Vous êtes sur la page 1sur 181

"La vie de Jésus"

d'Ernest Renan /
Antoine Albalat
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Albalat, Antoine (1856-1935). "La vie de Jésus" d'Ernest Renan / Antoine Albalat. 1933.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la
BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :
*La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.
*La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits
élaborés ou de fourniture de service.

Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

*des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans
l'autorisation préalable du titulaire des droits.
*des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur
de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non
respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter reutilisation@bnf.fr.


LES GRANDS ÉVÉNEMENTS LITTÉRAIRES
Histoire littéraire et anecdotique des chefs-d'oeuvresfrançais et étrangers
publiée sous la direction de
MM. ANTOINE AL8ALAT, HENRI D'ALMÉRAS, ANDRÉ
BELLESSORT ET JOSEPH LE GRAS
Première Série
Henri d'ALMÊRAS Le Tartuffe, de Molière.
Ed.BENOIT-LÉVY Les Misérable», de Victor Hugo,
Jules BERTAUT Le Père Goriot, de Balzac.
René DUMESNIL La Publication ê: Maàomt Bovary,
'
Félix GAIFTE Le Mariage de Figaro,
Louis GUIMBAUD Les Orientales, de Victor Hugo.
Joseph LE GRAS Diderot et l'Encyclopédie,
Henry LYONNLT Le Cid, de Corneille
Comtesse J. DE PANGE De l'Allemagne, de Mme de Staël.
Alphonse SÉCHÉ Us Vie du Fleurs du Mal,
Louis THUASNE Le Roman dt la Rose.
Paul VULUAUD Les Paroles d'un Croyant,
Deuxième Série
Antoine ALBALAT L'Art Poétique, de Boileau.
Henri D'ALMÉRAS Les Trois Mousquetaires.
A. AUGUSTIN-THIERRY Récits des Temps Mérovingiens.
Albert AuriN L'Institution Chrétienne, de Calvin.
Georges REAUME Les Lettres de Mon Moulin.
René BRAY Les Fables, de La Fontaine.
Raymond CLAUZEL Sagesse, de Verlaine.
Yves LE FESVRE Le Génie du Christianisme.
Ph. VAN TIEGHEM La Nouvelle Héloïse.
Maurice MAGENDIE L'Astrée, d'Honoré d'Urfé.
Georges MONGRÉDIEN Athalie, de Racine.
Ernest RAYNAUD Jean Moréas et les Stances.
Troisième Série
Albert BAYET Les Provinciales.
Jeanne LANDRE Les Soliloques du Pauvre.
LONGWORTH-CHAMBRUN Hamlet, de Shakespeare.
Joseph VlANEY Les Regrets, de Du Bellay.
Auguste DUPOUY Carmen, de Mérimée.
Albert AUTIN Le Disciple, de Bourget.
L'Oraison Funèbre d'Henriette d'Angleterre, de Bossuet.
Guy DE LA BATUT
René DUMESML En route, de J. K. Huysmans.
Raymond CLAUZEL Une Saiion en Enfer et A. Rimbaud.
Eugène LASSERRE Manon Lescaut,
A. AUGUSTIN-THIERRY Les Liaisons Dangereuses.
Henry LYONNET La Dame aux Camélias.
Quatrième Série
Gustave FRÊJAVILLE Les Méditations, de Lamartine (12 francs).
Léon DEFFOUX L'Assommoir, d'Emile Zola.
N. BRIAN-CHANINOV La Guerre et la Paix, de Tolstoï.
Henri HAUVETTE .' Lej Canzonières, de Pétrarque (12 francs).
Henri D'ALMÉRAS Le Roman Comique, de Scarron.
Albert LANTOINE Les Lettres Philosophiques, de Voltaire (12 francs).
Pierre VILLEY Les Essais, de Montaigne (12 francs).
Joseph VIANEY Les Odes, de Ronsard (12 francs).
Georges JARBINET Les Mystères de Paris, d'Eugène Sue (12 francs).
ANTOINE ALBALAT La Vie de Jésus, d'Ernest Renan (12 frênes).
RENÉ DUMESNIL Les Soirées de Médan (12 francs).
Les Poèmes barbares, de Leconte de l'Ish (12 franc*).
JOSEPH VlANEY
(43 volumes parus)

Chaque volume 9 francs (sauf indication spéciale)


(Ex. sur papier pur fil. : 30 francs)
LA VIE DE JÉSUS
D'ERNEST RENAN
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

L'art d'écrire enseigné en vingt leçons, 1 volume, 53° mille (Colin,


éditeur).
La formation du style par l'assimilation des auteurs, 1 volume,
23e mille (Colin, éditeur).
Le travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands
écrivains, \ volume, 22e mille (Colin, éditeur), couronné par
l'Académie française. *
Comment il faut lire les auteurs classiques français, 1 volume,
16e mille (Colin, éditeur), couronné par l'Académie française.
Comment il ne faut pas écrire, 1 volume, 15e édition (Pion, édi-
teur).
Comment on devient écrivain, 1 volume, 15e édition (Pion, éditeur)*
Gustave Flaubert et ses amis, 1 volume, 15e édition (Pion, éditeur).
Les ennemis de l'art d'écrire, I volume (Librairie universelle, épuisé).
Ouvriers et procédés, 1 volume (Havard, éditeur, épuisé).
Le mal d'écrire et le roman contemporain, 1 volume (Flammarion»
éditeur, épuisé).
Souvenirs de la vie littéraire, 1 volume, 7° mille (Crès, éditeur).
Marie, \ volume (Colin, éditeur, épuisé).
L'amour chez Alphonse Daudet, I volume (Ollendorf, épuisé).
Une fleur des tombes, I volume (Havard, épuisé).
L'Impossible pardon, I volume (épuisé).
Lacordaire, 1 volume (Vitte, éditeur).
Joseph de Maistre, 1 volume (Vitte, éditeur).
Pages choisies de Louis Veuillot, I volume (Lethielleux, éditeur).
Frédéric Mistral, son génie, son oeuvre (Sansot, éditeur).
L'art poétique de Boileau, 1 volume (Malfère, éditeur).
Trente ans de quartier latin, 1 volume (Malfère, éditeur).
JUSTIFICATION DE TIRAGE

Il a été tiré cle cet ouvrage 30 ex»mplairessur papier


pur fil numéroté»4e I à 30.

Tout droit* dt tèprodatttontùttttà.


Copyright 19Î3 by Edgar Moifite.
I

PRÉPARATION
A LA « VIE DE JÉSUS »
I

PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS

Renan est avec Chateaubriand un des plus grands


écrivains du XIXe siècle, et sa Vie de Jésus constitue
l'événement littéraire le plus considérable de son
époque. Pour bien connaître les raisons qui décidèrent
Renan à écrire cette Histoire des origines du Christia-
nisme, dont la Vie de Jésus forme le premier et le plus
célèbre volume, il est nécessaire de rappeler par quelle
évolution d'idées et de doctrine Renan fut amené à
abandonner la foi de sa jeunesse, pour professer l'irré-
ductible t respectueuse incrédulité qui fit son origina-
lité et son succès.
La mère de Renan, pieuse Bretonne, rêvait pour son
fils la carrière ecclésiastique. Henriette, la soeur de
Renan, approuvait sincèrement ce projet. Pieuse, elle
aussi, songeant même à entrer au couvent de Lannion,
elle se trouva être le seul soutien de la famille, à la
mort du père, qui eut lieu cinq ans après la naissance
10 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

d'Ernest. Pour payer les dettes et surtout « pour élever


son frère, elle renonça à sa vocation » et réussit à faire
admettre Ernest au petit Séminaire de Tréguier K
Elle prit elle-même une modeste position à Paris,
d'abord en sous-ordre dans une institution, puis direc-
trice d'une maison d'éducation, où elle fit de sérieuses
lectures et où elle travaillait seize heures par jour.
Elle obtint enfin pour le jeune Renan la faveur d'une
bourse au petit Séminaire de Saint-Nicolas du Char-
donnet, alors dirigé par l'abbé Dupanloup. A Saint-
Nicolas, elle venait le voir et l'encourager. Renan
continua à se montrerdocile et bon élève. Pour assurer
définitivement la sécurité des siens et l'avenir de son
frère, Henriette accepta la place d'institutrice dans une
famille polonaise. Elle partit pour la Pologne et elle y
resta dix ans, chargée de l'éducation de trois enfants.
Son dévouement et son noble caractère lui valurent
l'estime et l'attachement de tous.
A sa sortie de Saint-Nicolas du Chaidonnet, Renan
entra au grand Séminaire, d'abord à Issy (1842), puis à
Saint-Sulpice (1843-45). L'abbé Renard prétend
qu'Henriette eut tort de l'envoyer à Saint-Sulpice
avant de bien connaître sa vocation. Mais Henriette
et sa mère croyaient, au contraire, fermement à la
sincérité de cette vocation. Tous les trois n'avaient
aucun doute à cet égard.
C'est pendant ces quatre années de grand Séminaire

I. Marie James Darmestcter. La Vie d'Ernest Renan, p. 14.


PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS U

que se développèrent chez le jeune Renan les disposi-


tions intellectuelles qui devaient lui révéler sa véritable
tournure d esprit. L'orthodoxie la accusé d'avoir perdu
la foi par entêtement et mauvaise volonté. La question
est beaucoup plus simple. Renan est arrivé à l'incrédu-
lité le plus naturellement du monde. Et d'abord avait-il
réellement la foi ? A Saint-Nicolas du Chardonnet,
il n'y a pas de doute, il était pieux et même mystique.
Seulement, comme chez beaucoup de ses condisciples,
la foi était chez lui affaire de sensibilité, d'éducation et
d'habitude. Les
séminaristes, en général, cherchent
rarement à se rendre compte de leurs croyances.
L'Eglise pense pour eux. ils reçoivent sans le discuter
un enseignement qui fait partie d'une carrière libre-
ment choisie. Ce genre de vocation, alors comme aujour-
d'hui, suffisait à faire de bons prêtres, et Renan n'avait
qu'à accepter l'avenir pratique qui s'ouvrait devant lui.
Malheureusement le jeune homme ne tarda pas à
s'apercevoir que sa tournure d'esprit, rebelle au surna-
turel, l'entraînait invinciblement vers la critique et
l'objection. Il ne prit conscience de ce changement
que peu à peu, à mesure que s'élargissait le champ de
ses réflexions et de ses lectures. Ses idées d'enfance,
l'exemple familial, son culte pour sa mère, enfin ses
propres illusions endormirent longtemps sa vigilance.
Il fallut que ses professeurs lui ouvrissent les yeux en
lui disant : « Vous n'êtes plus chrétien ».
Ce fut pour lui, non pas un drame à la Jouffroy,
mais un brusque réveil, une lutte entre les exigences de
12 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

sa raison et le choix d'une carrière qu'il considérait


lui-même comme l'idéal et le but de sa vie. Indécis et
troublé, le jeune Renan trompa pendant quelque
temps sa vieille mère ; il trompa ses professeurs, il se
trompa lui-même, en proie à des contradictions et à des
attermoiements qui pouvaient faire suspecter sa sincé-
rité. Il recula cependant devant l'engagement irrévo-
cable du diaconat. Il écrivit alors à son condisciple,
l'abbé Cognât, des lettres touchantes d'angoisse et
d'émotion.

Que de fois, dit-il, j'ai cherché à me mentir à moi-même I


Mais cela est-il au pouvoir de l'homme de croire ou de ne
pas croire ? Je voudrais qu'il me fût possible d'étouffer
la faculté qui en moi requiert l'examen ; c'est elle qui a
fait mon malheur. Heureux les enfants qui ne font toute
leur vie que dormir et rêver ! Je vois autour de moi des
hommes purs et simples, auxquels le christianisme a suffi
pour les rendre vertueux et heureux ; mais j'ai remarqué
que nul d'entr'eux n'a la faculté critique ; qu'ils en bénissent
Dieu. i

Les ennemis de Renan ont refusé d'admettre les


raisons qu'il nous a données de son changement de
croyance. Sa correspondance avec sa soeur prouve
cependant jusqu'à l'évidence qu'il fut victime d'une
vocation sentimentale qui ne se trouva pas assez forte
pour résister à la critique et aux objections.

Ma foi, a-t-il dit lui-même, a été détruite par la critique


historique, non par la scolastique ni par la philosophie. »
Il a dit encore : « Mes raisons de ne pas croire furent toutes
de l'ordre philologique et critique ; elles ne furent nulle-
PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 13

ment de l'ordre métaphysique, de l'ordre politique, de


l'ordre moralx ».

On a prétendu que l'exégèse ne fut pas la vraie


cause de cette incrédulité. « Et la preuve, dit-on, c'est
que Renan n'a commencé à étudier l'hébreu qu aSaint-
Sulpice et qu'il n'était déjà plus chrétien au séminaire
d'Issy. (Correspondant, 20 mai 1882). On peut cepen-
dant faire de l'exégèse sans connaître l'hébreu. Le grec
et le latin suffisent. En travaillant à la Vie du Christ
pendant sa longue retraite à Corbara, le père Didon
s'est beaucoup occupé d'exégèse, et je ne crois pas
qu'il eût sérieusement étudié l'hébreu. Il faut donc
croire Renan, quand il dit que ce sont les questions
d'exégèse, c'est-à-dire les objections tirées de ses seules
lectures, qui l'ont surtout influencé ; et il a bien fallu
que ce genre de recherches lui ait paru de quelque
poids pour lui avoir inspiré plus tard des phrases comme
celle-ci :
La. question de savoir s'il y a des contradictions entre le
IVe Evangile et les Synoptiques est une question tout à fait
saisissable. Je vois ces contradictions avec une évidence
si absolue, que je jouerais là-dessus ma vie et, par consé-
quent, mon salut éternel sans hésiter un moment 2.

Renan, en effet, a toujours donné beaucoup d'impor-


tance à l'étude des textes, et il a signalé maintes fois
la faiblesse de l'enseignement apologétique du grand
Séminaire à cette époque. L'insuffisance de cet ensei-

1. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 258 et 298.


2. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 298.
14 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

gnement finit par décourager sa bonne volonté. Que


serait-il advenu de sa foi, si les méthodes d'érudition
et d'exégèse eussent été plus sérieuses et plus au courant
des grands mouvements allemands ? Mgr d'Hulst
s'est posé la question. « Des facilités, dit-il, lui ont
manqué pour la résistance, et des circonstances plus
heureuses les lui auraient offertes ».
Mgr Perraud ne croit pas que les objections d'exégèse
puissent détruire la foi :

Quand on a la foi chrétienne et qu'on pratique ses devoirs


de chrétien avec courage, Dieu ne permettrait pas qu'on
abandonne sa croyance pour des motifs scientifiques,*
ce serait contraire à sa justice et à sa bonté 1.

Hélas ! depuis des milliers d'années Dieu laisse


commettre sur cette terre bien d'autres crimes qui
peuvent paraître contraires à sa justice et à sa bonté.
Il est toutefois très possible, comme le pense l'abbé
Cognât, que l'exégèse n'ait pas été la seule raison
déterminante de l'incrédulité chez Renan, et qu'il ait
aussi fortement subi l'influence de la philosophie
allemande. Au premier abord et en général, il ne semble
pas que l'étude de la philosophie, quelle qu'elle soit,
puisse présenter tant de dangers pour une jeune intelli-
gence. Ses hardiesses philosophiques n'ont pas empêché
Malebranche parfait chrétien.
d'être un Renan, au
fond, avait un peu la mentalité de ces pasteurs alle-
mands qui, comme Herder, croyaient pouvoir ensei-

I. Mgr Perraud. A propos de la mort de Renan, p. 33.


PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 15

gner le christianisme sans croire à la divinité du Christ.


Ce qui fit réellement du tort au jeune séminariste,
ce furent ses hésitations à quitter Saint-Sulpice. Ses
Directeurs, pour rassurer sa conscience, eurent la fai-
blesse d'excuser peut-être un peu trop cet excès d'indé-
cision. Effrayé à la pensée de désoler sa mère, décou-
ragé devant les prochaines difficultés d'une vie laïque,
le jeune homme se rattachait malgré lui à la foi de sa
jeunesse, sans pouvoir arriver à briser le lien qui le rete-
nait captif. A la veille de quitter Saint-Sulpice, il
aimait encore
passionnément le christianisme, et la
poésie des cérémonies religieuses et, malgré tes lec-
tures profanes à la chapelle, il eut jusqu'à la fin des
heures de ferveur sincère.
Sa foi cependant allait être bientôt vaincue. A Issy,
à Saint-Sulpice, il enviait le bonheur d'être libre, de
pouvoir tout lire, tout écrire, de penser enfin par lui-
même. Il adressait alors au Christ de sa jeunesse une
émouvante page d'adieu, qui révèle la persistance de
sa sensibilité chrétienne.
Dans cette crise de conscience Maurice Barrés n'a
voulu qu'une crise de carrière et d'économie
voir
domestique. Renan n'aurait cherché qu'à s'assurer sa
sécurité matérielle, qui lui permettrait de travailler à
son aise. C'était là tout le problème, selon Barrés.
C'est trpp dire ou trop peu dire. Les Lettres intimes
et les Nouvelles lettres intimes protestent contre cette
insuffisante interprétation.
Que Renan ait perdu la foi sans trop de déchire-
16 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

ments, le fait n'est pas contestable. Encore faut-il lui


savoir gré de son honnêteté. Un autre à sa place se fût
montré moins scrupuleux et eût peut-être plus docile-
ment suivi la voie facile qu'on lui présentait. Rien
plus aisé que d'être pratique, s'il ne se fût agi
n'était
que de cela. Renan pouvait compter tôt ou tard sur
une haute situation dans le clergé catholique. Evêque
ou cardinal, il eût été une lumière de l'Eglise. Malheu-
reusement la question de sincérité dominait tout, et
quoi qu'en dise Barrés, il n'y eut crise de carrière que
parce qu'il y avait crise de conscience. La crise de
carrière s'imposa quand Renan eut compris que son
incrédulité ne lui permettait plus de choisir. Les lettres
qu'il écrivait à sa soeur, pour lui expliquer sa répu-
gnance à s'engager dans les ordres, ont un ton de convic-
tion et de regret dont Renan ne devait plus se départir.

Tous les papiers que j'ai de ce temps, dit-il, me donnent,


très clairement exprimé, le sentiment que j'ai plus tard
essayé de rendre dans la Vie de Jésus,je veux dire un goût
vif pour l'idéal évangélique et pour le caractère du fondateur
du christianisme. L'idée qu'en abandonnant l'Eglise je
resterais fidèle à Jésus s'empara de moi et, si j'avais été
capable de croire aux apparitions, j'aurais certainement vu
Jésus me disant : « Abandonne-moi pour être mon disciple ».
Cette pensée me soutenait, m'enhardissait. Je peux dire
que dès lors la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit.
La croyance à l'éminente personnalité de Jésus, qui est
l'âme de ce livre, avait été ma force dans ma lutte contre la
théologie *.

1. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 312.


PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 17

Après avoir hésité pendant deux ans, Renan prit


enfin la résolution de quitter le Séminaire, le 6 octobre
1845. Ce fut un grand acte de courage et de franchise.

Je ne crains pas de dire, déclare Mgr Perraud, que devant


Dieu cet acte de loyauté, dont à ce moment l'auteur ne
pouvait pas prévoir les conséquences ultérieures, a peut-
être été une de ses meilleures actions en ce monde \

Cette décision devait entraîner pour Renan un


changement complet d'existence. Encouragé et soutenu
par les lettres de sa soeur et les 1.200 francs quelle
lui envoyait, il accepta et supporta très noblement
cette nouvelle vie de solitude et de travail.
L'influence d'Henriette sur l'évolution rationaliste
de son frère a soulevé des discussions sur lesquelles il
me semble qu'on devrait être d'accord. A l'apparition
de la Vie de Jésus, Henriette fut un instant considérée
comme une victime. Dénonçant la célèbre dédicace :
A l'âme pure de ma soeur Henriette, un évêque accusa
l'auteur de la Vie de Jésus d'avoir détruit la foi chré-
tienne dans le coeur d'une faible femme. Aujourd'hui
la thèse a changé. Henriette passe pour avoir été non
seulement l'inspiratrice de Renan, mais d'après Bru-
nctière, sa corruptrice
intellectuelle, la grande ouvrière
de l'incrédulité de
son frère, l'ouvrière patiente,
l'ouvrière acharnée. L'exégèse et la philosophie n'ont
fourni que plus tard à Renan les raisons dont il avait

1. Mgr Perraud. A propos Je la mort de Renan, p. 37.


ALBALAT 2
18 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

besoin pour fonder les raisons que sa soeur lui avait


soufflées ».
Rien ne justifie une pareille affirmation. La lecture
des Lettres intimes prouve, au contraire, qu'Henriette
s'est toujours montrée sur cette question d'une discré-
tion infiniment délicate. Ce qui est vrai, c'est que,
pendant les années d'exil à l'étranger, tandis qui à
Issy et à Saint-Sulpice Renan se détachait de la foi,
Henriette de son côté subissait la même crise. Les lec-
tures historiques et philosophiques, qui remplirent les
loisirs de cet exil en Pologne, modifièrent peu à peu
les convictions religieuses d'Henriette, Elle aboutit au
rationalisme, comme son frère, parce quelle avait,
au fond, la même tournure d'esprit, et il n'est pas du
tout prouvé qu'elle ait exercé une influence quelconque
sur le changement de croyance de Renan.

Plus d'une fois, quand elle était encore à Paris et qu'elle


venait le voir, dit Mary James Darmesteter, Henriette
appela les réflexions d'Ernest sur le caractère irrévocable
du voeu sacerdotal ; mais jamais elle ne dit un mot qui
aurait pu blesser directement sa foil.

Les lettresqu'elle lui écrivait de Pologne à cette


époque se bornent presque exclusivement à des conseils
de réflexion et de conduite. « Avant de t engager réflé-
chis bien ; pas de précipitation ; retarde tant que tu
pourras », Dans ces pages si précieuses pour la connais-
sance psychologique de Renan, ni l'un ni l'autre n'absor-

1. La Vie d'Ernest Renan, p. 34.


PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 10

dent le côté religion et vocation ; il ne s'agit que d'avenir


et de position matérielle, nullement de foi chrétienne.
Il est entendu que Renan a la foi et qu'il consent à se
faire prêtre, On ne revient plus là-dessus. Henriette
respecte les sentiments de son frère ; elle déclare qu elle
pourrait, mais qu'elle ne veut pas l'influencer *. Elle se
contente de lui montrer les inconvénients que son
indépendance d'esprit pourra trouver dans l'état ecclé-
siastique. L'abbé Renard insiste là-dessus.
Elle appuyait, dit-il, de toutes ses forces sur les objections
que lui-même se formulait. Elle lui faisait valoir l'impor-
tance des difficultés qu'il ne manquerait certainement pas
de rencontrer dans l'état ecclésiastique 2.

Oui, incontestablement ; mais c'est le seul genre de


difficultés qu elle se permettait de lui signaler ; sa
responsabilité eût été bien plus grave, à notre humble
avis, si elle eût poussé son frère à suivre une vocation
qui eût fait de lui un mauvais prêtre. Il est très possible
que ces objections n'aient pas encouragé Renan à se
décider ; mais, encore une fois, elles restèrent exclusi-
vement d'ordre matérielet pratique. Depuis l'entrée à
Issy (1842) jusqu'à la sortie (1845), jamais il ne fut
question entr eux des choses de la foi 3. C'est seulement
le 11 avril 1845, quand il refuse le Diaconat, que Renan
se décide enfin, pour la première fois, à confier à sa soeur
ses objections et ses doutes religieux.

1. Lettres Intimes, p. 81, 83.


2. Renan. Les Etapes de sa pensée.
3. Lettres intimes, 1842-45, pp. 104, 105, 114, 121, Nelson.
20 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Avant d'entrer plus avant dans nos projets, je veux,


bonne Henriette, compléter les notions que je t'ai déjà
données sur mes dispositions actuelles... Je ne me rappelle
pas (avoir jamais exposé les motifs pour lesquels la carrière
ecclésiastique a cessé de me sourire ; je veux le faire aujour-
d'hui avec toute la netteté d'une âme franche et droite par-
lant à une intelligence capable de la comprendre. Eh bien !
le voici en un seul mot. Je ne crois pas assez1.

