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Introduction

Tous les textes publiés dans ce livre figuraient déjà dans le tome 1 des
écrits de Karim Landais, Passions militantes et rigueur historienne, publié
en 2006, après sa disparition. La première partie est constituée par le DEA
qu’il présenta en 2004, et par (presque toutes) les interviews qu’il réalisa
pour ce diplôme universitaire, la seconde partie par quatre articles publiés
dans diverses revues ou inédits de son vivant.
Trois personnes interviewées par Karim pour son DEA ont souhaité que
leurs déclarations ne soient pas intégralement reproduites. Cela posait
cependant un problème pour l’édition de ce texte puisque leurs propos
étaient cités par Karim. Nous aurions donc été obligés de supprimer non
seulement leurs citations mais aussi tous les raisonnements que l’auteur
avait bâtis à partir de ce que ses «témoins» lui avaient confié ! Nous avons
donc opté pour une solution de compromis : les affubler d’un pseudonyme
pour que la cohérence des développements de Karim soit respectée et leur
anonymat protégé. Quant à Pierre Broué il n’a pu malheureusement relire
ses propos puisqu’il était décédé. Nous avons donc effectué quelques
coupes signalées par le signe suivant : […].
Cet ouvrage est forcément incomplet puisque l’auteur n’en était qu’au
début de ses recherches. De plus, il n’a pu ni choisir les textes ni apporter
d’ultimes corrections à ceux qui étaient inédits ou inachevés. Soucieux de
rigueur et de précision, peut-être aurait-il refusé que certains soient
imprimés sous leur forme actuelle. Il nous a semblé néanmoins important
que ses travaux universitaires aussi bien que ses articles politiques puissent
circuler le plus largement possible, même lorsque ses réflexions étaient
encore à l’état d’ébauche et auraient certainement évolué avec le temps et
surtout la réflexion.
Au-delà des tâtonnements, des évolutions de Karim, ses textes montrent
bien toute la difficulté aujourd’hui pour un jeune homme – il s’est donné la
mort un mois avant son vingt-cinquième anniversaire – de concilier une
activité militante «révolutionnaire» et une rigueur scientifique dans
l’analyse, plus particulièrement dans le métier d’historien-chercheur qu’il
aurait aimé exercer un jour.
Les brèves expériences militantes de Karim, de 1999 à 2005, n’ont pas
répondu à ses formidables attentes de fraternité et de changement social.
Pire, dans un certain sens, elles ont aggravé ses frustrations personnelles,
théoriques et politiques, car son idéal profondément libertaire ne trouvait
pas à s’incarner dans la fréquentation quotidienne de «camarades» ou de
«compagnons» avec lesquels il aurait pu vraiment trouver un sens à sa vie.

-1-
D’un autre côté, sa révolte contre la société capitaliste ne l’a jamais
abandonné, ni sa volonté de comprendre pourquoi l’extrême gauche
trotskyste et le mouvement libertaire avaient tant de mal à se remettre en
question, à avancer dans la compréhension du monde, et surtout à mettre
fin à l’exploitation et à l’oppression capitalistes.
Deux présentations écrites par Nicolas Dessaux et moi-même précisent
l’évolution de la pensée de Karim Landais durant sa (trop) courte vie parmi
nous et ne préjugent évidemment pas des conclusions théoriques et
politiques qu’il aurait dégagées s’il avait pu achever son travail sur les
« relations de pouvoir dans les organisations révolutionnaires ».
A notre connaissance, aucune étude universitaire sur le courant
« lambertiste » n’a été publiée sous forme de livre jusqu’ici, ni aucun
recueil aussi riche d’interviews d’ex-militants sur ce qu’il faut bien appeler
une « secte », non pas au sens religieux du terme, mais au sens d’une
organisation qui se détermine uniquement en fonction de ses propres
intérêts de boutique, de micro-appareil, et non de ceux de la classe ouvrière
dont elle se réclame... de moins en moins, d’ailleurs.
Loin de tout sensationnalisme journalistique, Karim Landais réfléchit et
nous incite à réfléchir au fonctionnement d’une des « trois sœurs » du
trotskysme français (aux côtés de LO et de l’ex-LCR majoritaire désormais
au sein du NPA). Son objectif n’était pas de régler des comptes personnels,
comme c’est souvent le cas des « ex », mais de tirer des leçons qui
pourraient être utiles aux militants de tous les courants dits
« révolutionnaires » qu’il entendait étudier.
Nous espérons que sa démarche critique sera reprise et approfondie par
d’autres dans le même esprit passionné, militant et scientifique qui était le
sien.

Yves Coleman, Ni patrie ni frontières

Merci à tous ceux qui ont rendu la parution de ce livre possible, par leurs
encouragements et leur aide matérielle, notamment: Ariane, Benjamin,
Gianni, Gregory, Guy, J.C., Nadine, Nicole, Nicolas et Violante.
Ainsi que Charles Berg, Christian Béridel, (les héritiers de) Pierre
Broué, Vera Daniels, Nicolas Dessaux, Boris Fraenkel, Alexandre Hébert,
Charles Huard, Michel Lequenne, Marie-Cécile Plà, Vincent Présumey,
Pierre Simon et Ludovic Wolfgang qui ont accepté que leurs interviews ou
leurs réponses au questionnaire de Karim soient ici reproduites.

-2-
Sur
l’OCI-PCI
et
le
trotskysme
Pendant presque deux ans, Karim Landais a été membre du Parti
des travailleurs dont le dirigeant le plus connu était à l’époque Pierre
Boussel, alias Pierre Lambert. Lors de sa sortie du Parti des
travailleurs, Karim écrivit le Cahier noir du CCI, qui dressait le bilan de
son expérience militante dans un style à fleur de peau, à la mesure de
sa désillusion.
Par la suite, Karim rédigea un mémoire de DEA et plusieurs articles
sur l’OCI-PCI-CCI* et le lambertisme, dont Au parti du mensonge
déconcertant, allusion au titre d’un livre d’Anton Ciliga sur la Russie
stalinienne. Ce témoignage personnel inédit résume assez bien, et avec
plus de distance temporelle et politique, ce que Karim écrivit dans le
Cahier noir du CCI. (Y.C. )

* Ce courant du trotskysme s’est désormais affublé d’une nouvelle


étiquette, celle du POI: Parti ouvrier indépendant, «pour le socialisme,
la République et la démocratie».

-3-
-4-
UNIVERSITE DE BOURGOGNE
Ecole Doctorale n°5605
DEA ʺ″ORDRE ET DESORDRE DANS LES SOCIETES
EUROPEENNES DE LA PROTOHISTOIRE A L’EPOQUE
CONTEMPORAINEʺ″ - Spécialité Histoire

Eléments
pour
une
socio-histoire
des relations
de pouvoir :
Introduction à une
étude de l’OCI-PCI

Sous la direction de Serge Wolikow


Juin 2004
A Céline

-5-
Remerciements :

A M. Wolikow, pour ses conseils ; Charles Berg, Christian Beridel,


Pierre Broué, Boris Fraenkel, Alexandre Hébert, Michel Lequenne,
Véronique Molin (pseudonyme), Bernard Ronet (pseudonyme),
Vincent Présumey, Vera Daniels (pseudonyme), Pierre Simon, Ludovic
Wolfgang, pour avoir accordé de leur précieux temps ; au personnel de
la BDIC pour sa gentillesse ; à Rosine Fry pour sa disponibilité ; à mes
grands-parents et parents ; à Grégory pour son soutien logistique.

Note de l’éditeur : deux personnes interviewées par Karim pour son DEA
ont souhaité que leurs déclarations ne soient pas intégralement reproduites
en annexe, pour des raisons diverses. Cela posait cependant un problème
pour l’édition de ce texte puisque leurs propos étaient cités par Karim.
Nous aurions donc été obligés de supprimer non seulement leurs citations
mais aussi les raisonnements que l’auteur avait bâtis à partir des
« confidences » de ces deux «témoins» ! Nous avons donc opté pour une
solution de compromis : les affubler d’un pseudonyme (Bernard Ronet et
Véronique Molin) pour que la cohérence des développements de Karim soit
respectée et leur anonymat protégé. Quant à Pierre Broué, il n’a pu
malheureusement relire ses propos puisqu’il était décédé. Nous avons donc
effectué quelques coupes dans son interview, coupes signalées par le signe
suivant : […].
Dans le texte du DEA, nous avons choisi de couper l’énorme
bibliographie consultée et commentée par Karim, soit une cinquantaine de
pages de son mémoire de DEA. Tout lecteur intéressé peut la consulter sur
son site zemadeleines.free.fr.

-6-
TABLE DES MATIERES

ETAT DES RECHERCHES


A. Un monopole embarrassant
B. Une histoire à écrire
1. Des militants au travail
2. Une expérience au service de l’histoire
3. Vers une nouvelle histoire du trotskysme ?

PROBLEMATIQUE
ETUDE DE CAS

Introduction
Première partie: le Parti, un outil ?
A. Un outil collectif
1. Le trotskysme: un concept ?
2. Un modèle bolchevique
3. L’incarnation d’un modèle
B. Un outil individuel
1. S’associer librement pour agir
2. Une formation complète
3. Un cadre de socialisation et d’épanouissement

Deuxième partie: Une entreprise politique


A. Une quête effrénée de l’efficacité
1. Des tâches et un rythme déshumanisants
2. Une structure pyramidale et cloisonnée
B. La fin justifie les moyens ?
1. Quelques limites à la rationalisation et au parti-
laboratoire
2. Une logique d’autoreproduction

Troisième partie: Autonomie et hétéronomie


A. Une organisation totale ?
1. Une idéologie du Livre
2. Une contre-communauté ?
3. Narcissisme et politique
B. Psychosociologie de la rupture
1. Un contrôle social
2. Se soumettre ou se démettre

Conclusion
-7-
Etat des recherches

L’histoire immédiate, l’histoire du temps présent, pose de tels problèmes


aux historiens, tant du point de vue des sources que de leur fiabilité, que
ceux-ci lui sont souvent réfractaires. Mais de fait, cette prise de distances
laisse le champ libre et contribue à donner une légitimité scientifique à un
autre type de démarche, le journalisme d’investigation, qui fait souvent fort
peu de cas de la rigueur méthodologique constitutive de la recherche
historienne. Le journalisme obéit en effet à d’autres impératifs, notamment
de rentabilité, de la même façon qu’il est étranger aux obstacles pratiques et
culturels qui permettent à l’historien d’éviter de se laisser piéger par les
perches que lui tend sa propre subjectivité.
Dans le cas du trotskysme, cette réalité est d’autant plus marquée. Objet
polémique par excellence, celui-ci prête le flanc à la critique de journalistes
qui sont souvent étrangers à sa culture et lui sont généralement hostiles
politiquement. Ainsi, comme nous l’avons peut-être remarqué avec la
présentation de la bibliographie [cf. sur le site zemadeleines.free.fr], si la
recherche historienne tend à rattraper son retard, l’essentiel des ouvrages et
monographies parus ou soutenus se sont surtout intéressés à ce qui
constitue souvent la frontière de l’histoire immédiate : la Seconde Guerre
mondiale. Or, depuis moins de dix ans, les ouvrages sur le trotskysme, en
liaison avec l’actualité (qu’il s’agisse du passé trotskyste de l’ancien
Premier ministre ou des succès électoraux de l’extrême gauche), se sont
multipliés.
Il faut aussi mettre à part une autre catégorie d’ouvrages : celle du
témoignage. Les premiers essais ont d’ailleurs fait école, notamment avec
le vieillissement des première et deuxième génération de militants. Le livre
de Benjamin Stora, La dernière génération d’Octobre, et celui de Boris
Fraenkel, Profession révolutionnaire, entre autres, devraient être suivis de
peu par les mémoires de deux personnalités du mouvement trotskyste :
Pierre Broué et Michel Lequenne1. Néanmoins, ces œuvres, qui tendent,
malgré des recherches complémentaires, à assumer leur subjectivité, ont
bien plutôt leur place parmi les sources.
Il faut toutefois amender cette critique qui paraît sans appel, en précisant
que l’on ne saurait tout reprocher à des auteurs qui ont eu à payer le prix
d’un terrain vierge de toute étude et ont largement contribué à poser des
jalons. Il existe d’autre part des ouvrages bien plus rigoureux, que l’on va
tâcher de présenter. Il s’agit en effet de dresser un panorama de la
recherche historienne sur le trotskysme et d’évaluer les conditions de son
renouvellement.

1
Voir entretiens et réponses aux questionnaires, pages 173 à 520 de ce livre (Y.C.).
-8-
A. UN MONOPOLE EMBARRASSANT

L’ouvrage essentiel en matière de publication sur le trotskysme le plus


contemporain est celui de Christophe Bourseiller, Cet étrange M. Blondel,
paru en 1997. Les vocations qu’il a suscitées, autant que les polémiques
qu’il a soulevées, méritent qu’il soit le premier à passer sous le feu de la
critique et que l’essentiel de cette partie lui soit consacré. Pour ce faire,
puisqu’il s’agit plus globalement de la confrontation d’un genre, le
«journalisme d’investigation», avec les méthodes historiennes, il nous a
semblé pertinent de faire référence à d’autres œuvres et articles de son
auteur, de même qu’aux archives et notes de travail déposées par
Christophe Bourseiller à l’Institut international d’histoire sociale (IISH).
Quelques observations y feront référence.

Le journalisme n’échappe guère à une logique de rentabilité, manifestée


par la quête du sensationnel et de sa révélation. Ce tableau peut aller
jusqu'à la caricature. Il suffit pour l’illustrer de parcourir Les taupes rouges,
un ouvrage fort heureusement peu médiatisé. Le dos de couverture en
annonce déjà la couleur: «International, le trotskysme présente une
exception toutefois : le trotskysme à la française, qui lui-même présente
une exception : le trotskysme “lambertiste” du nom de son géniteur et
maître absolu Pierre Boussel “Lambert”. Avec ses méthodes, ses hommes,
ses “taupes rouges” il n’est pas un domaine de la vie publique et parfois
privée qu’il n’ait laissé au hasard.
Durant un demi-siècle d’idéologie et d’opportunisme, et en face de
nouvelles données géopolitiques à venir, les “taupes rouges” de la
République, ont suivi un étonnant parcours que ce livre dévoile pour la
première fois.2»
Il se trouve en effet que toutes ces propositions pourraient être remises en
cause. Outre le fait que cet ouvrage multiplie les erreurs et les affirmations
sans preuves – il serait fort long de les énumérer – il affiche son parti pris
idéologique, lié à la droite, voire à l’extrême droite, qui se manifeste dans
des formulations ambiguës. Il s’ouvre ainsi sur une dédicace «aux martyrs
et déportés victimes de l’idéologie trotskyste». Par ailleurs, il juge, bien à
tort, l’ouvrage de Philippe Campinchi comme étant «laudateur»3, et affirme
de la même façon que ce dernier ainsi que Christophe Bourseiller
conservent une certaine «fascination», à l’égard du «lambertisme».
Selon L.-M. Enoch et X. Cheneseau ces deux derniers livres contribuent à
pérenniser une «légende» qu’il leur appartiendrait de dissiper en se

2
Louis-Marie Enoch et Xavier Cheneseau, Les taupes rouges [Les trotskystes de
Lambert au cœur de la République], Manitoba, 2002.
3
Ibidem, 11.
-9-
montrant encore plus virulents et explicites. A en juger d’après la teneur de
leur récit, il s’agit plus encore de dénoncer un complot trotskyste,
exactement de la même manière que Drumont a pu dénoncer un complot
judéo-maçonnique. Lionel Jospin, Charles Berg, Max Théret ou encore
Edwy Plenel sont cités à titre d’illustration d’une théorie selon laquelle le
parcours des anciens trotskystes s’inscrirait dans la continuité, par exemple
par leur rapport trouble à l’argent.
Contre le trotskysme, les propos de certains de ses ennemis politiques
sont cités à titre de preuves de son inanité, comme palliatifs d’une
argumentation, et sans la moindre mise en perspective sérieuse, par
exemple une éventuelle séparation des courants. En effet, s’il s’avérait que
quelques recherches avaient été faites préalablement à l’écriture, celles-ci
perdent toute crédibilité du fait de leur absence de lisibilité au travers de
multiples formulations gratuites et péremptoires.
Le Parti des travailleurs est par exemple présenté comme «une sorte
d’association destinée à assurer un supplément d’âme à des égarés de la
politique et à leur fournir quelques rétributions pas seulement
symboliques». Il s’agit en définitive d’une entreprise de discrédit, sous
couvert de références ponctuelles à l’histoire et à l’objectivité scientifique,
avec un appareil critique des plus rudimentaires, sans aucune source ni
aucune bibliographie.
Or, s’il est certain que ce travail est sans commune mesure avec ceux de
Christophe Bourseiller, Christophe Nick, Frédéric Charpier, il mène avec
eux une certaine course à la métaphore, à la formulation lapidaire, animée
par le souci du scoop, qui discrédite en dernière analyse ce qu’il peut y
avoir d’appréciable dans leur quête de sources, non seulement parce que
ces conclusions alambiquées sont celles que le public retient, mais surtout
parce qu’elles en tronquent la nature. La source pourrait en effet apparaître
comme l’excuse du jugement.
L’ouvrage de Bourseiller semble ainsi bien documenté. Il présente
toutefois le problème majeur d’alterner des nuances honnêtes et des
affirmations à l’emporte-pièce, de ne citer ses sources qu’avec parcimonie,
et donc de discréditer ainsi tout son travail de recherches. En définitive,
Bourseiller nous demande de le croire sur parole. Dès lors, son discours
sera accepté ou rejeté selon la subjectivité des uns ou des autres, puisque
son argumentation ne permet pas de les dépasser. Le voici encensé par la
droite, l’extrême droite4, mais aussi par l’extrême gauche5, tour à tour loué

4
Voir à ce sujet Minute, ou encore Yves Chiron dans L’Action française du 4
décembre 1997.
5
Voir par exemple Christian Picquet, « De bien nécessaires questions », in Rouge,
n° 1756, 27 novembre 1997 ; ou encore Ariane, « Cet étrange M. Blondel », in
L’Affranchi, printemps-été 1999.
- 10 -
puis critiqué par Le Monde libertaire6, et finalement violemment dénoncé
par le Parti des travailleurs7 qui le compare à Goebbels et Staline.
Un historien ne saurait s’immiscer dans ce conflit des croyances, où est
récolté ce qui a été semé: nous ne pouvons que regretter que les éléments
intéressants amenés par Christophe Bourseiller soient ainsi ternis par son
goût de la polémique et son manque de «déontologie élémentaire»8.
Celui-ci, pourtant, s’autoproclame «spécialiste des courants politiques
minoritaires»9, arguant du fait qu’il avait publié, en 1999, sept ouvrages sur
le sujet10. Ce serait d’ailleurs sans compter, depuis, La véritable Histoire de
Lutte Ouvrière (2003), transcription d’intéressants entretiens avec Robert
Barcia, ainsi que sa très controversée Histoire générale de l’ultra-gauche11
(2003). En introduction à Cet étrange M. Blondel, il réaffirme par ailleurs
son souci d’honnêteté et d’objectivité : il a d’abord rencontré Marc Blondel
«sans a priori»12 et avait même pour lui une «sympathie instinctive»13. Ne
l’animerait, semble-t-il, que le «strict souci du chercheur»14. Il dit savoir se
livrer à un «exercice délicat»15 et ne nourrir par définition, du fait de son
statut de spécialiste, «aucune agressivité à l’égard des trotskystes»16. Il
reconnaît que «la nature du lambertisme est à ce point particulière que
l’étude précise en devient un exercice périlleux». De la même façon, il
affirme savoir faire la différence entre les différents types de sources : «il y
a un monde entre une rumeur incontrôlée et une information vérifiée»17.
Evoquant les rapports de Marc Blondel avec l’OCI-PCI, Christophe
Bourseiller semble en effet manier une louable prudence : «Qu’il en soit
proche, nul n’en doute. […] De là à en faire une taupe, il y a un océan» (p.
248), ou encore, nuançant les propos de Nicolas Miguet, selon lequel le

6
Patrick, « Blondel est-il trotskyste ? », in Le Monde libertaire, n° 1100, 13 au 19
novembre 1997, et Fabrice Lerestif, Jean Hedou, Wally Rosell, « Cet étrange M.
Bourseiller », in Le Monde libertaire, n° 1003, 4 au 10 décembre 1997.
7
Daniel Gluckstein, Un faussaire nommé Christophe Bourseiller.
8
J.-G. Lanuque, « Bourseiller, Gluckstein, Rigoulot and Co: bilan d’une
polémique », in Dissidences, n° 1, décembre 1998, p.22.
9
Christophe Bourseiller, Cet étrange M. Blondel, op. cit.
10
Christophe Bourseiller, « Une lettre de Christophe Bourseiller », in Dissidences,
n° 2, avril 1999, p. 52.
11
A son sujet, voir les notes de lecture de Miguel Chueca dans La Question
Sociale, n° 1, et dans A Contre-temps, n° 13.
12
Christophe Bourseiller, Cet étrange M. Blondel, op. cit., p. 10.
13
Ibidem.
14
Lettre de P. à Christophe Bourseiller, le 20 octobre 1996, IISH, Fonds
Christophe Bourseiller, 40-1.
15
Christophe Bourseiller, Cet étrange M. Blondel, op. cit., p.13.
16
Ibidem, pp. 13-14.
17
Ibidem, p. 13.
- 11 -
noyautage de Force Ouvrière par les trotskystes se serait amplifié sous
Blondel : «c’est exact, mais ledit noyautage avait déjà été largement facilité
par André Bergeron. De toute façon, ça ne prouve rien». Toutefois, malgré
la profession de foi, les nuances en viennent à être rapidement mises à mal.
«Reste la biographie», dit en effet énigmatiquement l’auteur. Puis
Christophe Bourseiller entend révéler les motivations des «lambertistes»
(dont la définition n’est pas claire) en spéculant sur les «possibles» et les
«probables» : toutes nuances confondues qui aboutissent à des affirmations
catégoriques. S’il est conscient que «les invérifiables rumeurs sont le lot de
tout historien du lambertisme», c’est bien sur celles-ci, et sans guère
d’analyses critiques, que Christophe Bourseiller s’appuie.
En ce qui concerne Alexandre Hébert, l’affirmation est d’abord sereine :
«Bien qu’il se proclame anarcho-syndicaliste, Hébert est depuis des années
un dirigeant trotskyste en fraction dans Force Ouvrière. Membre du Bureau
politique du PCI, […] son pseudonyme est alors Armand» (p. 42). A la
page 67, il est bien défini comme étant «du Parti des travailleurs». Page
109, il est dit qu’Hébert «finira bien plus tard par devenir membre secret du
Bureau politique du mouvement trotskyste, puis dirigeant ʺ″à ciel ouvertʺ″ du
Parti des travailleurs». Plus loin, pourtant, c’est un simple doute qui
s’affirme : «le dirigeant de l’Union départementale Force Ouvrière de
Loire-Atlantique est-il réellement anarchiste ? Il est permis d’en douter»
(pp. 126-127). Toutefois, aucun argument ne vient en appui de ce doute,
d’autant que, pour en juger, une définition de l’anarchisme eût été
appréciable. A la page 131, Alexandre Hébert fait pourtant partie, avec
Yvon Rocton et Georges Nouvel, de ces syndicalistes révolutionnaires qui
sont «tous lambertistes». Malgré tout, le doute subsiste : il est «supposé
anarchiste» (p. 132). Page 175, il n’est plus, avec Joël Bonnemaison, qu’un
«probable lambertiste». Il est encore «probable» à la page 182, bien qu’il
soit dit plus loin que Pierre Lambert est pour lui un «chef».
A Force Ouvrière, les anarcho-syndicalistes ne le seraient qu’entre
guillemets (p. 154). Plus généralement, c’est de l’Union des anarcho-
syndicalistes (UAS) dont il est longuement question. Selon Bourseiller, «il
se pourrait qu’en dépit de la sincérité d’une partie de ses membres, elle
n’ait jamais servi qu’à dissimuler des actions lambertistes» (p. 127). Si
certains de ses militants sont présents à la Fédération anarchiste, c’est parce
que nous sommes dans le cadre d’une «infiltration lambertiste dans le
mouvement anarchiste». Ce serait donc pour cette raison que Serge Mahé et
Joachim Salamero «figurent […] parmi les généreux contributeurs du
Centre international de recherches sur l’anarchisme […], qui ne saurait être
taxé de lambertisme» (p. 245). Il y aurait ainsi des «lambertistes», «avoués
ou non», qui se seraient exprimés dans Défense de l’homme et dans La
révolution prolétarienne. Mais lesquels ? Quelle est la source fiable qui
aurait permis de les identifier ? Serge Mahé, Joachim Salamero, Marc
- 12 -
Prévôtel ou Paul Malnoe, militants de l’Union des anarcho-syndicalistes, ne
seraient que de «prétendus anarchistes» (p. 128). Joachim Salamero serait
un «ʺ″libertaireʺ″ lambertiste» (p. 224). Il ferait partie, avec Alexandre
Hébert, des «habituels pétitionnaires lambertistes» (p. 233). A la page 182,
Marie-Thérèse Boyadjis, Serge Mahé, Marc Prévôtel sont de «probables
lambertistes».
Lorsque Prévôtel et Salamero, notamment, impulsent la création de Pour
nous le combat continue à la suite des déclarations fracassantes
d’Alexandre Hébert contre Daniel Cohn-Bendit, il s’agit, selon Christophe
Bourseiller, d’une marginalisation des «lambertistes infiltrés» par rapport
aux «libertaires sincères» (p. 150). Le journal serait d’ailleurs massivement
diffusé par les militants de l’Organisation trotskyste (p. 151). A la page
129, Christophe Bourseiller sous-entend que Pierre Lambert lui-même
serait à l’origine de la création de l’Union des anarcho-syndicalistes :
«Parallèlement à l’Union des anarcho-syndicalistes, Pierre Boussel lance le
dimanche 24 avril 1960 […] un Comité de liaison des syndicalistes
révolutionnaires». L’UAS est dorénavant présentée comme un simple
instrument aux mains de Pierre Lambert : «L’Union des anarcho-
syndicalistes peut se vanter d’avoir fait du bon travail» (p. 244). Désormais,
«tous ses membres sont évidemment des militants actifs du Parti des
travailleurs» (p. 245), et de citer «Joël Bonnemaison, Joachim Salamero,
Christian Pieralli, Marie-Thérèse Boyadjis».
La remarque vaut pour d’autres personnages. Roger Sandri serait
aujourd’hui, page 35, «identifié comme trotskyste lambertiste». Mais par
qui ? A la page 40, il n’est plus qu’un «probable lambertiste». Il «pourrait»
être l’artisan du Manifeste des 500 pour l’indépendance syndicale, diffusé
au sein de Force Ouvrière par le courant «lambertiste». Page 170, il est dit
qu’il aurait rejoint «le deuxième cercle vers la fin des années 70 : sans
adhérer à l’OCI, il serait dès lors associé à sa direction». A la page 197,
Bourseiller affirme qu’il serait «sans doute» devenu membre de
l’organisation. Mêmes remarques pour Claude Jenet, qui «passe également
pour être très proche du chef du Parti des travailleurs» (p. 35). Page 41, il
fait partie des «éventuels trotskystes». Page 53, il est encore un «probable
lambertiste». En légende de la photo de la page 160 bis, il n’est encore
qu’un «possible lambertiste». Il s’intègre «peut-être au deuxième cercle des
proches amis»(p. 197). On dit en effet que ce «possible» (p. 220) est
«proche de Boussel» (p. 221). De la même façon, à la page 67, Jean-Claude
Mailly, l’actuel secrétaire général de Force Ouvrière, aurait été «identifié
[…] par d’anciens militants comme proche du Parti des travailleurs». Mais
lesquels ? De quel ordre cette proximité serait-elle ? Page 200, c’est
François Grandazzi qui serait un «probable lambertiste». A la page 218, on
évoque Patrick Kessel, qui aurait été lambertiste «selon certaines
informations non confirmées». Joël Bonnemaison serait lui aussi un
- 13 -
«probable lambertiste» (p. 110) ou un «possible» (p. 201). Marc Blondel,
lui-même, n’aurait été socialiste qu’entre guillemets (p. 226).
On aboutit dès lors à des hypothèses un peu chancelantes qui mettent
directement en relation les «proches» de «possibles» avec les véritables
«lambertistes» (p. 225). Il semble que Christophe Bourseiller soit à la
recherche du «détail croustillant» (p. 115), au détriment du fait le plus
strict. Cela le conduit à évoquer des faits qu’il présente comme lourds de
sous-entendus. Ainsi en est-il de la mort de Robert Berné, dit Garrive :
«Rien de plus aimable à première vue, que cette baignade collective. Les
trois hommes décident de traverser le fleuve à la nage. Berné n’arrivera
jamais jusqu’au bout» (p. 116). On peut se demander quelle est la fonction
de tels récits, présentés sans aucun commentaire, en fin de paragraphe, si ce
n’est d’entretenir des doutes sur d’invérifiables rumeurs, celles-là même
que le journaliste condamne.
Pour tout dire, Christophe Bourseiller ne fait guère dans la nuance. Il
suffit qu’un indice soit «discrètement révélateur» (p. 230), pour qu’il soit
évoqué. On s’accroche aux «détails troublants» (p. 251). Pire, il arrive,
aboutissement de cette logique, que les preuves n’aient plus guère
d’intérêt : «Il est inutile de dire que le Courant communiste
internationaliste contrôle le Parti des travailleurs» (p. 213). De fait, quand
l’auteur évoque le «noyautage» de la LCR par l’OCI à la fin des années 70,
de même que lorsqu’il parle d’un «piège» tendu à la Ligue au moment de la
création de l’UNEF-ID (pp. 165-166), le lecteur souhaiterait un peu plus de
précision quant aux sources qui ont suggéré cette affirmation.

Il existe aussi des formulations douteuses tout autant qu’inutiles : le


Mouvement national révolutionnaire, créé en 1940, donnerait
«fugitivement raison à l’injure d’hitléro-trotskyste» (p. 86). La nuance
nécessaire – «N’allons surtout pas prétendre que l’ensemble du mouvement
trotskyste se soit vautré dans la collaboration. Ce serait une erreur, doublée
d’un crime» – est par ailleurs suivie d’une nuance de la nuance : «Il faut
toutefois reconnaître que La Commune pratique l’entrisme au RNP jusqu’à
l’attaque allemande contre l’URSS en 1941».
D’autre part, Christophe Bourseiller témoigne d’une volonté marquée de
dépolitiser le courant «lambertiste». Si celui-ci affirme une position
politique, celle-ci est nécessairement un prétexte. «Discours, prises de
position : quelle importance les mots ont-ils quand seul prime le discret
renforcement du réseau de pouvoir ?» (p. 198). Il ressort presque de cet
ouvrage un certain goût pour la théorie du complot : «Ambiguïté, double
langage, faux amis, vrais ennemis, telles sont les règles qui priment dans ce
curieux univers de la brume […]. C’est l’empire de la dissimulation, des
stratégies à double détente» (p. 82). Il se fait plus affirmatif en évoquant «la
nature profondément pragmatique d’un courant qui ne vise qu’à un seul et
- 14 -
unique but : se renforcer lui-même, quel qu’en soit le coût» (p. 215).
L’Appel aux laïques est «fomenté» par l’OCI (p. 252). Or, si la révélation
est souvent belle, généralement la preuve manque. «Qui est la taupe ?», se
demande Christophe Bourseiller, avant de se poser une autre question :
«Existe-t-elle enfin ?» (p. 82). De la sorte, tout ce que peuvent faire les
«possibles» et «probables» est interprété de manière assez large, en liaison,
non avec une «hypothèse d’école»18, mais avec ce qui peut apparaître en
définitive comme un postulat de départ. Si Pierre Boussel rejoint le Parti
ouvrier internationaliste en décembre 1943, c’est «non sans
machiavélisme» (p. 92). Si Alexandre Hébert dit être anarchiste alors qu’il
est, objectivement (mais selon Christophe Bourseiller ) trotskyste, c’est
«pour mieux brouiller les pistes», dans le cadre d’un «étrange parcours de
dissimulation» (p. 110).
Ainsi, se met en place une certaine démarche de déshumanisation : Marc
Blondel serait un «être insaisissable» (p. 78) parce qu’il aurait écrit à
l’émission Le Masque et la plume pour défendre un film d’Agnès Varda.
Selon Christophe Bourseiller, qui évacue le fait que l’ex-dirigeant de Force
Ouvrière est aussi un individu ayant des goûts et une vie privée, il est tout à
fait étrange que Blondel intervienne dans des polémiques «qui ne le
concernent en rien». Puis, ce sont les amitiés et les connaissances qui
interviennent dans le débat politique: «Lors de son premier mariage, Joël
Bonnemaison aurait bénéficié de deux témoins de poids : Alexandre
Hébert… et Jean-Marie Le Pen. Hébert serait lui aussi devenu une relation
du président du Front national. Les deux hommes se connaîtraient et
s’apprécieraient.» (p. 240)
Cela est-il censé expliquer les «inquiétants dérapages» qu’il évoque
quelques lignes plus bas ?
Pour Christophe Bourseiller, les amitiés équivalent nécessairement à des
collusions politiques. Le point d’orgue de cette dépolitisation de l’objet de
recherche est atteint dans le Journal du Dimanche. L’auteur, en effet,
explique l’aversion de Force Ouvrière envers la CFDT par, en tout premier
lieu, un certain machisme de Blondel, puis une «surenchère populiste» par
le durcissement de l’organisation et, enfin, par l’ancrage laïque de la
centrale19. C’est dès lors réduire l’action politique et syndicale à peu de
choses. Que ces déclarations soient le produit d’une démonstration
solidement argumentée, soit, mais il est litigieux de se limiter à de telles
affirmations gratuites, qui semblent plutôt relever de la ratiocination.
Christophe Bourseiller semble s’installer dans la double position,
paradoxale, d’un fin connaisseur du mouvement trotskyste et d’un

18
Christophe Bourseiller, Cet étrange M. Blondel, op. cit.
19
Christophe Bourseiller, « Mais pourquoi tant de haine contre Nicole Notat et la
CFDT ? », in Le Journal du Dimanche, 16 novembre 1997.
- 15 -
observateur d’une histoire infiniment trop complexe : «Les lambertistes se
mêlent aux frankistes, aux pablistes, aux posadistes. Rien de bien original,
au fond, dans le complexe concert des idéologies groupusculaires» (p. 81).
Il évoque des «épiphénomènes ultra-groupusculaires» (p. 90) ou encore
«une subtile polémique trotskyste» (p. 162). Mais outre quelques
confusions inutiles – Informations Ouvrières présentée en 1995 comme un
«hebdomadaire trotskyste» (p. 50) – il manifeste en définitive une certaine
méconnaissance du trotskysme. Le Programme de transition, par exemple,
est daté de 1940 (p. 241). Pis encore, le PCI, que Christophe Bourseiller dit
être composé de 150 membres, serait en 1944 «la plus importante
formation révolutionnaire d’Europe» (p. 93) : en effet, à moins de se
cantonner à une définition particulièrement restrictive de la notion
d’extrême gauche, ou de s’être préalablement livré à des recherches de
grande ampleur qu’il conviendrait dès lors d’exposer, ce genre
d’affirmation est inutile. A la page 225, il fait une légère confusion en
évoquant un «entrisme de fraction», confusion qui rentre dans le cadre d’un
reproche plus général sur l’amalgame entre entrisme et noyautage qui lui
est adressé avec raison par J.-G. Lanuque. De même, Christophe
Bourseiller n’a de cesse de s’étonner de la présence de militants du Front
national à Force Ouvrière, ce qui témoigne d’une certaine méconnaissance
du syndicalisme Force Ouvrière, qu’il est censé étudier : ainsi, si dans les
années 70 Joël Bonnemaison est responsable départemental puis du Comité
central du FN, «cela ne l’empêche pas de militer en parallèle à Force
Ouvrière» (p. 238).
Peut-être plus gênant encore : Christophe Bourseiller témoigne d’une
certaine incompréhension à l’égard des positions politiques de l’OCI-PCI,
voire de concepts élémentaires. Ainsi en est-il lorsque le bureau confédéral
de Force Ouvrière, parmi lesquels Roger Sandri et Claude Jenet, condamne
la nomination de quatre ministres communistes en mai 1981 ; Christophe
Bourseiller s’interroge : «Jusqu’à preuve du contraire, les trotskystes ne
professent-ils pas une foi absolue dans… l’avenir du communisme ? […]
Ces signatures en disent long sur le degré de dissimulation des militants qui
pratiquent l’entrisme» (p. 35). D’une part, le terme «communiste» pourrait
être simplement synonyme de «stalinien» mais, d’autre part, celui-ci part
du principe que Roger Sandri et Claude Jenet sont effectivement des
militants trotskystes. Cette confusion «bourseillienne» se retrouve encore
page 128, où l’auteur expose ce qu’il pense être une contradiction : «Que
diraient les adhérents de Force Ouvrière s’ils apprenaient que des
communistes infiltrent en toute impunité une centrale qui s’est justement
bâtie sur le rejet même de la mainmise communiste ?» Autre
incompréhension : Christophe Bourseiller ne dissocie pas la révolution des
mœurs que représente 1968 du mouvement social incarné dans la grève
générale de la même année. Selon lui, il y a une contradiction dans
- 16 -
l’opposition «culturelle» d’Alexandre Hébert à l’esprit de mai et son
impulsion de plusieurs grèves importantes. Dans son optique, cela ne peut
s’expliquer que par un «souci d’infiltration» des «partisans de Boussel20»,
qui «ne participent aux actions ouvrières et étudiantes que s’ils sont sûrs de
prendre la tête des comités de grève» (p. 140).
Il est clair également qu’il n’arrive guère à situer le personnage de Marc
Blondel, qu’il présente tantôt comme un radical21, tantôt comme un
modéré, tantôt comme un bureaucrate alternant à l’envi ces deux
orientations. Il réfute ensuite implicitement l’hypothèse d’un Marc Blondel
socialiste par le fait que celui-ci n’a jamais apporté son soutien au candidat
Jospin (p. 54). Mais, en réalité, Christophe Bourseiller n’envisage que le
primat de l’engagement politique sur l’engagement syndical. Une fois
encore, ce qu’il considère comme une contradiction ne le fait pas remettre
en cause sa supposition, celle d’un Blondel non socialiste. Mais on peut
aussi dire qu’il mésestime l’attachement des militants de Force Ouvrière au
mot d’ordre d’indépendance réciproque des partis et des syndicats, peut-
être même en dépit des prétentions de leurs organisations respectives. C’est
ainsi qu’il part du principe d’une organisation «lambertiste» toute soumise
et dévouée à son «chef» et à ses desiderata, sans aucune considération pour
le fait que d’autres militants peuvent exercer une forte influence au sein de
l’organisation trotskyste. Pierre Lambert n’est peut-être pas «littéralement
au centre des cercles, […] le chef d’orchestre, le maestro de sa petite
formation» (p. 114), et l’OCI-PCI n’est peut-être pas l’organisation
monolithique que l’on croit : elle peut aussi être un lieu où des rapports de
force s’exercent. Christophe Bourseiller a une fâcheuse tendance à
appréhender une organisation politique sous le modèle unique d’un système
autocratique sans nuances. Cela est d’autant plus vrai dans le cadre de
l’UAS, dont le modèle organisationnel – les seuls statuts en témoignent –
est très différent de celui de l’OCI-PCI. Il nous semble en définitive que
Christophe Bourseiller possède une culture théorique assez rudimentaire,
tant du point de vue trotskyste qu’anarchiste : cela explique sans doute qu’il
puisse s’étonner de lire dans L’Anarcho-Syndicaliste que les militants de
l’Union des anarcho-syndicalistes ne veuillent pas «prendre le pouvoir»22.
Il est vrai que la bibliographie de Christophe Bourseiller est assez peu
fournie, même si elle se révèle très diversifiée. S’il évoque, à la fin de son
ouvrage, l’importance des archives de la BDIC et du CERMTRI, on ne peut
que regretter qu’il n’ait pas lui-même accompli cette démarche de
consultation qu’il recommande. De même, ses lectures, à en croire ses

20
Boussel est le vrai nom de Pierre Lambert (Y.C.)
21
Ainsi page 59, où il évoque « un secrétaire général qui rêve de refonder
l’ancienne CGT, combative et révolutionnaire ».
22
« Documentation », IISH, Fonds Christophe Bourseiller, 41-1.
- 17 -
notes de travail, se révèlent assez superficielles : 22 ouvrages lus ou
parcourus, d’ailleurs plus consacrés au trotskysme qu’à Force Ouvrière.
Les annotations se réduisent à quelques remarques, plutôt axées sur la
recherche du «sensationnel», marquant de la même façon une confusion
entre sources et bibliographie.
A dire vrai, c’est le statut de la source, notamment orale, qui est le
problème central de Cet étrange M. Blondel. Christophe Bourseiller se
montre assez timoré dans sa distance vis-à-vis des révélations qui lui sont
faites : il n’est pas fait mention de l’aversion que pourraient avoir les
anciens militants interrogés à l’égard de leur ancienne formation, ni même
tout simplement de leurs possibles oublis, erreurs, de l’implication de leur
subjectivité. Il semble pourtant s’étonner – témoignage d’une naïveté
somme toute déconcertante chez un journaliste censé être rompu à
l’exercice de l’interview – de ce que certaines bouches aient «refusé de
s’ouvrir» : «Que craignaient, se demande-t-il, tous ceux qui me
raccrochaient au nez, fuyaient la conversation, ʺ″oubliaientʺ″ de me rappeler,
ou me renseignaient à mots couverts en me suppliant de ne pas les citer ?»
(p. 11). Le manque de précautions prises explique dès lors les réactions
acides, telle celle du président du CAEDEL : «M. Bourseiller prend pour
argent comptant les niaiseries et mensonges colportés il y a deux ans, dans
un tract anonyme, par un informateur bien connu au CAEDEL»23.
Pour conclure, il serait possible de reprendre les propos d’un ex-militant
dans une lettre qu’il adresse à l’auteur : «Je m’interroge sur vos méthodes
de travail, je suis admiratif devant la quantité d’informations que vous avez
recueillies, mais j’ai du mal à hiérarchiser ces informations : comment faire
la part de la rumeur invérifiable et du fait avéré, recoupé. Le groupe
Lambert cultive le secret […], il existe donc toute une légende dorée ou
noire autour du groupe qui va boucher le trou du secret. La plupart de vos
informations ne comportent pas de source, ce qui rend le tri difficile.24»
Christophe Bourseiller s’en explique dans Dissidences, en réponse à J.-G.
Lanuque : «Vous regrettez avec justesse que je ne cite pas davantage mes
sources. J’aurais souhaité le faire. Mais la plupart des protagonistes que j’ai
contactés ont refusé de témoigner ès qualités, ce qui permet de saisir le
climat de terreur qui entoure ce courant politique»25. Sans rejeter a priori
cette éventualité, il est possible de la nuancer : aucune des personnes que
nous avons contactées n’a refusé de nous rencontrer ; elles n’ont de même
pas été effrayées par notre demande de publication de leur interview. Sans
doute pourrait-on avancer avec raison que, depuis 1997, la parution de

23
Etienne Pion, « Mise au point », in CAEDEL, n° 152, août-septembre 1997.
24
H., lettre datée du 27 octobre 1997, IISH, Fonds Christophe Bourseiller,
« Lettres reçues à la parution du livre », 1997, 40.
25
Christophe Bourseiller, « Une lettre de Christophe Bourseiller », op. cit.
- 18 -
différents ouvrages a rendu moins confidentielle l’histoire de l’OCI-PCI, et
aussi qu’il existe une différence entre un livre à grand tirage et un mémoire
universitaire.
Toutefois, si l’on prend en compte les autres ex-militants, anonymes et
anciens dirigeants, qui ont accepté de nous rencontrer sans que le délai
imparti ne l’ait permis, nous arrivons à plus d’une vingtaine d’individus
pour qui la médiatisation, fût-elle relative, n’est pas un problème. De plus,
il aurait aussi été possible à l’auteur de réduire les citations de témoins à
celles d’initiales, fussent-elles aménagées : même s’il s’agirait là d’un gage
somme toute très formel, cela aurait contribué à renforcer l’apparence de
sérieux d’un travail qui, nous n’en doutons pas, a été conséquent. En
matière de sources, à consulter les notes de Cet étrange M. Blondel, il
apparaît que treize entretiens ont été officiellement menés, dont six avec
Marc Blondel et deux avec Michel Lequenne (les autres interviews
concernant Jean Grosset, Jacques Lemercier, Luis Favre, François Pérétié
et Benjamin Stora), sans compter une «rencontre»avec Josiane Gobert,
l’épouse et secrétaire de l’ex-secrétaire général de Force Ouvrière.

Les époux Blondel mis à part, cela fait un total officiel de sept entretiens
avec six ex-militants «lambertistes». Est-ce suffisant pour justifier une telle
publication ? Il est permis d’en douter. Toutefois, on ne saurait enlever à
Christophe Bourseiller le mérite d’avoir défriché un terrain encore vierge,
d’avoir essuyé l’essentiel des critiques partisanes, et même d’avoir initié
des vocations, non seulement par des écrits journalistiques mais, surtout,
par des récits d’engagements.
D’une manière générale, des reproches similaires peuvent être adressés
aux ouvrages de Christophe Nick, Les Trotskystes, et Frédéric Charpier,
Histoire de l’extrême gauche trotskyste, qui «ont ainsi un lien de famille
relativement marqué avec les ouvrages de Christophe Bourseiller »26. Le
premier, en effet, pétri du projet ambitieux d’une histoire globale du
trotskysme en France, alterne curieusement le récit de la naissance du
trotskysme et l’histoire du trotskysme français, au travers notamment de la
LCR et de l’OCI-PCI. Hormis l’appareil critique, honnête, la bibliographie
est absente, quoique les sources s’affichent avec un peu plus de lisibilité.
Les extraits d’entretiens, qui semblent plus larges, donnent de l’intérêt et
une apparence de sérieux au récit. Toutefois, on regrette les quelques
chapitres sur Trotsky et la naissance du trotskysme, sur lesquels l’auteur
n’apporte rien, et risque même de trahir l’histoire, du fait d’une
bibliographie érigée en source, avec des partis pris par ailleurs peu
transparents et qui poussent à s’interroger sur la compétence de l’auteur en

26
J.-G. Lanuque et Jean-Paul Salles, « Notes de lecture » in Dissidences, n° 11,
juin 2002, p.41.
- 19 -
ce domaine risqué. De même, on retrouve dans cet ouvrage la même
volonté de romancer, le même goût du spectaculaire et de la révélation, le
même travers de sur-interprétation, le même rapport ambigu au
témoignage, qui prennent rapidement le pas sur la recherche du seul fait.
L’anecdote rapportée par Pierre Broué est, à ce sujet, éloquente27. On
retrouve également la même méconnaissance du corpus théorique du
trotskysme, avec un goût exacerbé pour la théorie du complot. Ce thème
acquiert même une dimension supplémentaire : «Trotskyste un jour,
trotskyste toujours…»28, affirme gratuitement Christophe Nick, incluant les
dizaines de milliers de militants et ex-militants des diverses obédiences
dans un complot national.
De même, on regrette les multiples emprunts au champ lexical de la
religion, au vocabulaire militaire, qui réduisent ces milliers d’engagements
à un embrigadement et à un conditionnement. S’il ne s’agit pas d’évacuer
le bien-fondé de telles comparaisons, à être ainsi traitées avec autant de
légèreté elles risquent de perdre toute crédibilité. De même, là encore, la
nature de l’organisation «lambertiste» est assénée plutôt qu’étudiée
véritablement dans sa complexité.
Plus sobre, et peut-être plus modeste, l’ouvrage de Frédéric Charpier, qui
accorde plus d’importance à l’avant-1968, apporte un certain nombre
d’éléments intéressants. Mais là encore, on retrouve des travers qui
semblent inhérents au genre journalistique. D’abord quelques choix
d’auteur assez contestables : la prépondérance de la LCR, celle de la figure
de Raymond Molinier, comme le soulignent avec raison J.-G. Lanuque et
Jean-Paul Salles29. Il faut noter ensuite une bibliographie rudimentaire,
ainsi que des sources peu lisibles, pas toujours mentionnées, et limitées à
des entretiens. On retrouve également les champs lexicaux de la religion et
de la secte («les lambertistes donnent l’impression de s’inspirer pieusement
des écritures sacrées du trotskysme et de s’être faits les gardiens du
Temple», p.294) ainsi que de l’armée, mais aussi une méconnaissance
patente du trotskysme, que l’auteur tente de pallier en employant des
formules qui n’ont guère leur place dans un ouvrage qui ferait profession de
foi de rigueur. On évoque une «polémique chère au trotskysme» (p.338), et
l’on raccourcit ainsi son histoire : «Trotsky conduisait sa péniche comme
un hors-bord. Personne n’arrivait à suivre, mais au moins le moteur
tournait. Désormais il n’y a plus de pilote» (p. 43). La vision policière de
l’histoire s’accompagne en dernier lieu de la réduction continuelle

27
Voir l’interview de Pierre Broué en annexe.
28
C. Nick, Les trotskystes, La Flèche, Fayard, 2002, p. 9.
29
J.-G. Lanuque et Jean-Paul Salles, « Notes de lecture : Frédéric Charpier,
Histoire de l’extrême gauche trotskyste de 1929 à nos jours et C. Nick, Les
Trotskystes », in Dissidences, n° 11, juin 2002, p. 41.
- 20 -
d’organisations de plusieurs milliers de militants à des «groupuscules» dont
les querelles, évidemment, seraient presque stériles.
Ces quatre ouvrages, on le voit, en dépit de quelques différences
apparentes et de l’aspect plus caricatural encore des Taupes rouges,
présentent un certain nombre de traits communs qui les opposent à la
démarche historienne et empêchent de distinguer le fait mis à nu de la
simple rumeur. Christophe Bourseiller a-t-il donné naissance à un genre ? Il
est plus probable de penser que se retrouvent dans tous ces ouvrages les
faiblesses inhérentes au journalisme qui apparaît comme dépendant à la fois
de sa culture et de la notion de rentabilité. Sont-ce des «bouquins de
commande»30, comme on a pu l’écrire ici ou là ?
Comme peut l’écrire Dominique Marchetti : «Participant d’un
mouvement de “professionnalisation”, les “journalistes d’investigation” ont
contribué à introduire et à révéler de nouvelles formes de concurrences
internes, qui obéissent moins à des logiques politiques que
professionnelles, une homogénéisation des pratiques entre les différents
types de presse et une définition plus professionnelle du métier (faisant
émerger une nouvelle figure, celle de “justicier”) face à la montée des
contraintes économiques, mais plus encore de l’information spécialisée. Le
succès de cette nouvelle représentation publique dominante du journalisme
doit aussi beaucoup aux usages externes qu’en font les journalistes : elle est
un des supports privilégiés d’auto-célébration professionnelle qui permet de
réaffirmer publiquement la légitimité et le rôle social des journalistes à une
période où ils sont de plus en plus critiqués. Enfin, rompant avec deux
genres traditionnels du journalisme français, le journalisme politique et la
chronique judiciaire, le “journalisme d’investigation” a eu des effets sur le
traitement de l’information en contribuant à imposer une conception plus
critique du traitement de l’information politique et judiciaire, politisant le
fait divers et «fait diversifiant» l’actualité politique.31»
De fait, en ce qui concerne notre champ de recherches, si certains
éléments ont été apportés, si des affirmations ont été avancées, l’absence de
sources et de mise en perspective critique interdit de les traiter pour autre
chose que de simples hypothèses. Le travail est en grande partie à refaire. A
tout le moins, il faut sans doute rendre grâce au journalisme, par les
entretiens qu’il a menés mais aussi par ses conclusions un peu osées,
d’avoir réveillé des vocations chez les militants comme chez les ex-
militants.

30
« Cet étrange M. Bourseiller », op. cit.
31
D. Marchetti, « Les révélations du ʺ″journalisme d’investigationʺ″ », Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 131-132, 2000, p. 30.
- 21 -
A. UNE HISTOIRE A ECRIRE

Il est logique que les premiers commentateurs de ce qui relève avant tout
d’une logique militante soient des militants eux-mêmes, que ceux-ci soient
trotskystes ou ne le soient pas, que leur perspective soit celle de
thuriféraires ou de fossoyeurs. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une pratique
datée chronologiquement. Il est intéressant de voir quel rapport ces
militants et leurs œuvres entretiennent avec l’histoire, quels sont les apports
et les limites de celles-ci, et de voir comment eux-mêmes,
individuellement, peuvent évoluer, que ce soit en lien avec leurs positions
politiques ou leur carrière universitaire, dans une véritable logique de
recherche. Comme dans le cas du Parti communiste, les premiers historiens
du trotskysme sont en effet eux-mêmes d’anciens militants. Il s’agit sans
doute là par ailleurs d’une généralité d’historiens : ceux-ci ne procèdent-ils
pas, en effet, d’une fausse innocence qui, de même que l’œuvre de l’artiste
a une valeur psychanalytique, leur fait lier trajectoire personnelle et
perspectives de la recherche ? On ne saurait de même éluder le fait que la
recherche historique, inscrite dans un contexte social, est également
dépendante des exigences de la société, dont l’histoire est en définitive le
reflet. On peut dès lors se demander si l’histoire de l’extrême gauche et du
mouvement ouvrier est une activité à contre-courant, si elle est même
possible, et quelles en sont les perspectives ?

1. Des militants au travail.

Il nous faut, là encore, commencer par l’ouvrage le plus caricatural, celui


de Jean-Louis Roche : Les Trotskiens (2002). Celui-ci entame ce qui
s’avère être un vigoureux pamphlet anti-trotskyste, au service d’une
optique «ultra-gauche», par un rejet quasi général de toute la bibliographie,
confondue pour l’occasion avec les sources. Le trotskysme (1977), de Jean-
Jacques Marie est «nul» (p. 260), celui d’Alain Krivine, Questions à la
révolution, l’est aussi. L’ouvrage de Charles Berg et Stéphane Just, Fronts
populaires d’hier et d’aujourd’hui (1977), est «affligeant». Il existe d’autre
part des «ouvrages qu’on peut se passer de lire» (p. 261), car ils sont «sans
autre morale que se faire du fric», quoique cela n’empêche pas l’auteur de
reprendre leurs affirmations quand cela l’arrange. Figurent dès lors les
œuvres de Christophe Bourseiller, François Koch, Edwy Plenel, André
Essel, Daniel Bensaïd (Les trotskysmes serait «affligeant et redondant de
cuistrerie»). Jean-Louis Roche s’attaque plus particulièrement, outre
Arlette Laguiller et Lionel Jospin, à Christophe Nick (dont il souligne avec
justesse quelques erreurs historiques, dont la confusion entre un Maurice
Treint et Albert Treint) et Frédéric Charpier. Seul Pierre Turpin, que l’on
présente plus bas, trouve peut-être grâce à ses yeux. Celui-ci, selon
- 22 -
l’auteur, «n’est pas près d’être égalé pour son sérieux chronologique et sa
prise en compte des diverses tendances dans les années mitterrandiennes»
(p. 14). Il faut toutefois préciser que, s’ils sont inutilement dédaigneux, ses
commentaires ne manquent parfois pas de raison. Mais cela n’empêche pas
que la volonté réaffirmée de cet auteur de condamner politiquement le
trotskysme prend trop souvent le pas sur un recul critique qui est toujours
nécessaire. Ainsi en est-il d’abord de son titre, Les Trotskiens, dont la
pertinence n’est pas justifiée. Le suffixe «ien» renvoie généralement à
l’expression directe ou à la restitution de la pensée d’un auteur : ainsi la
philosophie tente-t-elle depuis plusieurs années, après les dégâts d’un
monopole «marxiste», de revenir à la pensée «marxienne». Or, si ce suffixe
aurait été valable dans le cas d’un amalgame entre la pensée des différents
courants trotskystes et celle de Trotsky, Jean-Louis Roche est loin de
condamner totalement ce dernier. Car si le trotskysme «n’est en vérité
qu’une même famille composée de frères ennemis» (p. 11), «Saint Trotsky
n’aurait pas aimé les trotskystes ou tout du moins ses petits-enfants putatifs
à qui il sert d’icône». Il ne serait pas sérieux de «vouloir relier le sens du
combat communiste de Trotsky avant-guerre à des groupuscules
corrompus» (p. 7). Dès lors, il semble que la haine politique l’emporte sur
l’esprit critique. On compte ainsi des déclarations non argumentées,
exprimant parfois une pensée déterministe voire messianique : «les
progénitures organisationnelles [de Trotsky] sont vouées à disparaître
comme les partis staliniens» (p. 7). Il y a également des affirmations
gratuites : «Aucun des groupes trotskystes n’est capable de favoriser en tant
que tel et en lui-même un débat démocratique, ce sont tous des structures
totalitaires de type moniste» (p. 8) ; «la pluralité trotskyste est le pendant
du monolithisme stalinien mais à condition de ne pas en reproduire le
simplisme binaire» (p. 8). Il dénonce les «révolutionnaires en peau de
lapin» (p. 9), et insiste à l’excès sur une dimension religieuse : «Les fidèles
de l’Eglise de lambertologie, ceux de la secte d’Arlette et les vieux moines
militants derrière Krivine errent même sans plus se voir. […] Cet ouvrage
sera la récit d’une trajectoire faillie, le livre noir d’un dogme stérile mais
utile au pouvoir en place» (p. 10). Même s’il a le bon goût de séparer les
militants trotskystes des «fous des sectes religieuses» (p. 10), l’auteur ne
fait pas dans la dentelle : ainsi le trotskysme se serait-il «trompé
politiquement à peu près sur tout dans la deuxième moitié du XXe siècle»
(p. 13), il serait «obsolète» (p. 17), non «un passeur d’histoire mais de
l’histoire passée». Au-delà même de ces affirmations polémiques, J.L.
Roche se risque à des interprétations douteuses : rejetant sans preuve
l’affirmation de Jean-Christophe Cambadélis selon laquelle il n’y aurait
jamais eu, à l’OCI, de «secteur entriste», il écrit «Or, c’est le mode de vie
même des lambertistes» (p. 32). Il avance de même que «si les lambertistes
se tiennent en marge du jeu européen, c’est par jalousie car ils n’ont et ne
- 23 -
sont pas près d’avoir des élus au parlement de Strasbourg» (p. 224). A
propos de Lutte Ouvrière, il évoque l’importante exclusion de 1997, qui
aurait pour cause un «ordre moral, qui se cache sous des accusations
politiques» (p. 226), alors que l’hypothèse avancée par Yves Coleman
semble bien plus convaincante, dans la mesure où elle renvoie à un
archétype communiste du révolutionnaire professionnel, que l’on retrouve
par ailleurs dans Sans patrie ni frontières32. On regrette ainsi que Jean-
Louis Roche ne s’en tienne pas à un exposé des faits, qui semblait être par
ailleurs son souci initial : «Nous nous pencherons sur ce qui est vérifiable
par quiconque veut consulter les archives» (p. 9).
Tout aussi engagé, cette fois dans une optique maoïste, le livre de Kostas
Mavrakis, Du trotskysme [Problèmes de théorie et d’histoire] (1973),
quoique bien moins récent, apparaît comme un peu plus nuancé et plus
rigoureux. La bibliographie est plus fournie et mieux organisée. De plus,
s’agissant de problèmes théoriques et, dans une moindre mesure, d’histoire,
le problème de la source a bien moins d’importance. Kostas Mavrakis
propose quelques «notes critiques» sur quelques organisations trotskystes,
dont la Ligue communiste (p. 243) et l’OCI (p. 251). Il présente également
en annexe un organigramme des organisations trotskystes françaises, assez
juste quoique manquant quelque peu de lisibilité du point de vue des dates.

On retrouve d’ailleurs plusieurs erreurs de dates dans le chapitre sur


l’OCI : par exemple la constitution de celle-ci datée de janvier 1967 (p.
251), une date à laquelle naîtrait également Informations Ouvrières (!). Il
faut bien entendu passer sur ses jugements sur la nature «contre-
révolutionnaire» de l’OCI, mais les questions théoriques exposées n’en sont
pas moins intéressantes, notamment du point de vue organisationnel,
puisque l’auteur expose son opinion sur le centralisme démocratique et le
rapport des trotskystes à la question de la bureaucratie. Le livre fut aussitôt
violemment attaqué par Jean-Jacques Marie dans Informations Ouvrières
puis dans La Vérité. Ce dernier y dénonce avec raison les formulations
douteuses dont K. Mavrakis émaille son ouvrage : «On peut regretter que le
pistolet de l’assassin ait empêché l’Histoire de présenter elle-même à
Trotsky le verdict de sa dernière faillite» (p. 92) ou encore : «Ou bien les
paroles de Trotsky étaient du vent (elles l’étaient) ou bien Trotsky préparait
le terrain pour les futurs recruteurs de l’armée Vlassov. C’est dans ce
contexte qu’il convient de replacer l’épithète d’hitléro-trotskyste, utilisée
en ce temps par les communistes» (p. 92). Toutefois, ce n’est pas parce
qu’un auteur prétend faire aussi œuvre d’histoire qu’il faut oublier qu’il
s’agit là avant tout d’un ouvrage à caractère polémique. Il est de même
logique que J.J. Marie s’emploie à démonter ses positions pro-

32
Jan Valtin, Sans patrie ni frontières, Arles, Actes Sud, 1996.
- 24 -
staliniennes33. Ce dernier met également en évidence le rapport trouble de
Kostas Mavrakis à l’histoire : «Critiquant une affirmation de K.S. Karol, il
déclare : ʺ″C’est entièrement faux. Ce que dit Karol ne correspond pas à
l’Histoire telle qu’elle est enseignée en Chineʺ″ (p. 179)»34. Il conviendra
donc de s’en tenir aux démonstrations théoriques et à l’histoire de France,
pour laquelle K. Mavrakis ne dispose pas de sources chinoises.
Il est également vrai que ceux qui affichent le plus clairement leur
engagement militant ne produisent pas nécessairement les travaux les plus
partiaux. Ainsi, Le Trotskysme aujourd’hui (1988), de Pierre Turpin,
apparaît comme une réflexion intelligente et honnête, essentiellement
centrée sur l’aspect international du trotskysme. Il apporte notamment
quelques éclairages fort intéressants sur les relations entre le CORQI
(Comité d’organisation pour la reconstruction de la Quatrième
Internationale) et la Quatrième Internationale au moment de la création de
la Fraction Bolchevique et de la TLT (Tendance léniniste-trotskyste). Pierre
Turpin respecte son engagement, qui était «de ne prendre parti que dans les
cas où ne pas le faire apparaîtrait absolument impossible» (p. 101). En
effet : «ce livre ayant pour thème l’étude du mouvement trotskyste et non
celle de l’une des fractions internationales qui s’en réclament, aucune
d’entre elles ne saurait être privilégiée». Ainsi ne fait-il état que de
certaines «rumeurs» (p. 113) concernant une éventuelle activité entriste du
CORQI (Comité d’organisation pour la reconstruction de la Quatrième
Internationale) «dans certaines sections de l’Internationale, en particulier la
LCR française». Il expose d’autre part, à propos des pratiques
organisationnelles du trotskysme, certaines définitions de l’entrisme et du
centralisme démocratique qui méritent que l’on y revienne (p. 130). On
peut également noter quelques biographies présentées en annexe, et
notamment celle de Pierre Frank (p. 173), Pierre Lambert (p. 176), Ernest
Mandel (p. 179), Nahuel Moreno (p. 183), ou encore Jan Van Heijenoort
(p. 186). Enfin, les sources, composées uniquement de journaux, ainsi que
la bibliographie, quoique succinctes, sont exposées clairement. La voie est
tracée pour son deuxième ouvrage.
Militant lui-même, Jean-Jacques Marie a rédigé trois livres consacrés au
trotskysme : Trotsky, le trotskysme et la Quatrième Internationale, puis Le
trotskysme (1977) et Le trotskysme et les trotskystes (2002). Le second est
un intéressant ouvrage mais qui, consacré préalablement à une approche de

33
Jean-Jacques Marie, « Le trotskysme vu par un maoïste… ou la queue de
Staline », in La Vérité, n° 556, avril 1972, 197.
34
Ibidem. Il faut toutefois noter que la référence est absente à la mentionnée ; il est
vrai que l’exemplaire dont nous disposons est une réédition « revue et augmentée »
(1973 au lieu de 1972), et que l’auteur a fort bien pu, à la lumière des attaques
portées contre lui, corriger quelques axiomes inutiles.
- 25 -
la naissance et du développement du trotskysme (en partie) international,
ne nous concerne que pour une part. Il convient toutefois de noter la
définition du trotskysme, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Pour ce
qui est d’une histoire plus contemporaine du trotskysme français, Jean-
Jacques Marie entend surtout expliciter, au long de quelques pages, les
choix et positions politiques de l’Organisation communiste
internationaliste, dont il est militant. Le dernier ouvrage, en revanche, est
tout à fait intéressant pour l’appréhension de notre objet d’étude. Dans la
perspective qui est la nôtre, on ne saurait reprocher à J.J. Marie, comme le
font J.-G. Lanuque et Stéphane Moulain35, son approche très nationale. En
revanche, on tombera d’accord avec ceux-ci sur le parti pris qui peut se
dégager tout au long de l’ouvrage, faisant la part belle à une critique des
positions de la LCR sur la drogue et les homosexuels sans évoquer les
nombreuses crises internes connues par l’OCI-PCI, pour suggérer
implicitement que, s’il existe plusieurs courants «trotskystes», le Courant
communiste internationaliste du Parti des travailleurs représente à lui seul
le «trotskysme». Ce livre apporte néanmoins quelques points de repère. On
peut également noter avec intérêt ces précisions apportées, par rapport à
l’ouvrage précédent, quant à la définition du trotskysme, ainsi que l’apport
que peut représenter pour nous, dans une perspective organisationnelle, et
au-delà d’une chronique très descriptive, les quelques pages du glossaire.
Quant à l’ouvrage de Daniel Gluckstein et Pierre Lambert, Itinéraires, paru
à peu près au même moment, et qui participe pourtant de la même
démarche de répondre à des «calomnies», il ne pouvait toutefois, par son
subjectivisme affiché, que figurer parmi les sources.
Il reste encore à étudier l’ouvrage de Daniel Bensaïd, théoricien de la
LCR, qui a publié Les Trotskysmes en 2002.

A la différence du livre de Jean-Jacques Marie, celui de Daniel Bensaïd


n’a aucune prétention à l’impartialité : «Son auteur étant aussi un acteur de
cette histoire depuis 1966, cette histoire ne prétend pas constituer une thèse
savante sur les trotskysmes»36. Dès lors, l’aventure est moins risquée pour
cet auteur qui, s’il affirme parfois des positions partisanes ou personnelles,
le fait discrètement, et l’on ne peut que le louer pour sa précaution
méthodologique : il présente ainsi «des» trotskysmes, et a le bon goût
d’affirmer que l’histoire des trotskysmes «reste à faire». On aurait toutefois
souhaité qu’il prenne plus de risques à tenter de cerner la diversité des
cultures et pratiques organisationnelles au sein des mouvements trotskystes.

35
J.-G. Lanuque et S. Moulain, in Dissidences, n° 14-15, octobre 2003-janvier
2004, p. 110.
36
D. Bensaïd, Les trotskysmes, Que-sais-je ?, PUF, 2002, 3.
- 26 -
2. Une expérience au service de l’histoire

Si le militant est toujours partial, à des degrés divers, ses publications,


lorsqu’il se fait écrivain ou historien, ne sont pas toujours des plaidoyers.
La subjectivité revendiquée est encore un bon moyen de proposer un travail
honnête. Mais, de même que pour l’histoire du Parti communiste, il
apparaît que les ex-militants proposent eux aussi une production
conséquente, susceptible de renouveler l’histoire en apportant de nouveaux
éléments tirés de leur expérience. Si le risque de l’implication d’une
subjectivité contraire est présent, il est en contrepartie possible à l’auteur,
s’il ne se cantonne pas à l’exposé de son simple témoignage, d’utiliser cette
fameuse expérience comme un vivier inépuisable d’hypothèses de
recherche et une opportunité de vérification informelle des théories
antérieures.
Yvan Craipeau est un des premiers «ex» à se pencher sur son passé
militant. Sans doute l’a-t-il fait récemment dans Mémoires d’un dinosaure
trotskyste (2000), mais, la première ayant une finalité autobiographique,
son Histoire du mouvement trotskyste en France (1971) est plus
intéressante. Parlant de lui à la troisième personne, il ne se définit pas
comme sujet du livre et parvient à écrire une histoire du trotskysme, alors
totalement inédite, même s’il se situe dans le cadre d’une subjectivité
affirmée, qui n’entache en rien, par ailleurs, ses «enseignements de mai 68»
et ses réflexions sur les différents groupes trotskystes en 1971. Pierre Broué
définit celles-ci, assez acerbes, comme de la «haine confraternelle»37. Dans
Les enfants du prophète, Jacques Roussel propose également une analyse
comparée des principales organisations trotskystes, avec des remarques
intéressantes, malgré deux remises en cause de Barta38.

Avec Témoin du siècle (2000), Fred Zeller se livre lui-même à une


analyse rétrospective qui, quoique de nature différente, est des plus
stimulantes. Ces ouvrages qui tentent d’aller au-delà du cadre
autobiographique sont eux-mêmes parfois dépassés par d’anciens militants
qui font prévaloir la déontologie de la recherche. Pierre Turpin est ainsi
l’auteur d’un deuxième ouvrage, cette fois bien plus général : Les
révolutionnaires dans la France sociale-démocrate (1995), qui, issu d’un
travail mené sous la direction d’Annie Kriegel, s’ancre résolument dans
une perspective universitaire et ne manque pas d’intérêt.
En effet, si le courant «lambertiste» est presque à la marge de ce travail,
et si les sources qui ont guidé son analyse en sont très officielles, il faut
noter que Pierre Turpin énonce des propositions que nous partageons en

37
Voir son interview en annexe.
38
Citées dans les sources.
- 27 -
grande partie. Certes, on pourrait critiquer certains choix, notamment celui
de faire disparaître le Parti des travailleurs (Parti des travailleurs) du champ
d’étude au motif que celui-ci annoncerait en 1991 (ses ancêtres ne
l’avaient-ils pas proclamé auparavant ?) qu’il ne fait pas partie de l’extrême
gauche ; or, si la notion d’extrême gauche, comme le souligne Emmanuel
Brandely39, est en effet contestable car sous-entendant que les organisations
qu’elle désigne dépendent dans leur positionnement d’une gauche en
constante évolution, il faut bien noter que le terme «révolutionnaires» est
lui-même moins chargé d’ambiguïtés (bien qu’il existe des révolutionnaires
de droite !) et que le Courant communiste internationaliste (CCI) du Parti
des travailleurs se définit lui-même comme révolutionnaire. On pourrait
également polémiquer sur l’usage du terme «lambertistes» sans guillemets
et sans justification. Cela étant, il faut rendre grâce à Pierre Turpin
d’accorder à chacune des trois principales organisations françaises se
réclamant du trotskysme un «profil politique et organisationnel distinct»40,
d’affirmer son désaccord avec ceux qui considèrent les groupes trotskystes
comme «les derniers carrés d’une extrême gauche française en voie de
disparition» en soulignant leur relative autonomie organisationnelle. Au fil
de l’écriture, Pierre Turpin affirme d’autre part sur notre thème de
recherche quelques hypothèses intéressantes que nous pourrons reprendre
dans notre développement. Plus globalement, à l’intérieur d’un plan
chronologico-thématique séparant les deux septennats de François
Mitterrand, il étudie un vaste panel d’organisations, abordées souvent
succinctement mais toujours avec pertinence.
Pierre Turpin, enfin, expose en fin d’introduction une considération sur
l’histoire politique et organisationnelle que nous partageons a priori :
«Le PCF, en particulier, fait l’objet de recherches historiques et
sociologiques entreprises essentiellement par d’anciens militants ou
effectuées avec leur collaboration. Une formation politique, même si elle
est parlementaire ne peut, en effet, être analysée avec rigueur par des gens
qui n’ont jamais partagé son idéologie ainsi que les espoirs et déceptions de
ses militants. C’est la raison pour laquelle les travaux considérés comme les
plus dignes d’intérêt par la communauté scientifique sont souvent ceux de
chercheurs qui, soit parce qu’ils ont quitté le parti en question, soit parce
qu’ils se trouvent, pour des raisons diverses, marginalisés par rapport à ses
orientations dominantes, peuvent apporter un témoignage personnel tout en

39
E. Brandely, L’OCI-Parti communiste internationaliste de 1965 à 1985.
[Contribution à l’histoire nationale d’une organisation trotskyste], mémoire de
maîtrise, Université de Bourgogne, juin 2001.
40
P. Turpin, Les révolutionnaires dans la France sociale-démocrate (1981-1995),
L’Harmattan, 1997.
- 28 -
conservant la distance indispensable à toute entreprise critique digne de ce
nom.41»
Il semble en effet que la compréhension des mécanismes qui régissent
une organisation ne relève pas du seul apprentissage, plus ou moins aisé, de
la doctrine de l’organisation telle qu’elle apparaît dans un certain nombre
de textes fondateurs. Il reste à appréhender une culture politique, infiniment
plus complexe, voire contradictoire, qui se manifeste aussi en deçà des
discours de l’organisation, dans la pratique militante quotidienne, dans les
échanges entre individus. Les entretiens individuels, qui reposent comme
on l’a vu sur le volontariat, et même si leur déroulement comporte – suivant
les cas – certaines similitudes avec une relation psychanalytique, ne
peuvent qu’en être un mauvais palliatif si l’on ne sait pas comment les
orienter. Etre un ex-militant, et nous n’échappons pas à cette règle, est donc
un atout. La production de plusieurs sources fiables étant toujours
nécessaire à l’historien, il n’y a pas un grand danger pour celui-ci de
projeter son propre comportement sur celui des militants qu’il prétend
étudier, mais son expérience est en revanche à la fois une source
d’hypothèses et un contrepoids critique permettant d’évaluer au premier
abord certaines de celles-ci. De fait, nous ne pouvons aborder qu’avec
circonspection la notion de «soutien critique» envers les organisations que
l’on étudie, soutenue par J.-G. Lanuque et plus globalement par
Dissidences. Celle-ci, en effet, nous paraît plus ambiguë et plus suspecte
d’une dérive subjectiviste qu’une simple défense primordiale et
inconditionnelle de l’appareil critique, qui seul fait la qualité et
l’authenticité d’une démarche historienne. Les discours sur la nécessaire
objectivité d’une production universitaire, c’est-à-dire somme toute
officielle, ou à l’inverse sur la nécessaire subjectivité d’ennemis ou d’amis
politiques ne paraissent pas non plus convaincants : il semble, comme
l’écrit Antoine Prost42, que l’authenticité de l’histoire réside en priorité
dans sa vérifiabilité, garantie par la présence de l’appareil critique.

