τε) 149. L’Iliade commence de même par une
querelle qui tourne autour de la remise en cause indue d’un partage acquis (I, v.
125 s. :... τά μὲν πολίων ἐξεπράθομεν, τὰ δέδασται, λαοὺς δ’ οὐκ ἐπέοικε παλίλλογα

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ταῦτ’ ἐπαγείρειν). Et Poséidon se réclame, pour dénoncer le despotisme de son frère, du


partage du cosmos entre les trois fils de Cronos (Iliade, XV, v. 189 : τριχθὰ δὲ πάντα
δέδασται, ἕκαστος δ’ ἔμμορε τιμῆς150) : la mise en cause des parts assignées mène le
monde divin au bord d’une catastrophe comparable à celle qui avait précédé le dasmos
originel (XV, v. 224 s.).
114 Le neikos qui oppose les deux frères évoque ces transgressions, funestes par leurs
conséquences, des droits du partage acquis. Il offre la représentation symbolique d’un
moment critique — au sens strict du mot (διακρινώμεθα) — où les hommes se trouvent
à la croisée du destin. Si Persès, sourd aux objurgations d’Hésiode, suit la pente que lui
indique son nom et envenime le conflit à la faveur d’un jugement frauduleux des rois
qui nierait la valeur fondatrice du partage faute de connaître la loi qui régit la
condition humaine, il court à la ruine et, avec lui, toute sa communauté. Mais s’il prête
l’oreille aux ἐτήτυμα qu’Hésiode s’applique à lui faire entendre, sa cité, ou l’espèce
humaine dans son ensemble, échappent au désastre qui les menace 151.
115 ἄλλα τε πολλὰ... ἐφόρεις. Le neikos des deux frères a une histoire tissue des rapines de
Persès, sans qu’on ait à décider si celles-ci sont ou non contemporaines du partage. Il
n’y a pas à mettre en rapport ces vols répétés avec l’acte hypothétique du vers 33 et l’on
ne peut pas conclure du vers 34 — avec Verdenius — que l’imparfait ἐφόρεις n’a pas une
valeur itérative. Les agissements de Persès ont « nourri » dans la durée le neikos,
symptôme de la crise 152 dont le développement risque de mener à la catastrophe contre
laquelle Hésiode met en garde et son frère et les rois. L’effort pour déterminer en quoi
consistaient les biens dont Persès s’est emparé est vain si toute cette affaire est une
fiction. Le verbe indique en revanche quel est leur « statut » : il s’agit d’un butin. Ce
présent (v. 176 : νῦν) est un temps d’injustices et de violences continuelles 153 où le
pillard jouit de l’assentiment des hommes dont la tâche devrait être de maintenir le
droit.
116 ἁρπάζων. Le terme caractériserait bien le mode d’enrichissement des temps héroïques
par opposition à celui qui convient aujourd’hui (Travaux, v. 320 : χρήματα δ’ οὐχ
ἁρπακτά, θεόσδοτα πολλòν ἀμείνχω). Il marque ce qui distingue le partage —
improductif — du butin154 de l’efficacité productive du travail dans un monde où
règnerait le droit, représenté symboliquement par le juste partage du klèros.
117 μέγα κυδαίνων βασιλῆας. L’intention sarcastique est sensible, comme l’a noté
Verdenius, mais elle tient moins au fait qu’une accusation de corruption se déguiserait
sous une formule de la langue épique qu’à la contradiction, mise en lumière dans les
vers suivants, entre le prestige que les rois croient tirer de l’hommage que Persès leur
rend par ses dons, ses discours ou son service et le désastre qu’ils attirent sur leur
propre tête en même temps que sur la communauté dont ils ont la charge par l’appui
qu’ils sont disposés à apporter à ses méfaits. Les deux exemples homériques du verbe
κυδαίνω avec un sujet humain ont une connotation parodique prononcée 155.
118 δωροφάγους. Placé en rejet au début du vers suivant, le mot sert de pivot à
l’argumentation. Au lieu d’y lire une dénonciation sans doute anachronique de la
corruption des juges156, il faut l’interpréter dans le sens proposé par Hirzel et
Detienne157. Les rois ont pour fonction, en rendant une justice exacte, de maintenir la
cohésion du corps social et la paix pour que les hommes produisent par leur travail les
aliments et les biens nécessaires à la vie et au bonheur de la communauté. Les présents
qu’ils reçoivent sont la contre-partie de cette obligation. On peut dire, en un sens

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figuré, qu’ils ne mangent que ce que leur donnent les hommes au profit desquels ils
exercent cette fonction régulatrice.
119 τήνδε δίκην... δικάσσαι. Le sens de l’expression a fait l’objet d’une discussion que les
commentaires de West et de Verdenius résument clairement, δίκην δικάσαι signifie
« prononcer un jugement » (West : « to pronounce a verdict », avec les exemples ; la
construction du verbe avec δίκην comme objet interne est supposée par les vers XXIII,
579 s. de l'Iliade). Le démonstratif a sa valeur déictique forte, pointant vers un objet que
celui qui parle et ses auditeurs sont censés avoir sous les yeux. « Ce » jugement
imminent — que tout le monde peut voir parce que le texte le désigne emphatiquement
en pointant le doigt vers le « dehors » qui lui sert de contexte de référence — annonce
la catastrophe dont il est gros. Il condense symboliquement l’essence perverse du
présent, ce νῦν (v. 176 et plus encore 270) qui s’actualise dans le hic et minc de la
récitation des Travaux et dont le conflit d’Hésiode et Persès, dans la cité indéterminée
qui lui sert ici de cadre, offre l’image emblématique. Ce n’est exactement ni ce jugement
que Ton connaît (« known ») de West, ni « l’espèce de jugement (‘the kind of’) que l’on
connaît ici » de Verdenius. Le même emploi du démonstratif se lit aux vers 249 (τήνδε
δίκην), 268 (τάδε), 269 (τήνδε δίκην)158. Sa force démonstrative ne contraint pas à croire
à la réalité de la fiction qui supporte la parénèse, mais elle incite néanmoins à y lire
plus qu’une simple convention d’exposition de la poésie gnomique. Il y a crise grave et
le poème veut y répondre. Mais l’urgence n’est pas individuelle, elle est sociale.
120 ἐθέλουσι. Verdenius écarte les significations que l’on attribue habituellement au verbe
et retient un sens attesté ailleurs pour des sujets inanimés (LSJ, s. v., II, 2 : « to be
naturally disposed », « to be wont or accustomed ») qu’il rend par « use to ». Cette
interprétation forcée n’est pas nécessaire. L’urgence du danger tient à l’intention
manifeste (τήνδε) des rois de légitimer par leur jugement les exactions de Persès. Dans
la fiction dramatique des Travaux Hésiode entreprend à la fois de convertir son frère et
de dissuader les rois d’agir contre le droit au moment où la situation pourrait sembler
désespérée (voir les vers 270-273). Il me paraît indispensable de conserver l’ouverture
temporelle de ce vouloir que le poème travaille précisément à changer.
121 νήπιοι, οὐδέ ἴσασιν. La « sottise » des rois, comme celle de Persès (v. 286, 397 et 633),
tient à ce qu’ils se méprennent sur leur intérêt véritable faute de connaître un principe
fondamental que les dieux ont inscrit dans la condition des hommes. L’adjectif νήπιος,
dans l’Iliade, signale des méprises dont les conséquences sont graves pour ceux qui les
commettent : Agamemnon, induit par un songe à croire qu’il est à l’instant de prendre
Troie (II, v. 38), ou les Troyens acclamant un plan qui va causer leur perte (XVIII, v.
311). Les Travaux formulent plus loin la leçon de cet égarement : παθὼν δέ τε νήπιος
ἕγνω (ν. 218).
122 ὅσῳ πλέον ἥμισυ παντός. Avant de formuler le principe auquel toute l’argumentation
est suspendue (v. 42) Hésiode, procédant à reculons selon le mode d’exposition qu’il a
adopté depuis le vers 27, en énonce deux conséquences dont l’ignorance est grave pour
les rois. Si la vie de leur communauté dépend de la manière dont ils s’entendent à y
maintenir la paix en empêchant, par une administration exacte de la justice, que des
conflits incessants ne détournent les gens du travail et ne dégénèrent en guerres
civiles, et s’ils vivent eux-mêmes des présents qu’on leur accorde pour remplir cette
tâche, les rois ont un intérêt vital à ce que leurs concitoyens prospèrent, et donc à
exercer une justice droite. C’est cet intérêt qu’Hésiode formule dans les aphorismes
énigmatiques des vers 40 et 41.

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123 Le premier dit plus que les maximes rapprochées par West, et autre chose que
l’interprétation négative qu’en propose Verdenius (« a man who unlawfully tries to get
more than his due runs a risk of losing all he has [or all he has in view] ») 159. Il suppose
pour être entendu qu’on y lise en creux la loi qui détermine la vie des hommes. Le
travail par lequel ceux-là produisent leur subsistance a deux faces. Condition de la
survie des hommes, il est aussi moyen d’enrichissement. Il multiplie les ressources
investies.
124 Faute d’appréhender dans son abstraction le raisonnement qui sous-tend le paradoxe,
on ne peut rendre compte de la force explicative du vers 42. Dans le sens où Verdenius
le prend, l’argument pourrait en droit s’appliquer à tous les modes d’acquisition,
notamment au pillage d’une ville et au partage du butin qui s’ensuit. Que les dieux aient
caché et retiennent le bios des hommes ne lui ajouterait rien. Et l’on ne voit pas non
plus pourquoi sa connaissance ou son ignorance concerneraient les rois. C’est à Persès
qu’il devrait s’adresser. L’enchaînement des idées s’éclaire en revanche lorsque l’on
aperçoit que les rois raisonnent, en couvrant les exactions de Persès, comme si le
patrimoine foncier des deux frères formait une somme de biens fixe. Ils peuvent alors
escompter que le kudos — quelle qu’en soit la nature — que leur accordera Persès pour
prix de leur connivence excédera les dons qu’ils recevraient des deux frères si chacun
d’eux conservait la moitié à laquelle il a droit. Mais le klèros est un bien-fonds qu’un
travail véritable ferait prospérer si les conditions sociales de la production étaient
réunies. Si les rois protègent dans leurs jugements la loi du partage, symbole du droit,
la communauté, représentée en l’espèce par Hésiode et son frère, ne s’épuisera pas en
dissensions ruineuses mais travaillera à mettre en valeur son bien. Sa capacité
productive s’accroîtra, et chaque moitié rapportera plus que la totalité — celle des
actifs visibles, des biens actuellement engrangés — sur laquelle leur avarice bornée
fondait ses calculs. Mais s’ils croient, comme le montre leur attitude présente (τήνδε),
tirer plus de profits de leur complaisance à l’égard des accaparements de Persès,
l’expérience leur apprendra vite que le tout de la rapine rapporte moins que la division
du travail, ainsi que l’enseigne l’aphorisme du vers 41.
125 ὅσον ἐν μαλάχῃ τε καὶ ἀσφοδέλῳ μέγ’ ὄνειαρ. Le vers 41 énonce de manière tout aussi
provocante les conséquences d’une politique conforme au deuxième terme de
l’alternative formulée à la fin de l’alinéa précédent. Les rois de justice (ceux dont il est
question dans le proème de la Théogonie) montrent qu’ils sont conscients des enjeux de
la paix sociale et de ce qu’implique le fait que le travail produit des richesses. En
s’obstinant en revanche à couvrir de leurs arrêts tordus les pratiques injurieuses de
Persès les autres, qui sont prêts à prononcer cette dikè, témoignent par leur conduite
qu’ils ignorent le bénéfice qu’ils tireraient de la politique opposée, mais aussi le
désastre qu’ils vont s’attirer. Les deux aphorismes ne se recouvrent pas, ils définissent
les deux termes d’une opposition polaire : croissance et prospérité d’un côté, disette de
l’autre. Le premier adage n’a donc pas la signification négative que lui prête
Verdenius160, et le deuxième n’affirme pas qu’il y a une jouissance dans la limitation des
besoins, comme le suggère après d’autres la paraphrase de West 161.
126 La mauve et l’asphodèle sont des plantes qu’on ne cultivait pas, mais dont peut-être on
se nourrissait dans les périodes de famine : un aliment, au mieux, de l’indigence
extrême162. Elles ne font pas partie du bios que les dieux tiennent cachés pour que les
hommes l’arrachent à la terre par leur travail. Le sol les produit spontanément comme
les fruits dont se nourrissaient les hommes de l’âge d’or (v. 117 ss.), mais dans un âge

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du monde où la nourriture est « cachée » la cueillette des plantes sauvages ne permet


plus de vivre. La formule, comme le dit West, est paradoxale et vise par sa brutalité à
souligner, en leur donnant une expression extrême, les conséquence de la politique
poursuivie par les rois. Elle fonctionne donc comme un sarcasme et μέγ’ ὄνειαρ est dit
par antiphrase, comme le signale discrètement la redondance ὄσον... μέγ’ ὄνειαρ. Alors
que dans une communauté où règne le droit les hommes peuvent, à l’abri de la famine,
jouir grâce à leur travail d’un bonheur comparable à celui que connaissait l’âge d’or 163, la
cité où triomphe l’injustice est vouée à périr par la famine, la peste ou la guerre 164. C’est
ce destin que symbolisent la mauve et l’asphodèle, image dérisoire de ce qu’était le bios
d’une humanité disparue. Lorsque les rois, qui mangent les dons que leur apportent les
gens qui tirent de la terre, par leur travail, les vivres qu’elle recèle, en sont réduits par
l’anéantissement de leur peuple à se nourrir comme on le faisait à l’âge où le sol livrait
spontanément ses biens, ils trouvent dans la mauve et l’asphodèle en guise d’aliments
le contraire de ce qu’on obtenait sans peine de la terre à l’âge d’or, et que les hommes
produisent à présent par leur travail dans les cités bien gouvernées : un non-bios, une
alimentation qui n’en est justement pas une. La « grande jouissance » 165 dont ils font
l’expérience est en vérité le contraire de la jouissance — c’est la faim et c’est la mort,
fruits du soutien qu’ils ont accordé contre tout droit et toute raison au représentant
d’une économie fondée sur le pillage et la guerre166.
127 J’ajouterai à cette explication trois remarques :
1. dans l’âge présent du monde les rois qui ne vivent pas de leur travail mais des fruits du
travail d’autrui conservent dans leur mode de vie une affinité essentielle avec l’âge d’or. Ils
jouissent de ce privilège en contre-partie d’un service identique à celui que le mythe
attribue aux démons issus, après leur mort, des hommes de la première race — dont Jean-
Pierre Vernant a souligné les caractères royaux dans son analyse du mythe 167. Le vers 41 joue
sans doute de cette proximité thématique ; mais la sottise des rois les dénonce pour ce qu’ils
sont : des souverains de la race d’argent, voués par leur folie à une disparition prochaine 168.
2. Verdenius a probablement raison de douter que le ton des vers 40 et 41 s’apparente à
l’agressivité de Thersite ou traduise l’hostilité naturelle d’un paysan à l’égard de
l’aristocratie. Le sarcasme, comme l’énigme, ont une fonction pédagogique.
3. Les rois ne sont pas les destinataires de la prédication : elle s’adresse à Persès. Le choix des
rôles et/ou le jeu des personnes sont importants. La parénèse prend pour point de départ la
détermination du statut ontologique et anthropologique du travail, et non la définition des
règles sociales qui en permettent l’exercice. La question de la justice n’est pas logiquement
première, mais seconde. Il est donc normal que ce soit au personnage à qui se pose la
question du choix de son ergon que le discours s’adresse. Mais c’est l’attitude des rois, et
l’ignorance qu’elle révèle, qui sert d’introduction aux deux mythes dans lesquels Hésiode
présente les principes de son enseignement sur le travail et la justice. Ce détour n’est pas
l’effet d’une maladresse ou d’une négligence de composition. Il est au contraire chargé de
sens. Les rois sont en effet l’instance dont les décisions donnent sa légitimité à la conduite de
Persès. Leur fonction politique et judiciaire les investit d’une autorité que nous dirions
aujourd’hui idéologique. Si Persès peut se laisser fasciner par les modèles de conduite des
héros de l’épopée c’est que les dirigeants de la communauté donnent leur sanction morale à
des agissements qui se conforment — à leur manière — à ces exemples. La critique de la
politique des rois rejoint celle de la poétique des aèdes.
Κρύψαντες γὰρ ἔχουσι θεοὶ βίον ἀνθρώποισιν
ῥηιδίως γάρ κεν καὶ έπ’ ἤματι ἐργάσσαιο
ὥστε σε κεἰς ἐνιαυτòν ἔχειν καὶ ἀεργòν ἐόντα

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[45] αἶψά κε πηδάλιον μὲν ὑπέρ καπνοῦ καταθεῖο,


ἔργα βοῶν δ’ ἀπόλοιτο καὶ ἡμιόνων ταλαεργῶν.
Les dieux retiennent en effet, cachés, les vivres des hommes.
Sinon tu pourrais facilement ne travailler qu’un jour
Et avoir assez pour toute une année en restant oisif ;
Tu aurais vite alors remisé ton gouvernail dans la fumée
Et c’en serait fini du travail des bœufs et des mules laborieuses.
§23. Le travail et la condition de l’homme.
128 La thèse vers laquelle la prédication tend depuis le vers 27 n’est formulée qu’au vers 42.
Et elle est aussitôt étayée par un argument a contrario qui en éclaire la signification
pratique pour les hommes.
129 κρύψαντες... ἔχουσι... ἀνθρώποισιν. La construction du vers 42 mérite discussion. West
et Verdenius écartent avec raison l’interprétation de κρύψαντες ἔχουσι comme une
forme périphrastique du parfait169. Les deux verbes conservent leur sens propre et
décrivent des actions distinctes mais coordonnées des dieux. Le sens littéral du premier
ne pose pas de difficulté : les dieux ont caché le bios. Suivi du datif ἀνθρώποισιν, ἔχουσι
peut prendre en revanche deux significations opposées : ou bien les dieux retiennent le
bios qu’ils ont caché en empêchant les hommes d’y accéder (LSJ, s. v. ἔχω, A, II, 11 :
« keep back, withold », citant à l’appui Odyssée XV, v. 231 ; cf. Verdenius, p. 42, « away
from men170), » ou bien ils le gardent pour les mortels (à leur service ou à leur
disposition, LSJ, A, II, 1 : « to hold it for him, as his helper », avec citation de deux
passages de l'Iliade IX, v. 209, et XIII, v. 600). Les vers 43 à 46 excluent l’interprétation
optimiste qu’impose le deuxième sens. Mais la première explication, bien qu’elle soit
plus probable, présente aussi certaines difficultés. Les dieux ne tiennent pas le bios à la
disposition des mortels, mais ils ne leur en interdisent pas non plus l’accès. Ils ne leur
barrent même pas la route de la prospérité ; ils la rendent malaisée, mais ne la ferment
qu’aux paresseux qui vivent comme si les dieux n’avaient pas caché le bios et prennent
aisément, ῥηιδίως, le chemin uni qui mène à la misère (voir les échos des vers 43-46 dans
les vers 287-292, 303 s., etc.).
130 On peut essayer de résoudre cette difficulté de deux manières. En posant que le vers 41
éclaire exclusivement l’aspect négatif de l’action divine (la soustraction du bios) et en
admettant que pour des raisons pédagogiques — et polémiques — il n’énonce qu’une
vérité partielle171 ; la différence relevée entre la construction périphrastique de
κρύψαντες ἔχουσι et celle que recommandent West et Verdenius n’est alors que de peu
de conséquence pour l’établissement du sens de la proposition — si utile qu’elle soit
pour les linguistes. Et surtout le travail, thème de la parénèse depuis le vers 28 et clé de
l’argumentation des vers 43 à 46, n’a pas de place repérable dans l’énoncé de la
structure fondamentale de la condition humaine au vers 42.
131 Ou en soutenant que la formulation, tout en insistant sur le manque ou la disparition
du bios, signale la possibilité de son acquisition. Cette deuxième solution me paraît plus
satisfaisante. La disposition du vers la supporte : deux hémistiches, le premier constitué
des verbes κρύψαντες et ἔχουσι, le second de trois noms, le sujet θεοί et les
compléments βίον et ἀνθρώποισιν172 suggérant que le bios sert ici de médiation entre
les dieux et les hommes. Accolé à βίος le datif se colore, comme par contact, de la
nuance « possessive » que Chantraine décèle dans certains emplois du datif d’intérêt 173.
Ce qu’après l’avoir caché les dieux retiennent (au présent), c’est ce qui dans notre monde
même fait vivre les hommes. Le vers laisse entendre que l’acte divin a une double face :

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la privation est la condition de la vie, et le principe du mode de vie, des hommes.


L’espace du travail est inscrit dans cette contradiction.
132 βίον. West et Verdenius rappellent justement (ad 31) qu’Homère n’emploie que βίοτος
pour « les moyens de vivre »174. Bien que βίος ait aussi fréquemment ce sens dans la
langue ultérieure, il est raisonnable d’imaginer qu’Hésiode l’a choisi ici, et dans les
passages thématiquement proches de celui-ci (v. 232, 316), en fonction de la
signification que l’épopée lui accorde, la vie que l’on mène, la manière de vivre 175. La vie,
c’est-à-dire le mode de vie, des hommes dont — et pour lesquels — parle Hésiode est
déterminée par les conditions dans lesquelles ils sont contraints de se procurer les
moyens de leur subsistance, leurs vivres, par le travail que les dieux leur ont imposé en
cachant et en retenant le bios. Les hommes de la race d’or — pour qui la terre produisait
spontanément les fruits qu’ils consommaient — ne connaissaient ni le travail ni la
souffrance ni même, au sens où nous la connaissons, la mort.
133 γάρ. On peut hésiter, pour déterminer la valeur exacte de la particule dans le vers 42,
entre la signification « normale » (Greek Particles, p. 58, I : « confirmatory and causal,
giving the ground for belief, or the motive for action ») et une nuance de celle, proche
de la précédente, que Denniston définit comme « explanatory » (voir les exemples cités
dans GP, p. 60, II, 5). Mazon retient la première et suppose que γάρ ne rapporte pas la
thèse à ce qui précède immédiatement, mais au raisonnement suspendu à la fin de 34 a,
où il admet une coupure forte du mouvement de la pensée176. Le vers 42 énonce en effet,
comme nous l’avons noté plus haut, la thèse vers laquelle pointent les exhortations des
vers 27 à 35a (plutôt que 34a). Mais le motif « autobiographique » et son appendice sur
la naïveté des rois sont alors traités comme une sorte de parenthèse — quelle que soit la
manière dont on se représente l’importance de cette explosion de passion dans l’esprit
de l’« Auteur ». Si l’on accepte la reconstruction que nous avons proposée de l’ordre des
idées et de la fonction du différend entre les deux frères, le vers 42 doit se rattacher
beaucoup plus étroitement à ce qui précède, et formuler le principe théologique et
anthropologique qui fonde les deux maximes ignorées par les rois. Verdenius rend
compte de l’emploi de la particule en rattachant trop exclusivement le vers 42 au vers
41, ce qui le contraint à suppléer une suite de trois idées entre la maxime concernant la
mauve et l’asphodèle, telle qu’il l’entend, et celle qu’introduit γάρ 177.
134 La particule rattache le vers 42 aux deux vers qui précèdent. Les rois « mangeurs de
présents » manifestent par leur administration de la justice qu’ils ignorent également
la prospérité dont ils pourraient jouir et la disette à laquelle ils se condamnent parce
qu’ils ignorent, plus fondamentalement, le principe qui est à la racine de leur
subsistance aussi bien que de celle des hommes qui pourvoient abondamment à celle-là
par leur travail lorsque la communauté est bien gouvernée. Bien qu’il soit tentant
d’expliquer ce γάρ comme un exemple du type « explanatory » en en justifiant l’emploi
par la forme énigmatique des deux propositions précédentes, il me paraît plus
conforme au sens du discours d’Hésiode de lui reconnaître la valeur objective d’un γάρ
« confirmatory and causal ». Le vers 42 explicite moins une idée implicite ou
présupposée dans les vers 40 et 41 qu’il n’énonce la cause des vérités formulées dans
ces deux vers.
135 Les critiques qui ont argué de la mauvaise adaptation du discours à ses destinataires ne
sont pas justifiées. Le principe théologique énoncé par Hésiode fournit assurément son
fondement à l’exhortation au travail que le poète adresse à Persès, mais ce n’est pas par
l’effet maladroit d’une association d’idées qu’il surgit de la réflexion sur l’ignorance que

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le comportement des rois trahit. Le type d’ergon que le nom de Persès fait attendre est
celui que les rois — et la société qu’ils ont la charge de régler — recommandent
quotidiennement (voir τήνδε δίκην) dans leurs verdicts, comme les aèdes l’illustrent
dans leurs poèmes. Il n’est pas approprié à notre humanité et débouche sur la mort,
non sur la vie. À cet ergon du passé s’oppose l’ergon nouveau, dont les actes ont été
définis à grands traits dans les vers 22 s. (ἀρώμεναι ἠδὲ φυτεύειν οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι) et
seront décrits en détail à partir du vers 383. Ramener Persès de la logique — héroïque —
du pillage à celle du travail implique le renversement des idéaux spirituels (inculqués
par les aèdes) et des normes politiques (consacrées par les rois) qui régissent ou
légitiment le fonctionnement de la communauté. La conversion fraternelle
qu’entreprennent les Travaux prend ainsi le sens d’un appel à une révolution culturelle
de la société entière.

§24. L’argument (vers 43-46).


136 ῥηιδίως γάρ κεν. La thèse est à son tour démontrée à l’aide d’une preuve par le
contraire178. Si les dieux ne retenaient pas le bios qu’ils ont caché, tu obtiendrais sans
peine en une journée de travail de quoi vivre toute une année dans l’oisiveté, etc. On a
souligné à juste titre que l’état décrit dans les vers 43 à 46 est un état purement
hypothétique, et non une description de l’âge d’or179. Il est construit en prenant
implicitement pour principe la contradictoire de la thèse du vers 42, et parce qu’il est
en tout point contraire à l’état réel des choses, il démontre la fausseté de la prémisse
sur laquelle il repose.
137 Or l’élément décisif, le cœur de la preuve, c’est qu’on ne peut pas gagner de quoi vivre
sans travailler. L’argument révèle a posteriori ce qui se dissimulait dans l’énoncé de la
thèse, la nécessité et la fécondité du travail. Il porte l’accent, comme la thèse qu’il
soutient, sur le moment négatif de la condition humaine, la privation qui est inhérente
à celle-ci, et la nécessité de travailler qui en est le corrélat, mais il pointe lui aussi vers
l’aspect positif — c’est à dire la fécondité — du travail, non seulement en présupposant
que ce dernier est capable de produire le bios dont les hommes ont besoin, mais en
signalant — par la tension interne à l’énoncé de la disproportion entre le travail d’un
jour et la jouissance d’une année (καὶ ἐπ’ ἤματι... κεἰς ἐνιαυτόν) — que dans le monde
réel ce qui caractérise le travail, c’est sa capacité à produire plus de biens qu’il ne
consomme de force.
138 Mais cet état hypothétique est encore intéressant à d’autres titres. D’une part parce
qu’il décrit une condition qui correspond dans le monde réel au choix de vie des
paresseux ou des frelons180 — parmi lesquels on peut encore, à ce point du poème,
compter Persès. Or à ceux-là les dieux réservent la faim (λιμός) pour prix de leur
oisiveté181. Les caractérise en effet la croyance, inscrite dans leur pratique, que le bios
est là, offert aux hommes qui n’ont qu’à le cueillir avec l’aisance qui signale l’action des
dieux. Comme ce n’est pas le cas ils vivent du travail d’autrui : la rapine violente ou
sournoise quand l’ordre social le leur permet pour le plus grand dommage du genre
humain182, ou cette autre forme de rapine — pitoyable celle-là — qu’est la mendicité, et
la faim qui l’accompagne183. Au terme, dans un cas comme dans l’autre, l’expérience que
ce qu’il est aisé de cueillir en abondance, dans le monde où nous vivons, c’est la
misère184 dont la mauve et l’asphodèle offrent aux mauvais rois l’image cruelle. Ce

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contre-monde hypothétique entretient donc avec le monde réel un rapport plus


ambigu qu’il ne semblait de prime abord. Il devrait prouver par son absurdité que la
condition des hommes est constituée par une privation qui leur impose de travailler,
mais il dénonce en fait l’illusion mortelle qui habite la conduite bien réelle des hommes
de la race de fer.
139 Les deux derniers vers annoncent à leur manière, en jouant de l’hysteron proteron, les
deux thèmes de la description des travaux : la navigation, dont il sera question dans les
vers 618 à 694, et les travaux agricoles, traités dans les vers 393 à 617. Si l’on accepte
l’idée que le projet d’Hésiode est de définir un nouveau type d’épopée en reprenant à la
tradition panhellénique (ou homérique) ses formes d’expression, il est possible
d’imaginer que les vers 45 et 46 font allusion respectivement aux motifs
caractéristiques de l’Odyssée et de l’ Iliade. Au char du guerrier et à son attelage de
chevaux l’épopée du travail substitue les travaux des bœufs et des mules. Quant à
l’Odyssée des Travaux, les motifs du poème homérique semblent hanter ironiquement
les vers 618 à 694 (le gouvernail, la fumée, le voyage du père d’Éolide en Grèce, les
performances poétiques, la narration à la première personne d’une escapade maritime
de moins de cent brasses, etc.).

Appendice : ce « présent » dont il est question...


140 Lorsque l’on suppose que les poèmes hésiodiques relèvent seulement d’une tradition
panhellénique comme celle d’Homère, mais en compétition avec celle-là, et que les
Travaux ne se distinguent des épopées de la tradition concurrente que par leur genre
« didactique » ou « sapientiel », tout aussi traditionnel dans son mode de présentation
et ses thèmes que les chants auxquels le poème agricole d’Hésiode s’oppose
synchroniquement, on a de la difficulté à rendre compte des traits qui caractérisent la
profération de ce poème comme un événement singulier dont les circonstances
expliquent la nouveauté radicale du discours qu’elles appellent. Cette lecture
« poétique » a l’avantage assurément sur celles qui ont eu la faveur des philologues, et
sont encore le plus répandues dans la littérature savante, de ne pas se laisser berner
par l’affabulation autobiographique qui sert de prétexte à l’urgence du propos
d’Hésiode. Le fonctionnalisme de ses prémisses la rend néanmoins aveugle aux indices
qui suggérent que cette parénèse n’est pas aussi intemporelle que l’étaient, peut-être, le
Livre des Proverbes ou les Préceptes de Chiron, mais qu’elle est motivée par la situation
critique d’un « présent » dont l’insistance structure en profondeur les propos de l’aède.
L’orientation du poème vers ce présent — dont il offre une image chiffrée — est au
cœur du projet poétique et ne peut certainement pas être traitée comme un prétexte ou
une simple convention du genre. Elle libère dans une certaine mesure les enseignements
destinés à la conversion de Persès du risque de rester englués dans la tradition ou, quoi
qu’on pense de l’anachronisme de cette appellation, les « genres » poétiques contre
lesquels, mais aussi à l’intérieur desquels, le projet des Travaux s’est défini dans le
proème d’abord, puis dans la présentation de la bonne Eris. L’autoréflexion de la forme
épique n’aurait pas assez de force en effet, au jugement même d’Hésiode (voir le νοήσας
du vers 12), pour distinguer la bonne de la mauvaise Lutte et déplacer le paradigme
socio-éthique que cette dernière incarne. Si dans le jeu continuel de la rivalité des
aèdes le chant le plus nouveau est celui qui capte l’attention des auditeurs, comme
l’épopée le fait dire à un de ses héros185, la nouveauté devient indiscernable comme telle.

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Elle ne peut se signaler dans le champ poétique traditionnel à l’intérieur duquel elle
intervient que par un effet d’extériorité qu’elle doit néanmoins réinscrire pour être
entendue dans le champ même — c’est à dire dans le réseau des formes et des normes —
qu’elle prétend transformer. Ce geste du texte atteint-il pleinement son objectif ? On
peut en douter. Les deux Erides ont même nom et même lignage, et la meilleure n’est
telle que par une décision de Zeus qui lui assigne dans le monde où il exerce sa puissance
un rôle dont le poème qui l’annonce est par définition le seul témoin et le seul garant.
L’innovation critique à l’intérieur de la tradition à laquelle elle emprunte l’autorité qui
lui permet de se faire entendre court inévitablement le risque d’être à son tour
entendue et déchiffrée comme un avatar de cette tradition même.
141 Cette stratégie indissociablement textuelle et extra-textuelle de la présentation des
Travaux produit les conditions du double malentendu dans lequel s’est enfermée la
critique, lecture « réaliste » de la querelle entre Persès et Hésiode d’une part, réduction
conventionnaliste des motifs autobiographiques de l’autre. La première réifie dans
l’extériorité d’une histoire individuelle inaccessible par d’autres voies que l’analyse
interne du texte la configuration poétique du présent. Elle se condamne par là même à
toujours manquer la cohérence d’un discours qui assied la légitimité de son projet
parénétique sur une interprétation du présent.
142 La seconde cependant, dans son effort pour reconquérir le sens poétique que la première
fige en le transformant en un fait historique, n’est pas assez sensible à l’insistance avec
laquelle le poème autorise et justifie sa prétention à la nouveauté en se référant aux
singularités de l’époque qu’il désigne par l’adverbe « maintenant » (νῦν). Les
adversaires de l’explication conventionnaliste soulignent à juste titre que la mise en
scène de la situation didactique, dans les Travaux, comporte beaucoup de traits
« atypiques ». Ils en tirent trop vite la conclusion que l’on tiendrait là une preuve de la
vérité factuelle des « informations » qu’Hésiode « donne » sur sa vie, le nom et la
personnalité de son frère, le conflit qui l’oppose à Persès, l’histoire de leur père, etc.
Mais il demeure que même si l’on a affaire à une élaboration dramatique dont les
éléments font sens et demandent d’être déchiffrés, l’originalité, la complexité et le
« réalisme » de cette fiction excluent à mon avis que son auteur ait simplement voulu
utiliser en les adaptant aux goûts du jour les conventions d’exposition de la poésie
sapientielle. D’une part parce que je ne crois pas que ce soit un hasard si le mètre choisi
pour cette parénèse est le mètre de l’épopée. Et d’autre part, si l’on peut montrer que le
poème énonce des préceptes dont on trouve l’équivalent dans d’autres traditions
culturelles ou à d’autres époques — et, pour les travaux agricoles et la navigation, que
ses leçons ne paraissent pas à première vue déterminées par les exigences d’une
situation particulière —, on perçoit, à l’insistance avec laquelle il inscrit constamment
son enseignement dans une réflexion sur les circonstances — fictives — de son
énonciation, que l’affabulation dramatique n’est pas seulement un artifice d’exposition
mais la représentation symbolique d’une situation réelle que l’aède analyse et sur
laquelle il veut agir. Une situation de crise que le poème ne nous permet pas de
reconstruire dans sa contingence historique, mais dont l’urgence suscite la parole du
poète. La prédication suppose une interprétation d’un temps dont les vers 27 à 41 des
Travaux esquissent la configuration symbolique avec une telle force persuasive que
leurs lecteurs — sinon le public auquel ils étaient originellement destinés — s’y sont
trompés.

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143 Est-il possible de remonter du poème que nous lisons aujourd’hui aux circonstances ou
aux conditions historiques qui en ont déterminé la composition ? De repérer en
quelque sorte de l’extérieur, en se plaçant au point de vue de l’historien de la Grèce
archaïque, l’environnement politique ou social que le poète, ou le groupe auquel celui-
ci appartenait, a décrit comme une période critique où se jouait le destin du genre
humain, et de définir avec une certaine probabilité la situation sociale du discours
d’Hésiode ? Les divergences entre historiens suffisent à prouver la difficulté de la tâche.
Le philologue ne peut, de l’intérieur d’un texte dont il ignore et le temps et le lieu de la
composition, dont il n’est même pas certain de tenir le nom « réel » de l’auteur — pour
autant que cette notion ait un sens dans ce cas, et c’est la matière d’un débat qui n’est
pas encore tranché —, que relever des indices fragiles et tous ambigus.
144 Le genre de vie dont Hésiode cherche à écarter Persès est celui que le héros du
deuxième mensonge crétois d’Ulysse se glorifie d’avoir choisi parce qu’il lui était aussi
cher qu’il peut sembler odieux au reste des hommes (Odyssée XIV, v. 216-228). Castor
l’Hylacide définit sa propre valeur dans des termes qui le désignent sans ambiguïté
comme un guerrier (εἵνεκ’ ἐμῆς ἀρετῆς, ἐπεὶ οὐκ ἀποφώλιος ἦα οὐδὲ φυγοπτόλεμος,
ν. 212 s. ; cf. v. 216 s. : θάρσος μοι Ἄρης τ’ ἔδοσαν καὶ Άθήνη καὶ ῥηξηνορίην, et 222 :
τοῖος ἔα ἐν πολέμῳ) et il oppose expressément les erga qui lui sont chers (φίλαι, v. 224,
φίλ’ <α>, v. 227) à un ergon où la suite de la phrase permet de reconnaître celui que
prône Hésiode (v. 222 s. : ἔργον δέ μοι οὐ φίλον ἔσκεν οὐδ’ οἰκωφελίη, ἥ τε τρέφει
ἀγλαὰ τέκνα, cf. Travaux, v. 23 : οἶκόν τ’ εὖ θέσθαι) ; son récit peut laisser penser que sa
misère présente (ἦ γάρ με δύη ἔχει ἤλιθα πολλή, ν. 215) est la sanction de son choix de
vie, mais il ne le dit pas, se contentant d’invoquer la diversité des inclinations en la
rapportant aux dispositions que les dieux accordent à chacun (v. 228 : άλλος γάρ τ’
ἄλλοισιν άνὴρ ἐπιτέρπεται ἔργοις ; cf. ν. 216 et 227), et Eumée, à l’entendre, est charmé
comme il le serait par le récit d’un aède (XVII, v. 514-521). Les Travaux sont une
exhortation pressante à faire précisément le choix contraire, celui qui apporte la
prospérité à des hommes qui ne se soucient pas de compter au combat (voir ce que dit
Ulysse aux hommes du dèmos dans l'Iliade II, v. 201 s.) et dont la poésie ne s’est pas
souciée jusque-là de célébrer les exploits pour enchanter ses auditeurs.
145 Il se peut que nous tenions, dans la relation entre les deux poèmes, un indice non
seulement de l’existence d’une polémique entre les traditions homérique (odysséenne) et
hésiodique, mais aussi de la différence de leurs positions respectives face aux
références idéologiques des groupes sociaux auxquels ils s’adressent. O. Murray note
que ce qui distingue à l’époque archaïque les nobles des roturiers est plus affaire de
valeurs et de mode de vie que de situation économique. C’est de cette manière que l’on
peut essayer de rendre compte de la position paradoxale des Travaux, lorsqu’on
s’efforce de les mesurer à une opposition trop simple entre aristocratie riche et
paysannerie pauvre. Si l’idéal aristocratique est informé par l’héroïsme guerrier de la
tradition épique le poème d’Hésiode peut dénoncer dans cet idéal même, et les
comportements qu’il induit ou légitime, la source d’une crise sociale qui menace
d’engloutir la communauté sans que cette dénonciation implique pour autant que le
poète se soit fait l’interprète d’une classe de petits paysans exploités et opprimés. Le
vers 37 (ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’) exprime une norme de droit, le partage
acquis, qui pourrait être invoquée contradictoirement aussi bien par un aristocrate aux
prises avec les empiètements despotiques d’un tyran ou des revendications de
partageux186 que par des paysans dépossédés de leurs terres ancestrales par une

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aristocratie de rapaces, encore que la première lecture semble plus vraisemblable. Mais
le déplacement que le texte impose à la définition du mérite, de la naissance ou de la
bravoure à la richesse acquise par le travail, se comprend aussi bien dans la bouche
d’un groupe d’aristocrates réformateurs que dans celle de paysans enrichis las d’être
soumis à la domination et aux exactions des nobles. Il signale ainsi le lieu théorique
possible d’un compromis social capable d’empêcher que la communauté ne sombre
dans l’anarchie ou ne devienne la proie d’une tyrannie soutenue par le dèmos. Si tel
était le cas, la reprise par Solon de thèmes hésiodiques n’impliquerait ni malentendu ni
appropriation arbitraire. Les projets du poète et du sage seraient convergents sur le
fond.
146 Il n’y a assurément guère de conclusions certaines à tirer dans l’état présent de nos
connaissances de l’histoire de la Grèce archaïque. Peut-être pourra-t-on traiter comme
un indice le fait, noté par A. Snodgrass, que l’on voit reculer les représentations tirées
du monde héroïque à une époque où l’on situe, avec une certaine vraisemblance, la
composition des Travaux.