Et Renan raconte alors à sa soeur la marche crois-


sante de son incrédulité, ses lectures, sa « vérification »
du christianisme, son impossibilité de croire, son tra-
vail critique : « Henriette, pardonne-moi de te dire tout
cela... Il ne dépend pas de moi de voir autrement que
je vois... Voilà mon état, ma pauvre Henriette... C'est
là l'unique cause qui m'éloigne du Sacerdoce ».
Cette confidence ne surprend pas Henriette. Elle
répond qu'elle s'attendait à cela ; elle approuve sa déci-
sion : « Je te remercie d'avoir écouté ma voix et celle
de ta conscience, d'avoir repoussé les engagements
qu'on voulait déjà t'imposer ». Elle le félicite d'avoir,
comme elle le lui conseillait, bien réfléchi, bien pesé
le pour et le contre. Elle ne lui a jamais dit autre chose.
Elle l'encourage, elle le fortifie ; elle lui dit en résumé :
« Du moment que tu ne crois plus, tu serais malheureux
en acceptant ce joug et, puisque c'est décidé, ne faiblis
plus ».
Voilà, textes en mains, l'influence qu'Henriette a
exercée sur Renan. Il y a loin de tout cela aux impu-

I. Lettres intimes,p. 163.


PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 21

tations de Brunetière, affirmant péremptoirement


« quelle fut la grande ouvrière, l'ouvrière acharnée
de l'incrédulité de Renan ». La vérité c'est que pas un
instant Henriette n'a cherché à rendre son frère incré-
dule.
Mme Noémi Renan nous a nettement confirmé cette
opinion. « Henriette, nous a-t-elle dit, était la dernière
des personnes capable d'avoir voulu détruire la croyance
religieuse de son frère. Elle fut toujours là-dessus d'une
discrétion et d'une réserve admirables. Pour rien au
monde elle n!eût voulu jouer ce rôle... Elle était la
délicatesse et la conscience même ».
Ce n'est pas elle qui fit le mal ; il était fait quand elle
l'approuva. Elle n'encouragea son frère, qu'après avoir
connu son incrédulité. Alors certainement elle fut
heureuse de le voir arrivé à l'état intellectuel qu'elle
n'avait pas osé lui prêcher.
Pendant les premières années, de 1845 h 1848,
libéré de toute doctrine, Renan se livra tout entier à
l'ivresse du travail personnel, à la joie d'écrire et d'étu-
dier selon ses goûts. Seul, sans amis, exilé dans une
modeste chambre d'hôtel, il apporta dans cette nouvelle
existence une grande force de caractère et une irrépro-
chable dignité de moeurs. L'ambition, la soif de savoir,
remplacèrent chez lui la foi disparue. Ne croyant plus
qu'à la science, au règne de la science, il n'eût désormais
qu'un désir : passer des examens et devenir un jour
professeur au Collège de France. Dès le début il fixait
toutes les réalisations de sa carrière,
22 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

C'est peu de temps après son départ du Séminaire


que Renan fit la connaissance de Berthelot.
Un jour, dit Berthelot, où je sortais de ma chambre située
sous les combles, j'aperçus sur le seuil voisin une nouvelle
figure qui ne ressemblait à celle d'aucun de mes camarades ;
c'était un jeune homme sérieux et réservé, de tournure
ecclésiastique ; le regard de ses yeux pers était franc et
modeste, la tête grosse et ronde ; le visage rasé ne manquait
ni de finesse ni d'expression... Nous nous observâmes pen-
dant quelques jours et nous ne tardâmes pas à nous lier
d'une affection de plus en plus étroite \

C'est sous l'influence des idées de Berthelot que


Renan, dès 1849, se mit à écrire son gros ouvrage
Y Avenir de la science, qu'il ne devait publier qu'en 1890.
Non seulement il s'assimilait la tournure d'esprit de son
savant ami, mais aussi ses idées politiques. Le futur
auteur de la Vie de Jésus fut un moment, comme Ber-
thelot, démocrate à la façon de Quinet et de Michelet,
et je ne sais jusqu'où 1 eût mené cet entraînement, si
la mission dont il fut chargé en Italie n'eût interrompu
cette évolution à gauche.
Son séjour à Rome vint heureusement le rendre à lui-
même, l'éloigner de la Révolution et lui redonner cet
esprit de libéralisme et de tolérance qui devait inspirer
ses écrits.. Il ne comprit entièrement qu'à Rome la
valeur et la beauté de la religion chrétienne, son côté
séduisant et humain. Il était parti révolutionnaire ; il
revint conservateur. Il a décrit ce nouvel état d'esprit

1. Discours prononcé à Tréguier, 1903.


PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 23

dans un petit livre autobiographique où se trahit


même un changement de style, une manière d'écrire
plus classique, qu'il gardera définitivement 1. A partir
de ce moment Renan déclare qu'il ne veut plus être
« dur, sectaire ni dogmatique ». Il aimera et soutiendra
la religion comme la plus nécessaire et la plus idéale
illusion dont puisse vivre l'humanité. Il rêvera un chris-
tianisme plus rationnel, une religion sans dogme ni
miracle, c'est-à-dire à peu près la religion qu'il fera
prêcher par le héros de sa Vie de Jésus.
Renan nous a laissé quelques pages sincères sur ce
nouveau réveil de son inclination religieuse.

Quand les trois cents églises de Rome carillonnent à la


fois, il n'y a pas de philosophie qui tienne... Quand on a le
sens religieux tant soit peu vif, comme moi, cela électrise...
On chante... Bénédiction du Saint-Sacrement. Un mor-
ceau de pain, voilà tout pour moi. Non, ô foi, quelle est ta
force ! Tu idéalises toutes choses ; le pain, tu en fais Dieu.
Non, ce n'est pas un peu de matière et rien de plus, ce qui
console, ce qui élève tant de bonnes âmes. La matière n'est
que pain, mais l'idée !... Ce n'est que du pain, proposition
fausse... Depuis ce temps j'ai pris l'habitude d'aller le soir
dans les églises y chercher compagnie. C'est la meilleure,
celle des simples 2.

Et ceci plus significatif encore :

Aujourd'hui j'ai prié. Comment je reviens à la prière ?


Un cimetière, un tombeau de jeune fille... Peut-être l'aurais-
je aimée... Priez pour elle... Eh oui, je prierai pour toi, douce
1. Patrice, Beatrix, etc... Fragmentsintimeset souvenirs.
2. Renan. Voyages.Édit. Montaigne.
24 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

âme... Je tombai à genou* et je dis pour elle la prière des


chrétiens... Depuis ce temps je suis tout changé ; je crois
que je suis revenu chrétien \

Cette réaction
de sympathie religieuse ne devait
pourtant pas modifier chez Renan le fond même de
son incrédulité. Ses travaux à cette époque, son rationa-
lisme, sa connaissance de l'hébreu, le genre de maté-
riaux qu'il accumulait, ses lectures, ses études de langue
et d'exégèse, tout cela formait un ensmble de prépa-
et d'exégèse, tout cela formait un ensemble de prépa-
rations qui l'engageait déjà instinctivement à écrire
une Vie de Jésus et une Histoire du christianisme d'après
les plus récents résultats des méthodes allemandes.

Ah ! mon Dieu, disait-il, qui me donnera le pouvoir de


faire un livre du christianisme, qui dira définitivement
comment il est temps de le prendre ! Je le louerai, je l'exal-
terai, je le baiserai, mais l'humaniserai. L'homme ou Dieu,
c'est tout un, même sans panthéisme 2.

Dès sa sortie deSaint-Sulpice (mai-juin 1845),


Renan semblait préoccupé d'établir les fondements
de son oeuvre future, en rédigeant un Essai psychologique
sur Jésus-Christ, publié seulement en 1920, dans la
Revue de Paris, et où il tentait « d'expliquer par les lois
psychologiques l'apparition de Jésus », en la « ratta-
chant au temps où il parut ».
En mars-avril 1849, dans la Liberté de penser, où

1. Renan. Vot/ases.EÀit. Montaigne.


2. Cité par Pierre Guilloux. L'Esprit de Renan,p. 103.
PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 25

écrivaient Bersot, Vapereau, Jules Simon, Renan


donnait, sur les historiens de la Vie de Jésus, un premier
travail d'approche qui contenait déjà les grands prin-
cipes de son rationalisme, et où il prenait position sur
la date des Evangiles, considérés comme des récits
légendaires. Il insistait surtout sur l'action personnelle
de Jésus, que Strauss sacrifiait trop brutalement. On
trouve déjà, dans ces pages du jeune Renan, le plan et
la conclusion de sa Vie de Jésus, avec une exposition
complète de la théorie du Surnaturel.
« En sortant du Séminaire, dit-il dans ses Souvenirs,
la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit ». Ce projet
ne lui fut pas subitement inspiré par l'offre de la mis-
sion en Phénicie, comme le pense M. Edmond Renard *.
Renan, on le voit, depuis longtemps y songeait.
Cette idée continua à le préoccuper à son retour
d'Italie en 1850, aussitôt après sa réunion avec sa soeur
rue du Val-de-Grâce.
Dès 1849, il déclarait dans son Avenir de la science
(p. 279) : « Le livre le plus important du XIXe siècle
devrait avoirpour titre Histoire critique des origines
du christianisme, oeuvre admirable que j'envie à celui
qui la réalisera et qui sera celle de mon âge mûr, si la
mort et tant de fatalités extérieures qui font dévier
souvent si fortement les existences, ne vient m'en
empêcher ».

1. Ernest Renan. Les étapes de sa pensée,p. 139.


26 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

En 1860, à l'époque où il publiait Averrhoè's, Renan


écrivait à Sainte-Beuve :

Une histoire critique des origines du christianisme,


faite avec toutes les ressources de l'érudition moderne, en
dehors et bien au dessus de toute intention de polémique
comme d'apologétique, a toujours été le rêve que j'ai caressé.
Mais je n'aborderai ce grand sujet qu'après m'être fait une
autorité par des oeuvres d'un caractère purement scienti-
fique et où nulle préoccupation religieuse ne puisse être
soupçonnée.

avec qui il se lia intimement


Berthelot, à partir de
1852, précise la date des dispositions desprit de
Renan à ce sujet,

Dès sa première jeunesse, il avait conçu, comme l'objet


et le but essentiel de sa vie, l'accomplissement d'une oeuvre
fondamentale, l'étude des origines du christianisme. Ce
fut l'axe fixe de sa carrière, le point sur lequel il ne varia
jamais ; c'est cette oeuvre qui devait consacrer son autorité
devant ses contemporains et sa gloire devant les historiens
du XIXe sièclel.

Les années de travail, de 1845 à 1863, pendant


lesquelles Renan se créa un nom dans le monde scien-
tifique,peuvent donc être considérées comme une
longue et réelle préparation à sa Vie de Jésus.

1. Discours prononcé à Tréguier.


II

RÉDACTION
DE LA « VIE DE JÉSUS »
II

RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS

On juge dans quelle disposition desprit Renan


dut accueillir l'offre de la mission qui allait lui permettre
de visiter la Phénicie, la Syrie et la Palestine. Il n'était
pas homme à entreprendre son oeuvre sans avoir par-
couru les lieux où s'est déroulé le sublime drame dont
près de deux mille ans n'ont pas encore épuisé l'émo-
tion. La vision matérielle de cette contrée divine devait
lui inspirer les pages les plus colorées et les plus capti-
vantes de son original récit.
Quand il partit pour sa mission d'Orient (1860-1861),
peu de temps après l'expédition française contre les
Druses, Renan n'était pas encore célèbre ; mais ses
travaux jouissaient déjà d'une grande réputation dans
le monde savant. Son Histoire des langues sémitiques
venait d'obtenir le prix Volney. L'Institut couronnait
son Mémoire sur la langue grecque au moyen-âge. Il
avait publié Averrhoes, le Cantique des Cantiques, le
30 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Livre de Job, ses Etudes d'histoire religieuse, VOrigine


du langage et les Essais de morale et de critique.
Par ses titres et sa compétence, Renan semblait
donc tout désigné pour remplir la mission archéolo-
gique qu'on lui proposait en Phénicie. Il'ânienait avec
lui sa soeur Henriette, dont la collaboration lui fut si
précieuse pour la rédaction de son livre. Toujours
prête à se dévouer, Henriette fut heureuse de le suivre,
bien qu elle eût déjà comme un pressentiment de sa fin
prochaine. Renan partit seul avec elle, Mmo Renan
les rejoignit quelques mois plus tard. Dominé par son
rêve, Renan écrivait à Berthelot :

Jusqu'à ce que j'aie fait mes Origines du christianisme


je serai un hibou et je me donnerai avec parcimonie à la
correspondance et à la conversation. Vous avez achevé votre
monument ; moi je n'ai fait encore que les propylées du
mien.

Arrivé en Palestine, Renan est dans l'enchantement.


Ciel, lumière, climat, montagnes, tout lui paraît splen-
dide.
Il écrit le 12 mars 1861 :

Ce pays est admirable. Le Liban a un charme grandiose,


un reste du parfum qu'il avait au temps de Jésus. Ici je
suis en terre biblique. Je vois de ma terrasse Sarepta, l'Her-
mon, le Carmel, les montagnes de la tribu de Dan... Je
saisis de plus en plus la personnalité éminente de Jésus.
Je le vois très bien traverser la Galilée, au milieu d*une fête
perpétuelle. Son amour pour les enfants, son goût pour les
fleurs, pour les divertissements de noces, le tour idyllique
RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 3!

et champêtre de son imagination me sont bien expli-


qués \

L'ardeur de ses premiers travaux archéologiques,


auxquels il se livra tout entier, lui fit un peu négliger"
ses amis et même sa fidèle Henriette, qui s'en plaignait
amèrement. Elle ne voulait pas être oubliée. Dix années
de servitude à l'Etranger avaient encore aigri son carac-
tère et humilié le sentiment qu elle eut toujours de sa
propre supériorité personnelle. Elle n'était pas une
révoltée, elle était à la fois despotique et résignée, et
elle reportait douloureusement sur son frère les stériles
ferveurs de ses affections déçues.
Elle le suivait partout, partageant ses fatigues, ses
longues courses à cheval dans un pays torride et
caillouteux, où il n'était pas possible d'aller à pied.
Nature à la fois compliquée et très simple, résolue à
n'être rien pourvu que son frère fut tout, elle avait pour
lui une adoration tyrannique qui remplaçait chez elle
ses autres sentiments de femme. Le fils Gaillardot
disait à Barrés qu'Henriette Renan, « maigre, de taille
plus que moyenne, la bouche sombre, les cheveux
grisonnants, très savante et parlant de choses archéolo-
giques » était « une créature acariâtre, se plaignant
toujours, ne prenant pas son parti de la nourriture, se
trouvant mal du climat, se fâchant contre les domes-
tiques »..
Dès qu'il eut achevé ses fouilles de Phénicie, Renan

I. Correspondante,
II. p. 190.Lettre à Taine.
32 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

partit avec sa soeur pour visiter la Palestine, la région


du Jourdain, le lac de Tibériade, etc.. Il nous a dit
dans Ma soeur Henriette son émotion en apercevant
pour la première fois, des hauteurs du lac Huleh, le
pays du Jourdain et, au loin, le lac de Génésareth.
Ils parcoururent ensemble dans tous les sens cette
terre biblique où s'est passé le grand drame religieux
qu'il appellera « l'événement capital de l'histoire du
monde ». Ce pays de lumière et de solitude fut pour
Renan une révélation. M. Pommier dit avec raison que
c'est son séjour en Palestine qui lui donna l'irrésistible
besoin de commencer à écrire sa Vie de Jésus (p. 159).
Renan lui-même a raconté avec quel ravissement il a
Vu la miraculeuse figure du Christ prendre sous ses
yeux un sens, une réalité, une forme. « Au lieu d'être
un être abstrait et qu'on dirait n'avoir jamais existé,
je vis une admirable figure humaine vivre et se mou-
voir ». Remarquons la nouveauté du point de vue.
Nous adorons un Dieu ; Renan voit vivre un homme ; la
vision se précise ; il s'agit de deviner « comment les
choses ont dû se passer ». Renan ne s en cache pas :
c'est en artiste qu'il peindra son sujet. Ce qu'il cherche
à évoquer, c'est la couleur, le milieu, les moeurs, le
paysage, les enchantements de la légende et les possi-
bilités de l'histoire.
Après un mois d'excursions à travers les plus célèbres
sites de la Palestine, le Carmel, la Galilée, Jérusalem,
etc.. ; après avoir pris des notes tous les jours et décrit
rapidement les lieux et les souvenirs du pays biblique,
RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 33

Renan revient dans les environs de Beyrouth et s'ins-


talle avec sa soeur à Amschit, dans les montagnes de
Ghazir, immortalisées par la dédicace de son livre.
Dès ce moment Renan n'eut plus qu'une idée :
peindre le personnage dont il subissait la séduction.
Impatient de fixer l'inspiration envahissante, il se mit à
écrire fiévreusementla première rédaction de son
livre, jusqu'au voyage de Jérusalem. Il fit ce travail
dans un état d'exaltation qui lui laissa le souvenir des
plus belles heures de sa vie (août 1861). « Heures
délicieuses, dit-il, et trop vite évanouies, oh ! puisse
l'éternité vous ressembler ! Du matin au soir j'étais
ivre de la pensée qui se déroulait devant moi. Je m'en-
dormais avec elle, et le premier rayon du soleil parais-
sant derrière la montagne me la rendait plus claire et
plus vive que la veille ».
Renan écrivait de Beyrouth à Berthelot (septembre
1861) :

J'ai, employé mes longues journées de Ghazir à rédiger


ma Vie de Jésustelle que je l'ai conçue en Galilée et dans le
pays de Sour... J'ai réussi à donner à tout cela une marche
organique qui manque si complètement dans les Evangiles.
J'ai essayé, comme dans la vibration des plaques sonores,
de donner le coup d'archet qui range les grains de sable en
ondes naturelles... 1

Renan écrivit au crayon cette première rédaction,


qui se trouve aujourd'hui à la bibliothèque nationale.

1. Cité par Pierre Guilloux. L'Esprit de Renan, p. 223.

ALBALAT 3
34 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

M. André Le Breton nous a donné à ce sujet d'inté-


ressants détails, qu'il tenait du fils du Dr Gaillardot.

Le fils Gaillardot, dit-il, avait alors sept ou huit ans.


Il habitait Ghazir avecsa mère et allait à une école tenue par
des Jésuites, pendant que Renan travaillait dans la maison
voisine. Il se souvient qu'un matin celui-ci, ayant épuisé sa
provision de crayons, il alla lui-même en chercher à l'école,
et c'est avec ces crayons des révérends pères que la Vie de
Jésus a été écrite en partie, car après plus de soixante ans,
l'écriture toute menue demeure parfaitement nette \

Pendant tout ce travail Henriette ne quittait


pas son
frère. Elle recueillait et relisait chaque page, à mesure
qu elle était écrite. « Elle fut, nous dit Renan, la confi-
dente jour par jour des progrès de mon ouvrage et à
mesure que j'avais écrit une page, elle la copiait. »
Elle déclarait qu'elle aimerait ce livre 2, etjçn peut
dire que la première rédaction fut faite sous son con-
trôle et avec son entière approbation. Elle donnait son
avis et, au besoin, faisait recommencer la page. Elle
conseillait Renan, elle le modérait, le forçait à dimi-
nuer ou à supprimer les audaces de pensée ou d'expres-
sion, les ironies et les rapprochements qu'elle jugeait
un peu trop choquants et dont Renan ne parvint
jamais à complètement se dégager. Henriette fit tous
ses efforts pour que le ton du récit gardât toujours la
noblesse de l'histoire. Elle atténuait elle-même la har-

1. Revuedes Deux-Mondes,1er Juin 1927.Lettres de Renanau


Dr Gaillardot.
1. Ma soeurHenriette,p. 50. Edit. Nelson.
RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 35

diesse de certaines affirmations. « Elle me retenait sur


la pente des formules d'un Dieu inconscient et d'une
immortalité idéale où je me laissais entraîner 1.
Improvisé dans une fièvre d'exaltation, ce premier
texte n'était évidemment pas tout à fait celui que nous
lisons aujourd'hui. Renan n'a certainement écrit avec
sa soeur que les grands morceaux, les scènes de fond,
le cadre, le milieu, les principaux thèmes qu'il devait
reprendre et refondre à son retour, se contentant, pour
le moment, de lire sur place les livres de Rçuss, qu'il
avait emportés. Ce qu'il voulait fixer surtout, c'était
l'impression de la visite immédiate en Palestine. Les
renvois de notes, les justifications de textes devaient
être faits à Paris.
Ce qui est certain, c'est qu'Henriette approuva la
doctrine du livre, et Renan ne mentait pas en disant
dans sa dédicace qu elle « aimerait ce livre parce qu'il
était écrit selon son coeur ». Ce rationalisme mystique
répondait à l'état d'esprit d'Henriette ; elle crut sin-
cèrement, elle aussi, qu'il écrivait une oeuvre où « les
âmes vraiment religieuses finiraient par se plaire ».
Jean Psichari, qui regrettait de n'avoir pas connu
— C'est elle
Henriette, disait un jour à Renan : qui a
tout fait ? — Je le crois tout à fait, dit Renan avec une
conviction profonde.
L'auteur de la Vie de Jésus a connu le plus grand

1. Ma soeur Henriette. Cité par Jean Pommier. Renan à Stras-


bourg, p. 180.
36 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

bonheur qui puisse arriver à un écrivain : c'est d'avoir


à ses côtés un être dévoué, un compagnon de travail,
un guide capable de contrôler et de diriger l'exécution
d'une oeuvre périlleuse et difficile.
Bien que partageant ses idées, Henriette était cepen-
dant restée, au fond, plus chrétienne que son frère.
Elle croyait à l'immortalité de 1 ame^t en Syrie elle
suivait avec lui les offices. On dit même, d'après le
témoignage du père Henry HyVer, que pendant sa
courte maladie, elle fit appeler le prêtre et qu'elle
mourut chrétiennement 1.
La « première rédaction de la Vie de Jésus, dit Psi-
chari, nous le savons par Renan, fut écrite au courant
de la plume » dans l'ivresse d'une improvisation quoti-
dienne. Renan et sa soeur étaient en plein travail,
sur le point de rentrer en France, quand ils furent
pris tous les deux par la fièvre (15 septembre 1861).
On transporta Renan à Beyrouth et il ne vit pas mourir
sa soeur.

On nous a montré, dit Mmo Myriam Harry, la place du


lit au pied duquel Renan, assis sur une natte sur ses papiers,
écrivait dans une demi inconscience ses derniers chapitres
de la Vie de Jésus, tandis qu'Henriette agonisait déjà 2.

Renan rentra en France


(octobre 1861), traînant
avec lui le regret de ces belles « journées de Ghazir »
et 1 inconsolable souvenir du malheur qui venait de le

1. Renan. Les étapes de sa pensée, par Edmond Renard, p. 224.


2. Terre d'Adonis, p. 109.
RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 37

frapper. Henriette avait, du moins, en partant, accompli


la moitié de sa tâche : Le manuscrit de la Vie de Jésus
existait et elle léguait à son frère la joie d'en avoir fixé
la première réalisation. En janvier 1862, Renan écrivait
au Dr Gaillardot, en lui annonçant sa nomination de
professeur au Collège de France :

La pensée du plaisir que tout ceci eût fait à ma pauvre


soeur empoisonne toute ma fête. Ah ! mais aussi, quelle
perte j'ai faite et que le succès m'a coûté cher !

A son retour en France, Renan se remit activement


à la rédaction de son livre. On sent à chaque page
l'impression d'enthousiasme qu'il rapportait de son
voyage ; et cependant on lui a reproché de n'avoir
peut-être pas ressenti toute l'émotion qu'aurait dû
lui inspirer son sujet. On s'est étonné que le calvaire,
les oliviers, la vieille terre
des miracles, ne lui aient
inspiré que des descriptions qui ne s'élèvent pas au-
dessus d'un certain ton modéré. Il n'est pas le seul à
avoir manqué de sensibilité en voulant suivre les traces
de Jésus. Chateaubriand ne rapporta de Palestine que
des images. Lamartine n'a pu s'émouvoir. Rien de
chrétien n'a touché Loti. La vieille Jérusalem n'a
converti
personne.
Nommé titulaire de la chaire
d'hébreu au Collège
de France, toujours absorbé par son livre, Renan,
à l'ouverture de son cours (21 janvier 1862) ne put
s'empêcher de faire allusion au sujet qui le préoccupait
et se laissa aller à prononcer une parole imprudente :
38 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

« Un homme incomparable, dit-il, si grand que, bien


qu'ici tout doive être jugé au point de vue de la science
positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frap-
pés du caractère exceptionnel de son oeuvre, l'appellent
Dieu. » Une clameur de protestation accueillit cette
phrascet le cours fut suspendu. ,
On eut peut-être tort de se montrer si sévère :

S'il avait gardé son cours au Collège de France, dit Barrés,


Renan aurait pu donner à la France un Mommsen. En le
privant du moyen de faire des ouvrages qui n'auraient été
lus que de trois cents personnes, on le contraignit, on le
disposa à se souvenir qu'il avait du talent. Pareille aventure
est arrivée à la France avec Richard Simon l'oratorien. En le
poursuivant, Bossuet et les autres ont privé la France de ce
qu'a eu l'Allemagne (ses écoles d'exégèse) 1.

Renan se consola en se consacrant uniquement à


l'ouvrage qui allait le rendre célèbre. Le gros travail
était fait. Il ne s'agissait plus que de refondre les mor-
ceaux, de les réunir, de les mettre au point.
Renan se rendait très bien compte que son livre
aurait du retentissement. Aussi recommande-t-il à
Berthelot et à ses amis « de ne pas éventer ce gros mor-
ceau en portefeuille, qui fait toute sa force. Il sortira
en son temps ». Il écrit d'autre part au père Tosti :
« Cette année (1861) passée tout entière>.dans un contact
intime avec l'antiquité, m'a été fort douce. J'ai relu
l'Evangile et Josèphe à Jérusalem, et sur les bords du

I. Barrés. Mes Cahiers,t. III, p. 16.


RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 39

lac de Génésareth, et j'ai vu se dresser devant moi,


avec une surprenante réalité, le Christ et ses contem-
porains. Pendant l'été dans le Liban, j'ai écrit ma Vie de
Jésus. Mais cela a encore besoin d'être mûri K
Maurice Barrés a voulu connaître le pays où fut
ébauché le célèbre ouvrage. Dans le premier volume
de son Enquête sur les pays d'Orient, il consacre tout un
chapitre à sa visite au tombeau d'Henriette, et il eut
la chance d'avoir pour guide le propre fils du Dr Gail-
lardot, le dévoué collaborateur de Renan dans ses
fouilles de Phénicie.
Barrés cherchait à faire revivre le Renan qui avait
écrit, disait-il, « ce petit roman de la Vie de Jésus,
d'un effet si terrible dans son premier scandale et qui
nous semble aujourd'hui, sous ses parures fanées,
oserai-je le dire ? d'une substance un peu médiocre.
Nous irons déjeuner à Amschit, dit Gaillardot, et nous
passerons au pied de Ghazir, où fut écrite la Vie de
Jésus ; ainsi vous aurez vu tout l'horizon que piéférait
Renan ». Barres se mit en route, admirant le paysage,
enchanté de suivre à la trace le souvenir du grand
écrivain. « Qu'il fut heureux ici I dit-il. Il y retrouvait
les thèmes de sa vie paysanne, une Bretagne illuminée,
et puis les thèmes qui l'ont fait sortir du Séminaire,
la mutation des formes du divin ».
Le fils Gaillardot (âgé de huit ans en 1861) se rappe-
lait très bien Renan et Henriette, et précisait les détail.?