3. Vers une nouvelle histoire du trotskysme ?

Si les travaux journalistiques ont ébauché un socle fissuré, le monopole


embarrassant qu’ils représentent est depuis peu remis en cause, quoique
avec certaines difficultés, par ce qu’il faut bien appeler un renouveau des
études sur l’extrême gauche et le mouvement ouvrier après quelques années
de reflux. Les quelques regrets, s’il est possible de les formuler, renvoient
aux articles publiés dans L’Histoire, notamment par Christophe Bourseiller,
Michel Winock et Marc Lazar. Peut-on en effet écrire, comme le fait ce

41
Ibidem, p. 14.
42
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 1996.
- 29 -
dernier, que le trotskysme «a les caractéristiques d’une petite secte», que
ses analyses sont «partiellement justes», que la démocratie ouvrière est
opposée à la démocratie représentative (identifiée à la démocratie tout
court) ? Et peut-on de même affirmer, au risque de se méprendre, que «le
trotskysme n’a jamais été réalisé» ou qu’il «n’a vraisemblablement guère
d’avenir politique crédible en France»43 ?
Toutefois, pour observer un renouveau, il n’est que de constater le grand
nombre de maîtrises, ou plus largement de mémoires universitaires, qui ont
été soutenus ces dernières années sur de tels sujets, même s’il est vrai que
la plupart d’entre eux concernent la LCR ou le «vieux» Parti communiste
internationaliste. S’il est vrai aussi que, rapportés au trotskysme, la majorité
d’entre eux concernent toujours la deuxième guerre mondiale et son
immédiat épilogue, il faut remarquer que les jeunes historiens font de plus
en plus preuve de témérité dans leur choix des sujets, notamment dans la
définition de la période, et que l’éloignement chronologique ne semble pas
en être le seul motif. La maîtrise d’Emmanuel Brandely sur l’OCI-PCI44
s’est ainsi affirmée comme une initiative heureuse. Il faut bien sûr annoncer
quelques réserves, que nous allons, pour certaines, développer dans notre
étude de cas.
Ainsi, si E. Brandely reprend à son compte la définition de l’extrême
gauche (p. 29), non sans intérêt, défendue par l’OCI, il est quelque peu
litigieux de l’attribuer sans critique à toutes les autres organisations
révolutionnaires et d’accepter au même moment que l’OCI figure en dehors
de cette dénomination (p. 112), quand il reconnaît lui-même que l’OCI-PCI
a certains points en commun avec la gauche que les autres organisations
révolutionnaires n’ont pas (p. 111). Un historien, même militant, ne saurait
sous-entendre sans s’expliquer que l’OCI-PCI aurait été la seule
organisation à ne pas «capituler». De la même façon, il est quelque peu
litigieux de sous-entendre la continuité politique exemplaire de
l’organisation, ou encore de développer la notion d’ «accord total» (p. 105)
pour expliquer l’absence de tendances au sein de l’organisation
«lambertiste». C’est là encore développer une vision idéal-typique de
l’organisation, tendant dans ce cas à prendre le parti de la direction et à
justifier le terme de «cliques» pour qualifier les groupes exclus. Nous
serons amenés à nous expliquer un peu plus loin.
Il semblerait d’autre part qu’une maîtrise, commencée en 2001, soit
encore en cours de préparation à l’Université Paris I sous la direction de
Michel Dreyfus sur le thème du groupe Lambert à l’OCI jusqu’à sa
dissolution en 1968. Ce travail viendrait utilement compléter celui

43
Marc Lazar, « Le trotskysme, une passion française », entretien avec Marc
Lazar, in L’Histoire, n° 285, mars 2004, p. 75.
44
E. Brandely, L’OCI-Parti communiste internationaliste de 1965 à 1985, op. cit.
- 30 -
d’Emmanuel Brandely. Il faut aussi mentionner, quoique cela ne concerne
qu’indirectement notre sujet, la soutenance de la thèse de Jean-Paul Salles
sur la Ligue communiste révolutionnaire en juin 2004. Enfin, la meilleure
preuve d’un renouveau est sans doute l’institutionnalisation progressive de
ce qui ne pouvait apparaître, à sa création en 1998, que comme une
gageure : la revue BLEMR (Bulletin de Liaison et d’Etudes sur les
Mouvements Révolutionnaires) devenue Dissidences. Au terme de
quelques années d’existence, on peut affirmer sans flatteries inutiles, et
sans préjuger de l’avenir, que celle-ci offre aujourd’hui l’aspect d’un socle
solide, associant de plus en plus étroitement la recherche universitaire à ses
initiatives, et fédérant de plus en plus d’historiens et de militants épris de
recherche. Il faut encore noter la consolidation des différents centres
d’archives consacrés au mouvement ouvrier, leur éventuelle fédération
(CODHOS), ainsi que le maintien de quelques pôles de recherche comme
par exemple celui de l’université de Bourgogne. C’est probablement de
cette convergence qu’est issue la journée d’étude du 5 juin 2002 à Dijon sur
le thème «L’histoire de l’extrême gauche française : le cas du ʺ″trotskysmeʺ″.
Une histoire impossible ?», dont les actes ont été publiés dans le numéro 79
(décembre 2002) des Cahiers Léon Trotsky.
La teneur de ceux-ci, comme des articles de Dissidences, accuse une
certaine diversification, au moins apparente, avec un appel de plus en plus
prononcé à l’interdisciplinarité, à laquelle nous pouvons penser que nous
participons. Il semble en effet que la rigidité des délimitations disciplinaires
tende à se fissurer, permettant à l’histoire d’intégrer les perspectives
amenées notamment par la psychologie sociale, la sociologie de
l’organisation, voire par l’ethnologie, l’anthropologie, etc. Nous avons jugé
bon de ne pas faire ici le bilan de l’apport de ces disciplines : notre
spécialité d’historien ne le permet pas et ne peut que limiter le cadre du
DEA à des initiatives expérimentales, voire à des suggestions.

Cela dit, il nous semble pertinent, avant d’évoquer ces quelques pistes,
dans la problématique, de peindre un rapide panorama des convergences
entre l’histoire et les sciences sociales, notamment dans le cadre des études
sur le Parti communiste ou le militantisme. Le Parti communiste est, il est
vrai, un champ de recherche auquel il convient de s’intéresser pour
plusieurs raisons. D’une part, comme on va le voir synthétiquement dans
l’étude de cas, par ses perspectives comparatives propres. Mais aussi parce
que les historiens du communisme ont apporté depuis quelques années déjà
des perspectives qui restent embryonnaires dans le cas des études sur
l’extrême gauche, et ce même au sein de Dissidences.
Il est certain, si l’on en juge d’après le texte de Lucien Febvre
Psychologie et histoire (1938), que les appels à l’interdisciplinarité ne sont
pas nouveaux, et que les initiatives individuelles ne datent pas d’hier. Il faut
- 31 -
porter au crédit des historiens du communisme d’avoir, depuis quelques
années, diversifié leurs approches et cherché à dépasser un cadre
chronologique. C’est le cas de Bernard Ronet Pudal qui, dans Prendre
parti, prend celui d’une orientation plus sociologique. Il cherche à aller
«au-delà de l’être collectif» et à porter le regard vers les acteurs sociaux :
«Au centre de l’analyse, leurs luttes concurrentielles, les jeux complexes de
leurs stratégies, leurs usages du jeu politique, les rétributions matérielles et
symboliques qu’ils en retirent, les rationalisations qu’ils se donnent en
fonction de leurs dispositions intériorisées, et celles qu’on leur procure en
jouant et se jouant de ces mêmes dispositions»45. Car ce sont bien les
individus et leur socialisation qui sont au cœur de la réflexion sur les
relations de pouvoir : l’approche du groupe, de l’organisation, représente
deux dimensions complémentaires et indissociables. Ce sont elles qui
justifient les références aux concepts d’anthropologie historique ou de
socio-histoire, quelles que soient les imprécisions dont ils sont porteurs46.

En conclusion, on peut sans doute supposer que l’avenir est à l’optimisme


quant à la multiplication et à la diversification des travaux sur le trotskysme
et sur l’extrême gauche en général. Des bases solides ont été posées. Il est
toutefois probable que la Ligue communiste révolutionnaire continue de
cristalliser l’intérêt. Il est vrai que celle-ci a la réputation d’une
organisation plus ouverte et qu’elle bénéficie de la part des médias, pour
des raisons diverses, d’un plus grand capital de sympathie.

Ainsi, l’étude de Lutte Ouvrière, plus encore peut-être que celle du


«lambertisme» est une histoire qui reste à écrire car, là encore, avec le livre
du journaliste François Koch, avec celui de Robert Barcia, la véritable
histoire est en attente. Il est vrai également que les analyses socio-
historiques restent des exceptions : mais peut-être considère-t-on comme
nécessaire qu’elles soient précédées d’une histoire plus événementielle ?
En ce sens, cette initiative est quelque peu audacieuse, et il est nécessaire
que nous l’explicitions.

45
Bernard Ronet Pudal, Prendre parti [Pour une sociologie historique du PCF],
Presses de la FNSP, 1989, p. 14.
46
Voir Vingtième Siècle et communication de Bernard Ronet Pudal au « lundi de la
BDIC » consacré aux Mémoires des communistes. Mémoire du communisme.
- 32 -
Problématique

«Peut-on questionner sérieusement à propos du pouvoir ?»47. C’est par


ces mots que commence La société contre l’Etat. Selon Pierre Clastres, le
pouvoir politique est universel, immanent au social, bien que se réalisant en
deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif. La
nécessité du pouvoir n’appellerait donc pas la nécessité de la domination. Il
nous semblait pertinent de questionner ces thèmes, liés à la nature de la
démocratie, à partir d’une de ses formes, d’un système social particulier, un
«fait social total»48 : l’organisation politique, et notamment le parti
politique trotskyste. En effet, plus que d’autres peut-être, la qualité de
trotskyste, ou plus exactement de bolchevique, de l’organisation
«lambertiste» pose la question de la tradition, du modèle, ou encore de
l’idéologie et de la culture. Elle permet également de faire le lien avec
l’événement le plus au centre des interrogations sur le pouvoir et le
phénomène bureaucratique : la révolution russe. De même, elle permet de
faire le parallèle avec l’histoire du Parti communiste français, fort riche,
tout en s’intéressant à un courant politique qui, aujourd’hui encore, en
raison bien sûr d’innombrables difficultés, a été fort peu étudié. Si le
trotskysme est en effet et en quelque sorte le parent pauvre des études sur
les partis politiques, l’OCI-PCI, en tant que parti, en est le lointain cousin.
Les réflexions sur la problématique et l’état des recherches se combinent
étroitement. Pourtant, il a fallu faire une entorse à la logique en ne
présentant pas dans ce dernier un bilan des publications dans les domaines
de la psychologie ou de la sociologie qui, cependant, occupent une
dimension importante dans la structuration de la problématique, que ce soit
pour le DEA ou la thèse. Cela ne signifie pas que ce travail ait vocation à
rester dans le strict domaine historique, mais qu’il convient d’assurer la
primauté de ce dernier dans le cadre du DEA et de faire preuve de modestie
et de réalisme alors qu’il paraît encore difficile de prétendre critiquer,
positivement ou négativement, des ouvrages ou des thèses rédigés par des
spécialistes. Il s’agit de laisser l’expérience ou l’intuition sélectionner
comme outils des concepts élaborés par d’autres disciplines et de tester
l’éventualité de leur mise en perspective historique. Dans le cadre de cette
première année, il s’agit de les exposer et d’évaluer la pertinence de leur
insertion dans des problématiques plus traditionnelles. En étudiant les
formes et structures organisationnelles du trotskysme «lambertiste», nous
entendons évaluer la part respective de l’idéologie et de la culture politique
dans sa constitution et son développement, déterminer sa relation au

47
Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Minuit, 1974, p. 7.
48
Daniel-Louis Seiler, Les partis politiques en Occident [Sociologie historique du
phénomène partisan], Ellipses, 2003, 16.
- 33 -
modèle bolchevique, la part de formel et d’informel, et suggérer ce qu’il
peut y avoir d’universel dans l’histoire de cette organisation, notamment du
point de vue des relations entre individu et groupe. Il s’agit ainsi bel et bien
de participer à la structuration d’une théorie de l’organisation.
Maurice Duverger écrit qu’il «est impossible aujourd’hui de décrire
sérieusement les mécanismes comparés des partis politiques»: «On est
enfermé dans un cercle vicieux : seules, des monographies, préalables,
nombreuses et approfondies, permettront de construire un jour la théorie
générale des partis ; mais ces monographies ne pourront pas être réellement
approfondies tant qu’il n’existera point une théorie générale des partis»49.
Mais si le jugement de Maurice Duverger a du vrai, il faut également dire
que lui-même, s’il se dit pessimiste quant à la possibilité de pouvoir être un
jour affirmatif, ne se prive pas de l’être, comme le sont d’ailleurs la plupart
des analystes.
N’écrit-il pas ainsi que : «Nous vivons sur une notion tout à fait irréelle
de la démocratie, forgée par les juristes à la suite de philosophes du XVIIIe
siècle. […] belles formules, propres à soulever l’enthousiasme et à faciliter
les développements oratoires. Belles formules qui ne signifient rien. On
n’a jamais vu un peuple se gouverner lui-même, et on ne le verra
jamais50. Tout gouvernement est oligarchique, qui comporte
nécessairement la domination d’un petit nombre sur le grand. Rousseau
l’avait bien vu, que ses commentateurs ont oublié de lire : “A prendre le
terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable
démocratie et il n’en existera jamais ”[…]»51.»
Cette ostentation, un peu dommageable, ne doit toutefois pas conduire à
méconnaître le grand intérêt scientifique de l’œuvre de Maurice Duverger :
il convient simplement de préférer ses nuances à ses affirmations, que
d’aucuns qualifieraient par ailleurs de pessimistes. Il faudrait dans le même
temps rappeler que l’accusation de «science pessimiste», avait déjà été
portée à l’encontre de Robert Michels lorsque celui-ci fit paraître Les partis
politiques (1914), livre consacré à une étude comparative de différents
partis socialistes d’Europe, notamment d’Italie et d’Allemagne.
Cet ouvrage est, après celui d’Ostrogorski, la première tentative sérieuse
de mener une étude scientifique sur les organisations politiques. Comme le
souligne René Rémond en préface de l’édition de 1971 : avec une
«profusion d’exemples», «Robert Michels ne se borne pas à constater le
processus: il en scrute les causes»52 ; «depuis plus d’un demi-siècle», son

49
Maurice Duverger, Les partis politiques, A. Colin, 1976, p. 17.
50
Souligné par nous.
51
Maurice Duverger, Les partis politiques, op. cit., 553.
52
René Rémond, préface à Robert Michels, Les partis politiques, Flammarion,
1971, p. 8.
- 34 -
livre a la réputation «même auprès de ceux qui le citent sans l’avoir lu de
près, d’être un grand livre»53.
L’explication du phénomène bureaucratique, pensé comme inhérent au
phénomène organisationnel, s’arc-bouterait, ce qui montre le caractère
précurseur du travail, sur deux axes : un premier relevant de la sociologie
de l’organisation, un autre de la psychologie sociale. Robert Michels
mentionne en introduction de l’édition française, parue deux ans après
l’édition allemande originale, que son ouvrage a reçu dans la communauté
scientifique internationale un accueil au-delà de toutes ses espérances, avec
la «très rare fortune de provoquer des comptes rendus aussi remarquables
par la quantité que par la qualité […] inspirés par une méditation sérieuse
sur les questions que j’agite et écrits par des personnalités dont quelques-
unes occupent un rang éminent dans le monde de la science ou de la
politique»54. Il regrette toutefois ces qualificatifs de «science pessimiste»55
attribués à ses études. Il dit avoir ainsi fait tous ses efforts «pour n’aborder
la question morale que le moins possible»56, une affirmation fortement
nuancée, avec raison, par René Rémond : «le souci de rigueur qui anime la
description n’exclut pas les appréciations subjectives, ordinairement
critiques, sur le comportement ou les motivations des leaders ; Michels
dévie trop souvent à notre gré de l’analyse scientifique vers le jugement
moral»57.
Il est vrai que les conclusions apportées dans son essai par Robert
Michels ont de quoi être jugées pessimistes : tout en postulant la nécessité
des chefs, dans un souci d’efficacité, il conclut à l’inévitabilité de leur
ascension et de l’accaparement du pouvoir politique par une minorité. Il
parle alors de «loi d’airain de l’oligarchie». Les bons orateurs, les
intellectuels, useraient de leur charisme pour séduire ceux qui doivent les
élire ou les nommer. La masse respecterait les chefs, les adulerait, mais
ceux-ci, une fois en place, trahiraient ses intérêts, puisqu’ils ne seraient plus
les leurs : de moyen, le parti deviendrait pour eux une fin. Leur but serait
de s’enrichir, de gagner de l’autorité, partout où cela se trouve. Le message
est pourtant sans appel : «L’existence des chefs est un phénomène inhérent
à toutes les formes de la vie sociale»58. Michels réitère sa seule motivation
scientifique : «La science n’a donc pas à rechercher si ce phénomène est un
bien ou un mal ou plutôt l’un que l’autre. Mais il est en revanche d’un
grand intérêt scientifique d’établir que tout système de chefs est

53
Ibidem, p. 7.
54
Robert Michels, Les partis politiques, Flammarion, 1971, p. 17.
55
Ibidem, p. 18.
56
Ibidem, p. 19.
57
René Rémond, op. cit., p. 10.
58
Ibidem, p. 295.
- 35 -
incompatible avec les postulats les plus essentiels de la démocratie»59. En
clair : quoique nécessaire, toute forme de démocratie est impossible («Qui
dit organisation, dit oligarchie»; «La masse ne sera jamais souveraine que
d’une façon abstraite»).
Mais, de fait, en dehors des critiques formulées par René Rémond,
d’autres réserves pourraient être avancées. En effet, Robert Michels ne
s’attache qu’à l’analyse de la seule forme-parti : il est donc inexact de dire,
comme le fait Pierre Avril, qu’il aurait démontré que «l’organisation
produit l’oligarchie»60. D’autre part, publié avant la Première Guerre
mondiale, Les partis politiques ne pouvait s’intéresser à «la plus efficace
des organisations»61, le parti léniniste, qui a été identifié par certains à «la
plus bureaucratique des organisations».
Il faut alors dire que le phénomène de la bureaucratisation, comparable à
cette «loi d’airain de l’oligarchie», est un problème qui a inquiété très tôt
certains individus et courants au sein du mouvement socialiste62, et qu’une
brève présentation de ceux-ci peut éclairer les processus de
bureaucratisation du mouvement socialiste, dont le bolchevisme s’est à la
fois présenté comme une incarnation et, dans sa théorisation trotskyste,
comme une antithèse. Robert Michels paraît par ailleurs avoir négligé ces
réactions. Le socialisme français, peu étudié par Michels, offre pourtant,
dès la fin du XIXe, avec l’allemanisme, l’exemple d’une réaction aux
déviances oligarchiques. Les historiens qui se sont intéressés au personnage
de Jean Allemane, ancien communard, et au parti dont il est le fondateur, le
Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), sont rares63, mais il faut
noter l’analyse de Michel Winock, dans le Bulletin de la Société des études
jaurésiennes (1973), reprise dans sa postface aux Mémoires d’un

59
Ibidem.
60
Pierre Avril, Essais sur les partis politiques, Payot, 1990, p. 11.
61
Ibidem.
62
Par « mouvement socialiste », nous entendons le mouvement socialiste
historique, divisé en écoles réformistes, communistes, anarchistes. Il s’agit peut-
être là d’une solution alternative à la notion controversée d’« extrême gauche ».
63
Citons entre autres les biographies proposées dans S. Reynolds, « Un typographe
parmi d'autres, Allemane » in Le mouvement social janvier-mars 1984 n° 126 ;
Bernard Ronet Noël, « Allemane », in Dictionnaire de la Commune, Flammarion,
1978 ; ainsi que la notice biographique parue dans Jean Maitron (dir.),
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. A noter aussi des contributions
sur l’allemanisme (très inégales) dans Paul Louis, Histoire du socialisme, Marcel
Rivière, 1936, pp. 153-157 ; Georges Lefranc, Le mouvement socialiste sous la
Troisième République, t. 1: 1875-1920, Petite bibliothèque Payot, 1977, pp. 65 à
71 ; Pierre Bezbakh, Histoire et figures du socialisme français, Bordas, pp. 121-
122 ; André Philipp, Les socialistes, Seuil, 1967, pp. 25 à 27 ; Claude Willard,
Socialisme et communisme français, Armand Colin, 1967, pp. 62-67.
- 36 -
communard de J. Allemane (1981), puis dans Le socialisme en France et en
Europe (1992). Pour être vraiment efficaces, les affirmations de Michels
auraient dès lors dû être précédées de véritables recherches sur ce qu’on
pourrait appeler, pour les plus alternatifs, des «contre-modèles»
organisationnels.
Issu d’une scission du mouvement possibiliste en 1890, qui a aussi donné
naissance à la FTSF broussiste, le parti allemaniste affirme son originalité
dès le Congrès international de Londres en 1896 en revendiquant les droits
du «syndicalisme révolutionnaire», supérieurs à ceux, méprisables, du
«socialisme parlementaire»64. Il se revendique comme un mouvement
antiautoritaire rebelle à l’autorité des leaders, caractérisé par «l’anonymat
et la discipline» (L. de Seilhac), méfiant à l’égard des intellectuels.
Marqués par la Commune, les allemanistes «récusent la prise en main du
mouvement révolutionnaire par une poignée de dirigeants qui se sont
arrogés la direction du parti»65. Bien que n’étant pas tout à fait
antiparlementaires, ils font souvent front commun avec les anarchistes, et
mettent en place des mesures originales pour garder le contrôle de leurs
élus : tout en participant aux élections, ils ne préconisent la participation
socialiste que dans le but de prêcher partout la contestation et de montrer le
dégoût de la population. Se défiant ainsi de leur propre candidat, et de ses
possibilités de se «commettre» une fois élu pour profiter de sa nouvelle
position, ces socialistes vont jusqu’à lui faire rédiger une lettre de
démission en blanc. Celle-ci est utilisée sans arrière-pensée en cas de
trahison du programme du parti par les élus : un exemple en 1896, lorsque
l’Union parisienne du POSR dépose quatre démissions auprès des pouvoirs
publics pour sanctionner Faillet, Berthaut, Dejeante et Groussier, qui ont
invoqué leurs charges familiales pour refuser de reverser à l’organisation
leurs indemnités parlementaires.
D’autre part, Michels, quoiqu’il ne soit pas sûr qu’il ait pu y avoir accès,
aurait gagné à s’intéresser aux écrits de Jan Waclaw Makhaïski.
Révolutionnaire polonais (1866-1926), Makhaïski, sur la base d’une longue
fréquentation des bagnes tsaristes et des milieux révolutionnaires russes, est
parvenu à une conclusion extrême : le socialisme n’est que l’idéologie des
intellectuels, que ces derniers font valoir auprès des ouvriers afin de
s’imposer comme nouvelle classe dominante. Celui-ci est mal connu et peu
commenté, hormis la compilation de textes traduits et publiés par un
spécialiste de l’anarchisme, notamment russe, Alexandre Skirda. Pour
Makhaïski, l’histoire serait une lutte permanente des ouvriers pour
continuer le combat révolutionnaire, non pas pour renverser l’Etat mais

64
Michel Winock, « Les allemanistes », postface à Jean Allemane, Mémoires d’un
communard, Maspero, 1981, pp. 557-558.
65
Ibidem, p. 560.
- 37 -
pour faire pression afin d’avoir de meilleures conditions de vie. Il s’agit là,
comme un clin d’œil au parti allemaniste, d’un retour sur le rôle des
intellectuels dans le processus de «perversion» de l’émancipation de
l’homme, telle que la conçoit théoriquement le socialisme, et d’une
explication de la bureaucratie comme d’une réalité inévitable
provoquée par la culture politique socialiste, fabriquée par des intellectuels
bourgeois : «La croissance du progrès capitaliste est impensable sans la
croissance de la société cultivée et de l’intelligentsia, de l’armée des
travailleurs intellectuels. Même ceux qui ont intérêt à considérer cette
classe comme non possédante, comme un prolétariat «instruit», ne peuvent
dissimuler le fait que l’intelligentsia se rapproche, par son niveau de vie, de
la bourgeoisie […]66».

Makhaïski, tout en avançant, avant Trotsky, et avant la révolution,


l’hypothèse d’une bourgeoisie socialiste ayant privatisé le savoir, dénonce
le caractère mystificateur d’un socialisme «légal», qui reproduirait les
schémas de l’ordre social existant, par opposition à un socialisme «réel»
qu’il défendrait, et son aspiration, tel le marxisme, à la scientificité, alors
qu’il ne s’agit que d’une idéologie comme les autres : «La fonction
commune à toutes les religions de justification de l’ordre existant, le
socialisme du XIXe siècle l’accomplit sous l’apparence de la science»67. Par
son éloge des capacités révolutionnaires spontanées des masses et sa mise
sur une grève générale, il semble se rapprocher de l’anarchisme et du
conseillisme. «Cette analyse originale eut un certain retentissement à
l’époque et inspira une activité révolutionnaire non négligeable dans la
Russie des années 1905-1912, sous le vocable de ʺ″makhaïevchtchinaʺ″»68.
Selon Alexandre Skirda, Trotsky aurait eu l’occasion, en déportation, de
découvrir les théories de Makhaïski, vers l’automne 1900, et de le
rencontrer en 1902. Dans Ma Vie, Trotsky affirme en effet que le travail du
militant polonais fut pour lui «un puissant sérum contre l’anarchisme qui a
beaucoup de talent quand il s’agit de nier, mais qui manque de vie et se
montre même timoré dans les déductions pratiques»69. Il identifie
cependant sans doute trop vite les idées de Makhaïski à l’anarchisme, à
l’égard duquel ce dernier n’était pas non plus très tendre. Il est vrai qu’il
pensait toujours en adepte du marxisme, même s’il finit par en dénoncer les
«déviances», avant de dénoncer Marx lui-même, qu’il accusa de privilégier

66
Jan Waclav Makhaïski, « La banqueroute du socialisme du XIXe siècle », in
Makhaïski, Le socialisme des intellectuels (textes choisis, traduits et présentés par
Alexandre Skirda), Seuil, 1979, p. 99.
67
Jan Waclav Makhaïski, ibidem, 152.
68
Alexandre Skirda, in Jan Waclav MakhaïskiÏSKI, ibidem, p. 8.
69
Léon Trotsky, Ma Vie, Gallimard, 1953, p. 143.
- 38 -
le travail complexe au détriment du travail simple et d’être le prophète
d’une nouvelle classe dominante.
Robert Michels se réjouit dans la préface de Les partis politiques de
l’attention qui lui a été accordée par les socialistes, qui l’accueillent «avec
beaucoup de faveur»70, citant notamment le marxiste Konrad Haenisch : ce
dernier admet bien volontiers l’existence de l’oligarchie tout en en
attribuant la cause au mimétisme d’une société de classes dont il pense, en
bon marxien ou en bon marxiste, qu’on ne peut s’y soustraire parfaitement.
Cinquante ans plus tard, le même constat est loin d’être établi par Jean
Robelin : pour lui, Les partis politiques «n’a pas rencontré dans le
marxisme l’écho qu’il méritait»71, et il rajoute : «le marxisme est resté
prisonnier d’une idéologie faisant de l’organisation l’incarnation de la
conscience de classe, étrangère à l’étatisation»72. Cependant, s’il est vrai
que le marxisme insiste grandement sur le rôle de l’organisation, il serait
faux de croire qu’aucune voix en son sein ne s’est élevée contre une
«bureaucratisation du parti bolchevique».
Parmi les plus connus, citons Rosa Luxemburg, dont la thèse d’économie
fit autorité, et aux idées de laquelle la mort, dans le contexte du Berlin
révolutionnaire, assura la postérité.
Quoique respectée par Lénine, puis par le mouvement communiste
international, elle manifesta de vives critiques à l’égard des méthodes du
bolchevisme, notamment envers un centralisme jugé excessif, et ce dès
1904 : «En accordant à l’organe directeur du Parti des pouvoirs si absolus
d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer
jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à
cet organe […]. Tout son souci tend à contrôler l’activité du Parti, et non à
la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer»73.
Luxemburg préfère au centralisme et à la discipline militaire du parti
«guide du prolétariat» des bolcheviques, l’idée d’une organisation se
construisant progressivement en période révolutionnaire. Pour Lénine, puis
pour les trotskystes, l’échec de la révolution allemande sera l’échec du
«spontanéisme» luxemburgiste.

70
Robert Michels, op. cit., 18.
71
Jean Robelin, « Bureaucratie », in Labica Georges (dir.), Dictionnaire critique
du marxisme, PUF, 1982, p. 127.
72
Ibidem.
73
Rosa Luxemburg, « Centralisme et démocratie », paru en 1904 dans l’Iskra,
organe de la social-démocratie russe, et dans la Neue Zeit, revue théorique de la
social-démocratie allemande sous le titre « Questions d’organisation de la social-
démocratie russe », in Marxisme contre dictature, compilation d’articles de Rosa
Luxemburg avec le sous-titre La démocratie selon Lénine et Luxemburg,
Spartacus, 1974, p. 25.
- 39 -
La plupart des marxistes se sont montrés, pour employer un euphémisme,
beaucoup plus timorés dans leur critique du modèle organisationnel
bolchevique, tel Georg Lukacs. Dans Histoire et conscience de classe, il
s’en prend à la brochure de Rosa Luxemburg et lui reproche sa défense des
«droits à la liberté», «la liberté de ceux qui pensent autrement»74. Il
distingue très nettement, dans le cadre de la révolution russe, les «ennemis
de la révolution» et les «révolutionnaires qui divergent», les premiers
pouvant légitimement être privés de ces droits. Toutefois, en son nom,
l’idéologie marxiste, centrée sur la méthode dialectique, ne précise pas sur
quels critères précis des différences peuvent être établies entre les deux
catégories: comme on l’a vu avec l’Opposition ouvrière, l’aspect subjectif
de l’appréciation permet son utilisation pour légitimer toute action. Pour un
Lukacs engagé dans la défense des bolcheviques, être un «ouvrier
conscient», c’est aussi être un «ouvrier bolchevique». Cette conception
théorique dogmatique, propre à légitimer l’absence de démocratie au nom
de principes flous, peut être un élément d’explication d’un refus de la
démocratie organisationnelle sous le prétexte que la bureaucratie est
garante de l’orthodoxie ou que les idées exprimées par la contestation ne
sont pas conformes au marxisme.
Selon nous, si la science politique a évolué depuis Robert Michels, elle
présente le défaut de méconnaître le fait que le phénomène bureaucratique
a très tôt été critiqué au sein du mouvement socialiste, parfois de manière
très virulente, même au sein de l’école communiste. Si l’on excepte
Alexandre Skirda (Autonomie individuelle et organisation), qui se livre par
ailleurs plus à un travail de compilation que d’analyse critique, bien peu de
chercheurs se sont penchés sur la question organisationnelle, et notamment
sur les processus décisionnels au sein du mouvement socialiste, hormis les
récents travaux sur le mouvement communiste français et international. La
critique de Michels allait pourtant jusqu’à inclure les libertaires : «La
constitution d’oligarchies au sein de multiples formes de démocratie est un
phénomène organique et par conséquent une tendance à laquelle succombe
fatalement toute organisation, fût-elle socialiste ou même anarchiste» ;
toutefois, il semble qu’il s’agisse plus d’une déclaration de principe, la
spécificité structurelle et théorique de l’anarchisme n’ayant pas été prise en
compte.
En effet, le mouvement anarchiste est sans conteste, au-delà d’un
socialisme moins dogmatique ou anti-autoritaire, le courant socialiste à
avoir critiqué avec le plus de virulence les tendances oligarchiques et
bureaucratiques des partis communistes, dans la logique de sa dénonciation
de toute forme de domination. Très tôt, en témoigne la lutte de Bakounine
au sein de la Première Internationale contre ce qu’il appelle l’autoritarisme

74
Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960, p. 328.
- 40 -
marxien et contre ses velléités centralisatrices, le mouvement anarchiste
veut s’affirmer comme le mouvement anti-autoritaire. Sa dénonciation de
l’Etat («Anarchie est un mot qui vient du grec, et qui signifie sans
gouvernement : c’est l’état d’un peuple qui se gouverne sans autorité
constituée, sans gouvernement »75) se généralise en la dénonciation de toute
structure coercitive, accusée dès Bakounine d’être porteuse d’un germe
dictatorial. Une critique très empirique du pouvoir coercitif s’élabore,
comme l’exprime Louise Michel : «Le pouvoir est maudit, voilà pourquoi
je suis anarchiste»76. Communiste ou syndicaliste (l’individualisme
condamnant parfois le principe même d’organisation politique),
l’anarchisme essaie de se prémunir contre toute possible «oligarchisation»
de l’organisation.

Professeur de sociologie à l’université de Saint-Etienne et militant


libertaire, Daniel Colson définit l’organisation anarchiste comme obéissant
à «une logique fondée sur l’affinité, l’intimité et l’autonomie»77. Le
centralisme et la discipline sont rendus responsables de la
bureaucratisation, elle-même très tôt pointée comme responsable de la mise
en avant de chefs, signe «évident» de la dégradation des idéaux
révolutionnaires. Le groupe d’anarchistes est un lieu de rencontres et de
débats : chaque individu agit en totale autonomie, et n’obéit à aucune
consigne. Il est libre de suivre ou de ne pas suivre l’opinion générale.

Mais c’est aussi au nom de ce principe d’autonomie que, après la fin de


l’Association internationale des travailleurs78, tout lien entre les groupes
disparaît au niveau régional et au niveau national. Les groupes n’ont donc
pas d’existence durable, comme l’exige la pensée anarchiste elle-même :
«Nous ne croyons pas [...] aux associations, fédérations, etc., à long terme.
Pour nous, un groupement [...] ne doit s’établir que sur un point bien
déterminé, d’une action immédiate ; l’action accomplie, le groupement se
reforme sur de nouvelles bases, soit entre les mêmes éléments, soit avec de
nouveaux»79.
75
Errico Malatesta, L’Anarchia, Roma, Datanews, 2001, p. 7.
76
Citée par Claire Auzias, in Louise Michel, Editions du Monde libertaire, 1999.
77
Daniel Colson, Petit lexique anarchiste de Proudhon à Deleuze, Librairie
Générale Française, 2001, 217.
78
Après l’exclusion de Michel Bakounine hors de la première Internationale, celle-
ci ne va guère durer longtemps, et le relais va être pris, temporairement, sous le
même nom ou sous celui de « Fédération jurassienne », par une Internationale
spécifiquement anarchiste promouvant le « fédéralisme libertaire ». Voir Marianne
Enckell, La Fédération Jurassienne, Saint-Imier, Canevas, 1991.
79
Le Révolté, n°11, 13-26 septembre 1885, cité dans Jean Maitron, Le mouvement
anarchiste en France, p. 118
- 41 -
L’anarchisme est un mouvement d’individus, dont le nombre peut, pour
être volontairement polémique, égaler celui des tendances80. Au nom de la
liberté, c’est peut-être l’efficacité qui a complètement été sacrifiée, cause
première de l’échec durable – hormis en Espagne et en Ukraine – des
principes libertaires, plus susceptibles de circuler ou de réapparaître
périodiquement sous forme d’idées que de bâtir un mouvement de masse.
Toutefois, avec l’essor de l’anarcho-syndicalisme (dès la fondation de la
CGT), et après la révolution russe, l’anarchisme, conscient également de ce
que peut lui apporter la nouvelle science de la psychologie, va tenter de
structurer de manière moins empirique81 sa critique de l’autorité et son type
idéal d’organisation.
Ce cheminement ne va pas se faire sans heurts, comme l’illustrent les
violentes polémiques entre «synthésistes» et «plate-formistes», après la
révolution russe. Ce débat prit corps dans les années 1925-1930,
essentiellement en France, où, dès avant la Première Guerre mondiale, les
anarchistes étaient en proie à des problèmes organisationnels, du fait de la
multiplication de groupes sans véritables liens entre eux. La Synthèse
anarchiste de Sébastien Faure, rédigée en 1926, distinguant les trois grands
courants anarchistes que sont l’anarcho-syndicalisme, le communisme
libertaire et l’individualisme anarchiste, attribue à la «guerre au couteau»82
qu’ils se livrent les raisons de la désorganisation chronique du mouvement.

Pour lui, la solution se trouve dans la Synthèse, déjà appliquée en Italie,


en Ukraine et dans certains groupes en France : ces courants sont distincts,
mais non contradictoires, et leur combinaison en une seule organisation
doit renforcer le mouvement : «chaque groupe fixera lui-même son mode
de recrutement et d’organisation intérieure»83. Jusqu’à aujourd’hui, un
reproche constant est néanmoins adressé aux organisations synthésistes,
celui de leur immobilisme, du fait de la recherche constante de consensus.
En effet, l’anarchisme, pensé par certains comme la réponse à un
communisme nécessairement dictatorial, peine à trouver l’harmonie entre
liberté et efficacité.
80
« L’anarchisme est multiple et comporte des positions philosophiques, éthiques
et sociales fort différentes », La Coordination, « Entrez », in Réfractions.
[Recherches et expressions anarchistes], n°7 (automne-hiver 2001): Entrées des
anarchistes, Loriol, 2001, p. 3.
81
Victor Serge rapporte par exemple le propos d’un révolutionnaire ayant participé
à la révolution chinoise, « N. » : « Les anarchistes aussi, me disait-il, sont
magnifiques, mais quelle idéologie pour enfants de douze ans ! », in V. Serge,
Mémoires d’un révolutionnaire, p. 195.
82
S. Faure, « La Synthèse anarchiste », in L’organisation, Collection de formation
anarchiste, Volonté anarchiste n°12, 1980, p. 10.
83
Ibidem, 13.
- 42 -
En 1927, quelques exilés russes, Piotr Archinov en tête, publient la
«Plate-forme» (Plate-forme d’organisation de l’Union générale des
anarchistes), qui reprend en réalité les idées d’un groupe anarchiste russe
auquel participaient Nestor Makhno, Ida Mett, et ayant pour revue Dielo
Trouda84. Comme le mentionnent les «groupes d’Angers», le groupe Dielo
Trouda se trouve à la convergence de deux mouvements : le mouvement
anarchiste français, cherchant à s’organiser, et une partie du mouvement
anarchiste russe, ayant connu maints échecs et la victoire d’une
organisation révolutionnaire. Il élabore alors une proposition
organisationnelle pour rompre avec le dilemme «liberté ou efficacité», et
propose un mode plus structuré et exclusivement communiste libertaire : il
«répond par une organisation de type unitaire avec pour corollaire la
marginalisation des individualistes»85.

La «Plate-forme», d’une infinie rigueur, est à la fois un manifeste


(«Partie générale»), une proposition d’organisation sociétale («Partie
constitutive», examinant la production, la consommation, la répartition et le
travail de la terre, la défense de la révolution), et un projet d’organisation
politique («Partie organisationnelle») exigeant l’unité théorique, l’unité
tactique, la responsabilité collective et le fédéralisme. En beaucoup de
points, la «Plate-forme» se trouve soit en rupture, soit en position
d’innovation par rapport aux traditions anarchistes. De très vives critiques
lui sont adressées, dont la plus célèbre est celle de Malatesta :
«Les mobiles des promoteurs sont excellents. Ils déplorent que les
anarchistes n'aient pas eu et n'aient pas, sur les événements de la politique
sociale, une influence proportionnée à la valeur théorique et pratique de
leur doctrine, non plus qu'à leur nombre, à leur courage, à leur esprit de
sacrifice, et ils pensent que la principale raison de cet insuccès relatif est
l'absence d'une organisation vaste, sérieuse. Effective. Jusqu’ici, en
principe, je suis d’accord […].»

Mais il est évident que, pour atteindre leur but, les organisations
anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, être
en harmonie avec les principes de l'anarchie. Il faut donc qu'elles ne soient
en rien imprégnées d'esprit autoritaire, qu'elles sachent concilier la libre
action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, qu'elles
servent à développer la conscience et la capacité d'initiative de leurs
membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent et une
préparation morale et matérielle à l'avenir désiré.

84
« Un processus historique déterminant », « par les groupes d’Angers », in
L’Organisation, ibidem, p. 3.
85
Ibidem, p. 5.
- 43 -
Le projet en question répond-il à ces exigences ? Je crois que non. Je
trouve qu'au lieu de faire naître chez les anarchistes un plus grand désir de
s'organiser, il semble fait pour confirmer le préjugé de beaucoup de
camarades qui pensent que s'organiser c'est se soumettre à des chefs,
adhérer à un organisme autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre
initiative. En effet, dans ces statuts sont précisément exprimées les
propositions que quelques-uns, contre l'évidence et malgré nos
protestations, s'obstinent à attribuer à tous les anarchistes qualifiés
d'organisateurs.86
Moins critiquées aujourd’hui, mais sans doute parce que le mouvement
anarchiste est encore plus divisé et plus marginalisé qu’il ne l’était, les
organisations plate-formistes représentent néanmoins un pas en avant vers
le communisme. De même, la Confederacion Nacional del Trabajo (CNT),
qui regroupe dès avant 1936 plusieurs centaines de milliers d’adhérents87,
tenta elle aussi, et sans rompre avec la tradition libertaire, de prendre des
mesures pour éviter toute forme de bureaucratisation. Pour Vernon
Richards, si la CNT «a toujours eu ses politiciens, ses démagogues
politiques et ses crises ʺ″idéologiquesʺ″ internes»88, elle n’en aurait pas
souffert comme «toute autre organisation différente de la CNT». Celui-ci
pointe dès lors une double causalité pour expliquer le caractère atténué du
phénomène bureaucratique au sein de la CNT :
– Une raison d’ordre statutaire, du fait de la «structure décentralisée»89 de
l’organisation. Une série de mesures ont en effet été prises : «La CNT, ainsi
que le veulent ses statuts, n’employait pas de fonctionnaires ni de
personnes rétribuées. Dans les locaux de la CNT, il n’y avait généralement
qu’un concierge. Ces normes avaient pour but de combattre la bureaucratie
syndicale»90. L’absence de permanents syndicaux, une généralité dans le
monde syndical, est censée empêcher l’existence d’individus identifiant
leurs intérêts à ceux de l’organisation, celle-ci devenant une fin en soi au
lieu d’un simple moyen. Durruti résume ainsi l’idéologie anarchiste :
«Aucun anarchiste dans les comités syndicaux, si ce n’est à la base. Dans
ceux-ci, en cas de conflit avec le patron, le militant est obligé de transiger
pour arriver à un accord. Les contacts et les activités qui en découlent

86
Errico Malatesta, Anarchisme et organisation (1927).
87
On évoque généralement le chiffre de 1 200 000 adhérents au moment du
déclenchement de la guerre civile. Certaines sources, comme Abel Paz, évoquent
près ou plus de 2 millions à l’apogée de la révolution.
88
Vernon Richards, Enseignements de la révolution espagnole, 10-18, 1975, p.
153.
89
Ibidem.
90
Abel Paz, Durruti. Le peuple en armes, La tête de feuilles, 1972, p. 131 (note
43).
- 44 -
poussent le militant vers le bureaucratisme. Conscients de ce risque, nous
ne voulions pas le courir. […] Aucun militant ne devait prolonger sa
gestion dans les comités, au-delà du temps qui lui était imparti. Pas de
permanents et d’indispensables»91. Pour les anarchistes, bureaucratie et
«réaction» sont intrinsèquement mêlés. Il s’agit de dé-professionnaliser la
politique, et de maintenir la stricte différence entre délégué et
«représentant», dans le cadre de la démocratie directe.
– Une raison d’ordre culturel, liée à la «grandeur»92 des militants de base,
qui ont conservé «un esprit révolutionnaire». L’autonomie des individus
dans les organisations anarchistes est une garantie du respect des statuts et
de l’idéal libertaire, et les anarchistes ont souvent opposé aux communistes,
qui affirmaient que le centralisme et la discipline étaient la garantie de
l’efficacité, l’idée que la culture anarchiste faisait des militants des
individus autonomes, capables d’initiatives en toute circonstance,
contrairement à un militant communiste bloqué par la pesanteur de sa
hiérarchie et par son incapacité à agir lorsqu’il est privé de celle-ci. Dans sa
biographie de l’anarchiste Buenaventura Durruti, Abel Paz relève
l’étonnement du théoricien allemand Rudolf Rocker devant la culture
politique de la CNT, créatrice de meetings fort silencieux, les militants
n’applaudissant pas aux discours des orateurs pour ne pas créer de
distinction entre les individus, première dérive vers le culte de la
personnalité. Pour Durruti, le triomphe de la révolution nécessite «que
l’homme apprenne à vivre en liberté et développe en lui ses facultés de
responsabilité individuelle»93. Pour Richards, «tout mouvement, et
spécialement un mouvement de masse qui n’est pas fossilisé, doit
continuellement soumettre à la discussion ses idées et sa tactique» : «un
mouvement où il y a toujours unanimité n’a généralement que des moutons
et des bergers»94.
Il est clair que les statuts d’une organisation, renvoyant à l’organisation
formelle, sont la projection de la doctrine, de l’idéologie. Ils peuvent très
bien ne pas être appliqués – il est vrai ainsi que des polémiques subsistent
aujourd’hui encore afin de déterminer si, par exemple, les responsables des
publications cénétistes devraient ou non être considérés comme des
permanents.
Il est de même intéressant de relativiser la profession de foi idéaliste des
anarchistes espagnols. La participation de militants libertaires au
gouvernement de front républicain (Federica Montseny, Juan Garcia
Oliver) illustre en effet un schéma différencié entre représentants et

91
Ibidem, p. 265.
92
Vernon Richards, op. cit., p. 154.
93
Abel Paz, op. cit., p.329.
94
Vernon Richards, op. cit.
- 45 -
militants de base : pour beaucoup de militants, cette participation fut une
collaboration contre nature avec un ennemi de classe, sur lequel on avait de
plus l’avantage. Cet épisode révéla les tensions et les oppositions au sein de
la centrale syndicale et confirma aux yeux de beaucoup la véracité de
l’association bureaucratisation/trahison ; ce fut le constat d’un échec :
l’incapacité à construire une organisation garantissant le respect de
l’orthodoxie politique par le contrôle des leaders, matérialisée aux yeux de
beaucoup par l’échec de la révolution espagnole.
Cependant, malgré cet échec, l’anarchisme a persisté dans sa volonté de
contrecarrer le phénomène bureaucratique en affectant aux statuts le rôle de
rempart entre l’homme et ses pulsions. Il est même possible de dire que
cette volonté a, depuis, encore été structurée et amplifiée. Les «Principes de
base» de la Fédération anarchiste sont à cet égard sans ambiguïté :
1) Possibilité et nécessité de l’existence de toutes les tendances
libertaires au sein de l’organisation.
2) Autonomie de chaque groupe.
3) Responsabilité personnelle et non collective.
4) L’organe du mouvement, Le Monde libertaire, ne peut être
l’organe d’une seule tendance ; celles-ci ont donc toute possibilité d’éditer
des organes particuliers, avec l’assurance que l’organe du mouvement leur
accordera toute publicité, ainsi d’ailleurs qu’à toute activité s’exerçant dans
le cadre de la culture, de la recherche, de l’action ou de la propagande
anarchiste95.
Ces mesures ne sont pas l’exclusivité de la Fédération anarchiste (FA),
organisation «synthésiste» ; elles se retrouvent en effet chez les
communistes libertaires et les anarcho-syndicalistes. Les statuts de
l’organisation «plate-formiste» Alternative libertaire (AL), définie comme
«une association d’individus libres»96, témoignent ainsi d’une démarche
similaire. AL «est une organisation fédéraliste et autogérée qui rassemble à
égalité et solidairement tous ses membres»97, qui réclame que : «Chaque
membre adhérent participe à l’autogestion de l’organisation, [dont il est]
coresponsable. Il a ainsi toute possibilité de rédiger des contributions qui ne
peuvent être refusées pour le Bulletin interne. Dans le cadre de son collectif
local, il a tout pouvoir pour définir et contrôler les orientations et activités
de l’organisation. Pour éviter au maximum le passage du nationalisme au
centralisme (même dit «démocratique»), les liaisons et communications
horizontales entre militants et collectif local, soit à travers le Bulletin

95
Fédération anarchiste, « Principes de base », Bruxelles, 1994, [7].
96
Alternative libertaire, « Les statuts d’Alternative libertaire », in Le Manifeste
pour une alternative libertaire (adopté, ainsi que les statuts au congrès de Toulouse
en mai 1991), p. 42.
97
Ibidem.
- 46 -
intérieur, soit par correspondance directe, sont non seulement prévues mais
recommandées.98»
Même une organisation plus anecdotique comme l’Union des anarcho-
syndicalistes (UAS), qui rassemble des militants anarchistes luttant dans le
syndicat Force Ouvrière, et qui est par ailleurs très controversée au sein du
mouvement en vertu de ses liens avec l’organisation «lambertiste»,
présente des statuts destinés à «imposer» l’égalité entre individus, ou tout
au moins à la garantir:
«Le groupe est la cellule vivante de l’union. Il est autonome et par
conséquent libre en toutes circonstances de déterminer ses positions de
principe et ses moyens d’action. Il est une association affinitaire
d’individus […]. Dans certains cas, un vote peut être émis, mais
uniquement à titre indicatif, et seulement lorsqu’il n’existe plus de
possibilité d’unanimité. Une fraction des membres composant le groupe, ne
peut, sous prétexte qu’elle est majoritaire, contraindre aucun des autres
membres à agir à l’encontre de ses convictions […]. Dans le cas où une
rupture de l’affinité de pensée qui justifie l’existence du groupe est
constatée entre les membres, la scission qui s’ensuit implique le partage des
fonds dont dispose le groupe en proportion de ses composants.99»
Toutefois, sans omettre de signaler les divergences certaines entre
courants et le seul caractère panoramique de cette énumération100 , la
question que doit avant tout se poser le chercheur en histoire immédiate, à
la lumière du décalage présenté, dans le cas de la CNT espagnole, entre
théorie et pratique, est celle des résultats d’une telle volonté de faire du
pouvoir un pouvoir collectif et non coercitif, dans le cadre de la démocratie
directe. Pour être plus polémique, nous ajouterons, comme hypothèses de
travail, que l’anarchisme se montre toujours très empirique dans sa critique
du phénomène bureaucratique, s’interdisant ainsi d’en comprendre
parfaitement les ressorts, et que le trotskysme, par son attachement à la
notion marxiste d’infrastructures déterminantes, s’interdit à son tour
d’avoir une réflexion cohérente et pertinente, donc une réaction efficace,
quant au même phénomène.
98
Ibidem, p. 43.
99
Arch. Pers., « Statuts de l’UAS », in (collectif) L’Anarcho-syndicaliste. Un
journal au service de la lutte de classe 1961-1999, exemplaire original avant
édition, 1999, [9].
100
Il est en effet opportun de ne pas oublier les divergences entre les partisans de la
« majorité absolue » et ceux de « l’unanimité », et de rappeler la profonde division
du mouvement libertaire, surtout à l’heure actuelle, et sans même citer les
nombreux groupes locaux : la Confédération nationale du travail (CNT), la CNT-
AIT, la FA, AL, l’Organisation communiste libertaire (OCL), les Militants
syndicalistes libertaires (MSL), l’UAS, sans compter les quelques structures
définies comme « libertaires ».
- 47 -
Que doit nous apporter cette longue digression sur un sujet qui ne
concerne pas a priori notre travail ? C’est qu’il nous semble que les
critiques des adversaires de la conception léninienne ou léniniste de
l’organisation auraient pu être à même d’identifier précisément les
mécanismes de bureaucratisation du parti bolchevique, et des partis
communistes en général, et il est important de constater que ces critiques
sont généralement très superficielles et très empiriques. La preuve en est
que les mises en pratique, qu’il s’agisse des allemanistes ou des
anarchistes, n’ont pas eu l’effet escompté.
S’il est vrai que l’anarchisme semble, au-delà de sa dénonciation d’un
pouvoir jugé «maudit», avoir identifié une dimension idéologique et une
dimension culturelle, qui constituent les deux axes de structuration de la
CNT espagnole, l’échec de cette dernière, selon les critères des anarchistes
eux-mêmes, doit-il signifier que la mise en application n’a pas été suivie ou
que la théorie anarcho-syndicaliste et anarchiste de la bureaucratisation, qui
est en quelque sorte sa raison d’être, n’est pas fondée ? Ces questions
éclairent paradoxalement nos interrogations sur l’interaction entre fin et
moyen, entre liberté et efficacité, entre projet de société et organisation.
Comment, dès lors, ébaucher une analyse historienne de l’organisation
politique et de la «loi d’airain de l’oligarchie» ?

Il faut préalablement revenir aux sources du modèle qui est au centre du


débat, le modèle bolchevique, et son champ d’application principal, la
révolution russe. Il faut également revenir aux analyses bolcheviques elles-
mêmes puisque la critique de la bureaucratie est un des thèmes fondateurs
du trotskysme.
La révolution russe, qui consacre à la fois sa victoire et le début de son
«échec», a en effet été désignée comme le fait historique le plus en lien
avec le problème de la bureaucratie, non seulement par son déroulement,
mais aussi par les polémiques qu'elle suscite. Surtout, elle semble, par son
phénomène de «parti-Etat», mettre en évidence l’universalité du
phénomène bureaucratique, perceptible dans le parti avant de l’être dans
l’Etat. Ce phénomène n’est passé inaperçu, ni de Lénine, ni de Trotsky. Or,
il semble que l’auteur de La Révolution trahie n’ait pas – à première vue –
de réponse univoque au problème posé par la bureaucratisation : il évoque
quelquefois des données individuelles en affirmant la responsabilité de la
«direction du Komintern»101 et du parti bolchevique dans la
bureaucratisation ; toutefois, on va le voir, son analyse générale, telle aussi
qu’il la définit dans le Programme de transition, fondateur du trotskysme,
reste une analyse marxiste, voire marxienne, évoquant le poids des

101
Léon Trotsky, La lutte antibureaucratique en URSS, t. 2: La révolution
nécessaire 1933-1940, 10-18, UGE, 1975, p. 43.
- 48 -
infrastructures et l’influence de la société de classes capitaliste sur le parti
bolchevique. Pour lui, l’échec de la révolution russe serait dû à des
causalités extérieures à ce seul parti. Selon nous, il s’agit là a priori d’une
mésestimation du phénomène empêchant de répondre efficacement au
problème. Selon Cornélius Castoriadis, issu avec le groupe Socialisme ou
Barbarie d’une scission du Parti communiste internationaliste, Trotsky
contourne en tout cas le problème:
«A la question : comment la Révolution russe a-t-elle pu produire un
régime bureaucratique ? la réponse courante, mise en avant par Trotsky
[…] est celle-ci : la révolution a eu lieu dans un pays arriéré, qui de toute
façon n’aurait pas pu construire le socialisme tout seul ; elle s’est trouvée
isolée par l’échec de la révolution en Europe, et notamment en Allemagne,
entre 1919 et 1923 ; au surplus le pays a été complètement dévasté par la
guerre civile.102»
Pour Castoriadis, il s’agit là d’une réponse de sophiste, qui ne «mériterait
pas qu’on s’y arrête, n’était l’acceptation générale qu’elle rencontre et le
rôle mystificateur qu’elle joue»103. En effet, «elle est complètement à côté
de la question. L’arriération, l’isolement et la dévastation du pays, faits en
eux-mêmes incontestables, auraient pu tout aussi bien expliquer une défaite
pure et simple de la révolution, une restauration du capitalisme classique.
Mais ce que l’on demande, c’est pourquoi précisément il n’y a pas eu de
défaite pure et simple, pourquoi la révolution, après avoir vaincu ses
ennemis extérieurs, s’est effondrée de l’intérieur, pourquoi elle a
«dégénéré» sous cette forme précise qui a conduit au pouvoir de la
bureaucratie. La réponse de Trotsky, pour utiliser une métaphore, est
comme si l’on disait : cet individu a fait une tuberculose parce qu’il était
terriblement affaibli. Mais étant affaibli, il aurait pu mourir, ou faire une
autre maladie ; pourquoi a-t-il fait cette maladie-là ? Ce qu’il s’agit
d’expliquer, dans la dégénérescence de la révolution russe, c’est
précisément la spécificité de cette dégénérescence bureaucratique ; et cela
ne peut être fait par le renvoi à des facteurs aussi généraux que l’arriération
ou l’isolement.104»
Castoriadis, s’il ne pousse pas jusqu’à l’extrême la direction de son
raisonnement105, pose néanmoins le doigt sur une éventuelle causalité
intérieure au parti, qui a façonné l’Etat à son image. Dès lors, Socialisme
ou Barbarie «fait preuve d’une originalité dans le champ en plaçant au

102
Cornélius Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier, t. 2: Prolétariat et
organisation, 10-18, ; C. Castoriadis, 1974, p. 390.
103
Ibidem, p. 391.
104
Ibidem.
105
Voir Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique
et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Payot, 1997.
- 49 -
cœur de ses préoccupations une critique intransigeante des sociétés
bureaucratiques et, plus largement, des phénomènes de bureaucratisation
touchant y compris les mouvements d’émancipation»106 . Pour Paul Mattick,
également, les conflits politiques entre partisans de Staline et opposants de
gauche à la mort de Lénine sont en réalité un travestissement du
phénomène bureaucratique en Russie soviétique. Conseilliste, s’opposant
au courant trotskyste, il pense que la lutte de Trotsky contre Staline est en
fait la lutte d’un camp de la bureaucratie bolchevique contre un autre, et
que la controverse politique qui les sépare est en réalité «superficielle et le
plus souvent stupide»107 . Certes :
«Il est parfaitement possible que tous ces adversaires aient cru en ce
qu’ils disaient ; mais – en dépit de leurs belles divergences théoriques – ils
se comportaient tous de la même manière dès qu’ils se trouvaient face à
une même situation pratique. Ainsi apprenons-nous que lorsque Trotsky
courait sur un front – sur tous les fronts – c’était pour défendre la patrie, et
rien d’autre. Au contraire, Staline fut envoyé sur le front parce que “là,
pour la première fois, il pouvait travailler avec la machinerie administrative
la plus accomplie, la machinerie militaire” – machinerie dont, soit dit en
passant, Trotsky s’attribue tout le mérite. De même lorsque Trotsky plaide
pour la discipline, il montre sa “main de fer”, lorsque Staline fait de même,
il ne montre que sa brutalité. […] Inversement : les partisans de Staline
dénoncent les propositions de Trotsky comme erronées et contre-
révolutionnaires, mais lorsque les mêmes propositions sont avancées sous
le couvert de Staline, ils y voient autant de preuves de la sagesse du grand
chef.108 »
Le dissident soviétique Anton (ou Ante) Ciliga présentait cette fausse
correspondance entre la réalité et l’apparence comme un système du
«mensonge déconcertant» ; il «démystifie le parti dit d’avant-garde et
montre bien quel fut son rôle dans le processus de bureaucratisation»109 de
la société tout entière : «Le contact étroit que j’eus à Léningrad avec la
bureaucratie communiste complétait en quelque sorte mes observations sur
l’état social de la Russie. Ce contact qui me révélait sous le masque des
phrases officielles le vrai visage de la bureaucratie, contribua à forger mon
jugement définitif sur la société soviétique tout entière. Il ne suffisait pas de
connaître la vie et la situation des couches inférieures de cette société. On
arrivait toujours à expliquer l’oppression et les souffrances des masses en

106
Ibidem, p. 328.
107
Paul Mattick, Stalinisme et bolchevisme, (daté de 1947), in Willy Huhn,
Trotsky, le Staline manqué, Spartacus, 1981, p. 10.
108
Ibidem.
109
Max Chaleil, Introduction à Anton Ciliga, Au pays du mensonge déconcertant,
10-18, UGE, 1977 (1938), p. 9.
- 50 -
faisant appel à des causes provisoires et, semble-t-il, “objectives”. Ces
explications étaient évidemment mensongères, mais il était difficile de les
écarter avant d’avoir connu la vie des vrais acteurs, des vrais maîtres de la
société soviétique : les bureaucrates, les hauts fonctionnaires.110»
La bureaucratie étatique serait née de la bureaucratie organisationnelle,
les mêmes oligarques étendant leurs fonctions. Il ne s’agirait pas d’une
stratégie consciente : le phénomène bureaucratique créerait une certaine
«schizophrénie», ou plutôt une interaction entre motivations inconscientes
et pulsionnelles et activité politique. Pour explication, les socialistes anti-
autoritaires, ou plus généralement les opposants au régime, remettent en
cause le fonctionnement pyramidal du parti bolchevique et sa culture
politique autoritaire, que Lénine ou Trotsky imputent aux nécessités de la
clandestinité sous le régime tsariste, tout en défendant le modèle du
centralisme démocratique : «La vérité est que le souci premier de Lénine
fut la construction d’un parti d’action, et que, dans cette perspective, sa
construction, sa nature, son développement et son régime même ne
pouvaient être conçus indépendamment des conditions politiques générales,
du degré des libertés publiques, du rapport de forces entre la classe
ouvrière, l’Etat et les classes possédantes»111 .
Pierre Broué cite ainsi Lénine, polémiquant contre les menchéviques :
«Nous aussi, nous sommes pour la démocratie, quand elle est vraiment
possible. Aujourd’hui, ce serait une plaisanterie, et cela, nous ne le voulons
pas, car nous voulons un parti sérieux, capable de vaincre le tsarisme et la
bourgeoisie»112. Ainsi, tout en se présentant comme une victime du
contexte, l’efficacité est privilégiée contre la démocratie interne. C’est tout
le sens de l’appel de Lénine dans Que faire ? Il y promulgue la prise en
mains du parti par des révolutionnaires professionnels113, montrant ainsi

110
Anton CILIGA, Au pays du mensonge déconcertant, ibidem, p. 98.
111
Pierre Broué, Le parti bolchevique. Histoire du P.C. de l’URSS, Minuit, 1971,
p. 50.
112
Ibidem.
113
« une organisation de révolutionnaires professionnels, dirigée par les chefs
politiques véritables du peuple entier […]. Cette lutte doit être organisée « selon
toutes les règles de l'art » par des professionnels de l’action révolutionnaire […]
j'affirme:
1. qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une
organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail ;
2. que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant
la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir
une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus
facile aux démagogues d'entraîner les couches arriérées de la masse) ;
3. qu’une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant
pour profession l’activité révolutionnaire ;
- 51 -
une vision élitiste qui veut que la politique n’est pas l’affaire de tout le
monde, ce qui est l’exact contraire du mot d’ordre marxien «l’émancipation
des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes».
Le processus de «désencastrement» du politique par rapport au social,
comme l’a appelé Karl Polanyi114, ne présente-t-il pas le risque d’une
complète autonomisation d’un représentant n’étant en théorie qu’un
délégué ? Quel contrôle les militants exercent-ils sur leurs responsables et
quelles garanties les statuts apportent-ils pour la conservation de la
démocratie interne ? Dans le cadre des mesures strictes prises dans le
contexte de la clandestinité, ce «désencastrement» ne risquait-il pas de
devenir une pratique politique ?
L’historien et trotskyste Pierre Broué nuance pourtant le schéma
antidémocratique évoqué par Lénine en citant une de ses explications
postérieures : profitant d’un certain adoucissement du régime, le parti aurait
«introduit une structure démocratique pour son organisation publique avec
un système électif»115. Pour lui, «rien ne contredit plus ouvertement en effet
la tenace légende du parti bolchevique monolithique et bureaucratisé que le
récit [des] luttes politiques, [des] conflits d’idées, [des] indisciplines
publiques et répétées, en définitive jamais sanctionnées», et il présente
d’autre part le tableau d’une organisation multiforme : «l’organisation de
Moscou en 1908, est à la fois plus complexe et plus démocratique»116.

Toutefois, plusieurs problèmes se présentent : c’est que, tout en critiquant


la démarche des historiens et des hommes politiques puisant dans Lénine,
comme dans la Bible, des citations choisies judicieusement dans un objectif
politique de discrédit, Pierre Broué n’est pas totalement convaincant dans
le choix de ses sources, qui font de son travail une recherche plus
historiographique qu’historique ; la responsabilité ne lui en incombe pas, il
est vrai, quand on connaît le problème posé par l’accès aux archives russes
à la date de parution de l’ouvrage. Il aurait cependant été intéressant de se
pencher avec plus de rigueur sur les aspects statutaires de l’organisation
bolchevique et d’en citer les grandes lignes : dans son ouvrage, aucune
référence n’y est faite. Un tel travail gagnerait d’autre part à être complété
par une orientation plus sociologique.

4. que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette


organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant
fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de « se
saisir » d’une telle organisation », in Lénine, Que faire ? (1902).
114
Cité dans M. Offerle, « Professions et profession politique », in Michel
Offerle (dir.), La profession politique. XIXe-XXe siècles, Belin, 1999, p. 10.
115
Pierre Broué, op. cit., p. 51.
116
Ibidem, p. 57.
- 52 -
Il faut d’autre part signaler que, du fait des quelques recherches menées
dans le cadre d’un sujet de maîtrise sur l’antisémitisme117, nous avons pu
constater que l’existence d’indisciplines publiques et répétées, utilisées à
titre d’argument par Pierre Broué, n’est pas garante d’une organisation
transparente et démocratique : il faut citer à ce sujet, et entre autres, le cas
de Jacquet, militant du CRC, parti blanquiste lyonnais à la fin du XIXe
siècle, dont les insubordinations publiques, plusieurs fois relatées dans les
rapports de police, à l’égard de la hiérarchie partidaire et face notamment à
l’action déviationniste flagrante du député Bonard, ne l’empêchent pas,
lorsque le choix lui est posé entre le départ de l’organisation et
l’acceptation de la situation, de devenir le militant le plus loyal et le plus
farouche dans la défense du parti, et de ses déviances, contre les socialistes
dreyfusards qui dénoncent son caractère nationaliste.
Cela peut par exemple être perçu comme une pratique culturelle sans
conséquence ou, pourquoi pas, une pratique nécessaire au maintien de
l’illusion démocratique. Ceci dit, il nous semble qu’il est plus pertinent
d’envisager le fait que la supériorité du patriotisme d’organisation sur la
conscience individuelle conduise à la victoire effective des positions de
l’appareil dirigeant. Et cela tient peut-être moins de l’idéologie que de la
culture politique, qui ne s’appréhende que sociologiquement et étroitement
en lien avec l’analyse des comportements militants.

Il est vrai qu’une littérature dissidente met l’accent sur l’idéologie


marxiste, en Russie ou en Europe, qui serait favorable à la mise en place de
structures coercitives à tous les niveaux de son action. Cela expliquerait le
lien entre organisation bolchevique et bureaucratique soviétique. C’est ce
qu’affirme Curzio Malaparte118, dont l’essai insiste de manière originale sur
la tactique bolchevique dans le cheminement vers le pouvoir.
Il faut au passage contester la légitimité de l’emploi du terme «coup
d’Etat»119 pour désigner «l’Octobre rouge», car elle ne semble pas
correspondre à la réalité. En effet, le coup d’Etat désigne l’action d’une
organisation prenant le contrôle des institutions existantes120 ; or, les
117
L’antisémitisme dans le département du Rhône au temps de l’Affaire Dreyfus,
mémoire de maîtrise, Lyon, septembre 2002.
118
Curzio Malaparte, Technique du coup d’Etat, Les Cahiers Rouges, Grasset,
1966. En deux articles, il distingue la « stratégie » de Lénine et la « tactique » de
Trotsky, véritable metteur en scène du coup de force d’octobre 1917.
119
Voir, entre bien d’autres les écrits de Michel Heller et Martin Malia, deux
spécialistes de la Russie.
120
Chez les socialistes, le « blanquisme », inspiré de la Conjuration des Egaux de
Babeuf, Buonarotti et Maréchal, en faisait un point constitutif de sa doctrine. On
sait en outre que le socialiste français Charles Rappoport avait développé contre les
bolcheviques l’épithète de « blanquisme à la sauce tartare ».
- 53 -
ouvrages spécialisés et les témoignages contemporains mettent en évidence
l’existence d’une dualité de pouvoirs (ou plus vraisemblablement d’une
multiplicité de pouvoirs121 ) entre la rue et le gouvernement à partir de
février 1917, l’autorité de ce dernier disparaissant peu à peu au fur et à
mesure que son action le discrédite.
Dès lors, la prise de l’Etat, telle qu’elle est recommandée par le Manifeste
du parti communiste122, n’est plus nécessaire : le parti bolchevique a, en
revanche, constitué au sein du pouvoir de la rue un embryon d’Etat qui lui
est totalement inféodé123 . Trotsky l’a bien compris et insiste sur la nécessité
de contrôle des rouages techniques de l’Etat : ainsi, la prise du Palais
d’hiver n’est que le témoignage symbolique d’une passation de pouvoir
déjà exercée dans les faits. Or, à côté de ce «coup de force» (l’expression
qui semble la plus appropriée), s’il est vrai que l’élément le plus important
est en réalité le soutien, ne serait-ce que critique, dont dispose le parti
bolchevique, tel au moins que l’exprime Trotsky124, il faut aussi souligner,
au-delà de l’idéologie, l’assise que représente la culture bolchevique et la
capacité du parti à construire un Etat ex nihilo et à le faire accepter.
Influencée par une culture politique autoritaire, et une théorie qui s’est trop
peu penchée sur le problème du pouvoir, la pratique du bolchevisme
consiste en l’encadrement de l’ensemble des structures de pouvoir valides
et dans lesquelles elle est impliquée.
En externe, sa popularité légitime en dernier recours cette prise de
contrôle, ce «noyautage», qui fait que la bureaucratie étatique était peut-

121
Jean-Louis Van Regemorter, La Russie et l’ex-URSS au XXe siècle, Armand
Colin, 1998.
122
« Le prolétariat se servira de la suprématie politique pour arracher petit à petit
tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production
entre les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante »,
in Karl Marx (et Friedrich Engels), Manifeste du parti communiste, 10-18, UGE,
1962, p. 45.
123
Trotsky lui-même, dans son Histoire de la révolution russe, sans en employer le
vocabulaire, détaille les étapes de la création par les bolcheviques de structures
dans lesquelles ils ont une influence majoritaire et auxquelles, comme le Comité
militaire, ils donnent une légitimité populaire.
124
Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky explique bien la nécessité
d’appeler à l’insurrection par l’intermédiaire des soviets, qui bénéficient d’un
soutien unanime (au contraire d’une organisation parfois faible), et dans lesquels
ils exercent une influence certaine. Toutefois, s’il prend le soin de souligner la
« faible emprise organisationnelle » du parti bolchevique, dans le but d’insister sur
l’adoption consciente de ses idées par la population, il mentionne également sa
mise à disposition d’un « levier » populaire et institutionnalisé. In Léon Trotsky,
Histoire de la révolution russe, t. 2: La révolution d’octobre, Seuil, 1995, pp. 658-
659.
- 54 -
être d’abord une bureaucratie partidaire. Et seule l’exaspération de la
population, «qui n’avait plus rien à perdre», a garanti le bon succès de cette
tactique. En interne, il faut aussi souligner le patriotisme d’organisation,
dépassant le cadre de l’idéologie, qui explique aussi, selon Claude
Lefort125, que Trotsky ait refusé jusqu’au dernier moment de se battre
contre une bureaucratie qu’il avait pourtant déjà identifiée et qu’il ait lui-
même compromis ses meilleures chances de succès. En effet, il semble,
pour reprendre les propos de Michel Lobrot126, que l’interprétation
trotskyste de l’organisation politique au sens large soit très mécaniste et
trop dédaigneuse à l’égard des explications socio-psychologiques. Il reste à
voir comment cela peut se traduire dans la naissance et la structuration
d’une organisation se réclamant du trotskysme, et ce que cela peut
impliquer.
Cette mise à nu du déroulement de la prise du pouvoir permet de tracer
une relation entre culture politique/pratique politique/ bureaucratisation,
avec toutefois et sans doute des relations de réciprocité. Cette insistance sur
la proximité du «léninisme» et du «stalinisme» est un terrain piégé, car
polémique, et donc peu compatible avec l’objectivité du scientifique ; mais
l’opinion est à distinguer des faits. De fait, l’on peut légitimement rejoindre
Bachelard :

«La science, dans son besoin d'achèvement s'oppose absolument à


l'opinion. S'il lui arrive pour une raison quelconque de légitimer l'opinion,
c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que
l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal, elle ne pense pas :
elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur
utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion, il
faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.127»
Est-ce alors faire une concession à l’opinion que d’établir une
comparaison entre «léninisme» et «stalinisme», reposant sur un même
substrat marxiste et léniniste ? Non pas, dans la mesure où il ne s’agit pas
de porter un jugement moral, mais d’établir des comparaisons entre une
culture politique commune, semble-t-il, à Lénine et Trotsky, qui fait primer
dans tout le parti le respect de la structure pyramidale (c’est-à-dire le
respect de l’autorité et de la légalité révolutionnaires) ainsi qu’entre le

125
Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979.
126
Michel Lobrot, Pour ou contre l’autorité, Gauthier-Villars, 1973.
127
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1996 (1938), p.
14.
- 55 -
système politique qu’ils ont ébauché, et le système de Staline. Joseph Gabel
parle alors de «subjectivisme légitime de l’historien»128.
Il semblerait en effet, à considérer les ouvrages les plus reconnus sur le
Parti communiste français, que celui-ci présente un certain nombre de
points communs avec l’organisation «lambertiste», bien plus qu’avec la
LCR qui, hormis l’épisode de la LCI en 1979, ne connut pas de scissions ou
d’exclusions fracassantes. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet, que
nous entendons développer dans l’étude de cas.
Y a-t-il véritablement un modèle bolchevique essentiel, sinon unique ?
Qu’implique-t-il ? Ces questions ont été peu posées, et il s’agit là
d’interrogations fondamentales pour notre travail. Il nous semble en effet
que, si cette similarité était avérée, l’étude de l’OCI-PCI pourrait participer
à un renouvellement de l’étude du phénomène bureaucratique en Russie, en
centrant l’analyse sur l’institutionnalisation de comportements
organisationnels préexistants plus ou moins mis en abîme. De manière
moins anecdotique, il s’agit surtout de comprendre les mécanismes qui
régissent une organisation, de comprendre, à partir de la réalité des
processus décisionnels, quels rôles respectifs jouent l’idéologie, la culture
politique, mais aussi les comportements individuels, hors de ces deux
champs, dans l’évolution structurelle et formelle d’une organisation. Seule
une analyse socio-historique, dégagée de l’événementiel bien que liée à lui,
semble être à même de comprendre ce qui fonde le phénomène
organisationnel.
La notion de «culture politique» apparaît dès lors comme fondamentale,
et il semble opportun de mieux la cerner. Jean-François Sirinelli proposait
de la considérer comme «une sorte de code et (…) un ensemble de
référents, formalisés au sein d’un parti ou plus largement diffus au sein
d’une famille ou d’une tradition politiques»129 . Serge Berstein entend, lui,
prendre la culture dans son sens anthropologique, «c’est-à-dire comme
l’ensemble des comportements collectifs, des systèmes de représentation et
des valeurs d’une société»130, et définir la culture politique comme
«l’ensemble des composantes de cette culture globale qui entrent dans la
sphère du politique»131. Il propose en d’autres termes une vision
évolutionniste de la culture, déterminée par le contexte historique et
sociétal, tout en insistant sur l’homogénéité des cultures politiques à un

128
Joseph Gabel, « Mannheim et le marxisme hongrois », in Freudo-marxisme et
sociologie de l’aliénation, Anthropos, 1974, p. 298.
129
Jean-François Sirinelli, préface à René Rémond, Histoire des droites en France,
tome II, Gallimard, 1992, pp. 3-4.
130
Serge Berstein, « Nature et fonction des cultures politiques », in Serge Berstein
(dir.), Les cultures politiques en France, Seuil, 2003 (1999), p.15.
131
Ibidem.
- 56 -
moment donné de l’histoire, leurs composantes étant étroitement solidaires
entre elles et devant être considérées comme un tout cohérent. E. Jacques
définit en 1972 la culture d’une organisation comme «son mode de pensée
et d’action habituel et traditionnel, plus ou moins partagé par tous ses
membres, qui doit être appris ou accepté, au moins en partie, par les
nouveaux membres pour être acceptés»132 . Pour rendre la notion de
pratique valide, je propose d’appréhender la culture politique de manière
plus théorique, suivant par exemple la définition proposée par E. H. Schein
en 1985 : «La culture d’une organisation est l’ensemble des hypothèses
fondamentales qu’elle a inventées, découvertes, élaborées par l’expérience
pour traiter ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne, qui
a fonctionné suffisamment bien pour être considéré comme valide et être
appris aux nouveaux comme étant la façon correcte de percevoir, réfléchir,
penser par rapport à ces problèmes»133 .
Le terme «idéologie», de même, gagnerait à être expliqué ; à plus forte
raison dans un cadre scientifique, comme l’explique Jean Baechler. Dans
Qu’est-ce qu’une idéologie ? (1976), ce dernier, dépassant un usage
historique et de polémiques «de bas niveau» postulant que «les idéologues
ce sont les autres» (p. 18), définit l’idéologie comme «un discours lié à
l’action politique»134, une définition aussitôt raffinée sous la forme d’«un
noyau non verbal dont le mode d’existence est verbal» (p. 26). L’abordant
sous un jour large, il écrit qu’elle peut aller du slogan au système. Sa
nature, toutefois, est d’être irrationnelle : «une formation discursive
polémique, grâce à laquelle une passion cherche à réaliser une valeur par
l’exercice du pouvoir dans la société» (p. 60). Selon Jean Baechler, «une
idéologie n’est ni vraie ni fausse, elle ne peut être qu’efficace ou inefficace,
cohérente ou incohérente»135 . Cette perception n’est donc qu’en partie
reliée au concept marxiste, notamment par sa dimension objectivement
péjorative : dans L’idéologie allemande, Marx et Engels la lient à la classe
dominante et évoquent l’illusion, nécessairement véhiculée par la pensée,
de sa propre autonomie. Il faudrait toutefois, selon Baechler, en prendre son
parti : on ne peut faire de la politique rationnellement, et renoncer à
l’idéologie serait renoncer à la politique.
Pour les marxistes, en revanche, les réflexions sur l’idéologie portent en
germe la défense de la «dialectique» et d’une véritable science politique.
Mais, même étendu à tout système d’idées, l’usage du terme «idéologie»

132
E. Jacques, Intervention et changement dans l’entreprise, Dunod, 1972, cité
dans Alain Desreumaux, Théorie des organisations, inf. cit.
133
E. H. Schein, Organizational Culture and Leadership, Jossey-Bass, 1985, cité
dans Alain Desreumaux, Théorie des organisations, inf. cit.
134
Jean Baechler, Qu’est-ce que l’idéologie ?, Gallimard, 1976, p. 22.
135
Ibidem, p. 61.
- 57 -
n’aurait-il pas une portée de dénigrement ? Ne conviendrait-il pas plutôt
d’user du terme plus neutre de «doctrine», qui renvoie à l’«ensemble des
opinions que l’on professe, des thèses que l’on adopte» ? Nous nous
permettons de voir une dimension pédagogique dans l’usage du concept
d’«idéologie» : il ne s’agit pas seulement d’être neutre à l’égard des
systèmes d’idées, mais d’être également critiques. Une de nos hypothèses
de travail est, en tant que systèmes, leur stricte autonomie du réel.
Enfin, la notion de «comportements individuels» est opposée aux
«comportements collectifs» de la culture politique : elle prétend
appréhender tous les comportements qui ne sont pas directement liés à la
fidélité à une idéologie ou à une culture politique. Il s’agit là, bien sûr, de
préoccupations liées aux découvertes de la psychologie sociale ou de la
sociopsychanalyse, dont nous avons évoqué jusqu’ici le bien-fondé sans
prendre le temps d’en éclairer les tenants. Il nous apparaît pourtant, comme
l’a écrit Wilhelm Reich, que la psychologie «est le facteur subjectif de
l’histoire»136 .
Dans «L’application de la psychanalyse à la recherche historique»,
Wilhelm Reich expose en effet son idée que «la sociologie ne peut pas
renoncer à la psychologie dès qu’il s’agit de questions de ladite ʺ″activité
subjectiveʺ″ des hommes et de la formation de l’idéologie»137. «Qu’est-ce
que la psychanalyse peut avoir à dire sur la bureaucratie ?, se demande
encore Pierre Legendre. Je l’ai déjà dit: très peu de choses, et même
apparemment rien»138 , avant que de rajouter plus loin : «Il n’y a pas, il n’y
a jamais eu d’autre question politique que celle-là, le rapport des sujets à la
jouissance».
Pour les psychologues, il s’agit en effet et par exemple de se pencher sur
le concept de «pulsion d’emprise», parfois dénommée pulsion de maîtrise
ou pulsion de pouvoir, auxquelles correspond, peut-être plus justement,
l’anglais «instinct to master». Roger Dadoun, professeur à l’université de
Paris VII-Jussieu, rappelle l’ancienneté de sa mise au jour, avec Freud, qui
la considérait déjà comme une «force antépremière»139, mais affirme aussi
qu’elle est «peu considérée». Il est vrai que la bibliographie s’y rattachant
est plutôt mince. Pourtant, Roger Dadoun la décrit comme «le geste
premier du vivant» et pense que «le politique offre à la pulsion d’emprise
son terrain d’élection», puisqu’il est fondamentalement «expression et
exercice de la pulsion de pouvoir» : «Si l’individu peut plonger dans le

136
Wilhelm Reich, Psychologie de masse du fascisme, La pensée molle, 1970.
137
W. Reich, « L’application de la psychanalyse à la recherche historique », in
Freudo-marxisme et sociologie de l’aliénation, op. cit., p.18.
138
Pierre Legendre, Jouir du pouvoir [Traité de la bureaucratie patriote], Minuit,
1976, 29.
139
Roger Dadoun, La psychanalyse politique, Que sais-je, 1995, p. 114.
- 58 -
Parti jusqu’à être le Parti, il est alors tout-puissant et immortel.» «Freud et
les psychanalystes en général ne semblent pas en avoir fait grand cas, et ne
la nomment qu’en passant – alors même qu’elle devrait être tenue pour une
force de première importance, et pouvoir même être considérée comme la
pulsion par excellence»140 . Dans sa contribution à Emprise et liberté
(1990), un des rares ouvrages consacrés à la question, Roger Dadoun,
prenant comme point de départ 1984, relie l’emprise à la terreur.
La récente multiplication des recherches sur le thème des rapports de
l’individu au groupe permet également de nuancer le constat d’un champ
d’étude peu battu. Dès les années 50, des chercheurs américains (Ohio,
Michigan) cherchaient par exemple à décrire les comportements des
leaders141 ; ces dernières années, les études et les colloques se sont
multipliés. L’ouvrage de Stanley Milgram, Soumission à l’autorité (1974),
est à cet égard fort intéressant : à partir de l’expérience renommée de la
chaise électrique, il définit les individus comme «des fonctionnaires de
l’horreur en puissance». Gérard Mendel, quoiqu’il présente tout de suite les
limites de cette expérimentation, ne craint pas à son tour d’en dégager la
valeur scientifique et d’en réaffirmer la conclusion : «les deux tiers des
civilisés se changent d’une minute à l’autre en abominables tortionnaires
pour peu que l’autorité le leur commande»142. Emprise et soumission se
complètent par ailleurs, et l’idée intéresse aussi les phénomènes
organisationnels. Il s’agit de mettre en perspective historique l’hypothèse
selon laquelle chaque individu, au sein d’une organisation, pourrait être tiré
vers deux directions contradictoires, quoique à des degrés différents et de
manière non exclusive : celle de l’emprise et du narcissisme, sublimation
de soi et individualisme aristocratique, celle encore de la soumission et du
masochisme, liée à une identification à l’autre et à une négation de son ego.
Serait-il inconcevable de se demander de quelle manière ces deux
tendances participent de l’évolution structurelle et formelle d’une
organisation, et quels rapports elles entretiennent avec culture et idéologie ?
Milgram conclut pourtant de son essai : «Aucune société ne pourrait […]
exister sans hiérarchie et, selon lui, pas de hiérarchie qui soit sans
autorité»143. Mais, là encore, l’affirmation est trop péremptoire pour ne pas
être débattue.