NOTES
1. Verdenius (« Aufbau und Absicht », p. 119 s.) réduit cette liaison à une association d’idées
suscitée par le mot ἐτήτυμα : « Das Wort ἐτήτυμα bildet nun den Anknüpfungspunkt für eine
weitere Assoziation. Der allgemeine Wahrheitsanspruch, der in dem Ausdruck ἐτήτυμά KS
μυθησαίμην liegt, führt den Dichter zu einer Selbstberichtung : in der Theogonie (225-6) hatte er
nicht die ganze Wahrheit gesagt, insofern er nur eine schlechte Eris anerkannt hatte. Bei näherer
Betrachtung erweist sich aber die gute Eris als von grösserer, d. h. mehr positiver Bedeutung.
Diese fördert die Arbeit, jene halt die Menschen von der Arbeit ab und verführt sie zu
ungerechter Besitzergreifung ». Voir encore les critiques qu’il adresse dans son commentaire
(p. 14 s.) à la reconstruction — assez arbitraire assurément — de la réflexion du poète proposée
par West (p. 142, ad 11-46 : « Hesiod had the idea of saying ‘There is such a goddess as
Emulation’... But he realized that this was a different Eris from the one he had spoken of in the
Theogony [225 f.], the ῍Eρις καρτερόθυμος, στυγερή, who was mother to pain and grief, battles,
quarrels, lies, and lawlessness. He begins, therefore, by repeating the discovery aloud... »), et la
correction qu’il apporte dans la même note à l’interprétation, pourtant trop lâche à mon sens,
suggérée par Lenz de l’enchaînement thématique entre la célébration de la puissance de Zeus et
le développement sur les deux Erides (Proöm, p. 221 : « Die Berichtigung der Aussage über die Eris
gehört unmittelbar zur Darstellung der bestehenden Zeusordnung, unterliegt somit der
Intention der Erga, wie das Proöm sie zum Ausdruck bringt »).
2. Voir par exemple West, p. 36 s.
3. Il ne me semble pas nécessaire de défendre à nouveau l’authenticité du proème. Fr. Léo avait
montré dans une étude de 1894 la faiblesse des arguments élevés sur le témoignage des anciens et
le commentaire de Mazon donnait déjà de bonnes raisons de considérer que ces vers servaient
bien d’introduction au reste du poème. C’est une autre question de savoir si les rhapsodes qui
mettaient les Travaux à leur programme commençaient leur récital par l’invocation aux Muses
que nous lisons ou s’ils y ajoutaient en préface une prière adressée à la divinité dont la fête offrait

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l’occasion du concours : le proème que nous lisons utilise la forme stylisée de l’hymne (du
proème au sens que Thucydide et Pindare donnent à ce mot) pour introduire un poème dont il ne
peut être détaché. Je renvoie pour un état de la discussion récente aux pages consacrées par G.
Arrighetti aux relations entre la Théogonie et les Travaux dans ses Poeti, eruditi e biografi, Pise, 1987,
p. 37 à 52, notamment p. 44, n. 21.
4. West, p. 141, ad loc. : « The προοίμιον typically ends with a direct address to the god... the
normal scheme is χαῖρε... κλῦθι takes the place of the typical χαῖρε ». Voir les remarques
judicieuses de Verdenius dans son commentaire, p. 9.
5. Je renvoie pour l’analyse sémiotique du jeu des personnes dans le proème et de la
représentation de l’énonciation dans l’énoncé, aux développements de Claude Calame dans Le
Récit en Grèce ancienne, Paris, 1986, et à sa contribution au présent volume, p. 169-189.
6. La forme suggère que Πιερίηθεν n’a pas exactement le même sens que Πιερίδες (Solon, 13, v. 2
West). West signale à juste titre que les démotiques du type Σωκράτης Άλωπεκῆθεν
appartiennent à un état de langue plus tardif. L’homérique ’Oθρυονῆα Καβησόθεν figure dans un
vers (Iliade XIII, v. 363) qui faisait déjà difficulté dans l’Antiquité, πέφνε ( sc. Idoménée) yὰρ
’Oθρυονῆα Καβησόθεν ἔνδον ἐόντα, à cause notamment de l’emploi inattendu de la formule
ἔνδον ἐόντα (d’où la variante ‛Εκάβης νόθον υἱòν ἐόντα de l’édition d’Argos, qui ferait de
Cassandre, si on l’adoptait, la soeur utérine de l’homme à qui elle a été conditionnellement
promise) ; le vers 364 (ὅς ῥα νέον... εἰληλούθει) doit expliquer l’indication obscure du vers
précédent ; l’expression verbale ἔνδον ἐόντα a un sens plus acceptable dans ce passage si
Καβησόθεν s’y attache : « Othryonée qui était dans le pays (ἔνδον !), venu de Cabèsos » (je ne vois
pas quel sens raisonnable lui prêter si on la construit absolument).
7. Théogonie, v. 9 ss. : ἔνθεν ἀπορνύμεναι... στεῖχον περικαλλέα ὄσσαν ἱεῖσαι, ὑμνεῦσαι κτλ.
8. Travaux, v. 1 s. : κλείουσαι δεῦτε.
9. Voir dans ce même volume l’étude de Heinz Wismann, p. 15-22. Les Muses qui, sur l’Hélicon,
enseignent à Hésiode à chanter après lui avoir affirmé qu’elles savent, lorsqu’elles le veulent,
ἀληθέα γηρύσασθαι, sont désignées comme ’Ολυμπιάδες (Théogonie, v. 25).
10. West, p. 138, affirme que le verbe (ὑμνείουσαι) « means no more than ‘sing’ ». Nagy, Pindar’s
Homer, p. 21, parvient à la même conclusion en ce qui concerne ἐννέπετε.
11. n’importe guère, lorsqu’on s’efforce de saisir le sens de ce passage des Travaux, de savoir si
Hésiode a ou n’a pas réellement composé son poème oralement, et s’il l’a fait ou non dans les
conditions effectives de la « composition in performance », ce dont on peut éventuellement
douter. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’il a construit la situation de parole qui sert de cadre à
l’affabulation dramatique dans laquelle il développe son enseignement selon le modèle stylisé de
la composition/récitation traditionnelle.
12. La fonction de l’invocation aux Muses dans la poésie archaïque a été trop bien étudiée dans
les travaux de Vernant, Detienne, Pucci, Nagy et Calante pour qu’il soit nécessaire de développer
ce point plus longuement. Dans une note suggestive de son commentaire, p. 2 s., Verdenius
avance que l’hymne à Zeus est placé dans la bouche des Muses parce que « the poet intuitively
felt that his ascription of absolute powers to Zeus required a divine sanction ». Ce thème
s’accorderait bien avec l’esprit de la Théogonie. Il me semble néanmoins que les Muses font plus ici
qu’apporter leur sanction divine à une célébration qui n’aurait rien d’impropre dans la bouche
d’un mortel. L’hymne reprend, dans l’ordre des affaires humaines, un thème qui était présent
dans l’épopée et, pour autant que nous pouvons en juger, dans la lyrique traditionnelle. Mais il
lui fait subir une variation significative qui aboutit à déplacer le système des normes sur
lesquelles étaient fondées la production et la réception de la poésie héroïque. Les Muses, d’une
certaine façon, redéfinissent leur champ d’action.
13. Commentaire, p. 5 : « Hes. expresses the omnipotence of Zeus in a very drastic way : in
contra-distinction to the common, and especially Homeric, view, according to which it depends

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on men whether somebody is spoken of,... Hes. solemnly declares that in reality this depends on
Zeus ». Le savant hollandais atténue du reste lui-même immédiatement la netteté de cette
opposition, mais je ne suis pas certain que ses correctifs touchent à l’essentiel.
14. On trouvera dans le commentaire de West, p. 139, un résumé des informations dont nous
disposons sur ces adjectifs auxquels Hésiode donne manifestement ici un sens qui s’écarte de
celui qu’ils prennent dans leurs emplois ultérieurs. Seul ῥητός est attesté ailleurs dans l’épopée
(Iliade XXI, v. 445, pour qualifier le salaire « fixé » pour lequel Apollon et Poséidon s’étaient mis
au service de Laomédon). Le sens des quatre termes doit être induit de leur rapprochement avec
les mots auxquels ils sont apparentés formellement et thématiquement.
15. Iliade IX, v. 459 ss. (il s’agit de vers qui ne figurent pas dans les manuscrits mais que Plutarque
cite dans le De aud. Poet. où il signale qu’Aristarque les avait rejetés de son texte parce qu’il ne
convenait pas que le futur précepteur d’Achille eût même songé à commettre un parricide) :
ἀλλά τις, ἀθανάτων παῦσεν χόλον, ὅς ῥ’ ἐνὶ θυμῷ δήμου θῆκε φάτιν καὶ ὀνείδεα πόλλ’
ἀνθρώπων, ὡς μὴ πατροφόνος μετ’ ’Aχαιοῖσιν καλεοίμην. La φάτις apparaît bien clairement dans
ce passage comme une instance d’évaluation de la conduite des individus comme le prouvent
dans ce qui suit les expressions ὀνείδεα.. ἀνθρώπων (« les propos injurieux des hommes ») et ὡς
μὴ πατροφόνος... καλεοίμην (« qu’on ne me donnât pas le nom de parricide »).
16. Odyssée XXI, v. 323.
17. Comme le suggère entre autres indices le rapprochement des passages d’Homère cités dans
les deux notes précédentes avec ce qu’Hélène dit à la charge de Paris dans son entretien avec
Hector, Iliade VI, v. 350 ss. : ἀνδρòς ἔπειτ’ ὤφελλον ἀμείνονος εἶναι ἄκοιτις, ὅς ᾔδη νέμεσίν τε καὶ
αἴσχεα πόλλ’ ἀνθρώπων τούτῳ (sc. Pâris) δ’οὔτ’ ἂρ νῦν φρένες ἔμπεδοι κτλ.
18. Vers 760-4 : δεινὴν δὲ βροτῶν ὑπαλεύεο φήμην φήμη γάρ τε κακὴ πέλεται, κούφη μὲν ἀεῖραι
ῥεῖα μάλ’, ἀργαλέη δὲ φέρειν, χαλεπὴ δ’ ἀποθέσθαι φήμη δ’ οὔ τις πάμπαν ἀπόλλυται, ἥντινα
πολλοὶ λαοὶ φημίξουσι θεός νύ τίς ἐστι καὶ αὐτή. Ces vers, on le sait, servent de conclusion aux
Travaux proprement dits.
19. Vers 198-201. Voir dans ce volume l’analyse du mythe des races proposée par Michel
Crubellier, p. 431-463.
20. Comme l’affirme Verdenius, à la suite de Norden.
21. Les emplois du mot φάτις suggèrent en effet qu’il désigne un dire sans sujet déterminé, la
parole plurielle et anonyme d’une collectivité (ἄνδρες ou δῆμος).
22. Cf. παράρρητοι ἐπέεσσι dans l’Iliade IX, v. 526 (dans l’introduction au paradigme de Méléagre).
Les « énoncés » que désignent les mots ῥητός ou ῥῆσις dans l’Iliade et l’Odyssée peuvent toujours
être rapportés à un ou plusieurs sujets déterminés : les parties contractantes (les deux dieux et le
roi Laomédon) dans le premier exemple, les prétendants, et plus particulièrement leur porte-
parole autorisé, Antinoos, dans le second (Odyssée XXI, v. 291). L’usage qu’en fait Pindare dans la
première Néméenne, v. 89, va dans le même sens (il s’agit du « récit » des messagers).
23. Voir par exemple Odyssée III, v. 203 s. : καί οί ’Αχαιοὶ οἴσουσι κλέος εὐρὺ καὶ ἐσσομένοισιν
ἀοιδήν. Le renom d’un homme et par conséquent, me semble-t-il, le kleos que lui accordent les
chants des poètes ne sont pas nécessairement élogieux (« glorieux » au sens que nous donnons
ordinairement à ce mot) : Iliade VI, v. 357 s., οἶσιν (sc. Hélène et Pâris) ἐπὶ Ζεὺς θῆκε κακòν μόρον,
ὡς καὶ ὀπίσσω ἀνθρώποισι πελώμεθ’ ἀοίδιμοι ἐσσομένοισι (le degré intermédiaire entre le lot
assigné par Zeus et le chant des poètes est, comme nous l’avons vu plus haut, explicitement
mentionné par Hélène dans la même tirade, v. 351 : νέμεσίν τε καὶ αἴσχεα πόλλ’ ἀνθρώπων).
24. Iliade XXIV, v. 531-3 : ᾧ δέ κε τῶν λυγρῶν δώη, λωβητòν ἔθηκε, καί έ κακὴ βούβρωστις ἐπὶ
χθόνα δῖαν ἐλαύνει, (φοιτᾷ δ’ οὔτε θεοῖσι τετιμένος οὔτε βροτοῖσιν.
25. Voir par exemple Iliade XIV, v. 69 s. : οὕτω... Διὶ μέλλει... φίλον εἶναι, νωνύμνους
ἀπολέσθαι...ἐνθάδ’ ’Αχαιούς.

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26. Odyssée I, v. 234-243, notamment 234 ss. (θεοὶ... κεῖνον... ἄϊστον έποίησαν περὶ πάντων
ἀνθρώπων) et 241 ss. (νῦν δέ μιν ἀκλειῶς ἅρπυιαι άνηρείψαντο οἴχετ’ἄϊστος ἄπυστος, έμοὶ
δ’ὀδύνας τε γόους τε κάλλιπεν). Cette disparition prive Ulysse du kleos que dispensent les poètes
et rend possible à Phémios de chanter aux Prétendants, pour leurs délices et au scandale de
Pénélope, le retour sans gloire des Achéens (voir les analyses de P. Pucci, Odysseus Polutropos,
Ithaca/Londres 1987, p. 195-208).
27. On pourrait déceler dans cette disposition, comme dans l’organisation des vers 3 et 4, une
analyse de l’action divine distinguant le niveau de la « force » pure, ou de la valeur dans sa pure
réalité substantielle, de celui de la « visibilité » du personnage auquel la renommée, puis la poésie
s’intéresseront. Ce deuxième niveau se trouverait mis tout particulièrement en valeur si ἄδηλον
était, comme on l’a supposé, une création ad hoc du poète.
28. Quoi qu’on pense des hypothèses avancées sur son origine (orphique ?) et la date (tardive ?)
de sa composition, un fait demeure : cet hymne n’est pas un proème au sens que Pindare et
Thucydide donnent à ce mot, à la différence des autres poèmes du recueil, mais une prière dont
l’envoi ne revient pas sur l’activité du poète, mais demande au dieu de maintenir la paix et de
protéger l’orant de l’assaut des ennemis et de la mort. κλῦθι n’en constitue pas le premier mot,
contrairement aux habitudes de l’épopée, mais les huit vers qui précèdent sont emplis d’une
suite d’épiclèses au vocatif. L’impératif, au début du neuvième, introduit en fait la prière.
29. Polyphème par exemple, lorsqu’il invoque Poséidon.
30. L’emploi ironique de cette formule de prière dans l’épisode comique de la course à pied, au
chant XXIII de l’Iliade, confirme cette analyse.
31. West (ad loc., s.v. κλῦθι) : « it implies not just hearing, but accepting ; hence it can be
combined with ἀιών ». Verdenius (ad loc., s. v. ἰδών) : « [Sinclair] concludes that κλύω is not
restricted to the sphere of hearing. But κλῦθι always means ‘give ear to’ ».
32. Travaux, v. 267-269 : πάντα ἰδὼν Διòς ὀφθαλμòς καὶ πάντα νοήσας καί νυ τάδ’ αἴ κ’ ἐθέλῃσ’
ἐπιδέρκεται, οὐδέ ἑ λήθει οἵην δὴ καὶ τήνδε δίκην πόλις ἐντòς ἐέργει ; Eschyle, Suppliantes, v. 77 :
ἀλλὰ θεοὶ γενέται, κλύετ’ εὖ τò δίκαιον ἰδόντες. Le premier rapprochement est excellent pour le
sens, mais il ne soutient pas l’interprétation que West recommande apparemment pour
l’expression du vers 9 (si ἰδών et ἀιών n’ont pas le même complément d’objet que κλῦθι, il n’y a
plus lieu de s’interroger sur la redondance κλῦθι/ἀιών ni sur la discordance κλῦθι / ἰδών). Le
rapprochement avec le vers d’Eschyle me paraît mériter la même critique (plus que celle que lui
adresse Verdenius, n. 30) : κλύετ’ a pour complément d’objet implicite quelque chose comme la
prière, ou la voix ou l’appel du chœur (« prêtez l’oreille à ma voix ») alors qu’ἰδόντες a pour
complément τò δίκαιον.
33. P. 9, s.v. ἰδών. Il cite comme exemple de ce type d’expressions Iliade III, v. 277, à tort à mon
sens. Le soleil est invoqué parce que son parcours quotidien lui permet de tout voir et de tout
entendre, et donc d’observer la manière dont est appliqué le pacte.
34. Celui de West, lorsqu’il renvoie aux vers 267-269 des Travaux, aussi bien que celui de
Verdenius lorsqu’il estime qu’ἰδών peut avoir une certaine pertinence malgré tout « so far as it
expresses a subordinate idea : in order to give ear to the poet’s call for justice Zeus will first have
to notice the evil practices of men ».
35. Verdenius fait ici encore une partie du chemin, puisqu’il note à propos d’ἀιών que le verbe —
auquel il prête par ailleurs un sens originel arbitrairement restreint (« to hear something that
implies an appeal to action ») en s’appuyant sur une interprétation forcée d’Iliade XV, v. 378 et
XXIII, v. 199 — renvoie « to the poet’s call for justice » (ce que je conteste), mais ajoute aussitôt
que « this object, however, has not been expressed, so that from a grammatical point of view
both participles are used absolutely ».
36. Voir encore IV, v. 132 s. : α ὐτὴ (sc. Athènè) δ’ αὖτ’ ἴθυνεν ὅθι ζωστῆρος ὀχῆες χρύσειοι
σύνεχον κτλ.

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37. Sans être pour autant étranger à la langue de l’Iliade ; voir par exemple, avec le composé
ἐξιθύνω, XV, v. 410 s. : ἀλλ’ ὥς τε στάθμη δόρυ νήϊον ἐξιθύνει τέκτονος ἐν παλάμῃσι δαήμονος
κτλ.
38. Dans la formule ἐπὶ στάθμην ἴθυνεν/α (V, v. 245 ; XXI, v. 121 ; XXIII, v. 197).
39. C’est l’interprétation que recommande Verdenius, p. 10, s. v. δίκῃ.
40. Verdenius rejette à juste titre les explications qui donnent au datif une valeur adverbiale ou
modale et insiste pour qu’on lui conserve sa force d’instrumental : « by means of righteousness ».
Mais les passages des Travaux qu’il cite à l’appui de son interprétation (220-4 et 256-60) donnent
une image beaucoup plus précise du mode d’action de la puissance divine que son interprétation
du vers 9 ne l’admet.
41. Voir dans ce volume l’explication proposée par André Laks des vers 79-103 de la Théogonie
(notamment les pages 84-86, avec les références bibliographiques de la note 18).
42. Le sens de δίκη dans ce vers a suscité trop de débats pour qu’il me soit possible d’en discuter
ici avec la précision souhaitable. Bien que l’on puisse soutenir avec de bons arguments que dikè
est personnifiée dans ce vers, à l’instar de Travaux, v. 220, la question n’en est pas
fondamentalement éclaircie pour autant : la puissance divine que nous désignons vite dans nos
traductions par le nom de Justice donne figure à l’activité que nomme chacune des dikai de l’usage
courant. La dikè est une procédure qui ne remplit son office que si elle n’est pas faussée par
l’usage abusif de ceux qui ont pour devoir de la mettre en œuvre. Qu’on la personnifie ou non,
cette procédure de désignation du principe de droit, de la sentence (themis) qui s’applique dans un
cas donné ne change pas essentiellement de sens. Je ne vois pas de raison de retenir une autre
signification pour le mot que celle-là. En ce qui concerne le verbe, le contexte dans lequel il est
employé, ici et dans le vers 224 des Travaux, avec δίκην comme objet (représenté par
l'anaphorique μιν chez Hésiode), permet peut-être d’en préciser le sens. L’expression δίκην
ἐξελαύνειν est mise en parallèle, dans les deux passages, avec des expressions qui décrivent la
procédure du jugement comme biaisée : σκολιὰς κρίνωσι θέμιστας dans l’Iliade, οὐκ ἰθεῖαν
ἔνειμαν (précédé d’un καὶ à valeur explicative) dans les Travaux. Plutôt donc que l’image d’une
Justice que l’on expulse il me semble que le verbe suggère celle d’une procédure que l’on force
hors du droit chemin. Ménélas fournit une bonne indication sur la manière dont la biè (la force,
mais aussi d’autres formes plus sournoises de la violence) peut fausser le fonctionnement d’une
procédure d’arbitrage lorsqu’il recommande aux Achéens de se prononcer sur sa cause sans se
laisser influencer par son rang ni par sa force (Iliade XXIII, v. 573-578 : δικάσσατε, μηδ’ ἐπ’
ἀρωγῇ... ψεύδεσσι βιησάμενος... κρείσσων ἀρετῇ τε βίῃ τε).
43. Il va sans dire que l’« authenticité » des vers d’Homère peut être défendue par d’autres
arguments que cette remarque sur la chronologie relative des formules employées par les deux
poèmes.
44. Sur l’usage de la parole dans l’exercice de la justice, voir le passage de la Théogonie cité ci-
dessus et la discussion du passage par André Laks dans ce volume, p. 83-91. Sur les valeurs qui
font de muthos une forme marquée de la parole, voir les analyses de Richard Martin, The Language
of Heroes, Ithaca, 1989, et de Gregory Nagy, Pindar’s Homer, Baltimore/Londres, 1990, p. 31-33.
45. C’est, entre autres, le cas de Meyer dans son essai des Mélanges Carl Robert (« Die Entscheidung
des Prozesses überlasse ich im Vertrauen auf mein Recht dem Zeus »), de Mazon dans son
Commentaire de 1914, p. 35-41 (« Hésiode a besoin d’un vengeur... C’est entre les mains de Zeus
qu’il remet sa cause... »), de Wilamowitz (p. 42 : « Was hierin liegt, kann der Hörer noch nicht
verstehen ; er erfährt nur, daβ es sich um ein Rechtshandel dreht, dessen Erfolg noch unsicher
ist »), de Nicolai en 1964 (p. 14 : « Zeus moge seiner Bitte Gehör schenken und mit seinem Recht
eingreifen in die Sprüche der Richter [die offenbar mit dem Sprecher etwas zu tun haben], Cf.,
p. 16, la paraphrase des vers 9 s. : « Du, Zeus,...hilf, daβ mir mein Recht wird. Ich meinerseits will
mein Möglichstes tun,... »). Nagy (Greek Mythology), qui tient le neikos des deux frères pour une

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situation fictive, n’en considère pas moins que ce vers est à mettre directement en relation avec
le règlement du litige, même si les modalités de ce règlement sont différentes de celles
qu’admettent les partisans de l’interprétation biographique (p. 65 : « This action of Zeus... is
coefficient with the words of Hesiod to Perses [10], in the context of a neikos ‘quarrel’ that the two
of them must ‘sort out’for themselves [... 35] »). Contra, Verdenius, ad loc. : « The exhortation
implied in ἴθυνε does not refer to an impending process ».
46. Le « je »-personnage qui se désigne plusieurs fois dans le poème par le pronom de la première
personne du singulier projette explicitement son identité conventionnelle de rhapsode à
l’intérieur de sa fiction lorsqu’il fait à Persès le récit de son voyage à Chalcis (vers 650-662).
47. Wilamowitz déjà notait que la récitation du poème impliquait que les destinataires réels de
l’enseignement des Travaux ne fussent pas Persès ou les rois, mais l’auditoire du poème.
48. On observera que l’âge des héros est symbolisé, dans les Travaux, par les guerres qui se livrent
autour des deux villes de Thèbes et de Troie (v. 160-165).
49. L’identité héroïque, préodysséenne, d’Ulysse est rappelée, au deuxième vers de l’Odyssée, par
la formule ἐπεὶ Τροίης ἰερòν πτολίεθρον ἔπερσε.
50. Iliade VI, v. 382 ; Odyssée XIV, v. 125, XVII, v. 15, XVIII, v. 342 ; Hymne à Déméter, v. 121 (où
l’expression sert à introduire le « mensonge crétois » de la déesse).
51. Le rapprochement de l’emploi hésiodique avec Odyssée XIV, v. 125, suggère que l’adaptation
de la formule est délibérée (les errants, sous l’empire du besoin, fabulent et ne consentent pas à
dire la vérité ψεύδοντ’, οὐδ’ ἐθέλουσιν [Th. 28 : εὖτ’ ἐθέλωμεν] ἀληθέα μυθήσασθαι). Le vers 121
de l’Hymne à Déméter n’invalide pas cette remarque : la déesse ne dévoile pas sa divinité aux
mortelles auxquelles elle s’adresse.
52. Voir, sur l’ambiguïté de cette revendication du poète, les remarques pénétrantes de Pietro
Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977, p. 8 à 44, et notamment ce qu’il
écrit à la page 33.
53. Voir, dans ce volume, p. 17-20, l’explication de la déclaration des Muses proposée par H.
Wismann.
54. Voir T. Krischer, « ΕΤΥΜΟΣ und ΑΛΗΘΗΣ », Philologus 109, 1965, p. 163, 166 s., 172-174.
55. Ad he., p. 12.
56. Ad loc., p. 142 : « Hesiod uses a vague, catch-all expression for the content of the coming
poem ».
57. Gregory Nagy souligne justement, dans l’analyse qu’il propose du nom de Persès, que ce nom
fait de lui potentiellement le destructeur de sa propre cité. Mais il me semble que le texte gagne
en profondeur et en cohérence si l’on reconnaît dans ce nom la formule abrégée de l’exploit
héroïque traditionnel.
58. Pour ne pas allonger la discussion je ne reviens pas ici sur l’argumentation, sérieuse et
fouillée quoi qu’on en dise aujourd’hui, des critiques qui concluaient du désordre apparent de la
composition des Travaux que l’on avait affaire dans cette œuvre à une compilation secondaire de
poèmes indépendants à l’origine, entrecoupée de surcroît d’interpolations diverses.
59. « Aufbau », p. 112, critiquant Mazon : « Das Schema Mazons ist insofern irreführend, dass es
einen rigorösen und fast wissenschaftlichen Aufbau suggeriert, den das Gedicht gar nicht
besitzt ». Verdenius, au demeurant, reproche à tort à Mazon de soutenir que « die beiden
Themen, Arbeit und Gerechtigkeit, in den Versen 11-26 exponiert werden ». Le commentaire
de 1914 interprète la distinction des deux Luttes comme un préalable au développement des deux
préceptes fondamentaux et la notice d’introduction à l’édition de la CUF embrasse dans un même
regard l’unité des vers 11 à 41.
60. Voir l’introduction de l’édition commentée, p. 48.
61. « Aufbau », p. 119. Commentaire, ad loc., p. 14 s. : « Hes. daims to tell the truth, but in the Th.
he had told a half-truth ».

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62. Voir, par exemple, les vers 298, etc. L’explication donnée par Bona Quaglia, p. 38 et note 10,
des raisons qui ont déterminé Hésiode à commencer son poème par la distinction des deux Erides
laisse finalement la question sans réponse : elle constate simplement qu’Hésiode entre in médias
res dans son propos par une « réaction » dont les motivations ne sont pas véritablement
explicitées.
63. Voir G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore/Londres, 1979, p. 309 ss. Dans les Chants
Chypriens l’intervention d’Éris aux noces de Thétis et de Pelée est le premier acte dans l’exécution
du plan conçu par Zeus et Thémis pour soulager la Terre.
64. Certains critiques (cf. W. Fuss, Versuch einer Analyse von Hesiods ῎Εργα καὶ ‘Hμέραι, Leipzig,
1910, p. 25) ont voulu que le « mythologème » visé par le vers 11 des Travaux ne soit pas celui que
nous lisons dans la Théogonie mais la communis opinio des Hellènes, c’est-à-dire une représentation
répandue dans l’auditoire des rhapsodes. La différence, pour ce qui nous concerne, serait
minime, puisque c’est de toute façon cette communis opinio que la Théogonie recueille pour lui
donner un sens.
65. À dire vrai, « Lutte » dans la traduction de Mazon est au singulier.
66. Peut-être faut-il admettre qu’Hésiode superpose ici délibérément deux tours ? Celui qui ferait
des Erides les membres du genos et celui qui ferait d’elles l’origine de leurs genè.
67. Je me réfère ici aux analyses de G. Nagy, 1979, p. 222 à 242.
68. La traduction d’Evelyn-White : « when he came to understand her », est recommandée par
Verdenius qui la préfère à celle de West dans son commentaire : « seeing her at work ». J’avoue
n’être tout à fait satisfait ni par l’une ni par l’autre explications, νοήσας indique à la fois que l’on
s’avise d’une chose ou d’un événement et que l’on en perçoit la nature ou la portée. La
découverte d’Hésiode ne consiste pas tant à comprendre la vraie nature d’une puissance dont on
connaissait déjà l’existence qu’à saisir à ses effets l’existence et la nature d’une divinité dont
personne ne s’était avisé jusque-là. Cette découverte est une condition nécessaire de l’éloge que
l’on peut faire de la déesse.
69. L’adverbe διάνδιχα exprime, dans le premier chant de l’Iliade (v. 189), la contradiction des
deux résolutions extrêmes entre lesquelles balance le cœur (ἦτορ) d’Achille : tuer Agamemnon ou
réfréner sa colère (ἦτορ... διάνδιχα μερμήριξεν ἢ... Άτρεΐδην ἐναρίζοι, ἦε χόλον παύσειεν κτλ.).
Marquée par le simple δίχα l’opposition des deux partis qui se disputent sur le sort de la ville
assiégée est sans doute moins forte (XVIII, v. 510 : δίχα δέ σφισιν ἥνδανε βουλή, ἠὲ διαπραθέειν ἢ
ἄνδιχα πάντα δάσασθαι). Mais à côté de ces emplois psychologiques des adverbes διάνδιχα et δίχα
on trouve dans l’Iliade le second dans un contexte très proche de celui du vers 13 des Travaux.
L’expression δίχα θυμòν ἔχοντες signale l’antagonisme des camps divins que Zeus envoie
s’affronter sur le champ de bataille dans les vers qui annoncent la Théomachie, (XX, v. 32 : βὰν δ’
ἴμεναι πόλεμόνδε θεοί, δίχα θυμòν ἔχοντες). L’opposition des « cœurs » (voir les remarques de
Verdenius sur ce point) est même explicitement mise en relation avec le motif et le nom de l’Eris
au début de la Théomachie (cf. XXI, v. 385 s. : Έν δ’ ἄλλοισι θεοῖσιν ἔρις πέσε. βεβριθυῖα ἀργαλέη,
δίχα δέ σφιν ἐνὶ φρεσὶ θυμòς ἄητο).
70. West, ad 161 ; Verdenius, ad 14, s. v. κακόν.
71. Hésiode enferme la définition de l’action d’Eris dans l’espace d’un seul vers en substituant
δῆριν, que l’Iliade utilise une fois à cette place dans l’expression πόνον καὶ δῆριν ἔθεντο (XVII, v.
158 ; peut-être faut-il lire aussi δῆριν θήτην en XVI, v. 756, cf. Janko, ad loc.), à (φύλοπιν αἰνήν, et
en retenant un verbe auquel l’Iliade donne deux fois πόνον comme objet et Zeus comme sujet
(XVI, v. 651, et, en fin de vers, à l’imparfait, II, v. 420 ; on trouve aussi, à cette place dans le vers,
le présent de l’indicatif dans une comparaison pertinente pour notre passage : XV, v. 383), mais
qu’elle applique à Eris, au participe présent avec pour complément d’objet στόνον ἀνδρῶν, dans
le dernier vers du passage qui décrit la présence sinistre de la divinité parmi les combattants, à

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l’instant où la première bataille du poème va s’engager (IV, v. 444 s. : ἣ σφιν καὶ τότε νεῖκος
ὁμοίϊον ἔμβαλε μέσσῳ ἐρχομένη καθ’ ὅμιλov, ὀφέλλουσα στόνον ἀνδρῶν).
72. Verdenius, ad loc., restreint arbitrairement à mon sens la valeur de l’adjectif κακός et veut
trop tirer de l’« objectivité » d’Homère. S’il ne fait aucun doute que la brutalité avec laquelle la
guerre est peinte dans l’Iliade et l’insistance manifeste dans les épithètes qui la qualifient sur
l’horreur qui lui est inhérente servent à rehausser le « pathétique » du destin des héros, comme
l’a suggéré Griffin dans une étude pénétrante et informée (« Homeric Pathos and Objectivity »,
Classical Quarterly, n.s. 26, 1976, p. 161-187 ; cf. Homer on Life and Death, p. 103-143), on ne peut
conclure de cet usage esthétique des adjectifs qui décrivent la guerre comme un mal qu’ils n’ont
pas pour le poète le sens qu’ils ont pour ses personnages divins ou humains. Reste, et c’est là
qu’Hésiode s’oppose de manière décidée à la tradition homérique, que les aèdes font de ce mal le
principe du plaisir que leurs chants procurent à leur auditoire en même temps que le champ
d’expérience qui permet aux meilleurs de se distinguer : le destin tragique des héros offre à ceux
qui ne savent pas en lire les leçons un modèle de conduite aussi fascinant que dangereux.
73. On songe évidemment à la Διòς βουλή du cinquième vers de l’Iliade et aux références que
l’expression implique aux traditions diverses des Cycles de Thèbes et de Troie. Mais ce n’est
évidemment pas par le seul hasard des contraintes métriques, quoi qu’en pense West, qu’Hésiode
a évité ici le nom de Zeus. Les divergences d’opinion entre Bona Quaglia, West et Verdenius
montrent pourquoi cette expression chargée de résonnances épiques a embarrasé les
commentateurs. Le choix des termes s’éclaire si Ton observe qu’Hésiode s’intéresse moins au
cours des choses qu’à la représentation contestable qu’en donnent les aèdes de la tradition
épique.
74. P. 144, ad loc.
75. Le fragment des Chants Chypriens qui racontait la naissance d’Hélène, fille de Zeus et de
Némésis, fait un usage semblable de la formule (Cypria, fr. VII Allen, v. 2 ss. : τήν ποτε καλλίκομος
Νέμεσις φιλότητι μιγεῖσα Ζηνὶ θεῶν βασιλῆϊ τέκε κρατερῆς ὑπ’ ἀνάγκης φεῦγε γὰρ, οὐδ’ ἔθελεν
μιχθήμεναι κτλ.)
76. Nous avons noté plus haut un écho possible du même épisode dans le deuxième hémistiche du
vers 13, διὰ δ’ ἄνδιχα θυμòν ἔχουσιν, évoquant le vers XX, 32 de l’Iliade, βὰν δ’ ἴμεναι πόλεμόνδε
θεοί, δίχα θυμòν ἔχοντες, c’est-à-dire la description du départ des Olympiens pour le combat,
origine de la Théomachie, que reprennent à distance les deux vers qui introduisent le récit de la
bataille des dieux au XXIème chant : ἐν δ’ ἄλλοισι θεοῖσιν ἔρις πέσε βεβριθυῖα ἀργαλέη (cf. XX, v.
55 : ἐν δ’ αὐτοῖς ἔριδα ῥήγνυντο βαρεῖαν), δίχα δέ σφιν ἐνί φρεσί θυμòς ἄητο (v. 385 s.).
77. Dans le vers de Solon que West cite à l’appui de son interprétation (13 W., v. 11) le verbe ne
signifie pas non plus seulement que les hommes « cultivent » la richesse en s’enrichissant par des
moyens violents ; il implique aussi que cette richesse vaut à son détenteur un statut social et une
considération. La même remarque s’applique, comme le montre l’élégie où il figure, au vers 189
de Théognis (des nobles n’hésitent pas à s’allier avec des vilains pour l’argent que leurs mariages
leur rapportent, subvertissant ainsi la hiérarchie des timai).
78. Vers 7 ; cf. encore les vers 321 à 326.
79. Tradizione ed esegesi, Brescia, 1969, p. 26-28. Verdenius (p. 23, note 92) objecte qu’on ne trouve
pas ἐγείρειν τινὰ ἐπὶ τι chez Homère, mais cet argument ne me paraît pas décisif. L’explication
qu’il propose pour le tour, à partir d’un emploi métaphorique d’ἐπεγείρειν (attesté au sens
propre dans l’Odyssée XXII, v. 431), est intéressante, mais on peut aussi songer, pour ἐπὶ ἔργον à
la formule ἔργον ἐποίχεσθαι dépendant d’un verbe d’ordre (κέλευε, Iliade VI, v. 491 s. = Odyssée I,
v. 357 s., et XXI, v. 351 s.) ou de volonté (οὐκ ἐθελήσει[ς], Odyssée XVII, v. 227, et XVIII, v. 363).
80. D. Lohmann a étudié le fonctionnement de cette complémentarité thématique dans les
discours de l’Iliade ; voir Die Komposition der Reden in der Ilias, Berlin, 1970, p. 25.

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81. Voir le relevé des emplois dans Lexikon des frühgriechischen Epos, s. v., ἔργον. Dans une formule
comme celle qui conclut l’appel de Sarpédon à ses Lyciens (πλεόνων δέ τε ἔργον ἄμεινον, Iliade
XII, v. 412), ἔργον désigne le labeur du combat, mais il se pourrait qu’on ait affaire là à un dicton
d’application plus large.
82. L’expression est utilisée une fois par le poète de l’Odyssée dans un contexte éclairant (XII, v.
116). À Ulysse qui songe encore malgré ses expériences passées à affronter Scylla pour défendre
ses compagnons Circé reproche de n’avoir la tête qu’aux travaux guerriers et au combat : καὶ δὴ
αὖ τοι πολεμήϊα ἔργα μέμηλε καὶ πόνος. C’est le héros du cycle épique que la magicienne critique
ironiquement ici en le rappelant au sentiment de sa condition mortelle.
83. IX, v. 527 : μέμνημαι τόδε ἔργον ἐγὼ πάλαι... ώς ἦν. Noter dans le même contexte la référence
aux κλέα ἀνδρῶν (οῦτω καὶ τῶν πρόσθεν ἐπευθόμεθα κλέα άνδρῶν ἡρώων, v. 524 s.).
84. Odyssée I, v. 337 s. : Φήμιε, πολλὰ γὰρ ἄλλα βροτῶν θελκτήρια οἶδας, ἔργ’ ἀνδρῶν τε θεῶν τε,
τά τε κλείουσιν ἀοιδοί. On lira une interprétation séduisante de ce passage dans P. Pucci, Odysseus
Polutropos, Ithaca/Londres, 1987, p. 198-201.
85. Verdenius, p. 23, n. 90, apporte des corrections pertinentes à l’explication de Denys Page
(Sappho and Alcaeus, Oxford, 1955, p. 315, dans une note au fragment 360 d’Alcée). Sa critique de la
traduction de Mazon (« l’indolent ») n’est peut-être pas injustifiée, mais la traduction littérale
qu’il propose pour l’adjectif (« who is unable to use his hands ») n’autorise pas à conclure que
celui-ci désigne l’inefficacité ou la maladresse comme une qualité permanente d’un individu. Le
rapprochement avec ἀπάλαμνος dans l’Iliade (V, v. 597) inviterait plutôt à penser le contraire : à
la vue d’Arès Diomède se sent réduit à l’impuissance comme le voyageur devant un torrent en
crue ; c’est la violence du courant qui lui montre l’inutilité d’essayer de traverser, non une
incapacité qui lui serait propre ; ou pour le dire autrement tout homme est ἀπάλαμνος devant le
déchaînement des forces naturelles comme devant l’action des dieux (il faut lier étroitement
l’adjectif avec le verbe στήῃ au début du vers suivant). Les deux formes ἀπάλαμος et ἀπάλαμνος,
peuvent être considérées comme des variantes métriques d’un même mot (Chantraine,
Dictionnaire étymologique, s. v. παλάμη).
86. Dans l’Iliade cette comparaison annonce discrètement à l’intérieur de l’aristie de Diomède
l’exploit que constitue le combat d’Achille contre le fleuve au chant XXI (cf. v. 325, μορμύρων
ἀφρῷ). L’« impuissance » de Diomède est surmontée grâce à l’intervention d’Athéna qui pousse
son protégé contre Arès dans le Vème chant (v. 793-863), comme le désarroi d’Achille (XXI, v.
272-283) cesse lorsque Poséidon et Athéna viennent à l’aide du héros (la relation des deux
épisodes est soulignée par l’écho réciproque des vers V, 828 s., et XXI, 289 s., τοίη... ἐγὼν
ἐπιτάρροθός εἰμι / τοίω νῶϊ ἐπιταρρόθω εἰμέν ; voir aussi XXI, v. 304, pour le rôle d’Athéna). Le
combat contre le fleuve amorce la bataille des dieux ; cf. XXI, v. 385 s., cités ci-dessus, note 65,
pour un emploi significatif du mot ἔρις.
87. West, ad loc. : « it is doubtful whether χατίζει can mean ‘feels desire’ for something freely
available ». Verdenius, ad χατίζων : « χατίζω and χατέω used in the sense of ‘to desire’always refer
to a desire the fulfilment of which does not depend on the subject himself ».
88. VIII, v. 156, et XI, v. 350. Ces deux exemples confirment l’observation de Verdenius : la
satisfaction du besoin dépend d’une instance extérieure au sujet.
89. Le même épisode du VIIème chant montre de manière exemplaire l’articulation des motifs de
la force et de la compétence (v. 197 s. : οὐ γάρ τίς με βίῃ γε... δίηται, οὐδέ τι ἰδρείῃ, ἐπεὶ οὐδ’ ἐμὲ
νήϊδά γ’... ἔλπομαι... γενέσθαι, cf. XVI, v. 359 s.), de la suprématie conférée par les dieux (v. 205 :
ἴσην... βίην καὶ κῦδος ὄπασσον), de la victoire qui en résulte (vers 81 : εἰ δέ κε... δώῃ... μοι eὖxoς
’Απόλλων ; v. 203 : δòς νίκην Αἴαντι καὶ... εὖχος ἀρέσθαι), et de la gloire qui en est le produit (v.
91 : τò δ’ ἐμòν κλέος οὔ ποτ’ ὀλεῖται).

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90. Voir, sur les rapports entre les épopées « panhelléniques » d’Homère ou d’Hésiode et les
traditions locales contre lesquelles elles se construisent, les analyses stimulantes de Gregory
Nagy dans The Best of the Achaeans, l’essai sur « Hesiod » et Pindar’s Homer.
91. Voir les vers 381 s., qui concluent cette unité : σοὶ δ’ εἰ πλούτου θυμòς ἐέλδεται ἐν φρεσίν
ᾖσιν, ὦδ’ ἔρδειν, καὶ ἔργον ἐπ’ ἔργῳ ἐργάζεσθαι.
92. Voir aussi ce qu’Ulysse dit aux gens du commun dans le IIème chant de l’Iliade, v. 221 s.
93. Le proème de la Théogonie conserve peut-être la trace d’une réflexion sur la face nocturne de
l’acte poétique dans l’indication que Zeus s’unit neuf nuits durant à Mnémosyne pour engendrer
les Muses (v. 56). Il est significatif que le catalogue des accouplements de Zeus, à partir du vers
886, ne donne pas d’indications sur le moment choisi pour les autres unions du dieu.
94. Odyssée XI, v. 373 s. (νὺξ, δ’ ἥδε μὰλα μακρὴ ἀθέσφατος... σὺ δέ μοι λέγε θέσκελα ἔργα),
répondant à 328-332. L’exemple des sociétés où des formes de poésie héroïque sont encore
vivantes, ou l’étaient récemment, a d’ailleurs conduit des savants à supposer que la récitation des
grandes compositions épiques de la Grèce archaïque avait lieu pendant la nuit (voir, entre autres,
O. Taplin, Homeric Soundings, Oxford, 1992, p. 29 s.).
95. Zeus est « Cronide » par référence au processus théogonique. L’usage de θῆκε dans la
Théogonie est lié au thème du gouvernement de Zeus, et notamment à l’acte fondateur de l’ordre
cosmique après la victoire sur les Titans, la répartition des timai entre les immortels (v. 881-885 :
θεοὶ... ὤτρυνον βασιλευέμεν ἠδὲ ἀνάσσειν... Ζῆν ἀθανάτων ὅ δὲ τοῖσιν ἐὺ διεδάσσατο τιμάς).
L’épithète ὑψίζυγος nomme la souveraineté universelle du dieu. Par contraste avec νὺξ ἐρεβεννή
la formule αἰθέρι ναίων désigne le pouvoir de Zeus comme diurne dans son essence, et l’on doit
supposer que la distribution entre les aspects nocturnes d’Eris, liés à sa naissance, et ses aspects
diurnes, liés à sa fonction, n’est pas simplement produite par les aléas de la versification
hexamétrique.
96. Voir aussi la note de West : « κότος and φθόνος are not in the spirit of the good Eris ». Je
renvoie sur ce point au commentaire de Verdenius, p. 27 et note 114.
97. XVII, v. 382-387 (menuisier, aède et mendiant sont cités dans ce contexte : τίς γὰρ δὴ ξεῖνον
καλεῖ ἄλλοθεν αύτòς ἐπελθὼν ἄλλον γ’, εἰ μὴ τῶν oἳ δημιοεργοὶ ἔασι, μάντιν ἢ ίητῆρα κακῶν
ἢ τέκτονα δούρων, ἢ καὶ θέσπιν ἀοιδόν, ὅ κεν τέρπησιν ἀείδων ; οὖτοι γὰρ κλητοί γε βροτῶν έπ’
ἀπείρονα γαῖαν πτωχòν δ’ οὐκ ἄν τις καλέοι τρύξοντα ἓ αὐτόν. Le potier n’est pas nommé, mais
un passage de l’Iliade [XVIII, v. 599-606] l’associait aux danseurs et, si l’on en croit le témoignage
d’Athénée, à l’aède).
98. Le mendiant a aussi son ergon que l’on peut tourner en dérision en le traitant de « mauvais »
(kakon) par opposition à l'ergon « véritable », celui des champs, qu’Hésiode décrit avec éloge dans
les Travaux. C’est ce que font Mélanthios et Eurymaque dans l’Odyssée. Le travail des champs est
lié de manière insultante, dans la bouche du second, à la condition sociale du thète. Eurymaque
fait d’abord rire les Prétendants aux dépens d’Ulysse (sa plaisanterie évoque — sans que ni lui ni
ses auditeurs le sachent — la réapparition d’Achille sur le chant de bataille dans le XVIIIème
chant de l’Iliade) ; puis se tournant vers Ulysse il lui offre dans le même esprit de servir chez lui
comme journalier agricole en lui promettant un bon salaire, mais il ajoute aussitôt (Odyssée XVIII,
v. 362-364) : ἀλλ’ ἐπεὶ οὖν δὴ ἔργα κάκ’ ἔμμαθες, οὐκ ἐθελήσεις ἔργον ἐποίχεσθαι, ἀλλὰ
πτώσσειν κατὰ δῆμον βούλεαι, ὄφρ’ ἂν ἔχῃς βόσκειν σὴν γαστέρ’ ἄναλτον (ces insultes ont été
déjà proférées par l’esclave Mélanthios dans le chant XVII, v. 226-228).
99. Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, 1967, § 600-3, p. 296 s. Je
renvoie pour ce qui suit aux développements de J. Svenbro sur les relations entre l’activité de
l’artisan et celle du poète dans : La Parole et le marbre, Lund, 1976, p. 186-193, à propos de Pindare,
ainsi qu’à l’analyse du nom d’Homère proposée par Gregory Nagy dans : The Best of the Achaeans,
p. 297 à 300. Les observations des comparatistes rendent incertaine la césure sémantique et
chronologique introduite par Svenbro entre « aède » et « poète ».

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100. ἅρμα, sur la même racine verbale qu’ἀραρίσκω (Chantraine, Dictionnaire étymologique, s. v.),
dont Nagy signale les usages poétiques dans la tradition grecque (συνάρηρεν ἀοιδή, Hymne à
Apollon, v. 164, ou έπέων... τέκτονες οῖα σοφοὶ ἅρμοσαν, Pindare, Pythiques, III, v. 113 s.), résumés
dans le nom d’Homère (Best of the Achaeans, p. 297-300 : « he who fits [the song] together »). Voir
aussi ἀρτιέπειαι, épithète des Muses dans la Théogonie, v. 29, dont le premier terme se rattache à
la même racine (Dictionnaire étymologique, p. 117 s. ; G. Nagy, p. 297 : « having words... fitted
together »). Les verbes dérivés ἁρμόζω et τεκταίνομαι sont tous deux employés dans l’épopée
pour la construction des navires (Iliade V, v. 62 ; Odyssée V, v. 162). La description dans l’Odyssée
(V, v. 228-261) de la construction de l’esquif (σχεδίη) qui permet à Ulysse de franchir l’abîme qui
sépare l’île de Calypso du pays des Phéaciens, l’effacement et l’oubli (οὔ τις μέμνηται Όδυσσῆος)
du retour à la mémoire et à la présence à la faveur d’un chant, pourrait être ainsi pour cette
tradition poétique une métaphore consciente de la construction du poème qui rétablit dans sa
vérité l’identité « perdue » du héros. Ulysse construit lui-même sa barque (ou son radeau) avec un
art égal à celui qu’il montre lorsqu’il fait, lui-même, le récit de ses voyages (« vrais » ou
« feints »).
101. XVII, v. 382-387.
102. Vers 604/5 (= Odyssée IV, 17/8) : μετὰ δέ σφιν ἐμέλπετο θεῖος ἀοιδòς φορμίζων. Le sens de
μέλπομαι fait l’objet de discussion. Dans le contexte du chant IV de l’Odyssée il semble que le
verbe veuille dire simplement « chanter », en s’accompagnant, en l’occurrence, sur la lyre. Peut-
être, plus spécifiquement, « chanter et danser ». Mais rien n’oblige à penser que le chanteur
danse ou se meuve pendant qu’il chante et joue de son instrument. Il se peut qu’il soit assis. On
note le même contraste, dans la scène du Bouclier, entre l’immobilité de l’artisan « assis » (v. 601)
et le mouvement qu’il imprime à son outil.
103. Comparer le programme que dessinent les instructions de Calypsô à Ulysse, V, v. 162 s., άλλ’
ἄγε δούρατα μακρὰ ταμὼν ἀρμόζεο χαλκῷ εὐρεῖαν σχεδίην, avec la réalisation que décrit le
narrateur, v. 228-261, notamment 234 : δῶκέν οἱ πέλεκυν μέγαν, ἄρμενον ἐν παλάμῃσι, χάλκεον
κτλ, 238 et 241 : ὅθι δένδρεα μακρὰ πεφύκει, 243 : ὁ τάμνετο δοῦρα, 244 : πελέκκησεν δ’ ἄρα
χαλκῷ, 247 s. ; τέτρηνεν δ’ ἄρα πάντα καὶ ἥρμοσεν ἀλλήλοισι, γόμφοισιν δ’ ἄρα τήν γε καὶ
ἁρμονίῃσιν ἄρασσεν, 250 ; εὖ εἰδὼς τεκτοσυνάων, 251 : εὐρεῖαν σχεδίην ποιήσατ’ ’Oδυσσεύς.
104. Dans les poèmes hésiodiques le verbe est notamment appliqué au modelage de Pandore par
Héphaïstos (πλαστὴν γυναῖκα, Théogonie, v. 513, γαίης σύμπλασσε v. 571, ἐκ γαίης πλάσσε, Travaux,
v. 70). La perfection du travail se mesure à l’effet de « ressemblance » qu’il produit. Cette
apparence « feinte » est trompeuse de ce fait même (voir, dans ce volume, l’analyse de Pierre
Judet de La Combe, p. 296-299). Appliqué au modelage des « histoires » : Xénophane, fr. 1, v. 22
West, appelle πλάσματα les inventions des poètes de Titanomachies, de Gigantomachies et de
Centauromachies. πλάσσω est bien attesté avec une valeur péjorative chez Hérodote, I, 68 : ἐκ
λόγου πλαστοῦ (le récit forgé à Lacédémone pour justifier l’exil feint de Lichas) ; IV, 77 : ὁ
λόγος... πέπλασται ὑπ’ αὐτῶν ‘Ελλήνων (une anecdote concernant Anacharsis) ; VIII, 80 : ἢν...
ἐγὼ αὐτὰ λέγω, δόξω πλάσας, λέγειν καὶ où πείσω (Thémistocle demande à Aristide de
communiquer lui-même au conseil la nouvelle que la flotte grecque est encerclée ; le rapport
entre πλάσσω et πείθω est notable dans ce contexte). L’Odyssée s’inquiète et joue de la similitude
trompeuse entre le mensonge et la réalité, et des analogies entre les fictions séduisantes du
mendiant et le chant des poètes (cf. P. Pucci, 1987, p. 191-208). Il n’y a pas de contradiction entre
l’exact ajustement des mots et le caractère trompeur des fictions qu’ils accréditent (Iliade XXII, v.
281 s. : ἀλλά τις ἀρτιεπὴς καὶ ἐπίκλοπος ἒπλεο μύθων, ὄφρα σ’ ὑποδείσας μένεος ἀλκῆς τε
λάθωμαι).
105. Comme Pandore, δόλον αἰπὺν ἀμήχανον (Travaux, v. 83).
106. Les deux divinités techniciennes qui, selon les poètes, patronnent les savoirs de l’artisan et
les enseignent aux hommes sont associées dans une comparaison répétée de l’Odyssée (VI, v.