I. Correspondance,t. I, p. 196. Lettre à Tosti.


40 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

de leur séjour et de leur travail. Gaillardot le père


donnait aussi son opinion et proposait ses remarques.
Il empêcha même Renan d'être trop affirmatif dans son
récit de la résurrection de Lazare. Renan écoutait les
conseils, admettait les objections et fut toujours en
excellents termes avec les jésuites installés dans le
pays.
Il allait chez eux voir jouer des pièces de théâtre.
Barrés trouve que l'ardente Palestine fait admirable-
ment comprendre la dédicace toute païenne de la
Vie de Jésus : « Ne chicanons pas Renan, dit-il, quand
il dédie à sa soeur une lamentation... Ici il a perdu son
aimée, son guide féminin, sa soeur et son inspiratrice,
envers qui il avait été un enfant égoïste. Ce que fut
cette mort, comment il l'éprouva, quel sens le plus
beau il donna à ce qu'il doit sentir, cherchez-le dans les
couleurs que peu après il prêta au culte d'Adonis et
de Tammouz ».
Barrés tenait surtout à voir la maison que le grand
écrivain appelait « sa pauvre cabane ^Maronite ».
Hélas 1 la maison était démolie et à sa place s'élevait
une grande bâtisse dont on ne voyait plus que la
terrasse dominant un panorama splendide jusqu'à la
mer. C'est là que Renan et sa soeur venaient travailler
et s'accouder à la clarté des étoiles. « Ma soeur me faisait
ses réflexionspleines de tact et de profondeur, dont
quelques-unes ont été pour moi de vraies révélations ».
Les sentiments d admiration que Barrés a gardés
jusqu'à la fin de sa vie pour Renan montrent à quelle
distance de la foi chrétienne est toujours resté l'auteur
RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 41

de la Colline inspirée. Sa sensibilité romantique l'incli-


nait Vers la religion catholique. Il a parlé de Jésus, du
christianisme et des Evangiles dans les termes d'un
parfait croyant. Au fond, Barrés ne fut jamais ni
catholique ni chrétien, et ses témoignages de sympathie
dépassèrent rarement les hommages d'un déférent
rationalisme.
Mme Myriam Harry a visité elle aussi la maison que
Renan et sa soeur habitèrent à Amschit.

Face à la mer, dit-elle, deux grands salons, dont l'un ser-


vait de chambre et de salle de travail à Renan et où sa soeur
l'aidait à classer ses notes de la mission de Phénicie...
A l'autre bout du hall, un oratoire... Au milieu, la chambre
d'Henriette, où nous n'entrons pas sans émotion. Ah !
comme elle devait l'aimer, cette chambre gaie et austère 1
Par ces deux fenêtres extérieures, Jclle voyait la mer de
Byblos, les crêtes du djebel Moussa, où expira Adonis,
et le petit cimetière avec sa chapelle et ses palmiers où elle
allait elle-même dormirl.

I. Le Temps,22 février 1923.


III

LE MIRACLE
DANS LA «VIE DE JÉSUS*
III

LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS

Nous avons essayé de résumer brièvement l'histoire


de la préparation et de la rédaction de la Vie de Jésus.
Avant daller plus loin et d'aborder la publication du
livre, il est bon de rappeler en quelques mots le grand
principe sur lequel Renan a fondé sa méthode d'appré-
ciation et sort jugement historique. Ce principe,
on le sait, c'est la négation du miracle. Renan a large-
ment développé, dans la préface de sa treizième édition,,
sa théorie sur l'impossibilité d'admettre le miracle
dans l'histoire.
Notre intention n'est ni d'approuver ni de réfuter
Renan, mais d'expliquer comment, et par quelles raisons
il entendait justifier sa critique négative.
Le miracle, selon lui, n'a jamais été et ne peut pas
être un fait historique, parce qu'aucun miracle n'a
jamais été constaté. Il n'y a dans l'Univers que des
lois naturelles ; ces lois sont fixes ; elles peuvent varier,
46 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

se transformer, se contredire en apparence, ce sont


toujours des lois dont le fonctionnement se développe
sans aucune intervention surnaturelle. pas On n'arrête
le Soleil, une étoile ne se met pas en marche ; on ne
ressuscite pas un mort. Bref, il n'y a et il ne saurait
avoir de miracles nulle '
y part.
Voilà le grand principe dont Renan fait une certitude
d'expérience qu'il place au-dessus de toute discussion.
Dans la brochure publiée en 1862, à la veille de la
Vie de Jésus, à propos de la suspension de son cours au
Collège de France, Renan déclarait en propres termes :
« Il n'y a pas un seul cas de miracle prouvé. De là
cette règle inflexible, base de toute critique, qu'un
événement donné pour miracle est nécessairement
légendaire. En science, en géologie, dans l'histoire des
peuples, aucun miracle n'a jamais été constaté ».
Dans la préface de sa traduction de Strauss, Littré
pose à son tour clairement la question :

Une expérience, dit-il, que rien n'est jamais venu contre-


dire nous enseigne que tout ce qui se racontait de miracu-
leux avait constamment son origine dans l'imagination qui
se frappe, dans la crédulité complaisante, dans l'ignorance
des lois naturelles. Quelque recherche qu'on ait faite, jamais
un miracle ne s'est produit là où il pouvait être observé et
constaté *.

A cette affirmation irréductible les orthodoxes


répondent :

1. L'absence de toute intervention surnaturelle dans l'Univers


est à peu près admise par Malebranche.
LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 47

« Votre critique est fausse ; vous avez deux poids


et deux mesures. Vous admettez le témoignage humain
pour les faits ordinaires, vous le rejetez quand il s'agit
de faits surnaturels. Le miracle existe ; il a toujours
existé. La vraie critique doit l'admettre au même titre
que n'importe quel autre fait, quand il est attesté par
des témoins dignes de foi. Certains miracles ont eu
des foules pour témoins et font réellement partie de
l'histoire. Il s'agit de distinguer les vrais et les faux.
« Mais alors, répondent les rationalistes, il nous
faudra choisir, étudier, trier, discuter, cW-à-dire
admettre, avant toute preuve, la possibilité, non seu-
lement des miracles du christianisme, mais la possibi-
lité des miracles de toutes les religions, depuis l'anti-
quité jusqu'à nos jours, apparitions, visions, évocations,
hallucinations, Sybilles, Delphes, Dodone, Eleusis,
Epidaure, les magiciens d'Aaron, Simon, Appollonius
de Tyanes, le diacre Paris, la Sainte-Épine, Lourdes,
les Démons, exorcismes, possessions, sorcellerie, spiri-
tisme, le Diable, Croquemitaine, les loups-garous,
les revenants et les fantômes. Vous prétendez qu'il faut
croire au miracle lorsqu'il est attesté par des témoins
dignes de foi ? Non, la crédibilité d'un fait ne dépend
pas seulement de l'honorabilité des témoins ; elle
dépend aussi de la nature même du fait raconté. Si deux
témoins de bonne foi nous disent qu'ils viennent de
rencontrer- un de leurs amis, je les crois sans peine.
S'ils affirment avoir rencontré un ami mort depuis des
années, je ne les crois plus et il me faudra d'autres
48 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

preuves, parce que le fait en lui-même n'est pas


croyable. »
Voilà les deux théories en présence. Les orthodoxes
ont raison de dire aux incrédules : « Votre critique est
mauvaise, parce qu'elle écarte à priori la possibilité
des faits attestés par des témoins dignes de foi ; et les
incrédules n'ont pas tort de dire aux orthodoxes :
Votre critique n'est pas bonne, parce qu elle admet
à priori la possibilité de faits qui n'ont jamais été et ne
peuvent pas être démontrés. »
Ce n'est pas, dit Renan, par un raisonnement a priori
que nous repoussons le miracle, c'est par un raisonnement
critique ou historique... Et qu'on ne dise pas qu'une telle
manière de poser la question implique une pétition de prin-
cipe, que nous supposons a priori ce qui est à prouver par
le détail, savoir que les miracles racontés par les Evangiles
n'ont pas eu de réalité, que les Évangiles ne sont pas des
livres écrits avec la participation de la Divinité. Ces deux
négations-là ne sont pas chez nous le résultat de l'exégèse ;
elles sont antérieures à l'exégèse. Elles sont le fruit d'une
expérience qui n'a point été démentie. Les miracles sont de
ces choses qui n'arrivent jamais ; les gens crédules seuls
croient en voir ; on n'en peut citer un seul qui se soit passé
devant des témoins capables de le constater ; aucune inter-
vention particulière de la Divinité ni dans la confection
d'un livre, ni dans quelque événement que ce soit, n'a été
prouvée \

Ces principes de critique, Renan les a appliqués non


seulement à l'existence de Jésus, maisjà la formation

1. Préfacede la Vie de Jésus,13e édition.


LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 49

et à la composition des Evangiles. C'était s'exposer à


de graves contradictions que de reconnaître la véracité
des Évangiles, tout en se réservant le droit de nier le
caractère des faits surnaturels qu'ils contiennent. Cette
position fausse a parfois obligé Renan à hasarder des
explications équivoques, notamment dans la résurrec-
tion de Lazare, où il va jusqu'à suspecter la loyauté
des témoins et même la bonne foi de Jésus *. C'est
ce que le rationaliste Patrice Larroque appelait « les
réserves cauteleuses de Renan, ses formules élastiques,
ses vérités relatives et gazées ». Il eût été plus logique,
en effet, d'admettre purement et simplement le miracle ;
mais cela, Renan ne le pouvait pas, et il ne le pouvait
pas parce que la négation du miracle est pour lui une
certitude supérieure à tous les témoignages humains.
Et c'est au nom même de la Raison que Renan pose
ce principe. La Raison est pour lui le grand juge, le
juge sans appel.
« Mais nous aussi, disent les orthodoxes, c'est au
nom de la Raison que nous maintenons l'affirmation
contraire. Rien n'étant
impossible à Dieu, il n'est pas
plus déraisonnable de croire aux miracles que de se
résigner à ne rien savoir, à conclure qu'il n'y a rien,
pas de but, pas de cause, et que tout est hasard et
néant ».
Voilà
ce que répondent les orthodoxes, et Voilà
pourquoi, partant de ce principe, des penseurs comme
I. M. Jean Pommier fait cependant observer que Renan n'a pas
maintenu sa première version (Renan et Strasbourg, p. 89).
ALBALAT 4
50 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Leibnitz, Pascal, ou Newton acceptent la possibilité


de faits qui répugnent à des cerveaux comme Littré
Renan, Darwin, Spinosa, La Place ou Berthelot...
Un vrai catholique ne comprendra jamais qu'on puisse
contester le miracle.

J'ai appris, dit le P. Didon \ la mort de ce pauvre Pouchet


par les journaux. Elle m'a attristé, comme toutes les morts
où je ne vois pas luire un rayon d'éternité. Comment sont
donc bâties ces natures d'athées ? De quelle pâte est leur
âme ? Et quel est l'esprit mauvais qui les a ainsi mutilés,
ces pauvres gens ?

Les incrédules les mêmes sentiments


éprouvent
de pitié pour les « pauvres gens » qui ont la faiblesse de
croire aux miracles.
Au fond, qu'on soit un savant ou un homme ordi-
naire, le même problème se*pose pour tous les hommes,
et chacun le résout selon sa tournure d'esprit. Toutes
les raisons qu'on peut donner pour ou contre n'arrivent
qu'à se combattre, sans pouvoir se réfuter.
« Si Dieu a créé le monde, disent les rationalistes,
nous constatons qu'il s'est retranché dans l'anonymat
et le silence, et qu'il ne s'occupe plus de l'Humanité,
Dieu ne serait donc qu'un monstre de cruauté, qui tire
du néant des milliards de créatures pour les regarder
agoniser et mourir,et qui permet le mal, les crimes,
l'injustice, l'assassinat, les catastrophes, le cancer, la
pesté, tous les fléaux... L'intention de ce Dieu terrible
nous échappe donc d'une façon absolue, et nous

1. Corrcsp. avec Afme Commanville, t. II, p. 298.


LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 51

sommes obligés de conclure que son existence est


incompatible avec notre idée de justice. Résignons-
nous donc à ne rien savoir, à ne rien conclure, et
contentons-nous du mot de Pascal : « Incompréhensible
que Dieu soit. Incompréhensible qu'il ne soit pas. »
Le problème est insoluble.
« Non, disent les orthodoxes il y a une solution :
c'est de croire à l'immortalité de 1ame et à la justice
dans l'au-delà.
« Pure illusion, répliquent les rationalistes, ce
sont les hommes qui, pour échapper à l'horreur du
néant et au triomphe du crime, ont inventé l'immor-
talité, les futures récompenses et les châtiments. La
justice, en effet, ne consiste pas à châtier plus tard
des coupables, mais à empêcher d'abord qu'on tue
des innocents. »
Qu'ils l'avouent ou non, voilà le fond commun
des pensées et des objections qui composent la tour-
nure d'esprit rationaliste des penseurs comme Renan
Ils ne peuvent pas plus concevoir un Univers sans
cause qu'ils ne peuvent concevoir un Dieu qui a
créé le monde en le fondant sur le mal, la maladie
et la mort, ce que Joseph de Maistre appelle « la grande
loi de la destruction violente des êtres vivants ». Au
lieu de se révolter et de s'épouvanter, Renan s'est
vengé en restant ironiquement et incurablement
optimiste. Ses Feuilles détachées et son Examen de
consciencesont effrayants de sérénité. Il ne demande
qu'à vivre en repos, dans le travail, la résignation, le
52 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

culte de l'art, de la pensée et de la beauté. Il a dit en


propres termes : « Il faut être tour à tour confiant,
sceptique, optimiste et ironique ». Ce serait perdre
son temps que de vouloir chercher un point fixe dans
une doctrine où l'on trouve toutes les négations de
l'athéisme et toutes les élévations de la foi. Renan a
toujours flotté entre le Pour et le Contre. Il ne s'en
cache pas ; il s'en vante même si ouvertement, qu'il
finit par donner la sensation d'un faux sceptique.
C'était l'avis d'Emile Faguet. Renan, d'après lui, n'a
que les formes extérieures du scepticisme. Le véri-
table scepticisme, c'est-à-dire l'indifférence totale lui
a toujours manqué. Les plus grands problèmes de la
civilisation, l'histoire de l'Humanité, les religions, la
morale ont été les perpétuels objets de ses études. Il
vroyait à beaucoup de choses ; seulement ses adhésions
ne furent jamais que des états intellectuels successifs
Le seul point sur lequel il n'a jamais varié, c'est la
question du surnaturel et du miracle.
Une pareille tournure d'esprit déconcertait Jules
Lemaitre.

Je crois, concluait-il, que le meilleur moyen de com-


prendre Renan, c'est de lire d'une âme confiante ce qu'il
écrit, et de n'y point chercher plus de malice qu'il n'en a
mis. Si M, Renan nous semble si compliqué, c'est que les
éléments dont se compose son génie total étaient nombreux ;
il les laisse transparaître dans ses oeuvres avec une parfaite
sincérité 1.

1. Les Contemporains,IVe série, p. 258.


LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 53

L'agnosticisme de Renan, sa résignation ironique,


cette négation du surnaturel et du miracle eurent
pour résultat d'ouvrir un champ plus large à la liberté
de ses croyances philosophiques.
« En métaphysique, dit Taine, Renan est tout à fait
flottant ; de preuve, d'analyse, aucune. En gros, c'est
un Kant poète et sans formule, tout à fait comme
Carlyle... Il admet que nous n'apercevons que les
phénomènes et leurs lois ; qu'au delà est un abîme,
un X d'où ils dérivent ; que par le sentiment du
sublime nous en soupçonnons quelque chose... quel-
que chose de sublime qui correspond à la sublimité
de notre sentiment du devoir ». Renan, dit Taine, ne
croyait pas à un Dieu qui fût une « personne ». Pour
1'âme non plus, « il ne croyait pas à l'immortalité
personnelle ». Il n'admet que celles des oeuvres ».
« Néanmoins il laisse toujours une lacune que la foi,
le symbole seuls peuvent remplir... C'est un sceptique
qui, à l'endroit où son scepticisme fait un trou, le
bouche avec son scepticisme » 1.
Si Renan, comme le dit Taine, ne croyait pas que
Dieu fût vraiment une personne, on peut se demander
quelle idée il se faisait de Dieu, dont le nom revient
si souvent dans la Vie de Jésus. Ses déclarations à cet
égard sont confuses et contradictoires. Sa conception
de Dieu était à peu près celle des philosophes alle-
mands : Djeu n'existe que dans la conscience de l'hu-

1. Taine. Correspondance, II, p. 243.


54 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

manité et il y est à letat de perpétuel devenir, c'est-


à-dire, en langage clair, Dieu est une conception de
l'entendement humain. Ce sont les hommes qui, pour
expliquer l'Univers et la création, ont conclu à l'exis-
tence d'un Créateur, et c'est ce qu'on a appelé l'idée
de Dieu. Cette idée de Dieu, on nous l'a transmise,
nous l'avons acceptée, elle s'est imposée, ennoblie,
magnifiée à travers les âges. En d'autres termes, Dieu
serait un concept de notre esprit ; mais tous les
concepts de notre esprit ne sont pas forcément des
réalités. Depuis l'époque des cavernes, l'idée de Dieu
a évolué avec la civilisation ; elle est devenue de plus
en plus supérieure par les qualités et les attributs
qu'on lui a ajoutées. C'est en ce sens que Renan pouvait
dire que Dieu est en puissance et en perpétuel devenir
dans l'Humanité. En dehors de la pensée humaine,
Dieu ne représenterait rien et ne serait plus que « la
dernière catégorie de l'Idéal ».
Voilà à quelle conclusion aboutit chez Renan la
négation du surnaturel et du miracle.
IV

LA PUBLICATION
DE LA «VIE DE JÉSUS»
IV

LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS

Renan avait prévu le retentissement qu'allait avoir


une oeuvre comme la Vie de Jésus, qui, en dehors de
sa séduction littéraire, « reposait, dit Berthelot, sur
l'appel aux instincts esthétiques et moraux les plus
profonds de 1'âme humaine. »
La publication d'un tel livre soulevait un cas de
conscience très particulier. Renan savait mieux qu'un
autre la place que tient la religion dans la vie de l'Huma-
'
nité, puisqu'il s'était trouvé lui-même « perdu sans
elle dans un désert »,et en proie à un « déchirement
ne souhaitait à » * il connaissait et
qu'il personne ;
avait apprécié mieux qu'un autre les consolations et
les bienfaits de la religion chrétienne. Il n'hésita
pas cependant à attaquer une croyance qu'il consi-
dérait comme le fondement de la société et de la morale.
Sa tentative soulevait un gros problème : celui de la

I. Correspondance, 1.1.
58 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

responsabilité des écrivains. L'objection datait de


loin. L'évêque de Derry s'arrêta un jour à Iéna,
expressément pour reprocher à Goethe d'avoir écrit
Werther, qui, on le sait, provoqua des suicides en
Allemagne. Goethe lui répondit : « Quand vos diplo-
mates et vos généraux font tuer à la guerre 80.000 hom-
mes, vous chantez des Te Deum. J'ai bien le droit de
ne pas me reprocher la mort de quelques imbéciles
qui n'ont pas compris mon livre et qui ont eu la manie
de se tuer *.
Le cas de Renan était plus grave. Un écrivain a-t-il
le droit de détruire une religion millénaire qui a fait
ses preuves, pour la remplacer par l'incertitude, le
doute et le néant ? Non, dit Brunetière, l'incrédulité
n'a pas le droit de détruire l'ordre social en ruinant la
religion établie.

La Vie de Jésus, dit l'abbé Cognât, est le plus grand crime


de presse qui se soit commis en France depuis Voltaire.
A quelque point de vue qu'on se place, saper par la base
une religion qui depuis dix-neuf siècles soutient les moeurs,
les lois, les institutions, la vie sociale, en un mot, de toutes
les nations civilisées du monde, surtout quand cette religion
vous a élevé, sans avoir rien à mettre à la place que la gaie
ironie du sage ou la divine ivresse du Thrace, c'est plus
qu'un peu léger, c'est un attentat de lèse-humanité 2.

Cette absence de
scrupules ne s'explique chez
Renan que par son état d'incrédulité complète, tran-

1. Entretiens de Goetheavec le chancelier Muller, p. 24,


2. L'abbé Cognât. Renan hier et aujourd'hui.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 59

quille, déconcertante. Un mot de lui nous montre à


quel point il était profondément convaincu que la
divinité de Jésus était une chose inadmissible. Après
être sorti du Séminaire, il discutait un jour avec l'abbé
Cognât. « La discussion, nous dit celui-ci, avait pris
un ton plus vif que de coutume, lorsque M. Renan,
avec une animation que je ne lui avais jamais vue,
s'en prit directement à la sincérité de mes convic-
tions en s écriant trois fois : — Non»
religieuses, par
non, non, vous ne croyez pas que Jésus est Dieu. Vous
avez trop d esprit pour cela ».
Renan était, d'ailleurs, persuadé (il l'a dit cent fois)
que les sentiments de sympathie et de respect qui
caractérisent sa Vie de Jésus atténueraient le scandale
et feraient pardonner son audace :

Loin que j'aie songé, dit-il, à diminuer en ce monde la


somme de religion qui y reste encore, mon but en tous mes
écrits a été, bien au contraire, d'épurer et de ranimer ce
sentiment, qui n'a quelque chance de conserver son empire
qu'en prenant un nouveau degré de raffinement... J'ai cru
servir la religion en essayant de la transplanter dans la région
de l'inattaquable, au-delà des dogmes particuliers et des
croyances surnaturelles \

Il n'est
pas douteux qu'à un certain moment et
pour rassurer sa conscience, Renan ait cru sincèrement
que son livre allait inaugurer un mouvement en faveur
d'un catholicisme plus libéral, dégagé des dogmes
étroits, un Catholicisme épuré par la raison et qui se
I. Essais de morale et de critique, p. 11 et 1 i I.
60 LA VIE DE ÉJSUS D'ERNEST RENAN

fût contenté de voir clans le Christ


le grand Annon-
ciateur de la morale humaine et de l'idéal divin.
Renan n'était pas le seul à avoir cette illusion. « Il
y a déjà bien longtemps, disait Albert Réville dans sa
brochure sur la Vie de Jésus, il y a déjà bien longtemps
qu'un grand esprit, que les catholiques revendiquent
sans cesse comme un des leurs, M. de Maistre, frappé
des signes du temps, a dit : « Tout philosophe chré-
tien doit
opter entre ces deux hypothèses : ou qu'il
va s'élever une nouvelle religion sur la terre, ou que le
christianisme se rajeunira de quelque manière extraor-
dinaire ».
Charles Romey cite ces lignes et ajoute :

Le livre de M. Renan marquera le point de départ d'une


ère nouvelle pour le christianisme. Dans ce grand mouve-
ment, que j'appelle sans hésitation religieux et chrétien et
auquel il donne le branle, la foi historique au Christ se
retrempe et se renouvelle, devient agissante et ne retient
plus rien qui choque la raison la plus sévère et la plus
exigeante \

Ces prédictions mystico-rationalistcs ne se sont


pas réalisées. C'est même le contraire qui est arrivé.
L'Eglise a arrêté le mouvement moderniste, issu des
infiltrations jRenaniennes, et la victoire est définitive-
ment lestée aux dogmes inflexibles du vieux catho-
licisme romain.
Au fond, Renan n'était pas fâché de scandaliser

I. Charles Romey. Hommes cl choses de divers temps, p. 338.


LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 61

un peu les gens d'Eglise qui venaient de faire suspen-


dre son cours. « Je leur prépare, disait-il à sa soeur
Henriette, dans un sentiment de rancune bien compré-
hensible, je leur prépare une salade épicée au plus
haut goût. Ça va être un plaisir piquant de contempler
à l'ombre les hauts cris qu'ils vont pousser. »
D'autres fois,
cependant, Renan se montrait plus
hésitant et parlait de scrupules qui se seraient « élevés
en son âme », quand il a vu, dit-il, « le scandale que
bien des personnes pleines de droiture ont souffert
de mes libertés spéculatives » :

Ces scrupules, il m'a fallu de sérieuses réflexions pour les


faire taire. J'ai dû me prouver à moi-même que je faisais
une chose bonne et utile, en pensant librement et en disant
librement ce que je pense... 1

Parmi les écrivains qui ne pardonnèrent pas à Renan


la publication d'un ouvrage destructeur de la foi, l'un
d'eux, dans sa Première lettre d'un bénédictin (1864)
cite quelques lignes de Sismondi qui trouvent peut-
être ici leur application. Mmc de Sismondi signalait
à son fils le danger d'ébranler les convictions reli-
gieuses.
Laisse en paix, disait-elle à son fils, la Trinité, la Vierge
et les saints ; pour la plupart de ceux qui sont attachés a
cette doctrine, ce sont les colonnes qui soutiennent tout
l'édifice ; il s'écroulera, si tu les ébranles. Et que deviendront
les âmes que tu auras privées de toute consolation et de toute
espérance ? La piété est une des affections de 1aine les plus
I. Essais de morale et de critique, p. VI et VII.
62 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

douces et les plus nécessaires à son repos ; on doit en avoir


dans toutes les religions, excepté dans celles où, à force
d'élaguer les rameaux auxquels nos sens atteignent, à force
de spiritualiser, on tombe dans les idées abstraites et dans
un vague désolant 1

La publication de la Vie de Jésus était attendue


comme un événement sensationnel. La réputation de
l'auteur, l'interdiction de son cours, son passé, son
talent, tout surexcitait la curiosité publique. Renan
lui-même s'inquiétait du bruit qu'allait faire cette
oeuvre menaçante et mystérieuse.

Elle paraîtra je pense dans deux mois. Je n'ai pas besoin


de vous dire dans quel sens elle est écrite. Les partisans des
miracles ne seront pas satisfaits. Je ne sais trop ce qui
adviendra 2.

Au mois de mars 1863, Renan corrigeait les épreuves


du volume et se donnait tout entier à ce travail.
Annoncé dans les Débats fin avril
1863, l'ouvrage
paraissait le 24 juin 1863 chez l'éditeur Michel Lévy
qui, à ses débuts, était allé lui-même demander à
l'auteur de publier un recueil d'articles.
La Vie de Jésus éclata comme un coup de tonnerre.
Traduite immédiatement en dix langues, on en Vendit
60.000 exemplaires en cinq mois. Quatre ans après
l'apparition on avait vendu treize éditions à

t I. Saint-René Taillandier. Lettres inédilesde Sismondi. La cita-


tion est dans Sainte-Beuve. Nouveaux lundis, VL
2. Correspondance, 1.1, p. 227. Lettre à Amari, 3 mars 1863.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 63

10.000 exemplaires chacune. L'auteur touchait 20 pour


cent sur le prix fort de 7 fr. 50 le volume *.
C'était le succès et le scandale prévus. Dans une
lettre à Bersot, Renan avouait ses « inquiétudes
sur
la possibilité de saisie, ou autre inconvénient, comme
une poursuite officielle ». (28 août 1863). On pria le pro-
cureur impérial de lire attentivement l'ouvrage pour
y trouver un motif de condamnation, au nom de la
religion et des moeurs. Le procureur revint dire à

l'Empereur. Sire, il n'y a rien à reprendre, pas un
2 ».
mot, pas une virgule
Devant un pareil triomphe l'éditeur offrit à l'auteur
de déchirer son traité pour le remplacer par un autre
plus avantageux, en date du 5 novembre 1864.
La Vie de Jésus s'enleva, comme on dit, sans lance-
ment ni réclame. Renan ne sollicita aucun compte-
rendu et ne fit aucune démarche. Il ne voulut même
pas influencer le directeur des Débats, M. de Sacy,
sur le choix de la personne qui devait faire l'article :

Je lui répondis que je lui livrais tout cela sans réserve ;


que je ne voulais entrer pour rien dans le choix de la per-
sonne qui ferait l'article. Il prononça votre nom. J'eus alors
mille raisons de dire que tout ce qu'il ferait serait bien fait 3.
Le livre, dit Mary Darmesteter, eut un succès immé-
diatement retentissant, absolu ; pour un livre sérieux,
c'était le plus grand succès du siècle. Dès le mois de

1. et Bournand, Renan, sa vie et son oeuvre, p. 91.