140
Roger Dadoun, « Anarchie et psychanalyse. Psychanalyse et anarchie », in
Psychanalyse et Anarchie, ACL, 1995, p. 17.
141
In Claude Louche, Psychologie sociale des organisations, Armand Colin, 2001,
p. 101.
142
Gérard Mendel, Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, La
Découverte, 2003, p. 46.
143
Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1974.
- 59 -
Il faut aussi évoquer Serge Moscovici qui, avec Psychologie des
minorités actives (1979), L’âge des foules (1981) ou encore La machine à
faire des dieux (1988), étudie les relations entre l’individu et le groupe, ou
plus largement les masses. Il pose la question du principe du chef, étudie le
phénomène charismatique, les notions d’influence, de consensus, de
conformité, et développe très largement Freud ou Reich en démontrant que
les phénomènes sociaux ont des causes psychiques. Il y a de même le
psychanalyste et sociologue

Gérard Mendel, fondateur de la sociopsychanalyse, qui est également


l’auteur en 2002 d’une très intéressante Histoire de l’autorité. Il serait en
dernier lieu dommageable de ne pas citer Eugène Enriquez, qui officie au
carrefour de la psychologie et de la sociologie, et dont la thèse, De la horde
à l’Etat (1983), qui propose une «psychanalyse du lien social », et dont les
travaux font aujourd’hui autorité. Il ne s’agit là bien sûr que de citer ceux
qui nous apparaissent comme les chefs de file d’une discipline fort riche.
Car il serait sans doute également stimulant de s’intéresser aux travaux de
l’Ecole de Francfort. Mais il reste à retenir l’essentiel : l’hypothèse d’une
causalité réciproque entre phobies sociales ou «troubles
comportementaux»/pathologies et comportements politiques paraît être un
sujet d’une importance capitale pour l’avancement des travaux de
définition d’une théorie de l’organisation. La convergence entre
psychologie et histoire est ici évidente : toutes deux participent de
l’interrogation du pouvoir. Il reste dès lors à se demander, et c’est peut-être
l’objet de ce DEA de faire des propositions, comment les notions de
pulsion d’emprise, de narcissisme, d’influence, de domination, ou encore
de transfert, peuvent être adaptées à une perspective historique, et il nous
semble que le lien peut être tracé par la sociologie de l’organisation.

Celle-ci se concentre avec plus d’attention sur le cadre entrepreneurial,


«au mieux» sur le cadre étatique, mais elle fournit néanmoins des pistes,
par son approche globale, théorique, de l’organisation, à l’historien du
politique.
Michel Crozier fit rééditer en 1971 un ouvrage déjà paru en 1963, et
perçu à bien des égards comme fondateur en sociologie de l’organisation144.
Examinant l’exemple de l’agence comptable parisienne et le cas du
monopole industriel, il étudie le phénomène bureaucratique et dénonce les
exorcismes réclamés par «libéraux» et «gauchistes» au détriment de
l’analyse scientifique : selon son analyse, quelques années encore avant la
parution de son ouvrage, les approches idéologiques étaient telles que
«l’étude objective des problèmes de pouvoir […] ne semblait pas avoir

144
Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Seuil, 1971 (1963).
- 60 -
progressé beaucoup depuis les analyses de Machiavel ou de Marx»145. Pour
lui, les données culturelles expliquent en grande partie la «négativité» du
«bureaucratisme» : la persistance du phénomène bureaucratique tiendrait à
une persistance nécessaire d’un pouvoir de type charismatique, dont on
parviendrait peu à peu à atténuer les effets. En conclusion de son ouvrage,
il expose une opinion «rassurante» quant au problème de deux parties aux
intérêts inconciliables : «Contrairement aux craintes formulées
constamment par les penseurs humanistes et révolutionnaires, l’avenir nous
offre plus de promesses de libération que de menaces de ʺ″robotisationʺ″ de
l’homme»146 ;
«La “bureaucratisation” au sens wébérien du terme a beau s’accroître,
elle n’a pas les conséquences dysfonctionnelles que Weber redoutait […],
l’élimination ou du moins l’atténuation de la rigidité des systèmes
bureaucratiques d’organisation, au sens dysfonctionnel, constitue une
condition indispensable de la croissance de la “bureaucratisation” au sens
wébérien.147 »
Il faut également préciser que Michel Crozier se rattache à un courant
d’analyse «fonctionnaliste». Carole Bournonville, évoquant les diverses
théories de l’organisation s’étant succédées, attribue la cause de cette
multiplicité à la diversité des écoles de pensée constituées «au fur et à
mesure de l’évolution économique et sociale et du développement
scientifique»148, à la «diversité des formes d’organisation selon le secteur
auquel elles appartiennent [et] selon leur âge», et à la «variété des
approches possibles» (caractéristiques internes, rapports avec l’extérieur,
etc.). Néanmoins, elle met en évidence l’existence de deux grands courants:
– un courant (ou paradigme) fonctionnaliste, pour qui l’organisation est
un système de coopération harmonieuse et en équilibre,
– un courant (ou paradigme) critique, pour qui l’organisation est un lieu
où existent des intérêts divergents et des conflits.

En effet, les fonctionnalistes «postulent l’existence de buts communs à


tous les membres de l’organisation. [Car], si l’organisation existe, c’est que
l’ensemble de ses membres poursuivent des buts communs»149. Mais une
telle considération ne laisse-t-elle aucune place à l’analyse de la
bureaucratie comme rupture de l’harmonie organisationnelle ou, disons, de
l’organisation idéal-typique ? «Contrairement au courant fonctionnaliste,

145
Ibidem, p. 177.
146
Ibidem, 353.
147
Ibidem, 354.
148
Carole Bournonville, Introduction aux théories des organisations, Foucher,
1998, p.10.
149
Ibidem, p. 83.
- 61 -
l’analyse critique essaie de comprendre comment les relations sociales se
forment et se transforment dans le temps. Elle se préoccupe donc de
l’histoire»150 : «Toute analyse fonctionnaliste, en effet, écrit Michel
Crozier, court le risque de se limiter à une description complaisante de
l’équilibre du moment»151 . Plus généralement, le courant critique se
caractérise dans son ensemble par six conceptions de l’organisation, étudiée
selon des perspectives «sociologique, historique, dialectique,
démystificatrice, actionnaliste, et enfin, émancipatrice»152 .
David Courpasson évoque un despotisme lié à une double dimension du
pouvoir dans les organisations contemporaines : «concentration du pouvoir
et mécanismes de menace»153. Selon lui, «l’analyse des moyens par
lesquels les dirigeants des organisations parviennent aujourd’hui à faire
obéir les hommes, c’est-à-dire à faire accepter leur domination, va
permettre de comprendre l’apparente ambivalence entre le despotisme
évoqué ici et le libéralisme affiché dans les organisations.154»
Un des problèmes centraux de l’étude de la bureaucratie dans les
organisations est bien de comprendre comment, en articulant discours et
action, officiel et officieux, fonds et forme, elle parvient à faire accepter
l’inacceptable:
«Cette éternelle question de l’obéissance est d’autant plus à réinvestir
qu’en dépit des espoirs mis par les gouvernants dans le libéralisme
organisationnel, certaines questions restent sans réponse: pourquoi les
salariés acceptent-ils de se soumettre aux impératifs d’initiative, de
responsabilité, de mobilité, et à toutes les autres exigences du libéralisme
organisationnel, alors que celui-ci est loin d’avoir tenu ses promesses ? Le
bateau n’est toujours pas arrivé à bon port. Qu’est-ce qui explique alors que
les “marins” continuent à suivre les ordres d’un “navigateur” souvent
impuissant et qui semble ne les guider nulle part ? Qu’est-ce qui justifie
qu’ils ne renoncent pas à atteindre le port le plus proche, et ne provoquent
ni mutinerie, ni changement de cap ?155»
Encore une fois, il n’est pas certain que le schéma de l’entreprise diffère
beaucoup de celui de l’organisation politique. Si l’employé d’une entreprise
peut être conditionné, aliéné, par son éducation tout au long des écoles qu’il
a fréquentées (système érigé en norme et défini comme un idéal) ou même
être mu par la crainte du chômage, s’il peut même avoir peur de rencontrer
la même situation dans une autre entreprise, le militant peut lui aussi être

150
Ibidem, p. 117.
151
Michel Crozier, op. cit., p. 348.
152
Carole Bournonville, op. cit., p. 117.
153
David Courpasson, L’action contrainte, PUF, 2000, p. 13.
154
Ibidem.
155
Ibidem.
- 62 -
conditionné par le discours de la bureaucratie (ou plus largement par la
culture politique de son milieu partisan), par la crainte de retrouver la
même situation déplaisante dans une autre organisation, et il peut encore
subordonner le problème posé par les «déviances» aux nécessités pratiques
qui ont conditionné son engagement politique, qu’il s’agisse là d’un refuge
aveugle ou d’une hiérarchisation des priorités156 . On le voit, si la sociologie
de l’organisation se concentre plus, pour des raisons «pratiques», sur le
modèle entrepreneurial, ses hypothèses sont extensibles au domaine
politique. Nous lui empruntons par exemple les notions de systèmes, voire
de sous-systèmes, formel et informel. Le premier vise à «atteindre l’objectif
de l’organisation […] en utilisant de façon rationnelle les moyens
disponibles»157 : il se caractérise par exemple par un contrôle des
comportements des groupes et des individus pour les rendre prévisibles, et
peut comporter des constantes telles que l’objectif de l’organisation, la
spécialisation des tâches, la coordination des fonctions, l’ordre, l’autorité,
l’uniformité des comportements, l’interchangeabilité des membres, etc.
Le système informel découle du premier : ce sont les réponses aux
pressions plus ou moins fortes dont les individus ont plus ou moins
conscience ; ce sont «des comportements, des relations et des stratégies non
prévues par l’organisation»158 , qui renvoient à des «adaptations
secondaires» des individus à l’organisation.
Tous ces préalables exposés, il reste à se demander comment mettre en
œuvre l’exercice de cette problématique. Il ne s’agissait pas, dans ce bref
exposé des hypothèses de recherche et de la problématique générale, de
dresser l’inventaire exhaustif des concepts suggérés par les autres sciences
sociales, mais d’en présenter quelques exemples significatifs. De même,
dans le cadre de ce DEA, il ne s’agit bien entendu pas non plus de répondre
à toutes ces questions, mais de montrer comment elles peuvent s’articuler
avec l’exemple de l’OCI-PCI. Qu’est-ce qui, dans l’organisation trotskyste,
participe de la fidélité et de la réalisation d’un modèle traditionnel, qu’est-
ce qui participe d’une culture et d’une pratique propres, issues d’une
adaptation à un univers qui évolue, et qu’est-ce qui pourrait relever de
comportements et d’évolutions plus universels ?

156
Voir le cas de Jacquet, cité plus haut. Victor Serge rapporte ainsi ses angoisses
devant le renforcement de ce que l’on n’appelait pas encore le stalinisme en pleine
révolution russe : « Nous parlions avec passion du parti malade. Malade, mais qu’y
a-t-il d’autre au monde ? », in Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, Seuil,
1978, p. 195.
157
François Petit et Michel Dubois, Introduction à la psychosociologie des
organisations, Dunod, 1990, p.19.
158
Ibidem, p. 20.
- 63 -
La tâche de ce mémoire de DEA est, à partir de quelques témoignages,
d’évaluer l’historicisation des concepts proposés et de soulever des
hypothèses que la thèse sera amenée, dans la mesure des possibilités de
l’histoire immédiate, à vérifier. Il semble à cet égard que, en intégrant
consciemment ou non des perspectives sociologiques, certains historiens
aient perçu les bénéfices de l’interdisciplinarité, facilitant ainsi la résolution
de nos interrogations quant à la manière de mettre en pratique nos
réflexions, une résolution qui, par le recours à l’entretien et au
questionnaire, s’inspire aussi de méthodes psychosociologiques.

- 64 -
Etude de cas

Introduction

«J’entends démontrer que les lois de la dynamique sociale ne peuvent


être formulées qu’en termes de pouvoir, sous quelque forme qu’il se
manifeste.»
Bertrand RUSSELL

«Qu’est-ce que le pouvoir ? L’usage de ce terme mérite, semble-t-il,


quelques éclaircissements. Jeanne Hersch le définit comme «la capacité
d’imposer un vouloir propre aux choses ou aux êtres humains […] dans la
cohérente et exclusive réalité»159 ; une approche partagée par Roger Tessier
et Yvan Tellier, qui précisent que «tout pouvoir inclut une capacité d’agir
sur autrui, peu importe l’origine ou la source de cette capacité», tandis que
«l’influence est tout bonnement le fait de l’exercice d’une telle capacité»160.
On peut dès lors, avec Max Weber, penser les relations de pouvoir comme
«la capacité pour A d’obtenir que B fasse ce que B n’aurait pas fait de lui-
même et qui est conforme aux intimations ou suggestions de A»161 .»
On pourrait dire, en paraphrasant Maurice Duverger, que, dans toute
communauté humaine, la structure du pouvoir est le résultat d’un couple de
forces antagonistes : les croyances, d’une part ; les nécessités pratiques, de
l’autre. Or, nous avons choisi d’explorer une communauté humaine bien
particulière : l’organisation politique ; et une organisation politique bien
particulière : le parti trotskyste. Le choix d’un sujet n’est, bien sûr, pour
reprendre les propos de Jean Maitron en introduction à son Delesalle,
jamais innocent. Mais au-delà de notre parcours individuel, qui nous a
conduit à nous interroger sur la nature, la fonction et l’exercice du pouvoir
dans le parti révolutionnaire, le choix du trotskysme n’est pas, lui non plus,
un choix innocent. A bien des égards, il est un des courants politiques à
avoir développé avec le plus de vigueur des positions antibureaucratiques,
c’est-à-dire contestant l’accaparement du pouvoir par une minorité de
dirigeants. Dès lors, pour nous, c’est la question de l’adéquation entre
théorie et pratique qui se pose.

159
Jeanne Hersch, « La nature du pouvoir », conférence du 4 octobre 1977, in Le
Pouvoir, 26mes rencontres internationales de Genève, Histoire et société
d’aujourd’hui, la Baconnière,1978, p. 75.
160
R. Tessier et Y. Tellier (dir.), Pouvoirs et cultures organisationnels, t. 4 de
Changement planifié et développement des organisations, Presses Universitaires
du Québec, 1991, XVII.
161
Raymond Boudon et François Bourricaud, « Pouvoir », in Dictionnaire critique
de la sociologie, PUF, 2000 (1982), p. 459.
- 65 -
L’OCI-PCI, organisation qualifiée de «lambertiste», du nom de son
dirigeant historique Pierre Lambert, a longtemps incarné, et incarne
toujours aux yeux de beaucoup, la continuité du trotskysme le plus
orthodoxe. Elle est sans doute celle qui a le mieux, à partir de 1952, date de
sa fondation, repris les thèmes et mots d’ordre traditionnels du trotskysme
et développé, à partir du Programme de transition de 1938, leur défense
inconditionnelle contre toutes les révisions, les déviations, les trahisons. A
cet égard, l’OCI-PCI ne pouvait que constituer notre point de départ.
Au-delà d’une étude des processus décisionnels, la notion de pouvoir
permet une approche complète de l’organisation. Elle permet certes
l’analyse structurelle et formelle de l’organisation, au regard des relations
entre sa direction, son appareil – un terme qu’Annie Kriegel préfère à ceux
de cadres et de responsables – et sa base militante, mais aussi des
comportements collectifs et individuels, plutôt négligés par Maurice
Duverger. «Déconstruire l’acteur collectif afin de reconstituer les processus
historiques et sociaux par lesquels les acteurs individuels, dans leur
diversité, s’agrègent, s’excluent, s’institutionnalisent, tel est le changement
de perspective qui s’impose»162. Etre radical, comme le disait Karl Marx,
c’est saisir les choses à la racine. Mais la racine pour l’homme est l’homme
lui-même.
Il va de soi que ce travail est une introduction : il s’est agi, non d’aborder
des problèmes que l’on considérerait comme résolus une fois l’étude de cas
achevée, mais de proposer une utilisation aussi complète que possible des
témoignages qui ont été recueillis. Ceux-ci, il est vrai, constituent le
matériau privilégié, quoique non exclusif, à la fois de l’histoire du temps
présent et de celle d’un parti politique. L’histoire du trotskysme, en effet,
ne saurait être intégralement celle du communisme : l’absence de sujétion à
des structures internationales, les effectifs incommensurablement moindres,
ou encore l’inexistence en tant qu’institution, au profit d’un militantisme
commandé par la prudence, rendent plus difficile l’accès à d’éventuelles
archives, d’autant que le trotskysme n’a pas, lui, connu de perestroïka.

Douze interviews ont été réalisées : onze d’ex-militants trotskystes, ayant


connu différents moments de son histoire, et une autre d’un témoin voire
d’un acteur particulier mais privilégié du mouvement «lambertiste»,
Alexandre Hébert. A bien des égards, ce travail représentait aussi une
expérience personnelle : étant issu de la seule discipline historique, et non
de la sociologie ou de la psychologie, intervenir dans ce qui constitue un
peu leur domaine d’action était une véritable gageure. Néanmoins, nous
avons tâché de mener ces entretiens, expérience inédite, avec le plus de
professionnalisme possible.

162
Bernard Ronet Pudal, Prendre parti, FNSP, 1989, p. 14.
- 66 -
Tout l’enjeu était, soit de n’aborder qu’une seule période chronologique,
ce qui imposait de trouver une dizaine de personnes ayant milité à l’OCI-
PCI autour des mêmes années, soit de proposer un échantillon représentatif.
C’est cette dernière démarche qui a été privilégiée. De fait, c’est une
période allant de 1943 à 2002 qui est couverte, ce qui renforce l’idée que
cette étude de cas ne saurait être qu’une mise en œuvre d’hypothèses
guidée par l’usage du conditionnel. Nous nous sommes néanmoins efforcé,
par une relative sélection des entretiens, d’aborder cette période de manière
homogène. Le choix des ex-militants était un choix nécessaire : en partant
du principe que, ayant tous quitté l’organisation à des époques et suivant
des modalités différentes, la répétition de leur témoignage aurait plus de
valeur que chez les militants encore en activité, dont le discours ne pourrait
a priori qu’être conforme à celui de l’organisation. De même, ce choix
permettait d’aller au-delà de sources officielles nécessairement biaisées. Il
s’agissait avant tout de leur proposer de se raconter, d’exprimer leurs
motivations, leurs doutes, leur expérience, tout en leur expliquant le sens de
cette démarche.
Cette orientation a rapidement conduit à délaisser le questionnaire
élaboré et à laisser aux interviewés la liberté de parler, pour ne pas les
enfermer dans un cadre préétabli peu propice au surgissement spontané des
anecdotes et des émotions, des éléments marquants, nécessaires à
l’élaboration d’hypothèses dans le cadre d’un sujet encore peu défriché.
Néanmoins, cette spontanéité a été atténuée par un élément jugé
nécessaire : le contrôle des ex-militants sur leurs déclarations ; ainsi, la
plupart des transcriptions ont été revues et corrigées par les intéressés,
ôtant, pour une partie, des éléments jugés inappropriés, apportant, pour le
reste, une plus grande précision dans le récit.

Ces récits sont de nature diverse : pour certains, il s’agit véritablement de


se confier, de révéler des sentiments, pour d’autres, d’avoir une approche
beaucoup plus factuelle et plus contrôlée. La plupart portent un regard
réfléchi et critique sur leur engagement. Certains témoignages, comme
celui de Vincent Présumey, sont même pour partie à la limite de faire partie
de la bibliographie. Cette pluralité ne doit pas éluder l’essentiel : ainsi que
le rappelle Jean Vigreux163, il s’agit là d’une source éminemment
subjective, non seulement par l’éventuelle préoccupation des «ex» de
«régler des comptes», mais aussi par le souci, assumé ou non, de se
préserver et de préserver sa mémoire en atténuant ses propres
responsabilités, en faisant d’un portrait positif de l’organisation un moyen

163
Jean Vigreux, « Archives et sources orales: le cas du communisme français », in
Serge Wolikow et Philippe Poirrier (dir.), Où en est l’histoire du temps présent ?,
n° 5 hors-série, bulletin de l’IHC, 1998.
- 67 -
de légitimer son engagement d’alors. Il est dès lors certain que l’histoire du
trotskysme est sous le contrôle de ses acteurs.
Néanmoins, ce contrôle n’est pas absolu : la confrontation des
témoignages entre eux et avec d’autres sources, leur soumission à des
sources plus objectives, ainsi celles de Stéphane Just, représentent le
meilleur moyen de l’atténuer, voire de le contourner. Le temps imparti,
néanmoins, relativement court, mais également les obstacles rencontrés
dans la consultation des archives, ne nous ont pas donné l’opportunité de
donner à cette confrontation autant de vigueur que nous l’aurions souhaité.
Pour nous, cette étude de cas est avant tout le moyen d’introduire un
questionnement sur les relations de pouvoir dans l’organisation
«lambertiste» à partir de différentes expériences militantes.
Les individus sont donc au centre des préoccupations. C’est leur
agrégation, leur organisation, leur structuration qui sont au centre d’une
interrogation plus générale sur les modes et les finalités de l’organisation
politique. Le parti trotskyste, notamment, conçu comme outil
révolutionnaire, instrument de libération d’une classe et d’émancipation des
individus, se structure en relation avec une doctrine politique qui en a
minutieusement prévu le fonctionnement. Y a-t-il toutefois nécessairement
adéquation entre un modèle théorique, certes construit dans l’histoire mais
désormais référence lointaine et peu connue, artefact d’une idéologie qui a
toujours relégué le politique à un rôle superstructurel, et la réalité
organisationnelle d’un parti trotskyste français ? La spécificité
organisationnelle du trotskysme se doit d’être interrogée, notamment au
regard des relations de pouvoir, formalisées dans un souci d’action, et qui
appellent à être questionnées suivant une pluralité d’approches.
Il semble ainsi pertinent d’étudier l’OCI-PCI sous la triple dimension
d’un parti-outil, instrument collectif au service d’un changement de société
et instrument individuel d’émancipation, d’une entreprise politique,
travaillée par le désir d’efficacité et de bénéfices politiques, ou encore
d’une organisation dont l’autonomie est en question, car semblant, il est
vrai, devenir source d’aliénation.

- 68 -
Première partie. Le Parti : un outil ?

Il s’agit, avant d’en préconiser le dépassement, d’aborder l’organisation


trotskyste idéal-typique, et de considérer en premier lieu que l’OCI-PCI ne
donne pas lieu a priori à une comparaison avec une secte ou une religion,
comme le sous-entendraient les ouvrages proposés par le journalisme
d’investigation. L’engagement politique ne résulte pas d’un
embrigadement, à moins de considérer ce terme dans son acception la plus
large : le parti est avant tout une association d’individus libres, amenés à
l’organisation par un choix rationnel, conscient, par le désir de s’organiser
et lutter contre une réalité qu’ils rejettent ou, en tout cas, parce qu’ils y
trouvent un intérêt. Le trotskysme a bien entendu une signification
historique et politique, et il ne convient pas d’ôter à l’engagement sa
signification première : l’individu cherche et peut trouver son intérêt dans
l’organisation, il est un consommateur politique, attiré par l’identité et les
perspectives qui lui sont offertes. Il faut donc en premier lieu concevoir le
parti comme un outil : un outil collectif au service de la société, mais aussi
un outil au service de l’individu et de sa réalisation.

A. Un outil collectif

On ne peut affranchir le parti trotskyste de sa dimension d’outil collectif.


«Dans l’ensemble de leurs dispositions et chacun de leurs points, les statuts
du PCI sont tous empreints de la plus totale confiance dans la capacité
révolutionnaire des exploités et des opprimés à reconstruire le monde sur
des bases plus justes, des bases plus humaines. Pour cela, il faut un parti
révolutionnaire, une Internationale révolutionnaire»164. Dans ce cadre, le
marxisme, le bolchevisme, le trotskysme, sont pour lui une «règle pour
l’action». Il s’agit d’introduire une réflexion sur la mesure et la manière
dont le «lambertisme» peut être présenté comme un courant communiste et
sa culture, pour reprendre l’interrogation de Gilles Vergnon165, se
confondre avec celle des «communistes staliniens» ou d’autres courants
ouvriers. En effet, si le problème de la nature de cet outil a de l’intérêt en
lui-même, il permettrait surtout de déterminer si une étude des relations de
pouvoir dans l’OCI-PCI participe aussi de l’analyse du mode
d’organisation communiste.

164
Parti communiste internationaliste, préface aux Statuts du Parti communiste
internationaliste, in Manifeste de l’OCI de décembre 1967, supplément à La Vérité,
n° 543, février 1984, p. 5.
165
Gilles Vergnon, « Le mouvement trotskyste et la culture de guerre », in Jean
Vigreux et Serge Wolikow (dir.), Cultures communistes au XXe siècle, La Dispute,
2003, p. 96.
- 69 -
1. Le trotskysme : un concept ?

L’OCI-PCI, représentée aujourd’hui par le Courant communiste


internationaliste du Parti des travailleurs, se présente comme une
organisation trotskyste. Mais n’est-elle que cela ? En France, la Ligue
communiste révolutionnaire (LCR), Lutte Ouvrière (LO), et d’autres
organisations, évaluées au nombre de 19 par Christophe Bourseiller166,
partagent cette même référence. Peut-on dire qu’il existe plusieurs ou un
seul trotskysme ? Plus qu’une réflexion sur l’identité politique de l’OCI-
PCI, sur laquelle insiste Emmanuel Brandely, il s’agit simplement, la
question de l’identité étant en définitive au cœur de l’ouvrage, de
s’expliquer quant au choix de certaines dénominations et d’introduire une
réflexion sur la nature du trotskysme.
Il est en effet nécessaire, pour la pertinence de ce travail, de l’introduire
par une réflexion sur le vocabulaire, sur les notions et les concepts à
employer, sur ceux avec lesquels il convient de prendre quelque distance.
Le terme «trotskysme», en premier lieu, est-il un concept ? La question
mérite d’être posée. Le concept, en effet, dans son acceptation kantienne,
est une généralisation qui n’est pas tirée de l’expérience. A considérer une
éventuelle diversité des approches du trotskysme, celui-ci ne serait-il pas
plutôt un schème, qui renvoie à la «forme kantienne de généralisation
intermédiaire entre les données de la sensibilité et les concepts dus à
l’entendement»167 ?
Jean-Yves Guiomar, discutant l’idée de nation, propose, pour la
scientificité du débat, d’appréhender celle-ci sous ce nouveau jour. En
effet, toute tentative de dénomination d’un courant politique s’expose à un
choix dans la part respective des appréciations subjective et objective. Dans
le cadre du nationalisme, il s’agit d’un débat qui est encore d’actualité,
malgré l’intervention de noms aussi prestigieux qu’Eric Hobsbawm,
Benedict Anderson, ou encore Ernest Gellner. Le problème est encore
d’une autre nature lorsque cette dénomination fait référence à la vie ou à la
pensée d’un homme. En effet, l’individu n’ayant par définition aucune
identité, le courant politique en question, qui doit théoriquement en avoir
une, est nécessairement amené à faire un choix chronologique, voire
politique. De fait, définir le trotskysme par référence à l’intégralité des
écrits de Trotsky ne peut apparaître que comme une imposture. Nos tâches
politiques ou le Rapport de la délégation sibérienne sont assez différents de
Terrorisme et communisme ou peut-être encore des quelques pages de

166
Christophe Bourseiller, « De Trotsky à Jospin… la mosaïque trotskyste », in
L’Histoire, n° 263, mars 2002, p. 50.
167
Jean-Yves Guiomar, La Nation entre l’histoire et la raison, Armillaire, La
Découverte, 1990, p. 176.
- 70 -
Staline. Et dès lors que le seul à faire autorité, l’intéressé lui-même, s’est
toujours refusé à l’emploi du terme «trotskysme», nul ne saurait se
proposer comme arbitre sans polémique.
Restent dès lors deux hypothèses : l’éventualité qu’une part substantielle
des successeurs politiques autoproclamés de Trotsky s’accordent sur une
même définition, auquel cas il pourrait y avoir «un» trotskysme, quitte à ce
qu’il reste théorique ; ou la constatation d’une grande diversité qui
conduirait immédiatement à accepter «des» trotskysmes. Cela correspond
aussi à l’opposition, par ouvrages et mêmes courants interposés, entre Jean-
Jacques Marie et Daniel Bensaïd. Pour ce dernier, en effet, «si le
trotskysme au singulier renvoie à une origine historique commune, le mot a
trop servi pour être utilisé sans un prudent pluriel»168. Pour le premier,
comme on l’a vu, il renvoie à un ensemble cohérent centré autour de La
Révolution permanente. Pour le second, à une pluralité d’acceptions. Pour
Jacqueline Pluet-Despatin, encore, qui rappelle que le trotskysme est
historiquement «la critique du stalinisme», l’essence du combat de Trotsky
se répartit en trois fronts : «démocratie dans le Parti, politique économique
prolétarienne et antibureaucratique, révolution permanente»169.
Cette unité théorique ne peut donc pour l’instant qu’être déclarée de
manière axiomatique, dans un souci de prudence. Il conviendra d’y revenir
plus longuement dans la thèse, recourant à Lénine et Trotsky eux-mêmes :
il nous sera dès lors possible de soumettre les conceptions partisanes à une
vérification, sans trop craindre par ailleurs d’être accusé de partialité. En
effet, peut-être que s’impose au sein des organisations trotskystes
françaises une conception du trotskysme au sens large, conduisant à
identifier le trotskysme à Trotsky en accordant de fait à la totalité du capital
politique de celui-ci un statut de référentiel. Peut-être aussi que les
positions politiques des unes ou des autres peuvent avoir évolué, posant la
question de leur rapport objectif au trotskysme. La question de l’identité
trotskyste de la LCR n’est ainsi plus vraiment polémique : le «retour sur
Cronstadt»170 opéré récemment dans Rouge, notamment par Léonce
Aguirre, a d’ailleurs relancé le débat, sans compter des décisions plus
symboliques tel le débat régulier autour du changement de nom171,
l’abandon au dernier congrès de la «dictature du prolétariat»172, ou encore

168
Daniel Bensaid, Les Trotskysmes, op. cit., p. 7.
169
Jacqueline Pluet-Despatin (textes choisis et présentés par), Trotsky et le
trotskysme, Armand Colin, 1971, p. 6.
170
Léonce Aguirre, « 80 ans après Cronstadt [Le mythe de la tragique nécessité] »,
in Rouge, Site Internet de la LCR.
171
Voir par exemple le 14e congrès de la LCR.
172
François Ollivier, « Nouveaux statuts de la LCR. Et la dictature du
prolétariat ? », in Rouge, n° 2040, 20 novembre 2003.
- 71 -
les polémiques autour du récent livre de Christian Picquet173 , sans oublier
l’aspect peu orthodoxe de la «démocratie participative». Est-il dès lors dans
les attributions de l’historien de risquer un retour à une définition objective,
ou devons-nous nous contenter de privilégier quoi qu’il advienne une
approche strictement subjective de la notion de trotskysme ? C’est une
question à laquelle la thèse devra tenter de répondre.
Le problème est similaire et plus immédiat lorsqu’il s’agit d’attribuer à
chaque courant un adjectif qui le désigne. Quel adjectif utiliser en effet
pour faire référence, et puisque c’est là notre objet, au courant politique
issu de la scission du PCI en 1952 et incarné aujourd’hui dans le Courant
communiste internationaliste du Parti des travailleurs ?
J.-G. Lanuque, dans Dissidences, désapprouve l’utilisation du terme
«lambertiste» et recommande le strict emploi des dénominations des
organisations. Ainsi écrit-il par exemple : «Qualifier le PCI (Parti
communiste internationaliste) entre 1952 et 1955 de ʺ″lambertisteʺ″ serait
assurément erroné, quand on connaît l’importance du rôle joué alors par
quelqu’un comme Marcel Bleibtreu»174. Il s’agit là d’une remarque
pertinente. D’autre part, il est vrai qu’il est a priori litigieux d’employer un
terme récusé par ceux-là mêmes qu’il vise à qualifier, à plus forte raison
lorsqu’il est utilisé par leurs détracteurs. Ainsi, en introduction à
Itinéraires, Daniel Gluckstein et Pierre Lambert en personne disent
«contester cette appellation»175. Pour Jean-Jacques Marie, ce sont bien «les
autres courants et les médias [qui] donnent son nom (lambertisme) au
courant international dont [Pierre Lambert] est le principal dirigeant»176. A
maintenir l’emploi de ce terme, l’historien courrait alors le risque de
s’insérer dans une polémique plus politique que scientifique et de se voir
accuser de manier le sous-entendu.
Cela étant, si l’on part de l’axiome que la subjectivité militante doit
prévaloir, il faut bien reconnaître que la seule qualification de «trotskyste»
est insuffisante, voire suspecte, elle aussi de parti pris dans un pays où,
comme au Royaume-Uni, dix-neuf entités politiques se réclameraient du
trotskysme177 , et où deux d’entre elles (Lutte ouvrière et la LCR) sont plus
reconnues médiatiquement que celle dont nous proposons une approche. De
la même façon, les multiples dénominations successives choisies par le

173
Christian Picquet, La république dans la tourmente [Essai pour une gauche de
gauche], Syllepse, 2003.
174
J.-G. Lanuque, « Réflexions et réfections sur l’utilisation du vocabulaire dans
l’étude de l’extrême gauche », Dissidences, n° 1, décembre 1998, p.5.
175
Daniel Gluckstein et Pierre Lambert, Itinéraires, Rocher, 2002, 9.
176
Jean-Jacques Marie, Le trotskysme et les trotskystes, Armand Colin, 2002, p.
205.
177
Christophe Bourseiller, op. cit.
- 72 -
courant de l’OCI-PCI accroissent encore la difficulté : groupe Lambert,
voire «groupe Informations Ouvrières», OCI, OT, Parti communiste
internationaliste, Courant communiste internationaliste. Et cela sans
prendre en compte les mouvances plus larges dont les militants de ce
courant ont été ou sont encore les animateurs : il faudrait alors citer les
groupes «Révoltes», le CLER, l’AER, la FER, l’AJS, l’AO, l’AJR, les
groupes «Paroles de Jeunes», la Conférence mondiale de la jeunesse pour la
révolution, l’IRJ, le MPPT, le Parti des travailleurs, etc.
De fait, si la proposition de J.-G. Lanuque est indéniablement salutaire
dans le cadre d’une étude sur une courte période, elle paraît plus
difficilement valide lorsqu’il s’agit d’appréhender les cinquante ans
d’existence d’une organisation qui a plusieurs fois changé de dénomination,
à plus forte raison si l’on s’inscrit dans une perspective comparative avec
une organisation concurrente se réclamant des mêmes références et
revendiquant la même hérédité politique. D’autre part, il apparaît que, alors
que le courant OCI-PCI n’a pas toujours été sur les mêmes positions
politiques, et même si l’on court en effet le risque d’une personnalisation
abusive de l’histoire, la figure de Pierre Lambert est aujourd’hui la seule
qui illustre la continuité de l’organisation. Ainsi, le rappel du rôle de
Marcel Bleibtreu n’exclut pas, comme le rappelle Stéphane Just, l’aura de
Pierre Lambert. Il faut à ce titre préciser, sans qu’il s’agisse d’un argument
décisif178 , que tous ceux que nous avons interviewés et qui ont été à même
d’apprécier le rôle de Pierre Lambert dans l’organisation se prononcent
pour l’emploi de ce terme, ou l’utilisent simplement. C’est bien
évidemment le cas de Michel Lequenne, c’est celui aussi de Boris Fraenkel,
ou surtout de Ludovic Wolfgang. Bernard, lui, affirme le rôle des
«justiens» dans la structuration du concept. Pour Pierre Broué, qui remonte
au moins jusqu’en 1967, il est valable «à partir d’un certain moment»179.
Alexandre Hébert, lui, met le doigt sur un véritable problème, celui de
l’amalgame entre trotskysme et «lambertisme» : faut-il entendre par
«lambertisme» la continuité d’une action personnelle prépondérante ou
renvoyer plus précisément encore à une identité politique ? C’est un débat
qu’il va falloir mener. En attendant de le résoudre, l’identité politique de
l’OCI-PCI doit être prudemment réduite à un petit nombre de critères. Et
pour conclure, si imparfait soit-il, le terme «lambertiste» paraît relever

178
Il faut toutefois noter que, à considérer qu’ils éprouvent tous du ressentiment à
l’égard de l’OCI-Parti communiste internationaliste, il leur eût été parfaitement
possible de l’exprimer sans se saisir de ce terme et de la réalité à laquelle il
renvoie. Les militants ayant quitté la LCR n’évoquent aucun « krivinisme », de
même que Socialisme ou Barbarie ou Yvan Craipeau ne peignent pas dans leurs
contributions le portrait d’une organisation autocratique ou oligarchique.
179
Entretien avec Pierre Broué, le 26 février 2004.
- 73 -
d’une plus grande efficacité, faute de mieux et sans que cela signifie que
cet usage doive être exclusif ou même prioritaire. Le terme d’OCI-PCI,
usité ici, fera de même l’objet de quelques recours, n’étant pas, lui non
plus, exempt d’ambiguïté, d’autant qu’il ne pose pas la question des
organisations associées.
De la même façon, il convient de se demander si le terme de
«lambertisme», son imperfection reconnue, doit ou non être encadré de
guillemets. Pour Fabien Leroux, cet emploi se révèle être globalement une
«aberration épistémologique» en sciences sociales : «Il ne suffit pas de
prendre un article du Monde sur le Parti des travailleurs et de mettre en
guillemets le mot lambertiste pour en faire une production scientifique.
[…] Le paradoxe, c’est qu’à force de souligner, par des guillemets, que
certains mots sont des mots sociaux, c’est-à-dire qu’en plus d’être des
signifiants, ils ont une épaisseur sociale et politique, on accrédite l’idée
qu’il y a un univers parallèle où les mots ne le sont pas, et il serait facile de
repérer ces mots purs, absolus et vrais parce qu’ils ne sont pas entre
guillemets : c’est l’univers parallèle des mots sans guillemets, c’est,
répétons-le, la Cité de Dieu. Au fond, de deux choses l’une : soit chaque
mot doit être pourvu de guillemets pour signifier qu’il désigne chacun une
construction historique, métaphysique ou sociologique (la “France”, “je”,
voire la “table”), soit aucun n’en a parce que le langage est tout entier
écrasé entre une paire d’immenses guillemets. 180 »
Il se trouve toutefois que les mots n’ont pas la même dimension
polémique, loin s’en faut, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de
vocabulaire politique. Il est vrai qu’un certain nombre de groupes ou
d’organisations ont fini par adopter comme outil d’autodésignation une
épithète auparavant employée par d’autres groupes pour discréditer leurs
adversaires : cela est aussi valable pour les trotskystes eux-mêmes
(originellement, bolcheviks-léninistes, marxistes révolutionnaires) que pour
les léninistes, voire les anarchistes ou encore, dans un autre registre, les
chrétiens. Mais cela n’est pas toujours possible. Les mots peuvent être
lourds de sous-entendus. Par exemple, l’usage répété par le mouvement
communiste du terme «hitléro-trotskysme» pouvait avoir comme
conséquence directe, sans même le secours de plus larges développements,
par la simple caractérisation, la diffusion de l’idée selon laquelle nazisme et
trotskysme seraient indissociablement liés. La désignation, l’auto-
désignation, ont et sont des enjeux politiques.
Dans le mouvement révolutionnaire, les discussions sur les termes et
concepts ont toujours été récurrentes, et ce avec d’autant plus d’insistance

180
Fabien Leroux, « Réflexion sur l’utilisation du vocabulaire politique en sciences
sociales : l’aberration épistémologique des guillemets », in Dissidences, n° 10,
février 2002, pp. 12-13.
- 74 -
que la nécessité de conceptualiser était essentielle. Dans sa préface à Marx
critique du marxisme, Louis Janover écrit ainsi : «Spinoza pensait que ʺ″la
plupart des erreurs consistent en cela seul que nous ne donnons pas
correctement leurs noms aux chosesʺ″ [...]. La révolution bolchevique a été
baptisée communiste au nom de Marx et de sa théorie, mais ce
communisme ne correspond à rien de ce que Marx a baptisé de ce nom. La
logique et le bon sens commanderaient donc d'inverser la proposition et de
ne plus parler de communisme à ce propos.181 »
C’est encore l’opinion de Cornélius Castoriadis : «Il est évident que les
termes de socialisme et de communisme sont désormais à abandonner»182.
Ce souci de la précision est tout autant un enjeu de légitimité et un désir de
filiation qu’une volonté didactique. Ainsi en est-il pour d’autres notions,
comme le montre cette citation qui prend ses distances avec une notion
«récupérée» :
«Nous devons donc faire preuve de lucidité et nous demander si, dans de
telles conditions, il nous est encore possible d'utiliser le mot “autogestion”
avec notre signification ? Sommes-nous bien sûrs qu'il fait partie de notre
vocabulaire fondamental ? Qu'introduit de l'extérieur – corps étranger au
mouvement ouvrier – il n'est pas en train de s'emparer de nos moyens pour
les retourner contre nos objectifs, à la manière d'un virus bactériophage ?
[…] Nous battre pour la “gestion directe” et la destruction de l'Etat,
inconditionnellement oui ! Et ce vocabulaire-là est suffisant. A l'extérieur
du mouvement spécifique, le mot “autogestion” a une signification en
contradiction fondamentale avec nos conceptions et nos analyses. La
lucidité est donc de rigueur : puisque nos forces ne nous permettent pas de
maîtriser le tourbillon, il devient nécessaire d'abandonner la position tant
qu'il en est encore temps. Ce n'est plus affaire de tactique, mais de stratégie.
Ceux qui ne prendront pas conscience du danger seront, malgré eux,
irrémédiablement emportés par un mythe réactionnaire.183»
Il va également de soi que, si une organisation politique est une entreprise
politique, la question de sa dénomination est celle de son image et qu’elle
participe de sa nécessaire démarche de marketing politique. La vision idéal-
typique, classique et néo-classique, de consommateurs libres et égaux,
rationnels, voire omniscients, est tout aussi fictive dans le domaine
politique. Il ne fait pas de doute que ceux-ci s’arrêtent souvent à la
formalité d’une organisation, à son apparence, aux discours qu’elle produit
sur elle-même ou que l’on produit sur elle. De la sorte, il serait intéressant

181
Préface à M. Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 2000.
182
Cornélius Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier, t. 2 Prolétariat et
organisation, 10-18 et C. Castoriadis, 1974.
183
Marc Prévôtel, Cléricalisme moderne et mouvement ouvrier, Volonté
Anarchiste, n° 20-21.
- 75 -
d’étudier dans quelle mesure les termes socialiste et communiste (et surtout
les images auxquelles ils renvoient) pèsent dans les succès électoraux du
Parti socialiste et du Parti communiste français, ou encore de s’interroger
dans quelle mesure le passé soixante-huitard de Daniel Cohn-Bendit a joué
dans les résultats des Verts aux élections européennes de 1999. De la même
façon, la recherche, du fait de son impact médiatique, fut-il minime,
participe de tels mécanismes, et elle ne peut donc s’extraire complètement
de ce type de polémiques. La rigueur avec laquelle le chercheur manipule
les définitions, les notions, les schèmes, les concepts, est tout autant la
condition de la réalisation du but qu’il s’est fixé qu’un témoignage
extérieur, au même titre que l’appareil critique, de la pertinence et de
l’honnêteté de sa démarche.
Dans le cas du courant trotskyste incarné aujourd’hui par le Courant
communiste internationaliste du Parti des travailleurs, la qualification de
«lambertiste» peut aussi bien signifier le rôle majeur de Pierre Lambert
dans la construction de l’OCI-PCI que contribuer à légitimer l’idée selon
laquelle ce courant politique ne serait qu’une secte dont il serait le gourou,
c’est-à-dire qu’il pourrait n’avoir qu’un rapport circonstancié au
trotskysme. Il ne s’agit pas d’exclure a priori ces deux affirmations, mais de
développer en effet notre étude avec quelque prudence, en attendant qu’une
recherche plus approfondie permette de poser des bases un peu plus solides
et de se prononcer avec plus d’assurance. Ce n’est pas l’objet de ce DEA
qui, en cherchant à proposer des hypothèses de travail, doit recourir à la
précaution des guillemets et laisser aux journalistes la responsabilité de leur
empressement. Il est aujourd’hui encore injustifiable d’écrire, comme le
fait Christophe Bourseiller qui, lui, ne se pose pas le problème des
définitions, que le «lambertisme» semble au-delà du trotskysme, la quête
du pouvoir primant sur l’idéologie184. Ces guillemets ont dès lors une
valeur épistémologique, voire didactique, en rappelant et soulignant la
ponctualité d’un terme qui demande à être dépassé ou justifié.
Enfin, et il s’agit là d’une question qu’aucun des utilisateurs ou des
critiques du terme «lambertistes» ne se pose : à quels individus renvoie-t-il
précisément ? En effet, si Christophe Bourseiller énonce la proposition
litigieuse «ʺ″prochesʺ″ de ʺ″possibles lambertistesʺ″ = ʺ″probables lambertistesʺ″
= ʺ″lambertistesʺ″», il convient de s’en démarquer et de se demander si cette
étiquette peut au même titre définir un militant de l’OCI et, par exemple, un
simple militant des Comités d’alliance ouvrière (CAO), impulsés par cette
organisation, sans même se poser la question de savoir si celui-ci est
trotskyste, sous le prétexte que les CAO seraient un simple instrument aux
mains de l’OCI ? Est-on objectivement ou subjectivement un

184
Christophe Bourseiller, « De Trotsky à Jospin… La mosaïque trotskyste », op.
cit., p. 53.
- 76 -
«lambertiste» ? Le problème est d’autant plus délicat avec la constitution
du MPPT et surtout du Parti des travailleurs, et elle est également valable
en partie pour les organisations de jeunesse.
Suffit-il de militer dans une organisation qui agit en solidarité politique
avec l’organisation «lambertiste», ou dont la politique est impulsée par
cette dernière, pour être qualifié de tel ? En attendant d’aborder ces
questions de manière plus profonde, il paraît plus simple de considérer
comme «lambertistes» les seuls membres de l’OCI-PCI et de ses
descendants politiques directs, en comptant ceux du Parti des travailleurs et
des différentes organisations de jeunesse.

2. Un modèle bolchevique

A considérer les modes d’organisation, il semble, malgré l’insistance des


militants trotskystes sur la démocratie organisationnelle comme facteur
constitutif du trotskysme, que l’OCI-PCI présente certaines similitudes
avec le modèle qu’ils qualifient de stalinien. Plus largement, il est
indubitable que stalinisme et trotskysme prétendent tous deux être les
héritiers de la conception léninienne de l’organisation, et que tous deux en
sont les descendants directs, à l’inverse d’autres courants du mouvement
communiste comme le conseillisme ou le bordiguisme. La question des
rapports de pouvoir se pose-t-elle dès lors de manière similaire en leur
sein ? Il s’agit de savoir si une histoire comparative se justifie ou, plus
encore, si l’histoire du Parti communiste a tout dit sur l’histoire du
trotskysme. On va le voir, les interrelations sont plus complexes qu’il n’y
paraît, de même que la question des rapports de pouvoir ne se limite pas à
l’étude d’un capital théorique, à plus forte raison lorsque celui-ci a été
identifié à une période et un phénomène historiques.

Pour Pierre Broué, le parti bolchevique était à la fois culturellement et en


pratique une organisation tout à fait démocratique : «N’en déplaise aux
prophètes des faits accomplis, [le parti bolchevique] était fort
démocratique, appliquant ses décisions de congrès prises après de larges
décisions, ne reconnaissant l’autorité que de qui savait le convaincre, un
parti qui ne craignait même pas l’indiscipline puisque la critique et la
sincérité y étaient tenues pour les premiers devoirs d’un révolutionnaire»185.
Toutefois, au regard du peu de travaux effectués, à la lumière des archives
sur le fonctionnement réel du parti bolchevique, il nous paraît plus prudent
de nous attacher à expliciter un paradigme. Paolo Pombeni évoque ainsi,
avec la fraction majoritaire du parti social-démocrate russe, la première
expérience s’axant sur le rôle central de la forme-parti, du «parti-

185
Pierre Broué, Histoire du parti bolchevique, op. cit.
- 77 -
machine»186 . Ce parti de type nouveau se fonde sur trois points : a) un parti
d’avant-garde et professionnel, b) une organisation basée sur les usines c)
le «centralisme démocratique».
La professionnalisation permet d’orienter l’organisation vers l’efficacité.
Elle est aussi une garantie de préservation et de bon fonctionnement en
situation de clandestinité. L’organisation par usines, par entreprises, c’est le
modèle de la cellule, qui rompt avec l’organisation géographique par
sections des organisations socialistes. Celles-ci sont liées au «champ des
luttes électorales dans un régime parlementaire bourgeois», tandis que la
cellule est «le champ de bataille de la lutte des classes»187 . Il faut dire
également que ce nouveau modèle est lié à la fois à des raisons
contingentes (clandestinité et implantation culturelle dans un pays avant
tout rural) et idéologiques (l’usine étant le lieu où le prolétariat a appris à se
discipliner).
Le centralisme démocratique, enfin, n’est au départ, selon Paolo
Pombeni, «qu’une façon de réglementer les débats dans une situation très
difficile»188. Le terme apparaît pour la première fois en 1905, et ne signifie
alors rien d’autre que le moyen de mieux garantir l’obéissance hiérarchique
en dehors des occasions de débat prévues par le congrès. «L’unité de la
volonté est un principe de fonctionnement qui découle de la fonction du
parti – organiser une force pour conquérir le pouvoir – qui va exiger la mise
sur pied de mécanismes destinés à lutter contre les dangers de division»189.
Elaborées pour une situation clandestine, ces thèses sont généralisées et
rendues obligatoires pour toute l’Internationale communiste, qui s’est déjà
orientée vers ce modèle en 1920.
Toutefois, l’obligation d’adoption des «21 conditions» dans le Parti
communiste français suscite des remous et occasionne le départ de
nombreux militants, parfois de valeur. De même, selon Annie Kriegel, la
Section française de l’Internationale communiste (SFIC), jusqu’en 1924,
«ressemblait, tel un fils à son père, au Parti socialiste unifié d’avant la
scission»190. En 1922, la Résolution sur la question française du quatrième
congrès de l’IC témoigne, il est vrai, d’une «résistance directe et parfois
exceptionnellement opiniâtre des éléments non communistes»191 . A ce
moment, Lénine, bien que fort malade, et Trotsky, défendent la même

186
Paolo Pombeni, Introduction à l’histoire des partis politiques, PUF, 1992, p.
214.
187
Annie Kriegel, Le pain et les roses, 10-18, UGE, 1968, p. 323.
188
Paolo Pombeni, op. cit., p. 215.
189
Dominique Colas, op. cit., p. 90.
190
Annie Kriegel, op. cit., p. 322.
191
« Résolution sur la question française », Quatrième congrès de l’Internationale
communiste, 1922.
- 78 -
vision de l’organisation. Toutefois, il faut attendre le mois de juillet de
1924 pour que le cinquième congrès mondial de l’Internationale
communiste (IC) décide de pousser sa section française à aller au-delà de
ses obstacles culturels et à accélérer sa bolchevisation. L’IC s’affirme bien
alors comme un «instrument d’homogénéisation et diffusion du modèle»192,
et le communisme français le produit de «la greffe du bolchevisme sur le
corps du socialisme français à domination jaurésienne»193 . Emerge enfin un
véritable parti communiste : «professionnalisé, ouvriérisé, mieux structuré
et plus militant, au total c’est un Parti original qui émerge en force au début
de 1924»194 . Lénine mort en janvier 1924, Trotsky – la «voix de
l’Internationale» – en exil et opposé irréductiblement à la bureaucratisation
de l’organisation, il semble que les conceptions trotskyste et stalinienne de
l’organisation ne puissent qu’être en désaccord profond. Or, le problème est
plus complexe.
Le jeune Trotsky, celui de 1903-1904, au travers de Nos tâches politiques
et du Rapport de la délégation sibérienne, n’a pas ménagé ses critiques
envers la conception léninienne de l’organisation, qu’il considérait comme
«parfaitement abstraite» et susceptible de porter en germe l’autocratisme et
la Terreur de Robespierre : «Le camarade Lénine a fait l’appel mental du
personnel du Parti, et il est parvenu à la conclusion que la main de fer, c’est
lui-même, et lui seulement»195, écrit-il. Il lui reproche d’autre part de
confondre l’éducation politique du prolétariat avec un système de
«substitutisme politique»196 : «Dans la politique intérieure du parti, ces
méthodes mèneront à ceci que l’organisation du Parti ʺ″remplaceraʺ″ le Parti
lui-même, que le Comité central remplacera l’organisation et, enfin, qu’un
ʺ″dictateurʺ″ remplacera le Comité central lui-même»197. Pour Denise
Avenas, Trotsky n’était, en 1903-1904, «rien moins qu’un spontanéiste»198,
même si sa théorie ne se réduisit jamais, toujours selon elle, à un «pur
spontanéisme»199 . Ces critiques acerbes, toutefois, Trotsky les renie bientôt
comme péchés de jeunesse, pour se rallier en 1917 à la conception
léninienne de l’organisation, tout comme il se rallie alors au bolchevisme.

192
Serge Wolikow, « Aux origines de la galaxie communiste: l’Internationale », in
Le siècle des communismes, Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, 2000, p. 205.
193
M. Perrot et A. Kriegel, Le socialisme français et le pouvoir, EDI, 1966, p. 97.
194
Philippe Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste Français, t. 1:
1920-1945, Poitiers, Fayard, 1980, p. 174.
195
Léon Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne, cité dans Jean Baechler,
Politique de Trotsky, Armand Colin, 1968, p. 187.
196
Léon Trotsky, Nos tâches politiques, ibidem, p. 191.
197
Ibidem, 194.
198
Denise Avenas, La pensée de Léon Trotsky, Privat, 1979, p. 44.
199
Ibidem, p. 49.
- 79 -
Il est vrai que ses écrits semblent dès lors se contenter de reprendre et de
développer les thèses de Lénine sur l’organisation. Selon Denise Avenas,
toutefois, «la conception trotskyste du parti a ses caractéristiques
propres»200 , car le passé politique du révolutionnaire russe «le rendit plus
sensible que tout autre à l’impérieuse nécessité du débat politique interne
au parti, alors que les staliniens ne craignirent pas de transformer le
centralisme démocratique en centralisme bureaucratique, transformant le
léninisme en une conception dictatoriale du parti totalement étrangère au
bolchevisme»201. Pourtant, chassé d’URSS par une bureaucratie qu’il
combat, mais lui imputant majoritairement des causalités extérieures au
parti, on voit mal ce que Trotsky aurait pu apporter comme révisions
essentielles à la conception léninienne.
En effet, son Programme de transition, tout comme ses écrits antérieurs,
et comme on a pu l’introduire en problématique, semblent se contenter de
quelques exorcismes et recommandations : le modèle fondamental reste
celui du parti bolchevique. On peut dès lors plus largement se demander –
et cela devrait faire l’objet de quelques développements postérieurs au
DEA – de quelle manière cette sensibilité trotskyste, dépeinte par Avenas,
peut se traduire dans les faits et la structuration du mouvement trotskyste
international, et se transmettre aux successeurs de Trotsky à la mort de
celui-ci.

En attendant, il nous est possible de comparer les statuts de l’OCI et du


PCI avec ceux prescrits par l’Internationale communiste et ceux du PCF.
On constate alors, dès le deuxième article des statuts de l’OCI, la reprise de
la professionnalisation à la fois des militants et de la vie politique:
«Est membre de l’OCI celui qui participe régulièrement à un organisme
de base (cellule) de l’organisation, qui défend dans son activité publique le
programme de l’OCI et la ligne définie par son congrès ou qui accomplit
les tâches qui lui sont dévolues par l’organisation, qui assure une activité
régulière et disciplinée pour la construction de l’OCI et paie les cotisations
qui lui sont fixées.202»
Le centralisme démocratique, troisième élément constitutif de la
conception léniniste de l’organisation, apparaît lui aussi à l’article VIII-4,
repris dans les paragraphes IX-1, IX-2, X-3 et X-4. La notion de
centralisation, fondamentale, est elle-même évoquée à maintes reprises
dans les statuts. On peut donc lire dans ceux-ci l’indiscutable identité
bolchevique de l’OCI, tout au moins du point de vue organisationnel, mais

200
Ibidem, p. 56.
201
Ibidem, pp. 56-57.
202
Article II-1 des Statuts de l’OCI, janvier 1968, in Manifeste de l’OCI de
décembre 1967, supplément à La Vérité, n° 543, p. 51.
- 80 -
aussi du PCI reproclamé en 1981, dont les statuts sont quasiment les
mêmes au mot près 203 . Elle se ressent aussi dans le rôle central du congrès,
organisme fondateur, lieu de démocratie la plus libre avant le retour du
primat de la discipline jusqu’au prochain congrès.
Toutefois, les statuts ne disent pas tout du fonctionnement d’une
organisation. D’une part, à lire l’ensemble des entretiens menés pour cette
étude, on s’aperçoit qu’une grande partie du fonctionnement de
l’organisation n’est pas prévue par les statuts. Il suffit d’évoquer
l’existence, maintes fois révélée, d’un organisme aussi fondamental que le
Bureau politique : seul l’article V-5 y fait très implicitement référence en
stipulant que «le comité central peut déléguer ses pouvoirs entre deux de
ses sessions à un organisme et à un seul, qu’il désigne en son sein»204. Mais
il en est de même pour les différentes commissions (commission ouvrière,
commission jeunes), qui sont elles-mêmes évoquées de manière
évasive : «Le Comité central […] peut créer, pour les besoins du
fonctionnement de l’organisation, des organismes qu’il estime nécessaire à
l’application de la politique qu’il définit»205. Sans doute la jeunesse de
l’OCI pourrait-elle expliquer ce manque de précision, mais ce serait
compter sans le fait que cet article est repris dans les statuts du Parti
communiste internationaliste, une organisation construite et de plusieurs
milliers de membres. De même, aucune disposition ne règle le
fonctionnement de ces organismes, plutôt discrets.
C’est la même chose encore, sans citer le cas à part que représente le
secrétariat du Bureau politique, pour l’organisation de la vie en cellule.
Plus encore, nul mot n’est soufflé de l’existence des rayons ou des secteurs,
voire des régions, dont l’existence est pourtant attestée avant la publication
du manifeste de l’OCI en décembre 1967206.
Or, si ces organismes ne sont pas statutaires, cela ne signifie pas qu’ils ne
font pas partie de l’organisation formelle, ou même de l’organisation
officielle. Il est probable que des résolutions de congrès ou de Comité
central (CC) aient tranché ces questions. Toutefois, n’ayant pu avoir accès
à de telles archives, il nous est pour l’instant difficile d’être plus précis dans
la description de la structuration de l’organisation. En tout état de cause, les
statuts ne suffisent pas à éclairer le fonctionnement d’une organisation et à
évaluer la profondeur de l’impact du modèle : l’organisation formelle
s’étend à un ensemble de textes internes. Eclairée par ceux-ci,

203
En dépit de l’amalgame des paragraphes V-3 et V-4 dans les statuts du Parti
communiste internationaliste et de la substitution du terme « parti » à celui d’
« organisation ».
204
Statuts du Parti communiste internationaliste, p. 8.
205
Art V-4, Statuts de l’OCI, p. 53.
206
Voir par exemple les archives relatives à l’affaire Fraenkel.
- 81 -
l’organisation trotskyste, bien qu’ici vaguement ébauchée, témoigne ainsi
de certaines similitudes avec l’organigramme du Parti communiste, établi
par exemple par Annie Kriegel.
En effet, les ex-militants dressent de l’organisation trotskyste un portrait
très similaire. «On avait des cellules, un responsable de cellule, puis les
responsables de cellules se réunissaient, par rayons, et après les réunions se
réunissaient par secteurs, donc les secteurs recouvraient toute la région»
(Vera Daniels). Ces cellules ont d’abord vocation à être organisées sur le
modèle professionnel, comme le souligne Vera Daniels, qui évoque des
cellules étudiantes, éventuellement spécialisées dans certaines filières en
fonction du nombre de militants. Vincent Présumey parle ainsi d’une
«cellule archi». Mais, si le nombre fait défaut, il y a ces «cellules de ville»,
qu’évoque Bernard Ronet. Au-dessus des cellules, les rayons, mais aussi
les secteurs : «un groupement de cellules formait un rayon, et le secteur
étudiant formait deux ou trois rayons», quoique «la distinction entre rayon
et secteur n’était pas très évidente» (Vincent Présumey). Plus tard, dans le
cadre du Courant communiste internationaliste, il semble que les rayons
soient remplacés par des «arrondissements» (Ludovic Wolfgang). Vincent
Présumey parle également d’«unité départementale» et de «comité
départemental» (pp. 8-9). A côté de ces régions, Alexandre Hébert parle
d’un plénum, une «espèce de comité général, comme dans les syndicats
[…] c’est-à-dire les représentants des différentes régions qui viennent». Il y
a bien sûr un Bureau politique qui, à l’époque du vieux Parti communiste
internationaliste, était «élu par le Comité central, et […] pouvait changer
entre deux congrès» (Michel Lequenne).
Charles Berg évoque également une «commission jeunes», mais encore
un «secrétariat du Bureau politique, dont l’existence remonterait au moins,
alors, aux années 70, alors que Bernard Ronet en date la création au tout
début des années 80, tout comme Stéphane Just qui cite plus précisément
fin 1981207. Il y a aussi les commissions, dont, pour le PCI encore, «le
Comité central […] désignait les responsables» (Michel Lequenne). Or, en
1981, «sont instituées les commissions du Bureau politique suivantes»208 :
commission technique, commission Informations Ouvrières, commission
d’organisation, commission ouvrière, commission jeunes, commission
internationale. Bernard Ronet confirme également l’existence de la
commission jeunes, voire d’une «commission lycéenne», de même que
celle d’une «fraction jeunes» (p. 3), que cite aussi Ludovic Wolfgang (p.
18). Ainsi, si le temps semble avoir diversifié les appellations, pour Michel

207
Stéphane Just, Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du Parti
communiste internationaliste, CPS, 27 août 1984, « Mon rôle et ma place ».
208
Arch. Just., F°delta res 777/II/10:37, « Résolution sur le fonctionnement du
Bureau politique et des commissions du Bureau politique », Point I, 28 août 1981.
- 82 -
Lequenne, en définitive, la continuité s’incarne avec évidence : «On avait
gardé les vieux mots de l’Internationale communiste.» Et, à considérer les
statuts, il semble que les mots renvoient à la même structure.
La principale différence, du point de vue du modèle, semble donc se
réduire à une différence de taille : la structure du PCF s’adapte à un parti
qui oscille, aussi importante soit cette différence, entre 20000 et 350 000
adhérents de 1925 à 1939, ce qui constitue une organisation
considérablement plus grande que l’OCI ou le Parti communiste
internationaliste, bien que la taille de l’OCI, mais à une échelle fort
moindre, accuse aussi certains écarts, comme l’a montré Emmanuel
Brandely. En effet, au-delà de l’armature conceptuelle de l’organisation
(cellule, rayon, Comité central), on retrouve ici une certaine structure
pyramidale, dans laquelle le Congrès et le Comité central jouent un rôle
prépondérant. Et bien qu’absents des statuts de l’OCI-PCI, les régions ou le
Bureau politique semblent avoir une position similaire dans la hiérarchie
organisationnelle.

Une rapide comparaison entre les recommandations de l’IC et les statuts


du PCI confirment ce parallélisme209 , qui exclut bien sûr l’influence
décisive de l’Internationale mais aussi directement de Staline sur la section
française de l’Internationale communiste. Les statuts adoptés par le congrès
de 1928 accusent dès lors la même tendance en prescrivant par exemple,
tout comme l’OCI, que : «Est membre d'un Parti communiste et de
l'Internationale communiste celui qui accepte le programme et les statuts du
Parti communiste du pays où il réside et de l'Internationale communiste,
adhère à l'une des organisations de base du Parti et y milite activement, se
soumet à toutes les décisions du Parti et de l'Internationale communiste et
paye régulièrement ses cotisations.

La base d'organisation du Parti communiste est la cellule d'entreprise


(cellule d'usine, de fabrique, de mine, de bureau, de magasin, de ferme,
etc.) groupant tous les membres du Parti qui travaillent dans ladite
entreprise. L'Internationale communiste et ses sections sont fondées sur les
principes du centralisme démocratique, dont voici les plus essentiels :
1. Eligibilité de tous les organismes dirigeants du Parti, supérieurs et
subalternes, par les assemblées générales des membres, les conférences, les
congrès ;
2. Obligation pour tous ces organismes de rendre compte
périodiquement de leur activité à leurs électeurs ;

209
Voir par exemple les « Thèses sur la structure, les méthodes et l’action du Parti
communiste Français » (3e congrès de l’IC, 1921).
- 83 -
3. Obligation pour les organismes subalternes d'appliquer les
décisions des organismes supérieurs du Parti, stricte discipline dans le Parti,
exécution exacte et sans délai des décisions de l'Internationale communiste,
de ses organismes et des centres dirigeants du Parti.210 »
Toutefois, Marcel Thourel, ancien cadre communiste passé au
trotskysme, affirme la grande différence entre la vie démocratique d’un
parti stalinien et celle d’un parti trotskyste au lendemain de la guerre : «Le
fonctionnement démocratique du PCI voulait qu’en son sein puissent
s’exprimer différentes tendances. Le principe d’un véritable centralisme
démocratique servait ensuite de régulateur pour que, le débat terminé,
l’unité dans l’action soit la règle commune. On peut juger de la surprise de
jeunes néophytes venant du PCF, parti monolithique, se retrouvant dans des
assemblées où l’on peut aborder sans crainte tous les sujets de discussion et
adresser à la direction les critiques les plus sévères. Ah ! Que cela me
changeait du ronronnement monotone de mon ancienne organisation,
devenue, il est vrai, parti de gouvernement.211»
Il semblerait donc, et ce schéma est confirmé par d’autres212, qu’il y ait
bel et bien, au-delà du modèle bolchevique, une spécificité trotskyste. Mais
y a-t-il de même une spécificité «lambertiste» ? En effet, la plupart de ceux
qui ont rompu avec cette dernière organisation témoignent à différentes
époques d’une absence de démocratie. A en croire Marcel Thourel,
pourtant, la structuration est la même, et si le fonctionnement de l’OCI
semble très proche en théorie de celui du Parti communiste, il témoigne que
le passage du PCF au PCI n’a pas accusé une brusque rupture dans le
fonctionnement : «Du point de vue organisation, aucune surprise»213 .Dès
lors, il nous semble devoir considérer l’éventualité que toute cette armature
ne soit pas respectée, consciemment ou non, ou plus simplement le fait
qu’entrent en jeu une multiplicité de paramètres qui modulent à l’envi le
fonctionnement démocratique d’une organisation à l’autre. S’il faut surtout
souligner le trotskysme comme retour à une sorte de pureté originelle, plus
communiste que le communisme, mêlant des notions comme celle de front
unique avec des problématiques qui lui sont propres, il faut également dire
que, d’un point de vue statutaire, la différence semble infime. Cela doit
nous amener à nous intéresser à la fois à des comportements collectifs, liés
à une formation ou à des traditions, et à des comportements individuels. En
effet, si la force de l’influence et de l’application du modèle bolchevique

210
Statuts de l’IC, 6e Congrès, 1928, op. cit.
211
Marcel Thourel, Itinéraire d’un cadre communiste [1935-1950: Du stalinisme
au trotskysme], Privat, 1980, p. 301.
212
Voir par exemple Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie,
op. cit.
213
Marcel Thourel, op. cit.
- 84 -
reste un terrain d’étude, et si la pertinence d’une comparaison directe entre
PCF et OCI-PCI doit être introduite plus profondément dans cet exposé, il
nous faut aussi comprendre qu’une étude des relations de pouvoir dans une
organisation politique ne saurait se limiter à une analyse des statuts. Pour
l’heure, l’intérêt porté aux témoignages permet de mieux appréhender la
manière dont l’OCI-PCI se présente comme l’héritière de l’organisation
bolchevique, au-delà des références programmatiques et théoriques qui
nécessitent trop de place pour être développées, et comment elle vit cette
incarnation.

3. L’incarnation d’un modèle

L’histoire donne du sens au programme, voire à la cosmogonie


«lambertiste». Une fois celle-ci explicitée, elle doit être magnifiée et
constamment rappelée. C’est ce dans quoi s’engagent la plupart des textes à
caractère théorique ou politique, qu’il s’agisse d’un ouvrage, d’un article ou
d’un discours : évoquer ces références signifiantes, qui ont valeur de
modèle, un modèle vers lequel on doit tendre mais qui semble dans le
même temps hors de portée car ayant toujours valeur d’exemple. L’action
du parti bolchevique est, en effet, présentée comme exemplaire : «Avec la
Révolution d’octobre, la victoire du prolétariat russe dirigé par le parti
bolchevique en octobre 1917, ce qui commence, c’est la révolution
socialiste internationale»214.
Il est certain qu’il ne s’agit pas d’une référence exclusive, puisque
l’organisation évoque aussi d’autres références du bolchevisme, comme les
révolutions allemande et espagnole, la Révolution française, l’action de
Marx et Engels, du Trotsky «désarmé»215 , mais la révolution russe reste une
référence essentielle et emblématique. «Avec Octobre, tout commence», et,
martèle l’OCI, «il faut bien comprendre que cette expérience est au point
de départ de notre programme et qu’elle est présente à chaque moment de
notre stratégie et de notre tactique»216 .
De fait, le modèle bolchevique est omniprésent dans la formation des
militants et des cadres, qui rend compte de l’affirmation de l’exacte
actualité des écrits des maîtres. Ainsi, au milieu des innombrables
références aux écrits de Lénine et Trotsky, le «questionnaire pour les

214
Arch. Pers. OCI, « Quelques enseignements de la révolution russe », Cahier de
GER, n° 5, SELIO, p. 7.
215
Isaac Deutscher, The prophet unarmed [Trotsky 1921-1929], tome 2, London,
Oxford University Press, 1959.
216
Arch. Pers. OCI, « Quelques enseignements de la révolution russe », op. cit.,
31.
- 85 -
participants aux écoles de rayons»217 , sondant les apprenants quant à leurs
lectures, prend à témoin 13 ouvrages, dont 8 de Marx et Engels, 2 de
Lénine et 3 de Trotsky. Plus qu’une référence historique, en tant
qu’ensemble construit et organisé de thèses jugées encore valides, le
bolchevisme est un programme politique : la question n’est pas celle de son
interrogation, mais de son adaptation. Il y a parfois le risque d’un schéma
plaqué mécaniquement, de comparaisons relevant peut-être d’une démarche
plus romantique : ainsi Pierre Simon évoque-t-il les réflexions de l’après-
68, à un moment où on pensait que «de la même façon qu’il y avait eu 1905
et 1917, il y allait avoir 1968 et puis une suite dans les années qui
viennent». Il semble en tout cas que, constamment évoquée dans les
relations entre responsables et militants de base, la référence au
bolchevisme soit omniprésente dans la culture politique, et plus forte
encore chez les militants de base. Pierre Simon confirme l’existence d’une
référence omniprésente, systématique, légitimante : «On était les héritiers
d’Octobre ! Il y avait quelque chose qui, malgré l’assassinat de Trotsky,
n’avait pas été rompu. Et nous on était la deuxième génération. […] C’était
ça qui était très fort. L’expérience d’aujourd’hui se fondait sur l’expérience
du passé. On expliquait toujours ce qu’on faisait en fonction de ce qui avait
été fait.»
Pour Vera Daniels, c’étaient plus largement «toutes les relations avec les
autres partis de gauche ou d’extrême gauche [qui] étaient toujours en
relation avec l’histoire». Indépendamment du programme politique et de sa
justesse, l’organisation semble en effet aussi procéder par rétrospection en
justifiant l’histoire avant de s’y relier par un câble d’acier.