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232-235 = XXIII, v. 159-162), dans l’Hymne homérique à Héphaïstos, v. 2, dans l’Élégie aux Muses de
Solon (13, v. 49 W. ; on notera que dans l’énumération des professions auxquelles s’appliquent les
hommes, les artisans précèdent immédiatement les aèdes). Elles collaborent, dans la Théogonie et
les Travaux, à la fabrication de Pandore. Leur association dans le culte est bien attestée à Athènes
(mais la définition de leurs rapports fait l’objet de débats entre historiens). Leurs attributions
sont distinctes mais complémentaires (cf. Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de
l’artisan en Grèce ancienne, Paris, 1975, p. 52-63). Héphaïstos est maître des arts du feu, forgeron et
orfèvre bien sûr, comme le montre l’Iliade, mais aussi potier : c’est lui qui façonne Pandore.
Athéna joint au tissage (et aux savoir-faire qui lui sont liés) les arts du charpentier et du
menuisier, qu’il s’agisse du cheval de bois (Odyssée VIII, v. 492 s. : ἵππου κόσμον ἄεισον δουρατέου,
τòν ’Eπενιòς ἐποίησεν σὺν ’Aθήνῃ), ou des nefs de Pâris (Iliade V, v. 59-63 : τέκτονος υἱόν
’Αρμονίδεω, ὃς χερσίν ἐπίστατο δαίδαλα πάντα τεύχειν ἔξοχα γάρ μιν έφίλατο Παλλὰς ’Aθήνη ὃς
καὶ ’Aλεξάνδρῳ τεκτήνατο νῆας έΐσας ἀρχεκάκους, κτλ.).
107. Cf. W. Marg, Homer über die Dichtung, 2ème éd., Munster, 1971.
108. Le tissage peut assurément, dans l’épopée, offrir sa métaphore au travail du poète : Hélène, à
son métier, tisse dans sa toile les épreuves que sa présence à Troie impose aux deux peuples
(Iliade III, v. 126). Mais les femmes et leurs ouvrages sont associés, dans les Travaux, à Pandore
(pour le tissage, v. 63 s.). Il est du reste intéressant, lorsque l’on réfléchit à la figure de l’Athéna
Erganè dans la tradition poétique, d’observer que le latin texo, sur la racine verbale qui a donné en
grec τέκτων, s’est spécialisé dans le sens de « tisser ».
109. Si, comme je le crois, Hésiode a l’Iliade présente à la mémoire sous une forme au moins très
proche de celle sous laquelle le poème nous est parvenu, le tissage d’Hélène est à sa façon aussi
emblématique de l’épopée homérique (ou des épopées guerrières du cycle troyen) que le bouclier
d’Achille. On notera que les tisseuses de l’Odyssée ne sont pas neutres elles non plus : Circé et
Calypsô, qui chantent à leur métier et s’appliquent, comme la poésie, à charmer (cf. θέλγειν I, v.
57, et X, v. 213 et 291) qui tombe en leur pouvoir pour lui faire perdre la mémoire (I, v. 57, et X, v.
236), et Pénélope qui résiste à l’enchantement de l’aède et dé-tisse chaque nuit son ouvrage pour
empêcher que le kleos d’Ulysse ne sombre dans l’oubli.
110. Sur la signification du phthonos dans la poétique de la Grèce archaïque, et la scène d’Iros,
voir G. Nagy, 1979, p. 224-232. Sur les rapports indécis entre aèdes et mendiants dans l’Odyssée et
chez Hésiode, voir P. Pucci, 1987, notamment p. 30, n. 34, et p. 196, n. 14.
111. Pour les vagabonds (ἀλῆται), voir Odyssée XIV, v. 124-132 et notamment les vers 124 s. et
131 s. (ἀλλ’ ἄλλως κομιδῆς κεχρημένοι ἄνδρες ἀλῆται ψεύδοντ’, οὐδ’ ἐθέλουσιν ἀληθέα
μυθήσασθαι... αἶψά κε καὶ σύ, γεραιέ, ἔπος παρατεκτήναιο, εἴ τίς τοι χλαῖνάν τε χιτώνά τε εἵματα
δoίη). En ce qui concerne la nécessité à laquelle obéissent les poètes, voir les analyses de P. Pucci,
1987, p. 191-208 et 228-235. Sur l’apostrophe des Muses à Hésiode (Théogonie, v. 26), je renvoie à
l’interprétation proposée par H. Wismann, dans ce volume, p. 17-20.
112. Vers 16 : οὔτε τινὰ φθονέω δόμεναι ; 17 s. : οὐδέ τί σε χρὴ ἀλλοτρίων φθονέειν. Cf. G. Nagy,
1979, p. 228-232.
113. P. Pucci, cité n. 111.
114. Odyssée XVII, v. 382-385 : τίς γὰρ δή ξεῖνον καλεῖ... ἄλλον γ’, εἰ μὴ... καὶ θέσπιν ἀοιδόν, ὅ
κεν τέρπῃσιν ἀείδων.
115. Odyssée XVII, v. 377 : πτωχοὶ ἀνιηροί, δαιτῶν ἀπολυμαντῆρες, et la réponse d’Eumée, v. 387 :
πτωχòν δ’ oὐκ ἄν τις καλέοι τρύξοντα ἓ αὐτόν.
116. La jalousie des poètes et leurs affrontements sont source de réjouissance pour ceux qui y
assistent comme la querelle d’Ulysse et Iros l’est pour les Prétendants (Odyssée, v. XVIII, v. 37 :
οἵην τερπωλὴν θεòς ἤγαγεν ἐς τόδε δῶμα).
117. G. Nagy, 1979, p. 229, définit phthonos « as a traditional negative foil of praise poetry within
praise poetry ». Verdenius souligne fortement que le verbe φθονέω ne signifie pas que l’on désire

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ce qu’a un autre mais, très négativement, que l’on est chagriné que l’autre ait ce qu’il a. Mais la
manière dont il rend compte de l’emploi de ce verbe ici ne me satisfait pas vraiment. Si vif que
soit le goût de la compétition parmi les Grecs, je doute qu’Hésiode décrive les rivalités entre
aèdes dans les termes du phthonos sans avoir une autre idée derrière la tête que d’exprimer
l’acharnement à l’emporter dans les concours de chant.
118. Il ne me paraît pas douteux en revanche qu’il y ait de l’ironie dans l’emploi de κοτέει pour les
rivalités des artisans et de l’humour dans l’application de φθονέει aux poètes.
119. Je renvoie sur ce point à mon article : « Un héritage disputé », dans : G. Arrighetti-F.
Montanari (éds.), La Componente autobiografica, Pise, 1993, p. 41-72, et ci-dessous à la discussion
des vers 37-42 et 41-46.
120. οὐδέ τί σε χρὴ ἀλλοτρίων φθονέειν, Odyssée XVIII, v. 17 s. Dans la situation embarrassante
où l’a placé son costume Ulysse s’adresse à Iros dans des termes qui font écho à ceux que
Télémaque a employés pour reprocher à Antinoos la grossièreté de sa conduite. Mais au
mendiant l’aidôs ne convient guère, comme son fils et sa femme le rappellent avec insistance au
héros grimé (XVII, v. 345-347 = 350-352 ; XVII, v. 576-578).
121. Odyssée I, v. 351 s. : τὴν γὰρ ἀοιδὴν μᾶλλον ἐπικλείουσ’ ἄνθρωποι, ἥ τις ἀκουόντεσσι
νεωτάτη ἀμφιπέληται.
122. Voir les remarques de Verdenius sur ἐνικάτθεο et θυμῷ dans son commentaire, p. 30 : «
θυμός... is used in situations (like the present one) where consideration is, or should be, followed
by prompt action ».
123. Mais le véritable propos du parallèle introduit entre le roi et le poète, dans le proème de la
Théogonie, suppose une perception de la fonction sociale du poète beaucoup plus complexe qu’il
ne semble à s’en tenir à la surface du texte. Je renvoie sur ce point à la contribution d’André Laks,
« Le double du roi », p. 83-91.
124. Dans l’introduction de l’édition commentée, p. 36 : « the next line brings something
unexpected : ‘And may the bad Eris not keep you from work’. Now the bad Eris ought to be the
cause of war and fighting..., not of idleness ». La difficulté n’est pas vraiment levée lorsqu’on
suppose, avec Verdenius, que l’Eris du vers 28 est un principe de chicane. Comment rendre
compte de la substitution abrupte de l’« inaction » à la guerre ?
125. Pour cette interprétation du sens de χαίρω voir J. Latacz, Zum Wortfeld « Freude » in der
Sprache Homers, Heidelberg, 1966. Le plaisir propre de la poésie (qu’expriment les mots de la
famille de τέρπομαι) est le medium, théoriquement neutre, qui rend efficaces dans les conditions
présentes les modèles de conduite inscrits dans la geste des héros. Tout l’effort, peut-être
utopique, d’Hésiode vise à séparer le medium poétique, qu’il entend conserver, du paradigme
éthique et narratif de l’épopée.
126. Verdenius p. 30, s.v. ῎Epiç : « Hes. does not tell us what the quarrel was about ». Il résume la
reconstruction hypothétique, et arbitraire, de Mazon. Ces acrobaties sont inutiles. Le texte
contient les clefs de son déchiffrement.
127. D’où, nous l’avons vu, le besoin de rappeler que le travail n’est pas source de déshonneur (v.
311 : ἔργον... οὐδέν ὄνειδος).
128. La relation inverse qui ferait du second participe l’expression d’une modalité de l’action
exprimée par le premier est improbable, compte tenu de la force expressive d’ὀπιπεύω, à moins
qu’on ne fasse de l’Eris même le complément implicite d’ἐπακουóν. Cette dernière hypothèse me
semble, à la réflexion, assez peu satisfaisante pour le sens et difficile pour la grammaire : « puisse
Lutte qui prend plaisir au mal ne pas détourner ton cœur du travail tandis que tu épies les
querelles de l’assemblée en lui prêtant l’oreille ». Les deux participes lieraient de manière
intéressante la fonction sociale de la poésie (symbolisée par l’écoute d’Eris) et les conduites que
l’imitation des héros induit dans le monde actuel. Mais l’expression de la pensée semble alors mal

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assurée dans la mesure où l’acte même d’épier les querelles, avec la valeur intensive du verbe,
doit être déjà le résultat de l’influence d’Eris.
129. On songera aussi à la manière dont Thersite a observé la scène de la Querelle, et à l’usage
qu’il en fait dans l’assemblée du IIème chant.
130. Le sens d’ἀγορῆς a fait l’objet de discussions : place ou assemblée. L’alternative n’a guère
d’importance si le vers 29 interprète à l’aide de représentations de l’épopée le hic et nunc de la
fiction des Travaux.
131. La matière de ces deux cycles suffit à Hésiode, on le sait, pour définir l’âge des héros.
132. Iliade XVIII, v. 497 s. : λαοὶ δ’ εἰν ἁγορῇ ἔσαν ἀθρόοι. ἔνθα δὲ νεῖκος ὠρώρει, δύο δ’ ἄνδρες
ἐνείκεον κτλ Le tableau qui suit présente la cité de la guerre. On notera aussi l’emploi dans l’
Odyssée de la formule νεῖκος ὁμοιΐου πολέμοιο qui lie étroitement le neikos la guerre (XVIII, v. 264,
où il s’agit de la guerre de Troie, et XXIV, v. 543, dans une scène — intéressante pour la
thématique des Travaux — qui traite du rétablissement incertain de la paix civile à Ithaque [cf. en
outre XXIV, v. 475 s., 482-486, 531 s.]).
133. Wilamowitz, p. 45 : « Aber um solche Händel und solches Gerede kann sich nicht kümmern,
(muβ sie vielmehr ὀλιγωρεῖν), wer nicht etc. ». West, ad loc., avec un prudent « perhaps » que
démentent partiellement ses notes aux vers 320 et 572, d’une part, et la manière dont il
commente le passage dans son introduction, p. 37, d’autre part : « We gather that
Perses’resources are slender ; otherwise these lines appear to have brought nothing new ».
Verdenius, p. 32, avec des remarques critiques sur l’explication proposée par West (ad 320) de la
dérivation du sens dissuasif à partir de la constatation négative.
134. Commentaire, p. 31 : « Not out of curiosity or to fill his leisure, but obviously to get
acquainted with the tricks of legal action with a view of using them against his brother ». Cette
évidence ne m’apparaît pas aussi clairement.
135. La note de Verdenius paraît difficilement compatible avec celle, critique à l’égard de West,
qui la précède immédiatement.
136. Sur les systèmes hypothétiques dont la protase est à l’optatif et l’apodose au futur de
l’indicatif, voir KG, II, p. 478 (pour Iliade XX, v. 100 ss., la valeur de l’exemple est rendue
incertaine par la difficulté de trancher au vers 102 entre l’interprétation de νικήσει comme un
optatif aoriste ou comme un futur de l’indicatif). Sur la forme paratactique sous laquelle peut se
présenter un système hypothétique, voir Chantraine, Grammaire homérique, II, § 405, p. 275 s.
137. La formule νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις rappelle à dessein, en la modifiant, celle qui
définissait l’action de la mauvaise Eris au vers 14 : πόλεμόν τε κακòν καὶ δῆριν ὀφέλλει. Les neikea
suscités par Persès, s’il suivait la pente de son nom, trahiraient l’influence de la divinité qui
préside au déchaînement de la bataille et impliqueraient au moins symboliquement le risque ou
la possibilité de la guerre, du polemos kakos, auquel ils se substituent dans le vers 33. On notera le
rapprochement entre l’empoignade de deux paysans à propos d’une affaire de bornage et
l’acharnement du combat dans une comparaison du XIIème chant de l’Iliade (v. 421-426) où l’on
trouve précisément dans le même contexte des formes appartenant aux familles de δῆρις et
d’ἔρις : ὥς τ’ ἀμφ’ οὔροισι δύ’ ἀνέρε δηριάασθον... ἐπιξύνῳ ἐν ἀρούρῃ, ὥ τ’... ἐρίζητον περὶ ἵσης,
ὥς ἄρα κτλ.
138. Solon 6, v. 3 s. West (= Théognis 1, v. 153 s.) : τίκτει γὰρ κόρος ὕβριν, ὅταν πολύς (Thgn. :
κακῷ) ὄλβος ἕπηται ἀνθρώποις ὁπόσοις (Thgn. : ἀνθρώπῳ καὶ ὅτῳ) μὴ νόος ἄρτιος ᾖ. Cf. Solon
4, ν. 9 s. West : οὐ γὰρ ἐπίστανται κατέχειν κόρον.
139. Voir la note de Verdenius, p. 182, s. v. ὧδε.
140. Voir l’emploi de τήνδε au vers 39.
141. Sur la fonction politique des Muses, dont il faut rappeler qu’elle est subordonnée à celle de
Zeus, voir dans ce volume les commentaires du proème de la Théogonie proposés par Heinz
Wismann, p. 15-23, et André Laks, p. 83-91.

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142. Cf. v. 2 : δεῦτε ; voir ci-dessus p. 97 s., et l’article de Claude Calame, p. 169-189.
143. Hesiod, p. 64 s.
144. L’Iliade décrit par deux fois des procédures quasi judiciaires qui se passent de la sentence
d’un juge (contrairement à la scène paradigmatique du bouclier d’Achille) : le duel ordalique du
IIIème chant d’une part (διακρίνω est employé à deux reprises, au passif, par Ménélas avec pour
sujet les Troyens et les Achéens, v. 98 et 102), et le serment que Ménélas exige d’Antiloque au
XXIIIème chant. Mais d’une part on peut dire que la détermination même de ces procédures a la
signification d’un jugement (Iliade XXIII, v. 579 s. : αὐτòς δικάσω... ἰθεῖα [sc. δίκη] γὰῥ ἔσται) et
d’autre part il s’agit de procédures qui impliquent la communauté entière (ἐν µέσσῳ, III, v. 69 et
90, ἐς µέσσν, XXIII, v. 574) et ses institutions « juridiques » (voir mon article sur « Le deuxième
Atride » dans le cinquième volume des Mélanges offerts à Pierre Lévêque, Besançon, 1991,
p. 325-354).
145. Vers 263 s. : ταῦτα φυλασσόμενοι βασιλῆς ἰθύνετε μύθους δωροφάγοι, σκολιῶν δὲ δικέων
ἐπὶ πάγχυ λάθεσθε. Les échos du vers 39 sont précis dans les vers 247 s., 263 s. et 269.
146. Le moyen διαρινώμεθα peut signifier « faisons trancher notre querelle » (voir la note de
Verdenius dans son commentaire, p. 35).
147. Voir les remarques de Verdenius dans son commentaire, p. 35. Il faut noter cependant que
l’argument fondé sur la signification procédurale de l’expression ἰθείῃσι δίκῃς, malgré sa force,
n’est pas décisif si l’on admet avec Wilamowitz et Nagy que la relative αἵ τ’ ἐκ Διός εἰσιν ἄρισται a
pour fonction de distinguer la « procédure » recommandée par le poète de celles qui ont cours
parmi les hommes. Il me paraît plus convaincant de souligner que la cohérence du poème
s’effrite si l’on fait l’impasse sur la fonction des « rois » dans la vie et la survie de chaque
communauté et du genre humain dans son ensemble. Mais c’est un argument dont Verdenius,
compte tenu de ses positions sur la composition des Travaux, ne peut pas user aisément.
148. Vers 37 ss. : ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’, ἅλλα τε πολλὰ ἀρπάζων ἐφόρεις, μέγα
κυδαίνων βασιλῆας δωροφάγους κτλ.
149. Fr. II Allen (Athénée, 465 E), v. 7-10 : αἶψα δὲ παισ ὶν ἑοῖσι μετ’ ἀμφοτέροισιν ἐπαρὰς
ἀργαλέας ἠρᾶτο... ὡς οὔ οί πατρώϊ’ ἐν ήθείῃ φιλότητι δάσσαιντ’, ἀμφοτέροισι δ’ ἀεί πόλεμοί τε
μάχαι τε... (voir la méditation du chœur sur les imprécations d’Œdipe dans les Sept, v. 720-791). La
Thébaïde offre une image exemplaire des maux qu’Hésiode veut conjurer en détournant Persès de
la fascination funeste du monde héroïque.
150. Cf. Théogonie, v. 885 : διεδάσσατο τιμάς.
151. C’est-à-dire au destin de la race de fer que décrivent les vers 180 à 201 des Travaux (voir « Un
héritage disputé », p. 69, et, dans ce volume, Michel Crubellier, p. 431-463). Les haines
fraternelles sont un des symptômes du mal qui détermine Zeus à faire périr à leur tour les
hommes de fer (v. 184 : οὐδὲ κασίγνητος φίλος ἔσσεται).
152. J’emprunte à dessein ce terme à l’étude de Marcel Detienne (Crise agraire et attitude religieuse
chez Hésiode, Bruxelles, 1963), même si la crise que perçoit Hésiode ne se limite pas à une crise
agraire.
153. Il faut tenir compte non seulement de la valeur propre de l’imparfait, mais aussi de celle du
verbe φορέω (« verbe itératif-intensif à vocalisme o » selon les auteurs du Dictionnaire
étymologique, IV, 2, p. 1190). Les vols successifs de Persès sont considérés comme les éléments
d’un unique conflit parvenu maintenant à son moment critique. Répétons une fois encore que les
vers 33-35a ne se réfèrent pas à une phase antérieure de la procédure ou du conflit, mais
décrivent sur le mode hypothétique, en réservant l’explication de la conséquence entre la
protase et l’apodose, ce qu’on pourrait appeler le modèle théorique dont la querelle des deux
frères illustre la validité en en explicitant le sens et les implications.
154. Quand tout le butin a été partagé il ne reste plus de quoi prélever une compensation pour le
roi, et il faut attendre le sac d’une autre ville pour donner satisfaction à ce dernier, à moins de

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revenir sur le partage lui-même, avec les risques que cela comporte pour l’harmonie et la
sécurité de la communauté concernée : c’est le sens de la réponse d’Achille à Agamemnon (Iliade
I, v. 122-129).
155. Iliade XXIII, v. 793 : Antiloque flatte Achille dans la chute de l’éloge ironique du vainqueur de
la course à pieds, Ulysse (un homme d’un autre âge), en affirmant la supériorité du Péléide dans
cette épreuve, et il obtient en récompense un demi-talent d’or. Dans l’Odyssée XIV, v. 438,
l’expression forgée (voir Hoekstra, ad loc. ) κύδαινε δὲ θυμòν ἄνακτος commente un geste
d’Eumée (le présent honorifique d’un morceau de choix à Ulysse déguisé en mendiant) décrit
dans un vers (436 = Iliade VII, v. 321) qui servait au poète de l’Iliade à décrire la part d’honneur
accordée par Agamemnon à Ajax après son combat contre Hector.
156. La corruption, très réelle, des rois ne tient pas à ce qu’ils se nourrissent des présents que le
peuple leur apporte, mais à ce qu’ils prononcent des sentences torses.
157. R. Hirzel, Themis, Dike und Verwandtes, Leipzig, 1907, p. 419 ss. ; M. Detienne, p. 27.
158. West comprend à juste titre τάδε comme désignant « the situation in this town » et explique
correctement τήνδε δίκην aux vers 249 et 269 par le rapprochement du vers 39. Il n’y a pas de
raison de donner à δίκη le sens de « justice » dans les deux autres passages, comme le veut
Verdenius (ad 39). La parénèse n’a qu’un objet, conjurer une dikè, une sentence, imminente
apparemment qui vouerait la communauté à une ruine sans remède.
159. L’usage que fait Platon, dans la République, 466 b-c, de la formule d’Hésiode ne conforte pas
l’interprétation de Verdenius.
160. Il ne l’aurait à la rigueur que dans un monde où l’on serait assez prospère si l’on parvenait à
ne pas mourir de faim. C’est une interprétation que Verdenius rejette à juste titre, mais sans en
tirer les conséquences, dans son commentaire du deuxième adage. Il se peut que l’ascétisme de
Platon traite la sobriété des gardiens comme un équivalent de la richesse. Hésiode a, Dieu merci !,
une idée plus saine du bonheur !
161. Après avoir noté justement qu’il s’agit d’une formule volontairement paradoxale West en
trouve la clef dans le complément « better these than a loaded table that depends on
dishonesty », qui convient mal, comme il le reconnaît lui-même, aux rois. L’interprétation de
l’aphorisme par Verdenius, qui critique pertinemment l’explication de West, ne se dégage pas
suffisamment de la position qu’elle écarte (« poor food is a boon compared with no food at all »).
162. Les poètes donnent à la mauve cette signification symbolique, qu’il s’agisse d’Aristophane,
Plutus, v. 544, dans une dénonciation forcenée des malheurs que la pauvreté apporte avec elle
(« une vie de mendiants », v. 548), ou d’Horace, dans les rêves de frugalité rustique de l’usurier
Alfius (Épodes, 2, v. 57 s.).
163. Voir, vers 225 à 237, la description de la cité des justes et les échos qui en rattachent la
prospérité au tableau de la vie à l’âge d’or, tout en marquant nettement les différences.
164. Voir notamment les vers 242 s. : τοῖσιν... ἐπήγαγε... Κρονίων λιμòν... ἀποφθινύθουσι δὲ λαοί.
165. Le pluriel d’ὄνειαῥ désigne dans les poèmes homériques les aliments et les présents.
166. Pierre Judet de La Combe et Alain Lernould proposent dans ce volume (« Sur la Pandore des
Travaux. Esquisses », p. 301-313) une interprétation suggestive de ces vers. Sur plusieurs points
leur lecture rencontre la mienne, mais elle s’en écarte notablement sur deux points : la portée
exacte du premier adage et la tonalité ironique du second. Leur argumentation présente
clairement les points en discussion. Je me contenterai pour répondre à leurs objections de
quelques remarques indicatives. 1) Comme celle de Verdenius, leur explication du tout et de la
moitié met l’accent sur le versant négatif de l’aphorisme (à tout vouloir on se condamne à tout
perdre, et donc à posséder moins en fin de compte que si l’on s’était contenté de la moitié) et
confond les rôles des rois et de Persès (l’exemple d’Agamemnon est révélateur). Or si la moitié est
plus que le tout, c’est que le travail produit de la richesse (on perçoit dans ὅσῳ πλέον un
dynamisme dont leur explication ne tire pas profit) ; les rois que la communauté « nourrit de ses
présents » ignorent le bénéfice qu’ils retireraient d’une justice attentive à maintenir les droits du

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partage établi. C’est en revanche le deuxième aphorisme, dont P. Judet de La Combe et A.


Lernould soulignent qu’il approfondit l’analyse en la radicalisant, qui porte à mon avis l’accent
sur les implications négatives, infiniment plus graves, du mauvais choix (ce qui explique assez,
me semble-t-il, le γάρ du vers 42). 2) La dissymétrie gênante que mon explication introduit selon
eux entre les deux « ignorances » des rois (vérité d’un côté, illusion de l’autre) est un trait de
l’expression en accord avec l’approfondissement noté du vers 40 au vers 41 (le paradoxe qui
démystifie l’illusion liée aux concepts du tout et de la moitié prend une forme plus radicale dans
la désignation ironique et démystificatrice des symboles de la disette comme moyens de la
jouissance). 3) J’ai noté plus haut que le ὅσον... μέγ’ ὄνειαρ pouvait être un indice discret, dans sa
redondance, de l’intention sarcastique. 4) Leur explication de la formule soulève à mes yeux deux
difficultés : le « profit économique » qu’ils lisent dans ὄνειαρ correspond mal au sens que le mot a
dans l’épopée (où il signifie plutôt l’usage ou la jouissance que l’on tire d’une chose ou d’un
homme) et convient moins bien aux rois qu’à Persès — dont il est essentiel de bien distinguer les
rôles ; et les plantes sauvages me semblent peu propres à suggérer aux rois la valeur du travail si
elles ne sont pas le symbole de ce qui se passe quand les conditions nécessaires à l’exercice du
travail ne sont plus remplies. Je suis en revanche convaincu comme eux qu’il ne faut pas
renoncer, quoi que dise West, à prendre en compte les usages symboliques qui attachent les deux
plantes à la représentation du monde des morts pour comprendre leur utilisation par Hésiode,
même si j’hésite à les suivre jusqu’au bout dans leur interprétation de la référence à l’asphodèle,
et l’analyse de P. Lieutaghi citée dans la note 4 de leur étude rend compte astucieusement de
l’association de la mauve et de l’asphodèle, avec cette précision toutefois que « les deux pôles de
l’ancienne vie rurale sont évoqués » pour représenter allégoriquement la négation de l’activité
productive, ces plantes du champ ou de la pâture épuisés ou abandonnés signalant la disparition
du travail agricole au lieu même où il devait s’exercer.
167. Voir « Le mythe hésiodique des races, Essai d’analyse structurale » (RHR 1960, p. 21-54) et la
réponse aux critiques de J. Defradas (RPh 1966, p. 247-276) dans : Mythe et pensée chez les Grecs,
Paris, 1971, I, p. 13-79.
168. On notera l’emploi de νήπιος pour les hommes d’argent, au vers 131. Sur les relations entre
les deux premières races, voir dans ce volume l’étude de Michel Crubellier, p. 455-458.
169. West cite comme parallèle pour la construction hésiodique le vers I, 356 de l’Iliade : ἑλὼν
γὰρ ἔχει γέρας, αὐτòς άπούρας, dans lequel il est préférable de maintenir l’autonomie des deux
verbes (de même que dans le vers de Nestor qui lui fait écho, IX, v. 111 ; cf. IX, v. 335 s. : ἐμεῦ δ’...
εἵλετ’, ἔχει δ’ ἄλοχον). Mais les renvois à KG, II, p. 61, et, chez Verdenius, à Schwyzer (I, p. 812)
sont trompeurs. KG estime que le tour périphrastique ἔχω + participe n’est pas homérique, mais
cite le vers 42 des Travaux comme sa première occurrence. Schwyzer utilise une formule ambiguë
présentant les emplois d’Iliade I, v. 356, et Travaux, v. 42, comme l’origine à partir de laquelle le
tour s’est développé. Les deux manuels soulignent en revanche qu’une différence demeure
perceptible entre le sens de la périphrase et celui du parfait. Seule l’interprétation des passages
permet de décider du sens de la construction, dans les exemples les plus anciens. Le vers de
l’Iliade décrit deux actions également scandaleuses aux yeux d’Achille (et de Nestor) : ἑλών et
ἔχει. Dans le vers d’Hésiode κρύψαντες explique ἔχουσι et annonce le récit qui commence au vers
47.
170. Sur le dativus invidendi, voir les remarques de J. Humbert, Syntaxe Grecque, 3ème éd., Paris,
1960, p. 284 ss.
171. Que les hommes vivent peut suffire à prouver que les dieux ne leur en ont pas totalement
ôté les moyens.
172. L’Iliade et l’Odyssée présentent chacune une occurrence du schéma θεοὶ... ἀνθρώποισιν. Iliade
IV, v. 320 : άλλ’ oὕ πως ἄμα πάντα θεοὶ δόσαν ἀνθρώποισιν (Nestor observe que les hommes ne
peuvent avoir en même temps les avantages de l’âge, le savoir tactique et la parole,

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qu’Agamemnon méconnaît grossièrement, et la force de la jeunesse ; le jugement d’Aristarque


prouve qu’il n’avait pas compris l’argument). Odyssée XI, v. 274 : ἄφαρ δ’ ἀνάπυστα θεοὶ θέσαν
άνθρώποισιν (les dieux ne tardent pas à faire connaître aux hommes les crimes d’Œdipe et
d’Épicaste).
173. Grammaire homérique, II, §92, p. 71.
174. Le biotos emplit les granges de celui qui s’applique à son travail : Travaux, v. 301 et 307.
175. Deux attestations dans l’Odyssée : XV, v. 491 (Ulysse observe que Zeus a ajouté un bien aux
maux qu’il a infligés à Eumée, en le conduisant chez un homme bon qui lui donne en abondance
nourriture et boisson, et il remarque ζώεις δ’ ἀγαθòν βίον) ; XVIII, v. 254 (Pénélope répond aux
compliments d’Eurymaque que les dieux ont fait périr sa valeur lorsqu’Ulysse est parti à Troie
avec les Argiens ; mais que si son époux revenait pour prendre soin de sa vie, εἰ κεῖνός γ’ ἐλθὼν
τòν ἐμόν βίον ἀμφιπολεύοι, sa gloire à elle en serait plus belle ; les mêmes vers introduisent
ironiquement la réponse de Pénélope aux compliments d’Ulysse déguisé dans le chant XIX). βίος
ne peut avoir que cette signification au vers 634 des Travaux (ὥς περ έμός τε πατὴρ καὶ σòς μέγα
νήπιε Πέρση πλωίζεσκ’ ἐν νηυσὶ βίου κεχρημένος ἐσθλοῦ : le βίος έσθλός fait songer à l’ἀγαθòς
βίος de l’Odyssée XV, v. 491 ; on notera les affinités thématiques et littérales entre le vers 45, dans
notre passage, et les vers 627-629).
176. Sur cet emploi homérique et hérodotien de la particule, voir Denniston, Greek Particles, s.v.
γάρ, III, 4, p. 63.
177. P. 42 : « apart from its proverbial function, viz. the recommendation of prudence, v. 41
evokes an association : mallow and asphodel are a real boon for the poor ; yet the food itself is
poor, too ; if you want something better (viz. corn), you have to work for it, for... ». Voir déjà
Wilamowitz, p. 46 s.
178. Sur cet emploi de γάρ pour introduire un argument a contrario avec la valeur de « car, s’il
n’en était pas ainsi », voir Denniston, Greek Particles, s. v. γάρ, III, 3, p. 62 s.
179. Les hommes de la race d’or semblent d’ailleurs ignorer même cette forme paradoxale du
travail que décrivent les vers 43 s. L’hypothèse, il est vrai, est construite à partir de son contraire,
l’état réel, pour rendre manifeste la conséquence immédiate de la prémisse sous-entendue : si les
dieux n’ont pas caché le bios, alors le travail n’est pas nécessaire pour produire ce dernier. Mais il
est caractéristique qu’elle ne dise pas simplement que l’on n’aurait plus besoin de travailler pour
vivre dans l’abondance. La formulation choisie par Hésiode a certainement pour fin d’empêcher
que l’on confonde l’état hypothétique qu’il construit ici avec l’état « mythique » qu’il décrit plus
loin. Les félicités et les vertus de l’âge d’or ne se limitent pas à l’absence du travail, qui n’en est
qu’une détermination négative.
180. V. 303 s. : ὅς κεν ἀεργòς ζώῃ, κηφήνεσσι κοθούροις εἲκελος ὀργήν.
181. V. 302 : λιμòς γάρ τοι πάμπαν ἀεργῷ σύμφορος ἀνδρί (cf. ν. 303 s. : τῷ δὲ θεοὶ νεμεσῶσι... ὅς
κεν ἀεργòς ζώῃ).
182. J’ai analysé abondamment ce thème dans ce qui précède. On notera seulement ici que la race
de bronze et celle des héros s’anéantissent dans les guerres où elles sont engagées, et que de la
première Hésiode dit qu’elle « travaillait avec le bronze » (v. 151 : χαλκῷ δ’ εἰργάζοντο, voir le
commentaire de Michel Crubellier, p. 458 s.).
183. Ce thème est traité dans l’introduction à l’exposé détaillé des travaux de l’année,
notamment dans les vers 394 à 403.
184. V. 287 s. : τὴν μέν τοι κακότητα καί ἰλαδόν ἐστιν ἑλέσθαι ῥηιδίως. Le verbe, ἑλέσθαι, est
approprié à un genre de vie qui repose sur la cueillette ou son équivalent réel, la rapine (voir v.
359 : ὅς δέ κεν αὐτòς ἕληται ἀναιδείηφι πιθήσας). De cette dernière, personnifiée sous le nom d’
Harpax, Hésiode dit qu’elle est « mauvaise, donneuse de mort » (v. 356).
185. Odyssée I, v. 351 s.

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186. Ce thème, associé à l’analyse des aspects complémentaires de la fonction souveraine, est
sans doute enraciné dans la tradition poétique et idéologique des Indoeuropéens (voir G.
Dumézil, Mitra-Varuna 2, Paris, 1948, p. 148-162 et, avec plus de prudence dans la formulation, Les
Dieux souverains des Indo-européens, Paris, 1977, p. 102-109 et 200-202). J’en ai signalé la persistance
dans l’Iliade (« Le deuxième Atride », p. 352).

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Le proème des Travaux d’Hésiode,


prélude à une poésie d’action
Claude Calame

1 Depuis qu’on a cru y déceler une étape décisive du développement de la poétique


grecque, le prologue de la Théogonie n’a pas manqué d’inciter ses nombreux lecteurs à
rivaliser d’adresse philologique et d’astuce interprétative1. Dans l’élan de cette
surenchère, on a souvent oublié les vers introductifs des Travaux. Sans doute déjà les
philologues alexandrins ont-ils mis en question l’authenticité de ces dix premiers
hexamètres, mais ils ont exprimé le même scepticisme à l’égard des 115 vers de prélude
à la Théogonie2. Que voir dans ces doutes sinon une preuve, pour la lecture antique, de la
relative autonomie de ces préludes ? Raison supplémentaire pour les rapprocher de ces
prooimia que sont les Hymnes homériques, compositions destinées pour la plupart d’entre
elles à introduire des récitations épiques3.
2 Mais le prooimion est aussi introduction à. Et, autant que le prélude à la Théogonie, le
proème des Travaux se trouve en résonance avec le reste de l’œuvre. Sans en constituer
une véritable anticipation, il lui donne son orientation, autant dans son contenu
thématique que dans ses modes d’énonciation. Et c’est bien ce que, à travers une
analyse en particulier sensible aux marques du discours en acte (énonciation énoncée)
et aux isotopies se développant à partir de thèmes focalisateurs, on aimerait montrer
ici4. À défaut de pouvoir embrasser l’ensemble du texte, l’analyse se limitera à relever
les incidences des positions énonciatives et des lignes générales de développement
sémantique définies dans le prologue sur le récit de Pandora, objet dans le présent
volume de plusieurs interventions ; et ceci à travers un parcours en trois étapes. À
partir d’une analyse énonciative et comparative de la structure du prélude, on
déterminera les isotopies traversant par positions énonciatives interposées la première
partie du poème avant d’en examiner les échos dans le récit consacré à la création de
Pandora dont on aimerait définir la fonction.

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1. Proème ou hymne clétique ?


3 De même que son homologue dans la Théogonie, le prélude des Travaux présente, dans sa
structure, de nombreux traits distinctifs des Hymnes homériques. Quelle qu’en soit la
longueur, dix parmi ces compositions commencent par un appel à la Muse ou aux
Muses de chanter — éventuellement pour le narrateur (μοι) — la divinité objet de la
célébration « hymnique ». Les attributions et les actions de cet être divin sont
introduites, comme dans le texte d’Hésiode, par le célèbre pronom relatif engageant la
partie descriptive, sinon narrative du proème. Comme dans les Travaux, les Muses
reçoivent parfois un attribut relevant la qualité de leur voix. La description ou le récit à
la troisième personne s’achève, comme au vers 9 des Travaux, par une adresse à la
deuxième personne destinée non plus aux Muses, mais au dieu célébré. Et comme au
terme du prélude hésiodique, le narrateur intervient souvent après cette formule
d’adieu pour indiquer qu’il va quant à lui, à la première personne (ἐγών), se rappeler
ou entonner un autre chant5.
4 Mais l’analyse comparative n’est féconde que lorsqu’elle peut devenir contrastive. Le
texte d’Hésiode lui offre précisément cette possibilité de transformation.

1.1. Premières isotopies

5 Générique dans les Hymnes, la qualification des Muses est dans les Travaux (v. 1) d’une
précision doublement significative. Qu’il s’agisse ou non d’échos du prélude de la
Théogonie, la mention de leur lieu d’origine évoque une première fois la paternité de
Zeus, par l’union avec Mnémosyné ; de plus, l’attribution aux Muses de la fonction de la
célébration dans des chants annonce le rôle attribué à Zeus lui-même au vers 36. Sans
doute pour qui connaît la Théogonie, il n’y a rien d’étonnant à entendre les Muses
chanter leur propre père (v. 2)7 ; mais au vers 3, celui-ci devient lui-même, et en
premier lieu, le détenteur de cette compétence de conférer sinon la gloire, en tout cas
la renommée. Car ici, à travers une reprise quasi réflexive, il y a tout de même un
glissement.
6 Ce que Zeus accorde, ce n’est pas le kleos, mais la phèmè. D’une part à la célébration
positive des Muses s’oppose, répétée à cinq reprises dans les vers suivants (v. 3-7),
l’action contrastée de Zeus, positive, mais aussi négative. D’autre part si phatos signifie
bien « qui jouit de la phèmè », ce terme possède la connotation éthique qu’a phèmè dans
les Travaux eux-mêmes : c’est en suivant les préceptes d’Hésiode que l’homme pourra
éviter la mauvaise réputation ; entretenue par autrui, elle acquiert une permanence qui
en fait une déesse. Si phèmè dépend du respect de règles de conduite, elle est entretenue
par la parole ; une parole qui, dans la ligne de la polarité indiquée dans le prélude aux
Travaux, peut être reproche ou louange8.
7 On s’est plu à relever la forte densité de figures rhétoriques qui marquent les six vers
(3-8) consacrés aux fonctions de Zeus : chiasmes (άφατοι... άρρητοι, v. 3-4 ; ἰθύνει.,
κάρφει..., v. 7), figure étymologique (διά... Διός, v. 3-4), assonnance (-τοι, v. 3-4), jeu de
sons (μινύθει... ἰθύνει, v. 67), rimes (-ει, v. 5-8). Signe de leur élaboration raffinée, qui se
marque également dans l’anaphore au début de chacun des vers 5-79. Car si l’on passe des
phénomènes marquant les formes de l’expression à l’organisation du contenu, on
relèvera qu’en dépit de leur structure également polaire, les vers 5-7 sont loin de
constituer une simple reprise répétitive des vers 3-4. Au sein de cette triade, le vers le

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plus proche de l’idée de l’intervention de Zeus dans la fonction de célébration et de


critique, c’est le vers central (v. 6). En accordant la prospérité ou au contraire en
infligeant la défaillance, Zeus, dans sa toute-puissance, non seulement détient la haute
main sur la réputation de l’homme, mais peut aussi abattre celui qui en jouit. Car c’est
bien au renom, au fait d’être « en vue » que se réfère l’adjectif ἀρίζηλος. Ce qui dans l’
Iliade lance des feux éclatants (ἀρίζηλοι), c’est précisément l’éclair de Zeus quand le
dieu entend montrer aux mortels un signe (σῆμα) ; mais cet éclat, c’est aussi celui de la
voix de bronze d’Achille10. Par contre, par la variation syntaxique sur deux formes du
verbe βριάω et peut-être par une allusion étymologisante à Briarée, le vers précédent
(v. 5) ne met en évidence que la force accordée ou au contraire amoindrie par Zeus :
robustesse animale comme l’atteste l’autre emploi du verbe par Hésiode pour indiquer
l’action conjointe d’Hécate et d’Hermès susceptibles de faire croître (ἀέξειν) le bétail en
renforçant (βριάει) ou en diminuant l’importance du cheptel ; vigueur physique que
Briarée avec ses frères aux cent bras met au service de Zeus dans sa lutte contre les
autres Titans pour en recevoir un renom éclatant11. Le vers 7 quant à lui, peut-être par
l’intermédiaire du « redressement » phonique de μινύθει en ἰθύνει, introduit une
valeur sémantique nouvelle : de l’idée de la force, puis de la réputation que confère la
prospérité, on passe au concept du droit, au sens propre et au sens figuré. En effet si la
première partie du vers montre Zeus redressant littéralement (ἰθύνει) ce qui ou celui
qui est tordu (σκολιόν), la seconde infléchit l’action du dieu vers le sens figuré : le dieu
flétrit, comme la vieillesse ride la peau, celui qui est arrogant (ἀγήνωρ) 12.
8 Une telle action de redressement évoque cette conception du droit archaïque qui, par
l’intermédiaire de l’image de la ligne droite ou de la surface plane, envisage la justice
comme l’adéquation à un ordre garanti par la divinité et le respect des limites assignées
aux hommes. Qui les dépasse enfreint l’ordre établi par Zeus, ce Zeus dont la position
élevée est réaffirmée au vers 8 ; cette mention referme sur lui-même le développement
hymnique engagé au vers 2. Les emplois figurés du terme ἰθύνω aussi bien que de
σκολιός nous introduisent d’emblée dans cette représentation particulière du droit.
Dans les Travaux eux-mêmes, les paroles courbes (μύθοι σκολιοί) sont — comme on le
verra — du côté du parjure et de l’hubris, moyens aux mains du kakos pour imposer sa
démesure par la force13. Et chez Solon, ce n’est plus Zeus, mais l’Eunomia qui parvient à
redresser (εύθύνει) les causes courbes (δίκαι σκολιαί) tout en rabaissant les actes
d’orgueil. Car pour Solon, donner des règles et lois (θεσμοί) une version écrite, c’est
concilier violence et justice, c’est adapter l’impératif judiciaire pour le rendre « direct »
pour chacun (εὐθεῖαν εἰς ἕκαστον ἁρμόσας δίκην), kakos ou agathos14.
9 Mais le vers 9 ne laisse plus subsister à ce propos le moindre doute : le redressement
(ἴθυνε) des règles de droit par la norme prescrite, par l’« équilibre », c’est le rôle de
Zeus. En termes sémantiques, il apparaît que l’isotopie de la célébration et du reproche,
centrée sur le pouvoir vocal qu’engageait l’invocation aux Muses au début du prélude,
traverse également la première partie de la description des fonctions de Zeus. Mais
dans l’accumulation des énoncés polaires aux vers 5-7 s’est définie une nouvelle
isotopie, celle du rétablissement du droit. Cette seconde isotopie est inscrite au vers 9
dans le domaine juridique, par l’apparition des termes dikè et themistes (du
redressement de cas individuels on passe à la prescription de la norme permettant la
bonne administration du droit coutumier), mais aussi grâce à l’adresse directe à Zeus 15.
L’isotopie de la gestion du droit se fonde quant à elle sur le thème de la légalité.