Desportes
2. Psichari. Ernest Renan, p. 78.
3. Lettres à Bersot. La politique de Renan, par Gaston Strauss,
p. 342.
64 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

novembre, on en était au soixantième mille. Les savants


lisaient ces pages si belles, si profondes, pour leur science ;
les femmes se les arrachaient, désarmées par leur poésie ;
tout ce qu'il y a d'anticlérical dans la patrie de M. Homais
applaudissait au nom du progrès ; mais surtout le livre
plaisait à ceux qui ont été chrétiens par la foi et qui.le sont
encore par le coeur... Et tous ceux-là se sentaient enfin
devinés et compris 1.
Dans les salons, les cercles, les cafés on ne parlait
que de la Vie de Jésus. Gens du monde, écrivains ou
bohèmes, donnèrent leur opinion. On se disputait
jusque dans les brasseries.
Quand Ernest Renan fit paraître son livre, dit Philibert
Audebrand, ce fut pour nos beaux parleurs le thème d'une
sorte de polémique. — Vous avez lu ça, vous ? — Non
pas, s'il vous plaît... Perdre une heure de ma vie à feuilleter
ce verbiage ! — Du verbiage, ce beau livre ? — Ah ! pas
si beau que ça ! — Mon cher, il arrache son auréole divine
au Nazaréen. — La belle poussée ! Est-ce que Voltaire,
le Dr Strauss et vingt autres n'avaient pas fait cette démons-
tration ? Le pauvre défroqué ne fait que se servir d'un vieil
alambic de la critique historique. — Défroqué, tant qu'il
vous plaira, il écrit en maître. — Ça ne l'empêche pas de
i'être qu'un défonceur de portes ouvertes. Il ne dira jamais
rien de neuf. — Mille pardons ! Il y a dans cette oeuvre un
point de vue d'une grande originalité : c'est que c'est une
femme qui a fait Jésus Dieu et que cette femme est Marie-
Madeleine ! — Laissez donc I Les Saint-Simoniens avaient
émis le même conte bien avant notre sulpicien. — Et les
beaux paysages de la Judée qu'on trouve à chaque page ?
Tenez, il y a une description du lac de Tibériade qui est
un chef-d'oeuvre. — Mon cher, des chefs-d'oeuvre de ce
I. La Vie de Renan, p. 171.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 65

genre-là, à propos de l'Ancien et du Nouveau testament,


les peintres de toutes les écoles et de tous les pays en ont
fait des milliers, sans qu'on ait songé à crier au prodige.
En cela encore votre Renan ne serait donc qu'un copiste.
Je demande que cet échappé du séminaire soit fessé publi-
quement aux quatre coins de Paris, avec une branche de
buis trempée dans de l'eau bénite \

LaVie de Jésus déchaîna des protestations et des


colères qui devaient mettre des années à se calmer.
Renan passa pour un prêtre défroqué. Il fut le renégat,
le Judas, le 13e apôtre, le grand hypocrite, le blas-
phémateur, le fourbe 2. On le voua aux gémonies ;
on railla son caractère, on ridiculisa sa personne, ses
moeurs, l'allure ecclésiastique qu'il garda toute sa vie,
son embonpoint, son sourire de prélat, sa causerie
onctueuse, ce physique papelard facile à plaisanter,
tel qu'on le trouve déjà dans le portrait qu'en donnait
Mgr Perraud :
Portant une longue redingote, qui ressemblait presque
à une soutane, le visage tout rasé, il avait l'air d'un prêtre
momentanément revêtu d'habits civils 3.

Armand Silvestre raconte, à ce propos, une jolie


anecdote, qu'il tenait de George Sand :
L'auteur de Leîia, dit-il, admirait Renan avec une ferveur

1. Philibert Audebrand. Un café de journalistes sousNapoléon III,


p. 10.
2. Sur un exemplaire de la Revue la Liberté de penser,que possède
la Bibliothèque nationale, un lecteur indélicat a_écrit : Renan,
infâme gredin, traître, moine défroqué, sois maudit, (ils de Satan.
(Pons. Ernest Renan, p. 62.)
3. Mgr Perraud. A propos de la mort de Renan, p. 24.
ALBALAT 5
66 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

touchant au culte et merveilleusement passionnée. Souvent


elle l'avait exprimée à Théophile Gautier qui, obstinément,
se refusait à tout rapprochement avec l'ancien séminariste,
par une rancune vraiment étonnante chez un aussi grand
esprit. Oui, Théophile Gautier ne pouvait pardonner à
Renan d'avoir quitté les ordres. Ne s'en étonneront pas
ceux qui l'ont souvent entendu défendre, chez lui, toute
plaisanterie sur les religions les plus invraisemblables,
« dans la crainte, disait-il, que ce ne fût la vraie ». D ame
toute romaine, il n'était Dieu qu'il n'admît dans son temple
où le même encens brûlait pour tous les cultes indifférem-
ment. J'ignore si son christianisme facile et hospitalier
devait lui valoir des indulgences à Rome, mais un prêtre
défroqué lui semblait une chose monstrueuse absolument.
Et voilà pourquoi, tout grisé qu'il fût par la prose charme-
resse de Renan, il mettait à connaître l'homme lui-même
une excessive mauvaise volonté. George Sand n'en démordit
pas toutefois et réussit à mettre en présence ces deux admi-
rables artistes dans un de ces dîners familiers chez Magny,
où elle prenait pension, quand elle avait quitté Nonant pour
Paris. Renan, qui avait l'instinct des réserves dont il était
l'objet, et des préventions qu'il avait à vaincre, y mit une
coquetterie étourdissante. Jamais, m'affirma Mmc Sand,
il ne fut, à ce point, brillant et séducteur, conteur admirable
et profond. Gautier était visiblement sous le charme. Aussi,
quand Renan fut parti, confiant dans la conversion du Poète,
lui demanda-t-elle, sur un ton de triomphe : « — Eh bien 1
comment le trouves-tu ? « Mais Théophile Gautier, qui
avait l'intolérance obstinée et qui s'était resaisi déjà, lui
répondit du ton le plus calme et avec une froideur inatten-
due : « — Je le trouve joliment calotin ! » Et il fallait voir
l'indignation sublime, dans son ironie désenchantée, de
George Sand, quand elle vous contait cela 11

I. Le Journal, 1896.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 67

Un biographe raconte qu'arrivant un matin à


Marseille à lepoque de la Vie de Jésus, il fut sur-
pris d'entendre le portefaix, au moment de charger
son bagage, lui adresser, en guise de bienvenue, cette
question :
Eh bien ! que dit-on de M. Renan ? On m'apprit le
lendemain que, par ordre de 1 evêque de Marseille, les
cloches sonnaient le glas chaque vendredi, afin de rappe-
ler aux fidèles l'attentat dont leur Dieu avait été l'objet.
réclame le volume 1!
Quelle pour
Le livre, dit Maurice Goguel, provoqua en Europe une
émotion plus profonde encore que celle de Strauss, et fit
naître une nuée de réponses. Schweitzer dit plaisamment :
Tout ce qui portait une soutane et était capable de tenir une
plume partit en guerre contre Renan, les évêques en tête 2.

Renan collectionnait les innombrables lettres d'in-


sulte qu'il recevait quotidiennement. Il les avait
soigneusement classées sans la rubrique : cartons-
injures. C'était, en effet, l'injure sous toutes ses formes.
Quelques missives plus charitables 1 engageaient à se
convertir. D'autres lui envoyaient leurs réflexions et
leurs doutes.
Si la Vie de Jésus déchaînait des torrents d'injures,
elle inspirait aussi des articles élogitux auxquels
Renan fut très sensible. Il eut des approbateurs quali-
fiés, comme Albert Réville, qui lui écrivait le 29 juin
1863:

1. Pons. Ernest Renan et les Origines du christianisme, p. 101.


2. La Vie de Jésus, p. 29.
68 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Je suis encore sous l'impression puissante que me vaut


une pareille lecture. Je crois que vous avez choisi le vrai
point de vue, l'angle véritable sous lequel il faut envisager
l'incomparable figure que vous avez cherché à dessiner.
Vous avez des pages d'une beauté sublime. Surtout les
analogies que vous établissez entre la nature galiléenne, la vie
et les idées du Christ, ont donné lieu à des rapprochements
et à des développements d'un inexprimable intérêt. J'ai
été ravi de vos descriptions 1.

Les éloges de George Sand, entr'autres, touchèrent


également beaucoup Renan. Il la remercie dans une
longue lettre, où il explique tout le prix qu'il attache
à l'appréciation de l'auteur de Spiridion, qu'il avait lu
au Petit Séminaire.

En essayant, dit-il, de composer un Jésus possible, orga-


nique et vivant, j'ai mille fois pensé qu'il faudrait pour une
telle oeuvre l'art profond par lequel vous savez agencer vos
créations idéales 2.

Bersotpublia à son tour un bel article dans les


Débats et Renan le remercie en précisant ce qu'il
avait voulu faire. Il est persuadé que sa façon de
« reconstituer les physionomies originales du passé »
n'est pas si arbitraire que Bersot semble le croire et,
s'il n'a pas fait un livre de critique et d exégèse, cest
parce que.Straus l'a déjà fait. « Remarquez, d'ailleurs,

1. Cité par Jean Pommier. Renan à Strasbourg, p. 181. Malgré


ses réserves sur ie IV 0 Evangile, Réville trouvait que cette Vie de
Jésus allait « illuminer comme un éclair l'Orient et l'Occident ».
2. Correspondance, t. I, p. 230.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 69

que j'ai consacré à résumer la critique des Evangiles


de 80 de la * ».
près pages préface
Sainte-Beuve avait d'abord annoncé la publication
de la Vie de Jésus.

La librairie Michel Lévy, disait-il, met aujourd'hui en


vente un livre qui était depuis longtemps annoncé et bien
impatiemment attendu, la Vie de Jésus, par Ernest Renan.
C'est un de ces ouvrages qui n'ont pas besoin de recomman-
dation et qui font leur chemin tout seuls... Sceptiques,
indifférents, hommes d'étude et d'examen, gens du monde,
gens d'affaires, pour peu que vous ayez un coin sérieux de
vacant et de libre en vous, je dirai avec confiance : lisez et
relisez ces beaux chapitres et apprenez le respect, l'amour et
l'intelligence de ces choses religieuses, auxquelles il n'est
plus temps d'appliquer la raillerie et le sourire.

Deux mois après,le 7 septembre, Sainte-Beuve


publiait son compte-rendu. Avec sa pénétration ordi-
naire il indiquait finement ce que Renan avait Voulu
réaliser, son effort d'évocation et de vérité, la partie
artiste et descriptive de l'oeuvre :

Il ne s'est pas contenté, dit-il, de faire une vie de Jésus,


ce qui n'est pas difficile à la critique en se tenant sur le
terrain de pure discussion ; il a prétendu la refaire. Loin de
Vouloir affliger et décourager la piété, il a eu l'ambition de la
semer là où elle n'est pas, de la nourrir, de la relever, de lui
donner satisfaction sous une autre forme nouvelle et inat-
tendue 2

1. Lettre du 28 août 1863.Les DébaL.


2. Nouveauxlundis, t. VI.
70 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Sainte-Beuve louait Renan d'avoir admirablement


rendu le charme des paysages évangéliques :

Jamais la prière du Pater ou le Sermon sur la montagne


n'ont mieux ressorti à nos yeux dans leur nouveauté native,
et n'ont été plus harmonieusement encadrés. Ah ! que ceux
qui combattent avec tant d'acharnement et d'injure
M. Renan ont tort et se méprennent sur la qualité de
l'adversaire ! Un jour viendra où eux ou leurs fils regrette-
ront cette Vie de Jésus ainsi présentée \

Sainte-Beuve est d'avis que la Vie de Jésus s'adresse


à un public qui n'est ni croyant ni incrédule, qui n'est
ni à de Maistre ni à Voltaire. «Quant aux fidèles pro-
prement dits, je ne pense pas que M. Renan en déta-
che un seul, et véritablement, tel qu'il me semble le
connaître, je ne me figure pas qu'il l'ait espéré ni qu'il
le désire. »

Et Sainte-Beuve ajoute :
Dans une lettre que je reçois de M. Renan, à l'occasion
de cet article, il me fait l'honneur de me dire : « Si j'étais
polémiste, il faudrait procéder autrement ; mais je vous
remercie vivement d'avoir dit que je ne le suis pas. Non,
certes, je n'ai pas voulu détacher du vieux tronc une âme
qui ne fût pas mûre. »

Renan faisait
les mêmes protestations à Edmond
Scherer en le remerciant de son bel article :

Je vous remercie du fond de l'âme d'avoir insisté sur le


caractère désintéressé du livre. C'est ce qu'on comprend

1. Nouveaux lundis, t. VI.


LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 71

le moins ici. Les uns me traitant de démolisseur du catho-


licisme, qui cache son jeu ; les autres me prêtent un tas de
vues politiques dont je suis fort innocent. Vous seul avez
bien vu que j'ai uniquement voulu être historien, dans les
conditions ordinaires que notre siècle a créées pour l'his-
toire 1.

Comme il fallait
s'y attendre, les réfutations de la
Vie de Jésus furent innombrables.
Le 21 septembre 1863, sous le titre de : Neuvième
croisade », la Petite Revue ouvrait une rubrique où
elle reproduisait les passages les plus saillants :

De toutes les brochures écrites à propos du livre de


M. Renan, poètes, prosateurs, catholiques, protestants,
grecs et israëlites, c'est une croisade aussi imposante, aussi
sérieuse qu'elle peut l'être à cette heure-ci, où la plume a
remplacé la lance.

La rubrique contenait de curieux extraits qui


donnent bien le ton de l'époque.
Leveque de Nîmes, Mgr Plantier, ne pardonnait
pas à la Revue des Deux^Mondes d'avoir publié l'étude
élogieuse d'Ernest Havet sur la Vie de Jésus :
Il existe en France, nos très chers coopérateurs, une
Revue qui, par son importance, semble occuper le premier
rang de la presse périodique... Ce qui la distingue surtout,
c'est l'absence radicale d'esprit chrétien, c'est le rationa-
lisme obstiné dont elle se fait un système, sinon une gloire.
Vous n'en verrez presque pas un numéro qui ne contienne
un article plus ou moins erroné, plus ou moins agressif

1. Correspondance,t. II, p. 232.


72 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

contre l'Eglise, ses doctrines, son histoire et son institution ;


c'est une citadelle d où le fort armé, suivant l'expression de
l'Eglise, jette sans cesse des traits empoisonnés contre
Jésus-Christ qui passe. Cette Revue s'appelle la Revue des
Deux-Mondes. Elle s'était rendue digne par son passé de
donner asile à l'éloge de la Vie de Jésus.
i

On remplirait des volumes avec les titres des réfu-


tations violentes qui accueillirent la Vie de Jésus.
La brochure du P. Gratry relevait les contradictions
et les erreurs de Renan,' Mgr Freppel, évêque d'Angers,
Mgr Perraud, évêque d'Autun, Mgr Plantier, évêque
de Nîmes, publièrent des appréciations sévères. Signa-
lant « l'athéisme à la porte de l'Académie », le P. Félix
déclarait : « Si c'est là le dernier
mot de la science
nouvelle, nous pouvons nous rassurer » — « Le vide,
le vide, le vide, dit Ernest Hello... M. Renan et rien
au monde ». Le comte de Kersolon (Jean Loyseau)
jugeait Renan indigne même des galères. « On vous
laisse circuler librement dans les rues de nos cités.
Vous n'êtes pas digne de porter la chaîne du forçat. »
Les Lettres sur la vie d'un nommé Jésus de Jean Loyseau
firent les délices des Séminaires.
On peut encore mentionner les réponses du P. Passa-
glia, député au Parlement de Turin. Renan selon lui
« défigurait l'histoire et n'avait pas traité sérieusement
les matières sérieuses ». M. Colani protesta « au nom
de la science et de la critique, et leveque d'Alger,
devant tant
de contradictions, ne désespérait pas de
Voir un jour Renan se déjuger et se convertir.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 73

Pendant les trois mois qui suivirent l'apparition du


.livre, on ne publia, dit Burnand, pas moins de 321 bro-
chures contre la Vie de Jésus, sans compter les charges,
railleries, chansons, caricatures et anecdotes desti-
nées à amuser le public, sous des titres alléchants.
Le Treizième apôtre, L'abbé
Jésus, Le Charpentier
prophète, L'Evangéliste Renan, etc.. A la table d'hôte
d'un hôtel de Dinard, des personnes affectèrent de
se lever à l'approche de Renan, comme s'il eût été le
diable. Journaux et camelots ne s'occupaient que de
Renan. Le mot d'une anglaise fit le tour de la presse.
Tenant en mains la Vie de Jésus, cette irrévérencieuse
lady répondait à quelqu'un qui la pressait de quitter
le volume : — Aoh ! je ne voulais le laisser que quand
je connaîtrai le dénouement \
L'abbé Laillault accusa Renan d'avoir des relations
abominables avec le démon. Les vers et les chansons
pullulèrent :

Renan, fils d'Arius et Voltaire manqué,


Séminariste ingrat, lévite défroqué,
Déserteur de l'Église et des sacrés portiques,
Professeur incompris des langues sémitiques,
Quand te lasseras-tu, superbe ï.ovateur,
De prodiguer l'outrage à ce libérateur
mourut les deux mains ouvertes cur le Monde ? 8
Qui

1. Revue Entyclopédique, 15 octobre 1892. Cité par Desportes et


Bournand^
2. Envoi de M. Perrot de Chazelles à Renan. Petite Revue>
20 mars 1864.
74 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

L'indignation des catholiques alla jusqu'à demander


des sanctions contre l'odieux
blasphémateur. Après
avoir déclaré qu'on devait enfermer aux petites maisons
cet abominable écrivain, qu'il appelle « un éconduit
de sacristie dont les lèvres sentent peut-être encore le
vin des burettesqu'il doit avoir vi'dées », M. A. Nicolas
réclamait pour Renan l'application de l'article premier
de la loi du 25 mars 1822, qui peut infliger cinq ans
de prison et 6.000 francs d'amende aux auteurs d'écrits
qui outragent la îeligion.
Renan protestait en affirmant la pureté de ses inten-
tions. Non seulement il ne se repentait pas d'avoir
publié sa Vie de Jésus grand format, qui pouvait
passer pour une oeuvre savante ; mais il aggrava ses
torts en donnant, troisans après, une édition popu-
laire de l'ouvrage. Nous savons par Mrae Renan que la
rédaction de ce petit livre lui coûta plus d'une année
de travail. Il le composa après les Apôtres et avant
Saint+Paul et on en vendit plus d'un million d'exem-
plaires.
Il est peu probable que le seul amour du gain ait
poussé Renan à écrire ce livre de vulgarisation pour le
grand public. La vraie raison, c'est peut-être, en effet,
qu'il croyait réellement, comme il le dit, faire un livre
d'édification, destiné à propager le culte religieux d'un
Christ humainement idéalisé. Il a trop souvent affirmé
cette intention pour qu'elle n'ait pas répondu chez
lui à quelque sentiment sincère. La petite édition était
à ses yeux le même livre que la grande.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 75

Moins, dit-il, les notes, l'introduction et quelques passages


qui, pour être bien compris, demanderaient des études
spéciales de critique. Je n'ai voulu laisser que ce qui a un
sens de poésie ou d'édification. Certes je n'ai pas eu la folle
pensée de contenter les orthodoxes. Je crois cependant
qu'une grande partie de la conscience chrétienne accueillera
ce Christ dégagé de tout caractère spécial de temps, de
pays et de race \

Plaire à tout le monde et surtout aux orthodoxes,


c'était l'idée fixe de Renan. Il écrivait à la comtesse
de Loynes :

Chaque fois que vous me dites que ce rêve vous a été


au coeur, c'est pour moi une grande joie. J'ai voulu faire
revivre en ces pages la religion de l'âme, telle que Jésus l'a
révélée, la vraie religion qui dort au fond de nous et que le
grand charmeur évangélique sait adorablement réveiller.
Retrouver les accents de cette voix divine est la plus difficile
des tâches 2.

Renan persista dans son opinion et ne Voulut jamais


convenir qu'il avait fait une oeuvre anti-chrétienne. Ce
rationalisme mystique représentait pour lui la vraie
religion et les contenait toutes.
Il faut lui rendre justice : la clameur des protesta-
tions ne lui fit jamais perdre son sang-froid, et il ne
fit rien pour exploiter le succès que lui valaient ces
attaques :
Ce succès, dit-il, je n'y ai point aidé. Il eût été plus grand,
si je l'avais voulu... Si j'avais voulu faire un crescendo

1. Correspondance, t. I, p 251.
2. Correspondance,1.1, p. 234.
76 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

d'anti-cléricalisme après la Vie de Jésus, qu'felle n'eût pas


été ma popularité 1
!...

Renan se fit, au contraire, au devoir de ne jamais


rien répondre. Sainte-Beuve l'avait dit :

Ceux qui ont l'honneur de connaître M. Renan savent


qu'il est de force à faire face à la situation et à y suffire.
Il ne s'irritera pas, il ne s'emportera pas, il restera calme et
patient, même serein ; il gardera son demi-sourire ; il
retrouvera toute sa hauteur en ne répondant jamais. Il
poursuivra avec vigueur son oeuvre, son exposition désor-
mais plus appuyée, plus historique et scientifique ; tous les
cris et les clameurs ne le feront pas dévier un seul instant
de son but 2.

C'est ce qui arriva. Les adversaires de Renan ne


purent jamais le forcer à rompre le silence qu'il opposa
toujours aux calomnies :

Je dois à M. de Sacy, disait-il, cette règle de ne jamais


répondre même aux plus grandes énorrmtés... J'ai laissé
imprimer sans réclamation que j'avais reçu un million pour
écrire la Vie de Jésus. Je déclare d'avance que quand on
publiera le fac-similé du reçu, je ne réclamerai pas.

Renan n'eut qu'à se féliciter de cette attitude :

Quelle mauvaise foi, grand Dieu, écrit-il, à Berthelot tt


quel tissu de mensonges 1 Mais je tiens ferme à ne souffler
mot 3.

1. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 356.


2. Nouveaux lundis, t. VI.
3. Correspondance Renan-Berlhelot, p. 295.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 77

Dans la préface de la treizième édition, qui parut


en 1867, Renan crut cependant devoir expliquer les
raisons de son silence :
Pour me disculper en détail, dit-il, de toutes les accusa-
tions dont j'ai été l'objet, il m'eût fallu tripler ou quadrupler
mon volume ; ii m'eût fallu répéter des choses qui ont déjà
été bien dites, même en français ; il eût fallu faire de la
polémique religieuse, ce que je m'interdis absolument ; il
eût fallu parler de moi, ce que je ne fais jamais. J'écris pour
proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant
aux personnes qui ont besoin, dans l'intérêt de leur croyance,
que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de
mauvaise foi, je n'ai pas la prétention de modifier leur avis.
Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques per-
sonnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les
désabuser.

Renan fut pourtant quelquefois tenté de répondre


et il crut même l'avoir fait en partie dans son Etude
sur Saint François d'Assise \ parue aux Débats,
« au plus fort des controverses auxquelles donna lieu
la Vie de Jésus ». « Cette étude, dit-il, fut dans ma
pensée une réponse à certaines objections ». En réalité,
comme le constate M. Quirielle (Débats du 13 mars
1923), l'article parut trois ans après la Vie de Jésus,
et l'on n'y voit pas trace de ce qu'on pourrait appeler
une réponse aux réfutateurs de son livre. Tout ce qu'on
peut constater, c'est que Renan a plus respectueuse-
ment parlé de Saint François d'Assise que de Jésus-
Christ, ce qui fit dire à un capucin : « Il a écrit sur

I. Nouvelles études d'histoire religieuse.


78 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Jésus autrement qu'on ne doit ; mais il a bien parlé


de Saint François. Saint François le sauvera ».
La clameur des protestations devint si forte, que
Renan fut même un moment sur le point de demander
à M. de Sacy, directeur des Débats, la permission de
réfuter la lettre de l'évêque de Laval : mais entrer
dans cette voie, c'était s'obliger à répondre à tous ses
adversaires :

Il est certain, disait Renan, que j'aurais le droit de deman-


der aux tribunaux ou au Conseil d'Etat si les lois sur la
diffamation obligent les évêques. Mais alors il faudrait
poursuivre le Figaro qui, lui, a inventé des anecdotes sau-
grenues, fausses depuis un bout jusqu'à l'autre, et Barbey
d'Aurevilly, qui, m'a-t-on dit, a fait sur mon compte un
inconcevable article d'injures. On a trouvé le moyen de faire
partir la calomnie de si bas, que, pour la relever, je serais
obligé de me salir... Quant au livre, il ne s'en porte que
mieux, et je soupçonnerai presque mon éditeur de se mettre
de la partie. Chaque édition de cinq mille s'écoule en huit
ou dix jours, et une lettre de Lévy, que je reçois aussi,
m'apprend qu'en ce dernier temps, la vente, loin de se
ralentir, s'accélère. Je dis cela sans vanité, car cela ne prouve
pas que le livre soit bon ou mauvais. Mais cela prouve que
les moyens employés pour l'étouffer ne sont pas très
efficaces 1.