Une hérédité politique signifiante et exclusive


«L’histoire de l’organisation et de la lutte des trotskystes en France»,
c’est «l’histoire de notre organisation» (Pierre Simon). L’OCI-PCI, à la
différence de Lutte Ouvrière et de la LCR, paraît cultiver une tradition
d’autocélébration exclusive en se présentant comme la seule organisation
trotskyste légitime.
Les dénominations successives adoptées par l’organisation trotskyste
ainsi que par ses organisations «satellites» peuvent sans doute en constituer
de bons témoignages visuels. En effet, la reprise continue de noms déjà
usités dans l’histoire du mouvement trotskyste ne saurait être due au
hasard : elle est le marqueur de l’incarnation d’une continuité. Ainsi en est-
il du Parti communiste internationaliste, reproclamé en 1981 après avoir été
pratiquement dissous en 1955. Ou peut-être encore du CCI, le Courant
communiste internationaliste, formé en 1992, dont le nom rappelle

217
CERMTRI. Commission de formation, « Questionnaire pour les participants
aux écoles de rayon », date inconnue, peut-être 1965.
- 86 -
l’organisation associée à Molinier, et même encore l’appel à la constitution
d’un Parti ouvrier internationaliste, une idée lancée en 2000. Mais il y a
aussi l’Internationale révolutionnaire de la Jeunesse (IRJ), objectif du
mouvement trotskyste historique et reformée en 2001. Il est également
significatif que ces reprises interviennent également chez les ex-militants :
ainsi des varguistes, qui reprennent le terme de LOR, la Ligue ouvrière
révolutionnaire. Il y a aussi les journaux : La Vérité, renvoyant à la Pravda,
ou L’Etincelle, organe de l’Alliance des jeunes révolutionnaires (AJR),
proclamée en 1986, qui renvoie à l’Iskra. Certes, il est probable, pour
reprendre l’article de Fabien Leroux, qui rappelle les recommandations de
Lénine218 , que «le parti communiste se donne un titre scientifique, un titre
qui reflète exactement et absolument son essence»219 . C’est d’ailleurs ainsi
que Jean-Paul Sartre peint le portrait, dans Nekrassov, d’un trotskyste
voulant signaler sa pureté doctrinale en créant le parti «bolchevik –
bolchevik». Mais les querelles autour des noms renvoient aussi à une
querelle de légitimité, incarnée par ceux-ci : ainsi des deux PCI d’après
1952, des deux Vérité, ou encore, pour revenir à l’exemple des ex-militants,
qui témoigne de la persistance d’une culture au-delà du cadre
organisationnel initial, aux multiples Combattre pour le socialisme après la
mort de Stéphane Just en 1997.
De manière peut-être plus implicite, la référence historique et symbolique
est présente dans la gestuelle, dans la forme du discours. «Tous ces
hommes, dit Benjamin Stora, semblaient monter la garde devant les
héritages légués par Marx ou Lénine. Ils avaient des attitudes, notamment
ce geste du tranchant de la main qui vient frapper l’autre paume, des
mimiques, des tonalités qui influenceront nombre de militants dans leur
gestuelle. On m’expliquera, par la suite, que ce mimétisme des
comportements existait dans l’Internationale depuis le temps de Trotsky, et
que Pierre Franck, Pierre Naville ou Fred Zeller, les compagnons de la
première heure, en France, du chef de l’Armée Rouge, agissaient de même.
Cette filiation historique valorisée avec les “anciens” constituait une
différence essentielle avec l’autre grande organisation trotskyste, la Ligue
communiste […]220».
Bernard Ronet évoque la «diction toute particulière du mouvement
ouvrier des années 40», que «Stéphane Just et Lambert […] avaient
encore», «avec des tics […], avec cette espèce d’accent grasseyant, parlant

218
Lénine, « Rapport sur la révision du programme et le changement de
dénomination, 8 mars 1918, séance du soir », in Œuvres, Editions Sociales, 1931,
t. 27, 126.
219
Fabien Leroux, « Eléments pour une des dénominations des partis d’extrême
gauche », in Dissidences, n° 11, juin 2002, 14.
220
Benjamin Stora, La dernière génération d’Octobre,
- 87 -
de ʺ″prolétariatʺ″». Il parle d’un lien tracé avec «le mouvement ouvrier des
années 30», générateur d’«un prestige politique énorme». Vincent
Présumey peint alors le portrait d’un «look» travaillé : «Le refus du look
soixante-huitard par l’OCI est quelque chose d’intéressant à analyser, parce
que ça a été à la fois un phénomène de blindage sectaire chez les jeunes
mais c’était aussi une manière de dire : “Nous on a des racines qui vont
plus loin que ça. On n’est pas des derniers-nés de mai 1968, on est la
substantifique moelle du mouvement ouvrier. On a toujours été là et on sera
toujours là.”»
De même, pour Bernard Ronet, s’il s’agit d’une tradition, sa perpétuation
peut relever d’un calcul volontaire : «les autres l’ont copiée par la suite»,
dit-il. Vincent Présumey témoigne d’une identification du militant
susceptible de renforcer l’identité organisationnelle : «On disait “nous”, y
compris en racontant des trucs qu’on avait lus dans des bouquins sur les
années 30 : “On a fait ci, on a fait ça”, tu vois. Donc l’identification à la
filiation c’était quelque chose d’important.»
Il est vrai que l’identification est cultivée et entretenue : sans doute parce
qu’elle soude une communauté organisationnelle, comme on va le voir plus
loin, mais également parce que ces références sont signifiantes bien au-delà
de l’organisation. S’il y a un combat autour de la dénomination partidaire,
il y en a également un autour des symboles. Dès lors, il ne faut pas laisser
au Parti communiste le monopole médiatique du bolchevisme. C’est ainsi
que Pierre Simon se souvient de ce fils de militants communistes, amené au
meeting de l’AJS, et en revenant avec un poster de Lénine.
C’est le rôle des commémorations, décrites avec passion par les ex, qui
sont une occasion d’autocélébration. L’entretien de la mémoire a une
double vocation interne et externe : elle est aussi, du fait de la renommée
des événements et des symboles, un moyen de propagande. Les événements
historiques ont parfois une portée immédiatement signifiante. La Vérité
commémore ainsi Marx, Trotsky, la révolution française, la révolution
russe, et si le parti peut célébrer une continuité historique, c’est parce
qu’elle est avant tout à ses yeux une continuité politique :

«Il y a eu un épisode qui l’a ravivée à l’époque où, à mon avis, ça


commençait à se perdre, c’est l’affaire Gatchev, Dimitar Gatchev, en 87.
C’était un trotskyste bulgare qui avait connu Lénine et qui avait été dans les
camps. Et tout à coup, en 1987, ce type a téléphoné – en tout cas c’est ce
qu’on nous a raconté – au 87 [rue du Faubourg-Saint-Denis] à Paris. En
disant : “Je suis Dimitar Gatchev, votre camarade bulgare !” Et on l’a fait
venir en France. C’était un vieux pépé tout ridé. Pour lui ça a dû être
l’apothéose : il avait 85 ans, il a vu des types se réunir autour de lui par
centaines et chanter L’Internationale. Ça a été la grande cérémonie sur la
continuité, le “retour de Gatchev”. Cette histoire de continuité, c’est sans
- 88 -
doute un truc sentimentalo-culturel très fort : “On est ceux qui détenons le
trésor, le Graal, et quelque part il est chez nous.”»
Il s’agit de s’approprier un passé, une mémoire, en en devenant le
représentant, en faisant de ses manifestations ses propres signes de
reconnaissance :
«Regarde même les intonations : quand tu vois B.J. intervenir au niveau
du bureau national du CA de l’ANPS, tu t’aperçois qu’on a gardé (rires)
des gestuelles, des choses comme ça qui sont vachement datées. Il faut faire
attention parce que ça ne veut plus rien dire aujourd’hui. Mais de temps en
temps, ça t’échappe. Même au niveau de la prise de parole. Et je te le dis:
c’étaient des gens qui savaient parler. C’étaient les derniers tribuns ! […]
C’était la tradition des gens comme Jaurès, des gens qui savaient te prendre
aux tripes ! Et ça, ça s’est un peu perdu. Enfin, je ne sais pas : peut-être
qu’à l’OCI ça existe toujours aujourd’hui. […] Mais après, tu peux me dire
des noms, je ne vois personne : ni à droite ni à gauche. Si, peut-être qu’il y
aurait le copain de Claude, mais lui aussi il a été trotskyste, c’est évident.
Quand tu le vois à la tribune, Mélenchon, tu n’as pas besoin de savoir où il
est passé ! Je te le dis. On a tellement vu ça qu’on le reconnaît tout de
suite.»
C’est ainsi qu’il y a transmission de la culture du bolchevisme, mais aussi
du mouvement ouvrier français, qui deviennent par syncrétisme la culture
«lambertiste», leur exacte continuité. Les «lambertistes» semblent en même
temps se positionner dans une attitude de rejet vis-à-vis de toute
interprétation du marxisme et du bolchevisme. D’abord, ils proclament que
«le marxisme n’est pas une idéologie»221 et ils définissent le trotskysme
comme un ensemble construit et indivisible, une idée que reprend Jean-
Jacques Marie dans son dernier ouvrage. Ensuite, ils semblent adopter
l’attitude de Lénine, qui «met en cause la valeur de toute ʺ″interprétationʺ″»
en «s’excluant du nombre des interprètes»222. La descendance est directe :
"». La continuité s’incarne alors dans ceux qui passent pour des héritiers
directs : «Pierre Lambert, Stéphane Just, Pierre Broué, Jean-Jacques Marie
un petit peu».
Toutefois, la culture de l’organisation «lambertiste» semble évoluer vers
une sorte de syncrétisme de références multiples, renvoyant plus
généralement au «mouvement ouvrier» et moins au seul trotskysme. Au fil
de son histoire, et peut-être plus encore après la constitution du Parti des
travailleurs en 1991, l’organisation trotskyste, sans doute pour les besoins
de sa politique de front unique puis de «réunification», qui vise de plus en
plus à «reproduire le cadre de l’AIT», accorde une part de légitimité à
d’autres courants du mouvement ouvrier, que l’organisation entend

221
OCI, Cahier de GER, n° 1, SELIO.
222
Dominique Colas, Le léninisme,
- 89 -
défendre en tant que tels face à un contexte social et politique défavorable.
«De tout temps et de toute éternité, le mouvement ouvrier étant divers et
pluriel, le courant révolutionnaire n’en est qu’un parmi les autres» : ainsi,
les socialistes et les communistes, longtemps stigmatisés, semblent acquérir
une aura de respectabilité et dès lors exercer une influence, malgré la
constante prédominance de la référence au trotskysme.
Alain Touraine qualifie d’idéologique «toute identification de ces
médiations [institutionnelles et organisationnelles] au sujet historique, qui
se trouve ainsi désubjectalisé»223. Il semble que c’est bien ainsi, sous
réserve d’une réflexion plus approfondie, qu’il faille définir la relation du
«lambertisme» au trotskysme : comme plus idéologique qu’objective. Cet
aspect contribue à défendre l’utilisation du terme «lambertiste» comme
renvoyant à une pluralité d’usages et de codifications propres à la structure
organisationnelle née en 1952. Cette constatation n’a, toutefois, aucune
portée polémique, tant il est vrai que cette notion de «lambertisme» est
simplement un outil permettant d’appréhender une organisation dans sa
singularité, qui se présente et doit être analysée sous le triple jour de parti
communiste, trotskyste, et d’organisation originale.
En effet, si l’OCI-PCI ancre bel et bien sa légitimité d’outil de libération
collective dans l’identification à un modèle et l’incarnation d’une tradition,
il semble qu’elle ne puisse être questionnée sous le seul jour d’un parti
communiste, dont la représentation idéalisée est susceptible d’engendrer
différents modèles organisationnels, notamment du point de vue de la
démocratie interne et des relations de pouvoir. De fait, l’OCI-PCI doit aussi
être perçue comme un courant réaffirmant son ambition révolutionnaire,
une organisation entendant défendre les intérêts de classe des individus les
plus défavorisés, pour qui le parti représente aussi un instrument de défense
et de réalisation de soi.

B. Un outil individuel

En effet, avant d’être la secte, le groupuscule dépeint avec


condescendance par les journalistes, l’OCI-PCI est une organisation
politique porteuse de mots d’ordre et de revendications, qui garantit par son
apparente intransigeance, sa rigueur et sa combativité, la fidélité à
l’héritage qu’elle s’est appropriée. L’héritage assumé, l’impression de
continuité, tout autant objective que subjective, participent d’une démarche
de communication qui attire, bien sûr, les jeunes militants, à la recherche de
cette orthodoxie. «Je retrouvais ici, écrit Jean-Christophe Cambadélis, ce
qui m’avait impressionné chez Léon Trotsky. La rigidité doctrinale de
Pierre Lambert et Stéphane Just entretenait ma soif d’absolu et la fidélité à
223
Alain Touraine, Sociologie de l’action.
- 90 -
la lettre aux enseignements de Léon Trotsky était une garantie
d’authenticité»224. Mais ce n’est pas la simple incarnation d’une continuité,
qui n’est pas signifiante aux yeux de tous, qui explique que des individus
aient adhéré et soient restés, malgré des dysfonctionnements, dans le parti
trotskyste. Défini comme «le programme de militants associés librement
dans l’association libre que constitue le Parti communiste
internationaliste»225 , le programme de la Quatrième Internationale, donc
celui du Parti communiste internationaliste, entend avant tout répondre aux
attentes des individus. Qui est «le cadre organisé des discussions libres où
s’élaborent les réponses politiques». Une étude sérieuse des relations de
pouvoir dans un cadre organisationnel ne peut faire l’économie d’une étude
des motivations.

1. S’associer librement pour agir

Le modèle idéal-typique de l’organisation, du parti politique, est


celui d’une association d’individus libres et égaux s’engageant pour des
raisons politiques, s’organisant et se structurant pour plus d’efficacité.
L’OCI-PCI n’y fait pas exception, se présentant comme une «association
libre où [les militants] décident librement de s’associer sur le programme
de la Quatrième Internationale»226. C’est donc d’abord et a priori pour
répondre à des besoins politiques que l’organisation existe. En réalité, les
causes de la militance sont nombreuses et complexes. Etudiant
l’engagement syndical227 , Yvon Bourdet distingue les «idéologues» (qui
sont plus ou moins mus par des considérations morales), les «pratiques»
(qui veulent défendre leurs intérêts) et les «affectifs» (qui ont agi sous
influence).
Dans le cadre plus strictement politique qui est le nôtre, l’engagement du
milieu familial semble avoir plus d’incidence encore, mais peut-être ne
remet-il pas en cause ce schéma car pouvant s’intégrer dans la troisième
catégorie. L’analyse causale de la militance est en soi un thème de
recherche, et c’est pour ne pas l’exclure que nous avons demandé à chacun
des acteurs interrogés de se raconter aussi avant son adhésion à
l’organisation «lambertiste» : mais il s’agit d’abord d’introduire l’idée d’un
engagement militant libre, l’idée que, quelles que soient les raisons qui

224
Jean-Christophe Cambadélis, Le chuchotement de la vérité, Plon, 2000, p. 194.
225
Préface aux statuts du Parti communiste internationaliste, 8 février 1984,
Manifeste de l’OCI de décembre 1967, supplément à La Vérité n° 543, p. 4.
226
Arch. Just. Lettre d’Informations Ouvrières, n° 116-117, 27 février 1979, p. 3.
227
Yvon Bourdet, Qu’est-ce qui fait courir les militants ?, Stock, 1979, pp. 134-
135.
- 91 -
poussent vers celui-ci, elles peuvent être réduites au fait que l’individu y
trouve un intérêt.
Pour Pierre Simon, l’engagement a pour source la désillusion face à la
trahison de la grève générale par les appareils syndicaux. Le trotskysme,
associé pour lui à la guerre d’Espagne, dont le retentissement est encore
grand dans le Sud-Ouest de la France, lui semble sympathique, même s’il
aurait pu «se faire recruter par n’importe quel mouvement» (p. 9). Pierre
Broué, déçu du PCF, trouve chez les moliniéristes des militants sérieux, en
conformité avec son engagement communiste. Issue elle aussi du
communisme, exclue du Parti communiste pour «trotskysme», Véronique
Molin se renseigne sur celui-ci et complète ainsi son engagement à l’Ecole
Emancipée. Vera Daniels évoque le passé de militants de ses parents : «Je
pense que ça a compté dans la façon d’envisager le monde, sans doute,
dans le désir de donner un monde meilleur parce que, bien sûr, c’est ça qui
est à l’origine de mes engagements» (Vera Daniels). Il s’agit aussi pour elle
de pousser plus avant son engagement concret dans une grève universitaire.

Christian Béridel, lui, est déjà un militant chevronné, avec une activité
syndicale conséquente et une expérience des responsabilités : l’engagement
est d’autant plus fort qu’il implique de rompre avec une organisation dans
laquelle il se sent bien, avec des militants unis à lui par des liens solides.
Boris Fraenkel, lui aussi, a un passé de militant aguerri : il est «contre le
cours officiel de la Quatrième Internationale», mû par la crainte de la
constitution d’un Etat militaro-policier : «Je vais m’engager, il faut que je
m’engage, je ne peux pas rester là.».
Pour Charles Berg, les choses sont moins claires, mais, tout jeune
socialiste, il semble attiré par la détermination d’un militant, Louis Eemans,
bousculé en diffusant des tracts en faveur de la révolution hongroise. Pour
Bernard Ronet, l’engagement paraît de prime abord moins politique mais
assurément réfléchi : adolescent, il entend s’opposer à l’engagement
fasciste de sa famille. Il juge le catholicisme social trop mou, le parti
communiste trop chauvin, et intègre le PCI après un an de discussions, de
réflexion, de côtoiement.

Pour Ludovic Wolfgang, le processus de maturation est plus évident


encore : «J’ai adhéré à dix-sept ans, en terminale, au mois d’avril 1992, en
allant spontanément au local après avoir lu un certain nombre de textes de
Trotsky, du Parti des travailleurs, et d’Informations Ouvrières que je
prenais sur le bureau de mon père. Et bien évidemment tout cela sans le lui
dire. Il y a eu un processus de maturation et de réflexion qui a duré pas mal
de temps, à partir de la première, où je me suis mis à réfléchir sur des
questions d’histoire, sur l’Union soviétique. Pendant à peu près un an et
demi j’ai provoqué à la maison, posant des questions, testant : “Oui, mais
- 92 -
alors, sur la question du chômage, est-ce que ce n’est pas nécessaire de
virer des gens pour les besoins des entreprises ?” »
Insatisfait par les réponses familiales, il lit et est convaincu par la lecture
de Trotsky et des publications du Parti communiste internationaliste. Pour
Vincent Présumey, également, il y a un engagement lycéen préalable :
faisant partie d’une «bande de lycéens qui anim[ait] les grèves», il passe à
la Ligue et se retrouve à l’OCI par l’intermédiaire de la Tendance léniniste-
trotskyste (TLT) et de la LCI.
Le Parti, c’est donc une histoire d’engagements, d’actions politiques.
C’est ainsi qu’il se construit : «A travers tout ce qui s’est passé : la
Yougoslavie, l’Algérie… la grève générale de je ne sais plus quelle année».
Indiscutablement, ce sont les prises de position, les victoires successives de
l’OCI-PCI, sa rigueur et sa détermination, qui lui assurent un succès traduit
par son leadership dans le mouvement révolutionnaire. C’est ainsi qu’à la
fin des années 70 «l’OCI a vraiment fait une percée à cette époque, sur la
ligne “Il faut virer Giscard. Unité PC-PS”. Ça a été d’une efficacité
redoutable pendant deux-trois ans et ça a mis l’OCI en tête des
organisations d’extrême gauche»
Ce sont aussi ces progrès numériques qui stimulent l’ardeur militante des
individus : «On avait donc un impact, et ça aussi ça te donnait l’envie de
continuer parce que tu sentais qu’il y avait une progression.» Néanmoins,
mesurer ces progrès n’est pas aisé : à constater les chiffres avancés par les
militants, on observe de grandes disparités. Le défaut de mémoire doit
jouer, bien sûr, ainsi que la reconstruction a posteriori, mais il convient
aussi de se méfier de la dépendance envers les chiffres officiels, contre
lesquels les ex-militants eux-mêmes nous mettent en garde. Comme le
regrette Annie Kriegel à propos du parti communiste, les chiffres
«s’appauvrissent singulièrement quand leur publication ne serait
probablement pas de nature à donner du parti une image prospère»228.
Encore faut-il les chercher là où ils se trouvent, et ce n’est sans doute pas,
pour prendre le contre-pied d’Emmanuel Brandely, «dans les publications
courantes destinées à une large diffusion»229 .
Nous n’avons pas eu le temps de mesurer l’accessibilité de ceux-ci au
CERMTRI ; toutefois, notre attention a été attirée, dans le fonds Stéphane
Just de la BDIC, par un procès-verbal d’une réunion du Bureau politique du
30 mars 1979, un mois environ après l’exclusion de Charles Berg. Celui-ci,
comptabilisant les effectifs après la condamnation des «méthodes Berg»,
qui incluaient «des centaines de militants organisés dans les pré-
cellules»230, fait état de 4470 militants alors même que la Lettre

228
Annie Kriegel, Le pain et les roses, op. cit., p. 278.
229
Ibidem.
230
Arch. Just. Lettre d’Informations Ouvrières, n° 116-117, op. cit.
- 93 -
d’Informations Ouvrières du 27 février en citait 5079. Or, s’il est vrai que
l’exclusion de Charles Berg semble avoir provoqué à terme un certain
nombre de départs (le cas de Vera Daniels le montre), il est douteux de
considérer que plus de 600 militants ont quitté l’organisation en un mois.
Dès lors, il semble plus rigoureux de s’intéresser à la mention «ne pas
laisser traîner» écrite au crayon à papier en haut de la note du Bureau
politique et de supposer qu’il peut exister un décalage non négligeable
entre chiffres officiels et chiffres réels.
Il est important toutefois de noter que l’OCI a une action politique
véritable, marquée par un certain nombre de succès, et de se poser la
question de la réception de celle-ci, en liaison avec une certaine mise en
scène, par les militants et ex-militants. En effet, mémorisée, valorisée, elle
accrédite l’idée d’un engagement payant et a sans doute tendance à
minimiser le poids des relations de pouvoir dans l’organisation. Il est vrai
que les chiffres accréditent les raisons de l’engagement militant, lui
donnent du sens et de la fermeté. Ils ont donc un impact sur le moral des
militants et sur l’efficacité de leur action politique. Mais, ces nuances
établies, il faut observer que la concrétisation des efforts n’est pas le seul
intérêt pour la satisfaction des militants, qui ont gardé le meilleur souvenir
du «programme de discussions politiques et théoriques»231 , et plus
largement de la formation dispensée par l’OCI-PCI.

231
CERMTRI. L’engagement à l’OCI et sa signification, brochure de mai 1978, 2.
- 94 -
2. Une formation complète

La formation, pour l’organisation, est une nécessité. Elle permet, dans le


cadre de l’intégration, de s’assurer de la conviction des militants, de leur
transmettre sa culture, au sens large, mais aussi de les préparer à la vie
militante. Dès lors, elle dépasse largement ce cadre initial et, en dehors des
multiples enseignements organisés par le parti, celui-ci constitue
globalement une véritable «école permanente» occasionnant maintes
opportunités de s’instruire.
Le GER, ou Groupe d’études révolutionnaires, qui organise des militants
définis comme stagiaires, est la première école du militant. Les GER
prennent le relais des Cercles d’études marxistes, et illustrent le «passage
du groupe à l’organisation» : «ce qui différencie le GER d’un cercle
d’études marxistes, c’est qu’il ne consiste pas seulement à donner à ses
participants des données théoriques et des connaissances, mais un véritable
armement idéologique, lequel ne peut se concevoir sans la formation
pratique dans l’action elle-même»232. Véronique Molin y fait référence dès
1958. Certains, comme Charles Berg ou Bernard Ronet, en raison de leur
jeune âge, en ont même fait deux. Autour de 1962, si l’on en croit Charles
Berg, tous les GER duraient trois mois. Pour Vera Daniels, il s’agissait en
1972 de quelque chose de «très progressif, parce que ça durait quand même
longtemps». Mais en définitive, «c’était passionnant : absolument
passionnant». Pour Ludovic Wolfgang, ça l’était aussi : «c’était tous les
quinze jours : on avait une discussion politique avec Sacco dans son
bureau, et c’était assez bien puisque c’est quand même un responsable du
Parti des travailleurs et qu’il savait bien expliquer. Il savait répondre aux
questions.» «Il devait y avoir sept ou huit séances. […] Il y avait un petit
bouquin qui donnait le programme aux gens qui étaient les responsables
désignés par l’organisation pour animer les GER. J’en ai animé, des GER.
Il y avait une partie “étude du marxisme”, une partie économique que je
faisais. […] Et il y avait ensuite une partie sur l’histoire du mouvement
ouvrier, l’histoire du trotskysme, et puis la ligne de l’organisation
aujourd’hui». Il faut aussi bien sûr mesurer l’évolution de cette formation
jugée riche à toutes les périodes, surtout une perte de la qualité, à en croire
Stéphane Just.
Vincent Présumey le confirme : «quelques années avant que j’y entre, il y
avait une formation théorique poussée, mais à la fin des années 70 le
recrutement accéléré a complètement disjoncté ça». Avec le temps,
également, il semble qu’il n’y ait guère de renouvellement : «C’est à mon
avis très divers d’un endroit à l’autre, et surtout ça se fait sur la base de

232
CERMTRI, Note pour contribution à discussion sur les GER (Groupes d’études
révolutionnaires), sans date, [1965].
- 95 -
souvenirs qui ne sont pas rafraîchis et vraiment sur des sources indirectes.
C’est sur la base des brochures de GER des années 70, qui elles-mêmes ont
été écrites par des gens qui n’étaient pas forcément toujours compétents sur
tout» (Ludovic Wolfgang). Toutefois, à la fin des années 70, voire au début
des années 80, les pré-cellules semblent prendre le relais des GER : elles
«étaient présentées comme le juste milieu : ni le GER d’antan, ni le
recrutement fantaisiste. Les pré-cellules, ça consistait à réunir des aspirants
dans l’équivalent d’une cellule. […] Il y avait un petit cycle d’exposés, qui
était le truc classique. Premier exposé : le matérialisme dialectique et
historique. […] Deuxième exposé : le capitalisme comment ça fonctionne
[…] Troisième exposé : les soc’dems’. Quatrième exposé : Les stals.
Cinquième exposé : Les pabs’.» (Vincent Présumey). Mais, à en croire
Benjamin Stora, et en omettant délibérément les GER moins orthodoxes de
Boris Fraenkel, l’éducation comprenait aussi des romans et beaucoup
d’ouvrages à caractère historique233.
Il y a, outre cela, des camps d’été, des camps de jeunes, qui, au moins à
partir de la fin des années 60, semblent avoir lieu tous les ans. Ludovic
Wolfgang se souvient d’un «cadre assez enthousiasmant, avec des jeunes,
où on nous présente la Quatrième Internationale, avec des exposés sur des
thèmes, un peu de théorie (les “bases économiques” du marxisme), de
l’histoire (révolution russe, révolution chinoise, stalinisme), des questions
d’actualité (construction du Courant communiste internationaliste et du
Parti des travailleurs et de l’organisation de jeunesse, Palestine, Algérie,
etc.)».
«Ça durait entre trois et cinq jours selon les années. Il y avait des séances
plénières avec un exposé. Par exemple un exposé sur les bases
économiques du marxisme, avec Gluckstein qui expliquait la théorie de la
plus-value, de manière très très simple. Tu avais un exposé sur la Palestine,
ou l’Algérie. Par exemple Louisa Hanoune est venue une fois dans un
camp. Une fois c’était le camarade algérien dont j’ai parlé tout à l’heure. Et
une autre fois une autre camarade algérienne. Au moins trois fois il y a eu
la question de l’Algérie, parce que comme c’est une des plus grosses
sections des lambertistes dans le monde et que ce n’est pas très loin de la
France, pour donner le tour internationaliste et pour impressionner les
militants, je pense qu’ils donnent de l’importance à cette question de
l’Algérie» (Ludovic Wolfgang).
L’ouverture politique semble en effet très large : à Toulouse, «les camps
d’été étaient en lien avec les militants d’Amérique latine» (Pierre Simon).
Pierre Simon évoque même un «exposé sur le matérialisme dialectique»
auquel il a «beaucoup pensé par la suite». La formation, d’autre part, ne se
limite pas aux stagiaires et aux jeunes militants. Il existe aussi une «réunion

233
Benjamin STORA, La dernière génération d’Octobre, pp. 58-59.
- 96 -
de formation spéciale […] un camp de cadres» (Ludovic Wolfgang). En
1965, une circulaire prévoyait «le passage de tous les camarades par ces
écoles au cours de l’année»234. Et la discussion commune n’élude pas une
certaine forme d’individualisation : «Tu as des réunions de commissions,
en plus petits groupes, pour que tous les jeunes un peu intimidés devant 80
personnes puissent discuter et poser leurs questions.»
L’OCI-PCI ne dispense pas qu’une formation politique : elle permet aux
individus de bénéficier d’expériences diverses et d’apprendre à se dépasser.
Ainsi, pour Pierre Simon, l’organisation était une «école extraordinaire au
niveau de la formation à la prise de parole». Il évoque des «tribuns que l’on
ne retrouve pas aujourd’hui dans le personnel politique qu’on connaît». En
devenant soi-même instructeur dans les GER, «on apprenait à parler»
(Pierre Simon) Le résultat est très clair : «Maintenant, quand je veux
prendre la parole, je te prie de croire que, ça, personne ne l’empêche, c’est
sûr !» Plus globalement encore, la formation recouvre une pluralité de
domaines plus ou moins utilisables dans un cadre professionnel : prise de
parole, écriture, formation théorique et capacité de synthèse, direction,
comptabilité et gestion. Les réunions en cellule, en elles-mêmes, sont
«aussi un truc assez formateur» (Vincent Présumey). Selon Pierre Simon, la
formation se réalise aussi par émulation, aux côtés de «gens brillants»,
«extrêmement brillants», des «références au niveau de cette agilité
intellectuelle à manier des idées». On est également aux côtés des militants
«les plus aguerris». Vera Daniels parle de «personnes ressources», et
témoigne de son profond respect pour Paul Duthel, «théoriquement très
calé», «qui avait de la bouteille» et «assez pédago pour les jeunes».
Bernard Ronet parle de gens «extrêmement prestigieux», au passé «très
impressionnant».
Par opposition à la Ligue, Christian Béridel trace de l’OCI un portrait
flatteur : «Il y avait […] une grande capacité d’analyse politique, plus forte
qu’à la LCR, avec une bonne culture politique, par exemple par les lectures
proposées et la qualité de la documentation». Même ouvriers, selon Michel
Lequenne, «nous étions infiniment plus [cultivés] que les militants du
PCF». Il est probable que la différence de taille ait joué dans cette
opposition. Pour Ludovic Wolfgang, «là où les lambertistes ont une culture
c’est plutôt dans les questions d’histoire. En 1936, en 1945 et en 1968 : ils
savent ce qui s’est passé et comment ça s’est passé». Mais même non
militants, les ex- ont aujourd’hui encore une «bibliothèque politique assez
développée» (Vera Daniels). Plus qu’une simple éducation, il semble que la
formation, au moins celle des années 60 et 70, relève d’une véritable
réalisation de soi en tant qu’individu conscient et critique : «maintenant je

234
CERMTRI, Commission de formation, Camps d’été 1965, Circulaire n°1, 25
mars 1965.
- 97 -
crois que les gens qui ont vécu ce que j’ai vécu, on ne leur fait pas avaler
n’importe quoi» (Pierre Simon). «On nous a entraînés à penser quand on
est entrés : avec le GER, les camps d’été, les discussions à l’intérieur des
cellules» (Vera Daniels).
Revenant sur cette formation, Vera Daniels la présente comme un
véritable apprentissage de l’autonomie : «J’ai acquis une pensée
autonome.» Le parti a été une grande école, qui fait dire à plusieurs des
«ex» qu’ils ne regrettent pas leur expérience. L’organisation a été pour eux
un outil de réalisation et de dépassement de soi – Vera Daniels évoque sa
timidité initiale – donnant du sens à l’idée d’une formation plus poussée,
celle d’«éducation révolutionnaire», et de parti laboratoire.

4. Un cadre de socialisation et d’épanouissement

L’organisation révolutionnaire peut en effet être perçue comme le


laboratoire du projet de société. L’individu qui y adhère reçoit plus qu’une
formation multiforme, il intègre un cadre de socialisation et
d’épanouissement. Pierre Simon évoque «quelque chose qui est en train de
se construire, quelque chose qui, pour quelqu’un de cet âge-là, est […]
assez exaltant et assez dynamique». L’association libre qu’est le parti est
aussi une association égalitaire, à l’image de la nouvelle société : «Tous
sont semblables dans leur nullité face à une mission qui exige le sacrifice
de leur vie»235. Si les rapports de pouvoir ne sont pas abolis, le parti
organise l’action, et s’il peut hiérarchiser les militants, il proscrit en théorie
toute forme de domination et d’inégalité entre les individus : c’est ainsi que
les dirigeants s’énervent lorsque Ludovic Wolfgang suggère l’éventualité
d’une disproportion entre sa personnalité et celle de Daniel Gluckstein et
Pierre Lambert.
Le parti pourrait presque, pour reprendre un terme cher à Murray
Bookchin, être un milieu libre, celui dont Lénine vante les bénéfices pour le
passage du socialisme au communisme : «Seule l'habitude peut produire un
tel effet et elle le traduira certainement, car nous constatons mille et mille
fois autour de nous avec quelle facilité les hommes s'habituent à observer
les règles nécessaires à la vie en société quand il n'y a pas d'exploitation,
quand il n'y a rien qui excite l'indignation, qui suscite la protestation et la
révolte, qui nécessite la répression.236 »
Le parti est en effet un moyen d’aller au-delà de l’aliénation : «Cette
articulation entre la lutte spontanée encore aliénée du prolétariat contre le
capitalisme et la théorie élaborée par les intellectuels bourgeois en rupture
de classe […] s’opérera d’emblée sur le terrain politique, dans le creuset du

235
Dominique Colas, Le léninisme, op. cit., p. 67.
236
Lénine, Que faire ?, chapitre 5 : « Première phase de la société communiste ».
- 98 -
parti révolutionnaire, où viendront fusionner l’expérience des représentants
les plus conscients de la classe ouvrière et la théorie des intellectuels
marxistes. Ainsi, une conscience unique se forgera au sein du parti, fruit de
la jonction de la volonté de lutte des masses et de la conscience la plus
élevée du caractère contradictoire et transitoire de l’ordre bourgeois. C’est
ainsi, dans le cadre de cet “intellectuel collectif” que doit constituer le parti,
que se forge un militant unique, ni intellectuel bourgeois ou petit bourgeois
[…], ni simplement représentant de la classe ouvrière, le révolutionnaire
professionnel.»237
L’OCI-PCI n’est pas étrangère à ce genre de considérations. Elle aussi
fait du parti un lieu de justice sociale où s’ébauche une égalité artificielle :
«Puisque, en tant qu’étudiants, on avait deux mois de vacances, et comme
il n’était pas question qu’on ait plus de vacances que les ouvriers, on avait
un mois de travail.» De même, comme l’écrit Véronique Molin, «Il y avait
peu d’ouvriers, mais on essayait plus ou moins de mettre des petits-
bourgeois enseignants avec les rares ouvriers.» Des quelques sondages
opérés dans la revue La Vérité, il ressort que l’OCI-PCI évoque peu sa
conception de l’organisation, renvoyant plus aisément à Lénine. Ainsi, pour
prendre l’exemple des numéros de la fin des années 60 et des années 70, en
dehors des quelques affirmations contenues dans les résolutions politiques,
les développements plus détaillés ne se trouvent que de manière détournée
dans des articles à caractère analytique. Mais l’on trouve alors quelques
remarques similaires à celles déjà citées : «Le combat des travailleurs tend
à constituer des positions de classe pour prendre leur avenir en main. Les
rapports de domination doivent nécessairement en être exclus
progressivement jusqu’à la révolution»238 . Dans ce cadre, si le choix d’un
pseudonyme relève de normes de sécurité et d’une tradition, il peut aussi
être perçu comme un rite initiatique d’entrée dans la nouvelle société. Alors
que les liens familiaux ne relèvent pas d’un choix, l’adhésion au parti si ;
alors que l’attribution d’un nom est prédéterminée, celui du pseudo, le
blaze, ne l’est pas : il a aussi une valeur symbolique d’émancipation et
soude les liens de la communauté des révolutionnaires.
Il y a ainsi la perte de l’ancienne identité. Bernard Ronet évoque la
difficulté à connaître les origines sociales de ses compagnons, et Vera
Daniels le simple nom d’usage : «Mais les militants du parti, qu’on ne
connaissait que par le parti, on ne connaissait que leur... Vous savez
comment on disait ? Non ? Vous ne l’avez pas entendu ? Le blaze !» Le
pseudo renvoie à un caractère personnel, parfois avec humour (Vincent
Présumey est Topernaze), une identité rêvée : Pierre Simon est Moreno.

237
Denise Avenas, op. cit., pp. 46-47.
238
Alvin, « La crise de l’impérialisme US – la perspective du Labour Party et le
Québec », in La Vérité, n° 551, mars 1971, p. 108.
- 99 -
L’impersonnalité d’un prénom courant est annihilée par le contrôle de la
direction sur les pseudos, garantissant le caractère unique de chacun.
Le caractère expérimental de l’organisation révolutionnaire peut aussi
être mis en relation avec l’organisation informelle, renvoyant à des
initiatives locales qui peuvent illustrer une culture politique plus largement
liée aux années 60 et 70. Boris Fraenkel évoque ainsi les succès auprès des
jeunes de son action contre la répression sexuelle et de sa tentative, risquée,
de créer sous sa protection un milieu libre où l’on peut s’épanouir : «En
face de l’école d’Auteuil, j’avais loué une chambre au septième étage, où je
les baratinais, je les réunissais, mais où ils pouvaient amener leur petite
amie, la nuit, à tour de rôle. J’ai toujours lié les histoires de répression
sexuelle avec les choses politiques.»
Vincent Présumey se souvient du dirigeant de la région de Clermont-
Ferrand, Christian Neny, tout entier dévoué à la cause, prenant prétexte
d’un jet de papiers gras dans l’herbe pour introduire une réflexion politique
et morale : «Il fallait tirer les leçons politiques à tout moment, de tout, y
compris les faits privés.»
Mais le parti est aussi un cadre d’épanouissement dans une société perçue
comme triste et sans avenir. Il y a ainsi, souligne, Vincent Présumey, un
aspect aventure qui n’est pas négligeable. «C’était vraiment quelque chose
de passionnant, dit Pierre Simon. Donc tu sortais du boulot, tu allais tout de
suite voir les copains et t’avais une diffusion, puis après dans la soirée
t’avais une réunion, et des fois le matin, avant de partir, s’il y avait une
campagne, il fallait afficher.»
Certains ex évoquent l’attrait pour les jeunes des actions coup-de-poing,
liées aussi, peut-être, au service d’ordre, de la possibilité de se grandir et
d’affronter le réel : «C’était, dit Bernard Ronet, quand même un peu plus
exaltant d’aller aider les camarades à diffuser les tracts à la sortie de
Renault.» L’interdit est, pour une fois, prévu pour être transgressé de
manière organisée : «Dan Moutot, de temps en temps, disait : “Envoyez-
moi cinq étudiants en baskets sans leurs papiers pour demain matin 7
heures.” Alors ça on aimait bien ! “Ouais, on y va !” En général, ça c’était
pour faire des collages sauvages.» (Vincent Présumey).
C’est l’occasion de s’identifier plus profondément encore aux grands
révolutionnaires, avec lesquels la lecture de romans trace un parallèle :
«Tous racontent des histoires de vies tourmentées et des parcours
extraordinairement audacieux propres à alimenter le romantisme d’un
adolescent engagé»239 . Charles Berg retrace cela dans une perspective plus
globale : «Quand vous convainquiez un jeune mec de 18 ans que la
révolution mondiale était imminente, il valait mieux être dans le train de

239
Benjamin Stora, La dernière génération d’Octobre, op. cit., p. 58.
- 100 -
l’histoire que dans le minibus des études et d’un avenir dans une société
qu’on va détruire. C’était assez normal.»
Toutefois, au-delà de l’aspect anecdotique de ces récits dans les
entretiens, on peut aussi dire qu’ils entretiennent un autre rapport avec les
relations de pouvoir. En effet, à prendre pour exemple La dernière
génération d’Octobre, l’ouvrage de Benjamin Stora, on constate aussi une
reconstruction a posteriori, liée à l’impression rétrospective d’un
phénomène générationnel.
Pierre Simon revient par exemple longuement sur les liens de proximité
qu’il a découverts bien après son engagement, ainsi à la vision du film
Mourir à trente ans : «Oui. Ce film, je l’ai vu avec des jeunes de [ma
promotion] : on était une cinquantaine. On était peut-être une quinzaine à
avoir vu le film ; et j’étais à côté d’un gars qui était un militant de l’Ecole
Emancipée, qui a été proche de la Ligue pendant des années. On ne
s’entendait pas forcément à l’époque. mais on a vu le film ensemble : on en
avait les larmes aux yeux l’un et l’autre, parce que les manifs qu’on voyait,
on y était. Avec cette espèce d’ambiance du film, à un moment donné tu
finis par te chercher et tu te dis : […] ”J’y étais à ce truc, il s’est passé ça, il
s’est passé ça.” C’est peut-être comme ça que les liens d’une génération se
soudent. Des expériences communes. Et pour nous, je crois que ces liens
ont été très très forts. Je parle de ceux qui ont été des militants … et ça c’est
quand même [le problème] d’une génération.»
Or, si dans ce cas, comme dans le cas de Vera Daniels, qui évoque avec
attendrissement la création d’une liste professionnelle entièrement
composée d’anciens militants d’une pluralité d’organisations
révolutionnaires, l’analyse rétrospective n’élude pas la lucidité sur un
engagement, le discours générationnel peut aussi être le prétexte, surtout
pour un ancien responsable, d’une dédramatisation de son action politique,
voire de sa dépolitisation.
C’est l’impression que l’on retire de La dernière génération d’Octobre :
en effet, si le témoignage paraît honnête, comme nous avons pu le dire dans
nos entretiens, on constate une atténuation rétrospective des responsabilités
et, de fait, des relations de pouvoir. Benjamin Stora semble avoir certaines
difficultés à s’inscrire dans une mise à distance critique, lui préférant une
approche romancée et dépolitisée.
Charles Berg évoque «un rapport réel, un rapport de souvenirs, de bons
souvenirs qu’on a partagés» même avec des militants de la Ligue, qui
constituaient pourtant alors de véritables ennemis. Il est difficile de dire,
toutefois, si ce discours renvoie à une construction a posteriori, consciente
ou inconsciente, ou encore à l’expression actuelle de sentiments alors
inavoués ou réfrénés. C’est aussi la question que pose Régine Robin,
prenant à titre d’exemple, dans le cadre d’une réflexion sur l’interaction des

- 101 -
mémoires du communisme et des communistes, le cas d’un ex-militant du
Parti communiste allemand240.
Bruno Leroux a raison de souligner, dans sa communication sur la
muséographie de la Résistance, que l’histoire est sous le contrôle des
acteurs241. Cette première partie l’illustre à double titre en ce qui concerne
les rapports de pouvoir. En effet, en ne les présentant que dans les termes
idéalisés d’une nécessaire structuration du parti contre une société
d’oppression et au service d’un idéal magnifique, les principaux acteurs,
ceux qui le sont toujours et gardent le contrôle de la mémoire, tendent à
simplifier le débat. Il est impossible de s’arrêter à cette dimension et de se
cantonner à l’histoire événementielle, qui est leur domaine privilégié. Si le
danger de la polémique est toujours présent, il semble qu’il soit possible de
tout remettre en cause et d’aller au-delà du discours que l’organisation
produit sur elle-même. Il importe auparavant de rétablir le parti dans son
rôle d’instrument et de se garder de toute forme de diabolisation.
L’OCI-PCI, en tant qu’organisation se réclamant du trotskysme, est avant
tout un parti ayant un discours et une action politiques : il serait malaisé de
l’oublier, car c’est bien cela qui lui a permis de devenir la première
organisation révolutionnaire242 en France. Il serait également malaisé
d’oublier que l’adhésion représente ce que Vera Daniels appelle «un vrai
engagement». Il est vrai que toutefois le témoignage ne saurait être une fin
en soi, et l’on a vu que l’individu, en cherchant à se préserver, préserve
aussi la mémoire. Les points positifs, du point de vue des militants, que
nous avons pu évoquer expliquent aussi l’attachement affectif, par ailleurs
rationalisé, qui ont poussé ceux-ci à défendre ou à rationaliser leur
engagement, à minimiser ou à céder face à une réalité plus complexe que
seul le témoignage est apte à révéler. Se découvre alors une nouvelle
dimension de l’organisation «lambertiste», articulée autour de la confusion
entre fins et moyens et de la notion d’«entreprise politique», qui remettent
en cause le schéma théorique et mémoriel de l’organisation idéal-typique.

240
Régine Robin, Communication au colloque « Les lundis de la BDIC : Mémoire
des communistes, mémoire du communisme », avec Bernard Pudal et Sonia
Combe, Nanterre, 22 mars 2004.
241
Bruno Leroux, « La fondation de la Résistance et la muséographie »,
communication au séminaire du DEA Ordre et désordre, Dijon, 14 avril 2004.
242
Cette affirmation de Karim Landais est particulièrement étonnante car il ne
donne aucun chiffre pour la démontrer (Y.C.).
- 102 -
Deuxième partie. Une entreprise politique

Nous empruntons la notion d’entreprise politique à Michel Offerlé, qui la


définit comme «un type particulier de relation dans laquelle un ou plusieurs
agents investissent des capitaux pour recueillir des profits politiques en
produisant des biens politiques»243. Appliquée à l’OCI-PCI, cette notion
prend un sens particulièrement fort dans la mesure où l’organisation
léniniste a toujours été conçue comme l’organisation la plus efficace, et
l’OCI-PCI, comme nous avons pu l’introduire, comme l’héritière la plus
digne de cette conception dans le mouvement trotskyste français. Il s’agit
de présenter ses méthodes particulières de taylorisation politique et son
incidence en termes de bénéfices de même nature. Comme on va le voir,
l’organisation tout entière est structurée pour accomplir des objectifs
concrets, articulés autour de la méthode objectifs-résultats. Nous allons
aussi voir que cette singularité devient un trait culturel et acquiert peu à peu
son autonomie. Comment les militants s’insèrent-ils dans un mode de
militantisme rationalisé à l’extrême et comment cela peut-il interagir avec
les rapports de pouvoir ? Ce sont autant de questions qui guident notre
réflexion.

A. Une quête effrénée de l’efficacité


L’efficacité des militants «lambertistes» est connue. C’est aussi celle-ci
qui pousse Alexandre Hébert à travailler de concert avec eux dans le cadre
syndical : «Et il y avait aussi une arrière-pensée : j’avais besoin de militants
qui se battent. Qui sont capables de se lever le matin pour distribuer des
tracts par exemple. Ce que les réformistes font difficilement.» C’est encore,
selon Philippe Campinchi, l’opinion d’André Bergeron : «Face aux
communistes, à 17 heures, mes militants mettent leurs chaussons et
allument la télévision, les trotskystes, eux, commencent leur porte-à-
porte»244. Ce lourd et payant investissement est-il un fait consenti,
culturel ? Ne répond-il pas avant tout à une stricte codification et
réglementation internes destinées à assurer à l’organisation un
développement rapide et efficace ?

1. Des tâches et un rythme déshumanisants


Une anecdote racontée par Michel Lequenne témoigne du rythme effréné
de militantisme dans le mouvement trotskyste dès la Libération, un rythme
qu’il présente comme incomparable avec celui des militants communistes :
«On avait gagné des militants pendant l’affaire yougoslave mais, et on

243
Michel Offerle, Les partis politiques, PUF, 1986, p. 22.
244
Philippe Campinchi, Les lambertistes, Balland, 2001, p. 121.
- 103 -
l’expliquait dans nos bulletins intérieurs, on était une organisation
passoire : pas à cause de la politique — les militants qui partaient restaient
le plus souvent des trotskystes "de cœur" — ; à cause de l’activisme. On
compensait notre petit nombre par un activisme extraordinaire ! Je pourrais
te donner des exemples ahurissants de ce qu’on arrivait à faire par un
véritable surmenage militant. C’est très simple. D’ailleurs, on utilisait la
fameuse formule : “le militant appartient au parti 24 heures sur 24”. La
femme de Lambert se permettait toutes sortes de libertés, mais elle n'en
avait pas moins dit à des stagiaires, mes copains de la guerre : “On n’a ni
père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfant : on appartient au
parti 24 heures sur 24.” Elle expliquait ça. Mes copains (rire) avaient été
effarés : c’était complètement dingue. Mais sans aller jusqu’à cet excès, on
travaillait de façon extraordinaire. Je me souviens que j’avais été élu à la
direction régionale de Paris en 1946, et que j’étais le seul garçon parmi des
filles ! Il n’y avait que des femmes. Et un jour, on attendait une de ces
femmes, Rolande de Paepe, qui n’arrivait pas. Elle arrive finalement, et il
s’avère qu’elle s’était évanouie dans le métro : elle avait pris le métro des
dizaines de fois dans la journée pour courir à droite et à gauche ! C’était
fou ! Quand on disait : “Il faut couvrir Paris d’affiches”, on couvrait Paris
d’affiches. A une époque où on était 600 ou 700. J’intègre pourtant un fait
dans mes mémoires, parce que c’est une chose extraordinaire. Quand
Marcel Bleibtreu a pris contact avec Marty, au début de 1953, après son
exclusion, on était tous les trois, et Marty lui demande : “Combien vous
étiez à la Libération ?” Il nous combattait farouchement, et il nous suivait
de près à l’époque ; alors il dit : “Pas plus de 15000.” Marcel Bleibtreu se
tourne vers moi et me demande : “Combien on était ?” Je lui dis : “700”
(rire). Marty, avec son esprit de militant du Parti communiste, pensait qu’il
fallait qu’on soit au moins 15000 (rire) !» (Michel Lequenne).
Il est toutefois difficile de dire, à la lumière de nos témoignages, si le
militantisme trotskyste s’est dès lors inscrit dans cette continuité depuis
1944 jusqu’à la constitution du «groupe Lambert» et son passage à
l’organisation. A en croire Boris Fraenkel, Pierre Lambert était en 1958 le
seul trotskyste actif sur Paris. Dès lors, il semble qu’il faille imputer à la
croissance et à la normalisation du groupe, sous la férule de jeunes
dynamiques comme Charles Berg, le développement d’une véritable
culture du résultat. L’armature de l’OCI-PCI est en effet constituée par la
méthode objectifs-résultats, dont le but est de rationaliser et de planifier le
développement de l’organisation. D’après Benjamin Stora, elle constitue
même, selon Pierre Lambert, «l’essence même du bolchevisme»245.
La méthode objectifs-résultats : «Combien tu en as recruté ? Combien tu
as vendu d’Informations Ouvrières ?»A l’époque, dans la méthode

245
B. Stora, La dernière génération d’Octobre, op. cit., p. 138.
- 104 -
objectifs-résultats, la grille était complète : il y avait ʺ″objectifs de soutien
financierʺ″, ʺ″combien de Vérité venduesʺ″, c’est-à-dire ʺ″combien de V.ʺ″. […]
Il y avait aussi le recrutement : «Combien de phalanges ?» (Vincent
Présumey).
Bernard Ronet évoque le suivi : «C’est-à-dire que, par exemple, moi
j’avais des cahiers de cellules, où il y avait le nombre de militants, et il y
avait chaque numéro d’Informations Ouvrières, les campagnes. On faisait
ça de manière mensuelle, et il y avait une colonne par activité, et combien
par personne. Il y avait toujours les objectifs qui étaient marqués au début,
et le total à la fin. Quand il y avait des ventes, il fallait indiquer également à
qui on le vendait, ainsi que des impressions.» Il s’agit de repérer qui est un
militant potentiel, de permettre à la direction de suivre l’évolution de la
discussion. «Et on se fixait des objectifs de signatures de pétitions, des
objectifs de ventes de journaux, de ramener des jeunes ou des vieux à tel ou
tel meeting, et c’était chaque fois en fonction de ces objectifs qu’on
évaluait les résultats» (Philippe Simon). Si cette démarche s’apparente de
très près à une démarche très comptable et très commerciale, les termes en
sont politisés, voire militarisés, afin de stimuler l’ardeur : on parle ainsi de
«la bataille pour le journal». Cette méthode est conforme à l’idée d’un
parti-machine, qui doit contrôler et prévoir son propre développement.
«Parce que d’abord la centralisation des résultats – ʺ″combien
d’Informations Ouvrièresʺ″, etc. – était quotidienne : un coup de fil tous les
soirs au responsable départemental de la centralisation» (Vincent
Présumey). Vus de l’extérieur, ces objectifs paraissent très élevés. Ainsi,
une note de 1973 à l’intention des membres du Comité central propose,
pour la fédérale Camus, une augmentation de 50% des effectifs en neuf
mois, voire de 100% pour certains secteurs, soit le passage de 270 à 413
militants246 . Il n’est, de plus, pas dit que de tels objectifs relèvent de
l’exceptionnel, et il incombe donc aux militants de tout mettre en œuvre
pour les réaliser. Il semble, à en croire cette note, qu’ils soient pris en
fonction de la «nécessité» et d’une estimation de la capacité des militants à
les atteindre.
Les tâches à effectuer sont multiples et relèvent de divers investissements
parallèles. Vera Daniels en dresse ainsi une longue liste : «il y avait les
investissements dans les organisations syndicales de résidents, pour ceux
qui étaient en fac. En plus, il y avait les investissements dans le syndicat
des enseignants quand on était pion. C’était mon cas. Je n’étais pas à la
FERUF, qui était la fédération des résidents de la région… mais j’avais des
copains qui étaient aussi résidents. Donc eux, ils étaient à l’AJS, à l’OCI, à

246
Arch. Just., F°delta res 777/III/12:44, Note aux membres du Comité central, 28
août 1973.
- 105 -
l’UNEF, à la FERUF, et puis comme ils étaient pions ils étaient aussi au
SNES […]».
Le militantisme renvoie aussi à la formation et au financement : «De
temps en temps on avait des moyens de décontraction, en fin de journée,
mais c’était long ! C’était très intense. Le GER, et puis ces camps d’été,
c’était quasiment chaque année qu’on devait y partir. Après le GER, on
avait des piqûres de rappel dans les camps d’été. Toutes les années. Il
fallait au moins faire une semaine, si ce n’est un mois pour les étudiants. Je
ne pense pas avoir fait tous les étés un mois, mais les premières années, si,
sans doute. » (Vera Daniels)
Les cotisations, elles, sont définies en fonction d’un barème officiel : «Tu
donnais normalement 10 % de ton salaire», affirme Pierre Simon. Mais
l’investissement financier ne concerne pas que cela : il y a, bien sûr,
l’abonnement au journal et aux diverses publications politiques ou
syndicales. Il y a encore la participation financière aux différentes activités
de l’organisation, exceptionnelles ou non, voire l’achat de parts. Vera
Daniels avait ainsi directement «participé à l’achat du local de la région».
On évoque aussi l’édition d’actions, remboursables après la révolution à la
future banque socialiste. Plus encore, les militants s’engagent sur leurs
propres finances à propos du succès des objectifs, comme en témoigne
Bernard Ronet. Ainsi que le dit en riant Véronique Molin, «ça coûte cher
de militer dans des organisations révolutionnaires».
De plus, si le processus de recrutement obéit à des règles strictes, la
polyvalence est le lot du militantisme, à plus forte raison chez les étudiants,
qui représentent une «masse de manœuvre» (Vincent Présumey). Le
militantisme est total : «C’était du 24/24» (Vera Daniels). Bernard Ronet
énumère «8 à 10 réunions par semaine, en période calme». Vincent
Présumey se souvient que l’un de ses premiers contacts lui demande même
s’il est bien certain de vouloir adhérer : «selon lui, ça ne serait pas de la
rigolade».
Y a-t-il un mode de militantisme «lambertiste»? Il semble que, dès les
années 60, le processus d’intégration procède d’étapes qui ne varient plus
par la suite : «On est dans son TD, on est reconnu tout de suite comme
militant, etc., donc on fait signer autour de nous, donc on essaye de
rassembler, etc., que les gens prennent leur carte à l’UNEF-ID, sur nos
positions, qu’ils votent pour nous, etc.» Le rythme est néanmoins fluctuant:
il semble que la période de l’«imminence de la révolution» corresponde à
un paroxysme, et que les années 80, au terme des différentes exclusions,
correspondent à une atténuation. Vincent Présumey pense que le Parti des
travailleurs d’aujourd’hui correspond à quelque chose de «très pépère». Le
parcours de Ludovic Wolfgang semble illustrer en effet une différenciation
dans l’échelle de valeurs : «J’en vendais pas mal, peut-être cinq par
semaine, et j’ai fait un certain nombre de contacts sur l’année qui venaient
- 106 -
plusieurs fois à des réunions de jeunes qui se tenaient le samedi après-midi
une fois par mois sur des thèmes. Comme par exemple la Palestine : en
1993 c’était les accords d’Oslo. Il y avait donc une grande réunion et je
faisais venir trois, quatre ou cinq élèves de ma classe. Et les années
suivantes, en khâgne : pareil. Même rythme de militantisme […]. Même en
khâgne j’avais une cellule par semaine. En tout cas la première […]. Il y
avait quand même un suivi régulier, je vendais pas mal d’Informations
Ouvrières et j’allais quand même aux réunions des jeunes».
La question de la culture politique pose aussi le problème de l’aspect
volontaire des tâches à accomplir. En effet, si l’adhésion relève du libre-
arbitre, en est-il de même pour les formes du militantisme ? Pour une part,
le rythme relève effectivement d’une acceptation : «on considérait que
c’était normal», dit Bernard Ronet. Ludovic Wolfgang dit avoir été «plutôt
demandeur», même en khâgne, et évoque un investissement «à fond» en
1998. Pierre Simon témoigne d’une apparence de concertation au moment
de la découverte des objectifs : «Voilà, telle campagne sur tel thème, bon
d’accord, quelles sont nos forces, qu’est-ce qu’on va faire ? On va en
discuter.» Pour Charles Berg, plus encore, si «on faisait ça 24 heures sur
24», «Personne ne demandait rien !» et «l’organisation avait formellement
une culture plutôt du style : ʺ″Passez-moi l’examenʺ″». Bernard Ronet dit
même encore avoir payé plus que ce qu’on lui demandait : «Je gagnais
3500 balles : je donnais 500 balles au parti. […] Sans compter
l’abonnement, que je payais d’avance.»
Pour autant, si le phénomène est culturel, c’est-à-dire qu’il relève d’un
ensemble de normes et de valeurs intégrées et transmises par les militants,
il semble aussi qu’il soit surtout impulsé par la direction et doive, pour une
part, faire face à la résistance passive de certains militants. Ainsi, si
Ludovic Wolfgang évoque un «suivi régulier», Pierre Simon parle, lui,
d’un «contrôle très très fort» et de quelque chose qui «ne se faisait pas
naturellement». Le montant des cotisations était imposé par la direction,
leur paiement effectif en début de mois surveillé (Bernard Ronet). Lorsque
les objectifs n’étaient pas atteints, «c’est pas que tu te faisais vraiment
engueuler, m’enfin (rire) un peu quand même» (Pierre Simon). Pour
Bernard, les objectifs étaient effectivement définis par le Comité central
suivant leurs propres critères, qui les faisait ensuite redescendre cellule par
cellule. D’autre part, l’engagement sur ses propres finances revient à une
certaine forme de contrainte : «il fallait effectivement qu’on vende tant
d’Informations Ouvrières. Et une fois qu’on les avait avancés il fallait bien
entendu qu’on les rentabilise. Il y avait les multiples souscriptions qu’on
avait tout le temps : soutien à Informations Ouvrières, soutien à la
campagne, etc., donc on faisait souscrire nos parents, nos beaux-parents, le
voisin de la concierge, enfin, tout et n’importe quoi, parce qu’il fallait
ramener du fric.» (Bernard Ronet). Pour finir, le rythme peut encore être
- 107 -
imposé de manière unilatérale, même pour ceux qui n’ont pas encore
adhéré, ainsi que le rapporte Vincent Présumey : «Le type m’avait présenté
les choses de manière complètement militariste, en gros : ʺ″Tu adhères et
dans une semaine tu m’en amènes cinq autres. Et en avant faut que ça
sauteʺ″.» Christian Béridel utilise même le terme d’embrigadement : «On
s’est tout de suite sentis embrigadés parce qu’il y avait deux cellules, les
ordres du jour étaient très stricts, minutés, et ça commençait toujours par :
ʺ″T’as vendu combien de journaux ? Tu aurais dû faire ça, tu aurais dû faire
ça.ʺ″ Je ne dirais pas qu’ils étaient très autoritaires, mais ils étaient très
dirigistes.» La contrainte semble d’autant plus forte que ceux qui, comme
Pierre Simon, quittent l’organisation car ils accusent une immense fatigue
et se montrent las, sont stigmatisés.
Il est vrai aussi que la quête effrénée d’efficacité peut avoir une forte
incidence sur les parcours individuels et réfréner leur enthousiasme,
d’autant que la contrainte peut accroître encore la démotivation, voire faire
fuir les nouveaux arrivants. Elle peut même générer une sorte de processus
de déshumanisation. En premier lieu, le rythme imposé est facteur
d’épuisement. «Il faut voir un truc, c’est qu’on pouvait avoir une note,
c’est-à-dire une circulaire extrêmement succincte, mais avec 15 000 tâches
à faire […] ou, à l’inverse, on pouvait avoir un rapport de 50 pages à devoir
se taper, avec des colonnes de chiffres, ce qui représente là aussi un truc
écrasant. Pour des jeunes de 20 à 23 ans, c’est lourd, c’est très lourd»
(Bernard Ronet). «Alors le résultat, c’est qu’au bout de quelques années ça
fatigue. Ça fatigue, surtout quand tu es marié : ça fatigue aussi ta femme.
Ça peut créer des problèmes importants au niveau personnel» (Pierre
Simon). Certains, nouveaux adhérents ou non, quittent alors l’organisation.
D’autres restent. Mais avec le temps, il semble qu’une résistance passive
puisse de plus en plus s’exprimer : ainsi, selon Ludovic Wolfgang, de
certains militants du Courant communiste internationaliste qui ne se
rendent pas aux assemblées générales du Parti des travailleurs. «Parce
qu’ils disent: ʺ″Ah, encore une réunion : non !ʺ″ Ah oui, les militants qui ont
trente ans derrière eux c’est : ʺ″Ça va, je veux bien donner une fois par
semaine mais il ne faut pas abuser non plus !ʺ″» Toujours selon lui, pour
nommer un responsable de cellule, «il faut même plutôt faire pression». En
effet, du fait du temps passé dans l’intervention syndicale, les militants
trotskystes «rechignent souvent pour les diffusions du Parti des travailleurs
ou ils les assurent parce qu’ils sont bien obligés et sans aucun
enthousiasme : ils vendent le journal en bougonnant».
Mais en s’inscrivant dans la durée, à plus forte raison s’il est pris au
sérieux, le rythme affecte les militants. La tristesse ambiante incite même
Vera Daniels à se demander si celle-ci n’est pas une condition de
recrutement : «Parce que si vous interrogez des gens de la Ligue
- 108 -
communiste, la LCR, je pense qu'ils étaient plus fêtards que nous : ce
n’étaient pas des fêtards, c’étaient plutôt des rabat-joie, nos trucs. (Soupir)
C’était vraiment terrible : pas beaucoup d’humour, pas beaucoup de joie de
vivre. Je ne sais pas s’ils les recrutaient tous pareils, mais à un moment on
se demandait où on était tombés, pour certains.» La cadence affecte aussi
bien évidemment les études : Vera Daniels avoue ainsi avoir raté à deux
reprises sa deuxième année d’économie. Dès lors, elle se jure de continuer
vaille que vaille, s’inscrit en psychologie, et tente de passer tous ses
examens.
«Chaque année, c’était un combat d’enfer pour arriver à passer mes
partiels, pour arriver à passer mes examens, avoir du temps pour réviser !
Pour ne pas être envoyée de-ci, de-là, aller en voyage je ne sais pas où, etc.
– C’était si difficile, d’imposer cette exigence ?
– Ouais ! Ah oui. C’était une bataille sans précédent. D’ailleurs, si on
regarde le destin de mes anciens collègues, ils n’ont pas fait de longues
études : ils ont passé des concours assez vite, il y en a beaucoup dans la
fonction publique, beaucoup de profs, beaucoup d’instits, etc.»
Alors que nous lui demandons si l’on exige beaucoup d’elle, elle répond :
«au-delà de tout». Selon Bernard Ronet et Pierre Simon, le nombre
incalculable de tâches à réaliser les empêchait véritablement de réfléchir.
Après avoir rompu, encore jeune, ce dernier dit avoir été «déconnecté de la
vie» et avoir également réalisé que le militantisme avait consisté en un
oubli de tout rapport humain, à tel point qu’il ressent alors le désir de se
rattraper en prenant désormais le temps d’écouter les autres : «Je me suis
rendu compte que tous les gens que j’avais fréquentés jusque-là, en
définitive, c’était des clones. Tout ce qu’ils pensaient, ce qu’ils étaient, ce
qu’ils ressentaient, ça ne m’intéressait pas : ce qui m’intéressait c’était de
vendre le journal. C’était la seule chose importante. Et là je me rends
compte qu’il y a des gens différents, avec des histoires différentes : on a le
temps, on écoute. Je crois que c’est peut-être là l’origine de ce que je suis
devenu en tant que psychologue. Parce que j’ai passé des années à ne pas
m’intéresser vraiment aux gens. Ce qui m’intéressait c’était… c’était rien.
Vendre le journal, recruter : des choses comme ça, mais l’histoire des gens
on s’en foutait. On s’en foutait ! […] (Pierre Simon).»
Toutefois, cette absence de réflexion ne vaut pas pour de tout le monde.
La bonne marche d’un parti-machine247 nécessite, bien sûr, des ouvriers et
des mécaniciens, mais également des ingénieurs. Pour tout dire, il semble
qu’une telle orientation nécessite une division du travail rigoureuse, le
fonctionnement parfait d’une hiérarchie très pyramidale.

247
Yves-Frédéric Livian, Organisation, Dunod, 2001, p. 28.
- 109 -
2. Une structure pyramidale et cloisonnée
« La IVe Internationale se tient totalement et sans réserves sur les
fondements de la tradition révolutionnaire du bolchevisme et de ses
méthodes organisationnelles. Laissons les petits-bourgeois extrémistes se
plaindre du centralisme. Un ouvrier qui a participé ne fût-ce qu'une seule
fois à une grève, sait qu'aucune lutte n'est possible sans discipline ni ferme
direction.248 »

Le fonctionnement de l’OCI-PCI, en lien avec son souci de rentabilité


politique, repose sur plusieurs principes : la verticalité, le cloisonnement, la
discipline. De fait, à bien y regarder, il semble que le centralisme
démocratique soit plus une référence idéologique qu’un outil de
fonctionnement. Pierre Broué, opposant le parti bolchevique à
l’organisation «lambertiste», utilise à son égard le terme de «centralisme
bureaucratique». Il semble en effet que l’égalité entre les militants soit loin
d’être une réalité, au détriment des militants de base mais au profit de ce
qu’on peut appeler un «appareil». La séparation entre ceux qui pensent et
ceux qui agissent incite dès lors à interroger la nature de cet appareil et à
rechercher le lieu d’exercice du pouvoir.
L’unanimité des témoins insiste sur le caractère particulièrement
bureaucratique et antidémocratique de l’organisation «lambertiste».
Alexandre Hébert, témoin en retrait de l’organisation, évoque un
formalisme se manifestant dès les origines par le fonctionnement du groupe
comme un parti de masse : «La première fois qu’il m’a invité à son Comité
central, je suis sûr que tous les membres de son groupe étaient au Comité
central, tous. Ils fonctionnaient comme un vrai parti communiste : Comité
central, Bureau politique. […] C’était un groupe !»
«Tout était très centralisé», dit encore Pierre Simon. En effet, si le
congrès est présenté par les statuts comme le lieu privilégié d’exercice de la
démocratie, celui-ci ne se tient que tous les ans ou tous les deux ans,
n’autorisant pendant toute cette durée que la discipline des militants par
rapport aux grandes orientations définies par le congrès et appliquées ou
adaptées par le Comité central. Et si les cellules sont également présentées
comme un lieu de vie démocratique, aucune disposition statutaire ne vise à
en garantir la bonne tenue.
D’autre part, cette vie est quelque peu annihilée par le fait que chaque
représentant d’un organisme est nommé par l’organisme supérieur, voire
directement par le Comité central. Les militants de base eux-mêmes
semblent ne pas bien connaître les rouages de leur organisation : «Je n’ai
jamais su grand-chose à ce sujet», dit par exemple Pierre Simon. La

248
Léon Trotsky, « Notre programme est fondé sur le bolchevisme », in Manifeste
d’alarme de la 4e Internationale, 1940.
- 110 -
cooptation des responsables (de cellule, de secteur, de rayon) semble
d’autant plus acceptée par les militants qu’ils vivent sur l’illusion d’une
plus grande démocratie dans les échelons supérieurs : «C’était des endroits
où je pensais que la discussion pouvait s’animer.» Pour Vera Daniels, le
vrai rôle du militant est d’agir et non de participer aux processus
décisionnels : «Je pense que plus on montait dans la hiérarchie, plus on
était au courant. Nous, militants de base, ce qui nous importait, c’était
d’agir plutôt que d’intervenir dans les décisions de la direction.» Elle-
même dit avoir «tout découvert» en lisant l’ouvrage de Philippe
Campinchi. En effet, le Comité central ne semble pas être le lieu de
discussion imaginé : pour Alexandre Hébert, sa taille (30 à 40 personnes)
empêchait tout vrai débat. Selon Pierre Broué, celui-ci est placé sous la
présidence d’un membre du Bureau politique. Et si Charles Berg le
présente aussi comme un lieu où l’on vote, il apparaît qu’il n’est pas le
véritable lieu de décision.
«En gros il y avait trois échelons, pour simplifier, au-dessus des
militants : il y avait donc les responsables de cellules, à la tête chacun
d’une meute de 6-7-8 militants, éventuellement plus ; ensuite les
responsables intermédiaires, ceux qui circulent entre les villes de province
et Paris ; et puis les grands responsables parisiens. Et enfin, tout au
sommet, Lambert et le Bureau politique. Enfin, le secrétariat du Bureau
politique, c’est-à-dire un truc qui n’était pas dans les statuts et dont
personne n’a su ce que c’était» (Vincent Présumey).
Ainsi, selon Bernard Ronet et Vincent Présumey, les statuts présentés aux
militants à la fin de leur stage, et perçus comme très démocratiques, étaient
véritablement «foulés au pied» (Bernard Ronet), et selon les autres ex-
militants, l’OCI n’avait rien de démocratique. «Tous les représentants, les
responsables, étaient désignés par le bureau fédéral, celui-ci étant suivi par
un membre du Comité central, et chaque membre du Comité central étant
suivi par un membre du Bureau politique.» Selon Charles Berg, le vrai
centre est constitué du Bureau politique (BP) et du secrétariat du Bureau
politique (SBP) qui, à l’en croire, aurait même fonctionné de manière
informelle avant son institution : «Il y avait un groupe de trois-quatre mecs,
tous permanents, qui prenaient ensemble les décisions.» Tout cela est fondé
sur la base d’une nécessaire efficacité : «Le bolchevisme c’est ça ! C’est
que chaque organisme de direction délègue à un organisme restreint : ce
sont des arguments indiscutables, qui fondent l’accomplissement du travail.
Quand vous avez une organisation de jeunesse, un syndicat et des positions
importantes dans la vie politique, vous ne pouvez pas rassembler le Comité
central, qui comporte quarante mecs de Paris et de province, pour prendre
un problème».
Plus encore, même le congrès, selon certains, ne saurait être présenté
comme un moment démocratique : pour Pierre Simon, lors de l’élection des
- 111 -
délégués, «une espèce de message» était transmis et «tout était joué
d’avance». Bernard Ronet évoque une «sacré présélection des délégués»
par les responsables lors des congrès locaux chargés de les désigner, et ce
sous des prétextes divers, comme celui de former politiquement telle ou
telle personne, sans qu’il y ait de véritable discussion. «Les délégués
étaient en général proposés par la direction fédérale sortante.» De plus, si
l’on en croit Ludovic Wolfgang, les délégués, censés être élus au terme
d’une discussion préparatoire menée dans le Bulletin Intérieur (BI) et les
cellules sur la base d’un ordre du jour, peuvent aussi ne découvrir les
thèmes centraux du congrès qu’en y arrivant, ne pouvant dès lors ne
représenter qu’eux-mêmes. Pierre Broué évoque «[l’élection de délégués
sans mandat et sans discussion politique préalable]».
La cooptation, dont le recours semble être plutôt exceptionnel au regard
des statuts, paraît plutôt une pratique courante. Selon Bernard Ronet, c’est
le Bureau politique lui-même qui décide du remaniement du Comité central
au début des années 80. «A l’origine, d’après Charles Berg, il ne doit
prendre que des décisions techniques mais finalement il s’arroge des
pouvoirs politiques. Parce qu’il prépare l’ordre du jour du Bureau politique,
lequel prépare l’ordre du jour du Comité central.» A en croire Vincent
Présumey, qui évoque le cas de l’«intégriste» Christian Neny, le
responsable de Clermont-Ferrand, la centralisation peut aussi s’exercer à
l’échelle régionale. Pour les mêmes raisons d’efficacité, le cloisonnement
est strict : les militants, à l’exception de Pierre Broué et Charles Berg, qui
dit avoir assuré la direction de l’entrisme au Parti socialiste, ne sont pas
tenus au courant, et pour cause, des accords conclus avec le Parti socialiste
ou Force Ouvrière. Mais ce cloisonnement concerne aussi des secteurs plus
anecdotiques.
Il en est ainsi du service d’ordre (SO) dans les années 80, selon Bernard
Ronet : «Autant la fédé était au courant qu’on était membre du SO, autant
les cellules ne l’étaient pas.» En réalité, ce fonctionnement pyramidal et
extrêmement hiérarchisé est d’autant moins remis en cause que les militants
semblent souvent ignorer comment marche leur parti et qu’ils ne portent
aucun attachement de principe à la démocratie. En effet, si Véronique
Molin, issue du Parti communiste, s’émeut de l’usage de la cooptation pour
entrer au Comité central, Ludovic Wolfgang témoigne du fait que l’on ne
s’intéresse pas à la démocratie tant que l’on n’en a pas besoin.
De plus, en dehors du secteur étudiant, les militants de base disent n’avoir
guère de relations horizontales : «On ne savait pas qui était le responsable
de la cellule d’à-côté», dit par exemple Pierre Simon. «Même entre
militants régionaux, il était très rare qu’on se rencontre dans des réunions
régionales, de tout le secteur : une fois par année, et encore», dit aussi Vera
Daniels. Ce schéma n’est guère de nature à faire circuler les informations
ou encore à provoquer une prise de conscience. Témoignage ultime d’une
- 112 -
pyramidalisation absolue, Pierre Broué parle d’un cloisonnement étendu au
Comité central : «Parce que, entre membres du Comité central, on ne se
voyait qu’au Comité central, dans le cadre du Comité central, sous la
présidence d’un membre du Bureau politique, etc. Et d’autre part dans les
autres [moments], on ne pouvait pas voir les autres.» Vera Daniels dit ainsi
n’avoir rencontré les dirigeants nationaux que «très rarement» et n’avoir vu
Pierre Lambert, en dehors de son passage à Lyon au moment de l’«affaire
Berg», qu’«à la télé». Pierre Broué lui-même dit s’être rendu compte qu’il
«connaissait très peu de choses de l’interne». A propos de son départ du
Comité central il dit : «Je me suis senti beaucoup plus faible politiquement,
parce que je ne recevais pas les informations. Et après je me suis rendu
compte que c’était des informations biseautées qu’on me donnait, bon, je
ne le savais pas.»
Il est difficile, en s’en tenant aux témoignages, de retracer avec précision
l’évolution des structures organisationnelles de l’OCI-PCI. Certains ex-
militants, en effet, peuvent avoir tendance, pour atténuer leur responsabilité
comme pour se préserver, à situer une rupture brusque au moment de leur
départ de l’organisation ou de la fin de leur situation de responsable.
D’autres, comme il a été dit, peuvent ne s’être rendus compte de la nature
de la structure qu’à l’occasion d’une rupture politique. Pierre Broué, coopté
pour s’occuper «de la Pologne et de la Hongrie», une fonction qu’il exerce
pendant un an, dresse un bilan positif de son engagement : «J’ai vu des
bricoles qui allaient pas, mais enfin rien de dramatique. Et je suis sûr que
dix ans après ça aurait été irrespirable.» Lui-même évoque une «lente
dégradation». Charles Berg, également, parle d’une rupture marquée par
son exclusion, en 1979, avant de citer celle de Michel Varga, en 1973.
Dans les années 60, contrairement à la suite, Pierre Lambert n’aurait été
que «primus inter pares»249 . Vera Daniels parle, en 1979-80, d’un
fonctionnement «qui se bureaucratisait à toute allure», succédant à une
période de «souplesse» et de «discussion libre».
Cela étant, il semble qu’il faille imputer ce durcissement de
l’organisation aux difficultés internes dans le cadre d’un schéma
préexistant, et non dans celui d’une brusque redéfinition des relations de
pouvoir. Ainsi, Véronique Molin, qui a adhéré au «groupe Lambert» vers
1958, affirme que «le cloisonnement a toujours existé». Michel Lequenne,
ainsi qu’il l’a développé dans ses deux articles, caractérise le
fonctionnement du PCI né en 1944 comme tout à fait démocratique250 , un
schéma qui n’est pas remis en cause par ceux qui l’ont quitté, qu’il s’agisse
des militants de Socialisme ou Barbarie ou d’Yvan Craipeau. Michel
Lequenne détaille à titre d’illustration le processus d’élaboration du journal,

249
Pierre Broué.
250
Il évoque même une « démocratie trop grande ».
- 113 -
ou encore le jeu entre tendances. Selon lui, c’est entre 1952 et 1955 que se
développe un processus de «dégénérescence». Cette dégénérescence de la
démocratie, c’est cela qu’il qualifie de lambertisme : Boris Fraenkel serait
ainsi entré dans un PCI «déjà lambertisé», indépendamment du fait que
celui-ci aurait animé un secteur assez autonome et plus libertaire dans
l’organisation de 1958 à 1966. En l’absence d’un plus grand nombre de
sources, et comme cela va être développé plus loin, il semble possible de
proposer qu’une certaine centralisation, une bureaucratisation, ait été
impulsée dans l’OCI sur la base des comportements de ses principaux
dirigeants, systématisés et renforcés progressivement du fait qu’ils sont les
seuls actifs, avec la création d’un appareil de permanents au moment du
renforcement des positions de l’organisation dans les années 60 et 70.
Qui exerce le pouvoir dans l’organisation «lambertiste» ? Tous ceux qui
ont eu l’occasion de le côtoyer, quelle qu’en soit la période, soulignent le
rôle prépondérant de Pierre Lambert. C’est le cas de Pierre Broué : «Le
Comité central, ça a dépendu des années, mais il y a eu des fois où il a été
entièrement désigné par Lambert. Où Lambert disait : ʺ″On ne renouvelle
pas le Comité central, il est très bien comme ça.ʺ″» Selon lui, il suffit d’un
coup de téléphone de Pierre Lambert pour que Kemal Souidi, responsable
de la section algérienne et proche de Pierre Broué, soit exclu. Il suffit
encore d’une intervention de Pierre Lambert pour que le comportement des
militants trotskystes change à son égard. Véronique Molin évoque encore
«le poids de gens comme Lambert». Et ce ne sont là que des exemples.
Pour Michel Lequenne, le dirigeant de l’OCI porte la responsabilité d’un
travail de fraction «qui ne s’était jamais vu dans notre organisation».
L’organisation fonctionne-t-elle donc sur un modèle autocratique, sous la
direction d’un seul chef ? De manière moins polémique, Alexandre Hébert
affirme que «Lambert n’a jamais voulu se faire appeler secrétaire général
[…] mais il en avait les fonctions», et Jean-Christophe Cambadélis
considère qu’il «administrait le groupe»251.
Il semblerait en effet, à en croire les témoignages, qu’un habile usage de
positions dans différentes commissions, notamment ouvrières, le fait qu’il
ait été pendant plusieurs années un des seuls responsables actifs de la
région parisienne ainsi que le monopole exercé sur la trésorerie lui aient
permis d’assurer petit à petit son autorité. Il est toutefois a priori difficile
de croire, tout en admettant sa prépondérance, que Pierre Lambert puisse
asseoir sans conteste son omnipotence absolue sur des militants et
responsables ayant été formés sur des principes d’organisation
démocratiques de défense et de conquête de la démocratie. En réalité, il
semble qu’il ne soit pas le seul à avoir de l’influence.