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1.2. Interventions énonciatives

10 La structure du proème telle qu’elle apparaît dans les Hymnes homériques fait attendre
en son terme le passage de la description à la troisième personne des qualités de la
divinité célébrée à une adresse directe, énoncée à la deuxième personne. Mais dans les
Travaux, à la formule d’adieu (χαῖρε) qui conclut habituellement le proème se substitue
le κλῦθι exigeant de la divinité son intervention : l’hymne-proème devient hymne
clétique, sinon hymne de culte, dans un mouvement accentué par la présence des
formes Ζεύς, κλῦθι et τύνη au début de chacun des vers 8-1016. À Zeus donc, dans cette
prière introductrice, la haute main sur ce droit (δίκη) qui peut se dire de manière
correcte (ἰθύντατα) quand un différend (νεῖκος ; un « procès », dirait Gernet) s’élève
entre deux hommes, au milieu de l’assemblée, pour le règlement d’une dette ; sur ces
sentences susceptibles de rétablir (ἰθεῖα) le droit (δικάζειν) dans une contestation sur
les prix à l’issue d’une course de char ; sur ces arrêts courbes (σκολιαὶ θέμιστες) que,
par la violence (βίῃ), peuvent formuler les hommes réunis sur l’agora, chassant la
norme établie et le droit (δίκη) au mépris du contrôle exercé par les dieux. Zeus
intervient alors pour ruiner (μινύθει) les oeuvres (ἔργα) des hommes. Dans ces trois
passages de l’Iliade, la ligne droite ou courbe imposée à la décision juridique dépend de
l’homme et de sa parole ; le cas échéant, Zeus ne fait que la sanctionner. La loi
prescrite, ce qui est licite (θέμις), est pour le moment dans la parole, dans la sentence
prononcée dans chaque cas particulier ; elle ne réside pas encore dans un droit écrit,
instance intermédiaire entre Zeus et les dits des hommes, instance droite mais adaptée,
à laquelle chacun peut se référer17.
11 Mais l’isotopie du rééquilibrage du droit, qui va se révéler traverser toute l’œuvre
d’Hésiode, ne se substitue pas entièrement à celle de la célébration (et du blâme). Par la
juxtaposition contrastée des formes τύνη et ἐγώ, c’est le narrateur qui reprend cette
dernière à son compte. À toi, Zeus, la fonction du redressement dans la justice des
sentences ; à moi, dans une forme atténuée, la parole attribuée dans un premier temps
aux Muses. Avec un nouveau narrataire : non plus les Muses — dont le narrateur, face à
Zeus, a repris la fonction de parole (κε μυθησαίμην) —, mais Persès, le narrataire auquel
on s’adresse dès le vers 27 à la deuxième personne. Le prélude se conclut comme il a
commencé, c’est-à-dire par le passage d’un mode énonciatif distinctif de l’Hymne
homérique à un mode propre à la poésie dite « lyrique ». De même qu’au début du
prélude, l’adverbe δεῦτε renvoie à un ici de l’énonciation, en son terme l’adresse aux
Muses, puis à Zeus fait place, dans le nunc (futur proche) de l’énoncé de l’énonciation, à
l’adresse à un narrataire nommé en face du je du narrateur/locuteur ; tels Polycrate
pour Ibycos, Atthis dans les poèmes de Sappho, et surtout Cyrnos dans les vers
symposiaques de Théognis18.
12 Que dire de la parole véridique promise en conclusion par le poète, après les
innombrables tentatives d’exégèse de la déclaration analogue de la part des Muses dans
le prologue de la Théogonie ? La substitution de ἐτήτυμα à 1’ἀληθέα de la formule
homérique ἀληθέα μυθήσασθαι est-elle significative ? Convient-il de mettre en
contraste le contenu de la Théogonie — inspiré par les Muses et consistant en ce qui sera
et ce qui a été, c’est-à-dire ce qui existe éternellement (v. 32 s.) — avec l’objet des
Travaux qui correspondrait au terme manquant : τὰ ἐόντα, ce qui est hic et nunc ? Seul
le développement dans la suite du poème des isotopies et des positions énonciatives
définies dans le prélude permettra d’esquisser une prudente réponse 19.

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2. Travail, droit et parole


13 L’introduction de l’œuvre se divise en deux parties de longueur pratiquement égale (v.
11-26 et 27-41). Gnomique, la première partie introduit sur le mode de l’assertion une
vérité de portée générale qui va trouver son application avec le cas particulier exposé
dans la deuxième partie20. Cette vérité, elle est relative à la terre habitée par les
hommes mortels et elle introduit une troisième isotopie : non plus la gestion du droit,
ni la parole célébrative productrice de renommée, mais, centrée sur le travail, la
production agricole qui entraîne la prospérité. Les relations sémantiques avec les lignes
de développement dessinées dans le prélude néanmoins ne manquent pas.

2.1. Les deux érides : éloge et reproche

14 En se limitant aux phénomènes de l’énonciation, on pourrait d’abord avancer


l’hypothèse que cette vérité générale, présente, correspond aux ἐτήτυμα annoncés au
vers 10 et endossés par le narrateur. On pourrait trouver dans cette correspondance
une confirmation du sens de « réalité de fait » attribué à ce terme, même s’il faut par
ailleurs reconnaître que la généalogie de la bonne Éris (v. 17 ss.) fait glisser l’assertion
gnomique vers la narration ; annonce des grands « mythes » narrés dès le vers 42 ? Le
bref récit généalogique permet en tout cas de réaffirmer le pouvoir instituant de Zeus
dans le contraste net entre le monde d’en-haut et celui des mortels. S’il y a bien
relation avec le terme du prélude, le narrateur assumerait la distinction entre la
mauvaise Éris et la bonne Éris, entre Dispute et Émulation, en contraste avec la
Théogonie qui, chantée par les Muses, ne connaît qu’Éris au cœur de violence, Éris
l’odieuse21.
15 Cette prise en charge du discours par le narrateur/locuteur pourrait à son tour trouver
un écho dans l’inscription — au terme de cette première partie — de l’activité de l’aède
dans l’émulation productive qui stimule les artisans. Le jeu des assonances dont ces
deux vers conclusifs (v. 25 s.) sont l’objet, par un double procédé de différenciation
phonique et de dynamisation sémantique, tend d’ailleurs à mettre en valeur, parmi les
fonctions artisanales énumérées, celle du poète22.
16 Quoi qu’il en soit, au début de ce développement l’assertion relative à l’existence de
deux Érides est d’emblée placée dans la perspective des modalités du discours poétique.
Si l’une des Érides peut être l’objet d’éloge, l’autre doit être blâmée (v. 12 s.).
L’introduction de la polarité de l’epainos et du mômos comme manière de dire l’Éris
rappelle la fonction de Zeus quant à la phèmè des mortels ; elle reprend donc l’isotopie
de la célébration et du reproche, mais pour la combiner avec l’isotopie introduite par la
figure de la double Éris : la production « économique » de la prospérité (avec son pôle
négatif de la guerre destructrice). L’isotopie centrée sur le thème du pouvoir de la
parole modalise donc l’assertion sur émulation et dissension en l’asseyant sur l’un des
fondements de la poétique archaïque. La bonne émulation et son corollaire, le travail
productif, dépendent désormais de la parole poétique : voix célébrative qui peut aussi
verser dans critique et reproche ; et ceci à travers la présence du narrateur, affirmant
fortement sa fonction en face des Muses et de Zeus23.
17 En conclusion au développement sur les Érides, l’emploi du déictique ἥδε risque bien de
renvoyer au contexte de l’énonciation : au-delà du narrateur, l’énonciateur-poète

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prend parti pour la bonne Éris, pour l’Éris favorable aux mortels (v. 24). Ce déictique de
la présence annonce en tout cas l’adresse directe à Persès, et le passage de l’affirmation
gnomique à l’exhortation relative au cas particulier.

2.2. Le poème comme sentence

18 Dans cette deuxième partie du développement introductif se rejoignent en fait les


isotopies et les marques énonciatives relevées jusqu’ici.
19 D’abord l’isotopie de la gestion du droit, désormais précisée. Il s’agit bien par des
sentences droites (ἰθείῃσι δίκης), inspirées par Zeus, de trouver un arrangement, un
règlement (διακρινώμεθα) pour un différend (νεῖκος). Mais par l’opposition figurée
dans le dédoublement d’Éris, il y a de bonnes et de mauvaises querelles ; à côté de la
bonne Émulation se développent ces disputes juridiques de l’agora qui, animées par
l’Éris se réjouissant du mal, détournent l’homme du travail productif, de la prospérité
protégée par Déméter. Ainsi viennent se combiner isotopie de la gestion de la dikè et
isotopie de la production agricole (v. 28 déjà : ἔργον) : à vouloir obtenir davantage au
détriment d’autrui, on perd en procès le temps qu’on ne consacre pas à son propre bios,
à la production de ses propres ressources. C’est dans ce sens que « la moitié vaut
davantage que le tout » (v. 40). Qui dit travail productif présuppose gestion équilibrée
du droit. Et puisque ces deux plans connaissent une face négative, le partage et le
redressement dépendent en définitive du pouvoir de la parole, dans la dialectique de l’
epainos et du mômos.
20 C’est pourquoi, à l’issue de la narration des grands « mythes » et dans une nouvelle
adresse à Persès, dikè peut être opposée à hubris comprise comme dépassement violent
des limites (v. 213ss.) ; et les sentences courbes (σκολιαὶ δίκαι, v. 219 et 221) être
associées aux hommes « mangeurs de présents » (v. 220 ss.). Des arrêts droits en
revanche (δίκαι ἰθεῖαι, v. 225 s.) dépend la prospérité, la floraison de toute la
communauté civique, à l’écart des interventions répressives de Zeus 24. Et ce
développement sur la « justice » se referme sur lui-même puisqu’en sa conclusion droit
et prospérité apparaissent comme corollaires (v. 279 ss.) dans la parole : à qui prononce
des sentences justes, Zeus accorde l’olbos, à lui et à sa postérité, tandis qu’il laisse
s’étioler les descendants de celui qui méprise le droit dans des déclarations
mensongères. Les trois isotopies traversant l’introduction du poème viennent coïncider
ici, soumises narrativement à la fonction polaire attribuée à Zeus en son prélude 25.
21 Quant aux marques énonciatives ponctuant la deuxième partie de ce développement
introductif, elles font passer ces isotopies de l’assertion gnomique générale et prudente
(κεν ἐπαινήσειε, sous-entendu τις, v. 12) à l’appel pressant requis par le cas singulier
(marques de l’adresse à la 2ème personne accumulées au v. 27 ; je et mode du souhait, v.
28 ; 2ème pers. et potentiel, v. 33 ; σοι, v. 34 ; 2ème pers., v. 38) : de la « on - validité », on
passe à la « je - vérité » ; de l’epainos, on passe à la parénèse 26. Or ce cas particulier
correspond à un neikos, à un différend (v. 29, 30, 33 et 35 !) dans lequel les formes du
nous utilisées aux vers 35 et 37 impliquent narrateur et narrataire tout en donnant à ce
conflit un contenu : le litige qu’il s’agit de trancher par des sentences droites, inspirées
par Zeus (v. 35 s.), porte sur le partage d’un domaine foncier. La cause que l’on veut
régler, c’est maintenant ce procès-ci (τήνδε δίκην, v. 39) qu’il est impératif que toi et
moi nous tranchions (διακρινώμεθα, v. 35) ici (αὖθι, où nous nous trouvons depuis un
certain temps) ; et tu n’auras plus d’occasion d’agir de cette manière (ὧδε). Renforcé

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par l’emploi du subjonctif et celui de αὖθι, le déictique τήνδε renvoie certainement à la


situation d’énonciation. Ou, de manière plus subtile, cet opérateur de la monstration
directe peut aussi bien renvoyer à la situation qui se dit dans le discours
(référentialisation interne) qu’aux circonstances externes de sa communication
(référentialisation externe)27. On constate une oscillation analogue dans le passage, à
nouveau généralisant, qui conclut le développement sur le droit : du droit mal géré que
peut enfermer une cité et que vient de décrire le poème (τάδε, τήνδε δίκην, v. 268 s., cf.
v. 249 ; référentialisation interne), la forte intervention énonciative du je dans le
présent de l’énonciation du poème (νῦν δὴ ἐγώ, v. 270), puis l’adresse à Persès (v.
274s.) nous font passer à cet ordre, à ce mode de vie (τόνδε νόμον, v. 276) qui est
accordé par Zeus et qui nous distingue — par le don du droit — des animaux. Il s’agit de
l’ordre présent, célébré dans le poème, mais existant en dehors de lui.
22 Dans cette mesure, le αὖθι du vers 35 pourrait bien reprendre le δεῦτε ouvrant le
prélude du poème. À l’appel aux Muses, puis à Zeus s’est désormais substitué l’appel à
Persès pour résoudre, ici et maintenant, le conflit qui oppose le narrateur au
narrataire. Et la sentence droite susceptible de régler le différend saurait-elle être très
différente du poème lui-même, ce poème fait de sentences prononcées et assumées par
le je du narrateur, ce poème vrai qui se substitue pour trancher (διακρινώμεθα) le cas
particulier au droit coutumier redressé par Zeus (v. 9) ? Le contraste relevé à la fin du
prélude entre toi (Zeus) et moi (le poète) n’est en fait que complémentarité. La parole du
narrateur est devenue, par déictiques interposés, celle de l’énonciateur, celle du poète
affronté à son frère Persès. Elle se métamorphose d’autant mieux en sentence de
conciliation qu’elle doit explicitement prendre la place de l’arrêt voulu par les rois
« mangeurs de dons » (v. 39, cf. v. 221 et 264), ces rois auxquels s’adresse aussi la parole
poétique (v. 202, 248 et 263), ces rois qui infléchissent les sentences (παρκλίνωσι δίκας)
en prononçant des paroles courbes (σκολιῶς ἐνέποντες, v. 262), ces rois qui sont priés
d’oublier leurs arrêts courbes (σκολιαὶ δίκαι, v. 264) pour redresser leurs discours
(ἰθύνετε μύθους, v. 263)28. Métamorphose d’autant plus aisée que de Ménélas dans l’
Iliade à Andocide dans l’Athènes du début du IVème siècle, c’est la personne lésée qui
assume directement et par oral sa défense. En tout cas jusqu’au vers 285, où l’isotopie
de la gestion du droit s’efface pratiquement pour laisser se développer pleinement (une
fois le conflit réglé ?) celle du travail productif, le poème n’est autre que la sentence
droite elle-même29. La parole poétique, dans sa fonction célébrative, est susceptible de
rendre le cas particulier à la généralité et d’en faire un paradigme dont la portée peut
dépasser les limites de la polis. Du point de vue énonciatif, l’effacement progressif de
Persès dans la position du narrataire pour faire place à un tu général souligne ce
mouvement de la référence externe à la référence interne, ce transfert de la situation
réelle de communication à des circonstances génériques, construites dans le poème lui-
même. Ce passage permet au poème de s’adresser à un public qui finit par englober non
seulement les rois, mais la communauté civique tout entière.
23 Ne l’oublions pas : dans la Théogonie, c’est grâce à la courotrophie des Muses et à
l’inspiration de Calliope, la Muse à la Belle Voix, c’est grâce à l’ascendance de Zeus que
le roi, par de douces paroles, décide de ce qui est autorisé, de ce qui est légal, dans des
sentences droites (διακρίνοντα θέμιστας ἰθείῃσι δίκῃσι) ; il apaise ainsi les grands
conflits (νεῖκος) à l’intérieur de la polis30.

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3. Récits inachevés et performatifs

24 Incluses dans le développement « judiciaire » des Travaux, les trois narrations qui s’y
succèdent — création de Pandora, « mythe des races » et apologue du rossignol et de
l’épervier — sont intégrées à la conduite du plaidoyer par des marques et des
interventions énonciatives fortes : double γάρ pour le récit de Pandora (v. 42 et 43),
prise en charge par le je avec appel à l’attention du narrataire pour le logos des races (v.
106 ss.)31, volonté du je d’adresser maintenant (νῦν) aux rois l’ainos de l’épervier et du
rossignol (v. 202), reprise par l’adresse directe à Perses (où δ’ ἄκουε, v. 213) des
sentences sur droit et excès. Ces récits sont dès lors à considérer comme des arguments
dans la longue harangue prononcée par Hésiode ; explicatifs, ils deviennent tous trois
en quelque sorte des ainoi ; ils sont mis au service de la parénèse, désormais en relation
avec une situation extra-discursive32.

3.1. La réinterprétation du récit de Pandora

25 Il faudra se satisfaire ici d’une esquisse de démonstration s’appuyant sur le seul récit de
la création de Pandora, quitte à en mieux fonder l’argumentation à une autre occasion.
Une analyse comparative et contrastive avec le récit correspondant dans la Théogonie
fait rapidement apparaître entre les deux versions hésiodiques d’irréductibles
différences33. À défaut d’une étude qui aurait aussi à prendre en considération les
valeurs traditionnellement attribuées à la figure de Pandora en dehors des textes
d’Hésiode, ces divergences devraient permettre de déterminer l’orientation singulière
prise par le récit de Pandora dans les Travaux. Elles sont en résumé les suivantes : — Le
récit du don de Pandora est donc engagé par un double γάρ (v. 42 et 43). Le premier
explique la situation de conflit exposée dans les vers précédents par le fait que les dieux
tiennent cachées les ressources de vie (βίος) pour les hommes 34 ; quant au second, il
rend compte de cette attitude présente des dieux (indiquée par ἔχουσι suivi du
participe) par la situation qui régnerait sans cette dissimulation (v. 43-46, modalisation
des verbes au potentiel) : l’absence de travail pour la production alimentaire (le terme
ἔργον se retrouve trois fois dans ces quatre vers !). Ce n’est donc qu’au vers 47 que le
récit à proprement parler commence, par la reprise du verbe κρύπτω à l’aoriste
indicatif (le temps du récit) et par l’apparition d’un sujet plus précis : Zeus.
26 — Dans cette position intermédiaire le verbe κρύπτω et l’action qu’il exprime sont
laissés sans complément. Ils n’en reçoivent un qu’au vers 50 où κρύψε est répété : non
plus le bios, mais le feu. Pourquoi ce glissement ? pour introduire comme explication
propre de l’attitude des dieux (v. 42), non pas le récit portant sur le recel du bios que
l’on attend, mais l’histoire de Prométhée. Pourtant le récit en son début est fort allusif
et les éléments donnés permettent tout juste de suivre la logique de l’action :
Prométhée trompe Zeus, Zeus en colère cache le feu aux hommes, Prométhée le vole
pour les hommes, Zeus promet à Prométhée et aux hommes un mal en compensation
du feu (v. 48-58) : ce sera Pandora (v. 59-105). De « sacrifice » primordial, pas question.
De fait, le récit des Travaux va se révéler tout entier axé sur la création de Pandora. En
contraste avec les Travaux, la narration de la Théogonie est centrée sur le destin de
Prométhée sur lequel d’ailleurs elle se referme : elle raconte le don rusé d’une jeune
fille qui jamais n’est appelée Pandora35. La double reprise anaphorique de κρύψαντες
par (ἔ)κρυψε non seulement substitue à l’état premier de convivialité des hommes avec

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les dieux une situation de production sans travail bien proche de l’âge d’or ; mais, par le
passage subreptice du bios au feu et par la mention rapide des actes de Prométhée, elle
introduit la figure de Pandora36.
27 — Le résumé du récit de Prométhée n’est donc là que pour introduire le déséquilibre (la
double ruse du Titan) susceptible de fonder narrativement la création de Pandora. Du
point de vue sémantique, l’existence de Pandora est en relation directe, dans les
Travaux, avec le recel par les dieux du bios — disponibilité d’une abondance première, à
l’écart de tout travail productif37.
28 — Avant même d’être nommée, Pandora est définie dans sa duplicité, articulée en un
intérieur et un extérieur : un mal qui charme et que l’on embrasse (v. 57 s.), un μέγα
πῆμα (v. 56) comme l’Hélène de l’Iliade sous ses apparences d’épouse à la belle figure (εὐ
ειδής)38. Pour l’extérieur, Pandora est parée de tous les attraits d’Aphrodite ; et pourvue
des atours inspirateurs du désir amoureux, de jeune fille (παρθένος, v. 63 et 71) elle
devient femme (γυνή, v. 80, cf. v. 94). À l’intérieur, elle cache la voix et la force de
l’homme ; c’est à cette capacité langagière qu’est surbordonnée la disposition de
Pandora à la fourberie, à la dissimulation (v. 67 et 78) 39. L’opposition entre apparence
divine et réalité mortelle se focalise donc sur la voix trompeuse.
29 — La transformation de Pandora de jeune fille en femme adulte ne s’accomplit pas dans
le passage par l’état de jeune mariée comme dans la Théogonie, mais dans son baptême
par Hermès (v. 80ss.). Par jeu morphologico-sémantique interposé, mais peut-être aussi
par l’emploi de τήνδε, ce baptême étymologisant renvoie doublement à l’introduction
du récit : le don de Pandora compense le recel du bios qui est assumé par tous les dieux.
Et l’isotopie du travail alimentaire est reprise par la qualification que reçoivent les
hommes (v. 82), désormais « mangeurs de céréales »40. Se répétant sur le plan
syntaxique et du point de vue sémantique, cette structure annulaire souligne le
caractère subreptice et instrumental du récit de Prométhée dans les Travaux.
30 — Le bref épisode de la transmission de la jeune Pandora aux hommes par le double
intermédiaire d’Hermès et d’Épiméthée (v. 83-89) est centré aussi bien sur la qualité
négative du don de Zeus — un kakon — que sur la réaction d’Épiméthée, assimilé à un
mortel. Selon l’étymologie de son nom, mise en valeur par le chiasme Έπιμηθεὺς
ἐφράσατο — ἔειπε Προμηθεύς des vers 85-86, le frère du Prévoyant ne saisit (ένόησε)
qu’une fois le mal fait. En tant que fils de Japet, Épiméthée est certes mentionné dans la
Théogonie où l’étymologie de son nom est explicitée pour être mise en contraste avec
celle de Prométhée et où il est présenté comme « un mal pour les hommes qui se
nourrissent de blé » ; mais il ne joue pas le moindre rôle dans la version théogonique du
vol du feu et de la fabrication de Pandora41 !
31 — Le dernier épisode du récit de Pandora (v. 90-105) n’a, du point de vue de la logique
narrative, aucune nécessité. Il n’est qu’une explicitation du kakon qui règne parmi les
hommes mortels depuis le don de Pandora, provoqué par la ruse de Prométhée et la
colère de Zeus. Narrativement, cette ultime action n’est d’ailleurs pas rattachée au récit
de Prométhée, mais à l’état premier d’absence de travail qui régnait avant le recel par
les dieux du bios. Les vers 90-93/4 reprennent l’idée des vers 43-46, mais dans son
versant négatif : qui dit travail, dit aussi ponos et maux ; et ils la précisent en associant à
peine et malheurs maladie et mortalité42. La répétition de termes analogues aux vers
113-114, au sein de la description de la race d’or, montre (comme au début de la
narration) que la condition de mortel est l’antonyme de l’âge d’or.

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32 — Le bref récit de l’ouverture de la jarre (v. 94-105) ne fait que donner la raison
narrative et génétique de cette condamnation au travail réorientée vers la mortalité. En
son terme, et en position annulaire, on retrouve les maladies et la mort qui ont repris à
la production alimentaire proche de l’âge d’or sa qualité de spontanéité (αύτόματοι, v.
103) et qui, privées par Zeus de toute voix, ne sauraient comme Pandora mentir 43.
Allusion probable à leur caractère inéluctable : c’est en tout cas dans ce sens qu’est
dirigé l’énoncé gnomique concluant le récit (v. 105). Si dans la Théogonie (v. 613)
l’impossibilité d’échapper à la volonté de Zeus constitue la morale explicitement tirée
du destin de Prométhée, dans les Travaux elle découle de l’omniprésence des maux. Ce
détournement de l’affirmation gnomique conclusive est l’homologue du détournement
du récit de Prométhée au début de la narration.

3.2. La mort et la voix

33 Le caractère étiologique du récit de Pandora dans son rapport avec l’introduction des
Travaux n’est plus contesté 44. Mais la narration développe-t-elle de manière explicative
l’isotopie de la gestion du droit ou celle du travail productif, voire celle de la parole
glorifiante ?
34 On a constaté que par son dynamisme et au prix de quelques glissements dans sa
logique narrative, le récit reprenait l’isotopie centrée sur le thème de l’ergon pour la
réorienter, par l’intermédiaire d’un être trompeur doué de phônè, vers la mortalité.
Dans cette mesure, il se trouve en contraste avec le récit parallèle de la Théogonie
focalisé, par la transformation de Pandora en épouse, sur le mariage dans sa fonction de
reproduction, et par conséquence de permanence au-delà de la condition de mortel 45.
Au risque d’être pour le moins schématique, on dira que le kakon de la Théogonie conduit
malgré tout à la vie alors que celui des Travaux, de manière paradoxale et presque
chiastique par rapport au thème de la Théogonie, débouche sur la mort.
35 Et pourtant... Du point de vue narratif encore, le récit de Pandora, ouvert par la colère
de Zeus et le double effet du recel du bios et du recel du feu, pourrait fort bien s’achever
sur une double sanction : attribution du « beau mal » qu’est Pandora et diffusion des
affections inéluctables, en définitive par la volonté de Zeus. Ce serait néanmoins sans
compter avec la survie d’Elpis : à l’intérieur (ἔνδον, v. 97) de la jarre comprise comme
une demeure infrangible, elle occupe la même position spatiale que la voix de
mensonge à l’intérieur du don des dieux. Mais entourée des maux qui se sont échappés
du pithos, elle assume la position sémantique inverse du mal paré des grâces
d’Aphrodite. En utilisant le langage polaire cher au structuralisme, on pourrait dire
qu’Elpis est le revers positif de Pandora. Confirmée par la représentation d’Espoir dans
la pensée de la Grèce archaïque, cette valorisation optimiste d’Elpis donne au récit une
ouverture et une impulsion qui le dépassent et auxquelles seule la suite du poème
pourra donner une réponse ; qu’on l’interprète figurativement comme la réserve de
pain permettant à l’homme de survivre ou, plus subtilement, comme la compagne de
l’homme et le symbole ambivalent de la condition humaine, intermédiaire entre bêtes
et dieux, Espoir subsiste comme seul point fixe au milieu des maux affectant en tout
temps et en tout lieu la destinée de l’homme pour le conduire à la mort 46.
36 L’apparition d’Elpis en fin du récit prolonge celui-ci au-delà de sa sanction narrative. La
conclusion logique de l’ensemble de la narration, elle, sera donnée par le poème lui-
même. D’abord dans sa partie « judiciaire » (v. 213-285), puis dans la séquence

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complexe de conseils concernant le travail (v. 286 ss.). En effet s’opposant aux paroles
mensongères et aux discours trompeurs, les sentences droites (v. 225 s., 230, 263, 280,
etc.) non seulement assurent le triomphe de la dikè sur l’hubris, mais surtout conduisent
la communauté humaine (polis, v. 227) à un épanouissement et à une abondance
(agricole) qui évoquent celles de l’âge d’or47. D’un autre côté, le travail assure
l’abondance dont les corollaires sont valeur (ἀρετή) et réputation (κῦδος, v. 312 ss.).
Tandis que, à partir du thème de la parole, l’isotopie de la célébration rejoint dans la
parénèse l’isotopie du droit, l’isotopie du travail productif intègre la question de la
réputation, soulevée dans le prélude autour du même thème. Quant au reproche,
versant négatif de l’isotopie célébrative, les sentences courbes (v. 219, 221, 250, 258,
262, 264 ; cf. aussi 194) trouvent un écho figuratif et narratif dans la voix mensongère
de Pandora. Seules les maladies sont sans voix. Ainsi après le récit étiologique de
Pandore, l’homme est fondamentalement mortel et si un seul mauvais (κακός) machine
des actes d’orgueil (ἀτάσθαλα), Zeus intervient pour envoyer famine (négation du
travail) et épidémie (négation du droit) ; conséquence : la mort (v. 240ss.), un μέγα πῆμα
(v. 242) qui peut se réaliser de différentes manières (stérilité, ruine de la maison ou de
la cité, guerre sur terre ou sur mer), mais qui ne prend plus la figure anthropomorphe
de Pandora !
37 En définitive, avec Elpis comme seule référence fixe au milieu des maux mortifères
rôdant sans voix, la sentence droite est susceptible, dans les limites assignées à
l’homme mortel, de rétablir les effets de la voix trompeuse de Pandora. Elle renvoie à la
parole du narrateur, et probablement à celle du poète. Sans nécessité du point de vue
de la logique narrative, l’épisode d’Épiméthée montre néanmoins ce qu’il advient quand
on ne saisit pas (οὐδ’ ἐφράσατο, v. 86) le conseil transmis (ἔειπε) ou que l’on en réalise
le sens (ἐνόησεν, v. 89) quand le mal est fait. Or, à partir de la volonté affirmée dans le
prélude de raconter à Persès des vérités (ἐτήτυμα, v. 10), toutes les adresses au
narrataire du poème s’accompagnent précisément d’un appel à l’attention et à
l’intelligence (v. 27, 107, 213, 274, etc.) ; de même en va-t-il quand, dans cette position
du narrataire, les rois se substituent au frère (v. 202 et 248) 48. Parole droite, seul le
chant du poète est susceptible, dans les limites de l’ordre prescrit par Zeus, d’assurer
face à la voix fallacieuse installée par Pandora au milieu des mortels le rétablissement
d’une vérité garantie par la divinité.

4. Sanctions dans la parénèse


38 Par son ouverture, le récit « mythique » garantit l’aspect performatif du poème lui-
même ; c’est la parole poétique qui lui donne sa sanction narrative et qui en assure
l’achèvement. On pourrait faire la même démonstration pour le « mythe des races » en
expliquant de cette manière la projection de la race de fer dans un futur prophétique et
catastrophique, et en esquivant de cette manière le tour de force de l’interprétation
structurale ternaire. On remarquera à ce propos qu’avec l’approche de la race de fer, la
narration est interrompue par une forte intervention énonciative (ἐγώ, v. 174) qui fait
coïncider le temps du récit avec celui de l’énonciation (νῦν, v. 176) avant de le projeter
dans un futur potentiel49. Introduite comme une confirmation du récit de Pandora, la
succession des races conduit à un état de violence brute dominé par les paroles courbes
(v. 194) : si Honneur et Vergogne abandonnent le monde des hommes, il n’y aura plus
d’espace pour la réputation, il n’y aura plus de place pour le narrateur, il n’y aura plus

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de défense contre le mal (κακοῦ ἀλκή, v. 201) et, par conséquent, contre la mort. Seule
planche de salut pour éviter cet état potentiel : la parole du poète.
39 De même la fable de l’épervier et du rossignol est-elle incompréhensible si sa logique
narrative ne débouche pas sur les sentences qui lui font suite. Prisonnier des serres
puissantes de l’épervier-roi, le rossignol-aède (v. 208) ne se libère que dans la voix qu’il
retrouve au vers 21350 : marqué également par une intervention énonciative forte, le
discours quitte le mode de la narration pour retrouver celui de l’exposition gnomique.
Dans cette nouvelle adresse à Persès, les avertissements sur la gestion du droit
retrouvent le registre de la « on-vérité » pour l’élargir aux hommes (v. 220) et à la
communauté civique (v. 222) : sanction gnomique pour les trois récits inachevés qui
introduisent la séquence des sentences par leurs figures paradigmatiques de légende et
qui la colorent dans les interventions de figures anthropomorphes telles que Serment,
Droit, Paix et surtout Zeus.
40 L’espoir, c’est peut-être en définitive la voix du narrateur et le poème d’Hésiode, dans
leur effort de redresser les actes heurtant l’ordre voulu et imposé par Zeus. La
narration de la Théogonie conduit au déploiement d’un ordre permanent et
transcendant ; la parénèse des Travaux vise à mieux gérer la condition de l’homme
mortel dans sa finitude.

NOTES
1. À partir de l’étude de F.A. Wolf, Theogonia Hesiodea, Halle, 1783, p. 60ss., le rythme de parution
des hypothèses suscitées par le prélude de la Théogonie a été soutenu : catalogue d’interprétations
chez M.L. West, Hesiod. Theogony, Oxford, 1966, p. 151, puis chez G. Arrighetti, Poeti, eruditi e
biografi, Pise, 1987, p. 37 ss. et 248 ss., et chez C. Grottanelli, « La parola rivelata », dans : G.
Cambiano et al. (éds.), Lo spazio letterario nella Grecia antica, I. 1, Rome, 1992, p. 219-264 ; voir en
dernier lieu P. Judet de La Combe, « L’autobiographie comme mode d’universalisation : Hésiode et
l’Hélicon », dans : G. Arrhighetti - F. Montanari (éds.), La Componente autobiografica nellapoesia
greca e latina fra realtà e artificio letterario, Pise, 1993, p. 25-39, et M.-C. Leclerc, La Parole chez
Hésiode, Paris, 1993, p. 170 ss.
2. Le prélude des Travaux a été mis en doute quant à son authenticité par Praxiphanès, un élève
de Théophraste, puis par Aristarque, avant d’être athétisé par Cratès : références chez M.L. West,
Hesiod. Works and Days, Oxford, 1978, p. 137 ; voir les arguments avancés à ce sujet par P. Mazon,
Hésiode, Les Travaux et les Jours, Paris, 1914, p. 37 ss. ; point sur la question chez A. Lattes,
« Sull’autenticità del proemio degli ‘Erga’ di Esiodo », Rivista di Studi Classici 2, 1954, p. 166-172.
3. Sur la fonction de proème des Hymnes homériques, voir F. Càssola, Inni omerici, Milan, 1975, p. XII
ss., et A. Aloni, « Prooimia, Hymnoi, Elio Aristide e i cugini bastardi », Quaderni Urbinati 33, 1980,
p. 23-40, ainsi que mon étude « Variations énonciatives, relations avec les dieux et fonctions
poétiques dans les Hymnes homériques », Museum Helveticum 52, 1995, p. 2-19.
4. L’étude qui suit se fonde sur la distinction entre circonstances historiques (« réelles »)
d’énonciation et énoncé poétique (textuel) de l’énonciation telle qu’elle a été présentée dans Le
Récit en Grèce ancienne, Paris, 1986, p. 12 ss. et 35 ss. ; en dépit de la critique formulée dans le
compte rendu de I.J.F. de Jong, Mnemosyne, 4ème s., 43, 1990, p. 166-168, on se tiendra dans la

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dénomination des actants de ces deux niveaux à la terminologie distinguant entre énonciateur/
énonciataire et narrateur/narrataire. Pour les concepts de « thème » et d’« isotopie », cf. Thésée et
l’imaginaire athénien, Lausanne, 1990, p. 59 s.
5. Cette brève étude de structure se fonde sur la lecture comparative des « incipit » et des vers de
conclusion des Hymnes à Hermès, à Aphrodite, Hymnes 9, 14, 17, 19, 20, 30, 32 et 33 ; sur les
différents modes d’engagement du discours « hymnique », je ne peux que renvoyer à l’op. cit. n. 4,
p. 37 ss., avec les remarques complémentaires de W.H. Race, « How Greek Poems begin », Yale
Classical Studies 29, 1992, p. 13-38. Sur la structure interne du prélude, cf. R. Muth, « Zu Hesiod, Op.
1-10 », Anzeiger für die Altertumswissenschaft 4, 1951, col. 185-189, et les observations de Race,
p. 31 s.
6. Théogonie, v. 52 ss. et 43 ss. ; comme le fait remarquer West, n. 1, p. 147, la Piérie désigne dans
ces vers plutôt le lieu de naissance des Muses que celui de l’union de Zeus avec Mémoire. Les
termes κλέος et κλείω désignent dans la poésie épique la fonction même de célébration et de
commémoration de ce type de poésie : cf. G. Nagy, Comparative Studies in Greek and Indic Meter,
Cambridge (Mass.), 1974, p. 246 ss.
7. Cf. Théogonie, v. 11, 47 et 75 ; ces chants charment le roi des dieux : v. 36s., 51 et 70.
8. Théogonie, v. 760ss. ; cf. West, p. 344ss., qui trace une vraie histoire de Phèmè comme divinité.
Dans l’Odyssée, le nom même de Phèmios, l’aède poluphèmos (XXII, 376), ainsi que la relation de
phèmis avec la parole insolente des Phéaciens (VI, v. 270 ss.) ou le poème odieux chantant Hélène
(XXIV, v. 299 ss.) montrent la dépendance de phèmè à l’égard de la parole, et en particulier de la
parole poétique d’éloge ou de critique (cf. infra, n. 23) ; voir encore Odyssée XIV, v. 239, Hesiode,
fr. 176 MW et Sappho, fr. 44, 12 V. Pour W. J. Verdenius, A Commentary on Hesiod. Works and Days,
vv. 1-382, Leyde, 1985, p. 5, phèmè serait même ici l’équivalent du kleos homérique. Sans doute est-
ce dans ce contexte qu’il convient de comprendre également les termes ῥητοί et ἄρρητοι,
contrairement à la relation avec la justice échafaudée avec peine par M. Mancini, « Semantica di
ῥητός e ἄρρητος nel prologo agli Erga di Esiodo », Aion 8, 1986, p. 175-192.
9. Figures en général relevées par West, p. 136 ; voir aussi W. Nicolai, Hesiods Erga, Heidelberg,
1964, p. 13 s. Ces figures ne sont pas l’apanage du prélude ; cf. H. Troxler, Sprache und Wortschatz
Hesiods, Zurich, 1964, p. 4ss.
10. En effet alors qu’on attribue souvent au verbe ἀέξω le sens second de « glorifier » (par ex.
Hérodote, III, 80, 6), dans la poésie homérique il signifie « faire prospérer », par exemple un
ἕργον : Odyssée XVI, v. 65 s. et XV, v. 372, cf. aussi Travaux, v. 377 (richesse) et Pindare, Olympiques,
VIII, v. 88. Pour un usage du verbe μινύθω dans le contexte de l’attribution du κῦδος : Iliade XV, v.
490 ss. Sur l’emploi de άρίζηλος, cf. II. XIII, v. 242 ss. et XVIII, v. 218 ss., ainsi que LfgrE, s.v. ; dans l’
Odyssée XII, v. 453, Ulysse désigne de ce qualificatif son propre récit ! Pindare, Olympiques, II, v.
58 s., compare l’opulence (πλοῦτος) ornée de mérites (άρεταί) à un astre άρίζηλος.
11. Théogonie, v. 444ss. ; 147ss., 617 ss. et 713 ss. ; cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la
langue grecque, Paris, 1968, p. 196.
12. Pour le sens positif « courageux, hardi » ou au contraire négatif « arrogant, impertinent » de
ἀγήνωρ, voir LfgrE, s.v. Pour le sens propre de κάρφω quand Athéna fait d’Ulysse un vieillard, cf.
Odyssée XIII, v. 398 et 430 ; voir aussi Archiloque, fr. 188 W 2.
13. Travaux, v. 190 ss. (description de la situation de chaos à l’issue de l’âge de fer ; cf. infra n. 49),
cf. Théognis, v. 1147 : le λόγος σκολιός est celui des hommes injustes (ἅδικοι), injustice qui se
caractérise par le mépris des dieux et la recherche des biens d’autrui. Voir aussi carm. conv. fr.
892 P : est « droit » (εὐθύς) celui qui n’a pas de pensées courbes (σκολιὰ φρονεῖν) ; Pindare,
Pythiques, IV, v. 152 ss. : Aison, le roi au sceptre, « redresse » les sentences (εὔθυνε δίκας) pour
son peuple ; et peut-être le fr. 14, 7 s. GP attribué à Tyrtée. Plutôt que de renvoyer à Théognis, v.
535 ss., Verdenius, p. 7, a raison d’expliquer ce « redressement » par l’image du cordeau et de
l’équerre utilisée aux vers 543 ss. Pour cette notion du droit chez Hésiode, cf. infra n. 24.