L'orthodoxie ne fut pas seule à protester


chrétienne
contre la Vie de Jésus. Le livre fut violemment criti-
qué par les rationalistes intransigeants. Dans son
Opinion des déistes rationalistes et quelques autres

I. Lettres à Bersot. La Politique de Renan, par Gaston Strauss.


Correspondance,1.1, p. 242.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 79

articles réunis en volume, Patrice Larroque dénonça


la figure idyllique et douceâtre de ce nouveau Jésus,
charmant rabbi, beau jeune homme aimé des femmes :

Employer, dit-il, la « beauté » d'un jeune homme pour


calmer l'organisation troublée d'une courtisane (Marie-
Madeleine), c'est un genre de thérapeutique qui ne suppose
pas précisément une étude approfondie de notre nature
physique et morale. Quant à faire vivre aux dépens de
femmes riches qui le suivent sans cesse un beau jeune
homme abandonnant son métier, cela lui constituerait,
d'après nos idées modernes, une position sociale peu hono-
rable. Il n'est pas admissible que M. Renan ait entendu ces
vilaines choses dans leur sens odieux. Mais comment n'a-t-il
pas reculé devant la pensée des interprétations libertines
auxquelles elle ne pouvait manquer d'offrir un texte ?
Non, il n'y a pas vu malice, ainsi que plusieurs l'ont sup-
posé ; c'était seulement chez lui, comme chez tant d'autres
écrivains fort goûtés, besoin de faire du pittoresque à tout
prix et de paraître atteint de cette sentimentalité maladive
qui se risque étourdiment dans les plus mauvais pas. Loin
de grandir la noble figure du Christ en l'humanisant à sa
façon, il n'a réussi, au contraire, qu'à le rapetisser, et je
dirai même à le déflorer par des louanges et des peintures
presque graveleuses, dont ne lui sauront gré ni les rationa-
listes ni les vrais chrétiens qui peuvent exister encore.

Proudhon qui ne ménageait personne ne dissimula


pas sa désapprobation :

Renan, dit-il, peut se vanter d'avoir calomnié Jésus,


non seulement en le présentant de travers, en lui prêtant
des idées et des paroles qui ne lui appartiennent pas, mais
en risquant sous son nom des maximes dignes des poursuites
de la justice. Et la raison de cette singulière portraiture
80 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

vient justement de ce que M. Renan n'a pas vu que le rôle


divin fait à Jésus exclut l'idée d'un simple homme et
qu'essayer d'appliquer à celui-ci les paroles et les actes
attribués a l'autre est chose absurde. Le Christ de la foi
est un être fictif, il est vrai, mais ce Christ est parfaitement
raisonné, moral, soutenu dans sa nature surhumaine ;
il n'y a rien à reprendre, si ce n'est que la philosophie posi-
tive ne saurait l'admettre.
Ainsi la philosophie de M. Renan est restée ici au dessous
de la fable. La mythologie chrétienne a pu d'un simple
mortel faire un Dieu ; M. Renan n'a pas su dans ce Dieu,
trouver de quoi faire un homme, digne au moins d'une
correction afflictive, sinon infamante \

Le concert de réfutations ou de malédictions contre


la Vie de Jésus devait se prolonger pendant des années.
La haine, l'injustice, la calomnie s'acharnèrent contre
Renan. On lui contesta tout, sa sincérité, son talent,
ses titres scientifiques. On alla jusqu'à prétendre qu'il
ne savait pas l'hébreu et qu'il avait lui-même provoqué
la fermeture de son cours en 1862 pour n'avoir pas
à enseigner une langue qu il ignorait :

Sa science d'hébraïsant, dit Pierre Lasserre, lui a été aigre-


ment disputée, mais par des hommes qui ne savaient pas
plus d'hébreu que moi. Les spécialistes ne sont pas de cet
avis. Je vous demande un peu si Renan, s'étant appliqué à
l'érudition et à l'hébreu, domaines ou des médiocres
peuvent acquérir une valeur honorable, n'a pas dû y exceller.
Le fait est que, si l'on met un peu le nez dans la littérature
de l'exégèse biblique depuis Renan, on constate les traces
profondes que ses théories y ont laissées.

I. Proudhon. Jésus,p. 174.


LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 81

La constatation a été notamment faite par Mgr d'Hulst,


dans son article du Correspondant, publié le lendemain
de la mort de Renan (10 novembre 1892) \ Mgr d'Hulst
affirme que Renan savait parfaitement l'hébreu et
mieux encore TArabe. Personne aujourd'hui ne songe
plus à le nier : Renan savait l'hébreu. Il le savait déjà
au (Séminaire. L'abbé Le Hir le chargeait parfois de
faire son cours et Renan avait même rédigé une gram-
maire hébraïque que son professeur lui conseillait
de publier, en lui offrant d'aller voir l'éditeur et de la
faire accepter par les Séminaires dépendant de Saint-
Suplice 2.
Psichari déclare que l'auteur de la Vie de Jésusn'était
pas un savant, parce qu'il n'a rien découvert de nou-
veau ; mais on peut parfaitement être un savant sans
rien découvrir de nouveau ; il suffit de savoir beaucoup
de choses. Que Renan ait utilisé l'érudition de son
temps, comme le dit Psichari, c'était son droit ; mais
bien connaître le latin, le grec, l'hébreu, pour éclair-
cir, expliquer et vérifier, c'est tout de même être un
savant. « Son Histoire générale des langues sémitiques»
dit Psichari, témoigne d'une érudition hébraïque et
sémitique extraordinaire. En homme consciencieux,
dès qu'il résolut de se faire hébraïsant, Renan se mit
à l'étude complémentaire des langues syriaque, chal-
daïque et arabe ». Il a traduit en latin des textes syria-

1. Renan est mort le 3 octobre 1892.


2. L'abbé Renard. Renan, p. 84 ; Lettres intimes, p. 278 et
Nouvelles lettres intimes, p. 2.

ALBALAT 6
82 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

ques. « L'Histoire des langues sémitiques, dit à son tour


Barrés, voilà le plus beau livre de Renan. Quand il a
publié la Vie de Jésus, c'était un bon philologues bien
armé 1 ». L'histoire des langues sémitiques fut, en effet,
très remarquée dans le monde savant et ce n'est pas
la faute de l'auteur, si le progrès des découvertesj lin-
guistiques n'a pas permis à ce livre de garder son rang.
Ces divers
points méritent d'être mis en lumière
pour bien montrer qu'en écrivant sa Vie de Jésust
Renan était, comme le dit Barrés, un homme bien
armé, non pas un savant rébarbatif à la façon allé-
mande, mais un érudit doublé d'un artiste et d'un
écrivain, ce qui déconcerte toujours un peu ceux qui
ne sont simplement que des savants :

Je suis assuré, dit Jules Lemaitre, dans le magnifique


article qu'il publiait aux Débats, à propos de la mort de
Renan, je suis assuré qu'il fut un très bon hébraïsant, un
très bon exégèse et un très bon critique. Je l'ai entendu, au
Collège de France, commenter les travaux de Reuss» de
Graff, de Kuenen, de Welhausen. Serait-il téméraire d'affir-
mer que, non seulement il avait l'air de les comprendre,
mai* qu'il lui arrivait de les corriger et même d'y ajouter ?
Dans les chapitres de ses Origines du Christianisme qui ée
rapportent à des événements ou à des états de civilisation
que nous pouvons connaître par les écrivains grecs et latins,
il est facile de voir qu'il fut un historien et un interprète des
textes aussi exact et aussi scrupuleux que s'il n'avait pas eu
de génie. Qu'il y ait dans ses livres d'histoire beaucoup de
conjectures, cela était inévitable, en raison de la difficulté
1. Barrés. Mes Cahiers, I, p. 74.
2. Débats, 18octobre 1892.
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 83

et de l'obscurité des sujets qu'il traitait ; qu'il s'y trouve des


contradictions, — plus apparentes que réelles et qui se
résolvent avec un peu de réflexion, — j'en conviens ; enfin
qu'il ait mis dans ses récits beaucoup d'imagination, je le
reconnais, et j'en suis ravi. Car cela veut dire qu'il a fait,
dans d'autres conditions et avec des dons différents, ce qu'a
fait Jules Michelet. Il peut y avoir d'utiles érudits, il n'y a
pas de grand historien sans imagination. Et la vie que l'histo-
rien communique au passé, quand elle ne contredit ni les
inscriptions ni les textes, est peut-être, d'ailleurs, un aussi
bon témoignage de vérité que les textes et les inscriptions
mêmes.

Dans son article du Correspondant (10 novembre


1892), non seulement Mgr d'Hulst a fendu justice à la
science de Renan, maiè il a blâmé les orthodoxes de
lui avoir refusé « tout savoir, toute originalité et même
tout talent ». La vérité, c'est qu'au contraire, dès ses
débuts, Renan fut le type de l'homme de science et de
labeur. Au petit séminaire de Saint-Nicolas du Char-
donnet, il composait des hymnes en vers grecs en
l'honneur de la Vierge, et pendant sept ans, de 1840
à 1847, il apprit à fond l'allemand. M. Henri Tron-
chon dit hautement : « Sa conscience, sa laborieuse
compétence sont hors de doute pouf tous les esprits
de bonne foi* ». Le seul point faible de Renan fut
peut-être l'assyriologie. 11a été peu préoccupé d assy-
riologie et il n'a pas deviné l'importance qu'allait
prendre ce genre d'études,

I. Tronchon. Ernest Renanet l'Etranger, p. 87. M. Tronchon


renvoie lui-même au témoignagede Darmesteter et de Réville.
84 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

M. Paul Bourget a récemment résumé, en quelques


lignes magistrales et définitives, la valeur et l'autorité
de Renan :

Le talent de l'auteur de YHistoire des origines du Chris-'


tianisme, dit-il, est bien grand, la fascination de sa souple
pensée est bien séduisante. Je ne crois pas que sa sincérité
doive être mise en doute, non plus que sa science. De ce
dernier point, je ne veux pour preuve que son influence
sur les mêmes exégètes allemands dont il a d'abord été
l'élève. Georges Sorel a pu dire de lui avec justesse : « Tous
les hommes vraiment forts qui ont repris les questions qu'il
avait traitées ont été tributaires de ses hypothèses. En lisant
les conférences de M. Harnack sur l'essence du Christia-
nisme, on reconnaît sans peine que le plus illustre représen-
tant de la Science allemande actuelle dépend beaucoup du
Français que les Universités allemandes traitèrent jadis
dédaigneusement d'homme de lettres et de vulgarisateur ».
Tout cela, dit M. Paul Bourget, suffît à expliquer le puissant
prestige dont Renan a joui auprès des hommes de ma
génération, celle qui a eu ses vingt ans après la guerre de
18701.

Complétons ce jugement par les lignes qu'écrivait


Taine à J.-J. Weiss, sur la personnalité et la valeur de
Renan :

Je regrette ce que tu as dit de Renan ; je le connais per-


sonnellement ; je sais que ses mains sont un peu trop gantées
et à l'ecclésiastique ; mais il est très ardent, très convaincu,
très dévoué à ses idées, immensémentsavant, très riche en
idées générales, ayant avec cela la finesse d'un artiste et d'un

p. 128.
I. Quelquestémoignages,
LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 85

homme du monde ; ce sera un des hommes supérieurs de ce


siècle. Je serais fâché de Voir un homme comme toi en guerre
avec un homme comme lui 1.

2. Taine. Correspondance, t. II, p. 157.


V

L'ORIGINALITÉ
DE LA « VIE DE JÉSUS »
V

L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS

La Vif. de Jésus eut un énorme succès dans toute


l'Europeyet fut vivement critiquée^en Allemagne. Les
savants d'Outre-Rhin n'avaient pas tort de dire que
l'exégèse religieuse n'existait pas en France ; mais
ils se trompaient quand ils accusaient Renan d'avoir
tout emprunté à leur science. Les catholiques s'empres-
sèrent de signaler ce dédain, sans remarquer que les
Allemands attaquaient surtout Renan parce qu'ils
trouvaient ses conclusions trop orthodoxes. On lui
reprochait, au fond, de ne pas avoir fait un livre de
pure exégèse. L'idéalisation romantique de Jésus leur
semblait la pire des fantaisies, et ils ne pardonnaient
pas à Renan de prendre biographiquement au sérieux
l'Évangile de Saint Jean, qu'ils considéraient comme
une ceuvre exclusivement théologique. C'est pour cela,
comme le dit le P. Lagrange, que Renan fut pris en
pitié et tourné en ridicule par lessavantsde la Germanie.
90 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

« Nous sommes tenus, ajoute le P. Lagrange, à rendre


hommage à l'indépendance de caractère et au tact
x
littéraire de Renan ». Ce dernier, en effet, maintint
ses affirmations et ne voulut être ni l'esclave ni le
plagiaire de la science allemande. Ses qualLcs d'artiste
suffirent à lui démontrer la valeur du IVe évangile
et, quant à la date des Synoptiques, il persista dans son
opinion et « cette fois, dit le P. Lagrange, il pouvait
figurer parmi les défenseurs de la tradition ». C'est
donc une erreur et une injustice de croire avec Ewald
que Renan a tout emprunté aux Allemands. Il a gardé
au contraire, toute son indépendance et il s'est même
séparé de Reuss, quand il le fallait, comme le fait
remarquer M. Pommier 2.
Schweitzer a dénoncé le genre de séduction qui,
selon lui, remplaçait chez Renan la vraie méthode
scientifique î
Il existe à peine, dit-il, un ouvrage, où les défauts contre
lo bon goût, et de l'espèce la plus grossière, fourmillent
autant que dans cette Vie de Jésus, C'est de l'art chrétien,
dans le sens le plus mauvais de l'expression ; l'art qui sert
à fabriquer des figures de cire. Le doux Jésus, les belles
Marie, les aimables Galiléennes qui forment la suite du
gracieux charpentier, il les a volés tous ensemble à la devan-
ture d'un magasin d'art religieux de la place Saint-Sulpice 3.

Renan, ne s'inclina pas devant ces reproches. Il se


contenta d'exposer ses idées dans son grand examen

1. La Vie de Je'sus de Renan, par Je P, Lagrange, p, 35,


2. Renan à Strasbourg, p. 49 et 51.
3. Cité par Fillion. Les Etapes du rationalisme, p. 118.
L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 91

du texte de Saint Jean (13° édition). L'introduction


et l'appendice de ce volume peuvent être comptés
parmi les pages de style les plus parfaites que nous
ayons dans notre langue. Renan avait raison de dire s
Loin d être accusé de scepticisme je dois être range parmi
les critiques modérés, puisqu'au lieu de rejeter en bloc des
documents affaiblis par tant d'alliage, j'essaye d'en tirer
quelque chose d'historique par de délicates approxima»
tions \

une vie historique de Jésus était une entre-


Ecrire
prise pleine de difficultés et d'objections, une tenta-
tive que Reurs lui-même déclarait impossible, faute
de renseignements 2. On ne connaît, en effet, que trois
années de la vie du Christ et'on ignore tout ce qui
regarde son existence d'homme, sa jeunesse, sa voca-
tion, ses occupations matérielles, ses conversations avec
ses parents. Parlait-il de sa filiation divine avec sa
mère ? Qu a-t-il fait jusqu'à l'âge de trente ans ? On
ne sait rien, en dehors des trois années de prédication
auxquelles il se
prépara en se retirant pendant
quarante jours au désert.
Renan est en France le premier écrivain sérieux qui
ait publié une vie rationaliste du Christ. Celle de
Peyrat ne parut qu'en mars 1864. Il existait, au con-
traire, et depuis longtemps, en Allemagne, bien des
ouvrages de .ce genre. Reimarius expliquait les miracles

1. Vie de Jésus. Préface.


2. Cf. Pommier. Renan et Strasbourg, p. 56.
92 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

par la supercherie et l'imposture ; Paulus les justifiait


par des faits naturels souvent « ridicules et puérils,
dit Renan » ; Sclileimacher arrangeait tout cela roman-
tiquement ; Baur et l'Ecole de Tubingue eurent
également une grande vogue 1. Mais la plus célèbre
Vie de Jésus fut celle de Strauss (1835). Elle souleva
les mêmes protestations que le livre de Renan. Strauss
fut traité d'Antéchrist et de Judas et ses audaces
déconcertèrent les exégètes les plus hardis. Il posait
en principe qu'il n'était pas possible d'entreprendre
une vie de Jésus sans nier sa divinité, et que les Evan-
giles ne nous ont pas été donnés pour écrire une telle
biographie. Malgré de belles pages sur les Stoïciens,
les Essenicus, le milieu et les motifs de diffusion du
christianisme, Strauss avait fait une oeuvre d'aride
exégèse, où il s'efforçait de prouver qu'à peu près tous
les événements miraculeux de la vie du Christ n'ont
aucune espèce de réalité et ne sont là que pour confir-
mer des textes bibliques 2. Pour lui, il ne s'agit pas de
savoir, comme le pense Renan, si un fait naturel se
cache derrière le fait miraculeux/ Le fait miraculeux,
d'après Strauss, n'est que le produit du mythe et de
la légende, autrement dit une fiction née des idées
populaires. La théorie ne résiste pas à l'étude attentive
des documents. C'est pour cette raison qu'un de nos
meilleurs critiques, M. Albert Lévy, déclare l'oeuvre

!. Cf. les Étapes du Rationalisme, par Fillion.


2. Cf. Strauss, sa vie el son oeucre, par Albert Lévy.
L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 93

de Strauss inférieure à celle de Renan *. Strauss détrui-


sait toute certitude historique.
Rationaliste radical, mais
esprit superstitieux,
ayant cru dans sa jeunesse au surnaturel et au spiri-
tisme, Strauss représentait un état intellectuel contra-
dictoire et bien allemand. Perdu dans la métaphysique
d'Hegel, il croyait pouvoir concilier ses négations avec
l'enseignement orthodoxe dont il était chargé comme
professeur officiel. Pour conserver sa .place;, il consentit
à se déjuger, il renonça à l'explication mythique et se
montra plus favorable à l'Evangile de Saint Jean, qu'il
avait d'abordrejeté. C'était justifier à l'avance les
futures conclusions de Renan. « Quand on le congédia
définitivement, Strauss revint sur les concessions
thèse 2
faites et persista dans sa ».
Renan, lui, ne variera plus à partir de sa treizième
édition ; il élargira même encore sa méthode de conci-
liation. Il ne suspectera ni l'authenticité des textes,
ni la bonne foi des témoins ; il se contentera de discu-
ter ce qu'ils racontent. Derrière le fait miraculeux il
verra toujours un fait naturel, grossi par la tradition
écrite ou orale. Il s'agit de dégager le fait naturel pour
arriver à deviner comment les choses se sont passées.
Renan accepte tout, à condition de tout interpréter.
Que sa tentative ait échoué ou non, on ne peut que
l'approuver de n'avoir pas suivi les hardiesses de

1. Cf. Albert Lévy. Frédéric Strauss, p. 220.


2. Maurice Goguel. La Vie Je Jésus, p. 28.
94 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Strauss, et d'avoir ainsi évité la grossière invraisem-


blance devant laquelle n'ont pas reculé les continua-
teurs intransigeants de celui qu'on a appelé l'Erastrate
de l'histoire. Ces logiciens de l'exégèse non seulement
ont conclu à la non-existence de Jésus ; mais il en est
qui, comme Proudhon, sont allés beaucoup plus loin.
Proudhon * avait soigneusement lu et annoté le Nouveau
Testament. Au lieu d'être frappé par la sincérité de
Jésus et plutôt que de reconnaître la réalité des mira-
cles, Proudhon n'a pas craint d'attribuer au Christ
un rôle odieux. D'après lui, Jésus aurait survécu à
la crucifixion et aurait été déposé évanoui dans le
tombeau neuf de son ami Joseph d'Arimath/ie. On
s'aperçut, trois jours après, que le tombeau était vide.
Revenu à la santé, Jésus aurait « joué le rôle de reve-
nant » ; il se « serait cru ressuscité et il aurait guidé,
conseillé et gouverné son Église pendant quarante
jours ».
Renan a bien vu à quelle absurdité historique abou-
tissait un pareil système, et il a raison de déclarer
qu'il ne voulait pas « répéter ce qu'avait dit la critique
allemande, mais qu'il avait voulu, au contraire, faire
2 ».
un livre dégagé du jargon des écoles d'Outre-Rhin
Il reprochait surtout à Strauss d'avoir étouffé le rôle
personnel du Christ, et c'est précisément cette forte
personnalité que Renan a cherché avant tout à mettra

1. Cf. Proudhon. Les derniers chapitres de Jésus.


2. Correspondance, t. I, p. 244.
L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 95

en lumière. « Là, dit Brunetière, était la nouveauté,


l'originalité du livre, et c'est par là que, faisant révo-
lution dans l'histoire de l'exégèse, il y faisait époque ».
Renan croyait désarmer l'orthodoxie par la modé-
ration d'une attitude critique qui accordait à Jésus
la plus haute des idéalisations humaines. Si cette preuve
d'adhésion ne lui a pas tout à fait réussi pour la Vie de
Jésus, elle ;l'a toutefois bien servi pour ses autres
volumes des Origines du Christianisme ;

Queïjfjue soit, dit Brunetière, l'esprit qui anime son


Saint Paul, les Apôtres, son Antc-Christ, son Église chré*
tienne, son Marc-Aurèle, ces livres sont vivants, et vivants
d'une vie qui n'est pas celle de l'auteur, mais la leur. C'est
un rare mérite et c'est un mérite éminent 1.

En somme, Renan a eu grandement raison de


résister aux suggestions d'Outre-Rhin. Ses conclu-
sions exégétiques sont aujourd'hui admises même par
l'école libérale allemande.
Ces désaccords prouvent en tous cas qu'il ne faut
peut-être pas tout demander à l'exégèse. L'exégèse
ne persuade ni le croyant ni l'incrédule. De Reuss à
Harnack, l'énigme du Christ subsiste entière. Rejetez
les miracles, vous n'expliquez rien ; admettez les mira-
cles, tout s'explique. Orthodoxe et rationaliste sont
convaincus qu'ils possèdent la vérité. Le reste ne
compte pas..« Mes négations, dit Renan, ne sont pas

1. Brunetière. Cinq lettres sur Renan, p. 230. Taine trouvait le


volume des Apôtres historiquement très remarquable.
96 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

le fruit de l'exégèse ; elles sont antérieures à l'exégèse ».


La foi cîu croyant est également antérieure à l'exégèse.
Pour Paul Claudel le chrétien est « mille fois plus sûr
de la vérité de la religion catholique que de celle du
Soleil qui l'éclairé, aussi sûr que s'il avait vu le Christ
de ses deux yeux ». '
L'exégèse est un moyen de démonstration qui
demande un don d'impartialité aussi rare chez l'incré-
dule que chez le croyant. Ainsi on a beaucoup reproché
à Renan son inexactitude dans la façon de présenter
ses citations au bas des pages. On prétend que le texte
auquel il renvoie ne répond pas toujours aux proposi-
tions qu'il avance et ne signifient pas toujours ce
qu'il leur fait dire. Ces citations ont été minutieuse-
ment contrôlées par le P. Gratry, aidé du P. Lescoeur
et de Mgr Perraud évêque d'Autun 1. Voyons ce que
vaut le reproche pour la Vie de Jésus.
|I1 faut d'abord poser en principe que Renan n'était
pourtant pas assez naïf pour renvoyer les lecteurs à
des citations dont chacun pouvait vérifier la fausseté.
Il a pu faire preuve de légèreté ou d'inattention et
l'on peut trouver chez lui, en effet, comme chez beau-
coup d'auteurs, des obscurités et des négligences.
Il est certain, par exemple, qu'il commet une erreur
en affirmant que Jésus n'emploie que dans l'Evangile
de Saint Jean l'expression de fils de Dieu, ou simple-
ment le fils, en parlant de lui-même. C'était tellement

I. Le P. Gratry. Les Sophisteset la critique, chap. I, 2e livre


L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 97

inexact et si facile
à contrôler, que, dans les éditions
suivantes, Renan a ajouté ce qu'il oubliait de dire :
c'est que c'est seulement dans Saint Jean que « Jésus
se sert de l'expression fils de Dieu ou fils, comme
synonyme du pronom Je... Les autres évangiles n'offrent
des indirects x ».
que emplois
Renan dit encore que Jésus « n'avait pas la moindre
notion de l'âme séparée du corps ». Le P. Gratry lui
oppose le texte de Saint Mathieu (X, 28) où Jésus parle
en effet de l'âme et du corps, mais ensemble et à l'état
d'union et non pas à l'état séparé 2. 11 y avait une
meilleure réponse à faire. C'était de citer le pasage
où Jésus en croix dit au bon larron : « Tu seras aujour-
d'hui avec moi dans le Paradis », promesse qui suppose
évidemment l'existence de l'âme indépendante du
corps.
Ces négligences sont réelles ; mais on aurait tort
d'y voir des actes de mauvaise foi. Elles se réduisent
le plus souvent à de simples malentendus. Renan dit,
par exemple : « Jésus apprit à lire et à écrire » et au
bas de la page il cite Saint Jean, VIII, 6. Vous vous
reportez à la citation. Saint Jean il est vrai ne dit pas
du tout que Jésus apprit à lire et à écrire ; il dit seule-
ment ceci : « Jésus se baissant écrivait avec son doigt
sur la terre et, se baissant de nouveau, il continua à
écrire sur la terre ». Renan, pour qui Jésus n'es^ïjy un