251
Jean-Christophe Cambadélis, Le chuchotement de la vérité, op. cit., 195.
- 114 -
C’est dans ce sens que Ludovic Wolfgang évoque des «groupes
d’influence» ou des «fractions non officielles» à l’intérieur du Courant
communiste internationaliste. C’est aussi ce qu’écrit Stéphane Just quand il
identifie, en 1992, trois tendances au sein du PCI : un pôle constitué autour
de Seldjouk, Nancy, Sacco, Ulysse, un autre autour de Nantes, et un autre
encore constitué de syndicalistes252 . «Quand une organisation politique a un
rôle majeur dans une organisation syndicale, nationale, vous avez les
syndicalistes et les autres», affirme Charles Berg.
Ainsi, l’OCI-PCI a connu un certain nombre de dirigeants de premier et
de second plan exerçant une influence dans l’organisation : Stéphane Just,
Charles Berg, Gérard Bloch, Daniel Renard, Daniel Gluckstein, Pierre
Broué, Michel Varga, Jean-Christophe Cambadélis, Dan Moutot, pour ne
citer que ceux-là. De fait, il semble que la notion de «cercles dirigeants»,
recommandée par Serge Wolikow pour l’étude des partis communistes253,
permette d’appréhender la réalité de processus décisionnels qui ne se
limitent pas au pouvoir d’un homme. La personnalité de Stéphane Just,
notamment a souvent été mise de côté, alors même qu’il était responsable
du travail international et de la revue La Vérité et susceptible dès lors
d’exercer une certaine influence. Bernard Ronet dit ainsi à son sujet «qu’il
réécrivait les articles, même ceux de Broué», exerçant de fait un contrôle
sur l’organisation. Notamment, si la notion de «centre dirigeant»
permettrait, dans une optique géographique, de souligner l’importance de la
capitale dans l’exercice du pouvoir dans et par l’organisation254, elle ne
permet pas d’intégrer différentes figures régionales (comme à Nantes,
Dijon, Grenoble, Clermont-Ferrand) et des influences diverses, qui
pourraient être liées à la franc-maçonnerie ou à Force Ouvrière, ainsi que
l’illustre l’exemple d’Alexandre Hébert.
Secrétaire de l’Union départementale Force Ouvrière depuis 1947,
militant se réclamant de l’anarcho-syndicalisme, Alexandre Hébert a fait
beaucoup gloser du fait des rumeurs circulant sur son appartenance cachée
à l’organisation trotskyste. «Entre Hébert et Lambert il y a toujours eu des
choses un peu curieuses», dit Véronique Molin. Lui-même s’explique
ainsi : «Si le fait de fréquenter le PCI ça fait un trotskyste, alors là on peut
m’accuser d’être trotskyste.» De fait, développant ses relations avec
l’organisation trotskyste, et notamment avec Pierre Lambert, il détaille
l’alliance, dans un cadre syndical, de deux «courants du mouvement

252
Arch. Just., F°delta res 777/XIV/257, Notes de P.S. et de Stéphane Just au
moment de l’affaire Pedro, 22 mars 1992.
253
Serge Wolikow, « Les cercles dirigeants dans les organisations communistes :
recherches en cours », communication à la journée d’étude Différentes approches
du communisme, Dijon, 25 février 2004.
254
Par exemple : Vera Daniels.
- 115 -
ouvrier» ayant comme ambition de reconstruire la Première Internationale
et avant tout de préserver l’indépendance de Force Ouvrière. Il relate ainsi
un accord conclu au début des années 50 : «Ça s’est terminé à 1 heure du
matin place du Commerce à Nantes et l’accord a duré tant bien que mal.»
«Jusqu’en 1968, dit-il, mes rapports avec les trotskystes se résumaient à des
rapports personnels avec Lambert, bien que ce fût sur la base d’un accord
politique.»
Mais depuis, il confirme avoir été, jusqu’à récemment, un invité
permanent, «surtout du Bureau politique», de l’organisation «lambertiste»,
autorisé par Lambert à exercer une influence dans l’organisation. Cette
version est confirmée à la fois par Stéphane Just255, Charles Berg ou Jean-
Christophe Cambadélis256 . Alexandre Hébert est-il trotskyste ? Ce serait
faire bon marché, comme il le dit lui-même, de sa «ligne politique pendant
plus de 50 ans». Ce serait aussi céder aux sirènes de la théorie du complot.
L’Union des anarcho-syndicalistes (UAS), dont il est un des porte-parole,
est en tout cas à bien des égards un courant original du mouvement ouvrier,
mais aussi du mouvement anarchiste, avec lequel elle est quelque peu en
froid depuis l’appel au vote d’Alexandre Hébert pour André Morice,
candidat à la mairie de Nantes et ancien de l’Algérie française.
Composé de militants essentiellement syndiqués à Force Ouvrière,
l’Union des anarcho-syndicalistes développe depuis plusieurs dizaines
d’années des positions originales, liées notamment à la dénonciation de
l’influence de la doctrine sociale de l’Eglise, du corporatisme, perçu
comme la colonne vertébrale de l’Union européenne.
Sans bien sûr préjuger de l’apport de nouvelles sources, il semble que
l’Union des anarcho-syndicalistes soit en désaccord avec le Courant
communiste internationaliste sur de nombreux points, notamment quant à
l’attitude à avoir vis-à-vis de l’Union européenne, qu’elle ne considère pas
comme un vassal des Etats-Unis, ou encore de la Confédération européenne
des syndicats.
Quelle est l’influence d’Alexandre Hébert sur l’organisation
«lambertiste» ? La question de son statut n’est pas encore résolue : selon
l’intéressé, il lui arrivait d’intervenir au sein de l’organisation en tant que
«mandaté par le Bureau politique» et sans aucune discrétion. Selon Charles
Berg, «Le secret c’était qu’il soit membre du Bureau politique pour toute la
France, mais c’était un truc qu’on se disait.» Quoi qu’il en soit, son
intervention profite aux trotskystes : elle contribue à leur démarginalisation,
renforce leurs positions, alors même qu’ils disaient être «les exilés de notre
propre classe» (Alexandre Hébert).

255
Une note manuscrite note par exemple la présence d’« Ernest » au Bureau
politique.
256
Jean-Christophe Cambadélis, op. cit., p. 200.
- 116 -
Elle joue aussi dans les relations de pouvoir et les conflits d’influence au
sein du parti : «J’ai même parfois pris position contre leur majorité à eux»,
dit Alexandre Hébert ; «Oui, j’ai même fait basculer à un moment
lorsqu’ils étaient moins nombreux, par exemple sur un vote contre le
rapport moral de la FEN. Je crois me rappeler que c’est ma position à moi
qui avait été adoptée.» Ce droit d’influence relèverait d’un privilège
unique : «Je suis la seule personne qui avait un accord avec Lambert, au
départ, qui m’a permis, et d’ailleurs sans vouloir le faire […], de défendre
mes idées y compris chez les trotskystes». Sa présence et son opinion sont
directement subordonnées à sa position dans Force Ouvrière : «Aussi
longtemps que j’étais dans l’appareil, ils en ont tenu compte.» Charles Berg
va encore plus loin : «A Nantes c’est lui qui dirigeait l’OCI !»
L’idée d’une structure pyramidale et cloisonnée ne peut être poursuivie
sans la brève présentation des relations entre l’OCI-PCI et les organisations
que l’on peut qualifier d’associées – organisations de jeunesse,
regroupements larges de travailleurs, comités divers – afin de savoir si elles
méritent leur épithète de satellites. L’AJS, en premier lieu, est présentée à
plusieurs reprises par Charles Berg comme une organisation démocratique,
définissant sa politique de manière réellement indépendante. Toutefois, il
semble se raviser en déclarant : «L’OCI définissait la politique qu’on
menait dans l’AJS: bien sûr ! Mais ce n’était pas un secret !» De fait, il
semble qu’elle soit plus autonome qu’indépendante : «L’AJS était une
organisation de jeunesse indépendante, ce qui est vrai : elle l’était
organisationnellement. Elle avait ses locaux, elle avait son indépendance.
Et au sein de l’AJS, c’était public, les militants qui le souhaitaient étaient
recrutés à l’OCI.»
Ceux qui ont milité à la base dans cette organisation nuancent encore
fortement ce schéma. Pierre Simon, comme Vera Daniels, la présentent
comme un sas d’entrée vers l’OCI; Pierre Simon affirme que «la ligne qui
passait dans Jeune Révolutionnaire était celle du parti» et que l’autonomie
de l’AJS était théorique mais irréelle. Pour Vera Daniels, les relations entre
cette dernière et l’OCI sont alors plus que brumeuses ; elle évoque
«l’éventuelle proposition de participer à cette espèce de groupe qui
paraissait très très lointain et pas du tout concret de ʺ″gens plus investis dans
la politiqueʺ″». Elle explique que «l’OCI, dans l’AJS, c’était très
souterrain», que les militants trotskystes y agissent avec une certaine
discrétion, et avec d’autant plus d’aisance que les jeunes ne connaissent pas
l’OCI. Il semble en effet qu’il n’y ait rien d’«assumé, public» (Charles
Berg). Par exemple, une note interne qualifie les militants trotskystes de
l’AJS comme une «fraction». Plus encore, il faut attendre le numéro 4 de
Jeune Révolutionnaire pour que le simple nom OCI soit cité : l’article fait
alors mention d’une lettre envoyée par le Comité central de ce parti, sorte

- 117 -
d’organisation ayant la même ligne politique. De manière plus claire, l’AJS
dit s’être proclamée «comme organisation des jeunes luttant avec leurs
aînés de l’avant-garde ouvrière pour la réalisation des tâches grandioses de
la révolution socialiste mondiale» et comme «école du communisme»
fondant son activité sur «les principes de Marx, Engels, Lénine et
Trotsky»257 . Toutefois, l’«avant-garde ouvrière» est présentée comme étant
les Comités d’alliance ouvrière, et c’est en ce nom que Stéphane Just
intervient à la «journée d’études parisiennes de l’AJS», le 29 septembre
1968. Les liens avec l’OCI ne sont donc pas clairs, et ils ne sont expliqués,
de 1968 à 1978, dans aucun numéro de Jeune Révolutionnaire.
L’organisation apparaît donc implicitement comme une création spontanée
de jeunes sans principes théoriques définis, et la confusion est telle que le
secrétaire de l’AJS de Loire-Atlantique en personne s’y perd : «Nous avons
commis au départ l’erreur de penser que l’AJS était la branche jeune des
CAO»258, dit-il dans Jeune Révolutionnaire. En réalité, même réduite à une
indépendance organisationnelle, l’indépendance de l’AJS ne saurait être
défendue : non seulement les trotskystes y forment une fraction, mais les
documents internes de l’OCI259 détaillent clairement les finances de l’AJS,
révélant une circulation d’argent et sa qualité de structure neutre permettant
d’attirer des individus sur des bases politiques et pratiques simples – pour
ensuite orienter les plus déterminés vers l’OCI.
De fait, il semble que l’organisation «lambertiste» pratique de telles
relations officieuses avec tous les comités et organisations impulsés par ses
militants. Ces structures neutres ont un avantage : «l’AJS a un territoire
relativement vaste. Ce qui n’est pas le cas d’une organisation adulte,
minoritaire, petite, qui gagne l’une après l’autre des positions dans les
organisations syndicales» (Charles Berg). Ainsi, l’Internationale
révolutionnaire de la Jeunesse (IRJ), créée par des jeunes trotskystes
présente l’apparence d’une création spontanée, et se présente comme le
fruit du regroupement en 1998 de «80 jeunes d’Algérie, d’Allemagne, de
Suisse et de 25 départements de France»260 , sans mention aucune des
conditions de rencontre de tous ces jeunes. Se présentant comme
révolutionnaire, l’Internationale révolutionnaire de la jeunesse n’a pas de
programme, pas même de définition de la révolution. Il est vrai que

257
AJS, « Projet de manifeste », in Jeune Révolutionnaire, n° 4, 20 janvier 1968, p.
11.
258
JR, « Interview du secrétaire de la fédération AJS de Loire Atlantique », in
Jeune Révolutionnaire, n° 4, op. cit., p.14.
259
Arch. Just., F°delta res 777/III/12:44, « Bilan travail jeunes ».
260
Arch. Pers., « Qui sommes nous ? », in Jeunesse Révolution, supplément
départemental (13) à Paroles de jeunes, bulletin de préparation de la CMJR
(France), n° 2, octobre-novembre 1999, 1.
- 118 -
l’absence de liens officiels avec l’organisation «lambertiste» est censée
garantir l’indépendance de ces structures : or, en organisant l’implication
des militants trotskystes comme une fraction et non comme un courant ou
une tendance, elle en affirme de fait l’inféodation et la qualité de «cheval
de Troie» (Bernard Ronet) du Courant communiste internationaliste.
Néanmoins, si cela est aussi le cas pour l’Alliance des jeunes
révolutionnaires (AJR), successeur de l’OJR et de l’AJS, ou pour les
Comités d’alliance ouvrière (CAO), créés en 1968, et dont «la politique
était décidée au Bureau politique» (Bernard Ronet) il semble que la
création du MPPT marque une certaine rupture, traduite par l’exclusion de
Stéphane Just et de ses partisans à partir de 1984. Les militants font face à
une «alternance de discours» (Bernard Ronet), affirmant tour à tour
l’indépendance et le caractère tactique du MPPT. Or, en 2004, malgré la
constitution du Parti des travailleurs en 1991 et de son Courant communiste
internationaliste en 1992, il semble, et cela mériterait de plus amples
développements, que l’organisation trotskyste soit toujours ancrée dans
cette contradiction, et ce que ce soit d’un point de vue théorique ou
pratique:
«Le Parti des travailleurs et le Courant communiste internationaliste sont
présentés comme deux choses indépendantes, explique Ludovic Wolfgang :
on peut être au Parti des travailleurs sans être au Courant communiste
internationaliste, on doit respecter les cadres, c’est tout à fait normal que
quelqu’un puisse vouloir être au Parti des travailleurs sur la base de la
plate-forme du Parti des travailleurs sans être au Courant communiste
internationaliste. Ils sont très très scrupuleux là-dessus, au point que c’est
presque mal de parler du Courant communiste internationaliste dans une
réunion du Parti des travailleurs : on te regarde avec de gros yeux. Mais en
même temps, c’est vrai que les discours sur la Quatrième Internationale
(qui est en dernière analyse la seule organisation qui pourra mener la
révolution), font que, en effet, le Parti des travailleurs et l’organisation de
jeunesse sont considérés comme une forme transitoire, des organisations
transitoires.»
Il est peut-être permis de suggérer que le Parti des travailleurs, tout
comme la tentative d’impulser un Parti ouvrier indépendant261 , soit la
résultante de relations dialectiques entre l’idée de front unique et une
culture de l’avant-gardisme. De telles méthodes d’infiltration ont valu à
l’organisation «lambertiste» une mauvaise réputation. A tout le moins, elles
sont le témoin d’une conception de l’organisation exclusivement tournée
vers l’efficacité. En interne, la pierre angulaire de cette efficacité est
caractérisée par une logique induite par le principe de centralisme

261
Arch. Pers. Bulletin de la commission de liaison pour la construction d’un Parti
ouvrier indépendant, juin 2000.
- 119 -
démocratique : celle d’une discipline étendue à tous les niveaux. En effet,
le pouvoir des organes dirigeants de l’OCI-PCI est d’autant plus fort qu’il
est en théorie incontestable. Car s’il n’est pas exclu qu’un organisme utilise
le dialogue avec un organisme subalterne ou avec des militants de base, il
est tout simplement possible au premier d’exiger des suivants qu’ils se
contentent d’appliquer. C’est ce qu’illustre une anecdote racontée par
Alexandre Hébert : «Et là il y avait bagarre. Ils n’étaient pas d’accord. […]
D’abord, Dan Moutot […] a commencé par dire : “Nous sommes tous des
communistes.” J’ai dit : “Sauf moi !” […] Après on m’a expliqué que ça
voulait dire : ʺ″il faut appliquerʺ″». En effet, le centralisme démocratique
s’applique à tous les niveaux, même au plus haut : «Le 10 mai 1968, nous
on a voté contre quitter les barricades ! Il était membre du Bureau politique,
moi du Comité central, il y avait François, Xavier et Stéphane qui étaient
membres du Bureau politique : ils nous ont dit d’appliquer. On a toujours
appliqué, il n’y avait pas de discussions» (Charles Berg). La discipline est
une condition de l’efficacité. Officiellement, elle ne fait que conclure une
discussion large et à bâtons rompus : «Tu as une discipline qui s’établit,
qu’on appelle le centralisme démocratique.» «Il faut tous parler d’une seule
voix par rapport au monde extérieur.» Théoriquement, le débat est libre
entre ceux qui parlent d’une seule voix par rapport au monde extérieur,
mais théoriquement. Parce qu’en fait ensuite les échelons de direction
pratiquent aussi la discipline, mais face à l’organisation. Et ça je l’ai connu
par contre ! C’est-à-dire qu’aux réunions du comité départemental, de
Grenoble par exemple, tu pouvais avoir un désaccord, mais une décision
était prise et on devait la défendre tous face aux militants» (Vincent
Présumey).
Appliquée à toutes les instances, la discipline a également pour effet de
dessaisir la démocratie de son utilité : le parti apparaît comme un organe
monolithique dans lequel tout le monde semble penser la même chose, sous
le prétexte d’éviter la division : «Parce que les divergences entre nous au
Bureau politique deviennent réelles : par habitude, elles ne sont pas portées
à la connaissance des membres du Comité central, parce que c’est un type
d’organisation bolchevique qui tend à résoudre des désaccords dans les
organismes où ils se manifestent en disant : «Essayons de circonscrire les
désaccords pour voir si on ne peut pas trouver un accord plutôt que
d’engager dans l’organisation une discussion qui risque de semer la
division. » (Charles Berg)
Mais cette discipline se traduit par le refus même de présenter aux
militants les divergences en présence, comme le raconte Vincent
Présumey : «Lambert a lancé à un congrès fin 1983 ou 1984, plutôt fin
1983. Halphen, notre responsable d’union départementale, y était allé. En
gros – je caricature à peine – il était venu faire le compte rendu du congrès
aux responsables de cellules étudiants en disant : “Camarades, ce congrès
- 120 -
était un bon congrès, il y a une discussion très riche d’où découlaient un
certain nombre de tâches dont nous allons parler maintenant.” Je lève le
doigt : “Camarade Halphen, tu nous as dit qu’il y avait eu une discussion
très riche au congrès, est-ce que tu pourrais nous dire en quoi elle a
consisté, puisqu’il y a dû y avoir des arguments dans un sens, des
arguments dans un autre ? – Tout à fait camarade Toper ! Je vais te
répondre : la discussion du congrès, vois-tu, a été une discussion très riche,
il en a découlé un certain nombre de tâches…”, et c’est reparti : il n’y a pas
eu moyen de savoir ce qui s’était dit…»
N’y a-t-il aucune discussion au sein de l’OCI-PCI hors du Bureau
politique ou du Comité central ? Il ne faut, bien sûr, pas caricaturer. Mais
bien que cela doive rester une hypothèse d’école, il semble que la liberté de
discussion, rapportée en quelques occasions par les personnes interviewées,
ne puisse concerner que des thèmes n’engageant en définitive pas la ligne
générale : ainsi de l’adaptation du GER par les militants en charge de la
formation de Bernard Ronet. De ce fait, le parti perd sa qualité d’outil
individuel et collectif : l’orientation devient la propriété exclusive d’un
groupe dirigeant qui se reproduit par la cooptation, alors que les militants
obéissent par habitude, sous la pression de l’autorité. Il ne s’agit même plus
d’une soumission volontaire dans le cadre d’un objectif précis, à court ou à
plus long terme, mais d’une perte du sens de l’engagement. Ainsi, selon
Vincent Présumey, «Lambert a ramé à contre-courant par rapport à la
manière dont il avait formé son propre appareil sur ces histoires de MPPT
et de démocratie. D’où l’écho qu’avait l’argumentation de Stéphane Just.
Les cadres moyens ont suivi Lambert par discipline, mais dans la mesure
où ils avaient une formation théorique, s’ils avaient agi de manière plus
honnête en fonction de leurs convictions théoriques ils auraient suivi
Stéphane Just à l’époque !»
Dès lors, la discipline étant une habitude, la création d’une tendance
devient inhabituelle, et elle relève d’une telle force de conviction qu’elle
peut, en effet, susciter la crainte d’une scission, d’autant plus redoutée que
l’ombre d’un passé perçu comme chaotique plane continuellement sur le
mouvement trotskyste. C’est ce que Charles Berg appelle «la vieille crainte
des scissions pour rien, des cheveux coupés en quatre, et donc on
comprenait que les discussions devaient être menées à fond et, souvent,
menées dans un cadre déterminé sans faire l’objet d’une information. Ça ne
nous apparaissait pas comme une atteinte à la démocratie. Ça restait entre
le Bureau politique et le Comité central». De fait, le rapport au pouvoir est
différencié suivant la position dans l’organisation. Ainsi, selon Alexandre
Hébert «Lambert a toujours peur de la crise […] il essayait toujours
d’éviter ça. […] Donc il évitait souvent de discuter sur le fond. Il prend une
décision et on ne discute pas, même si tu as le droit de penser ce que tu
veux.» Paradoxalement, l’exclusion semble être l’alternative à la scission,
- 121 -
que l’imaginaire «lambertiste» identifie à la demande de tendance.
«Chaque fois qu’il y en avait une, elle était dissoute, et les gens exclus», dit
Pierre Broué. En effet, la plupart des exclusions ont été précédées d’une
demande de tendance, et inversement : c’est le cas de Michel Lequenne en
1955, de Pierre Broué en 1989, de Drut et André Langevin en 1991, c’est
encore le cas avec le groupe constitué autour de Ludovic Wolfgang en
2001, bien que la tendance intervienne cette fois dans le cadre du Parti des
travailleurs. Vera Daniels rapporte également cette anecdote : «Il y en a un
qui a voulu faire ça et il s’est fait virer manu militari. Un mec qui est arrivé,
un jeune, qui a fait son GER… […] il a voulu créer une tendance : il s’est
fait virer. Mais ça a été tellement vite qu’on n’a même pas eu le temps de
voir passer. Pas de tendances à l’intérieur de l’OCI !»
Vincent Présumey rapporte même, à la suite de la publication d’un de ses
articles relatif à la démocratie interne, une mise en garde de la part d’un
responsable : «Dan Moutot est venu me trouver au bistrot et il m’a dit :
ʺ″Ecoute, Toper, qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Tu nous sors un
texte, on ne sait pas d’où ça vient, mais tu vas nous faire comme les
“justiens” : mais enfin !ʺ″ Tu vois, le gros avertissement, quoi. Donc je
pense qu’à partir de là j’étais un peu grillé par rapport à l’appareil.» De fait,
au-delà des tendances, il semble que les dirigeants de l’OCI-PCI observent
une grande méfiance à l’égard des initiatives et de tout ce qui peut échapper
à leur contrôle. A en croire Pierre Broué, qui rapporte deux anecdotes, ce
phénomène est déjà perceptible dans le PCI de 1944.
«Je n’ai pas distribué les journaux aux distributeurs, et j’ai tout fait, j’ai
vendu… à la station de métro la plus fréquentée. J’ai vendu mes journaux à
la criée. Je les ai tous vendus. J’ai ramené un pognon fou ! Je triomphais, et
on m’a traduit devant la commission de contrôle. […] Ah oui, le plus joli,
le plus joli : au Courant communiste internationaliste, donc l’ancien
moliniériste, ils avaient cette espèce de folie, “Il faut qu’on reste un parti
ouvrier. Or, en ce moment, on va recruter des étudiants, donc on ne peut
recruter un étudiant que si on a recruté trois ouvriers”. Alors, dans le rayon
où j’étais, qui était un rayon d’étudiants, comment vouliez-vous qu’on
recrute des ouvriers ? […] De toute manière on ne pouvait pas en
recruter… donc il n’y avait pas moyen ! On était condamné à stagner. Et
moi, quand j’ai commencé ma bagarre à l’intérieur du Parti communiste,
des étudiants communistes pardon, je me suis constitué une fraction d’une
dizaine de camarades qui étaient d’accord avec moi. Lorsque j’ai rompu
quand ils avaient décidé de me buter, j’ai prévenu mes copains et j’ai dit au
PCI que j’avais des copains à faire rentrer. Ils m’ont répondu : “Non, on
n’en veut pas. On ne les veut pas, on n’en a rien à foutre.”» (P. Broué)
Sans aller, peut-être, jusqu’à des situations aussi absurdes, les ex-
militants interrogés racontent d’eux-mêmes de telles anecdotes. Véronique

- 122 -
Molin affirme sa conviction que l’exclusion de Boris Fraenkel est liée au
fait «qu’il n’avait pas été élevé dans le giron et qu’il avait, par son passé,
une structure différente». Elle rapporte encore une question de sa part, sans
arrière-pensée, sur les raisons du choix du MNA pendant la guerre
d’Algérie, qui aurait suffi «pour susciter des remous dans l’organisation»
(Véronique Molin). Selon Alexandre Hébert, le PCI s’est par la suite
«humanisé». Toutefois, Ludovic Wolfgang témoigne du fait que ses
premières divergences n’avaient pas pour origine une critique politique,
mais une remise en cause des théories de Daniel Gluckstein dans son
ouvrage Lutte de classes et mondialisation, qui sonne en définitive le début
de sa disgrâce. Il rapporte encore quelques épisodes des camps d’été du
Courant communiste internationaliste, au cours desquels le secrétaire
national du Parti des travailleurs apostrophe avec une grande violence un
militant ayant posé une question sortant du cadre prévu et une autre ayant
mis en doute la politique de l’organisation.
Le parti «lambertiste» est une organisation tournée vers l’efficacité.
Entreprise politique par excellence, elle met tout en œuvre vers cet unique
but : se développer, augmenter son influence. Dès lors, il semble qu’elle
soit pour cela amenée à transgresser certains de ses principes politiques et à
utiliser des méthodes d’organisation qui ne sont pas toujours en conformité
avec les besoins et désirs des individus. En réalité, il semble que tout cela
puisse témoigner de la grande différence entre théorie politique et culture
politique. Tandis que la première est le produit de la raison, la seconde est
le fruit de l’habitude : il semble pourtant que ce soit cette dernière qui ait
une importance déterminante dans le fonctionnement d’une organisation et
le comportement de ses militants. Recouvrant l’organisation formelle et
l’organisation informelle, l’examen d’une culture politique témoigne du fait
que certaines pratiques organisationnelles, utilisées dans un objectif précis,
en viennent par l’usage répété à acquérir une valeur en soi. Instrument au
service des hommes, le parti politique peut également n’avoir d’autre fin
que lui-même.

B. La fin justifie les moyens ?


Trotsky s’est plu à souligner l’«interdépendance dialectique de la fin et
des moyens». Pour lui, «ne sont admissibles et obligatoires que les moyens
qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l'âme une
haine inextinguible de l'oppression, lui apprennent à mépriser la morale
officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa
propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il
découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand
nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la
grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses moyens, les procédés et les

- 123 -
méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les
autres262 ».

De fait, le jugement porté sur les pratiques organisationnelles ne saurait


avoir pour base la morale mais leurs conséquences objectives. Or, il semble
que, inscrivant son propre développement comme objectif, l’OCI-PCI ait
peu pris l’habitude de soumettre continuellement ses usages à l’expérience
et donc à la critique. Le primat accordé au développement chiffré de
l’organisation, s’il est détaillé pas à pas, semble n’avoir pour conséquence
que le développement des exigences à l’égard des militants et la
structuration pyramidale d’une organisation toujours plus soucieuse
d’accroître son rendement.

1. Quelques limites à la rationalisation


et au parti-laboratoire
« Des sceptiques superficiels se plaisent à souligner que le bolchevisme a
dégénéré en bureaucratisme. Comme si le cours tout entier de l'histoire
dépendait de la structure d'un parti ! En fait, c'est le destin du parti qui
dépend du cours de la lutte des classes. Mais en tout cas, le parti
bolchevique a été l’unique parti qui ait prouvé dans l'action sa capacité à
accomplir la révolution prolétarienne.263 »
Le fonctionnement de l’OCI-PCI est intrinsèquement lié à une adaptation
à un contexte social et politique extrêmement difficile. Celui-ci, au
lendemain de la Seconde guerre mondiale, est surtout caractérisé, pour les
révolutionnaires, par l’hégémonie du Parti communiste. Il s’agit d’une
réalité qui hante l’imaginaire trotskyste jusqu’à aujourd’hui, une mémoire
désormais entretenue par les récits de militants, et qui se manifeste avant
tout par une obligation de s’imposer physiquement et suivant des modalités
qui paraissent incroyables : «La lutte avec les staliniens a été d’une
violence inouïe ! explique Michel Lequenne. Inouïe ! On a du mal à
imaginer ça. Les cassages de gueule reprenaient ! Pendant le meeting qui a
précédé le départ de la première brigade, aux Sociétés savantes, ils avaient
fait une manifestation sur le boulevard Saint-Michel pour détourner la
police pendant que des commandos attaquaient le meeting. La verrière du
toit de la salle des Sociétés savantes a été crevée ; on a fait des barricades
aux portes avec les chaises et les tables et on s’est battus pendant plus d'une
heure. Ils ont jeté des bombes lacrymogènes à l’intérieur. C’était
extraordinaire. Et avant que les flics ne viennent… parce que les flics sont
arrivés comme les carabiniers de l’opérette. C’était extraordinaire : quand

262
Léon Trotsky, « Interdépendance dialectique de la fin et des moyens », in Leur
morale et la nôtre, 1938.
263
L. Trotsky, « Notre programme est fondé sur le bolchevisme », op. cit.
- 124 -
on allait porter la contradiction dans leurs propres réunions, on se faisait
casser la gueule.»
«C’était des batailles très dures, se souvient Véronique Molin. Je me
souviens en réunion syndicale m’être entendu dire que, seule élue de
l’Ecole Emancipée, si je continuais on me casserait la gueule.» Pour
Charles Berg, l’OCI, comme Lutte Ouvrière, doit être caractérisée par une
«tradition de nous défendre. Le courant dont est issu Alain Krivine est
différent puisqu’ils se sont créés comme organisation quand le Parti
communiste et l’Union des étudiants communistes les ont expulsés».
Alexandre Hébert évoque une période extrêmement difficile : «Les
staliniens étaient hégémoniques, à ce moment-là. Hégémoniques. Je me
souviens qu’au début de la scission, je suis sorti de la Bourse du travail et je
suis allé me balader dans un quartier de l’autre côté de la Loire. Là, j’ai
regardé les affiches: tous les panneaux d’affichage étaient monopolisés par
le Parti communiste ! PC, Femmes de France, Jeunesses communistes,
UJRF.»
Pour les trotskystes, cette hégémonie se manifeste encore par la nécessité,
pour exister politiquement, de s’imposer physiquement. «Ils voulaient nous
liquider : d’abord les trotskystes, mais nous aussi» (Alexandre Hébert).
Cette situation semble se perpétuer, quoique de manière atténuée à partir
des années 70. Charles Berg, conversant avec un ancien responsable du
Parti communiste, lui rappelle la situation au début des années 60 : «Mais
enfin : quand vous sortiez à 400 avec des barres de fer pour nous virer, et
qu’on était 80.» Pour les années 70, Vera Daniels évoque la nécessité d’une
«autodéfense un peu organisée». Bernard Ronet, parlant de Malakoff,
affirme qu’«il y avait près de 10 % de la population vivante qui était
encartée au parti», et Vincent Présumey caractérise son époque comme
celle des «derniers staliniens méchants». De même, la structure de l’OCI
est censée la rendre adaptée aux conditions de la clandestinité, bien que,
comme le rappelle Stéphane Just264 , il lui ait fallu un an après sa dissolution
pour se reproclamer en Organisation trotskyste. Mais on peut aussi en
définitive dire que le contexte est invoqué pour légitimer toutes sortes de
mesures qui accroissent la centralisation et renforcent le pouvoir central.
Il en est par exemple ainsi de la trésorerie : «Toutes ces questions-là
relèvent de très peu de camarades qui possèdent le pouvoir qu’un congrès
leur a remis à cause de la répression, la bourgeoisie, etc.» (Charles Berg).
Tout cela pose donc la question de la relation entre pouvoir et théorie, alors
que cette dernière semble soumise à certaines contingences.
L’adaptation au marché est la condition sine qua non de la réussite d’une
entreprise. Mais l’organisation «lambertiste» semble être plus adaptée aux

264
Stéphane Just, Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du Parti
communiste internationaliste, op. cit.
- 125 -
conditions de la clandestinité qu’à l’existence dans un pays démocratique.
Elle se signale ainsi par sa volonté de dépolitiser l’objet démocratique, de
le présenter non pas comme une nécessité, ni même comme un outil, mais
presque comme un obstacle au développement de l’organisation et à la
réussite de l’entreprise. Pour Pierre Broué, «l’un des refrains de Lambert
c’est : ʺ″Comment ? Tu te plains qu’on a fait ça, ça et ça. Mais mon pauvre
ami, ce n’est pas de la politique, ça, c’est des questions de méthode, on
n’en a rien à foutreʺ″». Selon lui, le secrétaire officieux de l’organisation
aurait ainsi popularisé dans l’organisation des formules tendant à
démoraliser les pratiques organisationnelles. Le primat de la pratique sur la
théorie semble être une constante : «Moi j’étais convaincu par le truc
lambertiste, dit Ludovic Wolfgang : la pratique c’est important,
l’organisation c’est important, et de fait je n’avais pas beaucoup le temps
de me mettre dans les questions théoriques.»
A plus forte raison, il serait intéressant d’étudier avec plus de précision le
regard de l’organisation «lambertiste» sur le Parti communiste. En 1952,
Georges Petit accusait le trotskysme de n’être que «subjectivement
antistalinien» du fait de son «incapacité radicale à caractériser la
bureaucratie»265 . Michel Lequenne semble ainsi reprendre les théories de
Makhaïsky en faisant de la justesse de la ligne politique et du caractère
ouvrier du parti les garanties d’une absence de bureaucratie :
«Certes, il ne suffit pas d’être une petite organisation pour échapper aux
dangers du bureaucratisme. Il serait naïf de croire que ces dangers ne sont
que le produit, en quelque sorte automatique, de la formation de vastes
machines politiques. La source véritable du bureaucratisme est dans les
états de démoralisation et de léthargie de la classe ouvrière contaminant son
avant-garde. Tant que la classe progresse, les militants portés par elle
trouvent dans son mouvement et ses expériences l’énergie de contestation
virtuelle et de rectification de l’élaboration des intellectuels de mouvement
ouvrier, le plus souvent venus de l’extérieur, ou extériorisés par leur propre
mouvement d’intellectualisation.266 »
En réalité, il semble que ce soit là la continuité de la perception trotskyste
de la bureaucratie. Il semble que ce soit également le cas du «lambertisme»,
qui paraît avoir pérennisé l’absence de critiques à l’égard du mode
d’organisation communiste, donc du PCF, dont il se contente souvent de
dénoncer l’appareil dirigeant. Le mode d’organisation n’est plus qu’une
question de «méthode», sans lien aucun avec le projet de société.

265
G. Petro (Georges Petit), « Trotskysme et stalinisme », in Socialisme ou
Barbarie, n° 10, juillet-août 1952, p. 40.
266
Michel Lequenne, « Continuité et discontinuité du ʺ″lambertismeʺ″ [Contribution
à l’histoire d’une dégénérescence] », in Critique communiste, n° 7, mai-juin 1976,
p. 141.
- 126 -
De fait, l’organisation n’est pas armée pour se penser, ni pour penser son
insertion dans la société. Le parti se perçoit comme une communauté,
comme un tout : tout militant est l’organisation. Elle est à même de
distinguer, dans les partis adverses, la différence entre les appareils et les
militants, mais incapable de la distinguer en son sein. Pour Alexandre
Hébert, Pierre Lambert ne comprend pas la différence entre un appareil et
une organisation : «Mais je crois qu’il est sincère : il ne comprend pas.
Avec son mode de fonctionnement, c’est normal. Par exemple il dit : ʺ″Si tu
condamnes la politique de l’appareil confédéral, c’est que tu veux
scissionner.ʺ″»

Vincent Présumey raconte que, ayant écrit un texte dans le bulletin


intérieur en faveur de l’élection des responsables, sa proposition soulève un
éclat de rire général au niveau départemental. Le discours est clair : «C’est
Danos, le responsable de Saint-Etienne, où j’étais souvent allé en mission,
qui a expliqué (rire) que en 1917, si le parti bolchevique avait pris le
pouvoir, ce n’était pas grâce à l’élection des responsables mais grâce aux
thèses d’avril.» Le parallèle entre la Russie de 1917 et la France des années
80 est bien évidemment fallacieux.
Le schématisme de la conception trotskyste de l’organisation semble
encore accentué dans l’organisation «lambertiste» : mais si Léon Trotsky
recommande, à la lumière de l’expérience, une sélection des «justes»
méthodes d’organisation, la première semble ne pas être armée pour penser
et lutter contre l’émancipation progressive de certains phénomènes
organisationnels, conséquence du durcissement du parti, nuisibles à la
démocratie mais pouvant aussi être à terme dommageables pour le
développement de l’organisation.
En premier lieu, si le parti doit être un instrument dans les mains de la
classe ouvrière, il procède avant tout suivant un recrutement méritocratique
et élitiste dont l’aboutissement est ce que Charles Berg appelle la
«permanentisation», ce qui signifie aussi une mise en dehors de la classe.
La méritocratie procède d’une volonté de rationalisation de l’organisation.
Elle consiste d’abord à sélectionner et recruter les militants ayant démontré
leur capacité et leur dévouement dans les luttes sociales. Vera Daniels ou
Pierre Simon sont ainsi contactés parce qu’ils participent à un mouvement
de grève ou tiennent un discours critique à l’égard des directions
syndicales. Elle peut aussi consister à recruter directement des militants
syndicalistes ou politiques. Ainsi, Bernard Ronet parle d’une volonté
d’«arracher les militants» de la Jeunesse communiste, considérés comme
«les plus engagés des jeunes travailleurs». La rationalisation s’exerce aussi
au sein du parti : les militants sont invités à aller «vers [leurs]
compétences» (Vera Daniels) et, en démontrant leurs capacités, ils

- 127 -
acquièrent peu à peu des responsabilités : «on était […] les types les plus
brillants», dit ainsi Charles Berg. Ludovic Wolfgang témoigne également
du fait qu’un des dirigeants s’est battu toute une année pour qu’il prenne
des responsabilités car il avait «de bons résultats».
Toutefois, la rationalisation a des limites : du moins si on la compare
avec les objectifs proclamés, car elle semble aussi aller dans le sens d’un
renforcement de la cohésion organisationnelle et donc de la stabilité de la
direction. En effet, la rationalisation peut faire fi de la démocratie : Ludovic
Wolfgang rapporte ainsi que, les enfants des dirigeants du Courant
communiste internationaliste ayant plus de culture, ils se trouvent de fait
être les dirigeants de l’organisation de jeunesse qui, il est vrai, n’a élu
aucun responsable. De même, il serait intéressant d’étudier l’éventuelle
réception du «mythe prolétarien»267 au sein de l’OCI et les relations entre
ouvriers et intellectuels, notamment dans les processus décisionnels. Au-
delà de ce schéma, peut-être faudrait-il aussi s’attacher, et notamment au
sein des cercles dirigeants, aux relations entre ouvriers et enseignants. A cet
égard, Pierre Broué relate quelques anecdotes pour illustrer l’absence de
considération pour son statut d’historien, qui eût pu être plus utile à
l’organisation. Toutefois, et Alexandre Hébert le confirme à propos de
Jean-Jacques Marie, il témoigne de son autonomie, malgré les conflits,
dans la rédaction de ses travaux. C’est ce qu’illustre par exemple un conflit
ouvert entre Pierre Broué et la rédaction d’Informations Ouvrières autour
du Parti bolchevique268. Selon ce dernier, Stéphane Just haïssait
véritablement les intellectuels – Charles Berg nuance quelque peu cette
réalité – et cette haine transparaissait dans les relations de pouvoir.
Toujours selon Pierre Broué, Pierre Lambert favorisait délibérément, pour
la publication d’articles et d’ouvrages à caractère historique, les militants
n’ayant pas un statut d’historiens, par exemple Pierre Fougeyrollas et Jean-
Jacques Marie.
Véronique Molin fait, elle, une comparaison avec le stalinisme en
affirmant «que pour essayer de faire plier Boris on l’a envoyé se réunir
avec les militants ouvriers de la cellule de Nantes». Pour elle, «on a
toujours fait intervenir les ouvriers contre les intellectuels». Nicolas relate
également, dans sa réponse au questionnaire, un épisode similaire à la suite
de critiques émises par un groupe d’étudiants dont il faisait partie : «Lors
du congrès régional, un dirigeant ivre nous accusa d’être des petits-
bourgeois qui avions, contrairement aux vrais travailleurs, le temps de
discuter toute la nuit.» Les intellectuels représentent-ils une menace ? Ne

267
Claude Pennetier et Bernard Ronet Pudal, « Stalinisme, culte ouvrier et culte
des dirigeants », in Le siècle des communismes, op. cit., p. 370.
268
Voir Informations Ouvrières n° s 157 et 158 (25 mai et 2 juin 1963), mais aussi
n° 166, 27 juillet 1963.
- 128 -
s’agit-il pas plutôt de comportements de circonstances ? Il est difficile a
priori de se prononcer.
Il faut également détailler la constitution d’un appareil de permanents,
dont la nature exacte semble en partie camouflée par le cloisonnement.
Selon Bernard Ronet, c’est le Bureau politique qui décide de nommer un
permanent. Il s’agirait d’abord de rendre service à des militants qui
n’arrivent pas à choisir entre leur engagement et leur vie professionnelle.
D’après Charles Berg, il n’existait, au début des années 60, qu’un demi-
permanent, Raoul, préposé à la librairie. En 1971, il semblerait qu’il n’y en
ait plus aucun. Toutefois, il faut compter avec l’AJS qui, elle, a alors une
dizaine de permanents, dont sans doute Charles Berg, qui semble par
ailleurs nommé par Pierre Lambert lui-même. Charles Berg affirme
encore : «Quand j’ai été exclu il y avait déjà une vingtaine de permanents à
l’OCI, et deux-trois ans après il y en avait 100.»
Stéphane Just, qui semble plus à même de quantifier, évoque un «mini-
appareil» et évalue à une centaine le nombre de permanents en 1984269 . Il
faut toutefois préciser que le dénombrement des permanents est subordonné
à ce qui semble être une réalité : l’existence d’une trésorerie officieuse (là
encore justifiée par le contexte, celui d’activités devant être clandestines),
mais sur laquelle il n’existe aucun contrôle : Michel Lequenne, Véronique
Molin, Charles Berg, ou Pierre Broué sont à ce sujet catégoriques. Les
permanents sont des «militants professionnels», «dans la définition
léniniste d’un révolutionnaire professionnel». Toutefois, ils modifient la
structure du pouvoir, et ce à double titre. D’une part parce que certains, en
fonction de leur place dans l’organisation, pourraient être amenés à ne pas
prendre position contre leurs supérieurs, qui sont aussi leurs employeurs. Il
pourrait aussi dès lors s’instaurer une norme informelle de réciprocité de
bonnes faveurs.
Roland Trempé reprend ces interrogations dans un article sur le
mouvement ouvrier français270. Stéphane Just, lui-même, affirme ainsi que,
«par ʺ″raison d’Etatʺ″, il en a accepté beaucoup, trop»271 . Pour Stéphane Just,
la qualité de permanents de la plupart des membres du Comité central joue
en ce sens, celui d’une subordination. Pour Charles Berg, être permanent
est incompatible avec «avoir des opinions» même si c’était, comme le dit

269
Stéphane Just, « Plus de cent permanents », in Comment le révisionnisme s’est
emparé du Parti communiste internationaliste, op. cit.
270
Rolande Trempé, « Sur le permanent dans le mouvement ouvrier français », in
Le Mouvement Social, n° 99, avril-juin 1977, 39.
271
Stéphane Just, Où en est et où va la direction du Parti communiste
internationaliste, édité par le Comité national pour la réintégration des exclus dans
le Parti communiste internationaliste et pour son redressement politique et
organisationnel, 2 juillet 1984.
- 129 -
Ludovic Wolfgang, «en accord avec ses convictions les plus intimes».
D’autre part, «même si l’appareil […] est particulièrement attentif à faire
régner une vie démocratique, il a tendance, ce qui est normal, à oublier que
lui il se lève le matin et qu’il fait de la politique toute la journée. Le mec
normal se lève le matin, gagne sa vie, rentre chez lui, s’occupe de son
épouse et de ses enfants, et quand il le décide va faire de la politique
après.»
En deuxième lieu, et cela doit encore amener à illustrer l’idée d’un
pouvoir politique multipolaire, il semble qu’un certain nombre de ces
permanents, et surtout des dirigeants, en liaison encore avec le contexte,
aient conduit à pérenniser un certain nombre de pratiques relevant d’un
culte de la violence et de la virilité, confinant aussi carrément au sexisme.
Le problème du statut de la femme dans l’OCI semble être relativement
ancien. Véronique Molin dit ainsi : «les femmes qu’il y avait dans
l’organisation m’ont toujours paru jouer un rôle annexe. Rolande De Paepe
était une militante de grande valeur, malheureusement malade. […] Mais il
y avait des femmes, dont certaines avaient eu des aventures avec Lambert,
qui se contentaient de taper à la machine et point final. Je ne crois pas qu’il
y ait eu une seule femme au Comité central.» Bien plus tard, Vera Daniels
dépeint «des machos terribles, avec des relations de couple d’un
classicisme à hurler». «Dans toute la société ça bougeait, ça remuait, et des
gens qui étaient d’extrême gauche en étaient là !», ajoute-t-elle. Il semble
que cela ne soit pas étranger à une «violence politique et physique bien
connue dans toute l’extrême gauche»272, popularisée notamment dans
l’organisation par les récits de coups d’éclat des jeunes dirigeants de l’OCI
dans le cadre de la construction de l’UNEF, leurs «discours virils», un
«esprit commando»273 , liés également à la conviction d’être dans le vrai.
Selon Vincent Présumey, ce phénomène se développe «autour de Berg, et
sans doute aussi dans la bande à Cambadélis». Mais il semble se perpétuer,
intégrer pleinement la culture de l’organisation. A en croire Bernard Ronet,
«les jeunes prolos du PCI étaient des loulous : c’étaient des blousons noirs.
Pour beaucoup. Dans les années 80, on recrutait aussi beaucoup dans les
salles de sport».
Il semble que le service d’ordre en soit à la fois le levier et
l’aboutissement ultime : en effet, si les militants de base restent plutôt
ignorants de ce genre de pratiques, les anciens responsables ne sont pas
avares d’anecdotes relatant des faits de violence, parfois gratuite,
notamment à propos du tandem autour duquel tourne le service d’ordre : les
frères Malapa. Pour Pierre Broué, Lionel Malapa est «le tueur de Berg».
Charles Berg parle, lui, de «dérapages» et évoque un processus entretenu

272
Jean-Christophe Cambadélis, Le chuchotement de la vérité, op. cit., p. 196.
273
Ibidem,p. 118.
- 130 -
par la réputation grandissante du service d’ordre au-delà du parti. Vincent
Présumey parle d’un rapide surclassement des communistes en matière
d’agressivité : «Parce qu’il y avait les staliniens et il y avait nous : il fallait
faire nombre et on était dans le registre réciproque de la provocation
physique. Rosenblatt était censé provoquer les staliniens en les insultant, et
si jamais ils sortaient de leurs gonds, il devait tomber par terre tout de suite
et une personne était désignée pour prendre des photos et pour pouvoir
ensuite lancer la campagne le lendemain.»
Dans le service d’ordre, il n’y a aucune femme, «contrairement à la
LCR» (Vera Daniels). Sa justification est évacuée par des plaisanteries,
comme le raconte Ludovic Wolfgang à propos d’une éventuelle garde
mixte du local : «Ah, c’est pas compliqué. Si on met des femmes, plutôt
que de garder, tu sais très bien ce qu’on va faire toute la nuit !» En
définitive, l’argument semble être qu’«il y a plus urgent». A en croire
Ludovic Wolfgang, ces faits se seraient perpétués, témoignant de leur
intégration à la culture de l’organisation.
Le problème est réel : Vincent Présumey parle d’une «ambiance
générale», d’une culture outrepassant les désapprobations de la direction en
matière de sexualité, et de dirigeants étudiants ne pratiquant pas un «cycle
sexuel fermé» en évoquant, comme Bernard Ronet, le rôle important de la
sexualité dans le recrutement. Il évoque aussi les propos de Dan Moutot
qui, réclamant les phalanges, c’est-à-dire les cotisations, s’exclamait :
«Alignez les phallus !» Il raconte aussi le cas de ce dirigeant qui «se vantait
à Paris, tel le seigneur féodal, d’en avoir une qui l’attend dans chaque
résidence». Martine Storti évoque ainsi, à l’inverse de «mecs» tenus dans
des rôles de «causeurs» ou de «penseurs», celui de femmes confinées à
celui de «dactylos»274 . Bernard Ronet, enfin, parle de femmes ayant adopté
des mœurs «particulièrement phallocrates» ou jouant le rôle de «potiches».
De fait, la rationalisation n’élude pas le développement et l’intégration à
la culture de l’organisation de phénomènes informels mais non réfrénés car
ne semblant pas mettre à mal le recrutement, bien au contraire. Christophe
Nick, à propos de la Ligue communiste, évoque une déviance similaire
avec le cas de la Commission technique275 . Les militants de base des années
70, surtout, semblent être d’autant moins aptes à en prendre conscience
que, en dépit de leurs connaissances théoriques, celles-ci semblent être à
usage externe, laissant la place à ce qui relève plus largement d’une culture
politique comportant des traits incompatibles avec le trotskysme en tant
qu’ensemble théorique.
De même, leur projet de société se résume en peu de mots : «Notre idée
de l’avenir c’était qu’il y allait y avoir la révolution, qu’on allait prendre le

274
Martine Storti, Un chagrin politique, L’Harmattan, 1996, p. 75.
275
C. Nick, Les Trotskystes, op. cit.
- 131 -
pouvoir, on allait fusiller tous les gêneurs – c’est la dictature du prolétariat
– et, s’étant livrés à cette extermination, les conditions sont réunies pour le
bonheur sur terre. Je caricature un peu mais franchement c’était ça le
schéma» (Vincent Présumey). Malgré les orientations, tout est toujours
«très orienté sur l’action» (Vera Daniels). De fait, les militants sont de plus
en plus dépendants de l’idéologie telle qu’elle est orientée par
l’organisation, indépendamment de sa cohérence. Consciemment ou non, le
contexte est invoqué par les dirigeants pour légitimer des pratiques
organisationnelles incompatibles avec l’organisation dans une société
démocratique. Il semble dès lors que l’idéologie ait évolué, accompagnant
l’organisation dans la quête continuelle de nouveaux militants.

2. Une logique d’autoreproduction

Vincent Présumey soulève, à partir du trotskysme, une hypothèse


intéressante : «le vrai but de l’organisation c’est de s’autoreproduire.
Quand un bilan politique est tiré, et les trotskystes font ça depuis les années
40, pas que lambertistes, ça consiste à dire : “Nous existons encore, nous
avons tenu.”Alors que l’idée de Trotsky c’était que la raison d’être de la
Quatrième Internationale c’était de transformer la Seconde guerre mondiale
en révolution mondiale dans les dix ans à venir. Tu prends la conférence
européenne de 1946 : “Notre bilan : nous avons tenu. Donc nous avons un
bon bilan.”»
Il semble en effet qu’une des critiques portées par Stéphane Just à l’égard
de l’organisation illustre cette idée qu’elle n’a pour seule finalité que son
autoreproduction. Ce sont là tous les dangers pour un parti politique de se
limiter à n’être qu’une entreprise politique. Ainsi, la méthode objectifs-
résultats semble avoir fait du développement organisationnel, à en croire
ses anciens acteurs, sa propre finalité.
Il est vrai que, «Dans le fond de l’affaire, ce qui compte, c’est le parti,
c’est la construction du parti. La crise de l’humanité pour nous se
résoudrait par la crise de la direction révolutionnaire du prolétariat»
(Bernard Ronet). Pour Pierre Simon, «l’important c’est de construire le
parti. C’était la seule chose qui était importante».
Vera Daniels explique qu’un des leitmotivs du parti est la formule :
«Nous serons des millions et des millions !» Toutefois, il semble qu’il y ait
aussi une intensification à la fin des années 70, peut-être en liaison avec la
conquête de nouvelles positions, et même s’il est difficile de dire si la
révélation des pratiques de Charles Berg relève d’un cas isolé ou d’une
partie d’un ensemble de pratiques impulsées par les organes dirigeants276.

276
Stéphane Just affirme ainsi que « chacun avait le sentiment que, malgré les
affirmations, les causes profondes de l’affaire Berg n’avaient pas été mises à nu »,
- 132 -
La formulation de l’objectif du «parti des 10 000 semble en être le point
d’orgue».
On est frappé, en lisant les chronologies proposées par La dernière
génération d’Octobre, de l’importance prise par les objectifs financiers. Ils
interviennent comme autant d’événements majeurs, au même titre que la
mort de Franco, une grève générale ou même un congrès de l’OCI.
Septembre 1975 : «Lancement de la campagne financière de l’OCI pour
obtenir 400 000 francs pour les tâches internationales»277 ; 3 avril 1976 :
«campagne financière OCI : 626426 francs»278 . Benjamin Stora se souvient
de la tête de Némo, issu d’une tendance de la LCR ayant mené une lourde
bataille idéologique, devant le dessaisissement de la démocratie, au Comité
central, au profit de discussions comptables. En effet, les querelles
théoriques y paraissent en partie remplacées par les querelles autour du
montant de l’objectif. Aux niveaux les plus bas, raconte Bernard Ronet,
«on se calait même là-dessus au point d’en oublier les considérants
politiques. Ça devenait abstrait, même, d’une certaine manière. Il y a eu
toute une théorisation». Ludovic Wolfgang se souvient : «il y a parfois des
réunions qui se réduisent à faire les résultats et à prendre des objectifs pour
la fois prochaine».
Il semble que cette quête du profit politique soit alors un véritable
phénomène culturel, dont on en vient à se demander s’il n’est pas, en
définitive, complètement indépendant de toute finalité politique. Pierre
Broué raconte ainsi une anecdote : «Je me rappelle un jour d’une réflexion
qui m’avait beaucoup frappé. Lors d’une de nos dernières entrevues,
Lambert me dit : “Comment va ton fils Michel ?” Je lui dis : “Il va bien
mais, tu sais, il m’a dit l’autre jour : ʺ″Je suis persuadé que nous sommes
incapables de donner naissance à un parti révolutionnaire.ʺ″” Lambert éclate
de rire et il dit : ‘‘Ah, parce qu’il en est encore resté là, lui ?”»
Il est vrai qu’alors, l’organisation a subi coup sur coup le départ des
«justiens», des « cambadéliens », et qu’elle doit encore, comme le montrent
les archives de Stéphane Just, faire face à une contestation interne,
alimentée par des militants du Comité en fraction279 , et qui ne s’achève
vraiment qu’avec les exclusions des tendances Drut-Langevin en 1991 et
Carrasquedo en 1992. Mais il semble néanmoins que la question de la
signification de l’organisation et de son identité puisse se poser. En effet,
Pierre Broué affirme que certains militants étaient payés pour faire des
diffusions, ou encore que «chaque membre du Bureau politique devait

in Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du Parti communiste


internationaliste..
277
Benjamin Stora, La dernière génération d’Octobre, op. cit., 140.
278
Ibidem, 146.
279
Voir notamment la correspondance de Stéphane Just.
- 133 -
avoir une entreprise […] pour financer l’activité du parti». Il dit ainsi que
Jean-Christophe Cambadélis «avait une école privée». Bernard Ronet, de
même, parle d’un certain rehaussement des chiffres par l’organisation, sans
doute dans l’objectif de se justifier, en interne comme en externe : «Il y a
des textes qui existent, par exemple celui de la première conférence
nationale de l’AJR, qui dit : “Nous sommes 1000.” Or, c’était
complètement faux. On a dû être 200-250.» Stéphane Just, lui, se demande
comment, dans une salle de 5000 places, l’OCI peut prétendre avoir installé
10000 participants280 . Tout cela tient, bien sûr, à la polémique, mais la
question d’un parti n’ayant, comme une vraie entreprise, que le profit
politique, par ailleurs subjectif, comme fin en soi reste posée. C’est ainsi
qu’un texte attribué à l’OJTR affirme : «Pour certains du genre AJS (1), se
montrer et se compter devient même le summum de l’action !»281.
Or, tout cela pose la question de la réalité de l’organisation «lambertiste»
comme outil collectif, mais aussi comme outil individuel universel. Ayant
achevé le tournant de la «ligne de la démocratie», est-elle encore une
organisation révolutionnaire ? N’a-t-elle pas accusé, au terme d’une
adaptation de la ligne et de purges successives, une certaine perte d’identité
qui pose aujourd’hui la question de sa nature ? La mentalité toute martiale
des militants induit non seulement la perte de la démocratie comme culture,
mais de sa signification comme outil de préservation et de conquête de la
démocratie. Les militants obéissent par habitude : «Quand le chef l’avait
décidé on fonçait», dit Pierre Simon à propos du service d’ordre, avant de
rajouter de manière générale que «c’était toujours le chef qui avait raison».
Pour Michel Lequenne, déjà, obéir aveuglément c’était être «un bon petit
bolchevik». Vincent Présumey se définit comme un «petit soldat». Bernard
Ronet, lui, évoque un attachement progressif des dirigeants et militants à
des organisations dans lesquelles ils ont ou ont eu une influence, en dépit
d’une analyse qui en critique les positions : «Je savais qu’on était dans
l’erreur : c’est-à-dire que, incontestablement, les étudiants avaient réussi à
déborder l’UNEF-ID, à les obliger à être sur une ligne politique tout à fait
juste, qui était d’être inconditionnellement pour le retrait du projet
Devaquet, mais comme l’UNEF-ID c’était nos ex-camarades, on a été plus
que flottants. Voilà. On a été quelques-uns à s’y investir quand même un
peu, à être dans les coordinations tout en les condamnant, puisque la ligne
officielle c’était de les condamner.» Recruter peut aussi et dès lors être, en
définitive, un acte de foi, comme le raconte Vincent Présumey : «Ils avaient

280
Stéphane Just, « Meeting à Pantin », in Comment le révisionnisme s’est emparé
de la direction du Parti communiste internationaliste, op. cit.
281
OJTR, « Le militantisme stade suprême de l’aliénation », 1972, http://www.left-
dis.nl/f/militant.htm.
- 134 -
donc pris les objectifs et Neny leur avait demandé de lever le bras et de
prêter serment qu’ils atteindraient les objectifs des abonnements d’été.»
L’OCI-PCI est loin d’être, comme on a pu l’affirmer, un parti de cadres,
même si elle a, à l’origine, la vocation de recruter des militants ayant
démontré leur combativité et si elle ne saurait être numériquement
comparée au Parti communiste.
«La distinction des partis de cadres et des partis de masses ne repose pas
sur leur dimension, sur le nombre de leurs adhérents : il ne s’agit pas d’une
différence de taille, mais de structure»282 . Etant donné l’importance
fondamentale du recrutement en son sein, tant du point de vue politique que
financier, elle ne saurait être présentée que comme un parti de masse. Mais
ce recrutement est tellement important, manifesté par de multiples
changements de nom censés informer sur l’état de la lutte, qu’il semble à
certains égards acquérir une certaine valeur en soi, au détriment de
principes démocratiques rabaissés au rang de «méthodes». Peut-être peut-
on établir la liaison entre fins ou valeurs de l’organisation et modes de
fonctionnement, mais établir entre les deux éléments «une interrelation si
étroite qu’elle considère d’une part les fins comme créatrices de moyens
spécifiques et l’organisation comme influant sur les fins au point de
pouvoir les transformer»283. Dès lors, il n’est pas juste de dire, comme le
fait Christophe Bourseiller, qu’«à la différence du communisme orthodoxe,
qui fut toujours marqué par le monolithisme et l’allégeance à un centre
(Moscou), le trotskysme s’affiche depuis l’origine comme une culture de la
dissidence»284. Le conformisme social touche aussi le trotskysme. De
même, la bolchevisation du Parti communiste français, comme sa politique
ultérieure, a suscité un grand nombre de départs comme d’exclusions :
Michel Dreyfus le montre bien. Il faut également préciser qu’il n’est pas
certain que cette atomisation soit propre à une conception de l’organisation
commune au trotskysme et au communisme : ainsi, le mouvement
anarchiste et ce qu’on appelle l’ultra-gauche apparaissent comme tout aussi
fragmentés. Il est probable, en revanche, que le centralisme démocratique,
quoiqu’il semble être souvent resté théorique, joue un rôle de premier plan
à la fois comme pôle de cohésion et de répulsion, suivant le contexte, mais
aussi suivant les individus. C’est ici que l’opposition tracée par Pierre
Broué entre l’OCI et le parti bolchevique atteint ses limites. En effet, Le
parti bolchevique, qui affirme la démocratie régnant dans le parti, ne se
base pour cela que sur la littérature, et notamment sur la littérature

282
M. Duverger, Les partis politiques, A. Colin, 1976, pp. 119-120.
283
Sabine Erbes-Seguin, « Des fins aux moyens: organisation interne et démocratie
dans les syndicats », in Le Mouvement social, octobre-décembre 1967, p. 107.
284
Christophe Bourseiller, « De Trotsky à Jospin… La mosaïque trotskyste », op.
cit., p. 50.
- 135 -
partisane. En effet, une étude sociohistorique du parti bolchevique pourrait
peut-être montrer des similitudes dans les pratiques organisationnelles, car
il semble, à la lumière des études sur le Parti communiste ou de cette
introduction à l’étude de l’OCI-PCI, que le centralisme démocratique porte
en germe son propre dépassement, sa propre négation. Enfermant les
individus et les groupes dans un fonctionnement mécanique se basant sur
des nécessités, la conception léninienne de l’organisation n’est peut-être
pas à même de prévoir la complexité, donc la réalité, des comportements
collectifs et individuels, bien loin de l’abstraction théorique.

- 136 -
Troisième partie. Autonomie et hétéronomie

Le concept d’hétéronomie est emprunté à Cornélius Castoriadis. Dans


L’institution imaginaire de la société, en effet, il oppose l'autonomie à
l'hétéronomie, qui caractérise les systèmes psychosociaux et culturels
dominés par une imposition de contraintes normatives extérieures à la
volonté et à la décision individuelle négociées. «L’autonomie, dit-il, ce
serait la domination du conscient sur l’inconscient». L’hétéronomie, en
revanche, serait «la législation ou la régulation par un autre»285. Rapportée
à l’individu ou à l’organisation, elle renvoie à la notion d’aliénation, donc
d’arrachement à soi et de perte de soi. Il s’agit donc ici de voir, à travers
l’exemple de l’OCI-PCI, comment, pour un individu, l’organisation peut
être synonyme de perte de l’autonomie.

La notion d’idéologie implique d’ores et déjà une autonomisation du


réel : on va dès lors observer comment, utilisée par l’organisation, une
théorie politique peut acquérir une dimension sans cesse plus idéologique,
adaptée et transmise par la culture organisationnelle, être amenée à
impulser des comportements collectifs et individuels. De fait,
l’hétéronomie organisationnelle pose la question de la médiation, de sa
nature et de sa propre conscience, de l’essence des relations de pouvoir.
Comment est-il possible, dans un milieu où l’idéologie trotskyste est perçue
comme signifiante, de s’exprimer en tant qu’individu et de reconquérir sa
liberté ? Quelles sont les conditions de l’autonomie ?

A. Une organisation totale ?


Martine Storti donne de son militantisme au CLER286 l’image d’un
monde clos, englué dans ses certitudes, assenant ses principes comme des
dogmes et tolérant à peine l’expression de son individualité : l’image, en
quelque sorte, du conformisme social le plus exacerbé. L’organisation
«lambertiste» est-elle une organisation totale ? Partageant de mêmes
références, les militants trotskystes, du fait d’un militantisme captivant,
érigent aussi l’organisation en lieu de vie commun, de socialisation, en
société concurrente. Toutefois, on va voir qu’elle ne saurait être qualifiée
d’organisation totalitaire, qu’elle est aussi un lieu de conflits et qu’elle ne
vise sans doute pas, loin s’en faut, à exercer un contrôle absolu sur les
individus qui la composent. Encore cette brève analyse permet-elle peut-
être quelques généralités propres aux organisations politiques.

285
Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p.
151.
286
Martine Storti, Un chagrin politique, op. cit.
- 137 -
1. Une idéologie du Livre

L’hétéronomie organisationnelle se manifeste avant tout dans les


modalités de la diffusion et de la réception de l’idéologie au sein du parti.
Le rapport aux textes notamment – ceux de Marx, de Lénine, de Trotsky –
introduit l’existence d’une parole révélée et signifiante qu’il suffit
d’interpréter. Les conflits théoriques sont aussi des conflits d’exégèse, et il
semble qu’il y ait une corrélation entre la hiérarchie organisationnelle et le
droit à l’interprétation.
Si l’adoption d’une doctrine politique procède en théorie d’une
soumission à la raison, une idéologie est en dernière analyse une série
d’axiomes : sa critique et son adaptation sont, en soi, perçus comme
néfastes. L’organisation «lambertiste» s’est toujours présentée comme la
seule dépositaire de l’héritage du marxisme, bolchevisme compris. Dès
lors, la pensée de l’organisation tend elle-même à devenir l’explication
vraie du réel. L’incarnation quotidienne de la tradition tend à assurer
l’amalgame entre le parti et la pensée qu’il représente : critiquer la doctrine,
c’est mettre en danger la société. Il semble alors que les mêmes procédés de
transmission pyramidale soient étendus, en interne, à la pensée propre de
l’organisation.
La portée universelle et intemporelle du marxisme est assurée par le fait
que le marxisme est considéré, pour reprendre l’expression d’Henri
Lefebvre, comme une «conception du monde»287 , voire comme la science
des sciences. Dès lors, il a tout dit. L’OCI-PCI, en particulier, affirme son
orthodoxie : «Par exemple, dit Véronique Molin, je me souviens du fameux
Programme de transition de Trotsky ! Stora le dit aussi, mais je suis d’une
autre génération : et ʺ″pas une ligne, pas une virgule ne devraient être
changéesʺ″. Tout ça je l’avais bien avalé.» Philippe Campinchi exprime une
opinion similaire : «[L’organisation lambertiste] intervient dans le champ
politique en fonction de ses propres obsessions. Elle résiste à la mode et
aux phénomènes sociaux. Elle donne incontestablement à un mouvement
son aspect anhistorique, indépendant des évolutions générales. Les idées
sont rivées à un texte qui apporte des réponses à l’ensemble des problèmes
de l’humanité. ʺ″Trotsky a dû geler !ʺ″»288. De ce fait, le parti, en tant
qu’entité, ne peut agir indépendamment que dans le cadre de sa
subordination au culte supérieur. Or, l’inscription dans un univers en
constante évolution, l’apparition de nouvelles données, impliquent une
réinterprétation constante qui doit être présentée sous le jour de la
continuité absolue. Pour Bernard Ronet, l’application de la ligne de la
démocratie, en rupture avec la ligne antérieure, et plus généralement
287
Henri Lefebvre, Le marxisme, Que-sais-je ? 1952, p. 7.
288
Philippe Campinchi, Les lambertistes, Balland, 2001, p. 362.
- 138 -
l’évolution de l’organisation ont nécessité de gros efforts en ce sens. Il
évoque : «les effets de la bulle où Gluckstein, à force de lire Lénine avec
des ciseaux, commençait à nous faire des espèces de théories qui trouvent
un peu leur état d’achèvement actuellement : sur la voie du super
impérialisme». Il est en effet frappant de constater qu’il ne s’agit pas de
faire référence à Marx ou Lénine en reproduisant leur argumentation,
considérée suffisamment bien construite pour que l’on n’ait pas soi-même à
faire un tel effort d’élaboration, mais de reproduire leurs conclusions, leurs
affirmations, détachées de tout raisonnement, comme autant de dogmes.
Etre en conformité avec la pensée de Lénine, c’est avoir raison : la moindre
critique de celui-ci est considérée comme douteuse.
Dès lors, l’engagement politique perd sa dimension rationnelle. Il est par
exemple intéressant de constater que les ex-militants reproduisent ce
schéma en accusant l’organisation-mère de non-conformité avec ce qui
pourrait être le Livre : Stéphane Just brandit ainsi l’accusation de
«révisionnisme» ; Daniel Assouline, plus encore, prend le parti, non de
questionner l’adaptation au réel des positions de l’organisation, mais de les
confronter avec les positions de Lénine dans le cadre d’un tableau
comparatif. Il appelle cela avec ironie des «odieuses comparaisons»289. «On
expliquait toujours ce qu’on faisait en fonction de ce qui avait été fait, dit
Pierre Simon, […]. Ce qui ne veut rien dire, parce qu’avec le passé tu peux
tout expliquer : tu peux expliquer le noir, le blanc.»
C’est ainsi que, si les positions du parti ont indéniablement évolué,
certains traits ont été figés dans le cadre de la conformité aux textes. Par
exemple, Vera Daniels et Pierre Simon regrettent d’avoir été tenus à l’écart
des grands bouleversements des années 60 et 70. «Ce qui s’est passé dans
les années 70, la Ligue l’avait compris. Les mouvements de femmes, nous
on trouvait que c’était des conneries puisqu’il n’y avait pas de problèmes
entre les femmes et les hommes. On trouvait que tout ça était très
démagogique, de même que les mouvements de soldats» (Pierre Simon). Le
cas du féminisme a été évoqué, mais l’exclusion de Boris Fraenkel est à cet
égard également révélatrice. Celui-ci a été exclu pour avoir mis en péril la
sécurité de l’organisation en diffusant une brochure grâce aux structures de
l’organisation, et notamment malgré l’avis défavorable des ayants-droit. En
réalité, il semble que l’idée de Véronique Molin, selon laquelle il s’agirait
au contraire du rejet d’une «déviation libertaire», soit justifiée. En effet, sur
les 20 pages de la brochure destinée à rendre compte de cette affaire290, on
peut constater que 7 seulement sont consacrées à l’exposé des faits tandis

289
Daniel Assouline, Crise du PCI lambertiste- Eléments de bilan pour un congrès
trotskyste, La Vérité (LOR), 1986, p. 78.
290
Arch. Just., F°delta res 777/X/38:231. Etudes et documents, volume 1, n° 4,
septembre 1966. Brochure « destinée aux cadres ».
- 139 -
que 13 organisent le rejet d’incursions petites-bourgeoises et de tentatives
combinées de «décomposer» le marxisme à l’aide d’un triptyque
Reich/Marcuse/Lukacs. Pourtant, à la suite de la véritable enquête
policière, pour reprendre l’expression de Sonia Combe291, menée dans les
cellules pour enquêter sur la diffusion de la brochure, on s’aperçoit que les
militants ne semblent pas connaître l’œuvre de Reich : «Je n’ai pas lu R. et
personne dans l’amic. n’a été capable de faire la critique du bouquin»292, dit
ainsi Geneviève. On sait que l’accusation de ne rien comprendre à Lukacs a
été portée envers Gérard Bloch par Boris Fraenkel. De même, c’est le
jugement rétrospectif que porte Jean-Christophe Cambadélis : «Nous
polémiquions aussi à propos d’Histoire et conscience de classe de Georges
Lukacs que nous aurions dû mieux lire»293 . En tout état de cause, il semble
que la direction de l’organisation ait le monopole du jugement. C’est aussi
ce que Pierre Broué remarque à propos de Pierre Lambert : «S’il a une
conception de l’histoire, d’un événement ou d’un autre – il ne m’en vient
pas à l’esprit – c’était la bonne version des événements.»
Puisque toute la formation, toute la pensée politique de l’organisation
repose sur le fait d’assumer un héritage dont la grandeur n’a de cesse d’être
démontrée, c’est par ricochet le parti qui devient une entité mythique,
n’exprimant que la vérité. «C’est-à-dire la ligne où on défend jusqu’au bout
l’organisation parce qu’elle est la porteuse du programme révolutionnaire,
ʺ″jusqu’au boutʺ″ ça veut dire aller jusqu’à la castagne s’il le faut» (Bernard
Ronet). Cette transmission d’un statut transcendantal de l’organisation est
attestée par Véronique Molin, qui rapporte une conversation avec Boris
Fraenkel : «Il m’a dit un jour : ʺ″Regarde tous ces gens qui ne m’ont pas
soutenu…ʺ″ Je lui ai dit : ʺ″Tu es aussi partiellement responsable. Les jeunes
que tu as formés, tu les as élevés dans le ʺ″c’est le parti qui a raisonʺ″.» Vera
Daniels rapporte par exemple que Quelques enseignements de notre
histoire est le livre de chevet. Il apparaît de même, à en croire Ludovic
Wolfgang, que le discours de l’organisation a une pensée signifiante
exclusive: «Je pense que les militants ne vont pas lire la presse. Parce que
même dans Informations Ouvrières, à un moment donné il y avait eu une
enquête sur “Qu’est-ce que vous pensez d’Informations Ouvrières ?”, vers
2000, et il y avait une vraie question : “Est-ce que vous lisez d’autres
journaux qu’Informations Ouvrières ?” Et la réponse à chaque fois c’était :
“Non.” La rédaction d’Informations Ouvrières avait rendu compte de
l’enquête en se félicitant, ce qui est quand même grave, que les lecteurs
d’Informations Ouvrières ne lisent pas d’autres journaux. Maintenant, dans

291
In Boris Fraenkel, Profession révolutionnaire, Le bord de l’eau, 2004.
292
Arch. Just., F°delta res 777/X/38:231. Lettre de Geneviève, de l’amicale du
même nom, [juin 1966].
293
Jean-Christophe Cambadélis, Le chuchotement de la vérité, op. cit., p. 186.
- 140 -
la pratique, je connais pas mal de mecs qui lisaient Le Monde : au moins de
temps en temps, il ne faut pas non plus exagérer. Il y a cet aspect-là de la
presse : on peut lire les quotidiens – L’Huma, Le Monde, des choses
comme ça – mais il ne faut pas trop insister non plus parce qu’il ne faudrait
pas avoir trop d’idées différentes du parti. Ou peut-être disons que les
cadres lisent de temps en temps les journaux. Mais en même temps on
crache tellement sur la presse que même ça je ne sais pas si c’est vrai. […]
On crache tellement sur Le Monde que je ne suis pas sûr qu’ils le lisent
régulièrement. Beaucoup doivent se contenter des revues de presse dans
Informations Ouvrières, très fréquentes, et qui remplacent souvent toute
analyse.»
Lui-même rapporte encore une anecdote. Lors d’un camp d’été, Daniel
Gluckstein aurait ainsi déclaré : «Il n’y a pas de plus grand crime pour un
militant révolutionnaire que de se soumettre à l’opinion publique
bourgeoise !» Il semble clair qu’un certain schématisme, attribuant à tout
discours extérieur au parti une dimension subjective conditionnée par son
caractère de classe, participe d’une certaine mise à l’écart de l’organisation.
«D’ailleurs, du coup, il n’y avait presque jamais de votes. Il n’y avait rien à
décider parce que la décision prise par la direction du parti et mise en
œuvre dans le journal était juste. Il n’y avait donc rien à décider. A part
quand il s’agissait de voter le rapport d’activité annuel, qui était
généralement adopté à l’unanimité, et d’élire des délégués, il n’y avait pas
de votes à main levée» (Ludovic Wolfgang).