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14. Solon, fr. 3, v. 34ss. et 30, v. 16 ss. GP ; sur cette nouvelle conception du droit, cf. M. Gagarin,
Early Greek Law, Berkeley/Londres, 1986, p. 51 s. et 99 ss. Pour l’impact de l’écriture sur la mise en
commun des lois, cf. M. Detienne, « L’espace de la publicité : ses opérateurs intellectuels dans la
cité », dans : M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture. En Grèce ancienne, Lille, 1988, p. 29-81. Il ne
s’agit pas encore chez Solon de justice distributive, encore moins du droit égalitaire vanté par le
Thésée d’Euripide, Suppliantes, v. 429 ss. : cf. G. Cerri, Legislazione orale e tragedia greca, Naples,
1979, p. 86ss. À propos de la notion d’équilibre : B. Gentili, Poesia e pubblico nella Grecia antica,
Rome/Bari, 1984 ; 2ème éd., 1989, p. 58 ss.
15. Par analyses étymologique et comparative interposées, É. Benveniste, Le Vocabulaire des
institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 107 ss. et 101 ss., attache dikè à la notion d’une
norme que l’on prescrit, que l’on montre (racine *deik-) par l’intermédiaire de la parole alors que
la racine *dhè (τίθημι) réfère themis à l’idée de fondement institutionnel, de disposition légale
dont dépendent les themistes comprises comme arrêts (prescriptions de ce qui est licite !) ; sur ce
dernier concept, voir encore M. Corsano, Themis, Lecce, 1988, p. 31 ss. (avec la bibliographie
donnée p. 34, n. 6).
16. L’écart par rapport à la structure du proème hymnique est bien marqué par E. Livrea, « Il
proemio degli Erga considerate attraverso i vv. 9-10 », Helikon 6, 1966, p. 442-475, et par West,
p. 141, qui décrit le renforcement de la portée de κλῦθι par les participes ἰδὼν ἀιών τε ; voir
aussi L. Bona Quaglia, GU « Erga » di Esiodo, Turin, 1973, p. 17 ss. En prenant l’exemple de la prière
de Chrysès à Apollon (Iliade I, v. 37 ss.) et de l’« hymne à Aphrodite » de Sappho (fr. 1 V), A.M.
Miller, From Delos to Delphi, Leyde, 1986, p. 1 ss., conduit une comparaison contrastive
convaincante entre hymnes « rhapsodiques » (proèmes) et hymnes « de culte », une distinction
dont Nicolai (1964), p. 13 ss., ne tient pas compte ! Voir encore à ce sujet l’étude de J.M. Bremer,
« Greek Hymns », dans : H.S. Versnel (éd.), Faith, Hope and Worship, Leyde, 1981, p. 193-215.
17. Iliade XVIII, v. 497 ss. (scène dépeinte sur le bouclier d’Achille), XXIII, v. 573 ss. (dispute entre
Ménélas et Antiloque), XVI, v. 385 ss. (combat entre Patrocle et Hector) : cf. L. Gernet, « Droit et
prédroit en Grèce ancienne », Année sociologique 3, 1948/49, p. 21-119, repris dans : Anthropologie
de la Grèce antique, Paris, 1968, p. 218 ss. et 239 ss.
18. Sur cette substitution dans la position du narrataire, cf. Calante (1986), p. 43 et 55 ss. ; elle a
été reconnue aussi par R. Lamberton, Hesiod, New Haven/Londres, 1988, p. 106ss., et tout
récemment par P. Pucci, ici même (p. 191-210) ; voir encore Leclerc (1993), p. 249 ss. Ibycos, fr.
282, 47 s. P, Sappho, fr. 131 et 49 V (avec la parataxe ἔγω σέθεν dans une autre structure
syntaxique), Théognis, v. 27ss., 39s., etc. : sur le caractère du narrataire des distiques de
Théognis, cf. G. Nagy, Pindar’s Homer, Baltimore/Londres 1990, p. 183. Plutôt qu’une forme de
politesse (pace West, p. 142), sans doute faut-il voir dans l’utilisation du potentiel pour la prise de
parole du narrateur (v. 10) une expression atténuée (face à Zeus ?) d’une volonté, voire d’un
souhait : cf. R. Kühner-B. Gerth, Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache, II. 1, Hannovre-
Leipzig, 1898, p. 233 ss., ainsi que la forme ἀρχώμεθα qui ponctue le début du prélude à la
Théogonie (v. 1 et 36). West, p. 138, et Verdenius, p. 1 s., ont bien décrit le passage du mode épique
au mode « lyrique » et clétique que représente l’emploi de δεῦτε au vers 2.
19. Même s’il est difficile de partager la distinction opérée ici par H. Wismann (p. 17) entre réalité
perçue immédiatement (ἔτυμα), réalité langagière fictive (ψεύδεα) et réalité intelligible (ἀληθέα),
il semble bien que les dérivés de et- renvoient à une réalité authentique, empirique : T. Krischer,
« Ἒτυμος und ’Αληθής », Philologus 109, 1965, p. 161-174 ; autres références chez Verdenius,
p. 12 s., P. Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, Baltimore/Londres, 1977, p. 9s. avec n. 9, et
Leclerc (1993), p. 204. Voir encore, ici même, J. Rudhardt (p. 31-35 : les Muses ne sont pas
susceptibles de transmettre τὰ έόντα). Les ἐτήτυμα ne sauraient être simplement assimilés aux
ἀλήθεα de la Théogonie comme l’a proposé récemment M. Puelma, « Der Dichter und die Wahrheit
in der griechischen Poetik von Homer bis Aristoteles », Museum Helveticum 46, 1989, p. 65-100,

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(avec une partie de la bibliographie suscitée par le problème !) ; voir aussi M. Detienne, Crise
agraire et attitude religieuse chez Hésiode, Bruxelles, 1963, p. 41 ss.
20. Le commentaire de West, p. 142 ss., donne de nombreux parallèles à ce passage d’une vérité
initiale à un cas singulier tout en analysant la plupart des procédés linguistiques qui dans ces
vers relèvent de la littérature gnomique ; sur cette dialectique du particulier et du général, voir
aussi J.U. Schmidt, Adressat und Paraineseform, Göttingen, 1986, p. 29 ss.
21. Théogonie, v. 114 s. et 225 s. Il y a tout lieu d’admettre que la Théogonie a été composée avant
les Travaux ; cf. West, Hesiod. Theogony, p. 44. Déjà les sch. vet. ad 11 (p. 11, 11 ss. Pertusi)
considéraient ce passage comme une correction de la Théogonie ; point sur la question chez B.
Bravo, « Les Travaux et les Jours et la cité », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 3ème s., 15,
1985, p. 707-765, qui souligne la relation de la bonne Éris avec la parénèse adressée ensuite à
Persès. Sur le rôle éventuel des deux Érides dans la construction de l’ensemble du poème, cf. infra,
n. 25. Pour Livrea (article cité n. 16), p. 463 ss., les ἐτήτυμα annoncés au vers 10 ne peuvent que
renvoyer à la distinction entre les deux Érides. En s’appuyant sur une analyse serrée des v. 11 ss.,
Ph. Rousseau, « Un héritage disputé », dans : Arrighetti-Montanari (éds.), p. 41-72, a montré que
la mauvaise Éris renvoyait probablement à la morale de la guerre épique ; Hésiode lui préférerait
la bonne Éris du travail qui enrichit ; le dédoublement de la figure d’Éris servirait donc à la
critique et au refus du modèle homérique de l’exploit héroïque. Sur la relation possible entre
Théogonie et Travaux, voir encore G.W. Most, « Hesiod and the Textualization of Personal
Temporality », même volume, p. 73-92.
22. Chez Homère déjà, Odyssée XVII, v. 382 ss., l’aède est inclus dans la classe des δημιοεργοί ; les
métaphores artisanales définissant l’activité du poète sont énumérées par R.M. Harriott, Poetry
and Criticism before Plato, Londres, 1969, p. 60 ss. et 94, ainsi que par J. Svenbro, La Parole et te
marbre, Lund, 1976, p. 193 ss., qui tire la conclusion erronée que la poésie homérique, inspirée,
n’est pas l’objet d’un faire artisanal : cf. au contraire F. Bertolini, « Odisseo aedo, Omero
carpentiere : Odissea 17. 384-85 », Lexis 2, 1988, p. 145-164. L’inspiration divine n’est pas
incompatible avec un apprentissage : cf. Odyssée VIII, v. 81 ss., et Théogonie, v. 22 ss., avec le
commentaire de H. Maehler, Die Auffassung des Dichterberufs im frühen Griechentum bis zur Zeit
Pindars, Gottingen, 1963, p. 39s. Pour la poétique postérieure, voir Gentili, Poesia e pubblico, p. 67
ss. Sur les modalités de l’interaction entre niveaux phonique et sémantique, voir S. Cappello, Le
Réseau phonique et le sens, Bologne, 1990, en particulier p. 132 ss. et 151 ss.
23. Dans cette mesure, le reproche n’est pas uniquement oubli, contrairement à ce qu’affirme M.
Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967, p. 18 ss., qui, centrant son étude
sur la Théogonie, est essentiellement sensible à l’aspect « magico-religieux » de la parole du poète.
Si la polarité entre epainos et psogos a été thématisée dans la poésie d’éloge de Pindare, elle est
présente dans la parole homérique et inscrite dans les lois légendaires de Lycurgue : Plutarque,
Lycurgue, 8, 4 (cf. 14, 5 et 25, 3), avec les commentaires de G. Nagy, The Best of the Achaeans,
Baltimore/Londres, 1979, p. 222 ss. (trad, fr., p. 265 ss.), et de Gentili, Poesia e pubblico, p. 141 ss.,
ainsi que les remarques critiques de R.M. Rosen, « Hipponax and the Homeric Odysseus »,
Eikasmos 1, 1990, p. 11-25.
24. Le terme dikè dans ces passages des Travaux oscille entre le sens homérique de « procédure
pour régler un différend », « procès légal » et celui plus compréhensif de « droit », « loi » : cf. M.
Gagarin, « Dikē in the Works and Days », Classical Philology 68, 1973, p. 81-94, qui montre qu’en dépit
du contrôle exercé par Zeus sur ce droit prononcé par l’homme, il est erroné de parler de
« justice de Zeus » ; on constatera en effet que Zeus n’indique (τεκμαίρεται) la dikè entendue
comme « réparation », « rétablissement du droit » que lorsque règne l'hubris (v. 238s.). Schmidt,
Adressat, p. 24s. et 125 ss., n’est pas conséquent quand il refuse à dikè le sens de « procès » pour lui
attribuer ensuite celui de « procédure juridique », puis de « rééquilibrage du droit ». Voir aussi
les analyses de E.A. Havelock, The Greek Concept of Justice, Cambridge (Mass.)/Londres, 1978, p.
135ss. et 216ss., qui insiste lui aussi — on s’en doute — sur le caractère oral de ce droit n’existant

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en définitive que dans les arrêts prononcés : cf. supra n. 15. Tout récemment, H. Erbse, « Die
Funktion des Rechtsgedankens in Hesiod ‘Erga’ », Hermes 121, 1993, p. 12-28, a bien montré la
continuité de l’isotopie de la justice qui traverse proème et première partie du poème. À tous les
commentateurs niant au terme de dikè au singulier le sens de « procédure de décision juridique »,
« sentence », on rappellera la définition d’Aristote, Rhétorique, 1377b 20 ss. : la rhétorique porte
sur le jugement (krisis) et la sentence (dikè) est krisis.
25. En associant l’un à la mauvaise Éris et l’autre à la bonne, R. Hamilton, The Architecture of
Hesiodic Poetry, Baltimore/Londres, 1989, p. 53 ss., tente de montrer que le premier
développement du poème (jusqu’au v. 285) est centré sur le redressement de la justice (dans la
polis) alors que le second est focalisé sur la production du bios (dans l’oikos). Cette division, sans
doute justifiée sur le plan énonciatif (cf. infra, n. 29), reprend de fait l’analyse de la structure des
Travaux proposée par P. Mazon, Hésiode, Paris, 1928, p. 82 ss. ; W.J. Verdenius, « Aufbau und
Absicht der Erga », dans : Hésiode et son influence (Entretiens sur l’Antiquité classique, 7), Genève,
1962, p. 109-159, montre que le principe associatif de la composition de l’œuvre conduit à une
structure sémantique plus complexe, où droit et travail sont mis au service de la prospérité et de
la considération ; voir encore Nicolai, Hesiods Erga, p. 180 ss. et 202 ss., sur différentes thèses à ce
propos.
26. Sur ces notions, voir A. Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, 1981, p. 35 ss.
27. Ces deux processus de la référence ont été distingués avec rigueur à la suite d’A.J. Greimas par
D. Bertrand, L’Espace et le sens, Paris/Amsterdam, 1985, p. 29ss. Pour le sens spatial de l’adverbe α
ὖθι avec une connotation de permanence, cf. West, p. 150, et LfgrE, s.v. ; quant à la polémique
soulevée par le sens de τήνδε, voir M. Gagarin, « Hesiod’s Dispute with Perses », Transactions of the
American Philogical Association 104, 1974, p. 103-111 (n. 13). Les interprètes de l’Antiquité déjà
voyaient ici la désignation d’un procès réel : cf. schol. vet. ad 37 (p. 21, 23 ss. Pertusi) avec le
commentaire de Bravo (1985), p. 726ss., qui propose de corriger le texte.
28. Alors que H.T. Wade-Gery, « Hesiod », Phoenix : 3, 1949, p. 81-93, et B. A. van Groningen,
Hésiode et Persès ( Mededelingen der Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Afd.
Letterkunde, 20. 6), Amsterdam, 1957, p. 153-166, ont émis l’hypothèse que les Travaux ont été dits
soit pour empêcher le procès, soit pour contraindre Persès à une conciliation, pour G. Nagy, Greek
Mythology and Poetics, Ithaca/Londres, 1990, p. 64 ss., l’instance juridique instituée dans et par les
Travaux se substitue aux rois pour prononcer un jugement finalement valable pour toute cité
grecque. La lecture sensible de ces vers qu’offre Gagarin (1973) relève tous les indices de renvoi à
une situation réelle de règlement d’un conflit entre Hésiode et Persès. Que Persès est davantage
qu’un simulacre générique et textuel a été montré par les arguments développés, à la suite
d’autres, par West, p. 33 ss., et par Erbse (1993), p. 26 ss. ; voir aussi P. Pucci, ici même, p. 201-204.
Si Bona Quaglia, p. 26 ss., rejette cette interprétation « performative » des Travaux, elle voit bien
la collaboration que ces vers instituent entre Zeus et le poète dans le rétablissement (hymnique)
du droit ; cf. encore Livrea (1966), p. 455 ss. : point sur la question chez Schmidt, Adressat, p. 19 ss.
La relation que dikè entretient avec le logos dans les Travaux a été finement analysée par Pucci,
Hesiod and the Language of Poetry, p. 45 ss.
29. Du point de vue énonciatif, la différence entre les deux développements se marque par le
passage de l’adresse à Persès à l’appel à un tu plus générique (Persès n’est plus nommé qu’aux
vers 286, 397, 633 et 641) : cf. West, p. 36ss., et Hamilton, The Architecture, p. 60s. Pour cet
« élargissement » du narrataire/énonciataire, voir aussi Bravo (1985), p. 737 ss., et surtout
Schmidt, Adressat, p. 47 ss. : sans vouloir relancer le débat analyste sur la composition des
Travaux, on peut reconnaître à la suite de ce savant que le second développement, sans doute plus
composite, est marqué par l’agrégation d’arguments supplémentaires. Sur le contraste
sémantique entre les deux parties du poème, cf. supra, n. 25. Pour P. Pucci, ici même, p. 200-210,
ce passage énonciatif de l’adresse à Persès à l’appel à un tu général est un signe que la situation
d’énonciation est construite dans le discours et qu’elle est donc « fictive » ; voir aussi à ce propos

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Ph. Rousseau, « Un héritage disputé », p. 41 ss., qui donne comme fiction énonciative le procès
qui affronterait l’énonciateur à son frère, et l’étude de R.P. Martin, « Hesiod’s Metastanic
Poetics », Ramus 21, 1992, p. 11-29, pour qui « Hésiode » comme « Persès » sont des masques.
30. Théogonie, v. 80 ss., avec le commentaire de Pucci, Hesiod and the Language of Poetry, p. 50 ss., et
de J.M. Duban, « Poets and Kings in the Theogony Invocation », Quaderni Urbinati 33, 1980, p. 7-20,
ainsi que la note que j’ai présentée à ce propos dans Le Récit, p. 64 s.
31. Le narrateur dit son intention d’articuler son logos « avec savoir » (ἐπισταμένως), non
seulement comme l’aède auquel Alcinoos compare Ulysse (Odyssée XI, v. 368), mais comme le roi
rendant justice sous l’inspiration des Muses (Théogonie, v. 87).
32. Comme l’a bien vu Maehler, Dichterberuf p. 47 s., à propos de la fable de l’épervier. Mais dans
son usage homérique, l’ainos peut assumer le sens plus large de « légende allusive à but
singulier » et être ainsi l’instrument du parainein : cf. Nagy, The Best of the Achaeans, p. 235 ss.
(trad, fr., p. 278 ss.), et Pindar’s Homer, p. 146 ss. et 314ss. ; voir aussi Schmidt, Adressat, p. 118ss.
33. L’analyse narrative séduisante conduite par J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne,
Paris, 1974, p. 177 ss., devient trompeuse quand elle superpose les deux récits ; mais cet aspect
réducteur est corrigé par les nouvelles réflexions présentées dans « À la table des hommes.
Mythe de fondation du sacrifice chez Hésiode », dans : M. Detienne et J.-P. Vernant, La Cuisine du
sacrifice en pays grec, Paris, 1979, p. 37-132. Pour l’énorme bibliographie suscitée par le récit de
Pandora, cf. G. Hoffmann, « Pandora, la jarre et l’espoir », Quaderni di Storia 24, 1986, p. 55-89.
Pour une étude (historiciste) des différentes versions de la légende, voir A. Casanova, La Famiglia
di Pandora, Florence, 1979. Il ne faut pas oublier que le Catalogue des Femmes attribué à Hésiode
donne du récit une troisième version, très différente : fr. 4 et 5 MW, avec le commentaire de M.
Luginbühl, MenschenschöpfungsMythen, Berne/New York, 1992, p. 213 ss. La réorientation de toute
version « mythique » en raison de sa fonction performative ou pragmatique a été réaffirmée
dernièrement par P.-Y. Jacopin, « On the Syntactic Structure of Myth, or the Yukuna Invention of
Speech », Cultural Anthropology 3, 1988, p. 131-159.
34. Comme le relèvent A. Lernould et P. Judet de La Combe ici même (p. 302 s.), il est difficile de
déterminer si le γάρ met l’attitude des dieux en relation avec tout le passage précédent (nécessité
de travailler à l’écart des différends) ou avec les vers 40-41 (d’interprétation difficile).
35. C’est la raison pour laquelle je dénomme la première narration des Travaux « récit de
Pandora ». Cette différence d’orientation est bien décrite par West, p. 155s.
36. Les traits de l’âge d’or mentionnés par ces vers sont rappelés par B. Gatz, Weltalter, goldene Zeit
und sinnverwandte Vorstellungen, Hildesheim, 1967, p. 35 ss. À propos de la triple orientation du
récit de Prométhée dans la Théogonie (commensalité, feu, femme), voir ici même P. Judet de La
Combe, p. 263-299.
37. On lira à ce sujet ici même l’étude de J.-C. Carrière, p. 393-429 ; J.-P. Vernant, « À la table des
hommes », p. 189s., a également relevé cette équivalence entre bios et Pandora ; il la situe
néanmoins sur le plan métaphorique de la reproduction humaine qui n’est précisément pas
actualisé dans la version des Travaux.
38. Iliade III, v. 50. Une analyse de détail des vers 60-82, notamment par comparaison avec les
scènes de la parure d’Héra dans l’Iliade XIV, v. 170 ss., et d’Aphrodite dans l’Hymne homérique 6, v.
6 ss., montrerait que la reprise descriptive des instructions données par Zeus pour la création de
Pandora comporte moins d’inconséquences que l’on a dit ; cf. à ce propos P. Pucci, Hesiod and the
Language of Poetry, p. 85 ss.
39. Sans forcément aller aussi loin que lui dans les homologies proposées, on verra sur
l’ambivalence de la figure de Pandora J.-P. Vernant, Mythe et société, p. 187 ss., et « À la table des
hommes », p. 98 ss. (mais la Pandora des Travaux n’est pas une numphè !). Sur les grâces de
Pandore, voir ici même D. Saintillan, p. 315-348.
40. West, Hesiod. Theogony, p. 310, rappelle qu’en Iliade VI, v. 142, cette qualification est explicitée
en « (les mortels) qui mangent le fruit du travail agricole » ; cf. aussi Iliade XXI, v. 465, où ce mode

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d’alimentation est également mis en contraste avec la condition d’immortel. Vernant, « À la table
des hommes », p. 68ss., montre avec pertinence que, caché par les dieux, le bios (les ressources
alimentaires) doit désormais être tiré de la terre par le travail (et donc le ponos : cf. infra, n. 42) de
l’homme.
41. Théogonie, v. 510 ss., cf. 585 ss. Sur l’étymologie des noms des deux frères, cf. West, ad
Théogonie, v. 511.
42. À propos du ponos comme conséquence de l’ergon, voir R. Descat, L’Acte et l’effort, Besançon/
Lille, 1986, p. 59 ss., et N. Loraux, Les Expériences de Tirésias, Paris, 1989, p. 63ss., mais aussi
Verdenius, p. 62s.
43. Aux vers 117 s., l’état connu par la race d’or est explicitement associé à l’αὐτομάτη
caractéristique de l’âge d’or. J. Rudhardt, « Pandora : Hésiode et les femmes », Museum Helveticum
43, 1986, p. 231-246, fait remarquer que sortis de la jarre, les maux sont désormais
incontrôlables ; sur le sens de αὐτόματος dans ce contexte, cf. encore Verdenius, p. 73 s.
44. Voir en dernier lieu à ce sujet H. Neitzel, « Pandora und das Fass », Hermes 104, 1976,
p. 387-419, et ici même A. Lernould et P. Judet de La Combe, p. 301-313.
45. Lire ici même l’analyse de la version théogonique du récit proposée par P. Judet de La Combe,
p. 263-299. Voir aussi F. Zeitlin, ici même p. 349-380.
46. Voir notamment Théognis, v. 1135 ss. (Elpis seule divinité subsistant parmi les hommes
quand toutes les autres les ont quittés, les livrant à l’injustice et à l’impiété), Solon, fr. 1, v. 35 ss.
GP (espoirs — vains — au milieu des nousoi ), et Sémonide, fr. 8, v. 6 ss. PT (espoirs dont se
nourrissent les hommes en dépit de la finitude de leur condition : cf. E. Pellizer et G. Tedeschi,
Semonide, Rome, 1990, p. 161 ss.) ; autres parallèles et bibliographie chez West, p. 169 ss. ; on lira à
ce propos le commentaire de Mazon, p. 53 ss. Pour les interprétations modernes d’Elpis
mentionnées ici, cf. Hoffmann, « Pandora, la jarre et l’espoir », p. 73ss., et Vernant, « À la table
des hommes », p. 124 ss., dont la fine analyse est néanmoins biaisée par l’assimilation entre Elpis
et Pandora ; résumé commode des affrontements interprétatifs sur le sens d’Elpis chez
Verdenius, p. 66ss., et utile mise au point à ce propos par A.M. Komornicka, « L’elpis hésiodique
dans la jarre de Pandore », Eos 78, 1990, p. 63-77. Déjà les commentateurs anciens se sont
interrogés sur la place d’Elpis parmi les maux : cf. sch. vet. ad 97 (p. 45, 8 ss. Pertusi), et, pour le
Moyen Âge, Moschopoulos ad 98 (p. 26, 14 ss. Grandolini).
47. J. Rudhardt, « Pandora », p. 243, remarque avec raison que les discours fallacieux attribués à
Pandora dans le récit correspondent dans la réalité à ceux des hommes en général ; de même au
vers 305 est-ce l’homme oisif qui devient le frelon, mangeur du produit des abeilles, dénoncé
dans la figure de Pandora (Théogonie, v. 594 ss.) !
48. Le bénéfice que l’on peut tirer de l’attention aux conseils d’autrui pour la prévision du futur
est d’ailleurs l’objet d’un développement gnomique aux vers 293-297 ; ces vers sont
immédiatement suivis d’un appel à Perses à travailler en gardant en mémoire (μεμνημένος, v.
298) les recommandations du narrateur ! Sur la forme assumée par cette sentence, cf. West,
p. 50 s. et 230 s. ; on y retrouve les termes φράζεσθαι, εἰπεῖν et νοεῖν employés dans l’épisode
d’Épiméthée (v. 83-89).
49. La position particulière de la race de fer par rapport aux races d’or et d’argent d’une part, de
bronze et des héros de l’autre (présentés dans une structure tétradique en chiasme) est décrite
avec bonheur ici même dans les études de M. Crubellier, p. 441-445 et 461-463, et de J.-C. Carrière,
p. 424-427 ; on lira aussi ici même avec profit l’étude de A. Neschke, p. 465-478, qui propose une
division des « races » en deux triades et qui relève bien le passage du passé au présent, puis au
futur que dessine le développement de la race des héros à la race de fer I, puis à la race de fer II.
50. L’analyse proposée par A. Bonnafé, « Le rossignol et la justice en pleurs (Hésiode, ‘Travaux’
203-212) », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1983, p. 260-264, va dans le sens esquissé ici ;
pour l’identification des protagonistes de la fable avec les rois et le poète respectivement, cf.
Pucci, Hesiod and the Language of Poetry n. 19, p. 61 ss., et Lamberton, Hesiod, p. 120ss. Par contre, ni

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l’interprétation proposée par S.H. Lonsdale, « Hesiod’s Hawk and Nightingale (Op. 202-212) : Fable
or Omen ? », Hermes 117, 1989, p. 403-412 (l’épervier comme présage destiné à Persès), ni celle
formulée par M.-C. Leclerc, « L’épervier et le rossignol d’Hésiode, une fable à double sens », Revue
des Études Grecques 105, 1992, p. 37-44 (l’épervier comme représentant de la vengeance des dieux)
ne m’ont réellement convaincu ; on trouvera dans cette dernière étude une mise au point utile
sur les interprétations variées dont cet ainos a été l’objet.

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Auteur et destinataires dans les


Travaux d’Hésiode
Pietro Pucci

Μοῦσαι Πιερίηάεν, ἀοιδῇσι κλείουσαι,


δεῦχε Δί'ἐννέπετε, σφέτερον πατέρ’ ὑμνείουσαι,
ὅν τε διὰ βροτοί ἄνδρες ὁμως ἄφατοί τε φατοί τε,
ῥητοί τ’ ἄρρητοί τε Διòς μεγάλοιο ἕκητι.
ῥέα μὲν γὰρ βριάει, ῥέα δέ βριάοντα χαλέπτει,
ῥεῖα δ’ άρίζηλον μινύάει καὶ ἄδηλον ἀέξει,
ῥεῖα δέ τ’ ἰϑύνει σκολιὸν καὶ ἀγήνορα κάρφει
Ζεὺς ὑψιβρεμέτης, ὅς ὑπέρτατα δώματα ναίει.
κλῦϑι ίδὼν ἀίων τε, δίκῃ δ’ ἵϑυνε ϑέμιστας
τύνη ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυϑησαίμην.
Muses de Piérie, dont les chants glorifient,
Venez et dites Zeus, célébrez votre père,
Par qui tous les mortels sont obscurs ou illustres,
Connus ou inconnus, au gré du grand Zeus.
Car aisément il donne la force, et aisément il abat le fort,
Aisément il réduit le superbe et exalte l’humble,
Aisément il redresse le retors, et sèche l’orgueilleux,
Zeus qui gronde en haut du ciel, assis dans son palais très haut.
Écoute ! Regarde et entends, et redresse les jugements par
la justice,
Toi ! Moi, je vais raconter la vérité à Persès.
(Travaux, 1-101)
1 Pas de doute, nous entendons ici un poète doté d’une identité bien définie, fort du nom
propre, Hésiode, qu’il s’est donné dans la Théogonie, qui parle à la première personne
(ἐγώ) comme un individu privilégié, car il a Zeus comme partenaire dans une
entreprise commune, et qui définit clairement son destinataire avec un autre nom
propre, Persès. La différence entre cette attitude poétique et celle qui se manifeste dans
l’épopée est si grande qu’on a situé Hésiode entre les traditions épique et lyrique 2.
Ajoutons que les Muses sont invitées à se présenter (δεῦτε, v. 2) — trait plus
caractéristique de l’hymne cultuel que de l’hymne rhapsodique3 —, à célébrer Zeus,
mais aucunement à inspirer Hésiode dans ses conseils à Persès.

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2 En effet, le chant que le poète invite les Muses à entonner à la gloire de Zeus
correspond exactement à la célébration qu’il fait lui-même du dieu aux vers 3-8 4 ; mais
l’œuvre de Zeus qu’elles glorifient, donner la phèmè, c’est-à-dire rendre les gens
fameux, pourrait aussi être leur apanage. L’action que le poète demande aux Muses
semble donc tendre vers une association étroite entre les Muses, qui célèbrent les faits
de Zeus, le poète, qui rapporte cette célébration des Muses, et Zeus, qui accomplit ces
faits. Cette association d’apanages sera explicite plus tard (v. 661 ss.) ; ici, dans le
proème, elle reste à peine suggérée.
3 Une fois célébré le père, les Muses ont fini leur tâche : il reviendra au poète,
apparemment sans l’aide de personne, d’élaborer et de raconter à Persès la vérité, c’est-
à-dire les choses comme elles sont. Il y a tout de même un détail étonnant : Hésiode
utilise ici l’expression ἐτήτυμα (« les choses vraies »), à savoir l’exact équivalent de
ἔτυμα, qui, en Théogonie, 27-28, entre dans la définition des mensonges semblables à la
vérité que les Muses savent raconter. Il rehausse l’expression par l’emploi du verbe
μυθέομαι, mais la référence au passage de la Théogonie, déjà visible avec le δεῦτε du
deuxième vers, « venez ici » (voir la note 3), ne peut être écartée et demeure
choquante. Le texte nous invite ou nous force à considérer qu’il y a bien ici une
confrontation voulue entre les deux poèmes : dans la Théogonie, la vérité, sous ses
formes ambiguës de vérité vraiment ou faussement vraie, était l’apanage exclusif des
Muses, mais ici, dans Les Travaux et les jours, le champ de la vérité (ἐτήτυμα) reste sous
le seul contrôle d’Hésiode. Il est choquant qu’Hésiode emploie ici un mot pratiquement
équivalent à celui qui, en Théogonie, 27 s., est associé aux fausses vérités dont les Muses
ont la maîtrise. Hésiode ne croit-il pas aux vérités qu’il dira à Persès et que Zeus doit
écouter ? Loin de là. Cet emploi fait sens, car la vérité est ici sous un contrôle
exclusivement humain et perd par conséquent toute ambivalence et toute différence,
c’est-àdire toute capacité à se montrer en tant que telle dans ce qui n’est pas elle, et en
même temps dans ce qui est elle, capacité qui est propre aux manifestations du divin 5.
4 Nous avons vu qu’après avoir évoqué l’association des Muses, du poète et de Zeus,
Hésiode laisse les Muses de côté. Son nouveau narrataire est Persès 6. Ce que les Muses
vont faire et dire une fois qu’elles seront venues auprès d’Hésiode et qu’elles auront
célébré Zeus n’est pas dit.
5 Hésiode s’attribue le pouvoir de dire les vérités, et il requiert de Zeus qu’il se mette à
l’écoute de ces mêmes vérités. La prétention et l’orgueil du poète sont surprenants. En
effet, d’où tire-t-il les vérités (ἐτήτυμα) qu’il prétend dire à Persès ? Heinz Wismann
pense aux vérités de la sagesse traditionnelle. Une grande partie des préceptes qui
suivent semblent bien répondre à cette caractérisation, mais l’affirmation du poète
selon laquelle il existe une double Éris, et la manière dont il traite ces deux figures (v.
11 ss.) semblent bien être de l’Hésiode authentique. Car cette trouvaille d’une double
discorde fait partie de ces doubles éthiques, la double vérité, la double aidôs, par
lesquels Hésiode distingue une bonne et une mauvaise face dans la même entité. Il faut
donc accepter que le poète parsème de ses propres inventions les lieux communs de la
sagesse héritée et les organise en un tout plus ou moins cohérent. Il y a donc quelque
chose comme de l’originalité dans cette pensée traditionnelle 7.
6 Après ces signes d’autonomie, d’affirmation orgueilleuse de son propre savoir, Hésiode
se tourne vers Zeus. Avec le vers 9, ce poète vertueux passe de nouveau au registre de
l’hymne cultuel8, et demande au dieu de se mettre lui aussi à son écoute. Mazon traduit
le début de ce vers par : « Entends ma voix : regarde, écoute... ». En vérité, « ma voix »

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n’est pas dans le texte, qui ne dit absolument pas qui ou quoi Zeus devrait écouter, mais
la traduction de Mazon se justifie à partir des nombreux exemples homériques de κλῦθί
μευ, « écoute-moi ». D’autre part, le verbe κλῦθι appelle un objet.
7 Il y a un autre complément possible pour ce κλῦθι, à savoir θέμιστας, « les jugements »,
à la fin du vers ; il faudrait comprendre : « Écoute ces jugements, regarde-les, entends-
les, et redresse-les par la justice ». Si l’on accepte cette syntaxe inattendue, Zeus est
invité à opérer en faveur des préceptes que donne Hésiode, mais non à les écouter.
Cependant, comme on le verra, le texte lance à plusieurs reprises des appels à Zeus
pour qu’il écoute la demande de justice. Cette conclusion est renforcée par le fait que
l’impératif « écoute » est en réalité déjà une réponse. C’est non seulement le cas de
toute supplique, qui suppose qu’un dialogue est en cours ; mais c’est évident dans notre
texte, où, comme nous l’avons vu, Zeus est célébré par le poète comme le dieu qui peut
élever le faible et humilier le fort, redresser la justice, réduire l’orgueilleux : c’est donc
en réponse à cette promesse virtuelle qu’Hésiode invite Zeus à l’écouter.
8 L’ellipse de l’objet grammatical n’empêche donc pas d’intégrer l’objet voulu par la
logique du dialogue virtuel que l’impératif fait entrevoir comme étant déjà en cours. Il
est clair qu’Hésiode demande à Zeus de l’écouter, comme si Zeus avait besoin d’être
sollicité pour se mettre à l’œuvre. Le texte préfigure ici une situation que nous
retrouverons plus loin, quand la fille de Zeus, Dikè, rappellera, elle aussi, à Zeus qui est
juste et qui est injuste, afin qu’il accepte de procéder aux corrections nécessaires (v.
259 s.).
9 Nous avons donc, au commencement des Travaux, un poète qui fait étalage de sa
position d’auteur, qui se dit responsable et maître de son texte (c’est-à-dire de la vérité
et de ses commandements, comme il le dira plus tard avec le mot ἐφετμή), et qui
s’adresse à un collaborateur divin afin qu’il agisse dans la ligne de ce que lui, le poète,
va raconter à son frère Persès.
10 Cette attitude autonome et originale du poète, étalée avec confiance et maîtrise au
moyen d’éléments divers de la tradition des proèmes, mérite attention et examen.
Qu’elle soit propre au genre lui-même de la poésie de sagesse ou le produit d’un
développement historique, elle contraste avec l’attitude épique et s’apparente plutôt à
celle du genre lyrique. La comparaison avec les œuvres de sagesse des cultures voisines
suggère que les détails autobiographiques et même les histoires personnelles sont des
traits caractéristiques de ce genre9. Il est donc possible que l’attitude personnelle et
autonome qu’Hésiode exhibe comme auteur dans le proème corresponde à la nature du
genre qu’il pratique.
11 Si, en étudiant la face négative du langage employé ici, je me propose de mettre en
lumière l’instabilité de cette attitude orgueilleuse, cette analyse ne concerne d’abord
que la textualité du poème, et non sa force événementielle, ni son appartenance au
genre de la sagesse. Mais l’examen scrupuleux de la textualité nous permet de cerner
les présuppositions métaphysiques de cette attitude, de voir les stratégies qui la
limitent ou la renforcent, et donc de revenir sur la valeur intrinsèque de ce genre et de
sa nouveauté événementielle.
12 Comme je l’ai montré dans mon livre Hesiod and the Language of Poetry, la voix du poète,
du fait même que sa performance est celle d’une voix juste, s’identifie d’abord à celle de
plusieurs êtres définis : à la voix des daimones de l’âge d’or, du rossignol, victime de la
violence de l’épervier, puis de Dikè, la fille de Zeus. Or ces daimones sont « de par Zeus,

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les surveillants des mortels » (v. 253), et la fille de Zeus « va s’asseoir aux pieds de son
père le Cronide, et lui dénonce le cœur des hommes injustes » (v. 259 s.). La voix du
poète renvoie donc à des entités qui entrent avec Zeus dans une relation de service,
travaillent sous son pouvoir et, dans le cas de Dikè, la fille du père, sont soumises à son
autorité. Par ces identifications, la maîtrise propre à la voix d’Hésiode se renverse en
service et en soumission. En second lieu, l’identification avec la voix de Dikè renouvelle
le motif de la prière que le poète adresse à Zeus pour qu’il accepte de l’écouter ; mais
cette demande inlassablement répétée n’est justifiée que par le fait que l’œil de Zeus est
libre de voir ou de ne pas voir l’injustice : « L’œil de Zeus qui voit tout et saisit tout, voit
aussi cela, s’il le veut, et n’ignore pas quelle sorte de justice est celle-là que cette cité
enferme » (v. 267-269)10 ; et, en effet, il est ici absent.
13 Ces différentes personnifications de la voix d’Hésiode (le poète, les daimones, le
rossignol, Dikè) sont autant de substituts du père qu’est Zeus, les figures de
remplacement d’une autorité qui, elle, ne se manifeste pas, ne se présente pas. La voix
du poète fonctionne donc sur un double registre : d’une part, loin d’être la voix d’un
maître, elle s’exhibe comme la voix de serviteurs et d’êtres soumis à Zeus ; d’autre part,
elle agit constamment comme le substitut du père absent. Ces personnifications
confèrent par conséquent à Hésiode le rôle de thercipôn de Zeus et assimilent donc
l’activité poétique à celle d’un serviteur du dieu. En second lieu, ce therapôn remplace
aussi le maître absent. Cette double structure (service et substitution) correspond
exactement à la figure du therapôn comme « servant et alter ego », telle que Gregory
Nagy l’a reconstruite pour définir le héros iliadique et le poète archaïque 11. Nous
voyons s’opérer ici le renversement de la position que le poète dit assumer dans le
proème lorsqu’il se présente comme maître et auteur absolu.
14 Cette structure de remplacement, où vient s’inscrire le langage poétique, est
interprétée dans mon livre sur Hésiode comme l’effet produit par l’absence de signifié
transcendental. En effet, le langage poétique postule sa propre signification en
référence à cette signification absente et constamment re-postulée. Dans ce livre, j’ai
privilégié les structures de l’« imitation » et, en second lieu, de la « substitution »
comme étant les structures philologiquement les plus évidentes dans le texte
d’Hésiode. Naturellement, l’une comme l’autre mettent en œuvre un processus de
supplémentarité, avec son mouvement de création et de rétroactivation, d’originalité et
de passivité. Le poète Hésiode supplée la voix absente de Zeus et par là il la remplace et
lui donne une présence. Mais puisque cette présence menacerait radicalement la voix
même du poète, elle est donc constamment éloignée et soumise à la voix du poète,
comme nous le voyons dans le proème. Je viens d’exemplifier le processus
« supplémentaire » qui lie la voix d’Hésiode et la présence de Zeus, mais il est bien clair
qu’il se répète pour chacune des substitutions mentionnées, entre la voix d’Hésiode et
l’activité des daimones, entre la voix du poète et celle du rossignol, etc. Le processus
substitutif et supplémentaire s’applique par conséquent à toutes ces manifestations de
la voix du poète.
15 Les contraintes propres à cette structure contradictoire apparaissent avec toute leur
violence dès que l’auteur se présente en son nom, avec les gestes emphatiques de la
maîtrise personnelle exercée sur son texte. Il montre le désir d’ancrer le langage en une
structure fixe, son « ego », comme si cette structure autoréférentielle était permanente
et autosuffisante. Mais ce désir est frustré par le mouvement même du langage qui se
veut, et se montre aussi en même temps, substitution et supplément.

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16 Il est difficile de déterminer dans quelle mesure Hésiode est conscient de ces
fluctuations, où son « ego » tantôt se proclame source et ancrage de son langage, et
tantôt se trouve remplacé par des êtres divins qui sont les substituts de sa voix. Il est
possible que la pratique familière aux poètes épiques de redoubler la causalité humaine
de l’action par une causalité divine dans un parallélisme préétabli rende Hésiode moins
conscient de la nature contradictoire de ces fluctuations. Il faudrait aussi connaître les
conventions de la littérature de sagesse pour mesurer la force innovatrice de ces gestes
autonomes et autosuffisants ainsi que la rémanence des modèles épiques dans ces
présences divines.
17 La même fluctuation se retrouve, avec une stratégie différente, dans un autre passage
où le poète fait en toute confiance étalage de sa maîtrise. Nous lisons aux vers 293 et
suivants, au commencement de la seconde partie des Travaux :
Οὗτος μὲν πανάριστος, ὃς αύτῷ πάντα νοήσει
φρασσόμενος τά κ’ ἔπειτα καὶ ἐς τέλος ᾖσιν ἀμείνω·
ἐσϑλὸς δ’ αὖ κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίϑηται
ὃς δέ κε μήτ’ αὐτῷ νοέῃ μήτ’ ἄλλου ἀκούων
ἐν ϑυμῷ βάλληται, ὃ δ’ αὖτ’ ἀχρήιος ἀνήρ.
ἀλλά σύ γ’ ἡμετέρης μεμνημένος αἰὲν ἐφετμῆς,
ἐργάζευ, Πέρση, δῖον γένος, ὄφρα σε Λιμὸς
ἐχϑαίρῃ, φιλέῃ δέ σ’ ἐυστέφανος Δημήτηρ
αἰδοίη, βιότου δέ τεήν πιμπλήσι καλιήν
Celui-la est homme excellent, qui de lui-même perçoit chaque chose
En pensant ce qui sera le mieux dans le futur et à la fin ;
Homme bon aussi est celui qui se laisse persuader par celui
qui donne de bons avis ;
Mais celui qui ne sait ni voir par lui-même, ni écouter,
Ni recevoir en son âme les conseils d’autrui, n’est en revanche
bon en rien.
Va, souviens-toi toujours de notre ordre :
Travaille, Persès, noble fils, pour que la Faim
Te prenne en haine et que la vénérable Déméter au front couronné
T’aime et remplisse ta grange de blé.
18 On a voulu reconnaître dans la progression des idées de ce passage la forme
traditionnelle du « priamel »12, suivant laquelle le poète passerait en revue la diversité
des talents possibles en commençant, au superlatif, par le meilleur et en finissant avec
la climax d’un conseil impératif adressé à Persès, « Va, souviens-toi toujours de notre
ordre ». Si Ton s’en remet à cette interprétation, le poète exhiberait avec un geste
ostentatoire sa propre production : il lui donne en effet un relief remarquable en la
présentant comme une ephetmè, c’est-à-dire en employant un mot qui désigne toujours
chez Homère Tordre venu d’un dieu, à l’exception d’Iliade I, v. 495, où il s’agit d’un
ordre d’Achille ; mais, puisque le vocabulaire divin est souvent utilisé pour ce héros 13,
on peut légitimement dire qu’Hésiode s’attribue ici la capacité de donner un conseil ou
un ordre de nature divine14.
19 Nous avons dans cette expression : ἡμετέρης μεμνημένος αἰὲν ἐφετμῆς, « te souvenant
toujours de notre ordre », un bel exemple d’ambiguïtés déstabilisantes : d’un côté, trois
éléments — le pluralis maiestatis, l’emploi d’un terme qui signifie un ordre hautement
qualifié et la demande de ne jamais cesser de se souvenir d’un tel ordre — impliquent la
conscience de la valeur propre du texte ; de l’autre, si le mot ἐφετμή rappelle sûrement
un ordre divin, l’expression pourrait signifier qu’un dieu parle par la bouche d’Hésiode.

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Dans ce cas, le poète ne serait qu’un porte-parole, et, encore une fois, un substitut. Le
priamel serait donc analogue à celui que déploie un poète lyrique comme Sappho au
début du fragment 16 LP : « Certains disent que la chose la plus belle sur la terre noire
est une armée de cavaliers, d’autres de fantassins, d’autres de navires, et moi je dis, ce
qu’on aime ». J’ai mis en valeur dans cette traduction le verbe « dire », qui, dans ce
texte, est véritablement le pivot du priamel.
20 De façon analogue, Hésiode classe en ordre décroissant de sagesse ceux qui savent tout,
ceux qui, sans savoir, écoutent, et ceux qui ni ne savent ni n’écoutent, pour finir par
l’ordre qu’il donne en son nom propre, c’est-à-dire l’ordre de quelqu’un qui, comme le
« meilleur » (πανάριστος), sait tout, et qui s’adresse à quelqu’un qui, comme Persès, ni
ne sait ni n’écoute. Ce geste ostentatoire révèle néanmoins qu’à côté d’Hésiode d’autres
individus perçoivent d’eux-mêmes « chaque chose en pensant ce qui sera le mieux dans
le futur et à la fin ». Cela laisse supposer que la position d’Hésiode n’est pas aussi
unique qu’il le laisse entendre, puisqu’il y a d’autres hommes excellents, ainsi que des
hommes simplement bons, prêts à les écouter ; nous pouvons aisément penser à
Phocylide, Théognis, Solon, etc. Il y aurait dans ce cas un air de famille entre ces sages,
ces hommes excellents, et les uns pourraient se substituer aux autres, sans grande
perte, s’ils sont tous véritablement « les meilleurs », panaristoi.
21 Une dernière surprise nous guette presque à la fin de l’œuvre, quand sur un registre
plus intime le poète nous parle de lui-même et de son père. À la fin de ce passage, il
nous avoue qu’il a une expérience très limitée de la navigation. En effet, il a traversé
seulement le détroit de l’Eubée, dont West nous assure qu’en un point il ne mesure
qu’environ 65 mètres. « Mais, continue le poète (v. 661 s.), je ne t’en dirai pas moins la
pensée de Zeus qui tient l’Égide, car les Muses m’ont appris à chanter un hymne
merveilleux15 » Et voilà : les Muses font leur apparition comme source de la
connaissance que le poète a de la pensée de Zeus, c’est-à-dire, dans ce cas, du cycle
saisonnier de la navigation. Les Muses jouent ici le rôle de médiatrices qui permettent à
Hésiode de répéter les desseins de leur père. Mais alors, le maître de la vérité, l’auteur
qui mérite que Zeus l’écoute tout autant que Persès, ce poète dont l’autobiographie
était un ingrédient de sa sagesse et de sa vérité écrit-il grâce à la médiation des Muses
comme les poètes qui, en acceptant cette soumission aux Muses, c’est-à-dire à la
tradition, cachaient leur nom ? Une telle situation n’a plus de sens à partir du moment
où l’auteur s’est présenté comme un auteur, c’est-à-dire comme source de son texte, car
il est absurde que Zeus ait à écouter un poète qui, à travers ses filles, lui renvoie sa
propre pensée.
22 Cette association du poète, des Muses et de Zeus nous rappelle celle que nous avons
reconnue aux premiers vers du proème : elle permettait alors à Hésiode de célébrer les
œuvres de Zeus ; ici, elle lui permet de dire la pensée de Zeus en ce qui concerne les
cycles saisonniers. Dans les deux cas, Hésiode semble réclamer une inspiration
spécifique de la part des Muses et un accès, même limité, à l’esprit de Zeus.
23 Par cet exemple, nous voyons qu’il s’agit ici encore de la structure de l’imitation et de la
substitution, avec sa forme spécifique de supplémentarité, que j’ai exemplifiée dans
mon livre sur Hésiode à propos de l’épisode de Pandore et de la description du langage
des Muses. Pandore apparaît au terme d’un jeu de substitutions comme un supplément
venant prendre la place de l’âge d’or. Le langage de vérité des Muses, bien qu’il soit
indiscernable de celui du mensonge, devrait le remplacer, si les Muses le veulent. Dans
le dessein métaphysique du texte, le faux langage de la vérité imite, détourne le réel et

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se substitue à lui, tandis que le vrai langage de la vérité dit les choses comme elles sont,
sans substitutions, différence ou détournements. Naturellement, ce dernier langage
n’est que l’utopie d’un langage sans différence et sans supplément 16.
24 Cette structure du supplément marque aussi les autres thèmes du poème et en
particulier réfracte et fait exploser la présence et l’autorité de l’auteur. L’« ego » du
poète se trouve constamment déplacé et remplacé par des voix autres. Par le
mouvement de cette suppléance, l’ego et ces autres voix sont dans un rapport
constamment instable. Ainsi, ces voix transcendentales sont sans cesse postulées,
multipliées, refusées, et l’ego de l’auteur se constitue par le mouvement inverse. En
prenant la place de la voix de Zeus, et par conséquent en la déplaçant, cet ego se prend
pour une autorité autonome, un panaristos, homme excellent qui sait la vérité des
choses et activement la propose à ceux qui en sont ignorants ; mais en se reconnaissant
comme voix qui appelle l’attention de Zeus, sans laquelle elle est vide, il se montre
comme un substitut de cette voix, ou bien comme voix qui passivement répète celle des
Muses. La voix de l’auteur conserve alors un privilège, mais l’autorité de son discours
ne réside plus en lui.
25 Après cette analyse de la position et de la structure instables de l’ego du narrateur, je
voudrais examiner les interlocuteurs qui sont invoqués dans le texte. Il faut pour cela
poser la question de ce que veut dire pour un texte comme Les Travaux et les jours le fait
d’être présenté à un public. Cette œuvre, et probablement tout le genre littéraire
auquel elle appartient, ouvrent un rapport avec leur public tout à fait différent de celui
que supposent les poèmes homériques. Chez Hésiode, les narrataires, c’est-à-dire les
interlocuteurs dont on parle dans le texte, sont des êtres vivants, contemporains du
poète, et ils sont aussi visés en tant que destinataires, c’est-à-dire comme ceux à qui
l’écoute du texte est destinée. Chez Homère, le narrateur raconte les histoires de
narrataires du passé à des destinataires précis, qui se prennent souvent pour des
descendants de ces narrataires. Ulysse est représenté par le narrateur de l’Odyssée
comme le narrataire qui devient narrateur et qui parle de ses propres aventures à des
destinataires, les chefs phéaciens, qui sont présents. Dans les deux cas, narrataires et
destinataires sont différents et déterminés17.
26 Dans les Travaux, au contraire, les narrataires et les destinataires sont censés être des
contemporains du poète, et sont virtuellement les mêmes ; ce fait met en jeu l’adresse
et le savoir du poète d’une façon tout à fait différente, et cela au moins sous deux
aspects. Premièrement, ces narrataires sont évoqués, priés, réprimandés comme s’ils
étaient là à écouter le poète, même si cette présence est purement fictive. Le texte met
en scène une relation « moi »/« toi », où le « moi » enseigne et le « toi » reste muet
parce que la leçon est donnée dans un cadre énonciatif fictionnel. Sinon, il faudrait
s’attendre peut-être à des réponses savoureuses et persiflantes de la part de Persès et
des rois. Cette situation d’énonciation favorise naturellement l’hypothèse selon laquelle
Persès et les rois corrompus et prêts à la violence sont en partie ou totalement les fruits
de la fiction. Le poète inventerait alors sinon les narrataires et les destinataires de son
savoir, du moins une structure énonciative qui lui permet de se représenter comme
étant leur maître.
27 En second lieu, cette structure énonciative « moi »/« toi » fonctionne même si le « toi »
n’était pas vraiment présent en tant que destinataire. Car il est très improbable que les
rois et Persès soient restés à écouter ces vers instructifs et plaisants mais aussi
lourdement polémiques envers eux. Cette situation énonciative inscrite dans les

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Travaux est techniquement celle de l’écriture, qui permet à un texte de s’adresser à des
destinataires absents18. Par conséquent, tout le monde pourrait se sentir invité à
devenir destinataire et pourrait se trouver être aussi un narrataire, que l’auteur l’ait
voulu ou non. Le point important ici est que quel que soit le destinataire visé, Persès,
les rois, le peuple, l’œuvre est censée le rendre narrataire : de te fabula docet.
28 Même si les leçons du poète sont ouvertes à tout auditeur ou lecteur, elles visent quand
même en premier lieu des narrataires précis, qui sont en relation avec les événements
autobiographiques du poète. C’est même cette intrigue autobiographique qui donne
une certaine unité à la première partie du poème. Mais la richesse des stratégies
énonciatives par lesquelles Hésiode choisit, vise ses narrataires, ne se limite pas à la
nomination et à l’appel impératif ; bien au contraire, les narrataires sont visés même
lorsqu’ils ne sont pas nommés. Ou par prudence ou par goût allusif, le poète préfère
parfois se faire entendre d’eux par des signes implicites et déguisés. Dans ces cas, les
intentions allusives et évocatrices ne sont pas toujours faciles à cerner, car elles se
confondent avec les hasards de la composition, se compliquent par l’évocation de textes
qui se réfèrent à des narrataires autres, et s’identifient à des stratégies textuelles
profondes.
29 On a souvent suggéré que Persès fonctionne dans le poème comme un personnage
générique, capable d’assumer différents rôles — celui de frère, de pauvre, de marchand,
etc. — et donc de se substituer aux différents personnages et différentes situations 19. Et
même si Jens-Uwe Schmidt20 a récemment présenté un formidable dossier dans
l’intention de prouver que Persès est un personnage historique, cohérent et individuel,
il n’en reste pas moins que, même dans cette interprétation, il sert parfois au poète de
prétexte pour attaquer les rois et pour parler au peuple en général. Quand est-il
possible de postuler qu’à travers Persès le poète s’adresse aux rois ?
30 Je commence par un exemple. En lisant le proème on est surpris, comme l’est justement
Jens-Uwe Schmidt, qu’il n’y soit rien dit du procès qui a opposé Hésiode à Persès, rien
des princes ou des rois (les basileis) qui sont impliqués dans ce procès. Jens-Uwe
Schmidt suggère que le procès deviendra explicite rétroactivement, lorsque nous lirons
les vers 27 et suivants, et que les rois ne sont pas mentionnés par prudence, le nom de
Persès servant donc aussi à dissimuler leur violence gratuite (p. 45). Le conflit serait
donc réel, historique, et contraindrait le narrateur/poète à des stratégies de
déguisement. Mais comment peut-on décider que cette situation a été historiquement
réelle et n’appartient pas seulement au discours ? Ce discours a certes été confronté à
une situation historique, mais on peut imaginer qu’il l’a abordée au moyen de ruses
narratives qui ne déguiseraient pas uniquement les seuls destinataires réels dans
quelques passages délicats. La question de la réalité ou de la nature fictive des
narrataires est complexe, et nous y reviendrons.
31 Il me semble, en fait, que les rois sont bien nommés dans le proème et qu’ils le sont
d’une façon textuelle, du fait du hasard ou grâce à une allusion voulue au texte qui
parle d’eux et de leur rapport privilégié à Zeus, à savoir l’Iliade. Il est évident que la
nature des interventions décrites dans le proème renvoie précisément aux
interventions de Zeus dans l’Iliade, quand il rehausse la gloire d’un héros et abaisse celle
d’un autre, donne le kudos et la victoire aux uns et enlève le courage et la force aux
autres, etc. (Iliade XV, v. 490 ss., XVI, v. 698-691 = XVII, v. 688-690, XX, v. 242 ss., XVI, v.
211 s.).