'
1. Cf. Mgr Perraud. A propos de la mort de Renan, p.
\|0.
2. Gratry. Réponse à Renan, p. 8. '>•''
V^'/:;
**"-•-'"
ALBALAT 7
98 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

homme, se contente de dire que Jésus, par conséquent,


avait appris à lire et à écrire. « Jésus, dit encore Renan,
naquit à Nazareth », et il renvoie aux textes de Saint
Mathieu, Marc et Jean ; que disent ces textes ? Ils ne
disent pas, en effet, que Jésus est né à Nazareth ; ils
disent qu'il vint dans son pays, à Nazareth ; qu'on
l'appelait Jésus de Nazareth ; qu'il était connu sous
le nom de Nazaréen et que c'est le mot : Jésus de
Nazareth qu'on inscrivit sur sa croix (Jean, I, 46 ;
7, 52 et XIX, 19). Renan ici a simplement mentionné
les textes qui prouvent, selon lui, que Jésus est né à
Nazareth, la naissance à Bethléem n'étant, pour les
rationalistes, qu'une légende postérieure, destinée à
confirmer une prophétie.
Dans un autre passage (p. 78), Renan dit que « Jésus
n'énonce pas un moment l'idée sacrilège qu'il soit
Dieu » et il ajoute (p. 252) : « Jamais Jésus n'a songé
à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-
même. Une telle idée était
profondément étrangère
à l'esprit juif ; il n'y en a nulle trace dans les Évangiles
synoptiques » et il ajoute en note : « Certains passages
comme Actes 11, 22 l'excluent formellement ». Voici
le passage des Actes : « 0 Israélites, écoutez bien les
paroles que je vais vous dire : Vous savez que Jésus
de Nazareth a été un homme que Dieu a rendu célèbre
parmi vous par les merveilles, les prodiges et les mira-
cles qu'il a faits par lui au milieu de vous ». Evidem-
ment ce texte prouve que Jésus passait pour être un
homme et non pas un Dieu. On ne s'exprimerait pas
L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 99

autrement, s'il
s'agissait de quelqu'un qui ne serait
qu'un homme, et Renan n'aurait pas tort, s'il n'exis-
tait que ce texte, même en y ajoutant le Vit propheta
des Disciples d'Emmaiis ; mais il y a d'autres témoi-
gnages, entr'autres le mot que Jésus lui-même dit à
Satan : « Tu ne tenteras pas ton Seigneur et ton Dieu »,
et aussi et surtout les affirmations de Saint Jean, que
Renan aurait
pu mentionner. Malheureusement la
question du IVe Évangile est réservée et discutée à
part, et c'est pour cela que Renan n'en a pas tenu
compte.
Voici un dernier exemple de ce genre de malen-
tendus :
Nous lisons, dans la Vie de Jésus, que les disciples
avaient l'esprit faible ; qu'ils croyaient aux fantômes
et aux esprits. La remarque semble d'abord un peu
fantaisiste. Renan nous renvoie au texte de Saint Ma-
thieu, XIV, 16. Que dit ce passage ? Il dit ceci que
« voyant Jésus marcher sur la mer, les disciples se
troublèrent et dirent : c'est un fantôme. » Il est évident
que si les disciples, en ce moment, ont pris Jésus pour
un fantôme, c'est qu'ils croyaient à l'existence des
fantômes.
On voit combien est délicate cette question de
citations, et les équivoques qu'elle peut engendrer.
Renan ne. faisait, d'ailleurs, aucune difficulté pour
reconnaître ses erreurs. Il avait écrit inexactement :
« Les disciples de Jésus, par moments, le crurent fou ».
Sur une remarque d'Albert Réville, il se corrigea et
100 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

suivit le texte de Saint Marc : « Ses proches, par


1
moments, le crurent fou ».
L'orthodoxie eut le tort de ne voir que des men-
songes et de la mauvaise foi dans ces inexactitudes aussi
bien que dans les développements de doctrine. Il a
falludes années pour qu'on se décidât à juger Renan
avec une disposition d'esprit plus équitable. C'est
Mgr D'Hulst qui donna le premier l'exemple de cet
effort de compréhension, en publiant, dans le Corres*
pondant du 25 octobre 1892, son célèbre article sur
Renan et les conséquences que la Vie de Jésus pouvait
avoir pour l'avenir du catholicisme :

Le scandale causé par ce livre, écrivait Mgr D'Hulst,


a rendu quelques-uns des nôtres injustes pour l'écrivain
qui avait fait de son talent un si dangereux et coupable
usage... Parce que M. Renan a porté une main sacrilège
sur l'objet d'une croyance, d'un culte et d'un amour qu'il
avait partagés avec nous ; parce qu'il n'a pas craint de
ramener quelques-unes des pages les plus sublimes de
l'Evangile aux proportions d'une idylle et d'introduire
parfois dans cette idylle des sous-entendus blasphématoires';
pareequ'il a sacrifié en maintes rencontres la sincérité histo-
rique aux préjugés de l'impiété, on a voulu (et l'oeuvre était
bonne) ruiner son crédit dans l'opinion ; mais on a forcé la
note, en lui refusant tout savoir, toute originalité, même
tout talent. On a répété qu'il n'avait fait que copier les
Allemands ; ce n'est pas exact : il a accordé beaucoup plus
qu'on n'accordait avant lui dans le camp rationaliste à
l'authenticité et à la valeur des textes du Nouveau Testament.
Par lui les Synoptiques, les Actes, la plupart des Epîtres de

I. Jean Pommier. Renanà Strasbourg, p. 147.


L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 101

saint Paul ont été reportés à la date qui leur appartient ; et,
bien qu'il ait torturé ces documents lorsqu'il y trouvait le
surnaturel, c'est déjà beaucoup de les avoir remis à leur
vraie place. Aujourd'hui même, en Allemagne, on n'ose
plus abaisser autant qu'on le faisait il y a quarante ans,
l'époque de la composition de ces livres. M. Renan est pour
beaucoup dans cette justice rendue. Et puis il y a autre
chose dans YHistoire des origines chrétiennes qu'une discus-
sion de textes. Il y a l'oeuvre de l'historien et de l'artiste.
La première suppose la connaissance du cadre général au
milieu duquel se développe le christianisme naissant. Il faut
être familier avec l'histoire profane, avec l'antiquité ecclé-
siastique, avec les documents écrits, les monuments figurés,
avec tout ce qui peut éclairer l'obscurité des faits et en
combler les lacunes. Autre est la tâche de l'artiste : c'est à
lui de mettre en oeuvre tous ces matériaux de l'érudition,
d'en faire un tout harmonieux, de le faire vivre devant les
yeux du lecteur. Nous résumerons notre appréciation en
disant que M. Renan a bien rempli cette double tâche,
toutes les fois que l'intérêt de sa thèse naturaliste ne l'a pas
obligé de mentir à son talent et à son savoir.

La Vie de Jésus allait obliger l'apologétique chré-


tienne, que Mgr D'Hulst trouvait très insuffisante, à
renouveler ses méthodes et à suivre l'exemple de
Renan, en appliquant comme lui l'érudition historique
aux choses religieuses. Des catholiques, comme
Fouard, Le Camus, Lépin, Tixeront, Grandmaison,
Lagrange, ont publié à leur tour des Vies de Jésus
ou des Histoires du christianisme, avec l'appui et l'étude
exacte de l'époque, et en utilisant les plus récentes
découvertes philologiques, épigraphiqucs et archéo-
logiques. L'école de Jérusalem du P. Lagrange est
102 LA VIE DE JËSVS D'ERNEST RENAN

née de ce travail de renouvellement des études exégé-


tiques. C'est grâce à Renan que la critique orthodoxe
peut désormais, sur le terrain scripturaire, lutter à
armes égales avec la critique rationaliste.
Continuant de notre temps ce mouvement d'appré-
ciation plus libérale qui remonte à Mgr D'HuIsb, le
P. Lagrange a très bien vu les défauts et les qualités
de la Vie de Jésus; «c'est la première fois, dit-il, que
« l'Orient rentrait en scène dans une Vie de Jésus,
avec ses paysages et sa couleur » et la première fois
« qu'un sujet d'édification était abordé par un histo-
rien dont les conclusions critiques étaient très modé-
rées ». Le P. Lagrange admet que Renan « pouvait
être de bonne foi dans sa négation de la divinité du
Christ », mais il lui reproche son hypocrisie,ses «appa-
rences de respect, ses affectations d'admiration et
d'amour pour Jésus \
M. Alfred Loisy reconnaît plus nettement encore
la valeur de la Vie de Jésus :
La synthèse historique de Renan, dit-il, n'a pas été recom-
mencée depuis en français et, comme historien des origines
chrétiennes, comme historien d'Israël, Renan a la plus
grande importance... J'ai tiré le plus grand profit de son
cours d'hébreu... Tout ne me plaît pas également dans la
production littéraire de Renan ; mais ses oeuvres historiques
sont plus 6olides que beaucoup de ceux qui font profession
d'être ses admirateurs ne veulent bien le dire. Ne le blâmons
pas trop d'avoir été un merveilleux écrivain en même temps
que savant. Il y aura toujours assez d'érudits qui écriront
I. Le P. Lagrange.La Vie de Jésusde Renan,p. 141.
L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 103

mal. Renan a été mon maître, sans que j'aie jamais conversé
avec lui. Il estimait la religion, respectait le sentiment reli-
gieux et gardait une véritable reconnaissance à l'Eglise
pour le bien moral qu'elle lui avait fait *.
Interrogé par le chapitre de Saint-Brieuc sur le meilleur
livre à consulter pour les origines du christianisme,
Mgr Duchesne, historien libéral, mais fidèle orthodoxe,
répondait avec son malicieux sourire : — Eh bien, voyez-
vous, ce qu'il y a de mieux, c'est encore les ouvrages de
Renan 2.

et Psichari ajoute :

Il me confirma lui-même cette réponse.

Auteur d'une Vie de Jésus uniquement éloquente


et descriptive, le P. Didon est un des rares écrivains
libéraux qui gardèrent contre Renan des sentiments
d'animosité irréductible :

Le scepticisme de Renan me suffoque, dit-il. Oh f le


mauvais serpent ! Il est de la race des vipères envenimées.
Il a leur souplesse et leur venin ; et je sens dans son style
même, si ondoyant et si bigarré, dans la pensée plus
ondoyante et plus bigarrée que son style, le froid de la peau
du serpent. Il n'a pas d'ailes, cet homme. II siffle et il
rampe. Je parle de sa forme, ne jugeant jamais ce qui est
réservé à Dieu 3.

Cette sage restriction laisse au moins toute liberté


d esprit pour juger la sincérité de Renan.

1. Interwiew de Lefèvre. Nouvelleslittéraires, 24 février 1923.


2. Psichari. Ernest Renan,p. 33.
3. Lettresdu P. Didon à Mmo Commanville,t. II, p. 129.
VI

L'IDYLLE ET LE ROMAN
VI

L'IDYLLE ET LE ROMAN

Le plus grand reproche qu'on ait fait à la Vie de


Jésus, c'est d'être un roman, au lieu d'être une oeuvre
historique. Le parti-pris de ne voir dans les Evangiles
qu'une idylle romanesque devait profondément
choquer les catholiques. Taine et Berthelot avaient
déjà signalé à Renan le caractère un peu trop fantai-
siste de ce récit, dont ils connaissaient les principaux
grands morceaux.

Il refait cette vie de Jésus, disait Taine, délicatement,


mais arbitrairement. Les documents sont trop altérés,
incertains. Il met ensemble sur l'époque de Nazareth
toutes les idées douces et agréables de Jésus, en écarte les
tristes, fait une pastorale mystique aimable. Puis, dans un
autre chapitre, il met toutes les menaces, toutes les amer-
tumes qu'il rapporte au voyage à Jérusalem. En vain Ber-
thelot et moi nous lui disons que c'est mettre un roman à la
place de la légende ; qu'il gâte les parties certaines par un
mélange d'hypothèses ; que tout le parti clérical va triom-
pher et le percer à cet endroit faible, etc.. Il n'entend rien,
108 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

ne voit que son idée, dit que nous ne sommes pas artistes ;
qu'un traité simplement positif et dogmatique ne rendrait
pas la vie ; que Jésus a vécu et qu'il faut le faire revivre ;
que tant pis si l'on criaille, etc.. Manque de prudence et de
politique \

Taine n'avaitpeut-être pas tort ; mais il faut tou-


jours en revenir là ; Renan avant tout voulait faire
vivant, et c'est pour avoir voulu faire vivant qu'il a
écrit ce roman.orientaliste, d une si contagieuse séduc-
tion. Ne l'oublions pas, cependant, sa Vie de Jésus
nest pas seulement une oeuvre d'imagination ; l'auteur
a traité son sujet avec toutes les ressources et toutes
les possibilités de l'ordre historique et psychologique.
Il a fait un roman, mais avec l'intention de nous donner
un livre d'histoire. Ses qualités d'historien, gênées par
la légende, devaient plus librement s'affirmer dans les
autres volurr;<_r, Saint Paul, les Apôtres, VAntéchrist,
la Société chrétienne, Marc-Aurèle. « Renan, dit Emile
Faguet, a fait (dans l'ensemble des Origines) une oeuvre
d'une grandeur et dune beauté majestueuses. Cest
la plus grande oeuvre française du XIXe siècle » (Poli"
tiques et moralistes, III, p. 350). Emile Faguet appelle
Renan « un maître de la psychologie des peuples ».
Il lui reconnaît « une finesse merveilleuse dans l'ana-
lyse morale » et il trouve qu'il a « supérieurement
décrit les développements du Christianisme aux
premiers siècles »

t. II, p. 244.
1. Taine. Correspondance,
L'IDYLLE ET LE ROMAN 109

J'emploie, disait Renan, les formes de langage les plus


scrupuleuses, i>our distinguer ce qui est certain, ce qui est
probable, ce qui est possible. Mais le probable et le possible,
je me crois autorisé à y donner place, à condition, bien
entendu, de multiplier les peut-être, les il me semble et les
autres phrases de doute dont il ne faut pas être avare en un
pareil sujet... Savoir au juste comment les choses se sont
passées est à peu près impossible ; le but que se propose la
critique est de retrouver la manière ou les diverses manières
dont elles ont pu se passer 1.

Vouloir découvrir comment les choses ont pu se


passer est, en touè cas, une préoccupation de véri-
table historien et qui explique les appréciations
hasardées, les concessions équivoques, les formules
dubitatives dont fourmille cette Vie de Jésus, scan-
1
dale des croyants et des incrédules. « A force de
donner des explications, dit Gabriel Séailles, il n'en
donne aucune ». Il n'en reste pas moins qu'en écrivant
ce prétendu roman, Renan a réellement fait tout ce
qu'il a pu pour atteindre le résultat qu'on lui a contesté.
Renan, en effet, n'a reculé devant rien pour saisir
toute la réalité que pouvait contenir le plus merveil-
leux des récits. Prenant partout ses éléments d'infor-
mation, ses comparaisons et ses hypothèses, jusqu'à
risquer les rapprochements les plus modernes, il
« descend au besoin, dit Gaston Boissier, jusqu'aux
temps et aux faits les plus voisins de nous. Les
Mormons, le Bâbisme lui font comprendre certaines

I. Feuilles détachées.Portraits de saint Paul.


110 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

abberrations sens religieux ; les horreurs de la


du
Commune lui expliquent le siège de Jérusalem... Cette
méthode a ses inconvénients et M. Renan ne les a
pas toujours évités ; mais c'est la seule qui puisse
rendre le passé vivant ».
Ces rappels d'actualité, il faut l'avouer, ne furent
pas toujours très heureux. Ainsi Renan a tort d'affir-
mer que Jésus était « à certains égards un anarchiste,
parce qu'il n'avait aucune idée du gouvernement
civil ». Rien nest moins exact. Jésus reconnaissait
le gouvernement établi ( « Rendez à César, etc.),
tandis que l'anarchiste rêve le bouleversement social.
Jésus disait aux riches : « Donnez votre argent aux
pauvres ». Il n'a pas dit aux pauvres : « Prenez leur
argent aux riches ». Il y a une différence.
On le voit, les défauts mêmes de la Vie de Jésus
proviennent en grande partie du désir exagéré d'avoir
voulu faire vivant. Renan a tout sacrifié à cette ambition,
même l'exégèse. Il ne cherche pas un instant à démon-
trer que Jésus n'est pas Dieu. Il ne discute pas sa
divinité ; il la supprime. Cette suppression, on le
conçoit, révoltait les catholiques ; mais, le principe
une fois admis, on ne doit pas s'étonner qu'il ait
inspiré à Renan des réflexions d'ordre purement
humain. Quand il dit, par exemple : « Jésus ne se maria
point ; il eut peut-être le regret de quelque belle fille
de Nazareth ; Madeleine s'éprit pour lui d'un amour
idéal ; ses connaissances étaient bornées ; il ignorait
l'histoire et le grec », il n'y a là rien d'inconvenant, du
L'IDYLLE ET LE ROMAN 111

moment qu'il est entendu qu'on ne parle que d'un


homme. Le scandale consiste à ne voir dans Jésus
qu'un homme.
En lisant la Vie de Jésus, on est frappé par le ton
modéré du récit et l'absence de toute intention aggres-
sive. Renan essaye seulement de dégager le côté
humain d'un personnage dont une adoration millé-
naire nous a voilé, selon lui, la vraie physionomie
matérielle. Faute de documents historiques, cette
tentative ne pouvait produire évidemment qu'un
magnifique essai de conjectures, et il n'est pas surpre-
nant que Renan ait appelé à son aide les enchante-
ments du milieu et les séductions du paysage, et qu'il
ait embelli son sujet de tous les attraits et de toutes
les couleurs de l'idylle.
« La Galilée, les abords du lac de Tibériade et
Capharnaum, dit Mme Myriam Harry, gardent encore
de nos jours l'enchantement du paysage qui a inspiré
à Renan tout le côté souriant et idyllique... »
Les détails de cette idylle, les agapes, les lys, la
foule, les oiseaux, les noces de Cana, les promenades
au grand air, tout cela se trouve bien, en effet, dans
l'Evangile, mais estompé et adouci par le recul de
l'idéalisationreligieuse. Renan a peut-être un peu
trop égayé le tableaud nous fait un peu trop oublier
le côté sombre des Evangiles, Jésus prêchant la péni-
tence, ses malédictions contre les docteurs et les
riches, ses menaces du feu éternel, ses colères contre
les marchands et les hypocrites.
112 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Le Jésus de Renan choquait non seulement les gens


sérieux comme Edmond Scherer, mais les gens du
monde et les simples journalistes comme Jouvin, qui
disait dans le Figaro :

Le Christ mis par M. Renan à la portée de tous les coeurs


les plus novices et les plus ravagés est blond, comme
l'Oswald de Mme de Staël, rêveur comme le Werther de
Goethe et joli garçon comme le Don Juan de Byron...
Ces jeunes galiléennes, qui se rendent à la source, la cruche
sur l'épaule, et font en le voyant passer le doux rêve des
fiançailles de Rebecca et d'Isaac, sont des parisiennes...
Ce jeune philosophe parle la langue de René... C'est le fils
du charpentier... Quoi qu'en puisse dire le livre, ce blondin
pardonnant à Madeleine proternée à ses pieds, c'est Didier
ouvrant ses bras à Marion Delorme 1.

Après avoir constaté, comme beaucoup de criti-


ques, que « le paysage du lac de Tibériade a inspiré
à Renan l'image d'un Messie printanier, héros d'une
délicieuse pastorale, M. Albert Lévy convient cepen-
dant qu'il est difficile de faire revivre Jésus, si l'on
n'a vu ni la Galilée, ni Jérusalem, comme Strauss,
qui ne connaissait pas l'Orient et n'était jamais sorti
de son cabinet de travail :

Strauss, dit-il, a moins d'esprit que Renan et saisit moins


bien certaines nuances... Renan nous a donné du Galiléen
une image plus vivante que le portrait moral tracé par
Strauss 2.

1. Mémoires d'un journaliste, par H. de Villemessant, 3° série,


p. 324.
2. Albert Lévy. David Frédéric Strauss. La vie et l'oeuvre, p. 221.
L'IDYLLE ET LE ROMAN 113

On a également blâmé chez Renan, entr autres


reproches, l'insistance qu'il met à peindre Jésus
comme un enchanteur et un charmeur. Il devait, dit-
il, avoir beaucoup de « charme » ; c'était le « plus char"
mant des rabbis » ; « ces nombreuses
conquêtes, Jésus
les devait aussi au charme de sa parole. Un mot péné-
trant, un regard tombant sur une conscience naïve
qui n'avait besoin que d'être éveillée, lui faisaient un
ardent disciple » (p. 169) et (95) ; « d'un sourire ou d'un
regard il faisait taire l'objection (p. 173) ; « Sa prédi-
cation était suave et douce, toute pleine de la nature
et du parfum des champs (p. 174) ; « Sa douce gaieté
s'exprimait sans cesse par des réflexions vives, d'ai-
mables plaisanteries » (p. 196); « Les femmes et les
enfants l'adoraient » (p. 198 ; Jésus lui apparaît quel-

quefois comme « un exorciste, en possession de char"


mes d'une rare efficacité » (p. 277 ; ) « Ainsi qu'il
arrive souvent dans les natures élevées, la tendresse
du coeur se transformait chez lui en douceur infinie,
en vague poésie, en charme universel » (p. 76) ; « La
voix du jeune charpentier prit tout à coup une douceur
extraordinaire. Un charme infini s'exhalait de sa per-
sonne et ceux qui l'avaient vu jusque-là ne le recon-
naissaient plus » (p. 84, etc.).
/Ce genre de séduction n'a rien d'irrespectueux ni
d'invraisemblable. La foi chrétienne tient Jésus pour
un Dieu, mais aussi pour un homme ; et oh ne voit
pas pourquoi 1 homme n'aurait pas été aimable et
charmant.
ALBALAT 8
114 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Comme homme et comme artiste, Jésus, dit M. Cuneo,


subit le charme de l'Orient et fut lui aussi un oriental.
Il séduisit comme savent séduire les orientaux... Il fut le
premier qui se servit du charme, art nécessaire pour celui
qui veut obtenir le triomphe. Sans le charme, Jésus eût
obtenu seulement le succès. S'il eût aspiré au succès sans
le charme, il eût obtenu un simple applaudissement h

Ceux qui blâment Renan d'avoir fait un roman ne


peuvent, du moins, lui reprocher d'avoir abusé de la
description historique. II s'est certainement interdit
des développements qui eussent ajouté du relief et
de la grandeur à ses tableaux. Marcel Proust s'étonne
qu'il n'ait pas cédé à la tentation de faire une résur-
rection antique de Jérusalem, le jour de l'entrée de
Jésus dans cette ville. Renan s'est contenté de main-
tenir son personnage dans le milieu et les moeurs de
son temps. « On m'a loué, dit-il, d'avoir fait un récit
vivant, humain, possible ».
Il écrivait à Berthelot (12 septembre 1861) :

J'ai employé mes longues journées de Ghazir à rédiger


ma Vie de Jésus, telle que je l'ai conçue en Galilée et dans
le pays de Sour. Je crois que, pour le coup, on aura sous les
yeux des êtres vivants, et non ces pâles fantômes sans vie :
Jésus, Marie, Pierre... passés à l'état abstrait et complète-
ment typifiés.

Berthelot rendait hommage à l'effort de son ami :

Vous avez voulu faire un Jésus vivant ; c'est ce qui fait

I. « Coquetteriedélia Chiesa, » par Nicolo Cuneo, p. 80, 92*


Ancona. La Luccrna.
L'IDYLLE ET LE ROMAN 115

la grandeur et le succès de votre oeuvre ; mais cette action


appelle une réaction à laquelle vous ne pouviez échapper x.

Quoiqu'il en soit et malgré l'exagération qu'il a


mise à vouloir donner la vie à son sujet, le livre de
Renan constituait la première tentative d'une Vie de
Jésus tenant compte du milieu et de l'époque. Cette
divine existence faisait pour la première fois son entrée
dans l'histoire profane ; et l'exégèse à son tour faisait
pour la première fois son entrée dans la littérature
française. On n'avait que des Vies de
eu jusqu'alors
Jésus orthodoxes, les Synoptiques mis bout à bout et
sans ordre chronologique. L'oeuvre de Renan restait
imparfaite, mais d'une belle élévation morale et écrite
avec un sens profond de la psychologie orientale.

I. Correspondance Berlhelol-Renan, p. 284, 305.


VII

INFLUENCE RELIGIEUSE
DE LA « VIE DE JÉSUS »
VII

INFLUENCE RELIGIEUSE DE LA
VIE DE JÉSUS

On a accusé d'hypocrisie les sentiments de respect


religieux qui ennoblissent et transfigurent la Vie de
Jésus. L'amour du christianisme, c'est pourtant là
tout Renan. C'et>. même trop peu dire. Renan a eu
plus que l'amour, il a eu la passion de la religion. Il a
abandonné la religion ; elle ne la jamais quitté. Elle
explique ses idées, ses contradictions, son mysticisme,
toute son oeuvre.
Ces sentiments de prédilection ont toujours dominé
son rationalisme. Nous les constatons chez lui dès
son premier livre d'incrédulité, L'Avenir de la science,
apothéose enthousiaste de la raison et de la bonté
de l'homme, écrit à 25 ans, en quittant Saint-Sulpice.
Renan ne devait rien y retrancher ni rien y ajouter.
« Adieu, s'écriait-il déjà, adieu, ô Dieu de ma jeunesse.
Peut-être seras-tu celui de mon lit de mort (p. 492).
120 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Il parle (p. 486) des besoins et des aspirations du coeur


vers la religion ; il trouve naturel le désir de se confesser
quand on va mourir. « Hélas ! dit-il, je ne jurerais
de rien, si je tombais malade. Chaque fois que je me
sens affaibli, j'éprouve une exaltation de la sensibilité
et une sorte pieux ». Il est vrai qu'il à dit
de retour
plus tard que si la chose arrivait, il faudrait seulement
en conclure qu'il aurait perdu toi te lucidité et tout
contrôle Renan était persuadé que pour
de lui-même.
bien juger une religion, il fallait d'abord y avoir cru.
Il a proclamé la supériorité intellectuelle et morale
du croyant sur l'incroyant. Il n'a jamais pensé que ce
fût un bonheurou un avantage de perdre la foi. Il a
fait là dessus des aveux qui devancent ce qu'il devait
déclarer à l'Académie, à la réception de Cherbuliez :
(25 mai 1882) :
Vous avez bénéficié du combat intérieur de Monsieur
votre père ; vous avez pu observer en lui cette heure excel-
lente du développement psychologique, où l'on garde encore
la sève morale de la vieille croyance, sans en porter les
chaînes scientifiques. A notre insu, c'est souvent à ces for-
mules que nous devons les restes de notre vertu. Nous
vivons d'une ombre, monsieur, du parfum d'un vase vide ;
après nous, on vivra de l'ombre d'une ombre ; je crains par
moments, que ce ne soit un peu léger.

Renan écrivait encore à Charles Ritter en 1.872 :

,Au fond, je crois plus que jamais que la religion n'est pas
une pure duperie subjective de notre nature, qu'elle répond
à une réalité extérieure et que celui qui en aura subi les
inspirations aura été le bien inspiré.
INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 121

Cette persistance du sentiment religieux, on peut


la constater dans toute l'oeuvre de Renan, aussi bien
dans ses pages d'histoire les plus objectives que dans
ses auto-psychologies les plus intimes, comme Patrice.
Son introduction des Apôtres affirme hautement sa
sympathie pour le christianisme, et il exprime l'espoir
qu'on lui pardonnera sa Vie de Jésus. Jusqu'à la fin de
sa vie Renan fut tourmenté par l'obsession religieuse.
Il songeait, vers ses dernières années, à écrire un
bréviaire pour l'édification des personnes pieuses. Il
s'attristait de ne plus faire partie de l'Eglise, et il
rêvait « d'y rentrer après sa mort, sous la forme d'un
petit volume in-8, relié en marocain noir, tenu entre
les longs doigts affilés d'une main finement gantée ».
Cela peut sembler paradoxal, mais il est hors de
doute que c'est à l'amour de la religion et à son sens
religieux que Renan doit ses meilleures qualités d'his-
torien.