Mais plus encore qu’à une divinisation de l’organisation, cette


identification conduit aussi au déguisement de conflits politiques en
conflits d’exégètes. Alexandre Hébert dit ainsi : «Parce qu’il y a un côté
incantatoire chez les trotskystes. Ils révisent leur missel. Ce que Trotsky a
dit. Quand ils polémiquent entre eux, c’est celui qui aura la meilleure
citation de Trotsky. […] Par exemple : “Qu’est-ce qu’on va faire par
rapport à l’Europe ?” On peut prendre cet exemple-là. Il leur faut essayer
de trouver chez Trotsky une citation qui dise “Il faut aller à la CES”, par
exemple, ou “Il ne faut pas y aller.” Alors, il y a une citation de Lénine, je
crois, qui avait dit : “Partout, même à la cour du tsar.” Avec cette formule-
là tu fais n’importe quoi !»
C’est également l’anecdote que rapporte Boris Fraenkel à propos de
Pierre Lambert : «Quand il était en difficulté pour convaincre sur… on
avait quelques ouvriers à Nantes – à Paris on n’avait quasiment pas
d’ouvriers –, il citait Lénine : mais les citations de Lénine étaient
inventées ! […] Il a cité Lénine et les ouvriers se sont écrasés,
naturellement.» G., encore, écrit à Stéphane Just qu’il «entame
actuellement des recherches des textes de Trotsky […] afin d’argumenter,

- 141 -
marquer des points, voire convaincre [ses] camarades ici»294. Un autre
militant lui explique que «la direction a entrepris de faire ʺ″approuverʺ″ la
ligne de la démocratie au travers d’une lecture un peu spéciale de L’Etat et
la révolution et du tome 17 des Œuvres»295 .
L’usage de l’exégèse paraît être un enjeu de pouvoir, et la légitimité de
cet usage semble d’autant plus grande que la position dans la hiérarchie
partidaire est importante. De fait, le mécanisme de substitution est à son
tour projeté vers la direction de l’organisation révolutionnaire. Toutes ses
décisions deviennent, pour le militant de base, un message transcendantal à
interpréter : «Eh bien, on discutait de la ligne du bureau national. Mais
c’était une discussion très formelle, parce qu’en définitive on sortait
toujours : “Toi tu n’as pas compris”, sans jamais remettre en cause la ligne
du bureau national. “Toi tu l’interprètes comme ça, non c’est comme ça
qu’il faut l’interpréter.” Ce n’était pas une remise en cause au niveau du
fond, c’était “Bon, toi tu ne comprends rien, je… d’ailleurs c’est pour ça
que t’as pas vendu les dix numéros que tu avais dit, c’est parce que t’as pas
compris, donc je t’explique comment il faut penser cette phrase-là.” C’était
vraiment de la sémantique.» (Pierre Simon)
Cette direction peut apparaître comme infaillible, un sentiment renforcé
par une formation parfois rudimentaire :
«C’était le même discours stéréotypé. Le mec qui faisait le rapport disait
ce qu’il y avait dans l’article de La Vérité ; les autres posaient des questions
mais en restant prudents parce que pl/v ça leur paraissait compliqué. La
théorie c’est quelques formules pour impressionner la compagnie : “Oulà,
c’est compliqué ! Il est intelligent ! Je ne comprends pas : c’est normal, je
suis bête. Revenons dans notre syndicalisme, c’est plus facile.” C’est
comme ça que ça se passe dans la tête d’un militant.» (Ludovic Wolfgang)
Cela participe, au nom de l’expression d’une vérité transcendantale,
d’une entreprise de soumission des militants de l’organisation. Selon
Vincent Présumey, «il y a un esprit catho, un peu militant, qui était attiré
par le culte de l’organisation qu’on était». Pour Alexandre Hébert, c’est
aussi cela qui engendre une certaine dépendance : « ils n’ont pas d’ordres,
ils ne savent pas quoi faire. […] Il fallait qu’ils téléphonent à Lambert pour
savoir ce qu’il fallait faire. Ça se passe comme ça : c’est un parti avec une
armée». L’exégèse est bel et bien un enjeu de pouvoir. Bernard Ronet est
ainsi écarté des responsabilités pour avoir été sur «une pente déviationniste,
révisionniste, une tendance liquidatrice du parti». Christian Béridel évoque,
dans ce cadre, un certain dessaisissement de la démocratie : «On avait

294
Arch. Just., F°delta res 777/XIV/257, Lettre de G. à Stéphane Just, le 31 mars
1984.
295
Arch. Just. F°delta res 777/XIV/257, Lettre de Montpellier, sans mention de
date ni signature.
- 142 -
vraiment le sentiment qu’on était des petits enfants auxquels on donnait
telle ou telle consigne, alors que le reste consistait en des questions trop
importantes pour qu’elles soient discutées.» Pour Ludovic Wolfgang, il
appartient seulement au militant de tenter de rationaliser des directives peu
argumentées : «Il n’y a jamais, ou presque jamais, de discussions sur la
ligne du Parti des travailleurs. Est-ce que cette ligne est juste ? Est-ce
qu’elle est vraiment pertinente dans l’actualité ? Jamais ! Par contre il y a
d’autres interventions à nouveau sur Informations Ouvrières, de la
surenchère : ʺ″Ça prouve qu’on a raisonʺ″, ʺ″J’ai entendu le dirigeant du Parti
communiste, ah là là, décidément ça prouve qu’on a raisonʺ″.» Vincent
Présumey évoque une simplification : «Ensuite, le contenu théorique s’est
avachi, les rapports ont été de moins en moins internationaux et de plus en
plus ʺ″le bon sens près de chez vousʺ″». L’idéologie du Livre est une
légitimation de l’avant-garde. Toutefois, s’il est possible de renforcer la
cohésion interne en stigmatisant l’extérieur, le recrutement peut paraître
une entreprise difficile à une époque que l’on définit comme étant celle de
la fin des idéologies de masse et où l’accusation de «secte» est une
constante médiatique. C’est donc peut-être aussi cela qui explique la
création de «sas», orientés exclusivement vers la pratique.
Nicolas Dessaux, dans sa réponse au questionnaire, évoque son intérêt de
militant pour «l’anti-substitutisme» du Parti communiste internationaliste,
qu’il qualifie aussi de «largement tactique». Il est vrai que, à lire
Informations Ouvrières, on constate une identification constante de
l’organisation à la classe ouvrière : elle en est bien sûr l’avant-garde, mais
elle a tendance à considérer sa pensée propre comme celle de la classe
ouvrière et à exercer un monopole d’interprétation des désirs des
travailleurs. Cela est notamment le cas en période d’élection, où
l’abstention semble être généralement considérée comme un «rejet
grandissant» de la politique du gouvernement, mais aussi plus
généralement, et parfois de façon caricaturale, comme l’expression
commune d’une pensée conforme à celle du parti, indépendamment des
diverses causalités du phénomène abstentionniste. Ainsi à propos des
élections régionales de mars 2004 : «Le 28 mars, le peuple a rejeté l’Union
européenne. Il exige : – le maintien de la Sécurité sociale de 1945 – le
maintien du code du travail – l’abandon de la régionalisation»296 . Cette
substitution se traduit aussi par un mode d’action quotidien : la présentation
des militants de l’organisation ou du Parti des travailleurs, non comme tels,
mais comme d’anonymes représentants des travailleurs. Sur une pétition,
dans un article, dans un meeting, des militants s’introduisent à des titres
divers, comme responsables syndicaux, comme simples travailleurs, sans

296
Informations Ouvrières, n° 634, 31 mars 2004.
- 143 -
mention de leur affiliation, donnant ainsi à la pensée de l’organisation, à
laquelle ils disent souscrire, une dimension universelle. C’est sans doute
pour la même raison que les publications du parti rapportent à leur tour des
citations de travailleurs anonymes, souvent très simples, mais mises en
exergue : «Un lecteur nous écrit : ʺ″Je n’irai pas voter aux régionales et je ne
serai pas seul !ʺ″»297, «ʺ″Si la situation est si brillante, on se demande bien
pourquoi les infirmières, les cheminots et les fonctionnaires sont dans la
rueʺ″ (un cheminot retraité d’Abbeville)»298 , «Un emploi jeune : ʺ″Si on se
retrouve sans rien dans cinq ans, ça pourrait en énerver quelques-uns et moi
le premier299.”»
Ainsi, plusieurs procédés tendent à assurer la cohésion interne de
l’organisation, une organisation justifiée en interne par l’identification à
une idéologie signifiante, en externe par la validité pratique de ses
affirmations. Il s’agit de légitimer l’existence d’une avant-garde. Mais
néanmoins, la culture spécifique de l’organisation, son idéologie unique,
posent la question de son érection en contre-communauté.

1. Une contre-communauté ?
Plusieurs idées tendent à poser la question de la mise à l’écart d’un
groupe social, et notamment d’une organisation, vis-à-vis de la société. Ce
thème a notamment été abordé à propos du parti communiste, et en
particulier par Annie Kriegel, qui évoque un parti «devenu un mode et un
milieu de vie»300 après avoir décrit un phénomène similaire dans la social-
démocratie allemande du milieu du siècle301 .
Les militants n’adhèrent pas seulement à un parti politique : ce faisant,
consciemment ou non, ils adoptent une idéologie et des normes qui sont en
rupture avec celles de la société dans son ensemble. Dès lors, la dimension
du parti leur permet de s’isoler de la société, celui-ci tendant à devenir une
véritable contre-communauté, c’est-à-dire, plus qu’une société, une
association humaine imprégnée, en plus des règles, de certaines valeurs et
objectifs communs. «L’une des caractéristiques fondamentales d’une
véritable communauté est la somme extraordinaire de temps, d’énergie, et
de dévouement que ses membres arrivent à lui consacrer302.»
A certains égards, l’organisation «lambertiste», surtout celle des années
70, semble pouvoir être considérée comme une contre-communauté. En

297
Informations Ouvrières, n° 631, 10 avril 2004.
298
Informations Ouvrières, n° 483, 18 avril 2001.
299
Jeunesse Révolution, n° 2, juin 2000.
300
Annie Kriegel, Les communistes français, op. cit., 171.
301
Annie Kriegel, Le pain et les roses, op. cit.
302
Ronald Tiersky, Le mouvement communiste en France [1920-1972], Fayard,
1973, p. 258.
- 144 -
effet, son mode de militantisme, qui tend à rendre difficile une simple
adhésion, fait de l’engagement un engagement total et du parti un lieu de
sociabilité essentiel sinon exclusif. «On était tout le temps ensemble», dit
Pierre Simon. Surtout, c’est le terme de «famille» qui est utilisé à plusieurs
reprises par les ex-militants. «C’était une famille pour moi, dit Vera
Daniels. Une seconde famille choisie, ce qui n’est pas pareil que la famille
d’origine puisque c’est des gens élus, qui ont la même pensée, le même
désir de faire du bien à l’humanité et tout le bazar.» Selon elle, «on était
tous différents mais on avait un sens très fort qui nous reliait».
«Oui, on se voyait tout le temps. Bien sûr : en dehors des réunions et en
dehors des actions. Quand je vous ai dit qu’on militait 24/24, ce n’est pas
une blague : il y avait toujours quelque chose à faire et quand on avait fini
nos cours – quand on arrivait encore à aller à nos cours, parce qu’il fallait
encore qu’ils nous laissent y aller, nous, les autres étudiants – on avait
toujours une distribution de tracts, une pétition, des trucs à faire signer, des
trucs à vendre, une réunion au local, et puis on finissait tard le soir, et puis
après on allait bouffer je ne sais plus où, et puis on s’écroulait, paf, et puis
on se relevait le matin tôt. Tout le temps, tout le temps. On était toujours les
uns avec les autres.» (Vera Daniels)
Vincent Présumey évoque «une vie commune au niveau de la ville et du
département : pour la plupart des réunions de cellule le lundi soir il y avait
cantine au local, dans le grand local. C’était Bob et Jeannine qui faisaient la
bouffe». «On se voyait en permanence», dit encore Charles Berg. Mais
outre l’intensité du militantisme, l’aspect communautaire semble encore
renforcé par un certain sectarisme. Militant au tournant des années 90,
Nicolas Dessaux écrit que «Le monde lambertiste est assez clos, en raison
du sectarisme qu’on y cultive. S’il est loisible à chaque militant d’adhérer
aux associations proches, la fréquentation des militants d’autres groupes
politiques est mal perçue, en dehors des cas où la ligne du parti le
nécessite.» Rétroactivement, cette tendance accentue encore l’isolement, du
fait du rejet qu’elle provoque, comme l’illustre Vincent Présumey : «C’est-
à-dire qu’on avait tout de suite fait les gros sectaires dans cette grève, sur
des positions justes mais d’une manière tellement bourrine qu’on est très
vite passé pour des fous furieux. Alors pour ce qui était de blinder la petite
phalange militante c’était très bien, mais bon.» Conjugués, le sectarisme et
le rythme effréné tendent aussi à proposer une sociabilité exclusive : Vera
Daniels parle de ses petits amis, tous au parti, et relate sa difficulté à garder
des amis en dehors, notamment du Parti communiste, «parce que ce n’était
pas dans la ligne». Cela contribue sans doute à idéologiser et à rendre plus
péremptoire le discours politique. On était dans «une espèce de bocal», dit
Vincent Présumey, une idée reprise par Pierre Simon qui évoque
successivement un «univers» et une «bulle». Ludovic Wolfgang cite ces

- 145 -
deux moments de socialisation et de renforcement de la cohésion du groupe
que sont les camps d’été, et surtout le service d’ordre :
«C’est la culture de la virilité, de la violence conçue comme impératif
d’autodéfense du parti. C’est sérieux : c’est quelque chose qui est très
sérieux. On fait des entraînements. Des entraînements où on apprend à se
battre individuellement, à la boxe par exemple, ou en groupe. En groupes,
en lignes, en colonnes, on se met en groupes de trois, et on apprend des
gestes : comment maîtriser une personne et comment faire des chocs
frontaux. Les entraînements se font dans une atmosphère un peu solennelle
où le responsable du service d’ordre est là : “Silence !! On respecte le
silence ! C’est sérieux ! Imaginons que la ligne d’en face soit la police, ou
les stals, ou les pablistes !” (rire) Ça, ça booste pas mal les jeunes. […]
Pour ceux qui veulent ça se fait une fois par semaine. Je ne sais pas
combien ils sont, mais je l’ai peut-être fait quatre ou cinq fois, parce que de
temps en temps, une fois par trimestre, il y a des choses centrales. Un jour –
je crois que je l’ai fait seulement une fois – on a fait un truc de toute une
journée dans un gymnase en banlieue, je ne sais plus où. Toute la journée
on s’est entraîné, et là on était nombreux. Il y avait peut-être 70 ou 80
personnes. Et pas seulement les jeunes, tout le monde. Donc une réunion
spéciale pour la formation du service d’ordre. Avec au début un membre du
Bureau politique qui vient faire un discours pour expliquer que “les choses
ont changé. Dans la situation actuelle, le parti est en danger !”, plus
qu’avant. Chaque nouvelle réunion du service d’ordre commence par un
discours d’un membre du Bureau politique disant ça. A chaque fois, la
réunion du service d’ordre est montrée comme quelque chose de
fondamental dans le cadre de la situation. Donc : “Je ne reviens pas sur les
attaques du gouvernement contre la Sécurité sociale ! Je ne reviens pas sur
la politique des appareils ! Je ne reviens pas sur les calomnies qui prennent
à nouveau le Parti des travailleurs comme principale cible ! Donc,
entraînons-nous !” […] Je n’y suis pas allé très souvent mais c’était un truc
assez bon pour soi, avec une atmosphère de groupe.»
Ludovic Wolfgang dit aussi à propos des camps : «Je pense que c’est
utile parce que les jeunes qui viennent au camp pour la première fois
rentrent dans un cadre de groupe où ce qui compte c’est la cohérence, la
rigueur, la puissance de l’unité. L’unité des rangs, le sérieux, la discipline.»
Les interventions de militants étrangers suggèrent le courage, apparemment
reporté sur la section française, stimulant une «psychologie
révolutionnaire». Outre le renforcement de sa foi en l’idéologie du parti, la
sociabilité organisationnelle conduit à une double situation de
stigmatisation et d’ignorance de l’extérieur. Christian Béridel explique que
c’est en intégrant l’OCI que se renforce sa haine des «stals». «On pensait
que c’était des abrutis», dit Pierre Simon. Ludovic Wolfgang explique que
c’est après avoir quitté le parti qu’il s’est mis à lire la presse de Lutte
- 146 -
Ouvrière ou de la LCR, qu’il condamnait sans l’avoir lue. La communauté
est soudée sur le thème d’une citadelle assiégée, le sentiment d’être
l’ennemi numéro un de la bourgeoisie, mais aussi de deux grandes forces
n’ayant pour seul but que la destruction de l’OCI : le stalinisme et le
pablisme. La puissance conjuguée de ces deux ennemis aux aguets, qui
utilisent toutes les failles (Boris Fraenkel en a été présenté comme le
double représentant303), agit sur la nécessité de discipline. Indéniablement,
la mémoire est le ciment du groupe : «on était entretenu dans cette haine du
stalinisme : les copains qui nous racontaient qu’en 1965 à Aubervilliers,
quand ils étaient allés vendre Informations Ouvrières, ils s’étaient faits
agresser par le Parti communiste à coups de lame de rasoir» (Bernard
Ronet). Ludovic Wolfgang étend certains traits au Parti des travailleurs :
celui-ci ne participerait jamais aux manifestations communes, même pas
sur ses propres mots d’ordre. «En janvier 1994, il y a eu une manif sur la
laïcité, celle contre Bayrou, où il y a eu un million de personnes et où il y
avait tout le monde : et sur les 500 associations, organisations et syndicats
qu’il y avait, le Parti des travailleurs était fier d’être le seul et absolument le
seul à ne pas y aller !» Plus encore, il évoque un phénomène de nature à
pérenniser voire à figer le caractère communautaire de l’organisation : le
peu de renouvellement de sa jeunesse. Selon lui, il s’agit pour l’essentiel de
fils et filles de militants. «A part les enfants des militants, tu as un nombre
de jeunes très très réduit, et surtout c’est le turn-over : c’est des jeunes qui
restent un petit peu, et puis après ils se dispersent. […] Ils restent un an ou
deux et puis ils dégagent. Moins, parfois. Mais l’encadrement et le
renouvellement des générations se fait par ceux qui sont tombés dans la
marmite quand ils étaient petits». Peut-être cela peut-il être lié avec ce
qu’Annie Kriegel appelle une «adhésion existentielle»304. Cela est sans
doute de nature à favoriser ce que d’aucuns nomment une «dégénérescence
sectaire». Pour Vincent Présumey, même «le refus du look soixante-huitard
par l’OCI est quelque chose d’intéressant à analyser, parce que ça a été à la
fois un phénomène de blindage sectaire chez les jeunes».
Enfin, il convient de noter le dernier paramètre apte à valider l’usage du
terme de contre-société : le comportement des militants avec les
«renégats», exclus ou ayant quitté le parti. Boris Fraenkel témoigne ainsi de
sa grande tristesse à l’évocation de l’absence de réaction de ses ex-
camarades lorsque, peu de temps après avoir été exclu, il est arrêté pour
être expulsé de France : «[Rolande De Paepe] a été la seule personne qui,
quand j’ai été expulsé de France, a immédiatement écrit une lettre à ma
femme : est-ce qu’elle pouvait faire quelque chose ? Tous les autres ont fait
les morts, y compris Jospin : c’est quelque chose que je ne lui pardonnerai

303
Arch. Just. Etudes et documents, n° 1.
304
Annie Kriegel, Les communistes français, op. cit., 170.
- 147 -
jamais. Je croyais en plus que nous avions des liens amicaux.» «Du jour au
lendemain, les gens ne vous connaissent plus», dit Véronique Molin. Toute
relation est rompue, rajoute Ludovic Wolfgang : normalement, ils ne nous
adressent plus la parole», avant de rajouter : «Tout est intériorisé» et «Les
rares qui veulent bien échanger quelques mots si on les rencontre, c’est
ceux qui sont en rupture, tendancielle ou réelle.» Vera Daniels parle d’une
situation qui dure encore aujourd’hui, quand elle en vient, vingt ans après, à
croiser les militants du Courant communiste internationaliste dans la rue ou
dans une manifestation. Revenant sur leur propre comportement de
militants, ils expliquent : «on changeait de trottoir» (Vincent Présumey).
A en croire Ludovic Wolfgang, le rejet des dissidents est même partie
intégrante de la transmission culturelle : «On a dû me mettre au courant en
quelques mots et je ne me suis pas posé de questions plus que ça : pour moi
c’était évident que c’était un connard de traître. Broué et tous ces mecs-là
c’était des traîtres. Je ne me suis jamais posé la question : ça fait partie de
l’organisation.
– On revenait souvent sur ces événements ?
– Oui, évidemment. C’était entretenu régulièrement : ʺ″les renégatsʺ″,
ʺ″ceux qui maintenant viennent nous cracher dessusʺ″».
Toutefois, les notions d’organisation totale, mais aussi d’organisation
totalitaire305, semblent ne pas pouvoir s’appliquer à l’OCI-PCI. Les
effectifs, bien sûr, sont en cause : il n’est pas possible à un militant
«lambertiste», contrairement à un militant de la social-démocratie
allemande, mais aussi du parti communiste, de n’utiliser, dans sa vie de
tous les jours, exclusivement ou presque uniquement les structures affiliées
à l’organisation. Cela étant, la plupart des ouvrages publiés sur les sectes,
par exemple sur la scientologie, accusent l’isolement social total de leurs
adeptes, dans le cadre de structures plus petites numériquement que l’OCI-
PCI. Cette réalité permet aussi d’observer quelques réserves vis-à-vis de
l’emploi de la notion de secte, rapportée à l’organisation «lambertiste», et
que Philippe Robrieux n’a pas craint d’employer pour le parti
communiste306. En effet, il semble que certaines de ces caractéristiques
soient surtout propres à la jeunesse, et notamment au milieu étudiant.
Ludovic Wolfgang explique que «les jeunes du Courant communiste
internationaliste sont très sociaux entre eux : ils vont manger ensemble, ils
couchent ensemble. (rire) Enfin, ʺ″il paraît queʺ″ : ça je ne sais pas. Ça crée
des liens de ce genre-là aussi. […] C’est une famille ! Complètement ! Je
t’assure : les couples, c’est entre eux.» Mais c’est surtout le secteur étudiant
qui se projette en véritable société. La raison en est simple : l’UNEF.

305
Maurice Duverger, Les partis politiques, op. cit.
306
Philippe Robrieux, La secte, Saint-Amand, Stock, 1985.
- 148 -
«Au niveau étudiant on était beaucoup à bien se rencontrer. Par contre sur
le parti, jamais !», dit Vera Daniels. Celle-ci évoque, alors qu’elle n’a vu
qu’une fois le local du parti, les multiples déplacements dans le cadre du
syndicat. Pour Pierre Broué, seules les relations interprofessionnelles sont
de nature horizontale et propices aux rencontres. Dans le domaine étudiant,
du fait des potentialités, le phénomène est exacerbé. Vincent Présumey
évoque une bande qui se définit «par rapport à d’autres». Il faut alors noter
que certaines formes de sociabilité se font au détriment des consignes de
l’organisation, se constituant alors en une sorte de contre-culture interne, de
sous-culture. Autour des «histoires sentimentalo-sexuelles», notamment, le
contrôle vient, d’après Vincent Présumey, des militants eux-mêmes, et en
particulier des responsables intermédiaires : «Il était dit explicitement dans
les réunions de GER que le parti ne prétend pas contrôler la vie privée, y
compris ʺ″la religion est une affaire privée.» Alexandre Hébert, on l’a vu,
affirme la grande liberté des militants dans leurs publications. Bernard
Ronet encore, mais aussi Nicolas Dessaux, témoignent d’un relâchement
progressif de la liberté de critique, propre à autoriser le détachement.

Pour conclure, il semble permis de penser que toutes ces notions sont
d’un intérêt certain, quoique relatif. Plus mesuré, le terme de contre-société
paraît être utilisable. En l’attente d’une réflexion plus poussée, peut-être
peut-on dire, sous toute réserve, que la différence de l’OCI-PCI avec le
parti communiste comme «milieu de vie» n’est qu’une différence de degré,
quoique notre panorama ait permis de rejeter le terme de secte. Toutefois,
les comparaisons entre deux réalités historiquement différenciées
comportent des risques : il est certain par exemple que les libertés
individuelles sont de nos jours l’objet d’un large consensus, et que toute
organisation doit s’adapter.
La cohésion sociale à l’intérieur du parti «lambertiste», la spécificité de
sa culture, semble certes une évidence – Christian Béridel dit s’être senti
mal «en arrivant pour la première fois dans le local des lambertistes» –
mais les faits que nous avons introduits poussent peut-être à observer une
gradation dans les modes d’organisation (parti / parti communiste), voire à
considérer l’OCI-PCI comme une organisation non spécifique.

- 149 -
2. Narcissisme et politique

« Les économistes orthodoxes, ainsi d’ailleurs que Marx, qui partageait


leur point de vue sur cette question, avaient tort de croire que, dans les
sciences sociales, l’intérêt économique personnel pouvait être considéré
comme la motivation fondamentale. […] C’est seulement en prenant
conscience du fait que l’amour du pouvoir est à l’origine des activités qui
entrent en jeu dans la sphère sociale qu’on peut correctement interpréter
l’histoire, ancienne ou moderne.307 »

Plus universel encore, moins lié a priori au fait organisationnel, le thème


du narcissisme en est en réalité indissociable. Il pose la question des
comportements individuels et notamment de la pulsion d’emprise. Or,
aucune initiative souhaitant contribuer à la structuration d’une théorie de
l’organisation ne saurait faire l’économie d’une tentative d’approche,
même partielle, de la pulsion d’emprise, intrinsèquement liée aux relations
de pouvoir et au concept castoriadien d’autonomie. Car «dès lors que,
depuis Freud, il n’y a plus de sens à maintenir une opposition entre
psychologie individuelle et psychologie collective, entre actes narcissiques
et actes sociaux, puisque tout acte psychique implique l’Autre comme
objet, comme modèle, comme allié ou comme adversaire, toute analyse
comme celle que nous faisons relève d’une véritable psycho-socio-
politologie»308 .
L’utilisation de la notion d’emprise dans un cadre sociohistorique peut
paraître quelque peu ambitieuse. En effet, la question se pose de sa mise à
jour et de son usage. Il est vrai, en premier lieu, que la pulsion d’emprise
relève d’ordinaire du champ psychanalytique, et que l’évocation, dans une
interview, d’un «goût du pouvoir», est plutôt un renvoi subjectif à l’autre
que le résultat d’une maïeutique historienne permettant de parler de soi.
Cela étant, avant de tenter d’élaborer, sur les conseils de la psychanalyse,
une méthode de travail plus propre à ce travail de révélation, il peut paraître
intéressant d’introduire une réflexion sur l’immixtion des pulsions dans le
champ politique et organisationnel.
La question de l’emprise concerne avant toute chose les leaders. Les
anciens acteurs peuvent aider à déterminer quelle est la part
d’instrumentalisation de l’autre, de sa désubjectivation, de son aliénation
dans leur activité politique. Le personnage central dans l’étude de l’OCI-
PCI est bien entendu Pierre Lambert : il serait fastidieux d’énumérer le
nombre de fois où son nom revient dans les propos des ex-militants. Mais il
est en revanche intéressant de constater que son nom est la plupart du

307
Bertrand Russell, Le pouvoir, Syllepse, 2003, p. 3.
308
René Major, « Le goût du pouvoir », Trans, n° 3, automne 1993, p. 109.
- 150 -
temps associé à des motivations jugées apolitiques. Michel Lequenne, en
premier lieu, évoque la naissance du lambertisme comme «un bloc
hétéroclite sans homogénéité politique, mais fusionnant l’aigreur, la
médiocrité, le dogmatisme et la mythomanie», «sans autre horizon que
celui de son clocher», appartenant aux «chapelles religieuses hérétiques les
plus folles». Derrière la rancœur et les métaphores religieuses, c’est bien
l’instrumentalisation du parti par Pierre Lambert qui est visée. «A partir du
moment où il nous a rejoints, effectivement, et comme pendant toute sa vie,
il a grimpé pour se mettre au premier rang», dit Michel Lequenne. Pour lui,
Pierre Lambert est quelqu’un de mégalomane : il se présente «comme s’il
avait été le leader ouvrier du parti», il «était magouilleur, se fourrant
partout, se mettant toujours en avant». Le parti serait pour lui un outil :
Michel Lequenne évoque une attitude douteuse à l’égard de l’argent,
obtenant, malgré son salaire, de se faire attribuer un salaire de demi-
permanent, et une telle identification à l’organisation que le contredire en
public serait «faire un travail anti-parti». Les ennemis politiques du
dirigeant de l’OCI seraient avant tout ceux qui menacent son autorité ou ses
ambitions personnelles : d’abord Marcel Bleibtreu, puis Michel Lequenne
qui prend son parti. Ainsi, il voudrait que rien n’échappe à son contrôle.
Quelle est la part de subjectivité dans ces caractérisations ? Il est
impossible de le dire. Peut-être que Pierre Lambert est stigmatisé du fait de
sa position de gagnant consacré par l’histoire. Toutefois, il est intéressant
de noter que ce sont les mêmes critiques qui sont développées contre lui à
différentes périodes.
Pierre Broué, par exemple, relate un incident lors d’une conférence
internationale à Londres à laquelle il devait intervenir, sous l’autorité de
Michel Varga. Or, il s’aperçoit que Varga lui a présenté sa position comme
étant celle de l’organisation, au détriment de celle de Pierre Lambert, et il
le révèle à ce dernier, qui alors se serait exclamé : «Tu aurais pu t’en
apercevoir tout seul. Je considère cela comme une trahison personnelle.»
Pour Pierre Broué, la corruption doit aussi être évoquée : «Je crois qu’il y
avait beaucoup aussi de liens de ce type. Ses permanents, par exemple, ils
étaient bien gâtés.» Plus encore, la constitution de tendances a pour limite
«la patience de Lambert». Boris Fraenkel, également, peint quelques traits
de caractère similaires : il évoque «un être relativement fourbe» et «très fort
pour rouler les gens» et relate un accaparement par le dirigeant d’un petit
héritage donné à l’organisation. Charles Berg est plus explicite encore :
«J’ai commencé par avoir des problèmes avec Lambert, comme d’autres
membres du Bureau politique, sur le fonctionnement financier. Sur ce qu’il
me faisait faire à moi pour son train de vie». Pierre Broué, enfin, relate
cette anecdote : [un jour j’ai dit à] Lambert :
«Tu me rappelles Alexandre le Grand.
– Pourquoi ? Explique.
- 151 -
– Eh bien tu vois, Alexandre le Grand était le fils de Philippe, Philippe
avait eu de bons généraux, qui avaient son âge, donc qui auraient pu être les
parents d’Alexandre, eh bien Alexandre les a tous fait bousiller.
– Mais je ne vois pas qu’est-ce que j’ai fait.
– Attends, tu vas voir. Alors il est allé en Egypte et il a dit ʺ″Je suis le fils
du Soleilʺ″, et les gars se sont marrés : ʺ″Tu n’es pas le fils du Soleil, tu es le
fils de Philippeʺ″. Alors il les a tous fait tuer. Eh bien toi, tu crois aussi être
le fils du Soleil… c’est pour ça que tu exclus tout le monde !»
Il a piqué une crise !»
Cette image n’est guère flatteuse : or, cette accusation de narcissisme
exacerbé est également utilisée à l’égard d’autres personnalités militantes.
Boris Fraenkel soulève l’hypothèse que Gérard Bloch, humilié
publiquement devant un parterre de militants, ait posé à Pierre Lambert
l’alternative : «C’est lui ou moi.» Pour Vincent Présumey, un certain
nombre de cadres dirigeants correspondaient à ce schéma, celui de se
constituer en «modèles» et de citer Dan Moutot, Berg. Ce dernier évoque
même, en défense de Stéphane Just, un prétendu complexe de supériorité
de Pierre Broué. A propos de ce dernier, Michel Lequenne suppose que la
raison pour laquelle il est resté au PCI c’est parce qu’il y trouvait un intérêt,
et notamment parce que l’organisation prenait en charge certaines de ses
publications. En réalité, l’accusation de narcissisme politisé est
régulièrement utilisée à l’encontre d’une infinité de militants, anonymes ou
non : Vera Daniels cite le cas d’un ex-petit ami «sans état d’âme sur ce
qu’on fait de son pouvoir», peu disposé à assumer ses responsabilités
politiques en les transférant sur ses subordonnés. Elle-même, évoquant sa
propre expérience de responsable de cellule, affirme avoir trouvé que «la
fonction pervertissait l’homme. C’est-à-dire qu’il y avait une espèce de
rapport de pouvoir qui s’exerçait avec les autres militants, et comme je
n’étais absolument pas d’accord avec ça, j’ai démissionné tout de suite.
Donc certains responsables de cellules l’investissaient bien comme des
petits bureaucrates, et puis d’autres étaient des vrais militants, donc ne le
faisaient pas sentir : c’était une façon de s’organiser dans l’action et pas de
s’accaparer un petit pouvoir». Bernard Ronet, décrivant Mélusine, parle de
quelqu’un d’«extrêmement narcissique», n’ayant pas supporté d’avoir
perdu ses responsabilités, ce qui expliquerait qu’il ait alors «écrit texte sur
texte».
Christian Béridel, enfin, évoque «les petits comportements de chefaillons
du couple qui nous a pris en charge». A en croire ce dernier exemple, la
culture organisationnelle pourrait être à l’origine de l’exacerbation de
certaines tensions narcissiques. Car la pulsion d’emprise, si elle pourrait
être à l’origine de la structuration de pouvoirs, pourrait également être le
moteur de conflits d’autorité. C’est ainsi que Vincent Présumey relate le

- 152 -
conflit de «personnalités assez proches» – celle de Pierre Broué et celle de
Charles Berg, «son grand ennemi» – qu’il qualifie de «combats des chefs».
Il faut enfin citer celui que d’aucuns citent comme un contre-exemple de
Pierre Lambert, à l’instar d’un Lénine intègre face à un Staline affamé de
pouvoir : Stéphane Just. Lui-même, en effet, déclare à son propos qu’il
n’est pas un bureaucrate, une profession de foi que Bernard Ronet, qui l’a
bien connu, n’hésite pas à confirmer : «Just n’était pas un type qui était
spécialement intéressé par les questions d’appareil.» Ce dernier exemple
peut illustrer l’idée selon laquelle l’accusation de narcissisme, illégitime
par excellence dans le cadre de cette activité rationnelle que constitue
l’engagement partidaire, est véritablement un enjeu politique : il s’agit, et
sans que cela soit nécessairement de mauvaise foi, d’opposer l’intégrité de
ses équipiers politiques à la vénalité de ses adversaires. On peut en effet
remarquer que des accusations de même type peuvent être portées à l’égard
de Stéphane Just. Ainsi Alexandre Hébert dit-il : «Un jour il m’a expliqué
qu’il avait fait une démonstration mathématique à l’ingénieur qui le
commandait. Il avait le certif ! Je l’ai regardé. Je ne me suis jamais amusé à
ça, moi : j’ai parfois eu le sentiment que j’étais supérieur à un ingénieur,
mais pas dans ce domaine-là.»

De la même façon, un compagnon de l’ex-dirigeant, exclu avec lui du


Parti communiste internationaliste, préfère-t-il lui écrire une lettre pour lui
notifier ses désaccords : «Pour moi, il est plus facile d’écrire ce que je
pense que de l’exprimer de vive voix, je suis sûr que je te dirai tout ce que
je pense sans être interrompu. […] A cause des difficultés que j’éprouve à
m’exprimer, m’expliquer au comité parisien, du désir que j’ai de clarifier
certains points politiques, de les développer si nécessaire et ton attitude
tranchante de stopper ou refuser cette discussion, ou simplement en
désignant ton interlocuteur comme un débile mental, m’ont poussé à faire
une analyse des raisons qui ont conduit à ce que nous sommes et tenter d’y
voir clair et d’y tirer des leçons»309 . Pour cette personne, il semble en effet
établi que la structure organisationnelle dépend aussi des relations de
pouvoir impulsées par les dirigeants puis instituées par l’autorité,
l’habitude, la soumission. «Toute pulsion veut le monopole»310 , écrit Roger
Dadoun. Dès lors, elle est un des moteurs de la lutte contre le parti en tant
que forme de la démocratie, contre l’autonomie, et elle gagnerait, dans
l’intérêt d’une théorie de l’organisation, à être identifiée. Tout individu
aspire au pouvoir suprême, et cette aspiration est d’autant plus dévastatrice
chez un dirigeant, plus apte à modifier la structure de l’organisation ; c’est
là encore l’opinion de Maurice Duverger : «On distinguera d’abord

309
Arch. Just. Lettre de C.M. à Stéphane Just, Epinay, le 22 janvier 1986.
310
Roger Dadoun, « D’un principe de terreur », in Emprise et liberté,
- 153 -
l’autocratie avouée, qui est l’exception, et l’autocratie déguisée, qui est la
règle»311 .
Il semble que cette manifestation d’individualisme s’accorde tout à fait
avec la diffusion d’une idéologie exclusive et un fort sentiment
communautaire : mais peut-être le narcissisme est-il le privilège des cadres
et des dirigeants, ne laissant aux militants que la possibilité de l’exprimer
vers l’extérieur, voire le pur et simple reniement de leur ego. Mais il est
certain que plus que tout autre problème, celui-ci ne peut être résolu. Il
reste dès lors à explorer les moyens de dépasser la subjectivité militante et
de tenter d’aborder des entretiens dans une perspective plus
psychanalytique : l’enjeu est de travailler au corps le lien entre individu et
organisation.

B. Psychosociologie de la rupture
Si l’OCI-PCI n’est pas une organisation totale, sa cohésion
organisationnelle représente indéniablement un poids. Il est dans l’absolu
difficile de croire que des individus arrivent à adopter aussi aisément la
culture de parti, à moins de prendre en considération les diverses modalités
d’un contrôle social, face auquel la question de l’individualité et de son
rapport à l’organisation se pose.

1. Un contrôle social
Emmanuel Brandely se pose, dans son mémoire de maîtrise, la question
de savoir pourquoi «de 1965 à 1985, aucune tendance oppositionnelle ne
fut proclamée»312, alors même que les statuts l’autorisaient. Il avance alors
l’hypothèse d’un «accord total» au sein de l’OCI sur les questions
politiques essentielles, et d’une formation historique homogénéisante. «En
somme, on n’adhérait pas à l’OCI sans être convaincu que la LCR était
traître à la Quatrième Internationale, que les forces productives avaient
cessé de croître, que l’union de la gauche était un nouveau front populaire.»
Les désaccords, «circonstanciés», porteraient alors plus sur la stratégie que
sur la tactique. Il y a dans cette hypothèse, des éléments probants et
d’autres moins : il convient en effet de s’accorder sur la notion d’«accord
total». D’une part, Emmanuel Brandely part du postulat d’une continuité
politique sans faille de l’OCI-PCI. Cela est très contestable : est-il en effet
bien certain, notamment rétrospectivement, que la stratégie de la Ligue
Ouvrière révolutionnaire (LOR) correspond exactement à celle du
Mouvement Pour un Parti des Travailleurs (MPPT), puis du Parti des
travailleurs?

311
Maurice Duverger, Les partis politiques, op. cit., p. 207.
312
E. Brandely, L’OCI-Parti communiste internationaliste de 1965 à 1985, op. cit.,
p. 104.
- 154 -
Il paraît difficile de réduire la rupture des «justiens» à un conflit sur
l’interprétation de la ligne de l’organisation ; il semble qu’il y ait une
certaine sous-estimation de la rupture que constitue l'adoption de la «ligne
de la démocratie», voire de l’évolution politique du parti en général. En
tout état de cause, il n’y a aucune raison que l’engagement à l’OCI-PCI,
plus que dans tout autre parti, procède d’une adoption raisonnée du
programme de l’organisation. En effet, si le développement numérique de
l’organisation est révélateur de l’intérêt politique qu’il suscite, il semble
qu’Emmanuel Brandely soulève une hypothèse beaucoup plus intéressante
en expliquant que «la formation de tendances ne faisait pas partie de la
culture politique de l’organisation».
En effet, il serait intéressant d’étudier plus précisément les modalités de
contrôle social au sein de l’organisation «lambertiste». Représentant «la
capacité d’un groupe social à rendre effectives ses normes et ses règles, à
faire en sorte qu’elles soient appliquées par ses membres»313, le contrôle
social peut être objectif, c’est-à-dire procéder d’un contrôle direct et
conscient de la part de certains agents, ou subjectif, c’est-à-dire faire suite à
un «besoin de quiétude culturelle». Jean-Pierre Gaudard relate, à propos du
Parti communiste, dont il est un ancien responsable, un épisode
particulièrement intéressant. Il s’agit, en juin 1980, d’une conférence de
rédaction de L’Humanité dans laquelle intervient Georges Marchais, et au
cours de laquelle, contre toute logique, celui-ci affirme que le Parti
communiste arrivera au score de 30 % des voix aux prochaines élections.
J.-P. Gaudard en tire cette réflexion :
«Cet épisode est tout à fait révélateur du rêve communiste. Le Parti
communiste organise un monde à lui, la fameuse contre-société, où la
perception de la réalité sociale ne parvient qu’au travers d’une série de
prismes déformants, de reconstructions qui la rendent méconnaissable. Les
communistes se prétendent matérialistes alors qu’au contraire ils sont
idéalistes au point de recréer le réel dans leurs têtes.314»
Il semblerait en effet, en reprenant peut-être l’expression de «mensonge
déconcertant» employée par Ante Ciliga, qu’au-delà même du
cloisonnement et de la verticalité des structures, l’organisation réelle est
très loin de l’organisation idéal-typique, qu’elle recrée une réalité virtuelle,
au sein de laquelle les individus ont une autonomie virtuelle. Mais s’agit-il
bien d’un mensonge, c’est-à-dire d’une volonté délibérée de la direction de
cacher certains faits ou de les interpréter de telle façon qu’ils ne remettent
pas en question l’engagement des militants ? Pierre Broué fait en effet
référence à une forme de manipulation : «On s’est bien fait piéger, ma
génération.» Il explique dès lors une certaine dégénérescence par «la

313
Alex Mucchielli, Les motivations, Que-sais-je ? 1981, p. 85.
314
Jean-Pierre Gaudard, Les orphelins du Parti communiste, Belfond, 1986, p. 89.
- 155 -
pression conjuguée du stalinisme et de la bourgeoisie, de la pauvreté et de
l’ignorance»315. Les trotskystes «orthodoxes» résument le problème des
organisations successives dont ils sont issus par une «trahison»316 des
directions, comme si, d’une part, la base d’un parti devait être exonérée de
toute critique, et comme si, d’autre part, elle n’avait que vocation à être
dirigée. Il est évident que, par exemple, le fait de garder des chiffres secrets
participe bel et bien d’une entreprise de dissimulation, qui ne saurait être
que consciente. Encore qu’elle puisse être rationalisée.
Cela étant, l’aspect très religieux dans la diffusion de la doctrine se
retrouve aussi dans une commune croyance en l’organisation, un
phénomène universel qui touche aussi les cadres – selon Vincent Présumey,
c’est d’eux que vient le contrôle le plus fort – mais aussi peut-être les
leaders qui, sans doute, croient à la sincérité et à la rationalité de leur
entreprise. Plusieurs phénomènes peuvent expliquer cette dérationalisation
du politique.
Il peut sembler critiquable, dans le cadre d’exclusions dont on n’a été ni
le témoin ni l’analyste précis, d’employer le terme de «mensonge».
Comment en effet prendre parti ? Il est vrai que, à part l’exclusion de Boris
Fraenkel, pour laquelle nous avons une grande partie des données, et peut-
être aussi celle de Ludovic Wolfgang, l’exercice est polémique. Il faut
toutefois noter que l’OCI-PCI représente un cas particulier dans la mesure
où, dans la plupart des exclusions connues, les exclus en ont appelé aux
statuts, donc à la démocratie, en rejetant comme fallacieux, et pas
seulement arbitraires, les motifs de leur éviction. Le mensonge, dans ce cas,
serait celui de la démocratie. Mais il s’agit plus précisément d’étudier la
représentation du mensonge chez les ex-militants et non, comme nous
pourrions le faire dans une thèse, de justifier l’usage du terme. Il faut dès
lors noter que, sur les 11 ex-militants interrogés, six ont été exclus, et cinq
ont d’eux-mêmes quitté l’organisation, quitte à être ensuite considérés
comme exclus.
A en croire les premiers, les motifs ne correspondraient pas du tout à la
réalité, voire seraient complètement délirants. Pierre Broué relate le cas
d’un jeune militant exclu pour «avoir exploité le camarade Broué en vue de
sa réussite dans la carrière», sans aucune plainte de sa part, alors même
qu’il s’agissait d’un étudiant venu lui emprunter des livres. Il parle encore

315
Pierre Broué, « Un demi-siècle au Parti communiste internationaliste chez les
ʺ″lambertistesʺ″ », entretien entre Pierre Broué et Luis Carmen Andrade de Vallarta,
in Le Marxisme aujourd’hui, n° 52, été 2003, p. 38.
316
Voir par exemple « Le Parti communiste internationaliste et IVe Internationale-
CIR détruits comme organisations trotskystes », VIe Conférence (1-2-3 novembre
1991) du "Comité pour la construction du Parti ouvrier révolutionnaire (la
reconstruction de la IVe Internationale)ʺ″.
- 156 -
de son cas, et des incohérences qui l’entourent. Ludovic Wolfgang, lui,
relate une longue liste de faits qui lui sont successivement et abusivement
reprochés : selon lui, la direction cherche à l’exclure par tous les moyens
possibles. Charles Berg, encore, évoquant l’affaire Varga, explique que
«avec le recul, cette expulsion est totalement folle. C’est le règlement de
divergences politiques par des moyens, non seulement d’organisation, mais
des moyens calomnieux».
Pierre Simon évoque longuement le mystère qui entoure le départ de
certains exclus, notamment autour de l’affaire Berg : «qu’est-ce qui s’est
passé au niveau de cette affaire ? Je n’en ai jamais rien su. J’ai voté comme
les autres l’exclusion de Charles Berg, mais je ne sais pas ce qu’il a fait.
J’ai voté sur ce que les gens ont dit, par exemple des amis qui étaient mieux
placés que moi à la fédé ou au bureau national.» «Je n’ai entendu qu’un son
de cloche et je me suis prononcé…(soupir) de façon très conformiste.»
«Oui, on a eu un bon copain, qui était aussi instit, qui avait été à l’origine
de la création de la tendance FUO, qui s’est fait exclure. Je ne sais pas trop
ce qui s’est passé. On n’avait pas vraiment les éléments pour juger.» Selon
Pierre Simon, «la décision était rationalisée au niveau de la cellule. On
disait : ʺ″Bon, la direction a pris cette décision, parce que ceci, parce que
cela, petit-bourgeois, machinʺ″, et nous on disait : ʺ″ouais s’il a fait ça, quand
même c’est dégueulasseʺ″». C’est la crainte d’une telle exclusion, qu’elle dit
avoir connue au parti communiste, qui pousse Véronique Molin à prendre
ses précautions : «Le type avec lequel je faisais les comptes, je lui ai rendu
les comptes et je lui ai reversé – je lui reversais les sommes à intervalles
réguliers – la totalité des sommes. Comme ce n’était pas quelqu’un de la
dernière pluie il m’a dit : «Qu’est-ce que tu fais ?» J’ai dit : «Tu sais
parfaitement ce que je fais. Vous ne m’exclurez pas pour des raisons
financières !» Il m’a répondu : «Je ne ferai jamais ça». J’ai dit : «Non, le
parti t’en donnera l’ordre et tu le feras». Il est devenu livide, et j’ai rendu
les comptes.»
Pour Pierre Broué, les véritables motifs de son exclusion sont liés à sa
posture d’opposant perpétuel. Selon lui, même Jean-Jacques Marie aurait
devant lui reconnu son innocence. Ils auraient «fabriqué le premier
prétexte». Bernard Ronet évoque les faux prétextes utilisés pour certaines
mises à l’écart : «On les a poussés vers la sortie ! ʺ″Toi tu vas t’occuper du
CERMTRIʺ″ ou ʺ″la question des retraites est fondamentale, il va falloir que
tu t’en occupesʺ″, en les mettant à des questions transversales, ʺ″Tu vas
t’occuper de l’international : on va te mettre au secrétariat de
l’internationale. Stéphane est tout seul, il a vachement besoin de gensʺ″,
etc.» Vincent Présumey, lui aussi, évoque ces faux-semblants de la
politique : «Seldjouk faisait le flic, c’est-à-dire qu’il notait tout ce qui se
disait puis il partait d’un détail et il te faisait une intervention sortie de
- 157 -
derrière les fagots, accusatrice, mais sur des trucs accessoires.» L’exclusion
est entourée de plusieurs choses : d’abord, il semble, comme en témoignent
Véronique Molin, Charles Berg ou Ludovic Wolfgang, qu’elle soit
délibérément prononcée ou accompagnée par le témoignage d’un proche de
l’accusé, dans le but probable de donner plus de légitimité à la décision. «Il
fallait, raconte Véronique Molin, que je prenne la parole à un Comité
central pour dénoncer Boris, moyennant quoi je resterais dans
l’organisation.» Pierre Simon relate un épisode similaire à l’occasion de
son premier départ de l’organisation. En deuxième lieu, elle est entourée
d’une passivité générale. Certains militants, en dehors de possibles
avantages matériels, ont dans l’organisation une foi certaine, trouvent en
son sein une raison de vivre. L’engagement politique est un acte libre, mais
il semble infiniment plus facile d’adhérer que de rompre. Ayant fait le
choix de rester, de ne pas voir où se situe leur autonomie, certains se
placent dans le cadre d’une «soumission librement consentie»317.
En réalité, il semble que cette soumission librement consentie trouve sa
source dans l’affection que l’individu éprouve pour l’organisation. On peut
sans doute la définir comme un transfert, cette tendance des individus à
faire de l’Autre l’objet de réactions émotives. Cela peut tout aussi bien
concerner l’organisation en soi que les leaders ou d’autres individus qui
l’incarnent. D. écrit ainsi à Stéphane Just : «Il se trouve que j’ai un
attachement de type affectif au Parti communiste internationaliste, et par là
même à sa direction, dont j’ai du mal à me défaire dans le même temps que
je pense avoir compris qu’un attachement à un parti doit être exclusivement
politique318. » Le transfert a pour source la sympathie et l’affection
grandissantes que l’on éprouve pour d’autres. L’émotion est alors un
facteur de dérationalisation. Pierre Simon évoque ses souvenirs, la place
prépondérante du meeting du 1er février 1970, les «images extraordinaires»
qu’il garde en mémoire. Son pseudonyme est Moreno. Vera Daniels évoque
son estime envers certains vieux militants, et notamment Paul Duthel.
Mais plus encore, c’est le ou les dirigeants qui semblent être l’objet de
toutes les passions. Pour Pierre Broué, Pierre Lambert n’a aucun charisme :
il raconte en effet, pour étayer son propos, plusieurs anecdotes où celui-ci
lui apparaît comme parfaitement ridicule. En revanche, il a, selon lui, «une
certaine manière d’être proche des gens»319. Mais il semble que ce soit

317
Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, « Se soumettre… en toute
liberté », in Jean-Claude Ruano-Borbalan et Bruno Choc (coord.), Le pouvoir [Des
rapports individuels aux relations internationales], Sciences Humaines, 2002, p.
87.
318
Arch. Just., F°delta res 777/I/5:18, Lettre de D. (ancien responsable du secteur
jeunes de la région parisienne) à S. Just, le 27 mars 1984.
319
Ibidem.
- 158 -
surtout le prestige dont il bénéficie en tant que fondateur d’un parti se
considérant comme le dernier représentant d’un authentique mouvement
ouvrier révolutionnaire qui explique une certaine soumission volontaire des
militants à son autorité. Vincent Présumey évoque une «figure tutélaire un
peu mythique». «Quand on disait, rapporte Bernard Ronet, ʺ″le camarade
Lambert a décidé, en réunion de fraction étudiante que…ʺ″, on ne savait
même pas si c’était vrai, d’ailleurs, c’était peut-être même faux, mais
c’était un aspect qui comptait». Cela s’accompagne, à en croire Vera
Daniels, d’une forme d’autocensure : «Comme en plus il y avait toujours
cette espèce de personnification, il ne fallait pas critiquer Pierre Lambert !»
C’est un témoignage que confirme Alexandre Hébert : «il avait une très
grosse aura, comme on dit. […] Personne n’osait s’affronter avec
Lambert». Il y a également des personnages qui semblent plus
charismatiques. Véronique Molin pense ainsi, à propos de Boris Fraenkel,
«qu’il avait une influence qu’il ne contrôlait pas sur une partie de la
jeunesse». Il y a aussi, surtout, le personnage de Stéphane Just :
«Parce que Just avait une aura absolument extraordinaire dans le parti. Ce
mec-là allait dans n’importe quel meeting autre, tout seul, et il prenait la
parole. C’était un mec qui était tout petit, qui avait un courage physique
hors du commun, qui jouissait d’un prestige immense. C’était un orateur à
l’ancienne, un tribun politique… alors il hurlait par contre, il n’avait pas
besoin de micro : il faisait trembler les vitres. C’était un type qui avait une
capacité de travail et d’analyse qui était telle que quand il était à la RATP
(c’est un truc qu’on m’a raconté mais qui m’a été confirmé après dans des
papiers que j’ai pu voir) il vendait un nombre d’Informations Ouvrières
absolument sidérant, bien plus important que le nombre de militants réels,
parce qu’il avait une grande aura chez les ouvriers de la RATP! Ah non,
c’était très très impressionnant. Dans le PCI aussi. C’était un des seuls qui
n’avaient pas de pseudo. C’était Stéphane. Pas besoin de pseudo pour
Stéphane : c’était très clair.» (Bernard Ronet)
Il semble aussi qu’il y ait une certaine fascination pour ces «gens
extrêmement brillants», qu’évoquent Pierre Simon ou Vera Daniels, pour
toute une série de cadres intermédiaires, voire pour une génération créditée
d’un certain prestige : pour Bernard Ronet, certaines contradictions étaient
faites de manière «tout à fait courtoise, il n’y avait pas de pressions, mais il
faut quand même voir que, pour un militant de 18 ans, quand on se retrouve
en fédé, ou en commission jeunes, avec des gens qui ont 30-35 ans, voire
40, qui à l’époque avaient fait mai 1968, qui avaient créé la Fédération des
étudiants révolutionnaires, qui avaient créé l’AJS, ce n’est pas rien ! […]
Donc à partir du moment où il y avait cet avis-là : on essayait d’émettre un
avis qui pouvait aller à l’encontre d’eux, mais on était globalement vite
convaincu et on essayait de mettre ses mouchoirs sur ses doutes.» Ludovic

- 159 -
Wolfgang parle encore de Daniel Gluckstein : «Mais j’étais convaincu à la
fin. Il parle bien. Eh bien oui, qu’est-ce que tu veux ? Il parle bien ! […] Et
ce n’est pas le premier jour du camp : il a déjà montré qu’il savait beaucoup
de choses, il a fait plusieurs exposés convaincants, bien dits, bien
expliqués». Lui-même évoque encore un véritable culte du chef : «Il y a un
culte du chef, même. Il y a un culte du chef, bien sûr ! Quand un jeune a la
chance que Gluckstein lui parle, il ne se sent plus de joie !» Pour Alexandre
Hébert, cette soumission au chef se retrouve au plus haut niveau de
l’organisation : «dans le Parti communiste internationaliste, en tout cas
dans les instances auxquelles j’ai participé, quand Lambert dit quelque
chose, les militants ne s’affrontent pas».
Mais cette passivité face à l’autorité n’est pas toujours un phénomène
spontané : elle peut venir de la crainte d’une répression, voire d’un contrôle
direct de la part des cercles dirigeants ou de l’appareil. Ludovic Wolfgang
raconte cette anecdote : «Le mois d’après, à l’assemblée générale de mars,
ils ont fait un point d’ordre au début en disant que la lettre qui avait été
envoyée au Comité directeur était inadmissible, inacceptable, et ils nous ont
exclus du Parti des travailleurs. C’était bien fait mais, c’est marrant, le jour
où on l’a lue ils n’avaient rien à dire. Parce qu’ils n’avaient pas encore eu
les ordres de la direction. Donc ils n’ont rien dit. Même pas une critique :
ils sont passés au point suivant de l’ordre du jour. En fait ça faisait
plusieurs mois que quand on disait quelque chose ils ne disaient rien. Ils
n’entendaient pas.»

Le militant peut subir une véritable répression, comme l’évoque Vera


Daniels : «Et les réponses qu’on avait n’étaient pas du tout satisfaisantes.
C’est-à-dire que ça nous renvoyait à des trucs très bureaucrates, du style :
ʺ″La direction a décidé, c’est comme ça et pas autrement.ʺ″» Elle évoque
encore «des injonctions à me la fermer». Cette répression peut engendrer
une soumission directe, que le militant rationalise aussitôt, selon Ludovic
Wolfgang «Ils te font douter de ta propre culpabilité. J’étais un peu
paralysé et je n’avais pas répondu du tac au tac : ʺ″C’est un scandale !!
Qu’est-ce que c’est que ça ?!ʺ″ Rétrospectivement je trouve que je me suis
vraiment écrasé, mais j’étais impressionné : je ne comprenais pas très bien
pourquoi on me rentrait dedans avec cette violence pour un truc pareil.»
Face à cette violence, c’est peut-être aussi, comme le dit Bernard Ronet, le
courage qui fait défaut : «Je n’ai pas voté, là encore par lâcheté, pour la
tendance Broué.»
L’individu peut abdiquer volontairement son autonomie. Il existe, selon
Ludovic Wolfgang, des «pions de la direction». Charles Berg dit ainsi à
propos de Pierre Broué : «C’est un type qui avait un grand rôle, mais pas au
sein du Comité central : c’est un type qui suivait, qui votait tout, qui ne

- 160 -
s’opposait jamais. Qui grognait mais qui…». Vincent Présumey écrit :
«Moi, ça me posait un sacré problème puisque voilà un type qui avait été
dirigeant de cette organisation, et qui publiquement en était une grande
figure, qui entre quat’z-yeux te raconte des trucs épouvantables et te dit
après de ne surtout pas le répéter : c’est quand même bizarre !»
Ce conformisme social peut être le fruit d’une adaptation culturelle : «En
réalité, c’était un gentil garçon, mais il reproduisait ce qu’il avait vu.» Il
semble que la soumission relève d’un apprentissage, celui de la discipline
qui, justifiée comme moyen d’action, peut devenir une fin en soi : «Pour
revenir sur ces deux confrontations, je pense rétrospectivement que c’était
un truc pour apprendre la discipline. Le sens de l’autorité» (Ludovic
Wolfgang). La transmission de la culture de la discipline passe par le
dessaisissement du libre arbitre et par le risque lié à l’initiative, comme le
montre l’anecdote racontée par Pierre Simon : «Effectivement, ça n’était
pas la ligne qui avait été définie et, sur le coup, je me suis [sans doute] fait
engueuler, mais la suite a prouvé que j’ai eu raison de le faire. Alors ça a
été récupéré et on m’a [félicité]… oui, voilà… ça fonctionnait un peu
comme ça.» La crainte de la réprimande peut être source de conformisme
organisationnel. Le militant intègre de plus en plus le risque lié à
l’initiative, à la manifestation de son libre arbitre et à l’expression de son
autonomie. Il peut alors devenir inapte à formuler ses propres jugements.
S’il est amené à rationaliser, à son niveau, des décisions ou des positions,
c’est parce qu’il ne se pose pas, ou plus, de questions quant à leur justesse.
Au mieux, il peut répéter le discours du parti ; au pire, il ne peut qu’avoir
une réaction passionnelle. Ludovic Wolfgang évoque ainsi son père, «qui
était incapable d’expliquer quoi que ce soit et qui se mettait toujours en
colère». «Pauvres croyants !»320, écrit rageusement un camarade de
Stéphane Just à l’égard de militants du PCI lui ayant raccroché au nez.
Il est vrai que l’individu n’est pas nécessairement de mauvaise foi. Il
peut même critiquer un comportement qu’il a lui-même intégré : «Ce que
j’ai pu constater de son propre fonctionnement, c’est qu’il reproduisait ces
aspects manipulateurs : tout en étant capable d’en faire une bonne analyse
lui-même il les reproduisait avec un aspect personnalisé à outrance. Ce qui
est marrant, c’est qu’une des premières choses qu’il m’a dites quand on a
vraiment commencé à discuter c’est qu’on ne mélange pas le personnel et
le politique : je n’ai jamais vu quelqu’un qui le mélange autant ! Un
désaccord politique entraîne pour lui une rupture personnelle, et vice
versa !» (Vincent Présumey) Dans une lettre d’insultes qu’elle adresse à
Stéphane Just en réponse à la réception de son journal, une militante
s’écrie : «en tout cas, si tu ne le sais pas, je peux affirmer que tu nous

320
Arch. Just. F°delta res 777/XIV/257, Lettre de G. à S. Just, Toulouse, le 6
novembre 1985.
- 161 -
prends, nous, militants du Parti communiste internationaliste, pour des êtres
bêtes et disciplinés», avant de rajouter plus loin au verso «même si je ne
suis pas bête, je suis pour la DISCIPLINE DANS MON PARTI. Ça me
concerne aussi, car je suis consciente que je suis en train de ʺ″parlerʺ″ par
courrier à un exclu du parti»321. Il est vrai que, dès lors, l’estimation
rationnelle d’un rôle malgré tout positif du parti se mêle à une véritable foi
en l’organisation, et les motivations deviennent difficiles à distinguer,
quitte à ce que le besoin d’organisation s’exprime très clairement.

«Sous l’apparence de la plus grande démocratie interne, dit Bernard


Ronet, un petit nombre décide, les autres font bien plus qu’appliquer…
bien plus ! Ils s’investissent réellement et ils prennent en charge. Parce
qu’ils sont totalement convaincus à la base, malgré leurs doutes ou leurs
hésitations, ponctuelles, que c’est la Quatrième Internationale.» En
adhérant à l’organisation, et sans doute avec l’habitude, il s’établit une
relation de confiance que le militant n’a a priori aucune raison de remettre
en cause. Ludovic Wolfgang explique : «Je croyais à l’époque qu’il y avait
des courants. Comme tous les gens du Parti des travailleurs croient qu’il y a
des courants ! En fait, je n’ai compris qu’il n’y avait pas de courants qu’à
partir du moment où ça a commencé à mal se passer dans le Parti des
travailleurs.» Il dit encore avoir été d’une «naïveté enfantine». Le parti
semble bénéficier d’une confiance : le militant ne voit aucune raison pour
laquelle il mettrait sa parole en doute. «J’étais sûr que c’était une
discussion qui pouvait être menée, et puis j’étais sûr d’être dans un parti
démocratique. La démocratie, tant que tu n’en as pas besoin, tu ne vois pas
qu’elle n’est pas là.»

En tout état de cause, il est difficile de discerner ce qui, dans


l’organisation, participe d’un contrôle social objectif ou subjectif. Il est
néanmoins clair que l’organisation tend à transmettre une culture, celle de
la discipline, qui paraît particulièrement exacerbée dans l’organisation
«lambertiste». Mais en tout état de cause, à partir du moment où le militant
prend conscience, ne serait-ce que partiellement, que son parti n’est pas ce
qu’il pensait qu’il est, il n’a plus qu’une seule alternative : se soumettre ou
se démettre.

321
Arch. Just., Lettre de I. à Stéphane Just, le 20 septembre 1985.
- 162 -
2. Se soumettre ou se démettre
Sans doute l’espoir de réformer le parti de l’intérieur, pour ceux qui sont
en rupture, représente une des raisons du désir d’y rester organisé : «on
considérait que le PCI était un enjeu crucial de la lutte des classes puisqu’il
assumait la continuité de la Quatrième Internationale», dit Bernard Ronet.
Néanmoins, il se pourrait aussi que règne une certaine peur de l’inconnu.
Le phénomène de croyance a des fondements objectifs : l’organisation est
un lieu de sociabilité, elle représente une partie de la vie d’un militant, elle
est une sécurité et une raison de vivre, en dépit de tout elle conserve une
bonne ligne politique. Victor Serge a déjà été cité : «Nous parlions avec
passion du parti malade. Malade, mais qu’y a-t-il d’autre au monde ?»322.
Ce sont de tels dilemmes qui animent les militants.
Bernard Ronet dit ainsi : «c’était extrêmement douloureux parce qu’on
avait contribué à… Qu’est-ce qu’il y avait d’autre ? Qu’est-ce qu’il y avait
d’autre ? Ce n’est pas facile de partir d’une organisation qui, certes a des
travers sectaires, certes est relativement peu médiatisée, ce qui a toujours
été le cas du Parti communiste internationaliste, mais intervient dans le
mouvement ouvrier et est quand même nombreuse. Moi, quand j’avais
adhéré au Parti communiste internationaliste, il revendiquait un peu plus de
6000 cotisants : c’était énorme !»
C’est un engagement qui, malgré tout, a du sens : «C’était des gens avec
du sens, et pas que du bla-bla. C’était ceux-là qui nous permettaient de
tenir : ce n’était pas que du bla-bla. Personnellement je n’aurais pas été
convaincue par le bla-bla. Mais entre Paul et – je ne me souviens plus
comment s’appelait l’autre – et d’autres militants, il y avait du sens, il y
avait du fond» (Vera Daniels). «Jusque là, dit Véronique Molin, j’avais
parfois des réticences sur le fonctionnement de l’OCI, mais grosso modo il
y avait plus ou moins une ligne d’accord sur l’investissement dans le travail
syndical de l’Ecole Emancipée. Et des gens que j’estimais.»
Vincent Présumey évoque, chez certains militants, la peur de la crise :
«Quand cette histoire a commencé, j’ai d’abord remarqué l’angoisse des
vieux militants : Lambert et Stéphane, c’étaient un peu Lénine et Trotsky
qui sont fâchés ! «ʺ″Mon dieu, qu’allons-nous devenir ?ʺ″ (rire)» Il y a chez
les militants une véritable peur de l’inorganisation, sans doute renforcée par
l’importance que la doctrine trotskyste confère au rôle du parti. Pour
d’autres, à en croire Vera Daniels, certains ont un besoin pathologique
d’organisation : «selon moi ça c’est très lié à l’individu et ceux qui avaient
ça ont eu du mal à s’en sortir. Ils ont du mal à partir. J’en connais quelques-
uns qui sont restés. […] Je me demande si dans ce parti ils ne recrutaient
pas aussi des gens qui avaient des problèmes. Parce qu’à Lyon il y en avait
une tripotée qui avait des problèmes. Psy, je veux dire. De formation je suis

322
Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, op.cit., 195.
- 163 -
psychologue clinicienne. Et a posteriori… Je ne sais pas si c’est ce
fonctionnement en vase clos qui était très conteneur, psychologisant, mais
il y en avait qui étaient bien frappés. C’était particulier.»
D’autre part, il est probable que la stigmatisation de l’extérieur joue aussi
un rôle dans cette peur de l’inconnu. Le patriotisme d’organisation est
revendiqué et entretenu au service d’une crainte de l’inorganisation, de la
crainte de l’ennemi aux abois. Il pèse, sur chaque paire d’épaules une
responsabilité incommensurable. Ludovic Wolfgang parle ainsi d’un
exposé au camp d’été : «Tu as : ʺ″Pourquoi être révolutionnaire
aujourd’huiʺ″, le monde de barbarie dans lequel on vit, avec des chiffres.»
Vincent Présumey évoque, à Clermont-Ferrand, un certain «terrorisme
moral» : «Cette analyse des chiffres se faisait avec un certain terrorisme
individuel, c’est-à-dire que tout passait par l’atteinte des objectifs
individuels de chacun. C’est vrai qu’assez vite ça produit une psychologie :
vu que la crise de l’humanité dépend de la crise de la direction
révolutionnaire, qui dépend elle-même de la reconstruction de la Quatrième
Internationale… enfin pour résumer, si tu n’atteins pas l’objectif, tu es
responsable de la crise de l’humanité et du triomphe de la barbarie, donc tu
as quand même drôlement intérêt à atteindre ton objectif parce que tu es un
beau salaud si tu ne l’atteins pas.»
Il est probable que cette responsabilité exerce une influence sur le
militant désabusé : il a peu de chances de connaître une autre organisation
politique, donc aucune autre solution de repli dans un cadre d’un monde sur
lequel il pense peut-être devoir nécessairement agir.

Un compte rendu d’une réunion du Parti communiste internationaliste, au


moment de «l’affaire Mélusine», montre les incroyables aspects d’un choix
a priori irrationnel, ou tout au moins politiquement injustifié, de rester dans
l’organisation:
«Frankie : Centralisation, rapport du recteur
Robin : Je vous transmets la lettre aux militants du PCI et la résolution de
Broué. Vous êtes au courant de ce qui s’est passé pendant le congrès ?
Tous les militants : Non.
Robin : Je propose qu’on lise et qu’ensuite on discute.
Après lecture, silence prolongé.
Robin : Alors.
Héliot : Il faudrait que je reprenne le bulletin intérieur de Mélusine, c’est
une question grave. Je ne comprends pas, il y a trois exclus et non pas un
seul.
Robin : Ils ont été mis d’eux-mêmes en dehors du parti.
Héliot : Oui, c’est la même chose.
Héra : J’ai rien à dire.

- 164 -
Frankie : Qu’est-ce qu’il s’agit de faire, si j’ai bien compris pour rester
au parti, il faut voter pour. Je vote pour parce que je veux rester au parti.
Héra : Je vote pour comme Frankie.
James : Si je comprends bien, si on ne vote pas la résolution, on est
exclu, donc étant donné que je veux rester au Parti communiste
internationaliste, je n’ai pas d’autre choix que de voter pour. Je vote
pour.323 »
Dès lors, peut-être certains militants se réfugient-ils dans une activité
syndicale : c’est un cas qu’évoque Ludovic Wolfgang. Il évoque encore la
possibilité de rester dans une organisation associée : «Parce que souvent
c’est un statut que les militants qui étaient au PCI et qui ne veulent plus
trop militer gardent : ils sont ʺ″simples adhérentsʺ″ du Parti des travailleurs.»
Il existe encore une étape d’auto-persuasion, peut-être transitoire : «A la
fin, oui, dit Vera Daniels, qui intègre une cellule enseignante. Pour essayer
de rester au parti. Et pour me dire que ce n’était peut-être que chez les
étudiants – parce que l’autre il était pourri – que ça ne pouvait pas
marcher.» Ludovic Wolfgang exprime les réflexions de ceux qui vont
ensuite fonder le groupe CRI : «Nous, dans nos têtes ce qui se passait c’est
qu’ailleurs c’était quand même mieux. Ailleurs ils avaient plus de succès ;
ailleurs ils avaient plus de militants qui étaient au Parti des travailleurs sans
être au Courant communiste internationaliste.»

Mais dès lors que les problèmes continuent, que l’espoir est
«éternellement déçu» (Vincent Présumey), l’alternative est sans équivoque
et radicale : hétéronomie / autonomie. Il est probable que certains
continuent de choisir le cocon rassurant et signifiant, ce que Pierre Simon
appelle «leur bulle, […] leur système de voir le monde, entre eux». La foi,
alors, s’en trouve exacerbée. Nous citons, dans la problématique, le cas du
militant blanquiste Jacquet. Alexandre Hébert nous donne un autre
exemple : «Je connais une copine, je ne te dirais pas son nom, qui en a
marre. Des positions : elle n’est pas d’accord, elle est d’accord avec moi.
Mais elle applique : elle en rajoute, même ! Elle se lève à cinq heures du
matin pour distribuer des tracts.»

Les ruptures ont des raisons multiples. Plus encore que les exclusions, les
départs sont le témoin privilégié de la volonté des individus de reconquérir
leur autonomie. Tous deux, néanmoins, peuvent être perçus comme un
certain aboutissement d’une logique de libération et d’affirmation de soi.
Mais cela veut-il dire pour autant que l’on peut établir un profil type de
ceux que Christophe Bourseiller nomme des «dissidents» ?

323
Arch. Just. F°delta res 777/I/5:18, « Compte rendu de la cellule Frankie du 25
avril 1984 », auteur anonyme.
- 165 -
Pierre Simon a quitté l’OCI à deux reprises, toutes deux pour les mêmes
raisons. Dans une lettre qu’il adresse en mai 1980 à ses camarades de
Toulouse, répondant apparemment à une volonté de l’organisation d’établir
clairement le montant de ses effectifs, il dit n’avoir «pas de désaccords de
fond» mais manifeste implicitement ses doutes quant à l’éventualité d’un
parti des 10 000 malgré sa réaffirmation d’une situation d’«imminence de
la Révolution»324. En tout état de cause, au terme de douze années de
militantisme aux côtés de l’OCI, il dit ressentir une certaine «usure». Les
mêmes remarques, peut-être plus critiques encore, sont exprimées dans sa
première lettre de démission, datée de février 1977. Pierre Simon détaille
ainsi le processus qui a mené à sa rupture : «Alors quand tu attends trop
longtemps, au bout d’un moment ça fatigue d’attendre et tu te dis que peut-
être tu t’es trompé, et puis le doute s’installe…[…] Un jour, je me suis
persuadé que, non : qu’il y a des luttes à mener, sans doute, mais que ce
n’était pas l’imminence de la révolution, et que la bourgeoisie avait encore
des beaux jours devant elle. […] Et je découvre un monde où ce qui est
important c’est la relation humaine.»