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32 On relève plusieurs correspondances verbales ; l’une des plus évidentes est l’emploi du
mot agènora au vers 7, qui est un hapax dans les Travaux 21 et qui se réfère clairement au
héros dans la bataille : ῥεῖα δέ τ’ ἰϑύνει σκολὶὸν καὶ ἀγήνορα κάρφει (« aisément il
redresse le retors et sèche l’orgueilleux »). Le vers dans son ensemble ne peut d’ailleurs
concerner que les nobles, puisqu’eux seuls administrent la justice et puisque seul un
noble peut être dit agènôr. De plus, l’expression employée ici présente une certaine
correspondance avec XVI, v. 386 s. : οἳ βίῃ εἰν ἀγορῇ σκολιὰς κρίνωσι ϑέμιστας (« qui,
sur la place, rendent la justice par des décisions torses »). Zeus, ajoute l’Iliade, entre en
colère contre ces hommes injustes, ἄνδρεσσι κοτεσσάμενος χαλεπήνῃ (« contre ces
hommes, en colère, il se fait difficile »)22. Seul Zeus, en effet, peut intervenir pour les
nobles qui sont diogeneis, « issus de Zeus » ; seul Zeus peut toucher à leur statut et à leur
importance, et, en effet, le poète ne demande jamais aux rois autre chose que de
méditer, de songer aux effets que la justice de Zeus produit sur la cité, et à l’activité de
sa fille Dikè. Avec le vers 8, Ζεὺς ὑψιβρεμέτης, ὃς ὑπέρτατα δώματα ναίει (« Zeus qui
gronde en haut du ciel, assis dans son palais très haut »), l’autorité de Zeus est
représentée par une formule, Zeus hupsibremetès, qui est rare chez Homère (4 fois dans l’
Iliade et 2 fois dans l’Odyssée) et qui accompagne toujours une décision du dieu, souvent
quand il s’agit de donner ou de retirer la victoire, le kudos, etc. L’emploi théologique de
cette expression ne pouvait être plus précis23.
33 Dans ses mailles allusives, le texte s’ouvre donc aux rois, parle d’eux, en fait ses
narrataires, même s’il ne les nomme pas. C’est par cette sorte d’inclusion qu’il devient
public et parle d’autres personnages à côté de ceux qu’il nomme directement,
personnages d’un autre texte, rendus présents par le truchement d’un autre texte 24.
34 Il serait tentant de discuter ce que Persès — dont Nagy a montré le pedigree héroïque —
fait dans ce contexte. Peut-être y est-il vu avec une certaine ironie ou même avec
sarcasme, surtout si le texte de l’hymne à Zeus a comme narrataires implicites les rois ;
il serait dans ce cas non seulement en compagnie des rois, mais apparaîtrait même
comme leur chef de file.
35 Cela dit, la célébrité, le pouvoir que Zeus offre — ou enlève — aux rois, concernent-ils
vraiment aussi les mendiants, les potiers, et les paysans pauvres ? La chose ne paraît
pas terriblement convaincante, mais non seulement on ne peut exclure une telle
lecture, mais il faut lui reconnaître la valeur d’une nouveauté dont le telos s’accorde
avec le mouvement de l’histoire.
36 Le phénomène que je viens d’illustrer se répète dans le passage consacré à la double
Éris, et, dans ce cas, l’incorporation du texte iliadique non seulement évoque des
narrataires héroïques, mais crée aussi une certaine incohérence avec le contexte
hésiodique. Voyons cette incohérence et ses raisons d’être. Toute la ville peut avoir
avantage à suivre la bonne Éris, c’est-à-dire la compétition sur le marché, puisqu’elle
aide les paysans pauvres, les artisans, le voisin des voisins prospères, les mendiants, les
poètes. Elle aide aussi Hésiode à mener sa belle compétition avec Homère. Tous ces gens
ont donc aussi intérêt à écouter sa parole, puisqu’il parle d’eux et leur donne des
conseils. Et si Zeus pense à eux, cette foule de personnages pourraient même devenir
illustres et fameux. Les destinataires du poème sont alors les habitants de la ville
entière, qui deviennent en même temps ses narrataires. Néanmoins, seul le nom de
Persès est mentionné. Mais si les choses sont ainsi, qui pratique la méchante Éris, qui y
trouve son intérêt ? La description de la mauvaise querelle rappelle la guerre et la
violence des combats de l’Iliade (v. 11-19) :

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Οὐκ ἄρα μοῦνον ἔην Ἐρίδων γένος, ἀλλ’ ἐπί γαῖαν


εἰσὶ δύω· τὴν μέν κεν ἐπαινήσειε νοήσας,
ἣ δ'ἐπιμωμητή διὰ δ’ ἄνδιχα ϑυμὸν ἔχουσιν.
ἣ μὲν γὰρ πόλεμόν τε κακὸν καὶ δῆριν ὀφέλλει,
σχετλίη οὔ τις τήν γε φιλεῖ βροτός, ἀλλ’ ὑπ’ ἀνάγκης
ἀϑανάτων βουλῇσιν Ἔριν τιμῶσι βαρεῖαν.
τὴν δ’ ἑτέρην προτέρην μὲν ἐγείνατο Νύξ ἐρεβεννή,
ϑῆκε δέ μιν Κρονίδης ὑψίζυγος, αἰϑέρι ναίων,
γαίης τ’ ἐν ῥίζῃσι καὶ ἀνδράσι πολλὸν ἀμείνω
Il n’y a pas seulement une sorte d’Éris : sur cette terre,
Il en est deux. L’une est louée par celui qui est sage,
L’autre est à condamner25. Leurs deux cœurs sont
bien distants.
L’une favorise la guerre méchante et la lutte,
La cruelle ! Nul mortel ne l’aime, mais par nécessité
Et par le vouloir des immortels on l’honore, la lourde Éris.
L’autre naquit son aînée de la Nuit ténébreuse,
Et le Cronide qui contrôle en haut, vivant dans l’éther, l’a mise
Aux racines du monde et elle est beaucoup plus profitable
aux hommes.
37 Or si on analyse avec attention le langage employé pour qualifier la mauvaise Éris, on
trouvera aisément qu’il rappelle celui de l’Iliade26. Dans l’Iliade, Éris elle-même fomente
toujours la bataille, la lutte (νεῖκος), la lamentation (στόνος) des hommes (IV, v. 440 ss.,
XI, v. 3 ss.), seule ou avec d’autres dieux (IV, v. 440 ss. ; V, v. 518 s.) ; une fois, elle est
envoyée par Zeus (XI, v. 3) — cf. ici la mention du « vouloir des immortels ». Elle jouit
de la bataille (XI, v. 73), exactement comme la mauvaise Éris au vers 28 des Travaux
jouit du mal (κακόχαρτος). Hors personnification, l’eris diadique est κακή, « méchante »
(XI, v. 529 et XX, v. 161), et βαρεία, « lourde » (XX, v. 55 et cf. XXI, v. 385), exactement
comme en Travaux, v. 16 ; elle est accompagnée de l’épithète κακομήχανος (« aux
mauvaises inventions », IX, v. 257), comme celle d’Hésiode est dite κακόχαρτος. La
bonne Éris, au contraire, pousse les hommes au travail, éveille le pauvre paysan, anime
le voisin du riche, crée l’hostilité et la jalousie des artisans et les encourage à se battre
dans la compétition. L’intention du texte semble claire : guerre d’une part et lutte
pacifique de l’autre, héroïsme guerrier d’une part et héroïsme du travail de l’autre.
Épopée homérique d’une part, et nouvelle poésie hésiodique de l’autre, avec leurs
contenus moraux et esthétiques opposés.
38 L’opposition entre ces deux mondes est nette et emphatique. Mais aussitôt surgit la
question : y a-t-il la même opposition entre les narrataires des deux Éris ? En d’autres
termes, qui pratique la méchante Éris, qui tire avantage de l’Éris diadique et guerrière ?
On imagine mal le pauvre paysan, le potier, le mendiant, le poète s’adonnant à cette
« lutte » guerrière. Ici encore, on peut lire, dans le filigrane textuel, que les
personnages visés, les narrataires véritables, sont d’abord les basileis, les rois. Toutefois,
l’injonction de fuir la méchante Éris est adressée à Persès, et non aux rois (v. 27-29) :
ὦ Πέρση, σὺ δε ταῦτα τεῷ ἐνικάτϑεο ϑυμῷ,
μηδέ σ’ Ἔρις κακόχαρτος ἀπ’ ἔργου ϑυμὸν ἐρύκοι
νείκε’ ὀπιπεύοντ’ ἀγορῆς ἐπακουὸν ἐόντα.
Ô Perses, assure bien ces avis dans ton cœur,
Et que l’Éris qui se plaît au mal n’arrache pas ton esprit au travail
Pour suivre d’un œil et d’une oreille avides les querelles de la place.

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39 Les rois ne sont mis en cause comme complices des vols de Persès qu’au vers 38, d’où
une certaine incohérence énonciative, car si, comme nous venons de le voir, les
narrataires véritables sont surtout les rois, le texte, au contraire, désigne Persès comme
premier interlocuteur.
40 Une incohérence plus grave encore en résulte. Si la méchante Éris fomente la guerre et
favorise le combat, on ne voit pas bien pourquoi dans le texte que nous venons de citer
la méchante Éris arracherait l’esprit de Persès au travail et favoriserait les querelles
judiciaires et la corruption des rois. Quel rapport l’Éris iliadique « qui fomente la guerre
méchante et la lutte » pourrait-elle avoir avec l’inaction de Persès et son penchant pour
les procès et la corruption des juges ? West relève l’incongruité : la méchante Éris
devrait être à l’origine de la guerre et non de l’inaction ; il l’explique par le caractère
antithétique de la pensée d’Hésiode. Privilégiant le moment négatif, cette pensée
transformerait l’Éris méchante en une cause d’inaction puisque son opposé, la bonne
Éris, est cause d’industrie. Toutefois, cet accent sur le moment négatif ne concerne,
normalement, que le registre rhétorique du texte et ne devrait donc pas être invoqué
pour justifier une structure conceptuelle incongrue27.
41 Il faut donc accepter le fait que la référence et l’allusion à l’Iliade provoquent une
certaine incongruité ou incohérence dans notre texte. Naturellement, il y a encore des
nobles guerriers et des guerres : « le guerrier Amphidamas » (δαίφρων Ἀμφιδάμας, v.
654), au tournoi duquel Hésiode remporta le prix, en est un, un roi mort en guerre. Mais
dans la mesure où les rois, dans notre texte, sont associés à la mauvaise Éris et qu’on
évoque seulement leur penchant à dévorer les dons, l’Éris iliadique s’applique mal à
eux. Mais si le texte accueille cette incohérence logique et énonciative, c’est qu’il en
tire un énorme avantage. Car l’allusion et la référence à l’Iliade lui permettent d’établir
une distinction réelle entre les cœurs des deux Éris (cf. v. 13), il leur donne deux
langages et deux références textuelles opposées et leur associe deux classes contrastées
d’individus. Ainsi, après avoir décrit les artisans et les fermiers qui tirent des avantages
de la bonne Éris, le texte doit associer la méchante Éris à des personnages et à leurs
méfaits, et mentionne Persès et les rois. L’Éris diadique sert donc de repoussoir à la
bonne Éris d’Hésiode, et permet de fixer une série d’oppositions conceptuelles et
sociales28. L’avantage que procure cette grille d’oppositions s’évalue facilement face au
risque inévitable de voir s’effacer la distinction entre les cœurs des deux Éris, et donc
s’écrouler toute la construction éthique qui repose sur elle.
42 Une telle lecture fait ressortir des effets textuels précis. D’une part, les nobles, tout en
étant les véritables narrataires, restent dans l’ombre. D’autre part, puisque leurs
méfaits de corrupteurs ne relèvent pas de la compétence de l’Éris guerrière, et puisque
celle-ci est invoquée surtout pour produire une opposition conceptuelle utopique, ils
apparaîtraient comme des personnages littéraires, plutôt que comme des individus
réels, comme un épouvantail, plutôt que comme un véritable danger avec leur guerre et
leur violence. Leur Éris méchante, avec toutes les menaces qu’elle évoque dans l’Iliade,
ne serait pas vraiment prête à assaillir la cité et son peuple.
43 Cette lecture renforcerait l’opinion de ceux qui, comme Gregory Nagy, pensent qu’à
l’époque de la composition du texte, la noblesse était en déclin 29. Toutefois, la question
historique est complexe, et je ne peux que me limiter à quelques remarques. Pour
commencer, il est nécessaire de présenter une lecture différente du passage que je
viens de commenter. Ensuite, le rapport du texte à la réalité historique est difficile à
cerner, surtout si l’on considère l’hostilité qu’Hésiode pose entre les rois et lui-même.

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Car, sur ce plan, un paradoxe se dessine : si les rois sont puissants et hostiles, pourquoi
le laisseraient-ils librement chanter ses insultes ? Si, au contraire, ils n’ont plus de
puissance, le poète ne se couvrirait-il pas de ridicule en menant un combat avec des
fantômes30 ?
44 J’entame maintenant une interprétation différente du passage consacré à la double Éris
et pars de la constatation notée dans mon livre sur Hésiode selon laquelle les deux Éris,
malgré leurs âmes et leurs cœurs différents, sont en vérité une seule et même entité.
Tout comme il y a deux langages des Muses, l’un véritablement vrai et l’autre
faussement vrai, il y a deux Éris, toutes deux divines et nécessaires, filles de la même
mère, mais l’une bonne et l’autre mauvaise. Dans ce cas comme dans l’autre, la division
et la séparation servent des propos édifiants : séparer d’une façon ferme le mensonge
de la vérité, la compétition pacifique de la guerre violente. Ce type de redoublement
s’inscrit dans une structure d’imitation et de substitution, qui domine toute la stratégie
de l’écriture chez Hésiode et à travers laquelle l’entité bonne devrait ressembler à
l’autre et cependant en être différente et la remplacer. Mais je n’ai pas été le premier à
remarquer que la distinction entre les deux formes de lutte reste utopique, qu’elle
implique une forme de dédoublement où, sur un plan conceptuel, toutes les deux ne
cessent de constituer également une seule entité. On se rappellera que la compétition
des deux mendiants, Iros et Ulysse, se termine par un combat qui aurait pu être mortel
pour Iros.
45 Cette double Éris est la lutte, la discorde, la différence qui, à l’insu ou avec la complicité
d’Hésiode, confond les belles distinctions et les substitutions édifiantes que le texte
produit constamment.
46 Comme nous l’avons vu, Hésiode brise l’unité conceptuelle de l’Éris en la séparant en
deux entités opposées par des distinctions réelles, utopiques et référentielles.
Cependant, l’unité familiale de ce double réapparaît et émerge à un moment et dans un
mot précis. Il s’agit du neikos, qui signifie chez Homère ou bien la querelle verbale ou
bien le combat physique, la guerre31. Dans le passage sur la double Éris, le mot est
employé dans le sens de querelle, litige, mais par la répétition d’une formule, il est
associé à la guerre de la méchante Éris. Au vers 14, il est dit que la mauvaise Éris
« favorise la guerre méchante et la lutte » (ἣ μὲν γὰρ πόλεμόν τε κακὸν καὶ δῆριν
ὀφέλλει) ; au vers 33, le narrateur accorde à Persès qu’il serait en droit de « favoriser
les querelles (neikea) et la lutte » s’il avait son grenier plein de nourriture (τοῦ κε
κορεσσάμενος νείκεα καὶ δῆριν ὀφέλλοις). La même formule, καί δῆριν ὀφέλλει, est
donc répétée : dans le premier cas (v. 14), elle est associée à la guerre, dans le second,
aux neikea (aux querelles), ce qui suggère l’idée que la méchante Éris produit aussi les
querelles et la lutte (judiciaire). La répétition favorise dans l’esprit du lecteur une
association entre la guerre du vers 14 et les querelles du vers 33. Cette association n’est
pas seulement induite par la surimposition des formules : elle reste virtuelle sous la
surface du texte, mais se réalise plus tard, lorsque nous rencontrons la ville qui, à cause
des injustices commises par les rois (v. 237-239, 248-251), est opprimée par Zeus : peste,
famine et guerre la ravagent ; Zeus détruit son armée et ses remparts (v. 245-248).
47 De cette façon, le texte d’Hésiode fait ressortir ce qu’il nie avec tant de ressources,
l’unité des Éris, et accuse les rois d’être les véritables responsables de la ruine de la ville
quand ils règlent injustement les querelles, ce qui mène à la guerre et à la destruction.
Au contraire, comme nous le dit le vers 87 de la Théogonie, le bon roi, grâce aux Muses,

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sait mettre fin même à un grand litige (μέγα νεῖκος) avec sa science, et le peuple — y
compris Hésiode — n’a pour lui que vénération.
48 Si l’on suit cette perspective, la noblesse est loin d’être en déclin ; au contraire, elle
détient tout le pouvoir et décide du bonheur ou du malheur du peuple. On dira que cet
aspect ruineux de l’Éris n’est élaboré que sur un plan virtuel, que cette cité de
l’injustice, tout comme celle de la justice, n’est qu’une représentation utopique, et l’Éris
méchante une sorte d’épouvantail, un effet de lecture. Il n’en est pas moins vrai que la
perspective utopique embrasse aussi la bonne Éris, et que la métaphysique d’une
distinction précise et nette entre le bon et le mal est l’illusion la plus puissante produite
par ce texte puissant.
49 Comme on le voit, la détermination de la réalité historique transparaît dans les
filigranes d’une lecture qui dénoue des moments instables. Car, à travers la référence à
l’Iliade, Hésiode s’assure une distinction forte entre les deux sœurs, l’une méchante et
l’autre bonne ; il réduit les rois à des figures plutôt littéraires, à des effets de lecture, et
Persès à un catalyseur de sarcasmes. Mais avec la mention du neikos et l’allusion
contenue au vers 14, le texte suggère que l’Éris violente et guerrière est
potentiellement présente quand les querelles et la corruption de la justice dominent la
cité. Dans ce cas, qui suppose la complémentarité réelle et l’unité virtuelle des deux
Éris, hors illusion, les nobles deviennent un pouvoir réel, menaçant, et Persès et ses
intrigues fomentent en puissance de sérieuses discordes. Mais ils le font contre le
dessein métaphysique du texte, car dire que compétition et lutte sont complémentaires
contredit le dessein utopique selon lequel la compétition (la bonne Éris) est tout autre
que la lutte (la mauvaise Éris).
50 Ces exemples de lectures montrent que la stratégie du texte vis-à-vis des narrataires
obéit aux impulsions métaphysiques parfois contradictoires qui le travaillent, plutôt
qu’à la réalité énonciative historique. Il est dès lors difficile de trancher entre les
options ouvertes au lecteur d’aujourd’hui, et de décider si ces narrataires sont réels
(c’est-à-dire des personnages historiques) ou fictifs (c’est-à-dire réels seulement dans le
discours), et dans quelle mesure ils le sont. Dans la structure utopique que le texte
privilégie, ils apparaissent comme des personnages de littérature, mais dans la
structure non utopique, que le texte voudrait écarter, ils deviennent sinon
historiquement exacts, du moins objets d’une crainte légitime. Si l’impulsion
métaphysique altère les traits de ces narrataires dans le discours, cela ne signifie pas
que des personnages historiques appelés basileis ne se soient pas souillés de crimes ;
cela signifie seulement que la description qui en est faite les déguise.
51 Si cette analyse est correcte, certains traits de ces personnages/narrataires
apparaissent littéraires et fictifs sous la pression d’une forte polarisation métaphysique
qui les associe au négatif absolu de la vie politique et sociale. Cela n’empêche pas
néanmoins d’interpréter le texte comme la performance de la voix qui se bat contre le
mal, en faveur de la justice ; au contraire, cela nous explique que la justice est ici la voix
polarisante, la violente affirmation du droit, le trait de la ligne droite qui tranche et
sépare, l’identité du discours de la vérité. Nous voyons ainsi comment opère le discours
de la justice, avec quelle rhétorique et quelles ressources.
52 Cette voix édifiante, créatrice de remparts et de villes, victime et autoritaire, remplace
l’absence du père Zeus, et serait inutile si le père était présent et actif. C’est en tenant la
place de son absence, que la voix du poète le rend présent en elle-même.

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NOTES
1. Les traductions proposées ici s’appuient, en la modifiant beaucoup, sur celle de P. Mazon.
2. G. Arrighetti (éd.) Esiodo. Letture critiche, Milan, 1975.
3. W. R. Race, « How Greek Poems begin », Yale Classical Studies 29, 1992, p. 31 s. Aussi la demande
que Zeus écoute (Travaux, v. 9) sonne comme un autre élément d’hymne cultuel, puisque dans
l’hymne rhapsodique le poète dit au contraire adieu (χαῖρε) à un dieu, puis ajoute « tu reçois mon
salut, et maintenant je vais parler de toi », Hymne homérique IX, ou bien « je vais parler de toi et
d’autres encore », Hymnes XVIII, XXV, XXVII, XXX, etc. Race commente : « These formal
adjustments suggest that the forthcoming lines will not be in the epic narrative style (as the
Theogony), but rather in a more personal vein ». Comme l’écrit Jens-Uwe Schmidt dans : Adressat
und Paraineseform, Gottingen, 1986 (Hypomnemata, 86), l’invitation cultuelle du vers 2 pourrait être
entendue comme une allusion à la relation intime que le poète entretient avec les Muses depuis
leur rencontre dans la Théogonie.
4. W. J. Verdenius, A Commentary on Hesiod Works and Days, vv. 1-382, Leyde, 1985 (Mnemosyne,
suppl. 86). L’auteur fait aussi observer le contraste avec l’Odyssée, où les Muses sont invitées à
chanter un homme (ἄνδρα), et non un dieu, comme ici.
5. Je pense aux personnifications d’Athéna dans l’Odyssée, aux formes qu’elle prend, par exemple
celle d’un jeune homme ravissant et, tout de suite après, celle d’une grande et belle femme ; or
elle n’est ni l’un ni l’autre, mais elle montre qu’elle est une déesse par sa capacité à être en même
temps l’un et l’autre. La structure est ici très complexe, comme je l’ai montré dans mon livre
Odysseus Polutropos, Ithaca/Londres, 1987, puisqu’à travers toutes ces figures elle est Athéna.
6. C. Calame, dans son étude « Le proème des Travaux d’Hésiode » (voir supra, p. 175), illustre bien
le passage de l’adresse aux Muses « à l’adresse à un narrataire nommé en face du je du narrateur/
locuteur ; tels Polycrate pour Ibycos, Atthis dans les poèmes de Sappho, et surtout Cyrnos dans
les vers symposiaques de Théognis ». Par conséquent, le proème se termine sur un mode lyrique,
après avoir emprunté aux proèmes rhapsodique et culturel (voir n. 2).
7. En effet, la critique récente souligne avec force la cohérence de la parénèse. C. Calame (voir
supra) et Ph. Rousseau (« Un héritage disputé », dans : G. Arrighetti-F. Montanari [éds.], La
componente autobiografica, Pise, 1993, p. 41-72 ; voir également l’étude publiée supra), pour ne citer
que deux critiques, montrent que les etètuma du vers 10 du proème impliquent la parénèse de la
justice et du travail qui suivent. De façons différentes, ils mettent en lumière le caractère
performatif du poème, qui devient lui-même cette voix de la justice et cette sentence droite
qu’Hésiode demande à Zeus de réaliser. J’ai présenté une version analogue de cette
« performance » dans mon livre Hesiod and the Language of Poetry.
8. Le texte s’approprie, comme nous l’avons vu, des éléments caractéristiques des traditions
rhapsodiques, cultuelles et lyriques.
9. Je n’entre pas dans la question du rapport entre destinateur et narrateur chez Hésiode. Je me
limite à dire que le narrateur dans ce genre littéraire donne des détails autobiographiques. Les
histoires personnelles abondent dans les poèmes summériens, babyloniens et égyptiens que West
recueille et résume dans son commentaire, Hesiod. Works and Days, Oxford, 1978. Souvent c’est un
père qui donne des instructions à son fils, et parfois à un fils fourvoyé ; parfois, les détails
autobiographiques sont plus saisissants, comme dans le poème égyptien, Instructions de
Onchsheshonqy, où l’auteur, Onchsheshonqy est un prêtre de P-Rê. Il a été emprisonné parce qu'il
n’avait pas informé le roi d’un complot dont il n’était pas complice mais dont il avait eu
connaissance. Le roi lui permet d’écrire ses instructions à son fils sur des tessons qui sont
envoyés chaque jour au roi pour qu’il donne son approbation avant de les transmettre au fils du
prêtre. On notera ici, à part l’histoire personnelle de l’auteur, le cadre complexe de cette écriture,

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qui passe à travers une censure préventive avant de rejoindre son destinataire. Dans son livre
Adressat und Paraineseform, Jens-Uwe Schmidt compare ces histoires autobiographiques des
poèmes de sagesse avec les événements autobiographiques consignés dans Les Travaux et les jours
et montre qu’ils sont plus limités dans ce poème.
10. πάντα ἰδὼν Διὸς οφθαλμὸς καὶ πάντα νοήσας
καί νυ τάδ’, αἴ κ’ ἐθέλῃσ’, ἐπιδέρκεται, οὐδέ ἑ λήθει
οἵην δὴ καί τήνδε δίκην πόλις ἐντòς ἐέργει.
L’intérêt de ces vers tient aussi à l’expression οὐδέ ἑ λήθει, « il ne lui échappe pas », qui
correspond à la formation étymologique de ἀλήθεια. Nous aurions ici une utilisation de ce
concept hors de son champ habituel, qui est celui de la parole.
11. Pindar’s Homer, Baltimore/Londres, 1990. En Théogonie, v. 100, Hésiode définit le poète comme
le therapôn des Muses.
12. W.H. Race, Classical Priamel, Leyde, 1982, p. 43.
13. L’exemple de μῆνις peut suffire pour illustrer ce point. Comme on sait, la diègèsis désigne la
rage d’Achille par le mot μῆνις, qui est normalement réservé à la rage divine. Voir P. Pucci,
Odysseus Polutropos, avec la bibliographie.
14. Hésiode dira tout de suite que les dieux n’aiment pas celui qui ne travaille pas, vers 303.
15. Sur l’épithète ἀθέσφατος, voir Hesiod and the Language of Poetry, p. 34, n. 4.
16. Cette interprétation du fameux passage Théogonie, v. 26-28, s’accorde avec les principes sur
lesquels Hésiode fonde sa description du monde, comme monde compris entre le bien et le mal,
l’un et l’autre étant inscrits dans une économie réelle de contiguïtés et d’échanges continuels,
mais que la vision métaphysique du poète tient séparés et opposés. Cette vision est
authentiquement celle du texte et le travaille en profondeur, avec une constance étonnante. Si je
peux la décrire en recourant à des termes de la critique moderne, avec des mots comme
supplément et différence, cela provient du fait que la suppléance est un phénomène inévitable et
qu’elle devient évidente et explicite lorsque le langage se problématisé et se conçoit dans une
économie d’imitation, de substitution, de dédoublement, comme le fait le langage d’Hésiode. Car
dans ces formes d’économie, on suppose qu’un élément s’ajoute à un autre tout à fait semblable
ou présumé semblable, et que, de ce fait, il l’écarte. Ainsi Pandore, en imitant les déesses, s’ajoute
à l’âge d’or, le remplace et l’écarte ; le langage faussement vrai remplacerait celui vraiment vrai
et l’écarterait en le suppléant par une copie qui ne serait pas reconnaissable ; et enfin, la bonne
Éris s’ajouterait à la mauvaise, et dans la mesure où elle devrait la remplacer et l’écarter, elle en
serait le supplément. Dans tous ces cas, le moment de l’ajout double celui qui écarte, et dans ce
procès, il produit cela même qu’il est supposé écarter, et qui n’est en fait produit que par le
supplément. Cette production négative au moyen du supplément échappe à Hésiode, pour qui il
n’est question que de doubles et de substitutions : dans le cas de la bonne Éris, ce mouvement de
substitution est désiré ; pour les deux langages et pour Pandore, ce mouvement est décrit comme
étant négatif.
17. Dans les lois de Manu, les destinataires sont décrits comme les grands sages qui viennent chez
Manu et lui demandent de définir les devoirs de toutes les classes sociales. Manu parle face à eux.
18. Il y a donc ici un autre indice de la présence de l’écriture ou d’une structure scripturale dans
le texte d’Hésiode. J’ai donné dans mon livre quelques arguments qui suggèrent que le texte de la
Théogonie, par exemple, obéit aux conditions qui sont propres à l’écriture ; ainsi, la permanence
de diverses versions du même récit, et le fait que le poète semble se référer dans la seconde
version à la première. Tout se passe comme si la première version avait été considérée comme
inaltérable et comme si elle devait le rester, ce qui nous rapproche d’une conception scripturale
du texte (p. 139 s.). Si on veut spéculer sur les raisons pour lesquelles Hésiode a laissé deux
versions inaltérables d’un même récit, il faut faire intervenir les notions d’adaptation du récit à
son contexte et d’accentuations différentes dans chacune de ces versions selon les contextes
différents, comme le fait G. Most dans son « Hesiod and the Textualization of Personal

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Temporality », dans ; G. Arrighetti-F. Montanari (éds.), La Componente autobiografica, Pise, 1993,


p. 73-92.
19. M.L. West, dans son commentaire, p. 33-40. L’auteur utilise aussi les textes sapientiaux des
cultures du Moyen-Orient, et de l’Égypte pour établir sa thèse et affirmer un certain degré de
fiction dans ce personnage.
20. Voir n. 2.
21. Nous trouvons au vers 237 de la Théogonie le seul autre exemple hésiodique du mot agènôr.
L’adjectif apparaît une fois dans l’Iliade, pour qualifier le thumos de Thersite, et plusieurs fois dans
l’Odyssée comme épithète des prétendants. Cela a incité à lui donner le sens d’« orgueilleux,
arrogant ». Mais s’il est vrai que le passage de courageux à orgueilleux est toujours possible, il
faut noter que les prétendants emploient cette épithète pour eux-mêmes, ce qui rend douteuse
une telle signification négative.
22. Sur le droit représenté par l’image de la ligne droite, chez Homère comme chez Hésiode, voir
mes analyses dans Hesiod and the Language of Poetry.
23. Dans la Théogonie, le lien entre la victoire de Zeus et le tonnerre est annoncé dès les vers 70 s.,
et demeure un motif important du poème. L’épithète hupsibremetès se trouve seulement au vers 8
des Travaux et aux vers 568 et 601 de la Théogonie, dans l’épisode de Prométhée.
24. On peut suggérer l’idée qu’à de nombreuses autres occasions le texte vise plusieurs
narrataires différents. Un exemple clair serait le passage qu’on appelle communément l’Hymne à
Hécate dans la Théogonie. Après les louanges à la déesse, le texte donne la liste de ceux qui
reçoivent ses dons et tirent profit de sa bienveillance. Du vers 428 au vers 439, il s’agit seulement
des nobles : les rois (basileis) que la déesse aide dans l’administration de la justice ou dans la
guerre, les champions des agônes, et les chevaliers (hippeis) ; du vers 440 au vers 449, suit la liste
des artisans et autres travailleurs : marins, pêcheurs, agriculteurs, éleveurs, etc. La distinction
entre nobles et non nobles est précise et absolue, et l’accent de sincérité et de foi que les lecteurs
décèlent dans cet « hymne » vient en partie de cet aspect tout à fait vivant de vraie prière,
adressée pour et par des hommes réels. On pourrait aussi trouver des arguments pour montrer
que les deux mythes des Travaux, celui de Pandore et celui des races métalliques, concernent les
intérêts et les idéologies de deux publics différents : le mythe de Pandore avec son emphase sur la
perte de la nourriture cachée sous terre par Zeus et sur la nécessité de travailler pour la
récupérer s’adresse évidemment à un public bien déterminé, tandis que le mythe des races, avec
l’éclat des âges parfaits et héroïques, et l’emphase sur les conditions morales dont le destin est
essentiellement entre les mains des rois, s’adresse plus clairement à la noblesse.
25. Noter la distinction entre la louange et le blâme.
26. Dans l’Odyssée, il y a un ou deux exemples d’Éris laborieuse, non guerrière.
27. Verdenius critique West sur ce point et prétend qu’il n’y a pas d’incohérence ; car, dit-il,
l’inaction est la condition nécessaire pour que Persès puisse s’adonner aux intrigues judiciaires.
Cette explication est en soi correcte, mais elle ne fait que déplacer l’incongruité du texte, puisque
ce n’est pas seulement l’inaction, mais aussi le penchant de Persès pour les procès qui n’est pas
cohérent avec l’Éris guerrière de l’Iliade. Pour soutenir qu’il n’y a pas d’incongruité il faudrait
aussi prouver que la querelle judiciaire entre dans le domaine de la mauvaise Éris guerrière.
28. J’ai étudié ces séries d’oppositions dans Hesiod and the Language of Poetry. Dans son
commentaire, Verdenius remarque que d’une façon générale la pensée d’Hésiode est dominée par
l’opposition bon/mauvais (p. 17).
29. G. Nagy, Pindar’s Homer, p. 257, pense que si Hésiode peut demander à son frère de régler le
procès sans l’intervention des rois, la royauté ne devait plus avoir un pouvoir réel.
30. Les exemples de ce paradoxe sont nombreux. Ulysse est prêt à tuer Phémios parce qu’il a
chanté comme les prétendants l’avaient exigé de lui ; il montre par conséquent que le chant
favorable à Ulysse est obtenu par les mêmes moyens violents. Dans les Instructions de
Onchsheshonqy, l’auteur, qui sait que le roi contrôle son écrit, commence par une protestation

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contre l’injustice de l’incarcération que le roi lui a infligée, et rapporte la violence de la colère du
roi contre un pays.
31. Pour la première signification, voir, par exemple, IV, v. 37, VIII, v. 75 ; pour la seconde, III, v.
87, VII, v. 374, XXII, v. 116, etc. Souvent nous trouvons une formule dans laquelle νεῖκος désigne
le commencement de la guerre : νεῖκος ὄρωρεν.

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Seconde partie. Récits

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La guerre (Théogonie, v. 617-720)


Fabienne Blaise et Philippe Rousseau

I. Fonction de la titanomachie dans l’économie


d’ensemble
1 L’épisode dans lequel Zeus parvient à arracher ses frères et sœurs à l’emprise
dévorante de leur père, Cronos (cf. les vers 468-500), présente d’évidentes analogies
avec celui de la mutilation d’Ouranos par ce même Cronos. Terre, ici encore — bien
qu’avec l’aide de Ciel cette fois —, en cachant dans ses replis le futur souverain, est
l’instigatrice de la ruse qui permettra de renverser une puissance abusive 1. Comme
dans le cas de Cronos face à Ouranos, il s’agit pour Zeus de s’emparer du pouvoir.
Cependant, l’accession du dieu à la souveraineté ne succède pas immédiatement au
coup de force qui la rend possible. La raison en est simple : Ouranos était seul 2, et
l’affaire pouvait donc être réglée dès sa mutilation. Cronos, lui, est le roi terrible d’une
génération redoutable : les Titans3, que l’action de Zeus contre son père n’atteint pas
directement. Zeus, par conséquent, ne pourra réellement devenir le roi des dieux et des
hommes que lorsqu’il sera venu à bout de cette génération dans sa totalité. C’est la
fonction de la Titanomachie : la bataille va parachever la victoire de Zeus sur Cronos 4. À
l’issue du combat, les Titans seront définitivement mis hors d’état de nuire, et c’est
seulement alors que les Olympiens seront en mesure de régner sur un monde auquel
Zeus pourra enfin imposer son ordre.
2 Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les raisons du conflit qui oppose les deux
générations divines ne soient pas explicitées5. L’affrontement découle directement de
l’action intentée par Zeus contre son père. L’enjeu de la guerre est clairement exprimé
un peu plus loin, au vers 647, et le vers 464 annonçait déjà le conflit : les dieux sont déjà
engagés dans une lutte pour la suprématie. La Théogonie ne relate pas l’histoire de cette
lutte. C’est, comme nous le verrons, qu’elle n’en a pas besoin, car la guerre qu’elle
décrit découle d’une nécessité logique.
3 Le récit est un mythe de souveraineté et l’enjeu de la bataille est la royauté. Nous
n’avons pas affaire à un simple conflit entre l’ancienne et la nouvelle génération. La

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seconde, telle qu’elle est présentée dans le passage, semble déjà posséder virtuellement
toutes les caractéristiques qui feront des Olympiens les garants de l’ordre ultérieur
(voir le vers 633, dans lequel ces derniers sont définis comme δωτῆρες ἐάων). Les deux
générations sont donc absolument antinomiques. Les Titans figurent des forces
indispensables au surgissement de la vie, mais, en tant qu’elles se manifestent comme
une pure expansion, contraires, par nature, à toute organisation du monde. Celle-ci
suppose en effet l’établissement de limites, une puissance de l’ordre capable de
maîtriser le foisonnement indéfini de l’être : c’est ce qu’incarnent les Olympiens.

II. Problème de la cohérence du récit


4 Une fois que l’on a situé la Titanomachie dans l’économie d’ensemble du mythe de
succession, il reste à expliquer le déroulement même du combat tel qu’il est décrit dans
l’épisode. Le passage a toujours embarrassé la critique. Nous ne nous attarderons pas ici
sur les appréciations stylistiques contradictoires qui ont servi parfois de critères aux
interprètes. Il suffit de les confronter pour en mesurer la fragilité : ainsi, le récit, qui,
pour Schoemann, est composé de manière excessivement elliptique et présente une
« coloration » totalement différente du reste du poème6, apparaît à Wilamowitz comme
un chef-d'œuvre de concision, mieux, comme le joyau de la Théogonie 7.
5 Plus grave est le problème de la cohérence narrative de l’épisode. On a toujours eu le
plus grand mal à concilier les rôles que jouent respectivement Zeus et les Cent-Bras
dans l’écrasement des Titans. Les contradictions semblent multiples. Tout d’abord, si
l’on considère le projet global de la Théogonie, et si l’on admet que le poème a été
composé à la gloire de Zeus, le rôle accordé aux Cent-Bras, qui sont présentés comme
les alliés nécessaires pour remporter la victoire8, paraît trop important. Du point de vue
de la stricte logique du récit, à l’inverse, compte tenu de l’importance même donnée
d’emblée aux Cent-Bras, Zeus, dans ce que l’on s’est accordé pour appeler son aristie 9,
semble bénéficier d’une place excessive. En effet, contrairement à l’attente créée par le
début de l’épisode, ce ne sont pas les Cent-Bras qui emportent la décision, mais, selon
toute apparence, l’action de Zeus10. Les deux forces, celle de Zeus d’un côté, celle des
Cent-Bras de l’autre, semblent redondantes11. Tout se passe comme si une double
décision était à l’origine de la victoire : l’intervention de Zeus, puis le combat acharné
que livrent ensuite les Cent-Bras et qui aboutit à l’emprisonnement des Titans dans le
Tartare12.
6 Au XIXème siècle, le problème a permis à la critique, forte du succès de la Question
Homérique, de trancher par l’athétèse. Puisque les vers 687-712 et 713-720 semblaient
difficiles à concilier, il paraissait logique, quand on ne se résolvait pas, comme
Schoemann, à tenir le tout pour l’œuvre d’un compilateur malhabile, de se débarrasser
de l’un des deux passages. C’est pourquoi un grand nombre de critiques ont décidé,
après Goettling, de sacrifier l’« aristie » de Zeus, en arguant du zèle d’un interpolateur
qui aurait voulu, par l’insertion de ce passage, magnifier le rôle de l’Olympien 13. On
tenait là le moyen le plus radical de résoudre la difficulté.
7 La critique contemporaine ne recourt plus systématiquement à l’athétèse. Pourtant, les
études les plus récentes trahissent le même malaise à l’égard du texte : elles
l’expriment simplement de manière différente. Garder le passage en l’état exigeait que

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l’on parvînt à concilier les deux moments. Pour ce faire, trois types de solutions ont été
proposés14.
1. On invoque les conventions de la composition archaïque : ce ne sont pas des actions
successives mais simultanées que décrirait Hésiode. Ainsi, pour West, l’« aristie » de Zeus (v.
687-712) ne suit pas la mêlée (v. 666-686) selon un développement chronologique, et elle ne
précède pas dans le temps l’intervention des Cent-Bras (v. 713-720). On passerait en fait,
grâce à elle, du général (la mêlée) au particulier, pour revenir ensuite avec l’action des Cent-
Bras au premier niveau, plus global15. Par là Hésiode romprait, toujours d’après West, avec la
loi de Zielinski, selon laquelle la narration épique analyse les événements simultanés dans
une succession sans jamais opérer de retour en arrière16. R. M. Frazer17, contrairement à
West, considère que le texte se conforme parfaitement à la loi observée par Zielinski chez
Homère18. Dans ce cas, la simultanéité est totale : il ne s’agirait pas pour Hésiode d’opérer
des changements de plans, mais d’utiliser le seul moyen dont dispose la poésie épique pour
représenter, par tableaux successifs, la simultanéité. F. Solmsen avance lui aussi l’argument
de l’archaïsme pour justifier ce qui apparaît comme une anomalie de la composition 19. Reste
toutefois un problème que soulève R. Mondi20 et qu’une explication de ce type laisse en
suspens. Dire qu’Hésiode nous présente ici deux événements contemporains revient en fait à
supposer qu’ils sont les deux moments d’une même action. Or tous les auteurs cités
admettent que les interventions respectives de Zeus et des Cent-Bras mènent à deux
conclusions différentes et concurrentes : d’un côté, Zeus paraît donner à l’action un
tournant décisif (v. 711a : ἐκλίνθη δὲ μάχη), de l’autre, on a l’impression, avec le vers 713,
que la bataille qui va compter pour la victoire commence maintenant et qu’elle va être
menée à son terme grâce aux seules pierres des Cent-Bras (oἳ δ’ ἄρ’ ἐνὶ πρώτοισι μάχην
δριμεῖαν ἔγειραν). Peppmüller en son temps21 avait sûrement senti la difficulté ; pour
justifier sa lecture du texte, très proche de celle de Frazer ou de Solmsen, il proposait de
corriger ἔγειραν en ἔγειρον : l’imparfait, avec son aspect de durée, permettait de voir ici une
simultanéité que l’aoriste rendait difficile.
2. D’autres, pour éviter une concurrence trop gênante entre Zeus et les Cent-Bras, ont préféré
minimiser l’action des fils d’Ouranos. Leur rôle principal serait de stimuler les Olympiens ;
Zeus, rasséréné par leur arrivée, accomplirait l’essentiel de la tâche, eux finiraient le
travail22. Ch. Rowe propose une lecture similaire, qui n’est d’ailleurs pour lui qu’une solution
de fortune pour sauver un texte difficile à justifier : l’entrée en scène de Zeus est, suggère-t-
il, provoquée par celle des Cent-Bras qui donnent au dieu, comme aux autres Olympiens, un
courage tout neuf. Rowe soulève cependant lui-même le problème que son interprétation
pose aussitôt : ne tombera-t-on pas dans une contradiction pire que celle que l’on veut éviter
si l’on adopte, pour défendre l’idée qu’Hésiode tient à préserver la suprématie de Zeus, une
lecture qui suppose que le « père des hommes et des dieux » a pu un instant manquer de
courage23 ?
3. Devant ces questions, Mondi a proposé, au lieu d’essayer d’atténuer la contradiction, de faire
de celle-ci un trait spécifique de la Théogonie, déterminé par les conditions de la réception du
poème. L’embarras de la critique devient celui d’Hésiode lui-même, sans cesse contraint de
concilier l’attente de son public, avide de mythes traditionnels et peu amateur d’omissions
ou d’innovations, avec son programme théologique, qui vise à glorifier Zeus. Ainsi, ce qui
apparaît comme une narration embrouillée serait le résultat maladroit d’un effort
conscient : Hésiode tenterait de donner à une vieille histoire un nouvel aspect sans trop la
malmener24. La tâche était ici particulièrement malaisée puisque, selon Mondi, Hésiode était
confronté à une légende qui devait sans doute renvoyer Zeus et sa foudre à l’arrière-plan
pour mettre en avant les Cent-Bras et leurs pierres. Il devait s’agir pour le poète d’adapter le
moins violemment possible la tradition à son idéalisation du pouvoir de Zeus, ou plutôt de
trouver le moyen d’occulter avec discrétion le rôle essentiel des Cent-Bras. Ce moyen, c’est
Homère qui l’aurait fourni à Hésiode. Il était nécessaire, pour capter l’attention du public et

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séduire son attente, de présenter à l’auditoire une scène qui occulte de son déroulement les
autres moments du récit : quoi de mieux alors qu’une aristie de type homérique, capable de
faire briller les exploits de Zeus d’un tel éclat que le public en oublie son intérêt pour les
Cent-Bras ? Ainsi, pour Mondi, Hésiode éblouit, au sens propre du terme, son auditoire — ou
son lecteur ? — grâce à un grand nombre de clichés homériques, qui sont, pour la plupart,
autant de motifs propres à l’aristie héroïque. L’armement particulier du héros (v. 501-506),
les conseils de guerre et le festin qui précède la bataille (v. 639-664), le combat de dix ans
font, pense Mondi à bon droit, immanquablement penser à l’Iliade 25. Le regain de force (v.
687 : οὐδ’ ἄρ’ ἔτι Ζεὺς ἴσχεν ἑòν μένος ...) marque ici aussi, conformément à la tradition
homérique, le début formel de l’aristie du dieu, même s’il n’est pas provoqué par une
divinité extérieure mais par Zeus lui-même26. Le bouleversement cosmique enfin est lui aussi
un thème épique27 qu’Hésiode cependant a du mal à adapter au contexte, dans la mesure où
il est obligé de plaquer de manière mécanique sur le mythe qu’il exploite un schéma narratif
préexistant28.