De là vient, dit Louis Bertrand, la supériorité de Renan


sur les ordinaires terrassiers de l'érudition et de la science
positive. Il est fort de tout son lignage breton et catholique
et surtout de son érudition cléricalel.

L'auteur de la Vie de Jésus avait fini par aimer la


religion en quelque sorte en dehors même de la reli-
gion. Il ne pouvait se défendre d'éprouver de l'anti-
pathie pour les gens bornés qui se disent incrédules.

1. Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1926 (cité par Goguel.


Vie de Jésus).
122 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

En dehors, dit-il, d'un petit nombre d'hommes capables


de rendre compte scientifiquement de leur refus critique
d'adhérer au christianisme, j'estime peu les incrédules.
Les incrédules ont raison, mais non pas pour les raisons
qu'ils pensent, car leurs raisons sont parfois encore plus
mauvaises que celles de ceux qui croientl.

« On ne s'étonne pas, dit Gaston Boissier, que


certains fanatiques d'incrédulité
l'aient traité de cléri-
cal, quand on lit de lui des phrases comme celle-ci :
« Le dernier des simples, pourvu, qu'il pratique le
culte du coeur, est plus éclairé sur la réalité des choses
que le matérialiste qui croit tout expliquer par le
hasard et le fini. » Jamais Renan ne fut plus heureux
que pendant son voyage au Mont Cassin, où il connut
le père Tosti ; il eût voulu vivre là ; il se sentait devenir
moine.
Quand on le poussait à bout, Renan déclarait que
« tout était possible, même Dieu. Il serait, disait-il,
aussi téméraire de le nier que de l'affirmer ». Il rejetait
l'athéisme en termes formels : & On est peut-être
athée, disait-il, pour ne pas voir assez loin ». Enfin il
faisait cette concession : « Dieu sera peut-être un jour »,
renvoyant ainsi la révélation de Dieu à la fin des
temps 2.
Ces restrictions à longue échéance n'empêchaient
pas Renan d'avoir un sentiment, très vif du divin. Sa

1. Cité par Pierre Lasserre.


2. Cité par Mgr D'Hulst. Mélanges philosophiques, p. 512,
Cf. aussi VExamen de conscience.
INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 123

correspondance contient à ce sujet des affirmations


positives. Il a des moments d'effusion et de regret où
le mot Dieu prend chez lui un sens plus précis et
'
répond à un besoin de sensibilité très sincère. Il
proteste dans son Marc-Aurèle contre la résignation
au néant, et il nous donne presque une leçon d'im-
mortalité. Il dit même en propres termes (cités par
Séailles) :
L'homme est le plus dans le vrai quand il est le plus
religieux et le plus assuré d'une destinée infinie.

Renan déclare dans sa réponse académique à Pas-


teur :
Pour moi, quand on a nié les dogmes fondamentaux,
j'ai envie d'y croire ; quand on les affirme autrement qu'en
beaux vers, je suis pris d'un doute invincible.

Les Fragments philosophiques, les Etudes d'histoire


religieuse et Ma Soeur Henriette contiennent de beaux
passages sur l'immortalité de l'âme et l'existence de
Dieu 1.
On a prétendu que l'auteur de la Vie de Jésusconser-
vait une sourde hostilité contre les prêtres. Certaines
lettres sembleraient démontrer qu'il gardait rancune
à l'Eglise ; qu'il détestait son organisation et son
pouvoir, et qu'il souhaitait même sa désagrégation.

]. Ma soeur Henriette, p. 61 (édit. Nelson) ; presque un cri de


foi, p. 63 ; et dans l'Abbesse de Jouarre, p. 49 : « La survivance de la
personnalité a contre elle toutes les apparences ; il n'est pas impos-
sible cependant que dans l'infini du temps elle se retrouve ».
124 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Tout dans sa vie prouve, au contraire, qu'il n'a jamais


haï ni la religion ni les prêtres. Benedite raconte avec
quelle amabilité Renan reçut la visite de deux jeunes
abbés qui suivaient son cours d'hébreu 1. Il souhaitait
revoir ses anciens condisciples et ses anciens maîtres»
11achetait des livres de piété pour sa mère. Il la pVévint
de sa fin prochaine et il alla même chercher le prêtre
pour qu elle reçut les sacrements...
Les derniers mots de Renan à son lit de mort furent :
« Ayez pitié de moi, mon Dieu I »... Et encore : « Les
cieux seuls demeurent ».
Ces réactions religieuses n'ont cependant jamais
entamé le fond de son incrédulité irréductible. Autour
de ce point fixe, son scepticisme ne pouvait s'empêcher
d'oscillerperpétuellement entre la négation et l'affir-
mation ; si bien qu'à force de douter, il finissait par
se demander si son oeuvre avait servi et si elle avait été
comprise.
C'est dans ce sens, dit Psichari, qu'il me parlait, dans la
petite chambre du Collège de France, quelques jours avant
d'y expirer, comme je l'ai précisé dans le récit de sa mort.
Son scepticisme se retournait contre lui-même 2.

Renan s'est bien défini quand il a dit :

J étais destiné à être ce que je suis, un romantique pro-


testant contre le Romantisme, un utopiste prêchant en
politique le terre à terre, un idéaliste se donnant inutile-

\. Débats, 26 Juillet 1925.


2. Psichari. Ernest Renan, p. 77.
INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 125

ment beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu


de contradictions rappelant l'hircocerf de la scolastique, qui
avait deux natures.

La seule 'façon detre juste envers l'auteur de la


Vie de Jésus, c'est de ne jamais perdre de vue les affir-
mations et les élargissements de pensée qui le rame-
naient sans cesse à l'histoire
de l'Humanité et aux
grands problèmes de ce monde. « J'ai tout critiqué,
a-t-il dit, et j'ai tout maintenu l ».

A chaque ligne dit Mgr D'Hulst, l'instinct du vrai, du


beau et du bien emporte le sceptique au delà de ses formules
hésitantes et ne le laisse respirer à Vaise que dans le voisinage
des certitudes qu'il a contestées2.

Vers la fin de sa vie l'idée de religion finissait par


se confondre chez Renan avec le culte de la beauté
et de l'Idéal. Séailles et William James ont cherché
quels éléments de foi pouvaient bien encore contenir
ce goût de mysticité, ce besoin d'une religion sans
religion ; ils n'ont pu constater chez Renan que la
persistance d'un idéalisme sentimental qui devait
finalement aboutir à l'incohérence et au dilettantisme.
La nouveauté de ce genre d'incrédulité contradic-
toire peut, pour une large part, expliquer le succès de
la Vie de Jésus ; mais, au fond même, la doctrine de
l'ouvrage devaient avoir une sérieuse et profonde

1. Cité par Brunet. Évocations littéraires, p. 284.


2. Mgr D'Hulst. Mélanges philosophiques, p. 514.
126 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

influence sur l'état d'esprit du rationalisme français.


Gît état d'esprit fut complètement modifié par une
publication qui mettait fin aux moqueries de Voltaire.
Le livre de Renan rendait hommage au christianisme,
en donnant une forme respectueuse aux objections et
en forçant les incrédules à s'incliner devant le problème
du Christ et des Évangiles. La Vie de Jésus démontrait
que la religion, non seulement n'était pas fondée sur
l'imposture et le mensonge, comme on feignait de le
croire au XVIIIe siècle, mais qu elle avait, au contraire,
sa source et sa justification dans les plus nobles et les
plus sincères aspirations du coeur humain.
Maurice Barres, à l'occasion de son centenaire, a
éloquement signalé cette influence de Renan sur les
jeunes générations :

Il nous a appris, dit-il, à traiter le problème religieux avec


gravité et avec amour. Il a passé sa vie de savant sur les
livres sacrés de l'humanité. Si aujourd'hui vous trouvez
chez les incroyants un sentiment de l'Eglise qui va jusqu'à
la tendresse, je sais que M. Renan est pour quelque chose
dans cette évolution qui aurait paru bien extraordinaire à
nos pères \
Sans cette éducation religieuse et cet amour de la religion,
Renan, dit Jules Lemaître, n'aurait pas eu ce charme
magique ; il ne serait pas le berceur et l'enchanteur de nos
âmes et je ne serais pas ému jusqu'au fond du coeur en par-
lant si mal de lui, encore que j'en parle de mon mieux.
C'est le bienfaiteur de nos esprits. Il en est beaucoup parmi
nous qu'il a sauvés de l'impiété. Il nous a enseigné qu'on

p'\. Centenaire cle Renan. Discours à la Sorbonne, et Revuedes


Deux-Mondes, 1ermars 1913.
INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 127

pouvait cesser de croire aux dogmes des religions positives


sans pour cela couper son âme du passé. Il nous a appris à
chérir quand même les mythes qui ont consolé et soutenu
les hommes dans le cours des siècles ; il nous les a montrés
vénérables par là, et aussi parce qu'ils furent des productions
mystérieuses et spontanées du sentiment moral et de cette
inquiétude qui ne saurait consentir au monde inexpliqué,
et qui, si elle fut l'inventrice des religions, est aussi l'insti-
gatrice de la science : il nous a appris à aimer les vertus et
les rêves que la religion de nos pères a suscités dans des
millions et des millions de têtes et de coeurs ; à aimer les
innombrables inconnus qui, dans le passé profond, ont fait
ces rêves et pratiqué ces vertus. Grâce à lui, nous pouvons,
sans abdiquer la raison ni nous mettre en dehors des condi-
tions de la recherche scientifique, rester unis de coeur à nos
aïeux chrétiens, respecter en nous-mêmes le souvenir de
nos croyances et la survivance de l'instinct religieux, et de
garder pour ainsi dire notre âme intacte avec toutes ses
obscures puissances et tous ses besoins hérités... L'oeuvre de
Renan fut exquise et elle a été en même temps grande et
féconde, et elle marque sans doute une révolution capitale
dans l'histoire de la pensée humaine 1.

Quoique sévère pour l'auteur de la Vie de Jésus,


l'abbé Renard n'est pas loin de partager l'opinion de
Jules Lemaître :

Renan a obligé l'opinion incrédule et moqueuse à entendre


parler de religion. C'est beaucoup de changer l'état desprit
d'une époque, d'arracher une génération entière, et les
suivantes, par surcroît, à l'ironie et à l'indifférence, au
glaçant sourire d'Arouet et de l'amener à écouter des leçons

I. Journal desDébats, 10 Oct. 1892.Mort de Renan.


128 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

d'exégèse, L'esprit renanien, tout déplorable qu'il fût


encore, vaut mieux que l'esprit voltairien.x

Mgr Perraud va jusqu'à déclarer :

La Vie de Jésus renferme sur la religion, en général,


et très particulièrement sur Jésus-Christ, son inimitable
grandeur et les conséquences indestructibles de son passage
parmi les hommes, des paroles d'un souffle puissant et ému,
auxquelles les apologistes futurs feront souvent des
emprunts 2.

Le P. Gratry a même signalé un cas curieux de


bonne influence exercée sur certains esprits par la
lecture de la Vie de Jésus :

Je viens d'apprendre aujourd'hui même, dit-il, un fait


vraiment touchant : c'est le retour d'un homme instruit
et intelligent à la croyance en la Divinité de Jésus-Christ,
à partir des bonnes pages de M. Renan. Je savais que ce
livre de la Vie de Jésusavait ramené des âmes par répulsion,
par dégoût des outrages prodigués au Christ dans les pages
ténébreuses du livre. Mais voici un retour directement
produit par le clair-obscur des bonnes pages où Jésus est
salué 3.

N'exagérons pas cependant l'importance du bien-


fait religieux qu'on est en droit d'attribuer à la Vie
de Jésus et à l'Histoire des origines du christianisme.
Il est hors de doute que l'auteur a fait aimer le chris-

1. Ernest Renan.Les Etapes de sa pensée,par l'abbé Renard,


p. 206.
2. Mgr Perraud. A proposde la mort de Renan.Brochure.
3. Jésus-Christ.Réponseà Renan,p. 84 et p. 112.
INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 129

tianisme, mais il n'est pas moins certain que la Vie de


Jésus a singulièrement contribué à détruire la foi
religieuse chez les nouvelles générations. Ce résultat
non plus n'est pas contestable, et l'on doit en tenir
compte, si Yon veut juger en toute justice la respon-
sabilité de Renan. Les esprits vraiment chrétiens ont
eu grandement raison de se scandaliser.

ÀLBALAT 9
VIII

L'ART ET LE STYLE
DANS LA « VIE DE JÉSUS »
VIII

L'ART ET LE STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS

L'émotion religieuse, les contradictions de doctrine,


le choix du sujet ne sont pas les seuls attraits de la
Vie de Jésus.Il en est un qui les vaut tous et qui suffirait
à justifier le succès : c'est le style. Cette prose faisait
revivre les plus belles qualités de diction française,
le naturel de Voltaire, la souplesse de Bernardin, la
grandeur adoucie de Chateaubriand, un écho Fené-
lonien, un ton d'inspiration captivant et soutenu
qu'on n'avait plus l'habitude de rencontrer chez les
écrivains contemporains. Comment résister à la magie
d'un exotisme qui replaçait la figure du Christ dans
cet adorable fond de poésie et de rêve ? Comment
lire, sans un sentiment de surprise et d'enthousiasme,
des descriptions magnifiquement évocatives, comme
celle du lac de Tibériade tout transfiguré par la présence
de Jésus ?
Il est douteux qu'on arrive jamais, sur ce sol profondé-
ment dévasté, à fixer les places où l'humanité voudrait
134 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

venir baiser l'empreinte de ses pieds. Le lac, l'horizon, les


arbustes, les fleurs, voilà tout ce qui reste du petit canton,
de trois ou quatre lieues, où Jésus fonda son oeuvre divine.
Les arbres ont totalement disparu. Dans ce pays où la
végétation était autrefois si brillante, que Josephe y voyait
une sorte de miracle — la nature, suivant lui, s'étanf plu
à rapprocher ici côte à côte les plantes des pays froids, les
productions des régions chaudes, les arbres des climats
— dans
moyens, chargés toute l'année de fleurs et de fruits
ce pays, dis-je, on calcule maintenant un jour d'avance
l'endroit où l'on trouvera le lendemain un peu d'ombre
pour son repos. Le lac est devenu désert. Une seule barque,
dans le plus misérable état, sillonne aujourd'hui ces flots
jadis si riches de vie et de joie. Mais les eaux sont toujours
légères et transparentes. La grève, composée de rochers et
de galets, est bien celle d'une petite mer, non celle d'un
étang comme les bords du lac Huleh. Elle est nette, propre,
sans vase, toujours battue au même endroit par le léger
mouvement des flots. De petits promontoires, couverts de
lauriers-roses, de tamaris et de câpriers épineux, s'y des-
sinent ; à deux endroits, surtout à la sortie du Jourdain,
près de Tarichée et au bord de la plaine de Génésareth, il
y a d'enivrants parfums, où les vagues viennent s'éteindre
en des massifs de gazons et de fleurs. Le ruisseau d'Aïn-
Tabiga fait un petit estuaire plein de jolis coquillages.
Des nuées d'oiseaux nageurs couvrent le lac. L'horizon
est éblouissant de lumière. Les eaux, d'un azur céleste,
profondément encaissées entre des roches brûlantes,
semblent, quand on les regarde du haut des montagnes de
Safed, occuper le fond d'une coupe d'or. Au nord, les ravins
neigeux de l'Hermon se découpent en lignes blanches sur
le ciel ; à l'ouest les hauts plateaux ondulés de la Gaulo-
nidite et de la Perée, absolument arides et revêtus par le
soleil d'une sorte d'atmosphère veloutée, forment une
ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 135

montagne compacte ou, pour mieux dire, une longue


terrasse très élevée, qui, depuis Césarée de Philippe, court
indéfiniment vers le Sud 1.

Tout le monde est d'accord aujourd'hui sur la


valeur littéraire de la Vie de Jésus.

La séduction de l'oeuvre est incontestable dit le P. La-


grange : L'érudition est précieuse et ferme, sans nuire aux
idées générales, qui semblent sortir naturellement des faits.
Le cadre historique est bien tracé ; c'est la Judée dans la
fermentation messianique, en face de la stabilité romaine,
avec des jours sur d'autres grands mouvements religieux,
comme l'Islam et le Boudhisme. L'auteur mettait à profit
et communiquait largement les richesses d'une haute
culture et sa connaissance de l'ancien Orient... L'érudition
allemande est à la base, rien de plus. La construction est
bien son oeuvreet il lui a donné un souffle vivant d'enthou-
siasme, en l'écrivant sur les collines de Galilée. Si la concep-
tion est française, combien plus la forme, avec les ressources
de la science et les charmes de l'art. La Vie de Jésus de
Renan marque une date dans l'histoire des idées religieuses
en France... Ce fut un enchantement 2.

On a voulu voir dans le style de Renan l'influence de


Michelet. Sans doute l'insinuation onduleuse, la sensi-
bilité visionnaire, les molles nuances caractérisent la
manière des deux écrivains ; mais le trépidant Michelet
procède par petites touches, tandis que Renan a
l'ampleur et le déroulement d'une vague de fond. Il
nous a livré le secret de sa formation et de ses goûts,

1. Vie de Jésus, p. \49.


2. Le P. Lagrange. La Vie de Jésus, p. 138.
136 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

en nous indiquant quel était son idéal de style. Féne-


lon fut son maître et Télémaque son modèle.

Au grand Séminaire, dit-il, Télémaque était le seul livre


léger qui fut entre mes mains, et encore dans une édition
où ne se trouvait pas l'épisode d'Eucharis ; si bien que je
n'ai connu que plus tard ces deux ou trois adorables pages.
Je ne voyais l'antiquité que par Télémaque et Aristonoûs.
Je m'en réjouis. C'est là que j'ai appris l'art de peindre la
nature par des traits moraux. Jusqu'en 1865 je ne me suis
figuré l'île de Chio que par ces trois mots de Fénelon,
« l'île de Chio, fortunée patrie d'Homère ». Ces trois mots
harmonieux et rythmés me semblaient une peinture accom-
plie et, bien qu'Homère ne soit pas né à Chio, que peut-
être il ne soit né nulle part, ils me représentaient mieux la
belle et maintenant si malheureuse île grecque que tous les
entassements de petits traits matériels \

Ces lignes expliquent les qualités et les défauts


de Renan. Il ambitionnait d'écrire comme Fénelon.
Les Lettres spirituelles de 1 evêque de Cambrai, chef-
d'oeuvre de diction classique, peuvent passer pour du
pur Renan. L'auteur des Origines du Christianisme
définit bien Télémaque, quand il dit eroir appris dans
ce livre « l'art de peindre la nature par des traits
moraux ». Le trait moral
remplaçant l'image et la
sensation, c'est en effet le grand défaut de Télémaque.
On croit lire du Fénelon quand on lit du Renan :

Sa prédication était suave et douce, toute pleine de la


nature et du parfum des champs. Il aimait les fleurs et en
prenait nés leçons les plus charmantes. Les oiseaux du ciel,
I. Souvenirs d'enfance, p. 254.
ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 137

la mer, les montagnes, les jeux des enfants passaient tour


à tour dans ses enseignements 1.

Dans notre volume, le Travail du Style enseigné par


les corredionsi manuscrites des grands écrivains, nous
avons montré comment Fénelon corrigeait sa prose,
en s efforçant d'adoucir les expressions qu'il jugeait
trop fortes. Renan avait le même scrupule et s'inter-
disait, en écrivant, toute trace d'expression violente.

La foule, dit-il, aime le style voyant II m'eût été loisible


de ne pas me retrancher ces pendeloques et ces clinquants,
qui réussissent chez d'autres et provoquent l'enthousiasme
des médiocres connaisseurs, c'est-à-dire de la majorité.
J'ai passé un an à éteindre le style de la « Vie de Jésus »,
pensant qu'un tel sujet ne pouvait être traité que de la
manière la plus sobre et la plus simple. On sait combien
la déclamation a d'attrait pour les masses. Je n'ai jamais forcé
mes opinions pour me faire écouter 2.

Malgré SQn admiration, Flaubert faisait des réserves


sur la prose de Renan. « Il n'a pas d'arêtes, disait-il.
Il manque de saillie. Quel dommage qu'il ait trop lu
Fénelon I »
Renan aimait la vie et le pittoresque, mais à la
manière classique, par l'atténuation et la nuance. La
couleur n'était pour lui
que |« l'accessoire servant à
relever un fait principal, qui d'ordinaire doit être
moral ». Son réalisme fut toujours très mitigé. « Le

1. Vie de Jésus,p. 174.


2. Souvenirsd'enfanceet dejeunesse,p. 355.
138 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Bien et le Beau, dit-il, existent comme le Mal et le


Laid 1 ». On ne setonne pas que l'auteur de la Vie de
Jésus ait aimé le talent de George Sand. Leurs proses
ont de grandes affinités. Il mettait Mme Sand bien au
dessus de Balzac. Il raillait la recherche du document
qu'on affectait en 1885. « La réalité, disait-il, on la
rencontre à chaque pas. Elle n'a pas besoin d'être
documentée ; nous ne la connaissons que trop bien ».
Par sa collaboration et ses conseils, Henriette eut-
elie une sérieuse influence sur le style de Renan ? Il
est certain quelle a sensiblement contribué à donner
à son frère ce goût de pure diction qui représentait
pour elle l'idéal de l'art d'écrire. « Elle s'était fait,
dit Renan, une excellente manière d'écrire, toute prise
aux sources anciennes, et si pure, si rigoureuse, que
je ne crois pas que, depuis Port-Royal, on se soit
proposé un idéal de diction d'une plus parfaite jus-
la rendait fort » 2
tesse. Cela sévère. Trop sévère même.
Les premiers essais de Renan ne lui plurent qu'à
demi ; elle y trouvait « des traits excessifs, des tons
durs, une manière trop peu respectueuse de traiter
la langue ». Elle le persuada « qu'on pouvait tout dire
dans le style simple et correct des bons auteurs, et
que les expressions nouvelles, les images violentes
viennent toujours ou d'une prétention déplacée ou
de l'ignorance de nos richesses réelles. Aussi de ma

1. Feuilles détachées,p. 350.


2. Ma soeurHenriette, p. 31.
ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 139

réunion avec elle date un changement profond dans


*
ma manière décrire ».
Renan cherchait la
poésie et l'image ; Henriette
aimait le style égal et sérieux. Elle eût voulu ne lui
laisser que les grandes qualités d elocution classique,
et Renan n'a que trop fidèlement suivi ces conseils.
L'absence de relief est le seul défaut qu'on puisse
parfois reprocher à sa prose.
Si Henriette avait pu lire le texte définitif de la
Vie de Jésus, peut-être y eût-elle encore trouvé des
traces du dilettantisme qui lui déplaisait.
Ce que Renan appréciait avant tout, c'était la recti-
tude et la clarté. La moindre équivoque, la plus légère
amphibologie lui étaient insupportables. Il n'aimait
pas le néologisme, il détestait la pédanterie et fuyait
les répétitions d'idées, bien plus que les répétitions
de mots, pensant avec raison que remplacer paresse
par indolence, ce n'était pas changer l'idée.
L'aisance et le naturel sont les qualités dominantes
de la prose de Renan. Il travaillait pourtant beaucoup
et refaisait même ses lettres. « Il surchargeait, dît
Mme Noémi Renan ; il cherchait l'équilibre de la
phrase et la nuance de la pensée, parfois avec beau-
à la 2
coup de travail, qui ne se devinait pas lecture ».
« Jamais personne, dit Psichari, n'a corrigé ses
épreuves avec plus de minutie ; il faisait attention à

1. Ml
2. Exekîor, 14 février 1923.
140 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

la moindre virgule. Il se montrait là, comme en toute


chose, d'une conscience méticuleuse avec les appa-
rences du plus parfait abandon, car il travaillait de
façon ininterrompue. Il ne se hâtait jamais ; il ne
lâchait sa page que quand il lavait nettoyée de ce
des 1 »
qu'il appelait scories, mot qu'il affectionnait
Renan commençait parfois à rédiger de simples
notes, qu'il reprenait ensuite à loisir. Le brouillon
de la Prière sur l'Acropole, qu'a publié M. Pommier,
se compose de bouts de phrases, de mots, d idées...
« Lac, mer de lait... Iles d'oiseaux... Durant plus de
dix siècles ce monde a été un désert... Lourds badauds...
le monde occupé par badauds... On ne sait plus écrire,
on écrit comme ces lourds conquérants (Romains)
déclamatoire... Je suis né, déesse aux yeux bleus...
Mais les yeux des jeunes filles y sont comme de vertes
fontaines (Description de Bretagne) ô Déesse, toi qui
t'appelles Démocratie (Le Bas) Les Scythes ont
conquis le monde... Dans le linceul de po^-» re où
dorment les dieux morts... Finir ainsi : Prière sur
l'Acropole... »
Renan garda pendant dix ans dans ses papiers cette
fameuse Prière sur l'Acropole. Il ne la publia qu'en
1876, dans la Revue des deux Mondes et dans ses Souve-
nirs d'enfance et de jeunesse. Ce morceau de prose
fénélonienne paraît aujourd'hui un peu suranné et
donne plutôt l'impression d'une page de rhétorique

1. Ernest Renan, p. 116.


ART ET STYLÉ DANS LA VIE DE JÉSUS 141

bien réussie. Anatole France a emprunté à Renan ce


ton de perfection un peu artificiel, mais qui reste tout
de même un ton de grand écrivain.
[Bossuet disait que Calvin avait le style triste. Brune-
tière trouvait que Renan avait le style égoïste : « Il a
un style aristocratique, égoïste, si l'on peut dire, dont
les plus grands effets se terminent à faire admirer (sic)
la science et la virtuosité de l'écrivain 1 ».
l'érudition,
Le reproche est ridicule. Renan ne cherche ni à en
imposer ni à se « faire admirer ». Si quelqu'un, au
contraire, a complaisamment et constamment étalé
son érudition pédante, c'est Brunetière, comme on
peut le voir par le Manuel de la littérature française
et l'Evolution des genres. Brunetière, à cette époque,
rendait cependant justice à Renan et ne le prenait
ni pour un dilettante ni pour un sceptique, mais pour
un grand idéaliste 2.
Renan, dans Y Avenir de la Science, a d'abord méprisé
les auteurs classiques et même la langue française. Il
s'est montré sévère pour Bossuet. Le 8 août 1856, il
écrivait une lettre où il exprimait toute son indigna-
tion contre le Discours sur l'histoire universelle, qu'il
considérait « tout au plus digne d'un pensionnat de
religieuses ». 11 ne reconnaissait à Bossuet que son
mérite de grand orateur 3.
Renan n'aimait pas la rhétorique ; il l'appelait :

I. Pages sur Renan, p. 145.


2.1bid.,p.\2.
3. Quelques lettres à Peyrat, 1 vol., Fasquelle.
142 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

la littérature écolière. Son condisciple, l'abbé Cognât,


en fait la remarque :

M. Renan, dit-il, est très ingrat envers cette littérature


écolière. C'est à sa forte éducation littéraire qu'il doit son
style et, sans son style, il ne serait rien, pas même académi-
cien.