Mais pour Pierre Simon, ce qui l’a «sauvé», c’est le fait d’avoir un pied
en dehors de l’organisation : il dit en effet n’y avoir été qu’«à 90%» et
avoir bénéficié de ses attaches familiales dans l’Aveyron ainsi que de la
présence de sa compagne.
Il semble y avoir, à en croire Bernard Ronet, Vincent Présumey ou
Ludovic Wolfgang, un turn-over continu dans l’organisation. Ce serait là la
manifestation d’un recrutement superficiel, lié à une volonté de «faire du
chiffre» : «De tous les jeunes qui ont été recrutés de cette façon, beaucoup
n’ont pas tenu le coup, sont partis ailleurs» (Vincent Présumey).
Vera Daniels, elle, dit avoir été attirée à l’OCI pour des raisons
exclusivement politiques, et n’avoir jamais manifesté aucun goût pour la
personnalisation. N’étant plus convaincue par le discours de l’organisation,
écœurée par l’«affaire Berg», il est pour elle logique de partir «sans état
d’âme» : «Comme on s’adressait à nos dirigeants pour critiquer leur façon
de diriger, qu’ils n’étaient plus capables d’entendre puisqu’ils étaient
devenus des bureaucrates, ils n’étaient plus nos vrais dirigeants. […]
[Pierre Lambert] nous prenait vraiment pour des guignols, et que ce n’est
pas possible de consacrer toute sa vie, 24/24, au militantisme dans un parti
si derrière c’est tout pourri.» Bernard Ronet évoque le départ de «militants
de choc», «qui avaient des responsabilités syndicales importantes», «des
cadres», «des gens qui étaient vraiment très costauds».

324
Arch. Pierre Simon, Brouillon de la lettre de démission à l’OCI toulousaine, 8
mai 1980.
- 166 -
Vincent Présumey évoque un plus lent processus de maturation et de
reconquête progressive de son autonomie par la culture. «Je n’étais plus
tellement activiste, je bouquinais beaucoup plus : j’estimais qu’il y avait un
ver dans le fruit, que ça n’allait pas.» Néanmoins, il y a, peut-être, un
caractère propice à l’autonomie. L’organisation, il est vrai, est un carcan
solide. Vincent Présumey explique que, dans les années 70 et suivantes,
«avoir "tenu tête à Berg" c'était un peu avoir fait Verdun». Il évoque en
Pierre Broué un contretype ayant «cautionné l’exclusion de Varga en n’en
croyant pas un mot» et évoque une certaine terreur régnant dans les rangs à
l’idée des conséquences d’un départ de l’organisation :
«On n’imaginait pas voir Malapa débarquer dans notre salle de bains
mais… je dis qu’on ne l’imaginait pas mais je le dis ! C’est vrai qu’il y
avait quand même un climat. D’ailleurs, je me rappelle qu’on avait deux
copains à Grenoble qui ont été virés en même temps que nous. Nous, on
habitait dans la montagne, dans le Puy-de-Dôme, et ils étaient venus nous
voir en stop. C’était donc au moment de la chute de Berlin, leur stop avait
été un peu périlleux – ils avaient dormi dehors, etc. –, on les a vus arriver et
ils nous on dit : «Ah ! On a vraiment l’impression de passer à l’Ouest !» Tu
vois, il y avait quand même de ça. Mais en fait l’OCI ne nous a pas
pourchassés.»
Quitter l’organisation témoigne, à l’en croire, d’un certain courage. Vera
Daniels dit néanmoins avoir été surprise en reconnaissant peu à peu les
visages de ceux qui rompent avec le parti : «J’ai quand même été surprise
de gens qui étaient très très bureaucrates et qui sont partis peu de temps
après moi. J’en ai rencontré il n’y a pas longtemps: c’était très surprenant.
Je pensais qu’ils resteraient. Mais il y en a d’autres qui y sont encore et ça
ne m’étonne pas. (rire)»

A bien des égards, la conviction politique dans un cadre organisationnel


peut, en suivant l’exemple de l’OCI-PCI, s’apparenter à de la foi. En effet,
si le marxisme n’est pas une idéologie, il est nécessairement une science.
Ce discours ne risque-t-il pas d’aboutir au postulat que, l’OCI étant un parti
bolchevique, le bolchevisme étant «la plus haute expression du marxisme»,
toutes les actions et prises de position de l’OCI ne peuvent dès lors être que
des manifestations de la vérité ? Sans doute y a-t-il ici la manifestation d’un
trait culturel ambigu car, si des ex-militants comme Bernard Ronet
rappellent «qu’en tant que marxistes, on est forcément des révisionnistes
puisqu’on doit analyser à la lueur des événements actuels la validité du
programme politique», il n’est pas exclu que, ramenée à la pratique, cette
profession de foi ne se limite qu’à une constante autocélébration, palliatif
de l’actualisation des données et de l’autocritique, oubliant d’interroger la
nature du bolchevisme et son adéquation avec le présent.

- 167 -
Selon Stéphane Just, les «laudateurs de Lambert» affirment «qu’à des
détails près l’orientation a toujours, est toujours, sera toujours correcte»325.
La notion même de «révisionnisme», utilisée contre Pablo, puis par
Stéphane Just contre Lambert, participe de cette interrogation. En effet, elle
suggère moins l’existence d’une grille de lecture que celle d’un modèle
indépassable et inadaptable, dont l’acceptation conduirait à une tendance à
rationaliser ce qui existe et à un grand conformisme, entre autres, dans les
relations de pouvoir. A l’OCI, selon Vincent Présumey, il y avait cette
psychologie : «Tout nous est permis puisque nous, on incarne la juste voie
qui n’a pas trahi, le drapeau sans taches.» Selon lui, cela est encore un trait
religieux : «Je pense maintenant que ce schéma, non seulement il n’est pas
marxiste – c’est peut-être du bolchevisme simplifié influencé par le
stalinisme etc. – mais il est surtout très judéo-chrétien. Les Témoins de
Jéhovah : la guerre d’Armaggedon, tous les méchants sont exterminés et
puis après c’est le règne des Justes.» Le militant est amené à intégrer une
culture organisationnelle qui a pour finalité de dérationaliser son
engagement. Un contrôle social existe qui, subjectivement ou
objectivement, modèle les comportements et assigne à l’individu la perte de
son autonomie. L’engagement politique pousse chacun à évaluer ce que lui
apporte une organisation, et ce choix est loin de n’embrasser que des
critères rationnels. La rupture, dès lors, peut être vue par certains comme
un acte de libération et d’affirmation de soi.

CONCLUSION

Il n’est pas aisé, dans le cadre d’une étude sur un parti politique, à plus
forte raison quand il s’agit d’une introduction, de déterminer ce qui, dans
les comportements collectifs et individuels de ses militants, dans les
relations de pouvoir qu’ils établissent entre eux à l’occasion de leur
socialisation politique, relève d’une conception particulière de
l’organisation et ce qui a trait à des réactions universelles. Le phénomène
organisationnel, à en croire cette étude, semblerait bel et bien reposer sur
un mensonge déconcertant : l’illusion d’un parti rationnel, transposition
dans le réel de l’organisation idéal-typique.
Une approche globale des relations de pouvoir telle que nous l’avons
menée, sur la base de l’analyse de quelques témoignages, est à même de
révéler les poncifs de la sociopsychologie de l’organisation : ainsi en est-il
des manifestations comportementales de pulsions et de pathologies, qui
contribuent elles aussi à structurer le champ du pouvoir. Or, il semble que

325
Stéphane Just, « Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du Parti
communiste internationaliste », Combattre pour le socialisme, 27 août 1984.
- 168 -
de telles données puissent être mises en perspective sociohistorique, à
condition d’être à même d’en exposer clairement la portée.
Toutefois, dit Pierre Bourdieu, «c’est le travail de délégation qui, étant
oublié et ignoré, devient le principe de l’aliénation politique»326 . Il semble,
à cet égard, que la morphologie particulière de l’organisation «lambertiste»
puisse procéder de l’interaction de plusieurs facteurs, et en particulier de la
fonction «hétéronomisante» d’une culture socialement et historiquement
construite mais en lien étroit avec une théorie politique qui, en privilégiant
entre autres une approche infrastructurelle de l’organisation, réduit toutes
ses chances de déjouer les pièges du pouvoir. A bien des égards, des
comparaisons avec le Parti communiste, toutes proportions gardées,
pourraient être faites et mériteraient en tout état de cause de plus longs
développements.

Est-il dès lors véritablement possible d’écrire une histoire des relations de
pouvoir dans le mouvement trotskyste ? Il est certain que les acteurs auront
toujours le contrôle de l’histoire en tâchant de lui substituer leur mémoire.
Il est, toutefois, des répétitions de récits qui, en transcendant la diversité
des situations, révéleront leur dimension signifiante. Il semble dès lors
permis de multiplier la réception de témoignages, en tâchant
éventuellement de s’inspirer de méthodes psychanalytiques, mais en
prenant bien garde de se défier de tout déterminisme psychologisant, qui,
en écartant la nécessaire dimension sociale de l’approche, en simplifiant
des phénomènes complexes, serait susceptible d’entraver plutôt que de
renforcer notre approche pluridisciplinaire.
De même, il serait vain de renier par principe toute approche
événementielle, d’autant qu’il convient de ne pas oublier qu’il s’agit là
d’hypothèses de travail, basées sur un nombre de sources limitées, sur un
croisement limité pour l’essentiel aux sources orales. D’une part, il ne faut
pas non plus oublier qu’une théorie de l’organisation ne se construit que sur
la base d’une accumulation de monographies. D’autre part, notre
problématique a bien montré que l’hétéronomie relevait de multiples
contingences et non d’une fatalité humaine. Il est probable, à cet égard,
qu’à partir d’un même capital théorique et d’une même expérience
organisationnelle, la Ligue communiste révolutionnaire a structuré un tout
autre modèle organisationnel. L’OCI-PCI, en effet, paraît insister sur un
volontarisme plutôt autoritaire, en lien avec une peur culturelle de la
scission, une organisation très pyramidale, et un contrôle social assez
marqué.

326
Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », in Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981.
- 169 -
Il semble au contraire que la LCR ait développé une démarche
d’intégration de la contestation interne, autre moyen d’assurer sa cohésion
sociale tout en se prémunissant de toute rupture critique. Il s’agirait là d’un
principe d’adaptation au réel, comme l’illustre son ouverture sur le monde,
qui la conduit en même temps à se déstructurer en tant qu’organisation
trotskyste.
Les anarchistes, enfin, dans toute leur diversité, représenteraient un thème
de travail extrêmement intéressant au regard des diverses expériences de
«milieux libres» opérées par ce mouvement, qui tente parfois de les étendre
Restent en tout cas posées, notamment au regard de l’OCI-PCI, les
questions des conditions de structuration et de l’institution de la culture
organisationnelle, du rôle des acteurs sociaux, de leur «identité» et de leurs
comportements dans ce processus, des conditions de naissance du contrôle
social et de l’interaction entre culture, idéologie et projet de société. En tout
état de cause, si l’étude de l’organisation «lambertiste» procède en partie
d’une interrogation de l’idéologie trotskyste et de son devenir, l’essence
organisationnelle de celle-ci reste à clarifier et les conditions de
l’autonomie à être précisées.

- 170 -
Entretiens
avec
d’ex-militants
du PCI
de l’OCI
et du PT
Pour son DEA, Karim Landais rencontra quinze ex-militantes et
militants de l’OCI. Deux d’entre eux n’ont pas souhaité que leur
interview soit publiée dans cet ouvrage, par peur des représailles du
PT pour l’un d’entre eux, par volonté d’enterrer son passé pour
l’autre. Leur souhait a été respecté.
Que tous ceux et celles qui nous ont autorisés à reproduire leurs
propos soient ici remerciés. Ils permettent ainsi au lecteur de mieux
juger si Karim avait tiré de judicieuses conclusions de leurs
conversations… ou pas.
Ces textes sont des entretiens oraux, et ne présentent pas toute la
rigueur d’un article plus construit ; le lecteur saura donc faire preuve
d’indulgence tout en appréciant la spontanéité de l’expression, que la
plupart des intervenants ont tenu à conserver intacte, à quelques
corrections près.

- 171 -
Les entretiens de Karim sont présentés par ordre chronologique. Les
dates placées entre parenthèses indiquent les années durant lesquelles
ces « ex » appartinrent au PCI, à l’OCI et/ou au CCI-PT.
- Pierre Broué (1943-1989)
- Michel Lequenne (1944-1955)
- Boris Fraenkel (1958-1966)
- Alexandre Hébert (du début des années 50 à la fin des années 90)
- Charles Berg (1963-1979)
- Pierre Simon (1968-1981)
- Vera Daniels (1972-1980)
- Christian Beridel (1979-1981)
- Vincent Présumey (1979-1989)
- Ludovic Wolfgang (1992-2001)

En ce qui concerne les « ex » ayant répondu aux questionnaires de


Karim Landais, Nicolas Dessaux a milité chez les « lambertistes » entre
1987 et 1992, Charles Huard entre 1973 et 1976 et Marie-Cécile Plà
plusieurs années à partir de 1972, en faisant divers allers-retours.

- 172 -
«Il ne faut pas
faire le jeu
de l’ennemi de classe »
Pour son DEA, ou durant les deux années qui suivirent, Karim Landais
avait rencontré quinze ex-membres de l’OCI-PCI, du militant ou de la
militante de base (Vera Daniels, Christian Béridel, Pierre Simon, Ludovic
Wolfgang, Marie-Cécile Plà, Charles Huard, Nicolas Dessaux) au dirigeant
politique (Charles Berg), en passant par le « cadre intermédiaire » (Vincent
Présumey), l’intellectuel dirigeant (Pierre Broué), l’inclassable franc-tireur
(Boris Fraenkel) et le compagnon de route « anarchosyndicaliste » et
bureaucrate syndical FO (Alexandre Hébert). Sans compter les deux
militants (Véronique Molin et Bernard Ronet, pseudonymes) qui n’ont pas
voulu que soit reproduite leur interview et Michel Lequenne, qui, entre
1952 et 1955, fut un témoin privilégié de la naissance du « lambertisme »
avant de revenir en 1955 au PCI (celui de Pierre Frank).
Du point de vue générationnel, l’éventail choisi par Karim était assez
large puisque les plus âgés avaient connu l’époque de la Résistance, tandis
que les plus jeunes étaient nés après Mai 1968. Sur le plan géographique,
ce n’était pas tous des Parisiens, ce qui permet à plusieurs intervenants de
décrire la différence profonde qui existe entre les rapports humains à Paris
et en province, mais aussi le rôle du centre politique parisien par rapport
aux sections régionales.
Du point de vue social, l’éventail était plus restreint. Mais les professions
des interviewés (enseignants, employés du secteur public, précaires de
l’édition et du secteur social) étaient assez représentatives des milieux dans
lesquels l’extrême gauche trotskyste exerce une petite influence,
notamment syndicale.
Quant aux femmes, elles ne sont que 3 sur 14, proportion qui ne permet
guère de rendre compte de leurs problèmes spécifiques au sein de
l’organisation étudiée. D’autant plus que les hommes interviewés se sont
généralement montrés discrets sur les pratiques extrêmement douteuses à
l’intérieur du Parti concernant les relations hommes/femmes. Il aurait été
intéressant de connaître l’état de leur réflexion, depuis leur départ de l’OCI-
PT, sur les façons de lutter contre le patriarcat, que ce soit dans leur vie
privée, dans leur activité professionnelle, leur syndicat ou les associations
dont ils peuvent faire partie. Karim n’a pas pu les « brancher » sur ce sujet,
- 173 -
sans doute parce que ce n’était pas sa préoccupation centrale en les
questionnant, même s’il aborde la question dans son mémoire de DEA.
Sans doute se réservait-il d’y revenir plus en détail lors de sa thèse de
doctorat.
Ces entretiens couvrent plus d’un demi-siècle du mouvement trotskyste
français voire international. Idéalement, pour les non-initiés qui liront ces
interviews, il aurait fallu rédiger un bref résumé de l’histoire du
mouvement trotskyste pour comprendre toutes les allusions contenues dans
ces entretiens, allusions qui concernent aussi bien la France que d’autres
pays. Il existe, à l’échelle mondiale, près de 300 groupes trotskystes
recensés sur le Net (ce qui n’inclut pas les groupes clandestins dans les
régimes de dictature, notamment en Asie et Afrique, ni ceux immergés
dans d’autres organisations), près d’une trentaine de regroupements
internationaux prétendant être l’embryon de la future Quatrième voire
Cinquième Internationale, et une vingtaine de groupes ou de courants (la
LCR, à elle seule, en compte au moins quatre !) dans le seul Hexagone.
L’objectif de Karim Landais n’était pas d’approfondir l’histoire de ce
mouvement (qui en a pourtant dramatiquement besoin tant les livres
médiocres, ou sensationnalistes, abondent sur ce sujet), mais de poser
quelques jalons pour mieux cerner la question du pouvoir et de la
bureaucratisation dans les organisations dites révolutionnaires.
En lisant les interviews ici reproduites, le lecteur remarquera que, s’ils
critiquent généralement les mœurs internes et la politique de l’OCI-PCI,
peu d’interlocuteurs de Karim Landais portent un regard véritablement
acéré sur leur rôle personnel dans la perpétuation de pratiques qu’ils
condamnent a posteriori ou vis-à-vis desquelles ils prennent aujourd’hui
leurs distances. Ce n’est sans doute pas un hasard si les éléments
aujourd’hui les plus proches des idées libertaires vont le plus loin dans
leurs critiques. Inversement, plus leur position a été élevée dans l’OCI-PCI-
CCI, moins leur capacité à s’auto-analyser et s’auto-critiquer est flagrante
(du moins dans les entretiens réalisés par Karim Landais). Au mieux, ils
accusent le noyau dirigeant, ou démonisent Pierre Lambert, au pire ils n’ont
rien vu rien entendu. Mais, contrairement à ce qu’un non-initié pourrait
croire, cette dernière position n’est pas le fruit de l’hypocrisie ou d’un déni
de la réalité.
Le propre d’une organisation bureaucratique néfaste et performante est de
« cloisonner » au maximum les informations et les individus, afin qu’à
chaque fois un nombre limité de militants ignorent ses pratiques les plus
condamnables ou y soient suffisamment mouillés pour ne jamais ouvrir la
bouche, même une fois exclu ou parti. De plus, le même témoin qui est prêt
à commenter oralement les turpitudes de son ex-organisation est soudain
saisi d’une grande réserve lorsqu’il sait que ses propos seront reproduits
dans un journal ou dans un livre. C’est le fameux : « Il ne faut pas faire le
- 174 -
jeu de l’ennemi de classe », attitude noble dans son principe mais qui a eu
des effets catastrophiques durant toute l’histoire du mouvement ouvrier, car
elle a toujours laissé la droite et l’extrême droite en position d’accusatrice,
tandis que la gauche et l’extrême gauche se trouvaient cantonnées dans une
position défensive.
Sans doute y a-t-il d’autres explications à ce mutisme, voire à cette quasi
omerta : en dehors de la peur de procès, de dénonciations publiques ou de
représailles physiques (peur bien réelle et évoquée dans quelques
entretiens), certains individus sont littéralement dévastés quand ils quittent
leur organisation, et il leur faut des années pour récupérer un solide
équilibre psychologique (et cette démarche leur est d’autant plus difficile
que les organisations trotskystes – en tout cas Lutte ouvrière et le PT – sont
méfiantes vis-à-vis des psychothérapies et des psychanalyses) ; d’autres ont
carrément honte de s’être engagés dans une organisation dont ils
découvrent trop tard la vraie nature : honte d’avoir voté l’exclusion
d’hommes et de femmes honnêtes ; honte de ne pas avoir combattu les
manœuvres ou les magouilles ; honte de s’être laissé convaincre par des
arguments minables ; voire honte d’avoir fait eux-mêmes telle ou telle
saloperie pour défendre la ligne du Parti. Certains – ou les mêmes –
souhaitent oublier totalement leur passé, comme s’il n’avait jamais existé.
Pourquoi Karim Landais n’a-t-il pas pu, ou pas su, pousser ses témoins
dans leurs derniers retranchements ?
Sans doute Karim était-il tiraillé entre plusieurs éléments : sa timidité
naturelle ; son souci de garder une distance d’historien universitaire avec
les personnes qu’il interviewait ; la nécessité diplomatique de ne pas
brusquer ses témoins afin qu’ils puissent le recommander auprès d’autres
« ex » méfiants vis-à-vis de toute personne susceptible de divulguer des
« secrets organisationnels » ; et son envie de bousculer ses interlocuteurs ou
interlocutrices pour les faire accoucher d’une parole plus authentique et de
réflexions plus profondes, plus incisives sur leurs pratiques politiques
personnelles ou celles qu’ils avaient cautionnées.

Le lecteur lira donc avec un œil critique ce que ces témoins disent d’eux-
mêmes, des autres militants, de leur ex-organisation et des autres groupes.
S’il n’a jamais milité dans un groupe « léniniste », il découvrira un univers
particulier et peu attirant, disons-le franchement, marqué par une discipline
de caserne, qui mène souvent à une soumission aveugle aux consignes et
aux analyses du noyau dirigeant, des chefs manipulateurs, un profond
dogmatisme, une culture politique et des comportements intolérants, des
rapports hommes/femmes souvent marqués par le machisme, des rapports
violents avec les autres groupes révolutionnaires, et un activisme dont la
« productivité » est souvent faible par rapport aux efforts et aux sacrifices
demandés et « librement » consentis.
- 175 -
Cela n’empêche pas la plupart d’entre eux de garder de relativement bons
souvenirs de la formation politique fournie par l’OCI-PT, de l’ouverture au
monde des livres et des débats d’idées, de la construction d’une pensée
critique (même si cette pensée ne remettait jamais en cause les vérités
transmises par l’organisation elle-même, elle leur a donné des réflexes qui
leur ont servi plus tard); certains restent fiers des combats sociaux et
politiques qu’ils ont menés, car ils considèrent qu’ils étaient du « bon
côté » de la barricade, même s’ils n’avaient sans doute pas choisi la
« bonne » organisation. Ils rejoignent ainsi l’opinion du syndicaliste
révolutionnaire Pierre Monatte qui disait à propos du PCF « Je suis content
d'y être entré, tout comme je suis content d'en être parti », phrase citée par
Karim Landais mais qui – si l’on y réfléchit bien – frise l’autojustification.
Deux d’entre eux militent toujours dans des organisations trotskystes
(une minuscule, le CRI, et une « grande », la LCR).
Mais la majorité d’entre eux sont devenus, après leur rupture, ce que l’on
appelle (avec un mépris certain chez les trotskystes) des « individus
inorganisés ».
En même temps, il faut souligner qu’aucun des interviewés n’a « retourné
sa veste » : aucun ne se résigne à la domination du capitalisme, n’est
devenu directeur de cabinet ou député, ni n’a soutenu la Guerre du Golfe ou
l’intervention américaine en Irak ou en Afghanistan.
Certains ont trouvé une autre manière de « faire de la politique »
(animation d’une revue, participation à un réseau militant, à une association
ou à un syndicat) qui leur permet de prolonger leur combat d’une façon
plus raisonnée, voire plus efficace parfois qu’auparavant.
Si, à notre avis, elle leur a ôté tout sens critique pendant une période plus
ou moins longue, l’OCI-PCI-PT n’a pas totalement brisé personnellement
ou intellectuellement ces témoins, même si elle les a usés et s’ils ont connu
parfois un « passage à vide » plus ou moins long. Cela nous donne un petit
espoir pour tous les jeunes et moins jeunes qui s’égarent et s’égareront
encore dans des organisations politiques sectaires et bureaucratiques. Si
jamais l’un d’eux tombe sur ce livre, souhaitons qu’il lui sera profitable.

- 176 -
Post-scriptum
Pour faciliter la lecture des textes j’ai
– supprimé une partie des répétitions liées au style oral (les « il y a qui,
et, donc, alors, moi je, parce que, etc., et puis »,
– rajouté fréquemment les prénoms ou les noms propres (même si ce
n’est pas ainsi que s’exprimaient les personnes interviewées),
– explicité les sigles,
– systématiquement remplacé « la 4» par « la Quatrième
Internationale » pour ne pas dérouter les lecteurs qui ne parleraient pas
couramment…trotskyste, langue difficile à maîtriser tant elle compte de
dialectes et de sous-dialectes,
– et introduit quelques notes succinctes pour les personnages ou
organisations les moins connus en bas de page dans les interviews, un
glossaire plus détaillé placé en fin de volume, ainsi que trois brèves
chronologies concernant les trois grandes branches du trotskysme
hexagonal et les principaux événements mentionnés dans les interviews
réalisées par Karim Landais.
Précisons enfin que mes jugements et commentaires n’engagent
absolument pas Karim Landais ni les personnes interviewées, puisqu’ils
n’ont pas pu en prendre connaissance.

Yves Coleman, Ni patrie ni frontières

- 177 -
- 178 -
Entretien
avec
Pierre Broué
Saint-Martin-d’Hères, jeudi 26 février 2004.

Pour préparer mes questions, j’ai essayé de me documenter un peu sur


vous. Les seuls éléments vous concernant que j’aie pu retrouver, ça a été
dans des interviews que vous avez accordées à Christophe Nick.
[…] Nick ? ! Ah ! C’est pas ma lettre d’injures ? ! Je lui ai envoyé
aussi une lettre d’injures qui mériterait de passer à la postérité. Parce
qu’il m’interroge sur ma biographie et me dit : «Mais dites donc, c’est
curieux, tout jeune vous avez une confiance en vous extraordinaire:
comment ça se fait ? Enfin, c’est quand même terrible: à 18 ans vous
entrez au Parti communiste, à 19 ans vous en êtes viré, vous devenez
trotskyste… expliquez-moi ça.» Alors je lui ai dit: «Ecoutez, je me suis
posé la question, notamment quand j’ai écrit mes Mémoires – qui sont
en cours de finition – et je pense que c’est parce que mon père ne
comprenait rien à la politique, ma mère non plus – par ailleurs je les
estimais beaucoup, il y a des choses qu’ils faisaient beaucoup mieux
que moi, mais en politique ils ne comprenaient rien ; et alors, avoir
raison, contre son père et sa mère, sur les événements du monde, ça
vous donne une vraie confiance. Et cette confiance je l’avais à partir de
9-10 ans. Je me rappelle qu’en 1936 mon père m’a engueulé parce que
je faisais le coup de poing aux manifs: ʺ″Mais tu es fou ! Si c’était les
autres…ʺ″ Je lui ai dit : ʺ″Mais papa, les autres ils se cachent !ʺ″» C’était
vrai, j’avais raison: les autres ils se cachaient… (…)

Christophe Nick s’est permis d’écrire: «Il est frappant dans le cas de
Pierre Broué de voir que l’un des moteurs est la haine du père.» J’ai
dit: «Mais ça va pas, non ? ! Vous seriez ici, mon vieux, je vous
boxerais.» J’ai jamais haï mon père ! Il était gentil comme tout ; mes
sentiments pour mon père c’étaient plutôt des sentiments de
protection, parce qu’il était timide, alors il n’osait pas dire ce qu’il
pensait, et moi je le disais ; il n’osait pas boire parce que ça lui faisait
mal, alors je buvais ses trucs à lui… J’étais plutôt un protecteur de
- 179 -
mon père qu’autre chose. Mais dire que je le méprisais: quelle
horreur… !
Je l’ai tellement engueulé [Christophe Nick] qu’il est allé tout de
suite chez l’éditeur pour voir si on ne pouvait pas mettre au pilon les
quelques exemplaires qu’il restait […] ça c’est l’éditeur qui me l’a dit,
ce n’est pas lui. Donc j’avais été convaincant.
Effectivement, parce que cet épisode ne figure pas dans l’exemplaire que
je possède…
Ah oui, alors j’étais mauvais ! Ça ne se dit pas des choses pareilles !
Imaginez, par extraordinaire, que mon père soit encore vivant – ça ne
serait pas ahurissant après tout – et bien ce serait épouvantable. (…)
J’écris mes Mémoires, je fais attention à ce que je dis. Je ne raconte
pas: Untel couchait avec Unetelle. […]
Il est vrai que, ces dernières années, un certain nombre d’ouvrages sur le
trotskysme sont parus…
Oh ! Ça a été une manie, une explosion… La plupart des choses qui
sont parues sont extrêmement mauvaises. Les gens, soit n’écoutent
qu’un son de cloche, soit ne comprennent pas ce qu’on leur dit, font
des confusions énormes: c’est vraiment de très mauvaise qualité.
Quand j’ai écrit mon Trotsky, j’avais signé un contrat avec Durand
pour Fayard, et il m’a dit: «S’il vous plaît, monsieur Broué, écrivez-le
le plus vite possible, parce que si vous ne l’écrivez pas, il va en paraître
d’autres idiots. Si on annonce que vous paraissez, les gars vont se
dégonfler et ils ne sortiront pas leurs livres.» Ça prouve bien qu’on
peut avoir un certain poids. J’avoue que je ne comprends pas comment
des crétins comme Nick… qu’est-ce qu’il avait comme qualification
pour écrire un bouquin comme ça ? Et il n’y a pas que lui: il y en a
d’autres… (…) Ce sont des gens sans qualification. Alors que, si vous
regardez ceux qui ont vécu… je pense au dernier livre que j’ai lu, celui
de Stora… C’est un des moins mauvais: mais bon dieu, qu’est-ce qu’il
y a comme dérapages, comme erreurs, comme… erreurs de
perspective, il ne comprend pas ce qui est important et ce qui ne l’est
pas, enfin bref: il a de grosses faiblesses, mais il y a un très gros effort
d’honnêteté dans son travail. Alors mettez-y, avec les mêmes
documents, un type qui n’y connaît rien, vous voyez la catastrophe que
ça fait. Tous les ouvrages – pratiquement tous, on va leur laisser une
chance éventuelle – sont à mettre au pilon.
Christophe Bourseiller, par exemple, n’est pas venu vous voir ?
Bourseiller est venu me voir après. Parce qu’il s’est aperçu que je
pouvais lui donner des conseils, et il avait une trouille verte.
Il avait la trouille parce qu’il était suivi et photographié en
permanence. Par un type du Parti communiste internationaliste. J’ai
pu le rassurer: «Ecoutez mon vieux, ça dépend de ce que vous faites
- 180 -
dans la vie. Si vous avez plusieurs maîtresses, une femme et plusieurs
maîtresses, ou si vous voyez des hommes d’extrême droite… Ils vous
photographient pour essayer de reconstituer le cadre de votre vie et
savoir qui vous fréquentez, avec qui vous mangez, avec qui vous
discutez plusieurs fois. Ce type vous suit et vous prend dans tous les
tournants de votre vie: il vous photographie à l’entrée d’une maison, il
va photographier la plaque. C’est un type qui travaille, comme on dit,
à la pièce.» Bourseiller avait peur, il croyait qu’on voulait établir un
plan pour le descendre. Je lui ai dit: «Non non. Rassurez-vous. C’est
pas encore demain qu’ils vous descendront.»
Ça me fait penser que j’ai regardé une émission sur la Cinq, il y a un an
ou deux, où il était interviewé sur le trotskysme, et il n’avait pas l’air très
rassuré. Il ne voulait pas en dire beaucoup…
Oui oui, il a la trouille. Remarquez, c’est un jeu auquel Lambert joue
beaucoup. Et il y a les rumeurs, vous savez bien… les rumeurs… (…)
Vous me parliez de vos parents, tout à l’heure… Mais vous avez aussi,
semble-t-il, parlé à Christophe Nick d’un grand-père instituteur et
socialiste… Est-ce que votre famille a joué un rôle dans votre évolution
politique ?
Mes grands-pères ont joué un rôle très important. Mon grand-père
maternel était instituteur… il n’était pas socialiste parce que sa femme
ne le lui aurait pas permis: il était coopérateur, mais de cœur il était
socialiste. Je me rappelle en 1936: j’étais sur ses genoux, et, quand
Blum a annoncé la pause, il a dit: «Il est fou, il est fou, il est fou. Il va
bientôt laisser tomber les Espagnols.» C’était bien vu. Après il m’a dit:
«Mon pauvre petit, tu la feras la prochaine.» Donc il était, assez éveillé,
malgré ses 72 ou 73 ans à l’époque.

L’autre grand-père, c’était peut-être beaucoup plus profond,


beaucoup plus français en tout cas, parce qu’il avait été cuirassier, sa
joie, sa fierté était d’avoir été cuirassier. Il était fort comme un Turc, il
défiait les petits gars qui étaient du régiment dans son village: il les
défiait pour monter un sac de 100 kilos au sommet de je ne sais pas
trop quoi, qui faisait deux étages, et à la course à cheval avec le sac sur
l’épaule et pas de rênes. On tenait le cheval par les cheveux, si j’ose
dire. Lui c’était: la classe ouvrière au village. «Je suis la classe ouvrière
au village», il disait. Et la Commune de Paris, tout ça. Tous les deux,
chacun à sa manière, avaient des traditions, disons-le, d’extrême
gauche: mon grand-père était socialiste, entre guillemets, l’autre
grand-père républicain de gauche mais, la façon dont il parlait de la
Commune… il aurait été communard. Alors ça, ça joue, ça marque.
Il n’y a pas eu plus parce que mon père ne comprenait rien [à la
politique]… J’ai vite compris que je n’avais rien à tirer de lui en
- 181 -
politique. Je me suis orienté tout seul, et quelqu’un a joué un rôle
considérable parce qu’il m’a permis de lire – il avait une bibliothèque
comme la mienne (…).
C’était un professeur d’école normale et il a été arrêté en 1939, et
moi, je n’étais pas bien grand, 12 ans, 13 ans, mais qu’on arrête ce
type, que j’estimais, et que tous les gens que j’estimais admiraient et
estimaient, ça m’a paru absolument ahurissant. J’ai dit: «C’est ça, la
guerre du droit ? On commence par mettre en taule un honnête
homme comme lui ?» Il était ancien communiste, et a eu une influence
sur moi. Il a été arrêté en 1939, libéré en 1940 parce qu’il avait quand
même 70 et quelques années. J’ai accompagné ma mère qui allait le
voir pour sa libération. Je me suis emparé de l’Histoire de la révolution
russe de Trotsky et j’ai commencé à le lire. Il m’a demandé si j’aimais
lire, je lui ai dit que oui ; «Qu’est-ce que tu aimes lire ?» ; je le lui ai
dit. «Eh bien, tout est à toi ici, tu prends ce que tu veux.» Il m’a ensuite
légué sa bibliothèque. Ce que j’ai lu, c’est pas croyable, mais les
lectures que m’a faites M. Régnier – puisque c’est Régnier qu’il
s’appelait – ont été la base de ma formation politique. Tout jeune, j’ai
été très solidement formé.
Il avait été militant communiste ?
Il l’avait été jusqu’en 1923. Il a rompu avec Pierre Monatte, Alfred
Rosmer, avec toute la vieille garde quoi.
C’est amusant que le premier livre que vous ayez pris ait été un livre de
Trotsky.
Il avait une couverture rouge absolument extraordinaire. (…) C’est
ce rouge qui m’a fasciné. Donc j’ai lu l’Histoire de la révolution russe à
13 ans. Mais j’en ai lu d’autres, à cette époque: c’est fantastique tout ce
que j’ai digéré. Une dizaine de bouquins sur la Commune, sur 1848…
Donc vous avez eu un éveil politique très jeune ?
Réellement très très jeune ! Je peux vous citer deux anecdotes parce
que ma mère les a confirmées. J’avais 7 ans quand j’ai déclaré à
Régnier que je ne comprenais pas bien l’histoire qu’on m’avait
enseignée. On aurait dit qu’elle se passait dans un autre monde.
«Je ne comprends pas. Explique.
– Ben m’sieur, ici, je vous connais par exemple, vous êtes un
professeur, je connais les gars d’à côté c’est des ouvriers ; au bout de
l’avenue il y a des marbriers: voilà le monde pour moi… il y a des
enseignants, il y a des marbriers… mais quand on fait de l’histoire il
n’y a que des généraux et des rois ! Je n’ai jamais vu ni général ni roi !
Alors je ne comprends pas…»
Alors là, il a considéré que j’étais un génie. Parce que c’était toute la
philosophie des Annales. J’ai déboulé là-dedans: les événements on s’en

- 182 -
fout, ce n’est pas ça qui compte. Enfin bref. Mais c’était une réaction
tout à fait personnelle.
La deuxième, ça m’étonne, mais ma mère m’a certifié que c’est vrai:
ma mère avait une grande amie d’enfance, France Serret, à l’Ecole
normale, la femme de Gilbert Serret, un instituteur qui était le plus
cher disciple d’Elie Régnier. En 1935, Trotsky était à Daumesnes et les
Serret sont partis de l’Ardèche pour lui rendre visite à Daumesnes.
Plus exactement: ils l’ont rencontré dans un autre village. Ensuite, au
retour, ils étaient chez ma mère pour lui raconter. [France Serret] lui a
dit:
«Tu ne sais pas d’où je viens ? J’ai rencontré Trotsky.
— Mais tu es folle, a répondu ma mère, pourquoi tu n’as pas invité,
pourquoi tu n’as pas appelé mon petit ?
— Mais écoute ! Ton petit, il ne sait même pas qui c’est Trotsky !
— Alors ça, je voudrais bien le savoir !»
Ma mère prétend qu’elle m’a appelé et m’a demandé: «Dis à France
– j’avais donc à cette époque neuf ans –, dis à France tout ce que tu sais
sur Trotsky !» Et j’ai dit: Il dirigeait l’Armée rouge, bla bla bla. Alors
[France Serret] était désespérée: «Quand je pense que j’ai privé cet
enfant d’une expérience unique !» (…)
De tout ce que vous avez lu, qu’est-ce que vous avez tiré comme
conclusion ? A l’époque, en France, les trotskystes n’étaient pas très
nombreux…
Ça, ça ne me préoccupait pas ! Quand j’étais petit, et surtout quand
je suis venu à l’action politique, c’est durant la Résistance. Or, dans la
Résistance, vous ne saviez pas où vous alliez: vous entriez dans la
Résistance. C’était les cocos, c’était les anars, on n’en savait rien. On
ne vous le disait pas. Par exemple, je viens de découvrir cette année, je
dis bien cette année, le vrai nom du directeur de l’école de cadres où
j’ai fait un stage pour apprendre le métier d’officier de maquis. Robert
Soulages, dit Sarazac, dit Durandal. Un réac, mon vieux. Je lui dois
beaucoup: parce qu’il ne voulait pas apprendre quoi que ce soit en
matière militaire à des ouvriers. Je lui ai dit: «Mais c’est dégueulasse !
Je les ai amenés de là-bas…» Il m’a dit: «Je vois, Monsieur veut peut-
être fournir des cadres à l’Armée rouge de France…». C’était ça la
Résistance, mon vieux: Sarazac c’était le premier noyau. Il y avait tous
ces facteurs-là qui jouaient, et le trotskysme je me suis posé la
question… parce que j’avais lu Trotsky: j’avais pour lui beaucoup de
considération, d’estime et d’amitié. Je ne pensais pas qu’on pouvait
être trotskyste. En réalité ça a commencé quand j’ai rompu avec la
bourgeoisie, c’est-à-dire ma Résistance… J’étais dans un groupe de
combat qui était dirigé par un type qui après a été directeur de la
police sous Mitterrand.
- 183 -
Vous me disiez que vous vous êtes posé la question du trotskysme assez
tard…
Oui, je suis entré au Parti communiste, et au PC je suis entré dans un
conflit majeur avec les autorités…
C’était en quelle année ? Juste après la guerre ?
Non, c’était pendant la guerre. […] J’ai dirigé une manif sur le
boulevard Saint-Michel, ce qui n’était pas n’importe quoi, et j’ai écrit
un texte assassin «Manifs et massacres pour le communiqué». J’ai
expliqué que c’était scandaleux de nous avoir fait défiler au Quartier
latin en plein jour et de n’avoir prévu aucun moyen de retraite, et que
le lendemain on soit encore dans nos établissements scolaires. Parce
que n’importe qui pouvait nous avoir reconnus. J’ai commencé à
paraître suspect, et au même moment, un copain, un étudiant
communiste comme moi – j’étais responsable des étudiants
communistes sur Paris – m’a dit: « Je connais un endroit où on peut
diffuser des tracts pour les soldats allemands. » Comme nous on avait
des gars qui parlaient bien l’allemand, on s’est dit: On va faire des
tracts pour les soldats allemands… Ça a foutu une émotion terrible
dans le parti: «Comment ! Qu’est-ce que vous voulez ? ! Les
Allemands, on les tue !», etc. Ils nous ont contre-proposé de tuer un
Allemand pour lui prendre son arme, de créer aussi un groupe FTP,
etc. Je les ai envoyés chier. J’ai dit que je tuerais pas un soldat
allemand quelconque ; j’étais prêt à tuer un officier ou un SS, mais pas
un soldat que je ne connaissais pas et qui était peut-être un
communiste. Et alors dans tout ce bordel j’ai rencontré des groupes
trotskystes. Le premier c’était des loufdingues, des fumistes, très pro-
staliniens d’ailleurs, et les autres c’était des sectaires, également un peu
pro-staliniens. Mais je suis entré dans ce second groupe parce qu’ils
étaient sérieux. Ils ne m’ont jamais considéré comme un des leurs,
parce que j’étais passé par la Résistance, donc j’étais un social-patriote
– ce qui était une connerie, ce qui prouve qu’ils ne comprenaient rien à
rien…
Comment il s’appelait, ce groupe ?
C’était le Parti communiste internationaliste.
Ah, vous étiez au PCI ?
C’était le Parti communiste internationaliste, l’ancien, la fusion du
groupe de Raymond Molinier, du CCI, et le Parti ouvrier
internationaliste, le POI. Le Parti communiste internationaliste. Et le
parti avait deux ailes: l’aile des petits poids [des petits pois ?], le Parti
ouvrier internationaliste, et les moliniéristes. J’étais avec les seconds,
mais ça n’a pas duré longtemps. Je n’étais ni pour l’un ni pour l’autre,
et je me suis fait un peu ma petite place. Et alors j’ai été trotskyste à
partir de 1945.
- 184 -
Et qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là ?
(…) J’ai failli être exclu je ne sais combien de fois. Et toujours j’ai eu
un coup de bol qui m’a permis de me récupérer. Par exemple, j’en
avais ras-le-cul de «chier les journaux» comme on disait – parce que
nos journaux étaient clandestins: on les mettait sous ses habits dans
son dos, et on allait se balader dans un quartier ouvrier, et hop on en
lâchait un, [on allait dans un autre quartier], et hop on en lâchait un
autre. Ils appelaient ça: chier des journaux. J’ai gueulé plusieurs fois.
Une fois, j’en avais ras-le-cul, j’ai dit: «On va bien s’amuser», je n’ai
pas distribué les journaux aux distributeurs, et j’ai vendu… à la
station de métro la plus fréquentée, j’ai vendu mes journaux à la criée.
Je les ai tous vendus. J’ai ramené un pognon fou ! Je triomphais, et on
m’a traduit devant la commission de contrôle, et normalement je
devais être viré… mais dans la semaine précédente le Comité central a
décidé qu’on allait vendre le journal ! (…) Ç’aurait été les staliniens,
ils n’auraient pas hésité. Eux ils ont hésité à me virer (…). On me
regardait de travers. Une fois, j’ai offert un poudrier que j’avais
trouvé par terre, bien astiqué, à la femme qui était notre secrétaire de
rayon… que je trouvais particulièrement négligée: je ne voyais pas
pourquoi on ne pouvait pas être révolutionnaire et soignée. (…)
Qu’est-ce que j’avais encore fait ? Ah oui, le plus joli: au CCI, donc
l’ancien groupe moliniériste327, ils avaient cette espèce de folie, «Il faut
qu’on reste un parti ouvrier. Or, en ce moment, on va recruter des
étudiants, donc on ne peut recruter un étudiant que si on a recruté
trois ouvriers.» Alors, dans le rayon où j’étais, qui était un rayon
d’étudiants, comment vouliez-vous qu’on recrute des ouvriers ? […]
On était condamnés à stagner. Quand j’ai commencé ma bagarre à
l’intérieur de l’Union des étudiants communistes, je me suis constitué
une fraction d’une dizaine de camarades qui étaient d’accord avec
moi: lorsque j’ai rompu quand ils avaient décidé de me buter, j’ai
prévenu mes copains et j’ai dit au PCI que j’avais des copains à faire
entrer. Ils m’ont répondu: «Non, on n’en veut pas. On ne les veut pas,
on n’en a rien à foutre.» C’était tellement idiot que je me suis bien
gardé de leur obéir ; ça a été ma première action de gloire : j’ai recruté
les types, qui croyaient qu’ils étaient recrutés alors qu’ils ne l’étaient
pas. La direction ne savait pas qu’ils étaient recrutés. J’avais fait trois
cellules. Je tirais des textes pour eux, ils croyaient que ça venait du
parti. Trois cellules clandestines…
Et ça a dûré combien de temps cette situation ?
Presque trois mois.
C’est vrai ?

327
Moliniériste : du nom de Raymond Molinier (Y.C.).
- 185 -
Je me suis fait piéger sottement, parce qu’il y avait dans ma cellule
un Espagnol, un ancien juge andalou et un personnage très
pittoresque ; je me rappellerai toujours, il roulait ses cigarettes avec un
bras paralysé, il mettait son bout de papier là, il mettait son tabac, il
donnait un petit coup, pouf, et sa cigarette était roulée ! Je ne sais pas
comment il faisait. (…) Il ne parlait pas très bien le français, alors dès
que la discussion s’élevait un peu, devenait intellectuellement un peu
difficile, il disait: «Ah, tout ça cé dé conelies !» Comme ça m’amusait
beaucoup, j’ai raconté à mes copains – mes copains, les faux
trotskystes – qu’il y en avait un dans ma cellule qui disait «Cé dé
conelies.» Voilà qu’un jour un gars de ma cellule, les vrais, est venu, et
un autre lui a répondu: «Arrête toi, tu dis que dé conelies». Alors il a
dit: «Ah ! J’ai compris !» et j’ai été traduit devant la commission de
contrôle pour avoir recruté neuf gars de manière illégale. Je pensais
que j’allais me retrouver à la porte, mais non, (…) il y en a un qui a
dit: «Ecoutez, quand même, on se plaint qu’on n’est pas forts: lui il
recrute neuf types et on va le virer ? C’est quand même absurde !»
Finalement je n’ai pas été viré.
Ils ont gardé ces types, finalement ?
Ils les ont gardés à zéro, mais ils les ont gardés. Ah, je ne serais pas
resté s’ils ne les avaient pas pris: c’était le reste de la résistance d’un
groupe de jeunes communistes ! (…) Tout ça pour vous dire que je
n’avais pas un fétichisme de parti et que ça m’a coûté bien cher après.
(…)
Et on passait aussi facilement que ça du Parti communiste à un parti
trotskyste ? Ça se faisait aussi naturellement ?
A cette époque ça ne faisait pas beaucoup de différence, à mon avis:
c’était des réunions clandestines, à trois ou quatre, des diffusions de
tracts, ce n’était pas comme un an après, où à une réunion des
trotskystes il y avait 30 personnes et à celle des staliniens 3000. Il y a
des endroits, par exemple Puteaux-Suresnes, des usines où les
trotskystes pouvaient faire une réunion, il y avait assez de monde, et
pas les staliniens. Dès que tout a été libéré, les staliniens, avec leurs
moyens, leur argent, le prestige de l’Union soviétique, ils nous ont
balayés (…) !
Il y a donc beaucoup de militants qui, à la base, ne voyaient pas la
différence ?
(…) On s’en apercevait très vite, au langage par exemple: quand il
parlait de Gabriel Péri, mon co-co-co-responsable disait: «le patriote
Gabriel Péri», et je disais «le communiste Gabriel Péri». Il m’a dit:
«Tu vas dire ʺ″patrioteʺ″ ? !» Je lui dis : «Non, je ne sais pas s’il est
patriote, Gabriel Péri, j’en sais rien. Je sais que j’ai lu des articles de
lui dans L’Huma, c’était un communiste.» Et voilà ! J’avais mis le doigt
- 186 -
dessus… D’autres le faisaient sur d’autres choses, mais on trouvait
assez facilement. Il y a eu un moment qui nous a tous éclairés
beaucoup : (…) c’est l’Italie ! En Italie il y a eu une offensive assez
féroce de la classe ouvrière pour renverser tout ce qui restait du
fascisme, et les communistes se sont rangés du côté de l’ordre et de la
stabilité. C’est ce qu’on appelle le tournant de Salerne. Ça a fait de
l’effet, parce que ça signifiait que, en France, les communistes ne
prendraient pas le pouvoir non plus. En fait, une chose m’a beaucoup
frappé : dans la clandestinité on avait des forces comparables ; avec le
renversement de Pétain, de l’Occupation, etc., on avait peut-être
doublé nos forces, mais les autres avaient décuplé les leurs. Avec
l’argent, les moyens, le prestige de l’URSS, la propagande partout,
L’Humanité quotidienne, etc. Il est très important de voir que, dans
cette période, c’est vers les partis traditionnels que les travailleurs se
sont tournés. Les ouvriers vers le Parti communiste, mais dans
d’autres milieux comme les enseignants vers le Parti socialiste. Mais ils
y allaient en masse. (…)
Donc juste après la guerre il y a eu réunification des courants
trotskystes…
Mais ils étaient unifiés ! Il n’y avait pas les ancêtres d’Arlette, ça
c’est vrai, mais de toute manière ça n’avait pas d’intérêt: ils n’étaient
rien. La réunification s’est faite au début 1944. Parti ouvrier
internationaliste-CCI. Je suis entré dans ce parti quand (…) ils étaient
encore…pas bien fusionnés… (rire) Ils se heurtaient plutôt qu’ils se
pénétraient. C’était en février.
La lutte de tendances était assez virulente ?
Ah oui ! On se haïssait ! Pas moi, parce que je m’en foutais, mais les
vieux de la vieille de chacune des fractions ils étaient… C’était eux le
pire ennemi, ce n’était pas les staliniens ni les bourgeois ! C’était les
trotskystes d’en face ! Oh, ça leur a vite passé. Parce que la direction a
pratiqué l’amalgame des cellules: donc on était en cellule ensemble, on
allait coller des affiches. Il y a des filles du CCI qui ont couché avec des
hommes du Parti ouvrier internationaliste, et réciproquement: enfin,
ça s’est un peu mélangé quoi.
Je considère qu’ils avaient des politiques aussi stupides les uns que
les autres, et que les POIstes étaient peu sérieux dans leurs méthodes
d’organisation alors que les CCIstes l’étaient beaucoup trop. Les gars
du Parti ouvrier internationaliste, par exemple, ils se donnaient
rendez-vous chez eux (…). Oui, il y avait une très grande animosité.
…qui s’est résolue rapidement juste après la guerre…
Ça a été balayé très vite. Il y a quelques gars qui jusqu’à la fin de
leurs jours ont continué à vous dire: C’était la faute au Parti ouvrier
internationaliste, c’était la faute au CCI… on n’y faisait plus attention.
- 187 -
A quel moment les tendances ont-elles resurgi ? Tout de suite ?
Tout de suite on avait des tendances, c’était intéressant parce qu’il y
avait de bonnes discussions aux pré-congrès, et après la grosse
scission… fini.
Laquelle ?
Celle de 1952, la scission avec les pablistes. Là ça a été au contraire
très vigoureux, très énergique, alors que je n’ai pas hésité une
seconde… Parce que Pablo avait expliqué qu’il fallait entrer dans les
partis communistes, etc., et l’entrisme sui generis… Ça voulait dire
qu’on entrait, mais on ne savait pas si on ressortait. Il n’était pas
question pour moi – j’étais dans un syndicat enseignant, où je
défendais des positions qui étaient des positions trotskystes, donc
j’aurais considéré comme une horrible capitulation de ne pas le faire et
de me renier auprès des gars que j’avais convaincus. J’ai reçu ces
jours-ci d’un copain de Bretagne un livre écrit par un ex-trotskyste
breton qui a fait de l’entrisme: c’est horrible, les gars se creusaient la
tête pour trouver des raisons d’adhérer au Parti communiste, de leur
dire qu’ils adhéraient, sans se renier. Enfin, c’était affreux ! Ils n’ont
rien gagné au PCF, ceux qui y sont entrés…
Après la scission, l’état des forces en présence s’est trouvé
considérablement réduit… ?
Après la scission, nous on devait être une quarantaine et eux une
quinzaine. C’était magnifique comme résultat !
Comment avez-vous fait pour remonter la pente ?
Bah, petit à petit. A travers tout ce qui s’est passé: la Yougoslavie,
l’Algérie… la grève générale de 1953…. Enfin on y est arrivés à travers
l’intervention… et les autres ont quitté le Parti communiste.
On est très frappé par le fait que l’OCI semble, par la suite, vouloir à tout
prix se situer dans le cadre d’une certaine tradition par rapport aux héritiers
du pablisme…
Oui, on considérait que nous, on était les vrais, qui continuions ce qui
avait été la ligne de Trotsky, alors que eux étaient des gens qui
foutaient tout en l’air. C’est d’autant plus drôle que, par exemple,
Pablo, il a toujours pensé ce qu’il pensait à ce moment-là: la preuve, il
a voté contre la constitution de la Quatrième Internationale ! J’ai
toujours pensé qu’on s’était très mal battus contre Pablo parce qu’on
ne savait rien de lui. Et comme je suis un historien, j’ai trouvé qu’il
était, lui, un gars qui était pour travailler dans les partis communistes:
point.
Vous, parallèlement, vous continuiez vos études ; est-ce que, du fait aussi
de vos lectures précoces de Trotsky, vous vous êtes orienté tout de suite sur
ce sujet ?

- 188 -
Non, je ne crois pas. J’ai marché avec les gens de ma génération. (…)
J’étais préparé par toute mon expérience parce que je suis entré au
Parti communiste sur la base de ce que je croyais être la nécessité de la
lutte armée. Et j’y crois toujours, que la lutte armée était nécessaire: à
la fois contre l’occupant et contre la bourgeoisie française. Mais je n’ai
pas trouvé d’écho à ça, quand j’ai quitté le Parti ouvrier
internationaliste, je n’en ai pas trouvé au CCI, parce que la conception
du CCI c’était un peu, je dirais méchamment, une conception
neutraliste. Ils étaient pacifistes, en somme. Je n’étais pas le moins du
monde pacifiste. Je voulais qu’on se batte ! Mais des deux côtés on ne
voulait pas: la seule différence c’est que je considérais le CCI comme
plus sérieux. Les précautions clandestines, etc. C’était peut-être trop,
mais enfin il valait mieux trop que pas assez. (…)
On a aussi l’impression que la culture de la guerre a joué un rôle
important dans la culture trotskyste d’après.
Oui, bien sûr (…). J’avais voulu provoquer en quelque sorte un
travail sur les trotskystes pendant la deuxième guerre… J’ai fait des
bons articles, j’en ai emprunté deux ou trois autres qui étaient bons
aussi, mais personne n’a travaillé dessus, et pourtant à mon avis ce
serait nécessaire. Mon opinion c’est qu’il fallait jouer le jeu du combat,
et du combat armé, pour avoir une force prolétarienne armée à la fin
de la guerre. Et ça, personne ne l’a fait. Pourtant ça existait noir sur
blanc dans les textes de Trotsky, qui appelait ça la politique militaire
du prolétariat. Mais je n’ai pas pu dire que je voulais l’appliquer
puisque je ne connaissais pas… Je l’ai découvert comme historien
après.
De quelle manière la pratique des trotskystes pendant la guerre pouvait-
elle se ressentir après ? Par exemple, la pratique des pseudonymes…
Ah ça ! (…) J’ai fait comme tout le monde, j’ai rigolé sur les
pseudonymes. Jusqu’au jour où j’ai trouvé un rapport de la police
suisse qui disait: «A la suite de l’interdiction de (…) la section suisse de
la Quatrième Internationale, nous avons pu arrêter tous les citoyens
suisses de ce parti, mais pas les étrangers parce qu’ils portent des
pseudonymes» ! Alors là, je me suis bien marré…
C’était en quelle année ?
En 1945. J’ai trouvé ça à Zürich, aux archives. J’ai rigolé tout seul
comme un con dans la salle d’archives. (…) Donc j’ai cessé de me
moquer des pseudonymes depuis que j’ai découvert ça.
Cette pratique n’était pas une continuité de l’activité clandestine pendant
la guerre ?
Ça a toujours été comme ça. C’était la poursuite de la continuité du
Parti communiste clandestin, etc. Et des organisations révolutionnaires

- 189 -
en France. C’est vrai que vous échappez facilement à la répression si
vous signez Joseph alors que vous vous appelez Pierre.
Bien sûr.
Ça ne veut pas dire que c’est imperméable, mais ça facilite les choses.
Alors il ne faut pas faire comme Lambert: Lambert, par exemple,
c’était un champion pour ça. Un de mes pseudonymes à l’époque,
c’était Scali. Lambert, un jour qu’on a tenu, en 1968, une réunion
clandestine dans une maison, très belle d’ailleurs, et en sous-sol, il dit:
«Alors attention, hein ! On n’appelle personne par son nom, on ne dit
pas Broué, on dit Scali !… Mais qu’est-ce que vous avez à rigoler
comme des cons ?» (rire) Ça, c’est du Lambert tout pur !
A propos de Pierre Lambert, justement, quand l’avez-vous rencontré ?
La première fois ça devait être en 1944, et il prenait la parole en tant
que responsable jeunes de la CGT de la région parisienne. Il s’appelait
Témanci. La première fois que je l’ai vu. Et la deuxième fois, ça a été
pendant la grève Renault [de 1947]. Alors la première fois je ne lui ai
pas parlé, et la deuxième fois je lui ai parlé parce que j’étais le garde
du corps de Daniel Renard, qui était notre représentant à la grève
Renault, et je l’ai trouvé pas mal Lambert: il avait un aspect bon
populo ; il parlait argot mais pas trop, il connaissait bien le milieu, il
connaissait l’histoire du mouvement ouvrier, les personnalités (…). Il
donnait le sentiment d’être accessible et de connaître bien le
mouvement ouvrier, et ses revendications.
Il avait de l’influence dans l’organisation à ce moment-là ?
Il était haï des POIstes et des CCIstes: il avait trahi les uns et les
autres… Enfin il s’était un peu faufilé et il a fait la seule chose qui était
à peu près sérieuse dans la période qui va de la guerre à la première
scission, celle d’avec les droitiers, il avait organisé une commission
ouvrière qui travaillait bien et qui centralisait, par-dessus la tête des
cellules, le travail ouvrier. Comme j’étais un syndicaliste, j’étais aussi
rattaché à eux. Ça a été le noyau autour duquel s’est organisée la
résistance aux pablistes, et ce n’est pas par hasard. Comme les gars
étaient dans un milieu qui est lourd, le milieu ouvrier, ou même
enseignant, fonctionnaire, etc., qui pèse, eh bien c’est beaucoup plus
difficile de faire passer des gars du PCI au Parti communiste, parce
que ni les gars du PC vont vouloir les prendre, ni eux ne vont vouloir
aller là-bas, etc. Alors que le gars qui est étudiant, ce n’est pas difficile.
Beaucoup de commentateurs, notamment d’anciens militants, comme
Benjamin Stora ou Philippe Campinchi, décrivent une organisation où tout
tournait autour de Lambert: est-ce que c’était le cas au moment de la
scission ?
Pas du tout ! […] Lambert, je m’en rappelle encore, dans les années
60, il n’était pas encore le chef incontesté. Il était, comme je le dis dans
- 190 -
mes Mémoires, primus inter pares, mais pas plus. Seulement il a eu un
avantage sur tous les autres, il est devenu comme un permanent: je dis
bien « comme un permanent », pas permanent, comme un permanent.
On devait être, je ne sais pas, 25 sur Paris, quelque chose comme ça,
Lambert était inspecteur de la CAF, la Caisse d’allocations familiales,
et il allait faire des contrôles chez les patrons. Il attendait
tranquillement qu’un jour de la semaine un copain puisse l’amener en
voiture, ce qui lui permettait d’effectuer tous ses contrôles de la
semaine en un jour, et donc il était dans les conditions d’un permanent,
et c’est là-dessus qu’il a construit sa primauté, parce que nous on
bossait comme des fous, et sinon comme des fous au moins huit heures
par jour.
Et, de son statut de premier, comment serait-il passé à une position
hégémonique ?
Parce qu’il était le mieux informé (…). La détention d’informations
vous donne un très grand pouvoir, très grand. Je me suis aperçu (…)
quand on m’a viré du Comité central (…) – je me suis senti beaucoup
plus faible politiquement, parce que je ne recevais pas les informations.
Après je me suis rendu compte que c’était des informations biseautées
qu’on me donnait, je ne le savais pas. (…) Lambert était permanent,
alors que les autres ne l’étaient pas. Après il y a eu Stéphane Just, mais
Just était aussi une espèce de permanent, puisqu’il a bossé pour
devenir électricien – il était spécialiste de l’électricité des autobus de la
ville de Paris ; il avait une ou deux interventions urgentes dans la
semaine: le reste du temps il avait un bureau, il avait ses bouquins, il
écrivait ses articles, etc. Lambert et Stéphane Just c’était comme deux
permanents alors qu’ils ne l’étaient ni l’un ni l’autre.

Personne ne protestait ?
Pourquoi vouliez-vous qu’on proteste ? On était contents qu’ils
fassent du boulot ! Ils en faisaient deux fois plus que les autres. On ne
se rendait pas compte de l’importance que ça avait – on s’en est rendu
compte quand la situation est apparue dans toute sa clarté.
Je relisais récemment le livre d’Yvan Craipeau, dans lequel il y a, à
propos de Lambert, des propos très durs. Il parle par exemple d’un
«dogmatisme mâtiné d’opportunisme syndical»…
Oui, c’est peut-être vrai mais ce n’est pas décisif. (…) On pourrait
faire (…) une étude du vocabulaire de Lambert, de sa syntaxe, etc., et
s’apercevoir qu’il donne une version, je ne dirais pas très stylisée, très
schématisée, très simpliste, et il a réussi à populariser dans
l’organisation certaines formules archi-fausses. Par exemple, l’un des
refrains de Lambert c’est: «Comment ? Tu te plains qu’on a fait ça, ça
et ça. Mais mon pauvre ami, ce n’est pas de la politique, ça, c’est des
- 191 -
questions de méthode, on n’en a rien à foutre.» «Il a raison, c’est pas
de la politique ça, il n’y a pas un mot de politique là-dedans !» Non, il
n’a pas raison ! Rakovsky disait en 1928: «La démocratie ou l’absence
de démocratie se mesure à la façon dont la direction indique la ligne
aux camarades et à la façon dont les camarades expliquent la ligne
dans la classe.» Rien à voir avec la fausseté des méthodes, au contraire.
Eh bien il est quand même arrivé… Il y a combien, quatre ou cinq ans,
que j’ai découvert que là-dessus il y avait une vraie escroquerie.
Mais finalement, c’est grâce à son charisme qu’il aurait pu…
Oh son charisme ! Mais si vous le connaissiez ! Alors là, son
charisme, mais laissez-moi rigoler… Ecoutez: à un moment, un de nos
mots d’ordre c’était contre le gouvernement Mollet-Thorez… et
Lambert il arrivait pas à le dire, il disait (rire) Morez-Thollet, Mothet-
Orez, etc. Je me marrais, parce qu’il recommençait chaque fois. Il était
incapable de dire Mollet-Thorez ! Bon, alors, il bafouille, il bouffe ses
mots,… du charisme, non non, pas du tout. Mais il avait une certaine
manière d’être proche des gens. Tout le monde pouvait aller dans le
bureau de Lambert. Ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’autres. Mais
il aurait eu plus de boulot, il ne serait pas venu. Non, c’était un gars
qui a eu des qualités… [Un jour j’ai dit à] Lambert:
«Tu me rappelles Alexandre le Grand.
– Pourquoi ? Explique.
– Eh bien tu vois, Alexandre le Grand était le fils de Philippe,
Philippe avait eu de bons généraux, qui avaient son âge, donc qui
auraient pu être les parents d’Alexandre, et bien Alexandre les a tous
fait bousiller.
– Mais je ne vois pas, qu’est-ce que j’ai fait…
– Attends, tu vas voir. Alors il est allé en Egypte et il a dit ʺ″Je suis le
fils du Soleilʺ″, et les gars se sont marrés: ʺ″Tu n’es pas le fils du Soleil,
tu es le fils de Philippe.ʺ″ Alors il les a tous fait tuer. Eh bien toi, tu crois
aussi être le fils du Soleil… c’est pour ça que tu exclues tout le
monde !»
Il a piqué une crise ! Il a attrapé la table, il a commencé à la
soulever… J’ai dit: «Patron ! Monsieur veut renverser la table !»
Non, il n’a pas de charisme, Lambert… Je pourrais vous citer 50
histoires où il était ridicule. (…) C’est justement ça peut-être qui faisait
son… le fait qu’il a l’air très con parfois donnait confiance: vous voyez
ce que je veux dire ? Un bon ridicule. Ça donnait confiance.
Yvan Craipeau parle d’une «mystique de l’organisation» en ce qui le
concerne…
De mystique ?
Oui, que tout doit lui être sacrifié.

- 192 -
Mais ils disaient tous ça ! Tout le monde disait ça ! Enfin, pas moi,
mais tout le monde disait ça.
Donc ça n’avait rien d’exacerbé chez lui…
Ah non, ce n’est pas un trait de Lambert, pas du tout. (…) Je me
rappelle, ça m’avait beaucoup frappé, et ça m’avait plu. [Un jour] il dit
à Gérard Bloch :
«Mais, je ne comprends pas, tu as gagné des heures supplémentaires
et tu viens de les verser intégralement au parti ?!
– Oui, mais…
– Mais tu m’emmerdes ! Tu as des enfants ! Tu m’emmerdes, tu as
des enfants: on ne te demande pas de te vider les tripes ! Il faut que tu
t’occupes de tes enfants proprement !»

Moi ça m’avait plu, ça. Parce que Gérard Bloch c’était un peu le
sacrifice, sauf que c’était ses enfants qu’il sacrifiait, pas lui. Non (…), il
faut être juste. (…) Je vais vous dire: j’ai des problèmes avec beaucoup
d’anciens du parti, parce que moi, celui que j’exécrais le plus, ce
n’était pas Pierre Lambert, c’était Stéphane Just ! Parce que Just
c’était une brute:, il est connu pour avoir boxé Ernest Mandel ; faut
vraiment être un sauvage pour boxer Mandel, parce que c’était un
doux…
Et Stéphane Just, (…) je ne préfère pas le qualifier, je vais vous
raconter une histoire. Just, avant sa rupture avec Lambert, il me
téléphone et me dit: «Je voudrais te voir. Je voudrais te parler. J’ai des
désaccords avec Lambert.» Je m’entendais très mal avec Stéphane
Just, qui était un gland et un bureaucrate… je ne pouvais pas ouvrir la
bouche: «Ah ah ! L’intello !!»… C’était vraiment déplaisant au
possible… Je lui dis: «Bon, d’accord, on discutera.» Je monte à Paris,
je vais voir Lambert et je lui dis: «J’ai rendez-vous avec Stéphane Just,
qui veut me parler de son texte de position.» «Très bien, me dit
Lambert, bravo.» Et je rencontre Stéphane Just. Just me fait lire son
texte.
«Qu’est-ce que tu en penses ?
– Ecoute, il manque deux choses. En gros je suis d’accord avec ce
que tu as écris mais il manque deux choses. La première c’est: ʺ″Rien
de tout cela ne pourra être réalisé s’il n’y a pas dans le parti une
véritable discussion, le retour à l’élection des responsables et le droit
effectif et non pas théorique de constituer des listes de tendances pour
les congrès.ʺ″ Et la deuxième: ʺ″Moi, Stéphane Just, je reconnais ma
responsabilité dans cette absence totale de démocratie et je demande
aux camarades de ne pas m’en vouloir, puisque je reconnais que je me
suis trompé.ʺ″»

- 193 -
Il s’est levé et il m’a dit: «Connard ! !» Et il est parti. Je considère
Stéphane Just comme un malfaisant… parfait. De même que Charles
Berg qui a joué un rôle de petite brute, de sale petite brute: c’était
l’homme de Stéphane Just !
Il méprisait vraiment les intellectuels ?
Stéphane Just ? Il ne les méprisait pas: il les haïssait ! «Ils ne sont
bons à rien, ils ne font rien…». Alors pour Stéphane Just, je réunissais
tous les défauts insupportables chez un militant. (…)
Pour en revenir à Lambert… Finalement, vous tempérez vraiment le
portrait qui en est généralement dessiné. Est-ce que vous croyez que le
terme de «lambertisme» est justifié, quand on évoque par exemple l’OCI ?
A partir d’un certain moment, oui. Par exemple: quand je suis arrivé
à Grenoble, ça devait être en 1967, je suis allé dans la délégation
française à la conférence internationale de Londres. Et j’étais en
correspondance avec le hongrois Michel Varga – Balasz [Nagy] –, qui
m’expliquait ce qu’on allait faire là-bas. Bon, j’étais d’accord. Je suis
intervenu là-dessus, et c’était sa position à lui, opposée à celle de
Lambert. Quand je m’en suis aperçu, j’ai dit à l’autre: «Tu te fous de
ma gueule ? Tu aurais pu me dire que c’était une position, et pas la
position du parti ! Je ne sais même plus qui a raison maintenant, mais
en tout cas je trouve que tu m’as mis dans une situation très
désagréable.» Et je le dis à Lambert. Il me dit:
«Tu aurais pu t’en apercevoir tout seul. Je considère cela comme une
trahison personnelle.
– Parce que tu crois que tu ne prends jamais que des positions
intelligentes ? Ben, t’es une belle cloche.»
Sa réponse est idiote ! C’est vrai que quand on vous présente quelque
chose, et qu’il n’y a pas de contradiction, que vous n’êtes pas méfiant,
[…], vous dites: « C’est comme ça qu’on va faire.» C’est pas votre
domaine principal, les résolutions internationales. J’avais trouvé ça
très très inquiétant. Beaucoup de choses qui, petit à petit, m’ont
inquiété. Je me rappelle, une année, j’ai été invité à la fac à Caracas, et
là-bas ils m’ont reçu comme un prince: c’est-à-dire que non seulement
j’étais payé, mais j’étais logé gratuitement, j’étais invité à bouffer…
pratiquement, j’avais tout mon traitement… quand j’ai fini le séjour.
Alors j’avais envie d’aller un peu au Mexique, pour connaître le petit-
fils de Trotsky. (…) J’avais téléphoné à ma boîte en disant: «Je
prolonge de quinze jours, je rendrai évidemment les cours après», il
n’y avait pas de problèmes. J’explique tout ça à Lambert (…) et il me
dit :
«Bon, écoute, tu passes chez le trésorier.
– Chez le trésorier ? Mais pourquoi ?
– Mais tu as fait des dépenses ? !
- 194 -
– Tu te fous de ma gueule, non ?! »
J’essaie d’expliquer que j’ai fait ce voyage à mes frais parce que je
n’ai rien payé. Je suis en règle de mes cotisations de parti, mais pour ça
je n’ai rien payé parce que je n’ai fait aucune dépense là-bas. Donc il
n’en est pas question.
«Comment ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Tu es trop fier !
– Tu m’emmerdes ! Je n’ai pas besoin de ton fric ! Ou alors tu me
le donnes si tu me montres la ligne sur le budget du parti pour le
dernier congrès qui prévoit mon voyage là-bas. Et ça, tu pourras le
chercher longtemps !»
Je suis revenu [chez moi] et j’ai dit à ma femme: «Je crois que j’ai
senti l’odeur de la corruption.» Parce que ça voulait dire qu’il allait me
donner 2000 balles, quelque chose comme ça, 3000. Qu’est-ce que ça
veut dire ça ? J’aurais été obligé de faire ce truc, j’aurais accepté, mais
je n’étais pas obligé, je l’avais décidé tout seul. Il voulait me donner du
fric ? Je crois qu’il y avait beaucoup aussi de liens de ce type. Ses
permanents, par exemple, ils étaient bien gâtés. Sur le papier,
théoriquement, ils gagnaient un salaire équivalent à celui d’un ouvrier
qualifié: mais l’ouvrier doit être bien qualifié à mon avis… D’autre
part, ils ont une carte de crédit de la SELIO, qui les met bien à l’aise.
Parce qu’ils pouvaient se payer des restaurants que je ne pouvais pas
me payer. Les permanents, ce n’était pas des pauvres ! Voilà. Alors il y
a eu certainement un peu de corruption.
Vous croyez qu’il faisait un peu de clientélisme ?
Il y avait des trucs qui me choquaient… Par exemple, pendant dix
ans, alors que j’avais passé la thèse, je n’avais pas de poste, je n’étais
pas sur la liste pour recevoir un poste. Alors je lui dis:
«Ecoute, je ne sais pas ce que tu en penses. Mais je crois que nos
camarades devraient se mobiliser dans un mouvement que je lancerais
pour exiger des comptes, car on ne m’a jamais donné aucune raison
pour le refus de m’inscrire sur la liste. Donc je voudrais que la fraction
marche avec moi… Qu’est-ce que tu en penses, es-tu d’accord ?
– Non je ne suis pas d’accord. Je vais aller voir Bergeron, il ira voir
la ministre, Mme Saunier-Seité, et ils t’arrangeront ça.
– Ça va pas, non !? ça va pas ?! Dans quel monde tu vis, toi ? Tu
oublies que je suis responsable syndical, je ne te demande pas des
services de ministre. Je réclame mon droit d’enseignant !»
J’étais parti en claquant la porte du bureau. C’est quand même bien
un signe de dégénérescence, ça, non ?
Il y avait quand même un certain nombre d’autres personnalités
influentes: il suffisait qu’ils se heurtent avec Lambert pour qu’ils tombent
en disgrâce ? Il avait vraiment la mainmise sur l’organisation à partir des
années 60 ?
- 195 -
Oui. Et je pense qu’il faisait du chantage. Comment et pourquoi, je
ne sais pas trop, mais je me rappelle une fois… quand il a exclu
Stéphane Just: on s’est trouvés à côté l’un de l’autre et il est intervenu
en disant:
«Mais tu as écrit à Untel, tel jour, etc.
– Mais dis donc, t’es gonflé, toi ! Tu as lu les lettres de Stéphane
Just ? Tu as lu sa correspondance, comment ça se fait ?
– Aaah, arrête !
– Mais t’imagines que tu me ferais un coup comme ça à moi ?
– Mais non, pas à toi, je sais à qui j’ai affaire !»
Ça c’était l’aveu. Parce que Stéphane Just a pas moufté là-dessus.
Son pouvoir était fait d’un tas de petites choses, mais dès qu’un type
levait ou relevait la tête, et semblait prendre deux ou trois centimètres
de distance avec lui, c’était fini. On le descendait. Et alors, quand il
venait [en province], [il disait aux] gens : «Voyez le camarade Untel, il
a fait ça, il a fait ça…» Des dénonciations, comme ça, à la con, qui se
faisaient presque toutes seules. C’est ça qui est grave. Si encore il nous
avait convoqués dans son bureau… Je me rappelle un jour, par
exemple, il s’en était pris dans son intervention au congrès à mon
camarade Rodel. Je monte le voir après et je lui dis:
«Mais qu’est-ce que tu es allé chercher contre Rodel ? Tu es malade,
ou quoi ? » [Il me sert un] bla-bla. « Mais enfin, arrête. Tu n’as pas un
indice que ce que tu racontes est vrai. Je le connais très bien, ce
camarade, il n’y a rien de vrai. Et tu viens d’empêcher qu’il soit élu au
Comité central ?
– Ah, mais c’est trop tard maintenant… Je suis désolé…»
Il n’y a jamais eu de fronde contre lui ?
Si, mais les types se sont cassé la gueule ! Il en a gagné un, corrompu
un autre, je suppose que c’est comme ça. (…) Je me suis rendu compte
à ce moment-là que je connaissais très peu de choses de l’interne. (…)
Je n’ai jamais été vraiment parisien. J’ai été quelque temps à Paris,
mais la seule année où j’ai été au cœur des histoires du parti c’est 1956-
1957: j’étais au cœur parce que 1956 c’était la révolution hongroise et
c’est le printemps en octobre… en Pologne. Quand j’ai proposé des
articles là-dessus, Gérard Bloch qui était en charge de La Vérité me les
a refusés en me disant: «Je ne m’intéresse pas aux bureaucrates
éclairés.» J’ai protesté, j’ai envoyé une lettre au Bureau politique, ils
m’ont convoqué, j’ai expliqué… ils ont discuté, ils ont voté en me
donnant raison, ont fait droit à ma demande et ils m’ont coopté pour
m’occuper de la Pologne et de la Hongrie. Ce que j’ai fait. Au bout
d’une année, ils m’ont débarqué de cette fonction parce que j’avais
pris des fonctions de permanent au SNES et que je ne pouvais pas faire
les deux. APendant cette période, j’ai vécu dedans et dehors. J’ai vu
- 196 -
des bricoles qui n’allaient pas, mais enfin rien de dramatique. Je suis
sûr que, dix ans après, ça aurait été irrespirable. Donc il y a eu une
lente dégradation de tout ça.
Dans son livre, Benjamin Stora raconte que, en étant au Comité central, il
n’était pas au courant de tout ce travail de fraction, par exemple de
l’«entrisme» au Parti socialiste…
Ecoutez ! Stora, je l’aime bien, mais il se fout un peu du monde… Je
lui ai écrit une lettre que j’ai l’intention de publier et je lui ai dit: «Je te
donne 8 jours pour répondre.» Parce que voilà un garçon bien gentil
qui écrit: «En cette année-là, Broué et Raoul ont quitté le Comité
central, et avec Untel, Cambadélis je crois, nous avons pris les places.»
Je lui ai dit: «Mais… t’as rien d’autre à dire ? Tu crois vraiment que
tu étais mieux que moi au Comité central ? ça t’a pas posé de
problèmes de prendre ma place et celle de Raoul ? Tu es un peu gonflé,
mon gars. Et tu sais ce que c’est, votre équipe ? Tu appelles ça la
“génération d’Octobre” ?! Mais c’était du Zinoviev… en pire ! Vous
étiez une vraie bande, un vrai gang, vous nous envoyiez à Grenoble,
pour nous contrôler, un type de la MNEF… Un type de la MNEF, qui
payait les étudiants pour faire des diffusions, et qui les payait pas pour
les punir. C’est ça qui s’appelait la construction d’un parti
révolutionnaire ?! Tu te fous de notre gueule ?! Tu ne le savais pas,
ça ? Alors qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Tu sais, je trouve qu’il
manque des choses dans ton livre»… Il ne m’a pas répondu.
C’est vrai qu’à partir du moment où il rentre au Comité central, il dit
beaucoup moins de choses, le débit est beaucoup tari qu’il ne l’est quelques
pages avant…
Exact, et ça pose un vrai problème. (…) Par exemple, quand
Stéphane Just est mort, j’ai fait une nécrologie: j’ai dit ce que je
pensais: «Ce type était un malfaisant.» Le nombre de gens qui me sont
tombés dessus en me disant: «Tu défends Lambert !» C’est
incroyable ! Eh bien non… Je peux dire que Just était une crapule sans
dire que Lambert était un honnête homme… non ?
Tout à l’heure, en relatant votre entrevue avec Stéphane Just, vous disiez
qu’il n’y avait pas de droit de tendance à ce moment-là…
Il y en avait, théoriquement, sur le papier, mais il n’y en a pas eu
dans la pratique. Je voulais vous [raconter]… pendant que j’y pense,
une discussion que j’ai eue avec Stéphane Just et qui dépeint le
bonhomme. J’avais fait un article, assez critique d’ailleurs, dans
Informations Ouvrières, en dernière page, sur le livre de Guingouin, le
récit de sa Résistance par Georges Guingouin. Et ça s’appelait… Y
avait-il des maquis rouges ?… ou quelque chose comme ça. Et j’essayais
de remettre les choses à leur juste place, de montrer que Guingouin
avait été un de ceux qui avaient une certaine logique sociale dans la
- 197 -
lutte, mais que, si le Parti communiste n’avait pas engagé le combat
contre lui, il n’aurait pas engagé le combat contre le Parti communiste.
C’est le PC qui a déclenché les hostilités. Stéphane Just arrive au local
où j’étais, et il me dit:
«Qu’est-ce que c’est ce que tu écris sur ces mecs !! Des saloperies !
Des social-patriotes de merde !
– Ecoute, Stéphane, moi j’ai une autre conception de la discussion.
Je ne beugle pas comme toi. Mais si tu me permets, je voudrais te dire
quelque chose…
– Vas-y ! Vas-y !
– Vois-tu, tu vocifères, et tu as une opinion sur ce qui s’est passé en
France, mais tu n’étais pas en France. Tu étais au STO. Je ne te
reproche pas d’être allé au STO: c’est ton affaire. Mais ce n’était pas
un mot d’ordre du parti et tu n’étais pas au parti ! Tu étais en
Allemagne.»