8 C’est ainsi que de l’archaïsme on glisse à la maladresse, teintée de malice. Une


interprétation qui justifie la coexistence des deux passages en y repérant la
superposition maladroite du traditionnel et de l’innovation n’est pas si loin qu’il y
paraît de l’athétèse — à cette différence cependant qu’Hésiode est cette fois son propre
interpolateur : l’intervention de Zeus apparaît plus que jamais comme une grossière
incohérence.

III. La bataille homérique comme cadre du récit :


niveau épique de la titanomachie
9 La difficulté à laquelle se heurtent les analyses précédentes vient d’une perception
incorrecte du cadre qui organise la représentation de la bataille. Mondi et ses
prédécesseurs ont eu raison de souligner que la Titanomachie reprenait des thèmes
typiques du combat homérique ; mais leurs explications supposent une représentation
contestable de la manière dont se déroulent les batailles de l’Iliade. Leur jugement
négatif sur ce passage vient de ce qu’ils admettent à tort que la décision, dans un
combat qu’ils conçoivent comme une somme informelle d’affrontements individuels,
est le fait de l’action isolée, des exploits d’un héros 29. Ils sont alors déconcertés dans la
Théogonie par l’ultime intervention des Cent-Bras qui, dans l’idée qu’ils se font du
combat, passe pour un redoublement superflu des exploits de Zeus. De l’Olympien et de
ses alliés monstrueux qui doit-on considérer comme l’artisan de la victoire ? Le
problème ne se pose que parce qu’ils ne perçoivent pas la véritable articulation des
deux actions.
10 J. Latacz a démontré qu’il fallait bien distinguer la technique poétique qui permet de
représenter le combat dans un récit épique de la conception du déroulement d’une
bataille qui est impliquée par la construction de l’Iliade. La bataille homérique ne se
réduit pas réellement à la juxtaposition d’une série ouverte de combats singuliers, mais
elle est bien conçue comme un affrontement entre deux armées rangées. L’aristie,
même si elle est un élément marquant du récit, n’est qu’un moment particulier d’un
combat de masse qui tend à présenter une succession régulière d’événements
typiques30. On distingue deux phases dans la bataille. La première est une phase
d’équilibre, durant laquelle les deux phalanges affrontées connaissent une alternance
d’avancées et de reculs31. On se combat d’abord à distance ; puis les premiers rangs

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s’affrontent au corps à corps. Il arrive qu’un guerrier — voire un groupe de guerriers —


rompe dans le déchaînement de sa fougue la ligne adverse 32 et fasse basculer le combat,
qui entre alors dans une deuxième phase, de déroute et de poursuite. L’aristie du héros,
accompagnée et exploitée par les autres combattants, signale ou détermine en effet le
fléchissement, puis la dislocation de la ligne ennemie 33. Cependant, les fuyards peuvent
décider soudain de résister à la pression qui les a mis en déroute et faire volte-face 34.
L’armée adverse, qui avait eu d’abord le dessus, réagit alors en resserrant son
dispositif35, et le combat revient à ce qui a été décrit comme sa première phase.
11 La représentation de l’affrontement entre Titans et Olympiens s’inscrit dans ce cadre et
le combat entre les deux générations divines est assimilé à la bataille qui, chez Homère,
met aux prises deux armées. Hésiode insiste en effet sur la multiplicité des forces en
présence (voir les vers 667-670, et, plus particulièrement le vers 667, qui souligne le
caractère total de la guerre : πάντες, θήλειαί τε καὶ ἄρσενες...) 36, et l’on peut retrouver
dans la description du combat les phases qui ont été mises en lumière pour l’Iliade.
12 Ainsi, à la première phase, qui se caractérise par son équilibre, correspondent les dix
premières années de guerre, durant lesquelles aucun des deux camps ne parvient à
prendre le dessus (voir les vers 629-638)37 : c’est le moment de l’indécision. Le vers 638
(...ἶσον δὲ τέλος τέτατο πτολέμοιο), loin d’être superflu 38, prend, dans ce contexte, tout
son sens. Le motif de l’équilibre qu’il introduit est toujours amené dans l’Iliade en
fonction d’une description, passée ou future, de sa rupture. Il sert en effet à annoncer
l’instant où l’une des armées, bien souvent contre toute attente, plie devant l’autre ou
fait plier l’autre39, ou à indiquer le rétablissement paradoxal de l’équilibre dans une
phase de recul40. Dans notre passage, il signale, de la même manière, que le temps de la
décision est proche. Les choses cependant n’en sont pas encore là au moment où
Hésiode entame le récit de la bataille. On pourrait d’ailleurs supposer que les Titans ont
jusqu’alors bénéficié d’un avantage relatif sur les Olympiens, dans la mesure où ceux-ci
ont été tenus en échec pendant dix années pleines. La présence des Cent-Bras se révèle
nécessaire, car, sans elle, le camp de Zeus serait incapable de forcer la décision.
13 Avec l’arrivée des Cent-Bras, la bataille prend un nouveau cours (v. 664-686). Dotés de
leur cinquante têtes et de leur cent bras (v. 671-673), les nouveaux alliés de Zeus
forment un bataillon qui fait corps au sens propre du terme. Certains philologues se
sont émus de ce que les vers 671-673 reprennent presque mot pour mot la description
physique des monstres donnée en 150-152 et ils ont tenu la répétition pour une
interpolation41. Une telle hypothèse aurait dû les amener à se demander pourquoi
l’interpolateur n’a pas préféré insérer les vers au début de l’épisode (avant le vers 620,
par exemple), lorsqu’Hésiode expose les raisons, physiques, qui ont poussé Ouranos à
enchaîner Briarée, Gygès et Cottos. En fait, le contexte assigne à la répétition une
fonction précise. Alors qu’au début de la Théogonie, la description des Cent-Bras insistait
sur leur nature excessive, justifiant le traitement que leur fait subir Ouranos (voir
infra), elle prend dans le récit de la bataille une valeur différente : la multiplicité
souligne maintenant l’utilité que peut avoir l’excès constitutif des Cent-Bras. Ces êtres
pourvus d’une quantité de têtes et de bras forment à eux seuls trois bataillons. Les
Olympiens disposent ainsi grâce à eux du rempart que formerait une phalange
organisée. Et, de fait, Briarée, Cottos et Gygès ont d’abord la fonction défensive des
deux Ajax dans l’Iliade42 : ils sont la barrière, l’ἕρκος qui couvre les dieux dès qu’ils
interviennent dans le combat.

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14 Leur déploiement provoque immédiatement en effet un renversement du rapport des


forces, que signale le vers 676 (Τιτῆνες δ’ ἑτέρωθεν ἐκαρτύναντο φάλαγγας). Celui-ci
fait écho à un mouvement de la bataille homérique : face à un raidissement de
l’adversaire — une volte-face ? un assaut ? —, les Titans, menacés par cette contre-
offensive, sont contraints pour résister de resserrer leurs rangs — en phalange 43. La
bataille se poursuit dès lors sur le mode de la phase 1 de l’affrontement homérique,
dont elle reprend les deux moments, le combat à distance (v. 683 s. : βολάων ...
κρατεράων / ... ἵεσαν βέλεα στονόεντα) et le corps à corps (v. 686b : οἳ δὲ ξύνισαν
μεγάλῳ ἀλαλητῷ).
15 Ce n’est qu’à ce moment que l’intervention de Zeus (v. 687-704) est possible. Elle est
commandée par le cadre narratif mis en place chez Homère. Si Zeus peut déchaîner sa
fureur maintenant seulement, c’est que s’établit avec l’arrivée des Cent-Bras, phalanges
naturelles, un équilibre qui est favorable à son camp. L’aristie se dessine en effet
toujours dans le contexte précis d’une situation d’équilibre qui peut être rompue, le
signal de cette rupture étant dans notre texte la montée en ligne des Cent-Bras. En
annonçant les conditions de la victoire, Gaia joue, dans cette guerre des dieux, le rôle
que les interventions divines assument chez Homère. Zeus, tel le guerrier qui perçoit le
signe de la victoire promise, peut alors déchaîner son menos.
16 Avec l’aristie s’amorce un processus de rupture du front adverse, qu’accompagnent et
relaient les autres guerriers. Comme chez Homère, on revient dès le vers 705 à une
description plus générale de la bataille, où sont évoquées les actions conjuguées de Zeus
(v. 706-708) et des autres dieux (v. 708-710)44. La bataille bascule (v. 711a : ἐκλίνθη...
μάχη)45, ce qui se traduit sur le terrain par la charge des Cent-Bras (v. 713 s.). C’est un
combat de deuxième phase, une percée. L’assaut des Cent-Bras — qui se fait à coup de
pierres (v. 715), comme il convient sans doute aux forces primitives qu’ils sont —, plus
qu’un simple repli, provoque la débandade sans retour des Titans, jetés dans le Tartare
(cf. v. 716-720).
17 On le voit, le déroulement de la Titanomachie s’inscrit assez bien dans le cadre des
schémas narratifs de l’Iliade. Hésiode apparaît en cela beaucoup plus fidèle à Homère
qu’on ne le suppose souvent, et bien moins maladroit qu’on ne le dit : l’aristie de Zeus
n’est pas un doublet de celle des Cent-Bras ; elle n’est pas non plus contemporaine de
l’autre dans une action générale qui ne progresserait pas véritablement, mais elle obéit
à une logique de l’action analogue à celle qui gouverne l’évolution de la bataille
homérique. On ne peut toutefois pas s’en tenir pour rendre compte de l’articulation du
récit au seul niveau formel, auquel se sont souvent arrêtés les commentateurs
obnubilés par l’archaïsme ou la maladresse d’Hésiode. En effet, la mise en évidence de
la cohérence formelle de l’action ne permet pas encore de comprendre la signification
de l’épisode. La structure du récit rompt par certains détails avec le cadre homérique et
offre les indices qui permettent de faire un pas de plus.

IV. Ruptures introduites à l’intérieur du cadre


homérique : niveau cosmologique de la titanomachie
18 En effet, la fidélité même avec laquelle Hésiode respecte les structures narratives
homériques permet de rendre manifestes les ruptures essentielles que le poète
introduit par rapport à un texte comme l’Iliade. C’est une évidence de poser tout

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d’abord que nous ne sommes pas ici dans le monde des héros qui se battent pour
Hélène, mais dans celui des dieux, qui luttent pour la domination du monde. Dans ce
mythe de souveraineté, le récit épique chiffre un discours théologique et cosmologique.
Le texte en propose partout les signes, notamment dans les écarts qu’il ouvre dans la
trame de son épopée46.
19 Ainsi, Hésiode, pour représenter un temps d’équilibre ou, au contraire, de décision,
utilise l’image de la balance (cf. v. 638 et 711). On trouve ce même thème de la balance
chez Homère, pour décrire le moment où les rapports de force sont équilibrés ou pour
évoquer le rôle des dieux dans l’issue du combat47. Cependant, l’utilisation de la
métaphore prend chez Hésiode une portée nouvelle. Dans l’Iliade, le thème de la
balance rend manifeste que la décision des dieux est en accord avec ce qui arrive, fixé
d’avance. La Titanomachie, elle, évoque un stade nécessairement antérieur à celui où la
balance homérique deviendra possible, puisque l’enjeu de la bataille est précisément
d’établir l’ordre qui permettra à Zeus d’assigner leur cours aux événements. La matière
de l’histoire ne peut être, à ce stade, la μοῖρα (qui est un principe de répartition), mais
un principe de production des choses. C’est donc à Gaia, l’incarnation de ce principe, que
revient naturellement le rôle que jouera Zeus par la suite : grâce à sa prophétie (v.
627 s.), le combat va pouvoir tourner au profit d’un des deux camps.
20 La motivation qui la pousse à conseiller aux Olympiens de libérer les Cent-Bras est tout
entière contenue dans le ἐς φάος du vers 626. Gaia se situe dans une logique de la
production : c’est lui faire tort que de vouloir constamment soustraire à la lumière ce
qu’elle a engendré, comme Ouranos et Cronos l’ont appris à leurs dépens. On pourrait
toutefois s’étonner que Terre prête main forte, même indirectement, aux Olympiens,
futurs garants de l’ordre, plutôt qu’aux Titans, dont le caractère anarchique et dispersé
(ce sont des bras qui se tendent, cf. v. 209 s.) semble correspondre davantage à sa
nature proliférante. En fait, en vertu de cette nature même, Terre est pour ce qui
existe ; or, si l’ordre social ne peut pas se situer en dehors du cosmos, les forces
cosmiques elles-mêmes ont besoin d’une limite pour exister 48. C’est le règne de Zeus qui
la définira de la manière la plus parfaite grâce à la répartition des τιμαί ; la diversité
naturelle sera dès lors, en effet, à la fois réglée et respectée, et l’existence du monde,
enfin stabilisé, ne courra plus aucun danger.
21 Ainsi, la bataille prend d’emblée une dimension cosmique, comme le confirme de fait la
précision introduite au vers 667 par θήλειαί τε καὶ ἄρσενες. En développant πάντες,
l’expression « femelles et mâles » ne sert pas seulement à insister sur le caractère total
de la guerre, mais elle met également en évidence l’enjeu de la Théogonie : la production
du monde, qui requiert justement, en tant qu’elle en est la condition de possibilité,
cette distinction des sexes.
22 Toutefois, c’est sans doute avec l’aristie de Zeus que s’opère le plus clairement le
passage du niveau épique au niveau cosmique et que se donne à voir le plus nettement
la signification de l’épisode. L’intervention de Zeus apparaît aussitôt dans son
ambiguïté : le dieu bénéficie en effet d’un double statut. Héros d’épopée d’une part, en
ce qu’il joue dans la bataille le rôle d’un Diomède, ou d’un Agamemnon, il n’en garde
pas moins, d’autre part, le statut qu’il a dans l’épopée : celui de la divinité qui se
manifeste par sa foudre49. L’aristie du dieu prend alors une tout autre ampleur. Ce qui
n’était qu’une simple comparaison du héros avec le feu dévastateur dans l’aristie
d’Agamemnon se mue ici en réalité50 : Zeus n’est pas seulement semblable au feu
destructeur, il est cette flamme qui embrase l’univers entier, plongeant le monde, le

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temps de son intervention, dans un état originel qui fait du futur père des hommes et
des dieux une nouvelle origine absolue. Hésiode respecte ainsi le programme que les
Muses lui ont édicté dans le proème51 : la réutilisation de la fiction (ψεύδεα ἐτύμοισιν
ὁμοῖα) fait apparaître les éléments de la vraie compréhension (ἀληθέα). La
Titanomachie remplit son rôle. Car le but de la Théogonie est de montrer que l’état réglé
du monde qui constitue le cadre de l’Iliade (prise comme paradigme de la tradition
épique qu’elle résume) n’est pas donné de toute éternité, mais qu’il a dû s’instaurer.
C’est l’acosmie originelle — distincte du premier commencement qu’était le Chaos, mais
supposée par l’ordre du cosmos tel que l’épopée notamment le représente — qu’Hésiode
met en évidence.
23 De fait, avec l’aristie de Zeus s’affirme l’enjeu cosmique du conflit, conquérir l’espace de
la béance ouverte entre Ciel et Terre et dominer ainsi l’univers pour l’ordonner. Au
vers 689, Hésiode ne se contente pas de déterminer la position, stratégique, qu’occupe
Zeus, comme il l’avait fait en 632 s. (où il situait les Titans sur l’Othrys, et Zeus et ses
alliés sur l’Olympe), mais il apporte, avec ἀπ’ οὐρανοῦ, une précision supplémentaire.
Ciel et Olympe sont dissociés, comme ils l’étaient déjà aux vers 679 s., lorsqu’il s’agissait
de décrire les effets de la mêlée sur toutes les régions de l’univers 52. Cependant, ἄμυδις,
signe de la distinction qui est faite entre les deux termes, marque en même temps que
les deux lieux n’en font qu’un (« il venait à la fois du ciel et de l’Olympe ») : position
mythique (l’Olympe, opposé à l’Othrys) et position cosmologique se superposent.
L’exploit de Zeus dépasse, de loin, celui du héros de l’épopée. En effet, comme nous
l’avons observé plus haut, le déchaînement naturel auquel est comparée l’aristie du
guerrier homérique est ici le fait de l’aristie elle-même ; le sol et la forêt brûlent
véritablement sous la flamme de Zeus (cf. v. 690-694) et avec cet embrasement s’amorce
la « recréation » du monde par le dieu.
24 La suite du récit confirme, en en révélant l’ampleur, l’action cosmique de Zeus. Dans un
premier temps, les vers 695 s. décrivent le processus par lequel le feu de l’Olympien
prend possession du cosmos dans toutes ses composantes. Avec l’embrasement de la
terre (entendue dans son sens spatial), de ses limites (représentées par Océan) et de son
centre (que figure πόντος), c’est le cadre du monde qui est atteint : les divers éléments
de l’univers, seulement ébranlés par la violence du combat entre Olympiens, Titans et
Cent-Bras selon les vers 678-682 — qui annonçaient toutefois déjà la portée cosmique de
la bataille —, finissent ici, en bouillant, par se confondre dans ce qui apparaît comme
une véritable ecpyrose.
25 Puis, avec les vers 696-699, le champ se restreint : est évoquée maintenant l’action du
feu sur les Titans. Hésiode analyse ce qui se passe à l’intérieur de l’embrasement
cosmique et décrit les trois étapes du processus par lequel les Titans sont menacés, puis
touchés : la chaleur (θερμòς ἀυτμή), la flamme (φλόξ) et l’éclat du feu (αὐγὴ...). Le
souffle chaud qui enveloppe les adversaires de Zeus ne monte pas du sol embrasé — car
les Titans se trouvent sur l’Othrys —, mais il est lié à l’expansion de Zeus, qui s’étend
ainsi jusqu’au sommet où se tient l’ennemi. La précision est importante pour
comprendre le mouvement du feu divin. Parti du ciel, celui-ci a atteint la terre. Il lui
restait à prendre, directement, possession de l’espace intermédiaire.
26 Et c’est bien ce qui se passe ici. On n’a pas en effet à corriger ἠέρα, en αἰθέρα, comme le
fait West, pour régler le problème que semble poser l’emploi de ἀήρ. L’embarras des
interprètes vient souvent de ce qu’ils s’attendent à ce qu’Hésiode évoque maintenant la
remontée du feu vers les zones supérieures de l’univers, comme peut le laisser supposer

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l’emploi de δῖαν53, ἀήρ ne conviendrait pas dans ce cas, puisqu’il désigne une substance
sombre et sans localisation54. L’argument n’est pas décisif. Rien n’empêche en effet de
donner son véritable sens à ἀήρα. Car c’est la brume qui est évoquée ici, celle par
exemple qui couvre un champ de bataille ou qui rend invisible 55. Elle protège les Titans
jusqu’à ce qu’elle soit atteinte par la flamme et se mue en lumière. Il faut sans doute
donner à δῖαν un sens résultatif et ne pas négliger le lien qui existe entre l’adjectif et le
nom de Zeus : la brume devient « brillante » (comme l’éther) parce que Zeus en prend
possession grâce à la flamme, qui aveugle les Titans 56.
27 Cet aveuglement préfigure sans doute l’anéantissement prochain des Titans : comme le
note J.-P. Vernant57, l’action des Cent-Bras reprend à la lettre celle de la foudre de Zeus
(ἐσκίασαν, v. 716, fait écho à ἄμερδε, et l’on retrouve la même tournure de phrase en
698, ἰφθίμων περ ἐόντων, et en 719, ὑπερθύμους περ ἐόντας). Toutefois, nous ne dirions
pas, comme lui, que les adversaires de Zeus, « coupés de la lumière du Soleil, privés de
la vue, ... appartiennent désormais au domaine de la Nuit » 58. Certes, les Titans ne
peuvent plus distinguer ce qui les entoure et ils sont ainsi privés de toute possibilité
d’action. Cependant l’indistinction n’est pas liée à l’obscurité, à la nuit ; elle est l’effet
de la lumière elle-même, de l’intensité de l’éclat produit par l’incendie de l’univers. Les
différents éléments du monde cessent d’être discernables dans cet embrasement : les
Titans n’y voient plus que du feu.
28 χθονίους, dans notre interprétation, n’a donc pas le sens que lui donne J.-P. Vernant.
Celui-ci, comme West59, pose que l’adjectif équivaut à ὑποχθονίους ; mais, outre
l’anticipation du sort futur des Titans, qu’y lit West, il comprend le mot comme une
conséquence de l’aveuglement que subissent les adversaires de Zeus, déjà relégués dans
l’univers de la Nuit. En fait, on préférera donner à l’adjectif une valeur proche de celle
d’ἐπιχθονίους, plus conforme à la dimension cosmique qui caractérise le passage, et
l’on entendra le terme dans un sens à la fois local et ontologique : rivés au sol, les Titans
n’ont d’emprise que sur un seul lieu. Bien qu’ils soient aussi les fils d’Ouranos, ils se
situent en effet exclusivement et unilatéralement du côté de Terre. Ils ne peuvent
reproduire, sur le mode de la revendication, que la prolifération vitale de leur mère et
s’affirmer comme la simple dénégation d’Ouranos. Zeus, lui, grâce à sa foudre, tient
ensemble les extrêmes ; par le feu, il abolit la césure entre Terre et Ciel et se révèle dès
lors comme le seul capable d’emporter une lutte dont l’enjeu est précisément l’espace
qui sépare et relie Ciel et Terre.
29 Par le feu en effet, dans cette ecpyrose où tous les éléments ne font plus qu’un, Zeus
recrée donc bien un état originaire du cosmos60, figure paradoxale d’un monde
antérieur à la mutilation d’Ouranos, ainsi que l’indiquent le vers 700a (καῦμα δὲ
θεσπέσιον κάτεχεν χάος) et la comparaison qui suit (v. 700-704). χάος ne désigne pas un
lieu précis, qui aurait une place définie dans l’ordre des choses, au-dessous du Tartare
(comme ce sera le cas au vers 814)61, mais il rappelle le Chaos du vers 116. χάος là-bas
exprimait la béance, l’ouverture originelle qui rend seule possible l’émergence de toute
chose et au-delà de laquelle rien ne peut se penser. Il en est de même ici. Ce n’est pas
que les éléments qui ont surgi dans cette béance première aient purement et
simplement disparu, mais ils sont, pour le moment, réduits à un même état de
bouillonnement. Tout l’espace ménagé par Chaos est en effet occupé 62 par le feu, qui a
atteint ainsi toutes les limites de l’être. Or ce feu est celui de Zeus dont la domination
s’affirme ainsi dans cette universalité ; dans cette répétition de l’ouverture originelle, le
dieu surgit comme une nouvelle ἀρχή. Dans cette logique de la production, où rien

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n’est jamais donné mais où tout doit se créer, Zeus ne peut se constituer en principe
ordonnateur qu’en répétant dans l’indistinction des éléments l’acosmie dont le
préalable est nécessaire pour que l’ordre puisse être produit. Cela ne revient
évidemment pas à dire que Zeus va refaire la terre et les autres composantes du
cosmos, puisqu’elles existent déjà, mais que les diverses parties du monde, unifiées
dans le feu, vont pouvoir par lui être restituées et stabilisées.
30 Dans ce contexte, le choix de la comparaison n’est pas dû au hasard. Elle évoque en
effet le temps, antérieur à la castration, où Ciel s’abattait sur Terre pour la couvrir. La
fonction d’Ouranos était bien essentielle, elle délimitait la béance : Gaia avait produit
un double d’elle-même destiné à l’embrasser tout entière (v. 126 s.), et à contenir le
foisonnement illimité de sa production — jusqu’à l’étouffer, provoquant alors la
réaction de Terre, que son désir pousse désormais à se débarrasser de ce principe
stérilisant. La comparaison (v. 700-704) établit une analogie entre les deux situations et
propose de cette manière une interprétation de l’aristie divine : ce que l’embrasement
provoqué par Zeus refait, c’est précisément, au-delà de la castration, l’union de Terre et
de Ciel. En dominant les Titans et en unifiant l’univers dans le feu, l’Olympien
réinstaure le moment de la domination de Ciel sur le monde, essentiel pour que les
choses n’existent pas seulement, mais subsistent. Ainsi, sur le mode de la comparaison
— puisqu’il n’est pas question dans ce passage, répétons-le, de la réplique exacte d’une
situation définitivement dépassée —, le déchaînement de Zeus reproduit
l’accouplement originel de Ciel et de Terre, caractérisé lui aussi par une violence
analogue à celle qu’expriment les participes du vers 704 (τῆς μὲν ἐρειπομένης, τοῦ δ’
ὑψόθεν ἐξεριπόντος). On comprend dès lors tout à fait pourquoi le même adjectif,
στιβαρός, qualifie à la fois les bras des Hécatonchires (v. 675 et 715) et celui de Zeus
lançant la foudre (v. 692) : recréant une situation précosmique qui lui permettra de
devenir le roi juste qu’il sera plus tard (v. 883-885) et usant pour cela d’une arme qui
appartient au « monde » d’avant l’ordre cosmique — la foudre est un cadeau des
Cyclopes, enfouie jadis dans les replis de Terre (v. 501-506) —, Zeus emploie lui-même la
violence inhérente à cet état originel et incarnée par la force brute des Cent-Bras.
31 Il reste en effet à déterminer le rôle que jouent ces derniers dans la Titanomachie. Si le
statut de Zeus pendant le déroulement du combat est ambigu, le leur ne l’est pas moins.
Puissances primordiales, a priori étrangères au monde de Zeus, elles prennent pourtant
le parti des Olympiens et assument dans la guerre une fonction définie par un contrat.
Bien plus, ces figures de l’excès, au-delà de la tâche qui leur incombe dans la guerre où
elles forment le rempart des Olympiens, auront aussi un rôle à jouer dans l’ordre
cosmique qui s’instaure. Dans ce monde en effet, les Cent-Bras feront également figure
d’ἕρκος : venus des confins de la terre (v. 622), ils veilleront sur les limites du monde
qu’ils stabiliseront par leur présence en maintenant les Titans dans leur relégation,
gardes-frontières63 du cosmos.

V. Les cent-bras : fonction héroïque et cosmogonique


32 Le rôle qu’assureront les Cent-Bras dans le monde régi par Zeus pourrait sembler
contraire à leur nature. Ils apparaissent en effet à l’origine comme l’incarnation des
puissances de l’excès, ainsi que le suggèrent les premiers vers de la Titanomachie.
33 Les vers 617-620, qui évoquent l’emprisonnement des Cent-Bras, rappellent les vers
154-158. On ne peut pas pourtant se contenter de superposer les deux passages. Alors

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que le premier dit simplement que tous les enfants de Terre et de Ciel sont enfermés
dans la Terre par leur père Ouranos, il apparaît ici que ce premier acte d’hostilité s’est
doublé d’un second : les Cent-Bras sont enchaînés (δῆσεν κρατερῷ ἐνὶ δεσμῷ, v. 618).
En outre, la haine d’Ouranos (v. 617), déjà évoquée au vers 155, reçoit ici une
explication complémentaire : Ciel leur envie leur force excessive et leur stature (v.
619 s.). Les Cyclopes ont subi le même sort (v. 501 s.) 64. L’intervention de Zeus pour
délivrer l’un et l’autre groupes d’Ouranides65 suggère que la libération et l’attribution
de τιμαί qui ont suivi la castration d’Ouranos (voir les vers 395 s.) n’ont concerné que
certains frères et sœurs de Cronos, et que les Cyclopes et les Cent-Bras n’en ont pas
bénéficié.
34 La raison de cet emprisonnement accepté, semble-t-il, par le reste de la génération de
Cronos n’est pas explicitée. Mais le texte offre des éléments de réponses. Les vers 619 s.
énoncent la raison de la haine d’Ouranos pour les Cent-Bras : c’est une indication
précieuse. Le verbe ἄγαμαι suppose la perception d’un excès66 qu’ὑπέροπλον confirme.
Les adjectifs employés dans les vers 148-153 traduisaient déjà une force aussi excessive
qu’irrésistible67. Il est également intéressant de noter que seuls les Cent-Bras et les
Cyclopes font l’objet d’une description un peu détaillée de leur conformation. Seuls ou
presque ; Hésiode s’arrête en effet également sur l’aspect physique d’autres créatures :
la série des monstres engendrés par les enfants de Terre et Flot (v. 265-336) et, bien
évidemment, Typhée (v. 823-835). S’il est besoin de les décrire, c’est qu’ils sortent de
toutes nos représentations ordinaires, et en cela même ils constituent un danger
extrême. Cottos, Briarée et Gygès, avec leurs cinquante têtes et leurs cent bras,
incarnent cet excès ; avec la conformation qui est la leur, ils dépassent toute norme.
C’est sans doute pour cette raison que l’on ne peut les nommer (οὐκ ὀνομαστοί, v.
148)68. Les Cyclopes, avec leur œil unique, sont pour leur part monstrueux par défaut ;
ils sont eux aussi, pour la raison inverse, des êtres hors norme. Échappant à toute limite
et à toute définition, figures d’une force brutale impossible à maîtriser, les Cent-Bras
comme les Cyclopes constituaient nécessairement un danger pour les pouvoirs
tyranniques d’Ouranos et de Cronos. C’est de cette manière que nous proposons de
comprendre l’emprisonnement prolongé des monstres au sein de la terre.
35 Or cette force sans limites, qui leur a valu d’être enchaînés par leur père, est dans un
deuxième temps la cause de leur libération. La vigueur sans égal des Cent-Bras est en
effet indispensable aux Olympiens, qui peuvent, grâce à elle, retourner l’excès des
Titans contre lui-même. L’alliance que Terre conseille aux Olympiens de conclure avec
les Cent-Bras n’en reste pas moins essentiellement paradoxale dans la mesure où
Briarée, Cottos et Gygès, plus encore peut-être que les Titans, appartiennent à un
monde absolument opposé à celui de Zeus. L’accord entre ces deux figures
antinomiques du monde divin ne pouvait donc pas être immédiat : l’habileté de Zeus va
être d’assigner une fonction à cette force primitive, de l’endiguer et de la socialiser par
conséquent, grâce au contrat que le dieu passe avec elle.
36 La scène contée dans les vers 639-663 présente la réalisation symbolique de
l’intégration cosmique des Cent-Bras par les Olympiens et l’association qui en résulte
des deux principes antithétiques. En offrant à ses futurs alliés le nectar et l’ambroisie
(v. 639-642) et grâce à l’échange de paroles que permet ce geste d’hospitalité 69, Zeus
instaure entre Cottos et lui un rapport de φιλότης (explicitement invoqué par le dieu au
vers 651). Les premiers mots de Zeus (v. 644 : κέκλυτέ μευ...) reprennent une formule
employée chez Homère pour introduire solennellement une harangue prononcée

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devant une assemblée (humaine ou divine). L’Iliade en offre dans le troisième et le


septième chants des exemples particulièrement intéressants pour nous : l’impératif y
introduit l’énoncé de propositions d’alliance ou d’accord entre Troyens et Achéens ou
l’exigence du respect des clauses du contrat70. L’utilisation de la forme épique éclaire
une autre dimension du récit. En invitant les Cent-Bras à respecter un rapport
d’échange, à répondre aux bienfaits rendus71, le « père des hommes et des dieux »72
tente d’opérer leur « socialisation », ce qui revient à intégrer des forces originellement
brutes dans l’ordre du monde.
37 Cottos toutefois ne répond pas en termes de φιλία mais de rapport de forces : c’est
d’une manière violente qu’est reprise chez lui la figure de l’intégration. Tout d’abord, il
affirme la supériorité de Zeus en des termes qui ne laissent pas d’être ambigus, δαιμόνιε
(v. 655) se teinte en effet, comme chez Homère, d’une nuance péjorative : il interpelle
un être qui n’a pas une perception juste de la réalité73. Cottos, relevant implicitement
que le rôle de Terre a été occulté dans le discours de Zeus74, indique que le dieu ne dit
pas les choses comme elles sont réellement : les Cent-Bras savent tout (cf. v. 655 s.), ils
savent donc pourquoi Zeus agit comme il le fait. Comme celui-ci, ils possèdent savoir,
volonté et νοῦς (cf., pour ses deux dernières facultés, le vers 661). Ce ne sont donc
certainement pas ces qualités qui valent à Zeus l’éloge appuyé que Cottos fait de lui. En
réalité, Zeus est supérieur aux Cent-Bras en ce qu’il a pu les tirer de leur prison ; ils
n’ont pas d’eux-mêmes la faculté d’être ἀλκτήρ (v. 657 ; c’est cette incapacité de se
libérer par leurs propres moyens que souligne ἀνάελπτα au vers 660) et ne seront
jamais ἄνακτες, titre que Cottos reconnaît à Zeus (v. 660). Dire qu’ils ne peuvent pas
être ἀλκτήρ ne contredit d’ailleurs en rien le rôle de rempart que les Cent-Bras vont
jouer par la suite : c’est en fait la fonction que leur assigne Zeus qui va donner un sens
et une utilité à l’immense force brute qu’ils détiennent75.
38 La suite du discours de Cottos ne reprend pas davantage le thème de la φιλία. On
pourrait au premier abord s’étonner de ce que le Cent-Bras invoque comme qualités
propres, capables de mettre à mal les Titans, plutôt que la force, comme on s’y
attendrait, des capacités que l’on reconnaît plus volontiers à Zeus : la volonté et le νοῦς
(v. 661). C’est en réalité une manière pour lui d’accepter le pacte tout en négligeant la
notion de φιλότης. Les Cent-Bras ont de toute façon la force (et Cottos n’a pas besoin de
faire mention de ce qui leur est essentiel) ; ils pourraient par contre ne pas vouloir
l’utiliser. Cottos rappelle donc ainsi à Zeus ce qui justifie qu’ils acceptent le contrat que
leur offre le dieu : non pas la φιλία, mais leur νοῦς et leur bonne volonté. Or ce faisant,
son langage révèle que Cottos n’est plus seulement la force brute qu’il était, mais qu’il
est entré dans un rapport de communication avec Zeus : c’est déjà en soi un mode
d’intégration. En souscrivant au pacte, les Cent-Bras vont faire basculer la situation : les
Olympiens disposent désormais d’une puissance cosmique de même nature que celle
des Titans, mais dont la force va être orientée et actualisée dans une fonction précise.
Zeus trouve ainsi le moyen de donner au monde son organisation tout en respectant le
processus dynamique de production que Gaia défend farouchement. Les Cent-Bras, dès
qu’ils acceptent de se soumettre aux principes sociaux de l’échange, se muent en une
force de l’ordre, dénombrable et unificatrice, capable par conséquent d’être utilisée
dans la régulation du monde.
39 Lorsqu’ils ont été intégrés à la société des dieux, les Cent-Bras constituent, face à la
force désordonnée des Titans, une phalange, c’est-à-dire une armée dans son dispositif
réglé. L’excès est ainsi mis en forme : l’exubérance et la profusion naturelles qui

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peuvent, comme chez les Titans, conduire à l’éclatement, parviennent ici, au contraire,
à la concentration la plus pure.
40 Cependant, le rôle des Cent-Bras ne va pas se limiter à cette utilisation ponctuelle. Ils
sont avec les Cyclopes, comme le souligne J.-P. Vernant, les artisans du succès de Zeus
et ils figurent après cela parmi les attributs de la souveraineté de l’Olympien 76.
Toutefois ils ne font « figures de doublets »77 que si l’on réduit la Titanomachie à un
simple conflit de souveraineté, en négligeant les aspects et les implications
cosmogoniques de la bataille. Cyclopes et Cent-Bras ont un rôle précis à jouer dans
l’organisation de l’univers. À ce niveau, leurs fonctions, aussi complémentaires soient-
elles, en ce qu’elles apparaissent, dans chaque cas, comme régulatrices, n’en restent pas
moins parfaitement distinctes.
41 La foudre des Cyclopes a d’emblée une valeur cosmogonique. Le feu qu’ils ont donné à
Zeus se manifeste en effet immédiatement comme un principe unifiant, puisqu’il
résorbe la coupure qui séparait Ciel de Terre et prépare ainsi la réorganisation du
cosmos. Aussi les Cyclopes, par les armes qu’ils ont offertes à Zeus, apparaissent-ils
comme un principe structurant. Les Cent-Bras, eux, donnent forme à cette structure
sous la figure de la barrière et de la limite.
42 Enfermés sous terre, aux confins du monde, au début de l’épisode, ils se retrouvent
dans le Tartare après leur victoire sur les Titans : points de départ et d’arrivée semblent
donc identiques. La signification de leur position, et, du même coup, la position elle-
même, ont pourtant changé : d’abord rongés par le chagrin dans un lieu encore indéfini
(v. 621-623), ils deviennent, au vers 735, les gardiens des Titans dans un endroit qui
porte un nom et qui va être longuement décrit dans ce qui suit : le Tartare. Entre-temps
Zeus leur a confié une fonction qui se prolongera bien après la bataille, ἕρκος dans le
combat, Briarée, Cottos et Gygès le restent dans le monde des Olympiens, puisqu’ils y
jouent le rôle de gardes-frontières, chargés de surveiller les Titans. En faisant
définitivement obstacle aux débordements de ces derniers, ils instaurent la limite qui
permet à la société de se prémunir contre les forces qui lui sont contraires, et au monde
de gagner sa stabilité. Avec eux, les confins, qui jusqu’alors n’avaient pas de rôle positif,
sont intégrés dans l’organisation du cosmos, et c’est ce qui explique qu’Hésiode ait
attendu ce moment pour décrire le Tartare ; celui-ci tire en effet sa véritable existence
de la fonction qui lui est désormais impartie.
43 L’histoire de la constitution du monde ne peut pourtant pas en rester là. En effet, même
s’il reconnaît d’une certaine manière les forces de la nature en donnant aux Cent-Bras
un rôle à jouer dans le cosmos stabilisé, Zeus n’en demeure pas moins le maître absolu
qui, à l’instar d’Ouranos, a enfermé sous terre les puissances de l’excès. Une fois de
plus, Gaia ne peut donc voir qu’usurpation dans ce qui fait à nouveau obstacle au
principe qu’elle incarne. Dès lors, sa réaction ne va pas se faire attendre : elle va contre
Zeus envoyer son dernier rejeton, Typhée78.