S'il aimait la finesse et les nuances, Renan


a, du
moins, toujours gardé le culte du goût et de la raison.
L'ostentation romantique lui déplaisait et il n'admit
jamais le dilettantisme verbal des Concourt, qui
manquaient selon lui d'idées générales.
Il acceptait volontiers les conseils, non seulement de
sa soeur, sa collaboratrice effective, mais ceux de ses
amis, comme Silvestre de Sacy et Buloz, changeant
les expressions qu'ils blâmaient, modifiant sa pensée
selon leurs idées, h*Avenir de la Science, un gros livre
de 500 pages, a été écrit trois fois, et Renan se repro-
chait de trop négliger ses premières rédactions.
Un de ses collaborateurs au Corpus imcriplionum
Semiticarum nous donne quelques détails sur sa façon
de travailler :

Il cherchait longtemps, la plume en l'air, soulevée par un


léger balancement de la main ; puis soudain elle s'abattait
sur le papier, comme un aigle fond sur sa proie, et traçait
quelques lignes d'une belle écriture ferme et bien moulée.
Son premier jet était très brillant. Il lançait sur le papier,
sur son sous-main, n'importe où, les formules qui se pré-
sentaient à son esprit. Mais comme il retravaillait tout cela !
Il couvrait ses marges de corrections, par un système de
renvois très clair et très ingénieux ; et quand les marges
ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 143

étaient pleines, il ajoutait des feuilles supplémentaires à


l'aide de pains à cacheter 1.

C'est ainsique fut d'abord écrite la Vie de Jésus,


par effervescence, par visions brusques.
Edmond Biré soutenait que le style de Renan ne
pouvait pas être bon, par cette raison qu'on ne peut
pas bien écrire, si 1 on est sceptique. Renan n'était
pour lui qu'un dilettante, un menteur, un cuistre, un
pédant qui se moque des autres et de lui-même. Un
sceptique ne peut pas être un bon écrivain, témoin
Montaigne. La thèse est originale ; mais Biré a tort,
bien qu'il ait raison de blâmer les épithètes banales,
les ^délicieux, les exquis, les ravissants, qui émaillent
la prose Renanienne.
Barbey d'Aurevilly allait plus loin. Il refusait à
Renan le don du style. Il le trouvait sans musculature,
« sans virilité, sans autorité, sans solidité », un « eunu-
que gras et rose » qui a réussi « littérairement par le
joli » et fut dès son début un « joli impie ».
Trois ans après la publication de la Vie de Jésus,
signalant ironiquement dans ses Odeurs de Paris
(p. 374) la gloire retentissante de Renan, Louis Veuillot,
citait l'article confrère, où nous lisons, sur les
d'un
procédés de travail de Renan, des indications qui
confirment ce que nous disions :

Renan efface, revient, retranche, remplace des mots,


retouche des phrases, les arrondit, recommence des pages

1. Desporteset Bournand. Renan,sa vie et sonoeuvre,p. 111


144 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

entières. Je le vis aussi toujours corriger les épreuves de


façon a faire perdre la tête aux imprimeurs. Il ajoute au
moins autant qu'il retranche, et les mots toujours lui
semblent ne rendre qu'imparfaitement toutes les délica-
tesses de sa pensée. Il aime à considérer les questions sous
toutes leurs faces et sous tous leurs aspects, et il ne les
quitte, si j'ose m'exprimer ainsi, que lorsqu'il est parvenu
à tourner tout autour... Il hésite, voit le pour, voit le contre
et flotte quelque temps, irrésolu, du contre au pour...
Peut-être est-ce là ce qui lui fait trouver tant et de si heu-
reuses expressions. Il est, pour ainsi parler, obligé de
fouiller la langue dans tous ses recoins pour y découvrir le
mot qui s'applique juste à sa pensée, et de cette recheiche
incessante naissent mille finesses de langage, mille tours de
phrases ingénieux ou frappants, qui donnent à tous ses
ouvrages ce charme profond, cette saveur particulière,
cette fluidité et je dirais presque vaporeuses qui font que,
bon gré mal gré, quand on les a une fois ouverts, on est
obligé d'aller jusqu'au bout.
IX

CONCLUSION SUR RENAN

ALBALAT 10
IX

CONCLUSION SUR RENAN

Le scepticisme onctueux et respectueux que l'on


sent à chaque page de la Vie de Jésus devait prendre
chez Renan, Vers la fin de sa vie, la forme d'un dilet-
tantisme ironique qu'il parut Vouloir cultiver comme
un exercice littéraire et une virtuosité du doute. Ses
contemporains s'étonnèrent de Voir avec quelle intem-
pérance de pensée il affectait de traiter les plus hautes
questions de métaphysique et d'histoire. Sous prétexte
qu'une complète obscurité, « peut-être providentielle,
nous cache les fins morales de l'Univers », Renan
en arrive parfois à railler son propre effort et à se
moquer de lui-même et de son oeuvre. Au fond, ce
n'est qu'une apparence.
Après avoir raconté le travail que lui coûtait l'His-
toire des origines du Christianisme, il écrit à Charles
Ritter, à propos de VAnte-Christ : « Ce volume m'a
bien passionné. Après la Vie de Jésus, aucun ne m'a
148 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN
l
tant amusé à faire ». La Vie de Jésus, un sujet d'amu-
sement ! Quel scandale!... C'est un scandale, en effet,
si l'on supprime le commencement de la phrase, qui
montre bien que, pour Renan, s'amuser c'était se
passionner. Quand on s'amuse au point de se passion-
ner, c'est qu'on fait plus que s'amuser.
Renan a toujours employé ce mot dans son accep-
tion la plus haute. Parlant dans ses lettres des satis-
factions que lui donne la rédaction de son oeuvre, il
est loin d'y voir un amusement. Au contraire, il met en
garde son ami Max Muller contre le mot amusant
et les nuances qu'il comporte : « Le mot amusant,
dit-il, est la chose la plus décevante qu'il y ait. Les
trois quarts des volumes que les gens du monde appel-
lent amusants me semblent vingt fois plus ennuyeux
que la plupart des volumes de votre collection. Tout
est relatif 2.
Le mot amusant plaisait à Renan ; il ne voyait rien
de choquant à dire : « Ce monde n'est qu'une amusante
féerie, dont Dieu ne se soucie pas »;ce qui ne l'empê-
chait pas de déclarer que ce monde « allait vers ses
fins avec un instinct sûr » et que « l'Univers est plein
d'ordre et d'harmonie 3 ». Il écrivait le 16 août 1881 à
Berthelot : « Je travaille beaucoup... En ce climat
et dans ces conditions, je pourrais travailler presque

1. Correspondance, t. II, p. 41.


2. Correspondance, t. II, p. 247.
3. Cité par le baron Deschamps. Le génie des religions, p. 97
et 105.
CONCLUSION SUR RENAN 149

indéfiniment... J'achève mon Ecciéslaste, qui m amuse


beaucoup » 1. Quand on relit l'Introduction de cet Ecclé~
siaste, on est bien forcé de convenir que ce chef-
d'oeuvre d'érudition et de style a dû coûter quelque
peine à Renan, et que le mot s amuser n'avait peut-être
pas tout à fait sous sa plume le sens que lui prêtent
ses adversaires.
A mesure qu'il se complaisait dans ce séduisant
scepticisme, Renan revenait malgré lui aux senti-
ments romanesques de sa jeunesse. L'amour devint
le thème favori de ses méditations.Mgr D'Hulst le
raillait malicieusement d'avoir cru inventer l'amour.
« Il aimait, dit Faguet, à faire scandale » en célébrant
l'amour, quelquefois très noblement et, pourrait-on
dire, dans les meilleures intentions du monde. Il
conseillait aux jeunes gens de jouir de la vie. L'Idéal,
disait-il, varie pour chaque individu, et « c'est ce qui
donne à chacun son motif de vivre. Le moyen de salut
n'est pas le même pour tous. Pour l'un c'est la Vertu ;
pour'Vautre l'ardeur du vrai ; pour un autre l'amour de
l'art ; pour d'autres la curiosité, l'ambition, les Voyages,
le luxe, les femmes, la richesse ; au plus bas degré, la
morphine et l'alcool ».
Ces déclarations indignèrent les gens Vertueux. On
ne peut pourtant pas accuser Renan d'immoralité,
quand il fait une simple constatation. On lui reproche
d'avoir trop parlé dans les banquets. Ses toasts étaient

I. Correspondance, t. H, p. 96.
150 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

pourtant d'une sentimentalité parfois très émue,


comme le raconte Brulat : « Jeunes gens, nous dit-il,
un jour, à un banquet, respectez l'amour. C'est la
chose la plus sainte, la plus sacrée. On la profane, on
la prostitue. Le bonheur, c'est d'aimer et, si l'on a le
coeur assez riche, de répandre cet amour sur tout c'e
qui vit, sur tout ce qui souffre. Ces mots ne firent
sourire personne ».
Renan se vantait d'avoir supprimé la notion de péché
qui tourmentait tant Amiel « Le péché, disait-il,
préoccupe Amiel. Amiel se demande à trois reprises :
Qu'est-ce que Renan fait du péché? Je crois bien que
je le supprime ». Voilà son genre de boutades. « L'au-
teur de L'Abbesse de Jouarre, dit Bourget, était sur le
soir de ses jours, quand il professait cet amoralisme
tout intellectuel, car, encore une fois, la vie privée
chez lui fut irréprochable ; mais le panthéisme aboutit
de toute nécessité à une justification de tous les modes
d'existence, puisque l'esprit de l'Univers les anime
1 ». La
tous également remarque est juste. Un pan-
théiste est un homme sans morale, ce qui ne Veut pas
dire sans moralité. Il n'existe pas de morale en dehors
de la religion chrétienne.

Renan, vieillissant, dit Berthelot, glissait de plus en plus


sur la pente d'un scepticisme apparent, sympathique pour
tout sentiment naturel, pour toute pensée de bonne foi.
La sévérité de sa vie privée lui donnait le droit d'être indul-
gent pour autrui, pourvu qu'il y retrouvât le souci de l'art

1. Paul Bourget.Quelquestémoignages,
p. 125.
CONCLUSION SUR RENAN 151

et de l'idéal. Il souriait avec une bienveillante ironie aux


jeux des enfants et aux dires des hommes. Ses dernières
publications : Caliban, l'Eau de Jouvence, Le Prêtre de Ncmi,
L'Abbesse de Jouarre, le font apparaître sous un nouvel aspect.
Les systèmes auxquels il consentait autrefois à s'associer
dans une certaine mesure ne sont plus, à ses yeux, que les
aspects fuyants d'une vérité incarnée dans les personnages
symboliques de ses romans. La beauté vaut pour lui la
vertu.

Ce libertinage philosophique fournit aux ennemis


de Renan une occasion de redoubler leurs injures.
Il devint « un vieillard obscène, affamé de jouissances,
brûlé de vices et de débauches » et qui reconnaissait
lui-même sa propre indignité, puisqu'il écrivait cette
phrase significative, dont on dénaturait le sens : « Ma
correspondance sera une honte après ma mort ».
Jusqu'à la fin de sa vie, disait-on, « ce malheureux

dévoyé, ce dilettante implacable a chanté le vin et les


femmes x ». On affecta de ne plus voir en lui qu'un
pitre rabelaisien et un bénisseur de banquets a. Jules
Lemaître manifestait son indignation dans son célèbre
article : « Il rit, il rit », où il traitait Renan de compère
de Revue et qu'il regretta plus tard d'avoir écrit, en
publiant dans les Débats la plus belle étude que nous
ayons sur Renan 3. Sarcey lui-même se mit à persiffler
l'auteur de la Vie de Jésus. Encore de nos jours Gabriel

!. Ernest Renan, par Desportes et Bournand, p. 181.


2. Ibid.
3. « Lemaitre, dit Anatole France, se moquait de Renan et
l'aimait beaucoup ». {Souvenirs et récits, Nicolas Ségur, p. 125).
152 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Séailles s'est montré très dur pour les écarts de lan-


gage d'un écrivain qui semblait prendre plaisir à
démentir sa noble réputation de penseur. On fit
même courir le bruit que Renan n'allait dans le monde
que pour rencontrer des jolies femmes et se faire des
maîtresses 111
« Tout cela est absurde » déclare Barrés. « Il faut
bien comprendre, dit Anatole France, que tout cela
est relatif et que M. Renan, ayant une femme par le
mariage, a trouvé là bien plus de satisfaction qu'il
n'avait cru pouvoir en espérer, puisqu'il vouait sa
vie à la chasteté * ».
Barres pensait que ce genre de libertinage était tout
simplement « celui du Télémaque ». Renan, dit-il,
« c'est Fénelon. C'est aussi un homme qui, devenu
vieux, moins travailleur, laissait couler le grand flot
de poésie qu'il avait. Les savants ont en matière amou-
reuse une naïveté toute spéciale. Renan aurait mis en
récits romanesques et sans y voir malice, les histoires
les plus scabreuses 2. »
Renan se plaignait avec raison qu'on dénaturait
ses écrits et qu'on lui supposait plus de malice qu'il
n'en avait. Il s'exposait évidemment à entretenir ces
malentendus en publiant des livres comme VAbbesse
de Jouarre, où il voulait peindre l'amour aux prises
avec l'échafaud.
Il déclarait à Adrien Marx :

1. Maurice Barres. Mes Cahiers, I, p. 227.


2. Ibid., p. 227-228.
CONCLUSION SUR RENAN 153

Désirant montrer l'amour devant la mort, c'est-à-dire


dans les conditions les plus élevées, j'ai mis en scène des
héros à une époque héroïque. Et vous m'apprenez qu'on
qualifie de grivoiserie le tableau de deux martyrs s adorant
au pied de 1 echafaud. C'est à jurer qu'un Gaulois incorri-
gible sommeille dans l'âme de chaque français \

Dans Caliban et YEau de Jouvence, Renan a certai-


nement manqué de pudeur, et il a eu tort de se laisser
aller à des plaisanteries blasphématoires, d'une sensua-
lité ridicule. Le public, il faut bien le dire, encoura-
geait malheureusement ces défaillances, en se montrant
plein d'indulgence pour ce libertinage de pensée, où
Renan prenait en paroles la revanche d'un passé irré-
prochable :

Le vieux Merlin breton, dit Mary Darmesteter, était


devenu l'arbitre des élégances intellectuelles de Paris. On
dormait mieux quand on avait pu le montrer dans son salon.
On lui soumettait des cas de conscience, des questions de
toilette... On lui demandait ce qu'il fallait lire. Il écoutait
tout en branlant sa tête sagace. Ces dames des cafés-concerts
allaient jusqu'à lui soumettre leur répertoire : Au fond,
plus elles étaient simples, peu gâtées par l'intellectualité
des salons, mieux elles lui plaisaient 2.

On rencontre encore aujourd'hui des gens aveuglés


par l'esprit de parti, pour qui Renan continue à n'être
qu'un gros homme, moralement sans sincérité et sans
noblesse, un farceur, un bouffon, le pire des dilet-

1. Adrien Marx. Silhouettes de mon temps, p. 93.


2. Ernest Renan, par Mary Darmesteter, p. 280.
154 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Il s'est moqué du monde, il a dissimulé


tanti. pendant
des années et, à la fin, il s'est cyniquement dévoilé
en écrivant des dialogues pornographiques ! ! Pour
quelques personnes attardées, c'est encore cela, le
vrai Renan.
La critique impartiale refusera toujours de prendre
au sérieux les accusations dont on a accablé l'auteur
de la Vie de Jésus, pendant la période qu'on n'a pas
craint d'appeler irrévérencieusement sa vieillesse
grivoise. « Je ne saurais repousser avec trop d'indigna-
tion, dit Pierre Lasserre, les insinuations qui tendent
à faire de l'auteur de VAbbesse de Jouarre un vieillard
dégradé ». Renan a expliqué lui-même, avec beaucoup
de finesse et de franchise, cette évolution intime, qu'il
appelle humblement sa « mollesse ». Un inconvénient
plus grave, dit-il, «c'est
que, ne m'étant pas amusé
quand j'étais jeune, et ayant pourtant dans le caractère
beaucoup d'ironie et de gaieté, j'ai dû, à l'âge où l'on
voit la vanité de toute
chose, devenir d'une extrême
indulgence pour des faiblesses que je n'avais point
eu à me reprocher ; si bien que des personnes, qui
n'ont peut-être pas été aussi sages que moi, ont pu
quelquefois se montrer scandalisées de ma mollesse ».
(Souvenirs, p. 150).
M. Abel Hermant proteste avec raison contre la
réputation de « baladin du monde occidental » qu'on
a voulu faire à Renan, à partir de 1880. M. Abel
Hermant ne trouve dans sa conduite aucun motif de
s'indigner. Il appelle Renan « seul héritier de l'ironie
CONCLUSION SUR RENAN 155

socratique », qui consistait à se moquer des autres et


de soi-même.
Edmond Biré
lui-même, peu suspect d'admiration
pour le grand écrivain, ne comprend pas qu'on en soit
encore à vouloir « défigurer l'oeuvre de Renan en ne
rappelant que ses propos de table et les boutades dont,
comme tout homme d'esprit, il se plut à émailler sa
correspondance intime ».
« J'ai entendu, dit à son tour son gendre Psichari,
des gens sérieux, fidèles au culte de Renan, déplorer
que sur la fin de ses jours, pris sans doute d erotisme
sénile, il se soit plu à tenir dans des dîners en ville
les propos les plus égrillards. J'oppose à ces racontars
un démenti violent. Il faut n'avoir
pas connu, n'avoir
pas approché M. Renan pour supposer chez lui quoi
que ce soit qui ressemble à un satyriasis, même verbal.
A Saint-Gratien, chez la princesse Mathilde, dont la
liberté de langage n'était pas moins grande, je l'ai
bien entendu parler, à propos de la question de la
prostitution, de lupanars et même de maison publique.
Mais c'était
philosophiquement et cette philosophie
même prouvait sa candeur. M. Renan, sur le chapitre
de l'amour, est toujours resté un saint homme ».
« Quant à ses principes de morale, nous a déclaré
Mme Noémi Renan, mon père n'a jamais varié, ni dans
ses paroles ni dans ses actes. Il avait beau sourire, céder,
donner raison, voir les questions sous toutes leurs
faces, il n'a jamais varié, il était comme un roc, »
lues calomnies dont on a abreuvé l'auteur de la Vie
156 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

de Jésus tombent d'elles-mêmes quand on les examine


de près. Que ne lui a-t-on pas reproché ? On lui a
même fait un crime de son ambition et on la accusé
d'orgueil, lui si simple, si peu pédant et qui faisait
son cours au Collège de France, sur un ton de familia-
rité si paternelle l
On a prétendu qu'il était sans générosité et sans
bonté. Rien n'est plus faux. Mme Andrée Viollis a
interrogé les gens de Rosparamon, le pays breton où
Renan allait chaque année en villégiature. Tous lui
ont dit qu'il était la charité même ; qu'il se montrait
très sensible aux afflictions d'autrui et qu'il accueillait
chez lui tous les malheureux.
En somme, la vie privée de Renan fut parfaitement
honorable et respectable, bien qu'il se soit montré
souvent égoïste envers sa soeur. La vérité, c'est qu'en
amitié et en amour il y a toujours un des deux qui aime
moins. Des personnes qui vous sont chères vous font
parfois souffrir par leur indifférence ou leur manque
d'égards. L'attitude de Renan froissait Henriette ;
mais c'est elle qui, en habituant son frère à être le
centre de tout, cultivait et entretenait son égoïsme.
Elle connaissait ses défauts ; elle les signalait à Berthe-
lot ; mais elle savait qu'on pouvait toujours coiupter
sur son affection.

La peine que vous m'exprimez, écrivait-elle à Berthelot,


je l'ai souvent, oh ! bien souvent ressentie aussi. J'ai dit
fréquemment : « Ses ambitions le préoccupent plus que ses
affections, et ses nouvelles affections plus que les anciennes ».
CONCLUSION SUR RENAN 157

Pourtant je suis assurée qu'il m'aime et, en présence du cha-


grin que vos regrets lui ont fait ressentir, il m'est impossible
de ne point croire à l'étendue, à la profondeur de l'amitié
qu'il vous porte. Il semble qu'il peut tout pour ceux qu'il
aime, sauf leur consacrer quelques instants. Je vous assure
monsieur, que je n'exagère point, en disant que, pendant
nos deux séjours à Beyrouth, il a donné plus de temps au
général et au pacha qu'à la vieille amie qui a tout abandonné
pour le suivre, sur ces rives lointaines. Littéralement, depuis
que nous sommes en Syrie, je ne le vois presque plus et,
quand je le vois, il est si absorbé par les travaux de sa mis-
sion, si préoccupé de ce qu'elle lui a donné ou de ce qu'elle
lui promet, que je ne sais en vérité s'il s'aperçoit beaucoup
de ma présence. Eh bien 1 monsieur, je crois encore et
malgré tout qu'elle lui est chère ; croyez bien de même que
vous tenez dans sa vie une place que nul autre ne prendra
jamais... Si Vous aviez pu, monsieur, voir l'effet produit par
votre lettre, je crois que vous fussiez arrivé tout d'emblée
à la même conviction, sans passer par toutes les filières que
j'ai traversées \

Comme Victor Hugo, Lamartine et Chateaubriand»


Renan trouvait naturel que tout le monde se dévouât
pour lui. Il avoue ses torts dans la brochure sur sa
soeur. Il a des remords, il se demande s'il a bien fait
pour elle « tout ce qui dépendait de lui ».
L'auteur de la Vie de Jésus fut égoïste sans doute,
mais comme tous les hommes et pas plus que les
autres hommes. Sa profonde affection pour sa mère,
sa ferveur quand il parle d'elle sont une chose admi-
rable. Il a adoré sa femme et ses enfants ; quant à

1. CorrespondanceRenan et Bertheloi. p. 205. Ca!mann-Lévy.


158 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

sa soeur, qui fut la créatrice de son avenir et qui l'en-


toura d'une tendresse sublime, il l'a aussi sincèrement
aimée. Ses pires adversaires ont signalé dans sa brochure
des pages qui « font pleurer ». Seulement, chez Renan,
l'expression des sentiments les plus vifs garde toujours
quelque chose de réservé et de discret.
Sa vie, quand on la connaît bien, nous offre des
traits d'égoïsme et des traits de générosité.
En apprenant son projet de mariage, Henriette fit
à son frère une scène de désespoir et voulut se séparer
de lui. Renan proposa alors spontanément à sa soeur
de renoncer à cette union avec une personne qu'il
aimait déjà profondément. Est-ce là de 1 egoïsme ?

On a loué l'homme, dit Brunetière et non sans raison,


selon moi ; il a été l'un des plut affables et des plus bien-
veillants que j'aie jamais connus ; j'ajoute aussi l'un des plus
serviables. Les complaisances de sa vieillesse pour la popu-
larité ne sauraient faire oublier la dignité de son âge mûr
et la sincérité, la gravité de sa jeunesse 1.

« Mon père, nous a dit Mme Noémi Renan, avait


des politesses et des délicatesses qui n'étaient plus de
son temps et qu'on ne comprenait pas. Souffrant de
douleurs rhumatismales, il n'aimait pas parler de
son mal et appeler le médecin ; et quand Berthelot
passait outre, Renan s'excusait et on ne pouvait pas
le décider à montrer son genou. Laissez donc, disait-

I. Brunetière. Cinq leltrei sur Renaît,p. 247et 257.


CONCLUSION SUR RENAN 159

il. Ne perdez pas votre temps. Et il parlait d'autre


chose. On avait dérangé le médecin pour rien ».
Renan, en somme fut un bon époux, un bon père
de famille, un homme d'une largeur d'idées infinie,
conciliant, plein de douceur, toujours prêt aux conces-
sions et à l'indulgence. Tel.il apparaît dans les Souve-
nirs de Psichari, qui n'est pourtant pas un admirateur
aveugle.
[Renan a vécu dans la sérénité d'une philosophie
tranquille, détaché de toute illusion et de toute croyance,
absorbé dans un idéal qu'il a défini d'un mot : « Je
voudrais toujours vivre pour pouvoir toujours tra-
vailler. »
Je crois qu'il était utile de terminer ce petit livre
en évoquant en quelques pages 1 homme privé avec
ses qualités et ses défauts. On retrouve dans le style
de la Vie de Jésus le caractère même de Renan, sa
nature impressionnable, ses hésitations, ses incerti-
tudes d'appréciations et de pensée. La vie intime d'un
grand écrivain peut ainsi nous fournir des indications
précieuses pour la connaissance de son oeuvre et de
son talent.

Paris, novembre 1933.


TABLE DES MATIÈRES

I. — Préparation a la Vie de Jésus* 7


II. — Rédaction de la Vie Je Jésus . 27
III. — Le miracle dans la Vie de Jésus 43
IV. — Publication de la Vie de Jésus 55
V. — L'originalité de la Vie de Jésus. 87
VI. — L'idylle et le roman 105
VII. — Influence religieuse de la Vie de Jésus.... 117
VIII. — L'art et le style dans 131
laJ^feljésïts
IX. — Conclusion sur Renan/M »...,. S\ • • • • 145
fa- tl i>' $\

11
ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 12 DÉCEMBRE1933
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLË (SOMME)
TABLE DES MATIERES
I. - Préparation à la Vie de Jésus
II. - Rédaction de la Vie de Jésus
III. - Le miracle dans la Vie de Jésus
IV. - Publication de la Vie de Jésus
V. - L'originalité de la Vie de Jésus
VI. - L'idylle et le roman
VII. - Influence religieuse de la Vie de Jésus
VIII. - L'art et le style dans la Vie de Jésus
IX. - Conclusion sur Renan

Vous aimerez peut-être aussi