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NOTES
1. Pour la signification de ces cohérences récurrentes, voir, dans ce volume, H. Wismann :
« Propositions pour une lecture d’Hésiode », en particulier p. 18-22.
2. Comme l’Odyssée dit de chaque Cyclope qu’il θεμιστεύει ... παίδων ἠδ’ ἀλόχων (IX, v. 114 s.).
3. Voir les vers 132-138.
4. Cette victoire est suggérée sous une forme elliptique dans le récit de la régurgitation de ses
enfants par Cronos. Se pose alors la question de la signification de cet épisode et de la situation
qui en résulte : l’ellipse est intentionnelle et exprime l’ambiguïté de la relation entre l’ordre de
Cronos et celui de Zeus. L’ère ouverte par les vomissements croniens aurait pu être décrite
comme une anarchie, une guerre civile ou une première phase encore incertaine, pré-
olympienne en quelque sorte, du règne de Zeus.
5. Voir par exemple G. F. Schoemann ( Opuscula Academica, II, Mythologica et Hesiodea , « De
Titanibus Hesiodeis », Berlin, 1857, p. 93-124), qui, p. 120, fait de ce silence un argument
supplémentaire pour suspecter le passage.
6. G. F. Schoemann, p. 122-24 ; Schoemann lui-même doute de la force de persuasion d’un tel
jugement, qui repose sur la seule intuition littéraire de l’expert : « Sed de his, quoniam difficile
est obloquentes convincere, et sentiri talia facilius a peritis, quam demonstrari imperitis possunt,
nolo nunc plura dicere » (p. 124).
7. Certes, dit-il, Hésiode est moins prolixe qu’Homère, mais l’en blâmer est juste affaire de goût
(« Hesiod geht rascher <qu’Homère> ; tadle es wer will », « Lesefrüchte », Hermes 63, 1928, p. 369) ;
Wilamowitz, lui, apprécie : « ... das Ganze leuchtet als das poetische Glanzstück der Théogonie »,
p. 371.
8. Voir les vers 627 s.
9. V. 687-712.
10. Cf. les vers 711 s.
11. Mazon relève bien une contradiction, mais ce n’est pas la bonne. Celle qu’il dénonce (cf. son
édition, p. 14) repose sur un contre-sens. Il est impensable selon lui — et l’on peut d’ailleurs
facilement lui accorder ce point — de dire à la fois que le combat « décline » et que les Cent-Bras
« éveillent un âpre combat ». En réalité, ἐκλίνθη n’a pas le sens que Mazon lui donne, mais,
conformément aux occurrences du mot dans l’Iliade, il signale la décision — quand la balance finit
par pencher d’un côté (voir infra).
12. V. 713-720.
13. Cf. Goettling, dans son édition de 1831 (Hesiodi Carmina, Gotha/Erfurt), ad 687-712 : « Hi versus
seriem narrationis turbant et postea, ne Juppiter honore suo defraudaretur, illati esse videntur ».
Il a été suivi, au XXème siècle encore, par W. Aly (« Hesiodos von Askra und der Verfasser der
Théogonie », Rheinisches Museum 68, 1913, p. 36 s. ; repris dans : E. Heitsch [éd.], Hesiod, Darmstadt,
1966, p. 66), Mazon, B. A. van Groningen (La Composition littéraire archaïque grecque, Amsterdam,
1958, p. 276 s.), ou G. S. Kirk (« The Structure and Aim of the Theogony », dans Hésiode et son
influence, Genève, 1962, p. 82 s.).
14. Une lecture comme celle que propose S. Said (« Les combats de Zeus et le problème des
interpolations dans la Théogonie d’Hésiode », Revue des Études Grecques 90, 1977, p. 183-210)
ressemble fort à une athétèse qui ne veut pas se nommer. Après avoir tenté en effet de dégager
les similitudes entre les deux combats (ceux de Zeus et des Cent-Bras) pour montrer qu’il s’agit là
du « double développement d’une même action » (p. 196), elle conclut du parallélisme qui unit si
étroitement les deux aspects de la bataille au « caractère redondant de l’intervention de Zeus et
de celle des Cent-Bras » (p. 198). Même si S. Said, en s’appuyant sur P. Walcot et J.-P. Vernant,
tente de donner des raisons d’ordre structural à ce « redoublement » (les Cyclopes, qui se

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confondent avec la foudre de Zeus, et les Cent-Bras sont les deux aspects de la force du dieu
olympien qui sont ici également évoqués), elle ne parvient pas à dépasser le niveau de la seule
justification formelle, et ne résout donc qu’en apparence le problème de la cohérence de
l’épisode : le malaise reste entier (« Il est... normal que le récit de la Titanomachie leur <aux
Cyclopes et aux Cent-Bras> attribue une contribution égale à la victoire finale, même au prix d’une
légère incohérence. Car même si Zeus possédait la foudre avant que les Cent-Bras n’interviennent,
il est clair qu’il ne pouvait s’en servir avant que ceux-ci ne se manifestent, sous peine de rompre une
symétrie exigée par l’ensemble de l’œuvre [nous soulignons] », p. 199).
15. West (Hesiod. Theogony, Oxford, 1966), ad 687, p. 349, et 711-712, p. 355.
16. Cf. Th. Zielinski, « Die Behandlung gleichzeitiger Ereignisse im antiken Epos », Philologus,
suppl. 8, 1899-1901, p. 419.
17. « Hesiod’s Titanomachy as an Illustration of Zielinski’s Law », Greek , Roman and Byzantine
Studies 22, 1981, p. 5-9.
18. Il donne pour ce faire un sens sensiblement différent au πρίν du vers 711, qui ne renvoie pas,
comme chez West, à un moment antérieur de ce dernier jour du combat, mais à la période de dix
années qui le précède. La phrase introduite par πρίν aurait dès lors valeur de parenthèse (R. M.
Frazer, p. 7). Voir encore G. Arrighetti (Esiodo. Teogonia, Milan, 1984, p. 150 s.), qui voit lui aussi
appliquée dans notre passage la loi de Zielinski.
19. « Το do justice to both of them <« aristie » de Zeus et action des Cent-Bras> simultaneously
might have overtaxed the powers of an epic poet more sophisticated than Hesiod », Harvard
Studies in Classical Philology 86, 1982, p. 5.
20. « Tradition and Innovation in the Hesiodic Titanomachy », Transactions of the American
Philological Association 116, 1986, p. 28 s.
21. Voir sa traduction, Halle, 1896.
22. Cf. F. Schwenn, Die Théogonie des Hesiodos, Heidelberg, 1934, p. 13-15.
23. Ch. Rowe, Essential Hesiod, Bristol, 1978, p. 95.
24. R. Mondi, p. 26.
25. R. Mondi, p. 32. Ces rapprochements intéressants requièrent néanmoins une certaine
prudence. La négociation entre les Olympiens et les Cent-Bras présente des traits spécifiques
dont l’analyse de Mondi ne tient pas compte. Où trouve-t-on dans l’Iliade une négociation qui
s’achève sur une alliance ? On pourrait songer aux ambassades achéennes qui précédèrent le
rassemblement d’Aulis ; elles sont évoquées dans l’Iliade, par Ulysse au chant IX et par Nestor au
chant XI (le résumé des Chants Cypriens y fait allusion, p. 103, 1. 18-27 Allen). Ou encore à la
« négociation » qui accompagne la réconciliation dans le chant XIX, mais ce rapprochement
paraît, même dans la perspective de Mondi, singulièrement fragile.
26. Mondi renvoie au début de la Diomédie (Iliade V, v. 1-8).
27. Voir la Théomachie, Iliade XX, v. 56-65.
28. Voir son interprétation de χθονίους (v. 697). L’emploi de l’adjectif serait une manière
maladroite, et totalement inadaptée au contexte — puisque les Titans n’ont pas encore été
relégués sous terre — d’évoquer la quatrième partie (le monde souterrain) d’un univers que la
langue archaïque analyse toujours en ses quatre composantes essentielles (cf. p. 41-44). Hésiode
était plus soucieux de plaire à son public par des images traditionnelles, immédiatement
perceptibles, que de veiller à la cohérence interne de son récit. La maladresse était trop grossière
pour ne pas être délibérée ; un interpolateur aurait à l’évidence opéré d’une manière moins
facilement repérable (« Its use <de l’adjectif> is remarkably awkward, but the mechanics of
thematic composition can at least render it explicable. It is much harder to imagine
circumstances under which a later hand would have purposefully inserted such nonsense into
the text », R. Mondi, p. 44).
29. Ainsi, G. S. Kirk (dans J.-P. Vernant [éd.], Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris/La
Haye, 1968, p. 93-117) considère que la bataille, où apparaissent au besoin des scènes de masse,

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riches en comparaison, et quelques représentations — plus tardives — de la disposition en


phalanges, se joue essentiellement dans une juxtaposition d’affrontements individuels entre
héros. On notera que dans sa présentation de l’organisation des récits de bataille dans l’Iliade au
début du deuxième volume de son commentaire (Cambridge, 1990, p. 15-27), l’auteur, sous
l’influence de J. Latacz (Kampfparänese, Kampfdarstellung und Kampfwirklichkeit in der Ilias, bei
Kailinos und Tyrtaios [ Zetemata 66], Munich, 1977), est partiellement revenu sur ses analyses
antérieures.
30. Pour l’économie d’ensemble de la représentation du combat homérique, nous renvoyons à
l’analyse de J. Latacz (voir la note précédente) qui a montré que Kirk méconnaissait la cohérence
réelle du combat parce qu’il confondait la technique de présentation des aèdes avec la
compréhension réelle du déroulement de la bataille qui sert de fil directeur au récit iliadique.
C’est ce cadre que Latacz rétablit lorsqu’il prouve que dans l’Iliade l’issue des combats est décidée
par le mouvement des masses de guerriers (au moins jusqu’à l’entrée en action d’Achille) et que
la tactique employée par celles-ci est une forme de la phalange. Les combats individuels sont en
fait des illustrations de ce qui se passe tout au long de la ligne des contacts.
31. Voir Iliade IV, v. 422-544 ; V, v. 37a, 497 s. ; VI, v. 106-109 ; etc. Pour des descriptions qui
insistent sur l’équilibre des forces avant qu’il ne soit rompu, voir VIII, v. 60-67 ; XI, v. 67-85.
32. Voir, par exemple, le début de la Diomédie dans le chant V, ou l’aristie d’Agamemnon dans le
chant XI. La rupture de l’équilibre est assurément déterminée par des facteurs divins ou humains
qui excèdent les seules forces d’un guerrier mais la représentation de cette rupture tend à
prendre la forme d’une aristie individuelle.
33. Les actions conjointes du héros et de son camp sont indissolublement liées. Ainsi, au début du
chant V, un exploit de Diomède, qu’accompagne une brève scène entre Athéna et Arès (v. 29-36),
permet aux Achéens de faire plier les Troyens (cf. le vers 37 : Τρῶας δ’ ἔκλιναν Δαναοί) ; suit alors
immédiatement le récit des exploits de plusieurs chefs : Agamemnon, Idoménée, Ménélas,
Mérion, Mégès et Eurypyle (v. 37-83), avec un retour sur Diomède à l’instant où il va être blessé
(v. 83 ss.). De manière analogue, à la fin de V et au début de VI, les Achéens (avec de nouveau à
leur tête les différents chefs : Ajax, Diomède, Euryale, Polypoetès, Ulysse, Ménélas et
Agamemnon), après l’exploit surnaturel de Diomède (cf. V, v. 835-861), créent une brèche dans
les rangs des Troyens. On peut encore prendre l’exemple du chant XI, où le récit se concentre
plus nettement sur Agamemnon : la brèche est ici le fait des Achéens en général (cf. le vers 90 : ...
Δαναοὶ ῥήξαντο φάλαγγας), et le récit s’élargit régulièrement à l’ensemble de l’armée (voir les
vers 121, 149).
34. Cf. Iliade V, v. 497 ; VI, v. 106-109 ; XI, v. 214, etc.
35. Iliade V, v. 498 ; XI, v. 215 ; etc.
36. Les vers 390-393 montrent que l’on a affaire, du côté des Olympiens, à une coalition, au
rassemblement d’une multitude de contingents et d’individualités.
37. Ces dix années de guerre font penser évidemment aux dix années de la guerre de Troie.
38. F. A. Paley ( The Epics of Hesiod, Londres, 18832), qui considérait sûrement la reprise de
tournures homériques comme une entreprise de plagiat plutôt que comme une utilisation
délibérée, suspecte le vers, dont il ne voit pas l’utilité dans le contexte.
39. Voir, par exemple, Iliade XII, v. 436.
40. Cf. Iliade XI, v. 336, ou encore XIII, v. 345-360 (notamment les vers 358-360).
41. Ainsi Wolf a condamné les vers ; cf. West, ad 671-3, p. 347.
42. Voir notamment, au chant XIII, les vers 47-58, où Poséidon prédit aux deux Ajax qu’ils
sauveront l’armée argienne, puis les vers 196-205 et 701-722, où on les voit agir conjointement.
43. On retrouve presque mot pour mot, en 676, le vers 215 du chant XI de l’Iliade (= XII, v. 415).
Voir ci-dessus, n. 35.

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44. Ci-dessus, note 33, qui montre, grâce à quelques exemples pris dans l’ Iliade, que l’aristie
n’apparaît jamais comme un acte complètement isolé, mais s’inscrit dans une action de masse.
C’est vrai même de l’aristie d’Achille (Iliade XX, v. 353-363 ; XXII, v. 205-207).
45. πρὶν... (v. 711 s.) renvoie à la phase d’équilibre de la bataille (en particulier aux vers 635 s.,
auxquels la phrase fait écho), qui figure comme l’exact opposé de la phase actuelle : la balance,
naguère égale, a maintenant penché. On songe à la manière dont s’enchaînent dans l’Iliade la
pesée des destins des deux armées et la défaite achéenne (VIII, v. 68-77).
46. On notera qu’Hésiode, au vers 636 (συνεχέως ἐμάχοντο δέκα πλείους ἐνιαυτούς), tout en
évoquant Homère, s’en distingue nettement. Alors que dans l’Iliade, au moment où le destin de
Troie se joue entre Achille et d’Hector, neuf années se sont écoulées et que l’on entre dans la
dixième, Hésiode insiste sur le fait qu’à l’instant de la décision, dix années pleines ont passé. C’est
un moyen de suggérer que toute la durée de l’attente est écoulée et que le temps crucial est
désormais arrivé. Il faut donc se garder de supprimer les vers 635 s. comme l’ont fait des
philologues qui les trouvaient superflus.
47. Ci-dessus, notes 39, 40 et 45. Voir peut-être encore Iliade, XV, v. 413, si l’on interprète le vers
dans ce sens.
48. Gaia d’ailleurs en fait elle-même la preuve en se donnant, dès son apparition, une limite qui la
couvre de toute part : Ouranos (cf. v. 126-128).
49. Voir par exemple Iliade VIII, v. 75 s. ; Odyssée XXIV, v. 539 s.
50. La comparaison de la charge furieuse d’un héros avec l’incendie est fréquente. Voir entre
autres, pour les vers 692-694, Iliade XI, v. 155-157 (Agamemnon) : ὡς δ’ ὅτε πῦρ ἀΐδηλον ἐν
ἀξύλῳ ἐμπέσῃ ὕλῃ / πάντῃ τ’ εἰλυφόων ἄνεμος φέρει, οἱ δέ τε θάμνοι / πρόρριζοι πίπτουσιν
ἐπειγόμενοι πυρòς ὁρμῇ..., et XX, v. 490-492 (Achille) : ὡς δ’ ἀναμαιμάει βαθέ’ ἄγκεα θεσπιδαὲς
πῦρ / οὔρεος ἀζαλέοιο, βαθεῖα δὲ καίεται ὕλη, / πάντῃ τε κλονέων ἄνεμος φλόγα εἰλυφάζει... On
notera dans l’un et l’autre cas l’emploi des formes είλυφόων (ou -άζει) et l’association du verbe
avec φλόγα dans le deuxième cas.
51. Théogonie, v. 26-28.
52. L’expression d’Hésiode (ἄμυδις δ’ ἄρ’ ἀπ’ οὐρανοῦ ἠδ’ ἀπ’ ’απ’ Ὀλύμπου) suppose sans doute
la formule homérique, attestée au nominatif et à l’accusatif, μέγας οὐρανòς Οὔλυμπός τε (voir par
exemple Iliade I, v. 497 ; V, v. 750 = VIII, v. 394 ; voir aussi XIX, v.128), qui associe en les
distinguant Ciel et Olympe ; les deux lieux cosmiques sont explicitement opposés néanmoins dans
le récit du dasmos, XV, v. 192 s. (à Zeus est échu le ciel, mais l’Olympe est commun à tous les
dieux), et dans une comparaison du chant XVI, v. 364 s. Dans le texte d’Hésiode, l’emploi d’ἄμυδις
et peut-être la répétition de la préposition ἀπό insistent sur la différence.
53. Pour Mondi, p. 44 s., ἠέρα ne fait pas véritablement problème dans la mesure où l’allusion aux
Titans chthoniens permettrait selon lui à Hésiode d’évoquer par une association maladroite la
partie de l’univers dont il n’a pas encore parlé, le monde souterrain. Si le Tartare est qualifié à
maintes reprises de ἠερόεις, ce serait, logiquement, parce qu’il contient de 1’ἀήρ, et le mot
n’aurait donc rien de surprenant ici. Le raisonnement se présente comme quasiment imparable ;
il ne parvient pas pourtant à rendre compte de l’emploi de δῖαν, dont Mondi ne parle pas.
54. Cf. West, par exemple, ad 697, p. 351.
55. Le motif de la brume est récurrent (« typique ») dans l’Iliade. On songera notamment à sa
fonction sur le champ de bataille dans le chant XVII, v. 268 ss., 366-377, 643-647, 649 s., et, pour
l’autre usage, à III, v. 381, où Aphrodite dérobe Paris au danger qu’il court en l’enveloppant d’un
brouillard épais.
56. Voir Iliade XVII, v. 643-650.
57. Voir M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Paris, 1974 ; 2ème
éd. 1978, p. 88 s.
58. Detienne-Vernant, p. 88.

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59. Ad 697, p. 351. Voir aussi, par exemple, Ch. Rowe, p. 96.
60. Nous rejoignons, sur ce point, J.-P. Vernant, Detienne-Vernant, p. 84.
61. Ainsi que le croit West, ad 700, p. 352, qui trouve sans doute de cette manière l’élément
souterrain qui manquait pour que la symétrie fût parfaite entre ces vers et 679-682.
62. κάτεχεν ; le verbe, dans l’Iliade, est utilisé quand l’un des deux camps est parvenu à occuper le
terrain ; voir par exemple XVI, v. 79 : πᾶν πεδίον κατέχουσιν (il s’agit des Troyens).
63. φύλακες, v. 735.
64. πατήρ, v. 502, désigne Ouranos ; cf. West, ad 502, p. 304 ; J.-P. Vernant, Detienne-Vernant,
p. 75.
65. La libération des Cyclopes est évoquée aux vers 501-506. C’est à ce moment que Zeus reçoit
d’eux le tonnerre, la foudre et l’éclair, dont il usera dans la Titanomachie.
66. Cf. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. ἀγα-, I, p. 5.
67. ὑπερήφανα (v. 149), ἄπλαστοι (v. 151, « inimaginables », sur πλάσσω, « façonner, modeler » ;
voir l’explication de West ad loc., Chantraine Dictionnaire étymologique, s.v. πλάσσω, avec référence
à Troxler, Sprache und Wortschatz Hesiods, Zurich, 1964, p. 186), ἄπλητος (v. 153, « inabordable,
terrifiante », cf. πέλας, πελάζω, Chantraine, s.v. πέλας ; contra West, ad loc.).
68. L’adjectif est d’autant plus difficile qu’Hésiode nomme chacun d’eux dans le vers qui suit. On
pourrait penser que l’adjectif s’applique à « Hécatonchires ». Hésiode en effet n’emploie jamais le
terme qu’Homère utilise (cf. Iliade I, v. 402) ; ce pourrait alors être une façon de refuser ce nom,
qui n’en constitue pas réellement un, mais qui se donne plutôt comme un qualificatif descriptif.
Nous préférons toutefois donner un autre sens à l’adjectif : en tant que multiplicité, les Cent-Bras
excèdent la possibilité de la nomination.
69. Voir, par exemple, Iliade XXIV, v. 101-103 : le partage de la nourriture accompagne l’échange
de paroles (voir encore West, ad 639 ss., p. 342).
70. Voir Iliade III, v. 86 et 456 ; VII, v. 67 s., 348 s., 368 s.
71. Nous donnons à παθόντες, aux vers 651 et 660, un sens positif : est ainsi évoquée la délivrance
des Cent-Bras.
72. La formule désigne dans l’Iliade la fonction régulatrice de Zeus. L’emploi de l’expression dans
cette scène de la Titanomachie (v. 643) signale que Zeus fait déjà appel à un ordre des choses qui
sera effectif lorsqu’il aura définitivement pris le pouvoir.
73. Cf. Iliade I, v. 561, IV, v. 41 : c’est l’invective favorite de Zeus à l’encontre d’Héra ; VI, v. 407 et
486, entre Hector et Andromaque ; VI, v. 521, d’Hector à Pâris.
74. Voir le vers 653, ἡμετέρας διὰ βουλάς : Terre n’est nulle part mentionnée.
75. On aurait ici l’indice d’une réflexion sur les rapports de la fonction guerrière et de la
souveraineté, sans laquelle la première demeure impuissante.
76. Detienne-Vernant, en particulier p.80-103. On peut même aller plus loin, et penser que la
foudre, le tonnerre et l’éclair offerts à Zeus par les Cyclopes sont, plus encore que des armes, des
talismans de souveraineté. Cela permettrait peut-être de résoudre un problème auquel le schéma
narratif utilisé par Hésiode ne permet pas à lui seul de répondre : pourquoi Zeus n’a-t-il pas fait
usage des armes des Cyclopes avant l’intervention des Cent-Bras ? Ces armes étant intimement
liées à la souveraineté de Zeus, peut-être faut-il supposer que celui-ci n’a pu les mettre en œuvre
que lorsque le concours des Cent-Bras l’eut garanti contre la défaite. La souveraineté elle aussi
demeure impuissante sans l’appui de la fonction guerrière.
77. Detienne-Vernant, p. 81.
78. Voir Fabienne Biaise, « L’épisode de Typhée dans la Théogonie d’Hésiode (v. 820-885) : la
stabilisation du monde », Revue des Études Grecques 105, 1992, p. 349-370.

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Réflexions sur les combats de la


Théogonie
Ezio Pellizer
Traduction : Pierre Judet de La Combe

« C. Lévi-Strauss a bien montré que le mythe est


un objet intertextuel ».
A. J. Greimas, Sémiotique.
Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, p. 194.
1 À partir d’une analyse de la Typhéomachie j’essaie ici de reconstruire l’articulation
sémio-narrative de ce type de récit traditionnel à ses différents niveaux, avec
l’intention d’en dégager l’harmonie, c’est-à-dire l’articulation sémantique telle qu’elle se
met en place sur un plan synchronique et vertical, sans perdre de vue la mélodie, c’est-à-
dire la succession des énoncés narratifs dans une série diachronique de
transformations horizontales, organisées selon un algorithme régulier — le « récit » —
qui semble constituer un mécanisme logique de portée générale dans la construction
d’un univers (ou de plusieurs univers) de représentations propre(s) à une culture
donnée. Mon approche s’inspire évidemment de la technique d’analyse du récit
élaborée par l’« École de Paris », technique qui remonte au travail fondateur d’Algirdas
Julien Greimas1.
2 L’intérêt de ce type d’analyse tient surtout à mon avis à ce qu’elle permet une dé-
composition et une reconstruction textuelles à la fois profondes et claires, et met ainsi
en évidence les relations que les unités constitutives d’un récit entretiennent avec celles
d’histoires qui lui sont comparables (par exemple, la présence de traits sémantiques ou
structuraux communs et pertinents), tant à l’intérieur d’une même culture qu’entre des
cultures différentes.
3 Un premier développement possible de l’analyse de la Typhéomachie est l’élargissement
comparatif à la Titanomachie , qui se trouve dans le même texte traditionnel (la
Théogonie), dans l’état où il nous est parvenu après au moins deux siècles d’élaboration
et de transmission orale et écrite. Il y a aussi les relations évidentes que l’on peut
reconstruire entre ces histoires et une sorte de « chant fantôme » concernant
également les « combats pour la souveraineté », et dont on doit postuler l’existence

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dans la tradition rhapsodique grecque et anatolienne qui va du VIIIème (ou peut-être


même avant) au VIème siècle, à savoir la Gigantomachie, dont plusieurs versions
rhapsodiques devaient circuler à l’époque archaïque1, à en juger par les représentations
iconographiques et par le fait qu’un rhapsode de la moitié du VIème siècle en parle
comme d’un texte connu, récité (ou chanté avec la cithare) jusque dans les banquets.
4 L’analyse sémio-narrative de ces textes est tout aussi utile si l’on veut mieux définir les
niveaux de pertinence qui garantissent le bien-fondé de la comparaison entre ces
exemples grecs de « combat primordial pour la souveraineté » et d’autres textes,
comme ceux, bien connus, des traditions hourrite et akkadienne, qui comportent des
traits sémantiques ou structuraux que l’on peut rapprocher de manière pertinente, en
évitant toute forme de dérivationnisme naïf, et, surtout, en tenant compte de la
considérable distance géographique et chronologique pour les seconds, et
chronologique pour les premiers. La perspective que j’essaie de définir ici est celle
d’une étude générale des histoires des luttes primordiales pour la souveraineté (divine,
héroïque et humaine) dans leur ensemble.
5 Il est évident que ce type d’analyse doit laisser de côté toute forme de discussion sur
l’« originalité » hésiodique de ces textes ou sur ce qu’ils devraient au travail d’un
« interpolateur » qui aurait vécu un siècle ou deux après l’époque supposée d’Hésiode.
Les études de Parry et de Lord, et, pour l’épopée hexamétrique mineure, de Notopoulos,
Hoeckstra, etc., auraient dû faire comprendre depuis longtemps qu’il était vain de
soulever pour l’interprétation de textes traditionnels soumis à un type de transmission
fluide, que nous pouvons désormais reconstruire sans un effort d’imagination excessif,
des problèmes d’« authenticité » ou d’« inauthenticité », de « caractère apocryphe »,
d’« interpolation » et d’« athétèse » avec les tentatives vaines qui en découlent de
défendre — ou même de « réhabiliter » — l’originalité et l’authenticité hésiodique d’une
section mobile comme la Typhéomachie , en s’appuyant sur la démonstration de sa
« nécessité » au sein de l’économie de l’œuvre. Qui, si on accepte cette hypothèse,
aurait construit un texte fragmentaire (un agglomérat, qui, à première lecture, paraît
bien composé par amalgame et reste ouvert à d’infinis ajouts) et prenant pour une part
la forme d’un catalogue, comme c’est le cas de la Théogonie (telle que nous la lisons, bien
entendu), en suivant un plan cohérent, une structure unitaire et intégrée ? Hésiode lui-
même, ou un rhapsode de l’école hésiodique du VIIème ou du VIème siècle, ou une
vulgate de l’époque classique, ou encore quelque philologue alexandrin ? Quel rapport
peut-il y avoir entre l’édition consignée dans les volumina plumbea qui furent selon la
tradition déposés dans un temple et le texte que nous lisons, même si on le complète
avec la « suite » que sont les Éhées ? Il est évident que poser le problème dans les termes
de la philologie traditionnelle à partir de notions comme « texte original » et « texte
fautif » ou « interpolé » signifie que l’on n’a rien compris de ce que peut être une
tradition séculaire, principalement orale, composée de récits qui ont été produits dans
une société plutôt simple et dotée de moyens plutôt rudimentaires quand il lui fallait
enregistrer par écrit les textes qu’elle utilisait. Non seulement l’enseignement de
Milman Parry et d’Albert Lord mais aussi celui de l’anthropologie culturelle paraissent
avoir été vains, si on en juge par de nombreuses études, même récentes, consacrées à la
Typhéomachie et à la Titanomachie. Mais je ne pense pas qu’ils pourront continuer à être
ignorés.
6 Le type d’approche que je propose exige en plus que l’on clarifie la manière dont se
posent à l’intérieur d’une culture principalement orale et aurale d’une part le problème

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de la production et de la réception d’une série d’énoncés narratifs traditionnels (les


histoires dynastiques et les registres généalogiques), de l’autre celui que soulève la
définition de la figure (charismatique) d’un locuteur privilégié (« inspiré » par les
Muses), et, finalement, le problème de l’articulation de la modalité du croire (et de la
modalité « pisteutique » en général). Il est particulièrement intéressant, en outre, de
mettre en évidence la manière dont s’instaurent à l’intérieur de la culture grecque
archaïque, comme le montrent les invocations aux Muses et des récits comme celui du
Dichterberuf d’Hésiode, des instances de manipulation et de sanction de la vérité
destinées à agir sur l’auditoire, au moyen de la projection fictionnelle de figures
anthropomorphiques suprahumaines (les Muses, Apollon), qui sont décrites comme des
archi-destinataires de compétences cachées et secrètes, parfois même de caractère
divinatoire, dans la simulation d’un univers illocutoire où l’énonciateur — le rhapsode,
qui se donne encore le nom d’aoidos — aspire à une position de domination culturelle
analogue à la position socialement dominante du basileus. Avec le cours des siècles, on
assiste à une décadence progressive du prestige du rhapsode, dont les « vérités » sont
de moins en moins crédibles (on pense au scepticisme d’intellectuels et de philosophes
comme Xénophane, qui fut pourtant rhapsode lui-même, ou comme Héraclite),
jusqu’au jugement nettement critique qui atteint cette catégorie trois siècles après
l’époque d’Hésiode, au temps de Xénophon et de Platon.
7 Au cours des siècles qui ont vu se développer la tradition rhapsodique du corpus
hésiodique, un conglomérat de données généalogiques à mémoriser, enregistrées sous
forme de catalogues, s’est trouvé accru par l’extension du principe opératoire dans la
dernière partie de notre Théogonie, avec la production de versions toujours plus longues
(les Éhées deviennent les Grandes Éhées, et les deux recueils circulent parallèlement),
tandis que des blocs mobiles, flottants et indépendants sont consignés et transcrits,
d’une manière ou d’une autre, dans une forme du type de celle qui s’est fixée pour la
Théogonie, parvenue aux philologues alexandrins (qui commencèrent à raison à
formuler les premiers doutes) et, finalement, jusqu’à nous. Des « Hymnes », comme
celui d’Hécate, des descriptions de combats contre des monstres, des listes de timai
pour telle ou telle figure du monde fictionnelle des dieux et des daimones , des
descriptions des parties de l’univers imaginaire (des cosmogonies) et de ses qualités
(Styx, le Tartare, l’Hadès, etc.). Il faut, je crois, prendre acte de cette réalité en évitant
de se demander, à grands coups d’athétèse ou de défense de l’originalité et de
l’authencité hésiodiques, ou d’hypothèses sur l’« invention » de mythes que l’on veut
dater à dix ans près, si nous lisons dans toutes les parties de la Théogonie des matériaux
arrangés par une rhapsode de 550 av. J.-C., ou d’un Hésiode du VIIème, ou du VIIIème
ou même du IXème siècle, ou si nous avons affaire à des « créations » qui lui sont
propres, ou plutôt à des matériaux traditionnels qui remontent pour une grande part
(par exemple les généalogies des dynasties qui précèdent et suivent juste la guerre de
Troie) à l’époque mycénienne.
8 Quand on est obligé de constater qu’il n’y a même jamais eu d’accord sur la chronologie
hésiodique, sur sa situation temporelle par rapport à un rhapsode dont l’image est
encore plus fuyante et fluide que la sienne, à savoir Homère, et quand nous savons que
dès l’Antiquité certains pensaient qu’Hésiode n’avait écrit que Les Travaux et les jours,
une épistémologie correcte et méthodique devrait faire naître le soupçon qu’en
l’absence d’éléments historiques fiables et sûrs ces discussions à l’infini pourraient bien
être une perte de temps. On pourrait donc suggérer d’abandonner les illusions
historicistes qui continuent à conduire alternativement à des thèses opposées et

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contradictoires2, pour aborder plutôt ces textes avec une perspective d’ordre
anthropologique et linguistique plus générale, qui n’entretiendrait aucune illusion sur
la possibilité de trouver des logiques cohérentes et des structures « authentiques » et
« originales » (ou des données précises et fiables) dans des matériaux qui par définition
et en raison de leurs caractéristiques évidentes de diction et de composition ne
pouvaient absolument pas présenter la cohérence et l’organicité que l’on peut postuler
pour des œuvres conçues, composées et communiquées grâce à l’écriture.

1. Considérations sur la Typhéomachie. Propositions


pour une analyse sémio-narrative
9 Dans le texte que nous lisons, la Typhéomachie couvre seulement 61 vers (v. 820-880),
dont une douzaine sont consacrés à l’origine des vents et des tempêtes qu’engendre le
monstre ; le récit proprement dit se réduit donc à moins de 50 hexamètres. Au cours de
mon analyse j’essaierai de distinguer dans les limites du possible un élément
proprement narratif et un élément descriptif.
10 Je soumettrai donc le premier élément à une analyse détaillée des structures narratives
de surface, au moyen d’une segmentation des énoncés, et le second à une description
(ou inventaire) des images, à savoir des noyaux figuratifs qui en constituent
l’articulation fictionnelle. Enfin, j’essaierai de reconstruire les structures profondes sur
lesquelles s’articule cette histoire de combat pour la souveraineté sur le cosmos —
structures souvent constantes et communes à de nombreuses autres histoires de ce
type, et mêmes récurrentes dans le discours religieux de nombreuses cultures
européennes et extra-européennes —, ainsi que les relations que cette histoire
entretient avec d’autres sections de la Théogonie (la Titanomachie ), et avec d’autres
histoires de « Combat pour la domination du monde » que nous pouvons reconstruire à
partir d’autres sources et qui représentent vraisemblablement des traditions analogues
et parallèles appartenant à l’époque et à la culture examinées ici.
11 Je commencerai par la détermination (ici très imprécise) du Circonstant temporel (Ct) :
12 Ct : après que Zeus eut chassé les Titans dans le Tartare ; temps « mythique », époque
primordiale. Il s’agit d’un Circonstant temporel par définition fictionnel 3.
13 Circonstant spatial (Cs) : la Terre elle-même. C’est un paradoxe considérable, puisque ce
récit présente un syncrétisme singulier entre l’un des Sujets et le Circonstant spatial.
Gaia est en effet à la fois celle qui engendre l’antagoniste et le lieu où se produit une
telle génération.
14 De la même manière, un Sujet secondaire (S4 : le Tartare) s’unit amoureusement à Gaia
pour engendrer Typhée, mais il est aussi le lieu où le monstre, battu, sera précipité par
le vainqueur :
S3 : Gaia (et S4) → (faire)
Ant. (S2 : Typhée ∩ P : naître, ou :
— — ∩ Οv : existence, vie.
15 Nous verrons que l’actant complexe et syncrétique qu’est Gaia peut aussi être considéré
comme le Destinateur de Compétence (D) puisqu’en dirigeant le danger contre le Sujet
principal, elle lui permet de le percevoir et donc de se mettre en mouvement. À ce
point, une articulation syntaxique tend vers une hypothèse contraire à l’issue du récit,
sur le mode :

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« Alors il y aurait eu Y, si X n’avait pas eu lieu » (v. 836-38).


16 C’est un moyen d’exprimer le manque, le danger terrible qui se profile à l’horizon, et le
caractère fatal de l’intervention victorieuse du Sujet principal (Zeus) 4.
S1 : Zeus → (savoir) S1 ∩ P : se rendre compte, voir, percevoir le danger.
17 Cette phase peut être considérée comme une épreuve préliminaire , qui consiste en
l’acquisition de la Compétence, que le Sujet se procure grâce à la finesse particulière de
sa perception (v. 836-38), sans l’intervention d’aucun adjuvant 5.
18 Deux différents Cs sont précisés ici, avec un déplacement et un transfert de l’un à
l’autre :
S1 : Zeus → (faire) ∪ Cs2 : Olympe ∩ Cs3 : lieu du combat.
19 C’est une légère manifestation du déplacement, du voyage du lieu initial au lieu de
l’épreuve (qui n’est pas précisé dans cette version du récit).
20 Puis viennent les énoncés performatifs principaux (PERF) :
S1 : Zeus → (faire) Ant. : Typhée ∪ O1 : les cent têtes, ∪ Ov : victoire.
21 Zeus prive son adversaire de la victoire et de ses nombreuses têtes par une série d’actes
performatifs exprimés par des prédicats comme frapper, foudroyer, décapiter,
précipiter, etc. C’est l’épreuve principale, le combat et la défaite du monstre (du
« méchant », du « vilain », en un mot, de l’Antagoniste), qui provoque
d’impressionnantes conséquences :
CAUSE :
S1 S2 → (faire) S3 : Gaia ∩ P : brûler, trembler, fondre.
22 Finalement, l’Antagoniste subit un transfert spatial :
S1 : Zeus → (faire) Ant. : Typhée ∪ Cs1 : terre ∩ Cs4 : Tartare.
23 Il s’agit de la localisation définitive de Typhée, défait et mis à mal, dans le Tartare (qui,
comme figure anthropomorphique, est également son père !).
24 L’ensemble narratif se réduit donc à un nombre limité d’énoncés performatifs, dont
trois principaux : 1. Gaia engendre l’Antagoniste, 2. Zeus l’affronte, le frappe et le
défait, et enfin, 3. il le jette dans le Tartare ; et d’autres secondaires : acquisitions de
compétences, déplacement pour rejoindre le lieu du combat, effets du combat sur
l’espace environnant.
25 Le temps du récit : le moment de la crise (de la catastrophe) débouchant sur la fondation
du « Nouveau Règne », c’est-à-dire de la structure hiérarchique de l’univers humain et
divin actuel, qui est issu de ce conflit horrible et de la victoire de Zeus.
26 L’espace : une image conventionnelle du cosmos, à savoir un univers fictionnel avec ses
formes et ses règles, tel que l’énonciateur le décrit et qu’il peut être partagé — au moins
en partie, de nombreuses variantes idiolectes individuelles sont en effet possibles — par
le groupe professionnel des collègues et des maîtres, même anciens, auquel il
appartient ; il suffit de se rappeler que les autres versions (contemporaines, peut-être,
en tout cas postérieures, cf. le pseudo-Apollodore) offrent une variété extrême et
oscillante de localisations, de l’Etna à l’Égypte en passant par le mystérieux « pays des
Arimes », etc.

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2. Inventaire des unités fictionnelles


27 La gamme des traits fictionnels que Ton peut identifier dans ce bref récit est
extraordinairement riche si Ton considère que la narration occupe à peine une
cinquantaine de vers.
28 1. Une figure féminine de la terre (Gaia), personnifiée et donc au moins partiellement
anthropomorphique, engendre, « unie à Tartare à cause d’Aphrodite d’or » (v. 822), un
fils horrible. D’autres traits permettant de se faire une idée de ce personnage peuvent
être ajoutés grâce à des rapprochements intertextuels, par exemple en examinant
d’autres descriptions contenues par l’œuvre que nous appelons la Théogonie ou
produites plus ou moins à la même époque dans le cadre de la culture ici considérée. Le
trait le plus caractéristique est l’oscillation sémantique, l’ambiguïté actantielle de ce
personnage à laquelle nous avons déjà fait allusion : il est à la fois une figure
anthropomorphique (il engendre comme une mère, s’unit sexuellement, donne des
conseils, prévoit le futur, etc.) et une image spatiale (comme lieu où se déroulent les
événements).
29 2. En plus de Terre, nous trouvons la figure personnifiée et ambivalente de l’Abîme
primordial qui est sous elle, le Tartare, qui comme je l’ai déjà dit est d’abord
anthropomorphe, puis « spatial ». Le contexte nous apprend également qu’une distance
symétrique à celle qui sépare le ciel de la terre sépare la terre du Tartare, et que leurs
dispositions topologiques respectives sont : « en bas », « au milieu » et « en haut » 6.
Pour ce personnage également, on trouve donc, même si c’est à un degré moindre,
l’ambivalence figurative caractéristique qui en fait à la fois un espace et une figure
anthropomorphique.
30 3. Les deux engendrent un monstre (l’Antagoniste), qui est décrit avec des traits en
partie zoomorphiques et en partie humains. Il présente des dissymétries taxinomiques
fortes qui rendent une visualisation difficile (« invraisemblances ») : sur un corps
gigantesque, apparemment plus ou moins humain, doté de mains et de pieds d’une
force extraordinaire, s’articulent cent têtes de serpent qui de leurs bouches béantes
dardent autant de langues noires et vibratiles. Comme si cela ne suffisait pas, les yeux
de ces têtes horribles de serpent (le texte dit « les deux yeux », v. 826, avec un curieux
duel, qui oblige à recourir à la notion de « distributif » et donc à imaginer deux cents
yeux de feux) exhalent des flammes (trait fictionnel « extraordinaire » : aucun être
vivant dans le monde naturel empirique n’est en mesure de produire du feu avec les
yeux). Les cent bouches émettent une gamme prodigieuse de sons, qui vont d’un
langage articulé « que les dieux peuvent comprendre » (v. 831) à de terribles effets
sonores animaux. En plus d’un sifflement puissant, normal pour des têtes de serpent,
elles pouvaient aussi gémir ou aboyer comme des chiens, rugir comme des lions ou
mugir comme des taureaux. C’est une description « son et lumière », comme on voit, à
laquelle s’ajoute l’effet thermique de la chaleur émise par les yeux de feu, qui occupe à
elle seule quinze vers, soit presqu’un tiers du tout.
31 4. Les énonciataires n’avaient pas besoin que Zeus soit présenté et décrit
abondamment. Dieu anthropomorphe, il perçoit le danger grâce à l’acuité de ses sens, il
avance sans peur au devant de l’adversaire, l’affronte avec de violentes explosions de
tonnerre et de foudre. Le feu, la lumière et la chaleur s’opposent par symétrie aux
flammes qui sortent des yeux de l’antagoniste, tandis que le tonnerre et le fracas
répondent bien, au niveau acoustique, à l’effrayant vocalisme de Typhée.

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32 5. Mais la partie la plus efficace dans cet inventaire des images évoquées par le texte est
la description des effets que le combat produit sur l’espace environnant. La terre et le
Tartare (redevenus des espaces naturels) brûlent et retentissent comme lors d’un
tremblement de terre (« Un tremblement incoercible s’était levé », ἔνοσις δ’ ἄσβεστος
ὀρώρει, v. 849), la mer se met à bouillir, et avec elle la croûte terrestre (« La terre
bouillait toute, ainsi que le ciel et la mer », ἔζεε δὲ χθὼν πᾶσα καὶ οὐρανòς ἠδὲ
θάλασσα, v. 847, cf. le v. 695 de la Titanomachie : « La terre bouillait toute, ainsi que les
flots de l’Océan », ἔζεε δὲ χθὼν πᾶσα καὶ Ὠκεανοῖο ῥέεθρα), qui désormais fond
comme de la lave, au milieu de lumières terribles et de vapeurs de feu. Le
rapprochement lexical et stylistique avec le précédent combat cosmique, la
Titanomachie, suffit à montrer que nous sommes ici en présence également de
matériaux traditionnels, « prêts à l’emploi » pour décrire des scènes de ce genre.
33 Il n’est pas difficile de reconnaître le récit d’une guerre cosmique figurée sous la forme
d’un grand cataclysme volcanique, avec l’éruption des flammes, les vagues d’un
tremblement de terre et d’un ras de marée, avec des pierres en fusion 7. Il est
vraisemblable que ces descriptions entraient dans le bagage traditionnel des récits de
batailles cosmiques, après avoir servi pour transmettre le souvenir de catastrophes
réelles, selon une tradition probablement séculaire, à travers des générations de
rhapsodes8.
34 6. La défaite du monstre résulte d’une série de coups de foudre rapprochés, qui sont
représentés comme des « coups de fouet » ; la foudre « fouette » l’adversaire (v. 857,
πληγῇσιν ἱμάσσας), d’abord effrayé par les éclairs et le tonnerre, et brûle une à une les
cent têtes9. Typhée tombe alors à terre, mutilé ou « rendu boiteux », v. 858, γυιωθείς,
pour finir jeté dans l’abîme du Tartare. Étant immortel (v. 849, si je comprends bien ce
vers), il ne peut être tué, mais seulement éloigné et maintenu dans un état de
contrainte10, généralement dans un lieu lointain, et souvent marginal, légendaire ou
mystérieux11.
35 Nous avons donc sous les yeux un univers fictionnel très riche et très varié, surtout
dans l’articulation des Circonstants spatiaux. On remarque des dissymétries
morphologiques et aussi, probablement, de taille (gigantisme) dans la définition du
monstre, ainsi qu’une oscillation sémantique (difficile pour nous et peut-être
inquiétante) continue entre deux figures (Gaia et Tartare), qui dans une indifférence
souveraine sont tantôt anthropomorphes, et agissent sur un mode humain, et tantôt
topologiques et spatiaux (et même de dimension cosmique).

3. Structures profondes et relations avec le contexte.


Les luttes pour la souveraineté et le modèle de la
parenté
36 Dans cette Lutte pour la souveraineté, une structure narrative simple sert de base à une
série impressionnante de dispositions figuratives dont il est difficile de dire combien
sont « inventées » par un énonciateur individuel, et combien à l’inverse sont
« héritées » d’une tradition déjà conventionnelle (un récit mythique de fondation qui
pouvait remonter, avec de nombreuses variations possibles, à plusieurs siècles, et, dans
notre cas, probablement à la culture mycénienne12.) Naturellement, le récit décide a
priori du modèle de « héros » victorieux qui sera choisi, puisqu’il se présente comme

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une aristie de Zeus, qui est le Sujet protagoniste dans d’autres sections de l’œuvre où se
trouve l’épisode que nous analysons. Sous cet aspect, nous ne pouvons clore l’analyse
de la Typhéomachie sans examiner également les relations qu’elle entretient avec
d’autres structures du macro-texte dont elle fait partie, et éventuellement avec
d’autres récits analogues issus de la même culture, c’est-à-dire sans que l’on tienne
compte de son articulation intertextuelle13.
37 Les principaux éléments de cette relation (pour ne rien dire des questions de diction, de
lexique ou de « style ») semblent être les suivants :
a. permanence du Sujet et acteur final (Zeus) avant et après cette section de texte ; nom
propre, armes typiques, qualités qui restent plus ou moins constantes, « destin » fixé ;
b. permanence du même Adjuvant et Destinataire de Sanction, qui tient également le rôle de
géniteur de l’Antagoniste et de victime des effets de la lutte, et qui malgré cela est aussi
l’aïeule (la bisaïeule) du Sujet, ainsi que la volonté occulte qui prépare et guide son succès ; il
s’agit de Gaia ;
c. victoire imparable du Sujet et élimination de l’Antagoniste qui est mis hors d’état de nuire ;
d. dimension « cosmique » du conflit, qui englobe toutes les dimensions spatiales de l’univers
décrit, ainsi que des phénomènes atmosphériques, telluriques et naturels (vents, etc.) ;
e. liens de parenté entre les combattants, et dimension dynastique du conflit.

38 En tant qu’« histoire de combat » et donc qu’épreuve, il est évident que la « lutte contre
Typhée » s’articule sur une structure profonde qui organise la conquête du pouvoir, et
explore les modes de son acquisition au moyen du conflit violent — la lutte — qui
oppose un Sujet et un Antagoniste (ou Anti-sujet). Il est clair que l’histoire qui précède,
la Titanomachie, est structurée pour une grande part sur un mode tout à fait analogue,
mais elle comporte plusieurs éléments supplémentaires :
a. la dimension collective des adversaires (ce qui permet à un « chef » de s’affirmer au sein
d’une telle collectivité)14 ;
b. l’intervention (décisive dans ce cas, sinon exclusive) de l’Adjuvant (Adj : les Cent-Bras), alors
que les analogies topologiques et chronologiques (le Cs et le Ct) sont très marquées : la
dimension cosmique et primordiale de la lutte reste plus ou moins analogue, tandis que le
combat lui-même est décrit avec une plus grande abondance de détail.

39 On observe la même chose pour les relations généalogiques entre les combattants. Dans
les deux cas, il s’agit d’un conflit de génération et la domination (le pouvoir, le règne sur
les cieux) est l’enjeu d’une lutte qui oppose, si l’on peut dire, oncles et neveux, en tout
cas des descendants de la même origine (Gaia). La succession dynastique endo-familiale est
donc le modèle à partir duquel cette théologie et cette cosmogonie peuvent prendre
forme, deviennent pensables et représentables. Ce qui reste de la Titanomachie 15, si on
fait abstraction d’une série assez limitée d’énoncés narratifs (qui en constituent la
substance) et d’une courte partie dialoguée, se réduit à une quantité importante de
parties digressives, rattachées au noyau principal par des liens ténus, de nature
associative.
40 L’histoire (qui relate pourtant une guerre de dix années) commence in médias res, et
peut être résumée en une série limitée d’énoncés :
a. situation de conflit, besoin d’aide, manque ;
b. convocation de l’Adjuvant, manipulé par un contrat d’échange ;

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c. confrontation avec une épreuve, où se manifeste tant l’insuffisance du Sujet collectif (les
dieux) que celle du Sujet principal (Zeus)16 ; ce qui d’ailleurs était voulu par le destin. La lutte
se développe dans un cadre cosmique, mais n’est décidée qu’après ;
d. l’intervention de l’Adjuvant, avec l’obtention par tous les alliés (Zeus, les Olympiens et les
Cent-Bras) de l’Objet de valeur (Οv : victoire, pouvoir). Enfin, l’Antagoniste est lié, enchaîné,
rendu inoffensif. On parvient ainsi à
e. l’élimination du manque (ἔριδος χαλεπῆς, « la querelle difficile », v. 637) et à l’établissement
du nouvel ordre.

41 Presque la moitié des vers que comprend cette section sont consacrés à la simple
description de la prison où les Titans sont enfermés, et des êtres qui s’y trouvent. La
Théomachie finit alors, et commence immédiatement la Typhéomachie, après un vers de
transition (v. 820). Ici également, les Antagonistes sont réduits à l’impuissance et
précipités dans un espace qui est le lieu de l’altérité, du non-humain. Comme tous les
êtres qui ne peuvent mourir, les Titans sont liés, pris dans les fers et dans les chaînes.

4. Corrélations des intertextes : la structure de la


Gigantomachie
42 Passons maintenant aux analogies que l’on peut établir avec une autre histoire de
« lutte primordiale pour la domination du monde », qui ne se trouve pas dans le texte
que nous analysons, mais qui est bien connue par des textes iconiques à peine
postérieurs ou contemporains, et par une version « officielle », qui provient
certainement de la reprise fidèle de textes rhapsodiques dont il est vraisemblable de
postuler l’existence avant même le VIème siècle, même si nous ne disposons plus que
d’informations confuses17. Les symétries et les analogies sont nombreuses et évidentes :
a. permanence du Sujet divin principal, Zeus ;
b