Mon intention était de lui dire: «Tu étais en Allemagne, mais tu


aurais été en France, je suis persuadé que tu aurais vérifié ce que j’ai
éprouvé, c’est-à-dire la nécessité de participer à la lutte armée, etc. En
ce sens, Guingouin, c’était une initiative intéressante.» Voilà ce que je
voulais lui dire.

Alors il me coupe: «Mais tu me fais chier ! Moi j’ai lutté contre


l’Allemagne ! J’ai baisé la femme qui tenait la ferme ! Pendant que son
mari était sur le front russe ! Je l’ai baisée, devant, derrière, tant que
j’ai voulu ! Eh bien ça c’est ma Résistance !» Je lui dis: «Pauvre con,
va…». Mais enfin, c’est incroyable ça, non ? Avec Lambert ils
formaient un drôle de tandem: l’un était l’opportuniste, l’autre le
sectaire… Mais ils se complétaient très bien. Jusqu’au jour où ça a
craqué… ça a commencé à craquer au moment des amours de
Lambert et de Mitterrand !
Quelle était la limite d’indépendance des individus ? […] On parlait du
droit de tendance, qui n’existait que sur le papier…
Chaque fois qu’il y en avait une, elle était dissoute, et les gens exclus.
Mais il y a donc eu plusieurs tentatives en ce sens ?
Ah oui.
Quelle était alors la limite…
… on ne sait pas ! La patience de Lambert ?…
Mais au niveau des congrès, par exemple, il n’y a jamais eu de motion
pour évoquer le droit de tendance ?
J’ai écrit des textes. Ils n’ont pas été publiés… Et Stéphane Just y
répondait ! Il faut le faire, ça: répondre à un texte qui a été interdit !
Il répondait où ? Dans…
- 198 -
…dans La Vérité ! […] Ils étaient gonflés ces mecs, faut pas croire !
Voyez, avec les heures qui passent, je commence à m’énerver contre
eux de nouveau. Non, mais c’était d’un rare cynisme.
On parlait de Chisserey tout à l’heure, pendant mai 1968. Si j’ai bien
compris, Lambert n’était pas là à ce moment-là ?
Non, il était avec sa maîtresse.
Je ne connaissais pas ce détail… J’avais lu qu’il était au Portugal…
Avec sa maîtresse au Portugal !
Donc il avait donné des consignes à Chisserey en son absence ?
Je ne sais pas. Mais je sais que Stéphane Just, au nom de Lambert et
tout le monde, a ordonné à Chisserey d’organiser le départ des
barricades des gens de la FER [Fédération des étudiants
révolutionnaires]. Qui a contribué à l’isolement total, à la raclée qu’ils
ont prise devant les flics, les autres, etc. Mais qui a été un facteur
d’impopularité de l’OCI et de l’AJS considérable.
Il y avait un tel dogmatisme ?
C’est pas du dogmatisme, ça, c’est de l’autoritarisme ! Chisserey
s’est incliné, les larmes aux yeux. Il considérait que c’était une
catastrophe (…). En plus, comme c’était lui qui avait fait exécuter
l’ordre, tout le monde le rendait responsable. Et répondre: «C’est pas
moi», c’était un crime de lèse-majesté. Parce qu’au niveau de la
direction, la direction est solidaire. Il y avait beaucoup de jésuitisme
aussi… quand ils disaient qu’ils défendaient la démocratie, c’était
absolument comique.

En parlant de la Fédération des étudiants révolutionnaires, quelles étaient


les relations entre l’OCI, l’AJS, la FER ?
La FER ? C’était dirigé directement par l’OCI ! […]

Et à l’AJS, c’était le même procédé ?


Pareil.

Il n’y avait aucune autonomie ?


Non non. Théoriquement oui. Pratiquement aucune.
Mais ça ne se savait pas, ça, dans l’organisation ? Il fallait monter dans
les sommets pour l’apprendre ?
Je dirais juste que les gens de l’AJS avaient le droit d’être un peu
plus grossiers que les autres. Vu leur jeune âge. De trousser les filles un
peu plus vite que les autres. Vu leur jeune âge. Non c’était… une
sacrée bande.
Certains ex-militants ou observateurs évoquent une certaine
pudibonderie, qu’ils relient par exemple à l’affaire Fraenkel…

- 199 -
(…) Lambert était anti-reichien328. Ce qui est son droit: on peut être
pour, on peut être contre… Mais, à ma connaissance, l’exclusion de
Fraenkel s’est faite, non pas parce qu’il avait des idées reichiennes,
mais parce que, malgré la position de l’organisation sur Reich, il a fait
publier contre l’avis de sa famille – de Reich – des textes en français.
C’est-à-dire qu’il a embringué l’OCI, puisque c’était elle qui avait pris
la responsabilité, dans une affaire où elle n’était pas impliquée. Moi
c’est là que j’en suis resté. S’il y avait autre chose, je ne sais pas. […]
Alors, que ce fût la position de Lambert – qui n’était d’ailleurs pas du
tout bégueule, il s’y entendait très bien, dans ce domaine-là, que ce fut
la position de Lambert, c’est possible, mais autant que je me souvienne
c’est pour une question de publication d’auteur sans l’autorisation des
ayant-droits. En tout cas, quand j’ai été informé, c’est ce qu’on m’a
dit. (…)
Je voulais également vous poser une question sur Alexandre Hébert.
Quelles étaient ses relations avec Pierre Lambert ?
C’était son ombre. Lambert, c’était quand même un cas. Voilà un
type qui a le droit de dire ce qu’il veut, de dire «Moi, le trotskysme, je
ne suis pas d’accord», «Le marxisme, c’est de la connerie», etc. Même
«Broué c’est un salaud, il faut le virer !» C’est un type qui avait tous
les droits, et qui était membre du Comité central du Parti communiste
internationaliste. Après chaque congrès, le Comité central se réunissait
et le cooptait. Et l’organisation n’en savait rien. Il pouvait écrire dans
son journal ce qu’il voulait, y compris sur une ligne contraire à la
nôtre. C’est quand même un peu curieux, non ?
Christophe Bourseiller affirmait en effet qu’il était membre clandestin de
la direction de l’OCI. En revanche, Jean-Christophe Cambadélis a écrit
qu’il était plutôt une sorte d’invité…
Il ment, Cambadélis ! Il était coopté ! Et on le cooptait chaque année:
enfin, le temps où je suis resté au Comité central. Chaque année, la
première chose qu’on faisait, c’est qu’on le cooptait. […] Vous savez,
Cambadélis c’est une crapule. Je vais vous dire, moi: la dernière
relation que j’ai eue avec Cambadélis – enfin, pas la dernière puisque
une fois je lui ai promis un scandale s’il ne me donnait pas la parole –
… Cambadélis, j’ai eu un petit pépin avec lui. Figurez-vous que en
cellule, un étudiant de Sciences-Po nous dit:
«Je propose qu’on mette à l’ordre du jour le problème du paiement
des diffusions.
– Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ʺ″le
paiement des diffusionsʺ″ ?

328
Reichien : partisan des théories sur la sexualité et la politique de Wilhelm Reich
(Y.C.).
- 200 -
– Ben, oui, on nous paye les diffusions et cette semaine on ne nous
les a pas payées.
– On paye les diffusions ?!!»
Alors il m’a dit combien on payait: on payait les diffusions !… aux
étudiants. C’est quand même énorme, ça. Donc j’écris aussitôt au
Bureau politique en demandant une enquête là-dessus. Et je reçois une
lettre de Cambadélis: «Pierre, ne t’inquiète pas, tout est en règle, je
t’expliquerai… Il n’y a pas de problème.» Comment vous croyez qu’ils
faisaient les majorités ? Avec des étudiants qu’on payait – enfin, qu’on
payait ou qu’on ne payait pas – mais qu’on payait… ça c’était la
bande ! A Stora aussi !… c’était très louche. Les manigances de
Cambadélis… Une histoire qui est drôle, c’est qu’ils avaient organisé
des journées, les socialistes. Je m’étais inscrit le samedi pour le
dimanche matin, pensant qu’il y aurait plus de monde. J’étais sûr de
ne pas être saboté entre la soirée de samedi et le dimanche, je m’étais
donc inscrit pour le dimanche matin. Quand j’arrive, je ne me trouve
pas sur les listes. Alors je dis au type:
«Mais où je suis passé ?
– Vous, on ne vous connaît pas, alors on vous a rayé.
– Tu ne me connais pas ? Petit con, va. Tu vas voir, tu vas
apprendre à me connaître…».
Je suis allé trouver Cambadélis et je lui ai dit: «Ecoute, moi tu me
connais ? Eh bien, voilà ce qui m’arrive. Je te donne trois minutes pour
que mon nom soit rétabli sur la liste. J’arrive dans trois minutes.
Sinon, tu me connais, tu pourras faire appel à tout ton service d’ordre
mais je gueulerai encore plus fort !» Il est parti en courant ! En
courant ! Et j’ai été rétabli… Quand au bout de trois minutes je suis
retourné là-bas, le type m’a dit: «Ah, mais maintenant je vous
connais…».
A propos du Comité central… Philippe Campinchi parle d’un très fort
cloisonnement, et surtout d’une volonté de Pierre Lambert de tout
cloisonner. Il prend ainsi l’exemple de « l’entrisme » au Parti socialiste…
On ne savait rien ! A la fois parce qu’il y avait une volonté de
cloisonner, il y avait une volonté qui pouvait être saine de ne pas tout
mélanger, par une capacité au bordel dont Lambert est vraiment un
maître: tout foutre en l’air, tout confondre… C’est vrai. Mais c’était
aussi le meilleur moyen de briser toute possibilité d’opposition. Parce
que, entre membres du Comité central, on ne se voyait qu’au Comité
central, dans le cadre du Comité central, sous la présidence d’un
membre du Bureau politique, etc. Et d’autre part dans les autres
[moments], on ne pouvait pas voir les autres [militants] ! Moi j’étais
responsable de Bretagne, les autres de Clermont-Ferrand: je ne
pouvais pas parler avec eux, jamais !
- 201 -
Vous ne vous voyiez pas du tout hors du cadre du Comité central ?
Il n’y avait que des structures professionnelles qui étaient
interrégionales. Par exemple, le SNES-UP… les gars de Paris, les gars
de Lille, de Strasbourg, on les rencontrait là. Et on pouvait parler un
peu. C’était le seul moment.
Et pour les permanents, comment étaient-ils choisis ? C’était Lambert qui
les choisissait ? Il y en avait quelques-uns, je suppose, à la fin des années
60…
C’était le Bureau politique, mais c’était Lambert et c’était Stéphane
Just. Raoul et moi on avait fait un texte posant des conditions pour les
permanents. On ne devait pas recruter un étudiant en cours d’études,
etc. ; ça a été adopté à l’unanimité. Au mois d’octobre suivant, il y
avait trois nouveaux étudiants qui devenaient permanents. Ils avaient
voté, mais ils s’en foutaient. Si on voulait faire un drame, on était exclu
en moins de deux et le parti n’était toujours pas informé. Comment
serait-il informé ?
Pour en revenir au Parti socialiste, le Parti des travailleurs, à propos des
livres récemment parus, tenait dans Informations Ouvrières une chronique
où il récusait notamment le terme d’entrisme… Qu’est-ce que vous en
pensez ?
Qu’il se fout du monde. Il y a eu deux choses ; il y a eu un moment,
c’est-à-dire juste après la première élection de Mitterrand, il y a eu une
adhésion massive de membres du PCI sans [nul] lieu de travail, au
Parti socialiste. Et qui était plus ou moins ouverte puisque ça a été
négocié entre Lambert et Bérégovoy. Dans un deuxième temps,
beaucoup plus tard, Jospin est entré. On a reconstitué la tendance,
c’est-à-dire qu’on a reconstitué une fraction, etc. A un moment
Lambert a fait viser par les membres du Bureau politique que les gens
du PCI entrés au Parti socialiste devaient le quitter, et ils ont tous
refusé avec entrain. Et ça a été la rupture avec Jospin…
Les dirigeants du Parti socialiste étaient au courant ?
Mais enfin ! Soyez sérieux ! Je ne suis pas Jospin, je ne suis pas
énarque et tout ça, je ne suis pas Lambert, mais moi, pour aller aux
Etats-Unis, croyez-moi que j’ai eu de la peine. Quand j’ai été aux
Etats-Unis, j’ai réussi à rencontrer le consul du Canada et il m’a fait
voir la pile comme ça, qu’il avait sortie de son ordinateur, de mon
dossier, à la CIA. Il y avait tout ! Il y avait les séances du Comité
central, avec les présents, etc. Tout, tout tout ! Alors, excusez-moi mais
je sais combien nous sommes fichés, et si on me dit que l’énarque de
Jospin n’était pas fiché, je dis: «Vous vous foutez de ma gueule.» Parce
que les flics sont plus sérieux que ça. Il y a deux choses: premièrement,
on veut nous faire croire que Mitterrand a laissé un ancien trotskyste
entrer au Parti socialiste pour aller vers les places les plus élevées du
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PS, et qu’il l’a fait sans savoir que c’était un ancien trotskyste: ça va
pas, non ? ça va pas ? Alors c’était un minus, ce Mitterrand ? Ah,
non… C’était une des plus grosses canailles qu’on ait jamais vues mais
il était intelligent…
Deuxièmement: vous avez vu comment Lambert traite les gens qui
sont des renégats du parti ? Comment il les traite ? Ce qu’il dit d’eux ?
Qu’est-ce qu’il a dit de Jospin ? Rien. Il a laissé Jospin courir
librement dans la nature, et il n’a pas dit : « C’est un traître, c’est un
renégat… » alors il ne faut pas se foutre de nous. Lambert et
Mitterrand étaient d’accord pour avoir le passage de Jospin chez eux.
L’objectif principal était, pour Lambert, de recevoir du fric, qu’on ne
cherche pas des poux dans la tête des gens qu’il avait fait rentrer, et
que Jospin puisse boucler la gueule de Marchais et d’autres types, ce
qu’il a fait. Seulement, Jospin, on lui aurait dit que c’était pour ça, il
n’aurait pas marché. On lui a dit: «Toi tu seras secrétaire du Parti
socialiste, et ce sera le libre jeu des règles démocratiques.» Il l’a cru, ce
con. Je viens de terminer une note pour mes Mémoires où je dis: «Ce
vaincu mérite quand même qu’on l’aime parce qu’il est vraiment
malheureux.» Il avait cru qu’il allait réaliser un rêve et on le lui a
enlevé des mains.
[…] Dans le courant lambertiste, à partir de la scission avec les
« pablistes », est-ce que les méthodes de fonctionnement ont toujours été
les mêmes, notamment au regard de ce fameux droit de tendance ?
Non, ça s’est fait petit à petit. Je me rappelle, à une époque, quand je
disais à un pabliste : «Regarde, nous on a des tendances aussi.» Et il y
en avait. […] Après il suffisait qu’on dise qu’on voulait monter une
tendance pour qu’on nous accuse d’avoir piqué dans la caisse. Et l’on
repoussait notre demande et on n’avait pas le droit d’en parler. Il y a
des trucs extraordinaires: par exemple, à un moment, au Comité
central, ils parlent d’un mec qui a été exclu du parti et, entre autres
reproches, «il a exploité le camarade Broué en vue de sa réussite dans
la carrière». Je dis: «Mais qu’est-ce que ça veut dire, ça ? On ne peut
pas parler français, non ? Il m’a escroqué ? Moi personne ne m’a
escroqué ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?» Lambert ne savait
pas, pourtant il faisait le rapport, finalement le secrétaire de la
commission de contrôle dit :
«Il est allé chez toi, tu lui as donné des conseils et des bouquins.
– Et alors ? Et alors ? Si c’est un gars du RPR qui est étudiant et
qui vient me voir… Je lui donne, je suis payé pour ça, moi ! Je suis
payé pour renseigner les étudiants ! Et lui, on va l’exclure parce qu’il
est venu chez moi: Hé ! Les gars, attention à ce que vous faites !»
Alors Lambert dit : «Ah oui, là, attention, il y a eu une erreur, c’est
pas possible ! La commission de contrôle ! c’est pas sérieux !» Ce type-
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là, je ne te dirai pas son nom, tu vas comprendre pourquoi. Quelque
temps après, on sonne à sa porte la nuit: il va ouvrir. «Qui est là ?» Le
gros con, le tueur de Charles Berg, Malapa, lui dit: «On veut te voir,
vite, de la part de Lambert.» Il ouvre, les types lui sautent dessus, lui
disent: «Salaud ! On vient perquisitionner chez toi, fumier ! Pourri !»,
tout ça. Ils le font aligner en déséquilibre contre le mur, ils vont
chercher sa femme qui était au lit, ils la sortent du lit, elle était en
nuisette, ils la font mettre pareil, de sorte qu’elle ait les fesses à l’air. Et
hop, ils passaient tous comme ça [ils lui passaient la main entre les
jambes]: une militante du parti ! Qui n’était accusée de rien ! Lui il
était accusé d’avoir fait je ne sais pas trop quoi, mais elle de rien, et
tous les mecs lui ont mis la main avec entrain et régularité ! Je ne sais
pas mais, des mecs comme ça je les tuerais, moi ! [Ils n’ont] même pas
été blâmés ! Le mec, ils ont révisé son jugement, il est venu me voir et il
m’a raconté l’histoire de la main, etc. Je lui ai dit:
«Qu’est-ce que tu veux ?
– Je veux être réhabilité et après on quittera le parti.
– D’accord. Je m’emploierai à ta réhabilitation.»
Je m’y suis employé et j’ai gagné. Et il a quitté le parti. C’est quand
même énorme, ça ! Enorme ! Ça c’était Malapa ! Il avait tous les
droits ! Tu te rends compte: traiter une femme comme ça ?! Elle avait
23 ans cette dame: c’est ignoble ! (…) On s’est bien fait piéger, ma
génération. Tu n’as pas lu l’interview que j’ai donnée à une Sud-
Américaine ?
Non.
Eh bien c’est là-dessus. 49 ans de parti. […] Pourquoi je suis resté 49
ans chez les lambertistes. […]
Pour qualifier l’OCI, Yvan Craipeau, dans l’ouvrage qu’il a écrit,
emploie le terme de «secte».
Non. Non, il y a des aspects sectaires, mais ce n’est pas une secte.
Toute une série de militants sont des militants magnifiques. Il y en a de
moins en moins. Ils sont partis. Mais par exemple dire que Raoul était
membre d’une secte, c’est absurde. Non, Yvan Craipeau a une espèce
de hargne, de hargne confraternelle: c’est des querelles de famille,
alors il est méchant.
Et la notion de centralisme démocratique, par rapport au fonctionnement
interne du parti…
Mais ça fait partie des choses qui m’ont toujours ahuri… c’est
extraordinaire. Le centralisme démocratique, c’est le seul principe
d’organisation qui garantisse une démocratie. Ça signifie qu’on prend
des décisions démocratiquement et qu’on applique ensuite
centralement ce qui a été décidé. De ce point de vue, ou bien elles sont
dictatoriales les organisations, ou bien elles sont de centralisme
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démocratique. Même des organisations de droite, ou des parti
socialistes, sont de centralisme démocratique ou pas.
Je ne cherchais pas à remettre en cause la notion, je me demandais si cela
pouvait correspondre, même imparfaitement, au fonctionnement de
l’organisation.
Ah pas du tout ! C’était du centralisme bureaucratique ! Par
exemple, le Comité central, ça a dépendu des années, mais il y a eu des
fois où il a été entièrement désigné par Lambert. Où Lambert disait:
«On ne renouvelle pas le Comité central, il est très bien comme ça.»
[…] C’était [l’élection de délégués sans mandat et sans discussion
politique préalable] tout à fait les mœurs normales de l’OCI, si j’ose
dire. Et au fur et à mesure que le temps passait, Lambert s’identifiait
de plus en plus à l’organisation. Cette organisation, c’était lui. Et je
crois qu’il le croit de très bonne foi. Que c’est lui maintenant.
En parlant de foi, justement, vous croyez que c’est ce qui explique que de
nombreux militants ne s’apercevaient pas ou ne remettaient pas en cause
certains schémas comme celui-ci ?

Je ne sais pas. Je me rappelle un jour une réflexion qui m’avait


beaucoup frappé, [lors d’] une de mes dernières entrevues [avec
Lambert]. Il me dit:
«Comment va ton fils Michel ?
– Il va bien mais, tu sais, il m’a dit l’autre jour: ʺ″Je suis persuadé
que nous sommes incapables de donner naissance à un parti
révolutionnaireʺ″.»
Lambert éclate de rire et il dit: «Ah, parce qu’il en est encore resté
là, lui ?» […]
Un ancien militant qu’interviewe Christophe Bourseiller affirme que
comme organisation révolutionnaire, l’OCI fut un échec, mais que comme
PME, elle a bien réussi.
Ce n’est pas faux. Ils ont réussi de bonnes affaires. Chaque membre
du Bureau politique devait avoir une entreprise. Petite entreprise mais
une entreprise. Pour financer l’activité du parti.
Ah oui ? Je ne savais pas du tout…
Cambadélis avait une école privée…
Ah oui ?
Si si. C’est pas mal comme formule. […] Ah, Stora, à un moment il
devient muet.
On parlait de Lionel Malapa tout à l’heure. Certains ex parlent d’un
véritable culte de la violence: est-ce que c’était vraiment de cette ampleur ?
Le culte de la violence ?
Oui.

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Alors, écoute, il y a eu un truc absolument dégueulasse, c’est avec les
varguistes. Les varguistes, ils leur cassaient la gueule
systématiquement. Mais à les mutiler. Le service d’ordre du PCI c’est
un service d’ordre de nervis. Oh, à propos, une jolie histoire. A propos
de nervis. Quand j’ai rompu avec eux, un étudiant arrive dans mon
bureau et me dit:
«Monsieur Broué, il y a des salauds là-bas, qui distribuent des tracts
contre vous, je les ai engueulés.
– Ta ta ta, doucement, doucement. Laisse-les distribuer leurs
conneries, va. Je répondrai, mais tu ne vas pas t’énerver. Ils cherchent
des incidents et après ils diront que c’est moi qui ai créé un incident.
Alors surtout ne t’en mêle pas.»
C’était un étudiant quelconque, je ne sais même pas comment il
s’appelait. Le lendemain, ils distribuent un tract sur tout le campus:
«Broué lance ses nervis contre les militants.» Alors, j’avais eu du nez
de faire ça parce qu’effectivement tout le monde a rigolé. Parce que
«Broué lance ses nervis»… Mon nervis, c’était le petit gars [l’étudiant]
(…)

Une fois (…) chez moi, avant, (..) ma femme était en train de mourir,
et j’allais la voir tous les après-midi à 13 heures 30 à l’hôpital. Et
arrive une fille qui avait besoin d’un livre, je lui dis:
«Ecoute, je n’ai pas le temps, mais tu entres, tu fermes à clé derrière
moi. Tu cherches le bouquin qui est là-bas et tu travailles à ma place.
Tu attends que je revienne, je serai là vers 15 heures trente.
– Ça va ?
– Oui, ça va.
Alors je la laisse, je m’en vais, et en revenant, j’arrive à l’étage en
dessous et je vois une vis dévissée pas jusqu’au bout, qui était tombée
par terre. Il y avait eu tentative de dévisser la porte, c’est-à-dire le
signal d’alarme. Ce qui est complètement imbécile, puisque, si tu
dévisses le signal d’alarme, tu le déclenches. Je ne suis pas un gangster
mais je le sais. Donc les gars qui avaient fait ça étaient des amateurs. Il
n’y a pas beaucoup d’amateurs qui veulent pénétrer chez moi en
dehors de ces gens-là ! La fille m’a raconté qu’elle avait entendu
tripatouiller la porte, elle était allée dire: «Qui est là ? Qu’est-ce que
vous voulez ?» [Bruit de cavalcade.] Les types dégringolaient l’escalier.
J’ai écrit à Lambert en lui disant : «Ecoute, des gens sont venus chez
moi pour essayer de fracturer la porte en démolissant le système
d’alarme. Je suis persuadé que c’est toi, puisqu’il n’y a que des cons
comme vous qui puissent faire des choses pareilles. Donc je te préviens,
j’ai déjà quelques témoins, mais si vous recommencez je vous
dénoncerai et je porterai plainte. » Ils n’ont pas recommencé. Tu sais
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ce qu’ils cherchaient ? Un fichier d’adresses. Et tu sais où il était ?
(rire) Dans le coffre de Normale Sup’. J’ai bien rigolé, moi. Ils étaient
cons au point de croire que je mettais ça chez moi ! (rire) Ils
m’auraient demandé, je leur aurais dit : «Ne perdez pas votre temps.»
Une question un peu différente: je voulais vous demander quelle place la
référence à l’histoire tenait-elle dans le discours de l’organisation ?
Une référence à l’histoire selon Lambert, oui. S’il a une conception
de l’histoire, d’un événement ou d’un autre – il ne m’en vient pas à
l’esprit – c’était la bonne version des événements. C’est lui qui l’a.
Alors par exemple: «Ah ah ah ah ! Dans ton livre sur l’Allemagne, tu
laisses entendre la possibilité d’un redressement du Parti indépendant
[l’USPD]… !» Je dis «Oui, pas que moi d’ailleurs. L’Internationale
communiste à l’époque aussi.» C’était l’Internationale communiste où
Trotsky était un élément dirigeant. «Ah ! C’est pas vrai, parce que
Trotsky…» Enfin bref. Ils ont une conception de l’histoire qui est un
mécanisme. Un mécanisme. Il n’y a pas de moment où les choses
peuvent tourner comme ci ou comme ça. Non, c’est toujours un
mécanisme rigoureux. Tu vois ce que je veux dire ? Une roue. La roue
de l’histoire.
Et vous, en tant qu’intellectuel, en tant qu’historien, vous n’avez jamais
été sollicité par l’organisation, par Lambert ? Il avait déjà sa propre vision
de l’histoire ?
Ah tout à fait ! D’ailleurs, quand ils ont demandé, quand ils ont
voulu trouver des historiens à eux, ils ont trouvé des gens qui n’étaient
pas historiens. Quelques enseignements de notre histoire, c’est fait par
Pierre Roy, un prof de lettres modernes. Les derniers trucs, c’est fait
par Jean-Jacques, qui est prof de lettres classiques. Ce n’est pas par
hasard. Lambert, en plus, n’y connaît strictement rien. Par exemple je
me rappelle, il avait demandé à Fougeyrollas de faire un recueil de
textes commentés de Trotsky sur le Front populaire. J’ai dit à
Fougeyrollas:
«Mais tu es cinglé ou quoi ? Tu as accepté ?
– Oui.
– Tu es cinglé ou quoi ?! Je suis au début de l’année 1936, avec les
Œuvres, les textes vont paraître dans les Œuvres: tu trouves ça
intelligent, toi, de publier autre chose ? Les trucs, tu vas les prendre là-
dedans, tu les prendras pas ailleurs. Tu n’as pas l’habitude, tu ne sais
pas où sont les choses, tu ne sais pas où sont les dépôts, les notes, il va
te falloir un travail de dingue pour les faire… Tu es malade, non !? Tu
veux bosser, je te donne des trucs pour bosser mais ne fais pas ça, c’est
idiot.»
Alors il a dit «d’accord» et il a refusé à Lambert en lui disant
pourquoi. Mais ça, c’est Lambert tout pur ! J’étais en train de
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préparer le volume sur l’Allemagne, sur l’année 1936, et lui il voulait le
faire. A son compte, l’OCI. Et il le confiait à un philosophe,
Fougeyrollas…
Ce que vous faisiez en tant qu’historien, ça ne l’a jamais intéressé ?
Lambert ? ? Il s’en contrefout. […]
Ah, une question que j’ai oublié de vous poser, c’est à propos de vos
responsabilités dans le parti. A partir de quand avez-vous commencé à en
avoir ?
D’abord j’ai été responsable des étudiants du parti, puis je suis passé
avec le rayon étudiants du parti à la JCI [Jeunesse communiste
internationaliste], où j’ai été responsable des étudiants de la JCI et
membre du bureau de la JCI. Puis ensuite j’ai été au Comité central
pendant un certain nombre d’années, j’en suis sorti plusieurs fois – de
manière extraordinaire parfois… Par exemple, une fois, ma femme
s’était fait un tour de reins, et elle était alitée, elle ne pouvait pas
bouger. Donc j’étais obligé d’être là: j’avais trois enfants et pas
question de partir un samedi-dimanche. Alors je lui ai écrit pour savoir
s’il n’y aurait pas un couple de camarades qui viendraient pas garder
les enfants pendant le Comité central. Il me répond: «Non, t’as qu’à
démissionner !» Alors je me le suis pas fait dire deux fois, j’ai
démissionné. Et un an après, il me téléphone et il me dit: «Je veux que
le Comité central te coopte.» Je lui ai dit: «Non tu me fais chier ! Parce
que j’ai été élu, et tu m’as fait démissionner. Alors maintenant
t’attendras le prochain congrès et tu me feras élire si tu veux.» Alors
j’ai été responsable en Seine-et-Marne, puis après j’étais responsable
de la région, l’Isère, qui est une région que j’ai prise avec trois
militants et que j’ai menée en quelques années à 300. Et voilà.
[…] Donc vous avez été membre du Comité central plusieurs fois ?
Ah oui je l’ai été plusieurs fois. Je l’ai été de 1948 à 1958, quelque
chose comme ça, puis de 1968 à, je ne sais pas, 1978 ou 1975… je m’en
fous, ça n’a pas d’importance: c’était du temps perdu.
Christophe Nick dit que, au début des années 70, vous avez été président
de la commission de contrôle ?
Mais il est con comme un balai ! J’ai été chargé… pas de présider la
commission de contrôle, parce que c’est un truc qui est élu par le
congrès, mais j’ai été chargé d’un rapport sur quelqu’un qui avait
injurié gravement une camarade – alors je m’en suis occupé, très
exactement pour qu’on ne casse pas la gueule au type, pour que ça se
passe correctement. Et le type voulait absolument être exclu, il a fait le
con… Ke l’ai raccompagné jusqu’à la porte du local, jusqu’à la rue,
après sa déposition. Et après, Malapa m’a dit:
«Mais t’es con !? On voulait lui casser la gueule…

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– Et je voulais pas que vous lui cassiez la gueule, c’est pour ça que
je l’ai accompagné.
– Mais t’es vraiment con…», il m’a dit.
A propos de Malapa, un jour [Lambert] nous a envoyé ici Malapa
parce qu’il y avait une discussion internationale, des camarades qui lui
demandaient une explication de la direction parisienne. C’était
vraiment extraordinaire… Il a dit des conneries ! Il leur a expliqué que
l’Argentine était entre le Canada et les Etats-Unis… Alors je leur ai
dit: «Camarades, je vous en prie, un peu de calme. Manifestez votre
sens de l’humour. N’oubliez pas, n’oubliez surtout jamais que Caligula
avait nommé son cheval consul.» Alors (rire), Malapa il me dit:
«Qu’est-ce que c’est cette histoire de Calcula ? Qui c’était ce type ?
– C’était un empereur romain.
– Tu m’as traité d’empereur romain ?!
– Non, je t’ai traité de cheval !»
Ah, j’en pleurais de rire… Il était con ce mec !!
Ce n’était pas autre chose que le gros bras ?
Ah non, et puis une brute, hein ! Il y en avait un dans son équipe qui
était très déplaisant, c’est Dan. Tu le connais pas, Dan ? Dan Moutot…
Non, je ne crois pas.
Lui il avait pas de gros bras mais il était… filou.
Je vais aborder la dernière partie. A propos de votre rupture avec l’OCI…
[…] Je n’ai pas rompu: j’ai sorti mon Trotsky. Et j’ai demandé au
parti s’il voulait organiser la promotion. Ils m’ont dit:
«Non, non non, surtout pas, il faut que tu fasses avec l’éditeur, parce
que nous, ça nous coûterait trop cher, tandis que là c’est lui qui paiera.
Simplement, tu lui diras des villes qu’on t’indiquera, où il faudra la
faire. Mais nous, on ne veut pas la faire.
– Je m’excuse mais, vous comprenez, il y a quand même un certain
nombre de cas où il voudra que j’aille et où vous ne voudrez pas que
j’aille… Alors j’aimerais bien que ce soit très net.
– Tu fais la tournée de promotion que ton éditeur décide.»
Alors, ça se passait comme ça: l’éditeur m’envoyait une grosse
enveloppe où il y avait tous les billets d’avion, de train, de retenue de
chambre d’hôtel, etc., de la semaine d’après. Je faisais tout ça, je
revenais ici le vendredi soir ou le samedi, et je trouvais une autre
enveloppe pour la semaine d’après, etc. Un jour, je trouve un billet
pour Paris… la NAR… NAF… Je ne savais pas ce que c’était, alors je
téléphone à mon éditeur:
«Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Ah, oui, je savais bien, je le savais… c’est embêtant: c’est les
anciens de l’Action française, qui ont rompu avec l’Action française,
c’est Renouvin, etc. Je voudrais bien que vous y alliez parce que
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chaque fois qu’il vient quelqu’un… Pannequin est venu, on a vendu 40
livres. Le vôtre on en vendrait bien 50… on aimerait bien…»
– Ecoutez… je vais voir.»

J’écris aux copains, en leur disant: «Voilà, apparemment c’est une


organisation monarchiste modérée, de Renouvin, que vous avez vu à la
télé probablement.» Et j’explique ça. Je dis: «Donc on fait comme
d’habitude.» Comme d’habitude ça voulait dire: «Si vous voulez pas
que j’y aille, vous m’écrivez, si vous voulez que j’y aille vous ne bougez
pas.» Bon, et je suis allé faire mon truc, [tranquille] comme Baptiste:
j’ai vendu 40 bouquins. Et bien entendu, des gens très bien élevés,
polis, pas de drame… Le dimanche, ou le samedi, donc deux jours
après, il y avait une manif devant le Trocadéro pour les étudiants de
Tienanmen, et il y en avait qui distribuaient des tracts pour les
étudiants, mais eux ils distribuaient des tracts contre moi: «Broué est
passé de l’autre côté. Il a donné une interview aux fascistes, etc.» Ils ne
m’avaient pas écrit, ils ne m’avaient pas répondu… Comment ils
pouvaient sortir un truc comme ça 48 heures après ?… Comment ils
pouvaient savoir que j’avais fait le truc ? Parce qu’ils imprimaient son
journal ! Ils avaient lu l’annonce de la réunion dans le journal. Donc ils
ont décidé que j’étais exclu. J’ai répondu [par] une lettre très hautaine,
en disant que je n’avais encore jamais vu ça, que je savais bien que le
PCI était novateur, mais qu’enfin exclure quelqu’un sans même le
prévenir ça dépassait tout… Et rendre la chose publique sans qu’il ait
pu se défendre c’était vraiment abominable.
Il y a eu une espèce de réaction aussi dans le parti, ils ont gueulé.
Alors ils ont changé leur tactique: au lieu de s’en prendre à moi, ils ont
commencé partout à exclure les gens qui avaient voté, et protesté
contre mon exclusion. Ça s’est terminé à Grenoble, où ils ont envoyé
des casseurs de Lyon, et les gars qui refusaient de voter la résolution
dégueulasse, les casseurs se chargeaient les de sortir de la salle… C’est
comme ça qu’ils m’ont exclu. Ils ont exclu à Grenoble, la première
semaine, 57 gars. Comme ça, paf: «Tu votes ça ? Non ? Dehors !»
Mais je suppose qu’il y avait des motivations plus profondes… ?
Mais tu n’as rien compris, alors ? Ils ne me supportaient pas parce
que j’avais toujours protesté, parce que j’avais fait des textes, parce
que j’avais condamné leurs pratiques d’organisation… Ces textes, ils
les avaient fait étouffer, mais ils savaient bien que les gens savaient…
Ils voulaient se débarrasser de moi. Ils ont pris le premier prétexte. Ils
ont fabriqué le premier prétexte. Voilà, c’est tout. Quand j’ai vu
comment ça tournait, j’ai eu peur que je sois le dernier à être exclu
(rire) alors j’ai pondu un texte où j’ai dit que je m’en allais. Mais tu
sais, ils sont gonflés ! (…)
- 210 -
Moi c’était pareil, j’étais allé en Amérique faire une tournée, avec
des gars de Socialist Action, qui est une organisation sympathisante.
Avec qui nous avions de bons rapports, avec qui le PCI avait de bons
rapports. […] J’ai fait une tournée avec eux, avec Nadège Daillofet,
avec Sieva Volkov, le petit-fils du Vieux, etc. Un copain, qui était le
responsable de la section algérienne, vient à Paris – c’est moi qui
l’avais recruté: c’était un vieux du Parti communiste que j’avais gagné,
qui était officier de l’ALN [Armée de libération nationale], ancien
secrétaire de l’Union syndicale d’Alger, enfin tu vois, pas n’importe
qui – et Lambert arrive, lui passe le bras autour du cou et lui dit:
«T’en es malade, toi, de ce qui arrive à Pierre ?! Parce que c’est ton
pote, Pierre ?!
– Oui, c’est mon pote, j’en suis malade. C’est tout à fait faux, ce
que que vous faites.
– Ah, c’est bien, tu lui es fidèle, c’est bien. Salut.»
Quand il est arrivé à Alger, il a découvert qu’il était exclu, que
Lambert avait téléphoné. C’est pas mal… C’est bien joué. Avant qu’il
se passe ça, il lui avait raconté que j’étais un salaud parce que j’étais
allé en Amérique après la mort de ma femme, et que j’avais une jeune
maîtresse, que je lui téléphonais tous les deux jours… Que Lambert se
soit scandalisé parce que j’avais, selon lui, une jeune maîtresse, ça
m’amuse un peu. Mais ce n’était pas vrai, je téléphonais à ma fille tous
les deux jours ! Parce que ma fille était une grande malade, et j’étais
parti le tourment au cœur: elle avait perdu sa maman et le papa s’en
allait de l’autre côté de l’Atlantique… Je ne pouvais pas refuser parce
qu’ils avaient tout fait sur mon nom, les gars, et si je n’y allais pas il
fallait qu’ils remboursent… Toutes les cautions pour chaque salle:
c’est impossible, ça les aurait ruinés. [Lambert] raconte que j’ai une
jeune maîtresse, et je téléphone aux Américains, je leur dis: «Mais
qu’est-ce que ça veut dire ?! Qui a pu dire une chose pareille ?», etc.
«Ben, c’est le gars qui te logeait. On s’est aperçus qu’il était un agent
de Lambert, qu’il était infiltré chez nous.» Ils ont débarqué chez le
type, ils lui ont foutu une bonne danse, il a tout raconté, et sa maison
était truffée de micros ; il m’avait proposé d’aller me reposer au milieu
de la tournée, et il me faisait parler. Je ne me cachais pas, ce que je
disais, je le pensais. Tous les matins, le mec courait à la poste, envoyer
en express la bande de la veille… à Lambert, qui après racontait
partout que j’avais une jeune maîtresse, etc. Ils ont foutu une danse
terrible au type, au mouchard, et ils lui ont dit: «Si tu veux te venger tu
n’as qu’à aller casser la gueule à Lambert ou à Gluckstein»… Alors ils
[les dirigeants du PCI] ont tenu leur congrès et ils m’ont exclu. Mais je
n’y étais pas. J’avais envoyé une lettre où je disais que je quittais ce
parti, que je n’en avais rien à foutre… (…).
- 211 -
Et après, vous avez coupé toutes les relations, avec Lambert, avec… ?
Pas après ! […] Lambert j’ai repris contact avec lui… il faut me
connaître pour me comprendre ; son fils est mort, et son fils c’était un
jeune con, mais, des jeunes cons il y en a ! Tous les hivers il venait chez
moi: il venait un jour chez moi puis il allait faire du ski, il passait au
retour, tu vois… Je l’accueillais comme on accueille l’enfant d’un
copain. Il est mort de manière assez bête, alors j’ai mis un mot à
Lambert en lui disant: «Je sais bien qu’on a rompu toute relation, mais
là tu as perdu ton fils et je voulais te dire que je partage ton chagrin et
que je le comprends.» Alors j’ai reçu une lettre… C’est la première
fois que je reçois quelque chose de Lambert qui est… presque
personnel, où il me dit: «Je suis ahuri. Tu [as écrit] la lettre la plus
humaine que j’ai reçue, et c’est de toi qui aurait bien des raisons de ne
pas me la faire.» Ce qui est quand même un aveu… «Merci, je
n’oublierai jamais.» Et après ça il a convoqué une réunion de
responsables, ça c’est Jean-Jacques Marie qui me l’a raconté, il a
convoqué une réunion de responsables où il a dit: «Maintenant,
personne – personne ! – n’ouvre sa gueule contre Pierre Broué !» Fini.
Terminé ! Mais il n’a pas dit pourquoi… Maintenant, il ne m’attaque
plus. Et ici, ils sont gentils, ils viennent me dire bonjour dans la rue…

Et vous avez toujours des relations avec Jean-Jacques Marie ?


Jean-Jacques Marie, je n’ai jamais rompu avec lui. Jean-Jacques
m’a téléphoné quand j’ai été… en dehors du parti, parce que je ne sais
pas si je suis parti ou s’ils m’ont exclu… et il m’a dit:
«Ça m’ennuierait qu’on soit brouillés.
– Pourquoi est-ce qu’on serait brouillés ? Je suis parfaitement
innocent des conneries dont m’accusent tes camarades.
– Je sais. Mais il ne faudrait pas…
– Ecoute. De ma part, il y a rien à craindre. De la part de ton parti
il y a tout à craindre. Donc si tu es décidé à les affronter là-dessus, c’est
ton problème: je n’irai pas provoquer en disant ʺ″Je reçois Jean-
Jacques, etc.ʺ″ D’accord.»
En fait, je crois que Lambert a dû lui dire: «Oui, c’est très bien,
garde le contact avec lui.» Parce que ça c’est bien du Lambert…
Quand il voit qu’il ne peut pas faire un truc, qu’il va faire trop de
dégâts – qu’il aurait été obligé de virer Jean-Jacques après moi, et que
pour garder le contact, ç’aurait été épouvantable… Je crois qu’il lui a
dit «Oui», comme ça il peut dire: «Alors, t’as des nouvelles de Pierre ?,
etc.» Parce que Jean-Jacques m’a téléphoné:
«Lambert est furieux que tu n’aies pas donné de tes nouvelles.
– Eh bien il est gonflé ! (rire). »

- 212 -
Parce qu’ils ont appris que j’étais malade et que j’allais crever, alors
je lui dis « T’es gonflé.»
Une dernière question, mais c’est pour avoir votre avis personnel.
Comment vous analysez l’évolution du PCI en Parti des travailleurs ?
Sur la question du Parti des travailleurs, j’ai depuis longtemps une
position… La première fois que je l’ai eue, que je m’en suis approché,
c’est quand je suis allé en Pologne, et que j’ai vu le fonctionnement de
Solidarnosc. C’était un syndicat certes, mais c’était aussi un vrai parti.
Un vrai parti ! Je voulais aller d’une ville où j’étais à Varsovie, je
téléphonais à Solidarnosc et ils me trouvaient une voiture, etc. Enfin, tu
vois, ils jouaient le rôle d’un vrai parti. Je l’avais dit dans un article:
c’est un vrai parti des travailleurs. Ensuite, je suis allé au Brésil ; au
Brésil, j’ai rencontré Lula, et Lula m’a dit: « Mon expérience m’a
appris deux choses, la première c’est que c’est les travailleurs qui
détiennent l’avenir du monde, parce qu’on va abattre la dictature,
c’est les travailleurs avec leurs grèves qui abattent la dictature
militaire, et d’autre part, il faut un parti, et le seul parti qui peut faire
ça, c’est un parti des travailleurs. » Donc j’étais tout à fait blindé là-
dessus, et quand je l’ai dit au Comité central, je me suis fait
bombarder d’ironie, de «ridicule», «grotesque», «Lula est un agent de
l’Eglise», enfin, etc. Ils ont censuré un article qu’ils m’avaient
demandé sur le Parti des travailleurs: alors je l’ai envoyé au Matin
(rire). Ils ont gueulé, mais j’ai dit: «Quoi ? Vous m’avez interdit, de
l’envoyer ? Non, alors… Arrêtez vos conneries: cet article n’a pas été
condamné, ni par le Comité central ni par personne. C’est vous qui
l’avez arrêté, Lambert et Just.» […] Voilà. Alors, tout d’un coup ils ont
tourné. Un jour ils ont tourné. Boum. Ils étaient pour le Parti des
travailleurs. Donc, j’ai la prétention d’avoir été au Parti des
travailleurs avant eux, mais je pense que le Parti des travailleurs qu’ils
ont, ce n’est guère qu’un prolongement du Parti communiste
internationaliste, et pas plus. Donc c’est déplorable. Ça discrédite la
notion même de Parti des travailleurs. Voilà mon opinion.

- 213 -
Entretien
avec Michel Lequenne
Militant PCI (1944-1955)
Entretien réalisé le vendredi 19 mars 2004

Pourriez-vous me parler du fonctionnement du vieux Parti


communiste internationaliste, et éventuellement de la transition avec le
nouveau PCI après la scission de 1952 ?
Je lisais récemment les souvenirs restés inachevés de celui qui a été un de
nos importants dirigeants après la guerre: Marcel Bleibtreu. Il consacre
justement une partie de ses souvenirs à cette question de la démocratie dans
le Parti communiste internationaliste. Je dois dire que cette démocratie était
en effet très grande. La conception théorique, qui était la nôtre, du
centralisme démocratique était appliquée dans le vrai sens du mot. C’est-à-
dire qu’il y avait de grands débats, sur toutes les questions, avant les prises
de décision qui, ensuite, s’imposaient à la discipline commune. Ça c’est
vrai. Je dois même avouer que, dans une certaine mesure, cette démocratie
était trop grande, en ce sens qu’il y avait sur chaque question discutée une
quantité de bulletins intérieurs. C’était surtout vrai pour la discussion
internationale, pour préparer les congrès internationaux. Le militant
ordinaire n’arrivait pas à tout lire: c’était impossible. C’était presque un
excès parce qu’on nous demandait de voter sur des questions où notre
information était à la fois trop grande et sur lesquelles on ne pouvait pas
vraiment se prononcer: par exemple sur les divergences entre les groupes
d’Argentine ou d’Inde. Mais au niveau national, c’était presque aussi vrai.
Les tendances étaient bien sûr autorisées. Pour aller très rapidement dans
l’histoire du Parti communiste internationaliste: immédiatement après la
fusion, il y a eu une véritable recomposition, qu’ignorent la plupart des
historiens, qui expliquent toujours l’histoire, – y compris celle qui s’écrit –
comme un courant CCI329 et un courant POI330 qu’on retrouve indéfiniment
dans l’histoire, ce qui ne correspond à rien du tout. La fusion a au contraire
fait une majorité de ce qui avait été la minorité du Parti ouvrier
internationaliste pendant longtemps, avec une minorité du CCI, plus le
groupe Octobre, ce qui a été le noyau de cette nouvelle majorité. La

329
CCI : Comité communiste internationaliste. Ne pas confondre avec le CCI du
PT (le Courant communiste internationaliste du Parti des travailleurs), qui est le
courant trotskyste au sein du PT depuis 1992. (Y.C.)
330
POI : Parti ouvrier internationaliste. (Y.C.)
- 214 -
première tendance, et c’était d’ailleurs une fraction, qui s’est détachée de
cette majorité, était l’ancienne direction du CCI, qui est devenue une
fraction de gauche qui a duré jusqu’à la fin de 1945. Puis elle s’est fondue
dans l’ancienne majorité, au moment où, au contraire, l’ancienne direction
du Parti ouvrier internationaliste devenait minorité. Ça a été la
manifestation d’un fonctionnement très démocratique.
Pour constituer une tendance, il suffisait de se déclarer comme telle ?
Dans ce cas, ça s’était fait de façon très simple, dans la mesure où c’était
des groupes qui avaient eu des positions nettement définies avant la fusion
qui apparaissaient. Donc, à la fin de 1945, le CCI fait son autocritique:
leurs positions gauchistes, leurs positions un peu apocalyptiques du
devenir, et ils rentrent dans la majorité. Ces tendances se faisaient sur la
base de l’analyse générale de la situation. Et au contraire l’ancienne
majorité du Parti ouvrier internationaliste, avec Yvan Craipeau à sa tête,
mais dont les principales têtes politiques étaient des plus jeunes, comme en
particulier Parisot et Demazière. Eux considéraient que la perspective
révolutionnaire ne s’était pas réalisée et qu’il fallait jouer sur un long temps
de démocratie bourgeoise renouvelée – ils avaient raison sur ce plan. Mais
de ce fait, petit à petit, ils proposaient d’arrondir les angles du programme.
Ça se posait comme ça. Il y avait des bulletins de discussion qui donnaient
[une] base aux tendances. Il y a d’ailleurs eu ce problème de l’URSS qui a
toujours été le problème récurrent, le véritable cauchemar de
l’Internationale, du trotskysme en général. Quand, en 1947, la discussion,
qui jusque-là avait été internationale, s’est développée en France, il y avait
cinq tendances sur la question de l’URSS. Apparaissait la tendance qui
allait devenir celle de Socialisme ou Barbarie331, donc de l’impérialisme
bureaucratique ; la tendance Gallienne/Marcel Pennetier qui était celle du
capitalisme d’Etat, et trois autres tendances qui, tout en acceptant la théorie
trotskyste traditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré, avaient des nuances
entre elles. Ça, ça n’a pas joué dans les éléments de direction. Il y a eu un
changement de direction en septembre 1946, quand, justement, le courant
qu’on appelait «droitier» a pris la direction pour une année, sur une ligne
qui était quelque peu opportuniste. Mais, finalement, ce n’est devenu grave
qu’à la fin de 1947, quand s’est dessiné le courant qui est allé se fondre

331
La tendance minoritaire animée par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort
naquit au sein du PCI en août 1946. En janvier 1949, les militants de cette tendance
quittèrent le PCI et fondèrent la revue Socialisme ou barbarie qui parut jusqu’en
juin 1965 (n° 40). Pour connaître un peu mieux l’histoire de ce groupe et de la
revue, on se rapportera, malgré ses défauts universitaires, au livre de Philippe
Gottraux, Socialisme ou barbarie, Un engagement politique et intellectuel dans la
France de l’après-guerre, Payot, 1997, qui s’appuie sur de nombreux entretiens,
bulletins internes, tracts, etc. (Y.C.).
- 215 -
dans le RDR [Rassemblement démocratique révolutionnaire]. Parce que là,
leur réalisme sur la situation mondiale s'est traduit par un défaitisme à
l’égard des perspectives révolutionnaires, qui se manifestaient pourtant, et
allaient se redessiner avec la crise yougoslave, mais différemment de ce
qu’on avait attendu. Pas de mouvements révolutionnaires en Europe, sauf
tout de même qu’il y a eu un peu plus tard la crise yougoslave, puis
apparaissaient les révolutions coloniales. L'attitude de nos «droitiers» les a
amenés à penser qu’il fallait une espèce de dépassement du trotskysme, et
ils se sont orientés vers l’entrée dans le RDR, fondé par Jean-Paul Sartre —
un ennemi acharné du trotskysme – et David Rousset – que nous avions
exclu au début de 1946 pour ses positions sur l’URSS, qui représentait pour
lui, au niveau mondial, ce que le bonapartisme avait représenté par rapport
à la situation française, selon le mot de Hegel «la révolution bottée et à
cheval», qui portait la révolution à coups de sabres dans l’Europe. L’URSS
était la même chose au niveau du socialisme. Cette théorie est devenue
celle de la Revue Internationale, et a été celle du RDR, de Rousset et de
Sartre en particulier. Finalement, Rousset est passé à une position
diamétralement opposée. Après le IVe Congrès, où nos «droitiers» ont
perdu la majorité, ils ont donc fait ce passage au RDR, et c’est pour cette
rupture qu'ils ont été exclus au début de 1948. Tout cela s'est fait
démocratiquement. Eux ont accusé la tendance de gauche – l’ancienne
majorité de 1944 à septembre 1947 – d’avoir manipulé les chiffres, mais je
pense que ce n’était pas vrai, et d'ailleurs impossible. Les différences de
mandats qui ont fait les majorités de 1946 et de 1947 étaient très petites. Il
y avait toujours une commission des mandats, paritaire. C’est vrai, donc,
que notre majorité était petite, ce qui s’explique dans un climat de
démocratie comme celui-là, où souvent les choses sont floues dans la tête
des militants, et où les prises de position se fondent sur des détails, et
également sur des rapports avec des dirigeants. C’est ce qu’on a vu dans
toutes les scissions finalement. Certains militants de base suivent ceux qui
les ont fait adhérer ou qui ont été leurs dirigeants principaux. On a aussi
raconté beaucoup d’erreurs sur cette scission. On a dit que le PCI avait
perdu 40 % de ses militants: c’est sans doute à peu près vrai, sauf que ce
n’est pas 40 % qui sont allés au RDR ! Il n'y a eu qu'un relativement petit
nombre qui ont suivi les dirigeants du groupe Parisot/Demazière. Beaucoup
sont simplement partis. Même Yvan Craipeau, par exemple: il ne s’est pas
retiré de la vie politique, mais il s’est retiré hors du parti.
Et la plupart ont fait de même ?
La plupart sont partis. Le plus grand nombre de ceux qui sont partis ont
cessé de militer, ou seulement dans leur syndicat, d’autres sont partis,
découragés. Parce qu’une scission c’est toujours très démoralisant. Et, en
général, dans une scission, le parti gagnant est celui de ceux qui lèvent le
pied et qui en ont marre. Par exemple, dès la guerre, j’avais fait adhérer des
- 216 -
militants, pas mal d’ailleurs, un petit groupe que j’avais formé pendant la
guerre. Ensuite, quand j’ai été sur les chantiers, à la fin de la guerre, j’avais
fait adhérer deux ouvriers. Mais ils sont partis en 1947 ! Quasiment tous
ceux que j’avais fait adhérer à la fin de la guerre et après sont partis lors de
cette scission: pas avec la droite, ils sont partis démoralisés. C’est très
intéressant de voir ça. Les adversaires de la démocratie, des tendances en
particulier, insistent là-dessus: «Les tendances, c’est le bordel.» Oui, mais
c’est un prix qu’on doit payer à la démocratie. Le mal n'est pas dans
l'existence des tendances, mais dans le refus d'être en minorité. Autre chose
à corriger: ceux qui sont partis, ce ne sont pas tous les membres de l’ex-
Parti ouvrier internationaliste. Restaient au contraire dans la majorité
beaucoup de militants qui avaient été au Parti ouvrier internationaliste, et
des dirigeants principaux comme Marcel Gibelin et Marcel Bleibtreu. Et les
groupes des tendances divergentes sur la question de l’URSS sont restés
encore un moment. Ceux du groupe Gallienne-Marcel Pennetier, qui étaient
sur la position d’un capitalisme d’Etat, mais plus près de la droite sur la
politique générale, sont partis les premiers un peu plus tard. Ils n’ont pas
été exclus, mais ils ont rompu avec l’organisation. En 1948, un peu plus
tard encore, c’est le groupe qui a formé Socialisme ou Barbarie qui a lui
aussi rompu. Eux non plus n’ont pas été exclus.

A part David Rousset, il n’y a donc pas eu beaucoup d’exclusions ?


Ceux de la tendance droitière qui avaient choisi d’aller au RDR. On a
exclu leurs dirigeants. Et leur base même, le noyau, est parti.

Quelle était la limite entre le droit de tendance et l’exclusion ?


Là, c’est parce que leur tendance, qui perdait la direction au IVe Congrès,
décidait d’entrer au RDR: il s’agissait donc d’entrer dans un autre parti. Je
dois dire, de mon expérience personnelle, que ça avait tout de même une
importance: c’était déchirant. C’était déchirant, parce que partaient des
camarades avec qui on avait eu d’excellentes relations. Mais il est tout de
même intéressant de noter que cette scission, bien qu’elle ait été très
coûteuse, avait tout de même un petit contenu de classe. Il faut remarquer
que toute la partie ouvrière de l’organisation est restée dans l’organisation.
Et que tous les dirigeants du courant minoritaire étaient des intellectuels,
très brillants en général, et des marxistes très bien formés, mais c’était des
intellectuels d'origine petite-bourgeoise ou bourgeoise. On peut dire qu’on
ressentait — et moi en particulier je ressentais — presque une différence de
classe avec eux. C’étaient des gens très cultivés, qui étaient en même temps
très pro-surréalistes – je ne l’étais pas encore à ce moment-là – et très
brillants, mais un petit peu dédaigneux à l’égard des cadres ouvriers que
nous étions, moins cultivés, même si nous l’étions infiniment plus que les
militants du PCF.
- 217 -
Ça se ressentait à ce point ?
Ça se sentait. Oui. Je le ressentais assez vivement. C’était vrai aussi pour
le groupe Socialisme ou Barbarie: c’étaient des intellectuels encore plus
coupés de la vie de la classe. Passons. Ensuite, le parti continue et,
contrairement par exemple à ce qu’a écrit Yvan Craipeau dans ses
souvenirs, ce n’est pas la fin du Parti communiste internationaliste. C’est au
contraire une reconstitution, et les deux années qui ont suivi, de 1948 à
1950, ont connu à nouveau un bond en avant. Le parti s’est reconstitué. En
particulier, il y a eu pendant cette période la fameuse rupture yougoslave, et
ça aussi ça a été l’objet d’une discussion démocratique très, très grande.
Comment est-ce qu’il fallait prendre cette rupture ? Un courant plutôt
ouvriériste, Lambert en particulier, mais pas seulement lui, Marcel Gibelin
aussi, qui a été plus tard un anti-lambertiste très net, et qui était un de nos
principaux dirigeants, a considéré que c’était une rupture inter-
bureaucratique et que l’on n’avait pas à prendre parti pour les uns et les
autres. Une position majoritaire au niveau international et minoritaire dans
la section française a dit: «Mais pas du tout ! C’est le début de ce qu’on
attend depuis longtemps. C’est le début de la destruction du stalinisme.»
C’était vrai, si on le prend à l’échelle historique. Et Tito rompait sur la
gauche. Je ne rentre pas dans les détails de cette histoire, mais cette
position, majoritaire au sein de l’Internationale, s’est vérifiée pendant
l’évolution yougoslave durant un an. De brochure en brochure, on voyait
leurs positions se gauchir, devenir critique du stalinisme, avec, chez eux
aussi, des déchirements et des différences de positions très nettes. Entre
Djilas et Moshe Pijade aux deux extrêmes. Et ça a abouti, en 1950, aux
brigades332 de Yougoslavie, qui ont été pour notre parti un gros succès.
Alors là, la majorité s’est renversée. Les minoritaires que nous étions, au
premier vote sur la question yougoslave, par exemple, dans le Comité
central français – je crois que l’on n’était que trois à être sur la position de
l’Internationale: Marcel Bleibtreu, [Pierre] Frank et moi – avons assisté au
renversement de la majorité sur la base de la constatation de l’évolution
yougoslave. Et la lutte avec les staliniens a été d’une violence inouïe !
Inouïe ! On a du mal à imaginer ça. Les cassages de gueules reprenaient !
Pendant le meeting qui a précédé le départ de la première brigade, aux

332
Il s’agissait de brigades internationales de jeunes qui, mus par leurs illusions sur
le régime de Tito, allaient travailler gratuitement pour le régime yougoslave, tout
comme dans les années 60 ceux qui allaient participer à la zafra, la récolte de
canne à sucre, à Cuba. Toutes proportions gardées, on retrouvera des illusions
assez similaires à propos de régimes ou de mouvements
« révolutionnaires exotiques » parmi la « jeunesse radicalisée » avec les sandinistes
nicaraguayens dans les années 80, puis les zapatistes mexicains et aujourd’hui le
régime du colonel Chavez (Y.C.).
- 218 -
Sociétés savantes, ils avaient fait une manifestation sur le boulevard Saint-
Michel pour détourner la police pendant que des commandos attaquaient le
meeting. La verrière du toit de la salle des Sociétés savantes a été crevée ;
on a fait des barricades aux portes avec les chaises et les tables et on s’est
battus pendant plus d’une heure. Ils ont jeté des bombes lacrymogènes à
l’intérieur. C’était extraordinaire. Et avant que les flics ne viennent… parce
que les flics sont arrivés comme les carabiniers de l’opérette. C’était
extraordinaire: quand on allait porter la contradiction dans leurs propres
réunions, on se faisait casser la gueule. Mais dans ces brigades, on a
emmené 3000 jeunes en Yougoslavie. Là aussi, notre pratique de
discussion a été très riche: on a engrangé des quantités d’adhésions de ces
jeunes brigadistes. La démocratie reprenait. On a eu deux années sans
tendances, mais ça a repris après, parce qu’à la fin de l’année 1950
commence la guerre en Corée, puis que la Yougoslavie s’aligne sur les
impérialistes. De fait, notre alliance critique s’est effondrée d’un seul coup,
et la rupture s'est faite. A ce moment sort le texte de Pablo Où allons-
nous ?, et commence une discussion qui a duré un an et demi. La suite, tu
l’as lue dans mes bulletins. Lambert passe, y compris dans Le Monde tout
récemment, comme le leader de l’anti-pablisme, alors qu’en réalité il ne
nous a rejoints que tard après avoir tenté un accord pourri avec Pablo.
Je suis en effet tombé dans les archives de Stéphane Just sur un texte
dans lequel il confirme cette version.
Il l’a dit seulement après son exclusion. Mais Stéphane Just était en effet
avec nous au début, de même que Gérard Bloch. Lambert était tout seul à
avoir essayé de faire un accord avec Pablo. J’ai, je crois, raconté l’histoire:
son souci est de préserver son bulletin, son journal, qui s’appelait L’Unité,
un journal d’unité syndicale et dans lequel, d’ailleurs, il y avait très peu de
cégétistes. Il a été trouver Pablo: «D’accord pour l’entrisme, seulement il
faut préserver ça», etc. Pablo, qui était très malin, n’a rien dit, est allé
réfléchir, et en pleine assemblée générale (rire) il le dénonce ouvertement !
Et Lambert (rire), calamiteux, nous rejoint. A partir du moment où il nous a
rejoints, effectivement, et comme pendant toute sa vie, il a grimpé pour se
mettre au premier rang. Mais je ne te raconte pas des anecdotes: repassons
au problème de la démocratie.
Là encore, le débat était à la fois théorique et intransigeant. Il y a eu un
échange d’articles extrêmement violents, puis il y a eu une polémique, et
également au niveau international. Et ce niveau international est
intéressant: parce que, justement, et c’est très important, notre conception
était la conception stricte de Trotsky: «L’Internationale, c’est un parti
mondial» ! Et sous la direction de Pablo, ce sens tendait à aller au bout de
sa logique, c’est-à-dire que le centralisme démocratique doit fonctionner à
l’échelle internationale. Je crois d’ailleurs qu’au début son intention était
très juste, parce qu’il y avait un risque considérable, qui était que les
- 219 -
sections aillent dans tous les sens – ce qui a d’ailleurs été le cas. Les
sections étant autonomes, elles pouvaient avoir des positions complètement
opposées d’un côté ou de l’autre. Y compris en 1948, au IIe Congrès
mondial — qui était en réalité le premier vrai congrès, et sans doute le plus
grand congrès international que l’on ait réalisé, du point de vue du nombre
des sections effectives qui étaient là. Les sections doivent donc respecter la
discipline des congrès mondiaux. Elles peuvent avoir leurs positions
propres, sur leurs problèmes propres, dans leurs sections. Mais c’est
comme ça, par exemple, que, au IIe Congrès mondial, le choix s’est fait
entre deux organisations argentines: celle de Nahuel Moreno et celle de J.
Posadas, pour simplifier. Et pour reprendre ce que je t’expliquais tout à
l’heure au sujet des bulletins intérieurs (BI), on avait lu les BI de J. Posadas
et de Nahuel Moreno, et il fallait prendre position dans toutes les sections
sur l’Argentine, l’Inde, l’Allemagne, l’Angleterre, etc., sur la base des
positions des uns et des autres. Finalement, la section de J. Posadas a été
reconnue comme section et Nahuel Moreno rejeté sur le côté. Je ne suis pas
sûr que c’était la bonne position, mais ça s’est passé comme ça. Ça aurait
été possible, à la rigueur, si la direction de l’Internationale avait eu le poids
politique nécessaire. Ce n’est pas que les gens qui la composaient aient été
des militants de seconde zone, au contraire, mais il y avait tout de même
quelque chose qui ne collait pas.
Ce qui ne collait pas, c’était que Pablo, grâce à sa situation personnelle,
était quasiment un dirigeant permanent. Il avait été l’homme de l’unité
pendant la guerre, de la fusion en France et de la formation du Secrétariat
européen, tandis que les membres de la direction émanant des autres
sections tournaient, et en particulier ceux des Etats-Unis. C’étaient des
dirigeants de haut niveau, remarquables, et je garde le plus haut souvenir de
gens comme Sam Gordon ou Sherry Mangan. Mais ils venaient un an ou
deux ans, et puis ils repartaient, remplacés par d’autres. Et quand Pablo a
commencé à sortir ses thèses complètement défaitistes, il y avait une espèce
de déséquilibre. Cette période est la plus mystifiée de notre histoire.
Par simplification, tout le monde parle d’entrisme, mais l’entrisme était la
conséquence dernière d’une analyse qui partait de la perspective de la
troisième guerre mondiale imminente et du caractère de cette guerre qui
serait en quelque sorte une guerre civile internationale. Je ne reviens pas là-
dessus: tu as toutes les données écrites par moi. Mais la discussion était
démocratique. Très violente, mais très démocratique. Ça s’est conclu,
comme tu sais, par la scission, et la scission, là, a été violente, parce que,
contre Pablo, nous étions, et de beaucoup, la majorité française. Mais les
minoritaires se recommandaient de la majorité internationale, surtout après
le IIIe congrès mondial, où Pablo avait arrondi les angles de ses positions et
s'était fait, en quelque sorte, donner un mandat en blanc pour régir les
problèmes de la section française. Donc la scission s’est faite dans la
- 220 -
violence: d’abord par le vol du matériel du centre par les minoritaires, puis
le fait que, finalement, au lieu du congrès qui devait être le Ve Congrès
national, il y a finalement eu deux congrès. On s’est réunis dans deux salles
différentes. Après, c’est là que l’histoire est presque inconnue, en dehors,
quasiment (rire), de ce que j’ai écrit. L’intéressant, et c’est la partie qui n’a
pas encore été publiée, et qui s’appelle Comment naquit le lambertisme(1),
c’est que dans les deux congrès séparés, avec déjà des pertes de militants
considérables (puisque ceux qui ont foutu le camp étaient aussi très
nombreux à ce moment-là), sont apparus les germes de ruptures. Du côté de
la minorité française, majorité internationale, il y avait parmi ceux que l’on
appelé les pablistes – et je crois bien d’ailleurs que c’est moi qui ait inventé
le mot (rire) – des ultra-pablistes. C’était Michelle Mestre et Corvin, et
ceux-là tenaient la dragée haute aux ralliés que furent [Pierre] Frank et
Privas (Jacques Grinblat). Chez eux, la division a été immédiatement très
vive, quoique leur scission ne se soit faite que plus tard, fin 1955 ou 1956.
Mais chez nous, ça a été très doux. Ça a commencé sur une petite
divergence sur l’orientation qu’il fallait avoir. Parce que nous, la majorité
française, on ne s’était pas opposés à la possibilité de tout entrisme. On
disait: «C’est vrai qu’il faudrait faire du travail à l’intérieur du Parti
communiste, mais pas l’entrisme sui generis où tout le monde entre et où
les camarades qui sont connus comme trotskystes capitulent en expliquant
pour entrer qu’ils ont rompu avec le trotskysme.» Nous on disait: «Il faut
faire entrer des camarades qui ne sont pas connus», un entrisme classique
en quelque sorte. Pas classique au sens de «à drapeau ouvert», comme
avant la guerre: un entrisme clandestin, mais strictement clandestin. Et
Lambert a dit: «Oui, mais nous n’avons plus les forces pour le faire. Il faut
se rabattre sur le travail syndical.» Ça c’était la ligne de Lambert. Il
s’appuyait là-dessus. Dans ses histoires telles qu’il les a écrites et telles
qu’il les enseigne toujours, il se donne comme le courant ouvrier, la
tendance syndicale, comme s’il avait été le leader ouvrier du parti. Ce
n’était pas vrai du tout: il était un des dirigeants du travail syndical, mais il
n’était pas le seul. Marcel Gibelin le dirigeait avec lui et au même titre.
Marcel Gibelin était peut-être même d’une autre stature ?
Oui, je le pense. Gibelin était un grand dirigeant. Mais il était le contraire
de Lambert sur certains aspects: autant Lambert était magouilleur, se
fourrant partout, se mettant toujours en avant, etc., autant Gibelin était un
homme sans ambitions personnelles, sans goût pour la magouille et les
luttes intérieures. Il a mené des luttes intérieures quand il le fallait, mais ce
n’était pas son truc. Et c’est d’ailleurs le premier que Lambert a exclu,
avant nous. Nous, on était quasiment une tendance: il nous a exclus à trois
ou quatre, mais on était organisés en tendance lorsqu’il nous a exclus en
1955. Tandis que Marcel Gibelin a été exclu avec une manœuvre, habile
d’ailleurs… Lambert avait donc cette position. Mais il n’était pas à la tête
- 221 -
de la direction: la direction c’était encore majoritairement les premiers de la
lutte anti-pabliste, et on était aussi, en fait, le noyau de la rédaction du
journal, plus Gérard Bloch, mais il était professeur à Clermont-Ferrand. A
la rédaction, Marcel Bleibtreu était directeur politique, j’étais rédacteur en
chef – on n’avait pas ces titres flambants, mais c’était notre rôle – et puis
Fontanel en était le gérant et en dirigeait les pages ouvrières. Il y avait aussi
Righetti, qui avait été un moment membre du Bureau politique, et
permanent au secrétariat, mais qui en avait vite foutu le camp (rire) parce
que ça l’emmerdait: c’était le type du militant ouvrier qui ne pouvait
vraiment pas être permanent. Il me l’a encore confirmé, puisque je lui ai
demandé de m’écrire sa biographie pour le Maitron. Et enfin Stéphane
Just ! Just était avec nous à ce moment-là, et il partageait les éditos des
pages «ouvrières» avec Fontanel. Nous étions la rédaction du journal, et en
même temps le noyau de la tendance anti-pabliste. Il y en avait d’autres,
bien sûr: Marcel Gibelin, Gérard Bloch. Nous étions vraiment une majorité
importante de la direction. Mais immédiatement après le congrès, Lambert
a commencé son travail de fraction. C’était un travail qui ne s’était jamais
vu dans notre organisation: il y avait eu des fractions, y compris pendant la
guerre, mais des fractions déclarées. Par exemple, dans le CCI, il y avait eu
la tendance d’Henri Molinier à la fin de la guerre: c’était une fraction
déclarée. De même, le groupe Socialisme ou Barbarie fonctionnait un peu
comme une fraction, bien qu’on le considérât comme une tendance. Mais
là, Lambert a commencé une véritable fraction secrète.
Il a eu deux avantages. D’une part c’est que la base ouvrière était
complètement démoralisée. En plus, beaucoup des ouvriers du parti avaient
été assez réticents à l’égard des brigades internationales en Yougoslavie: ça
les enlevait de leur travail patient et minutieux dans les usines. Il y a eu des
critiques sur l’importance qu’on avait donné à ce travail des brigades. Et
puis, ça arrive souvent que les ouvriers soient emmerdés par les grands
débats théoriques. Or, Lambert s’est appuyé sur cette démoralisation. Par
ailleurs, il a fait un travail de fraction, et il a commencé par s’en prendre à
Marcel Bleibtreu: Bleibtreu était notre principal dirigeant, notre tête
politique. Lambert devait s’imposer dans un parti réduit: car si notre
majorité était importante (pour 50 militants qui partaient avec la minorité,
nous étions entre 150 et 200 tout au plus), c'était tout de même une sacrée
dégringolade de nos forces. On avait gagné des militants pendant l’affaire
yougoslave mais, et on l’expliquait dans nos bulletins intérieurs, on était
une organisation passoire: pas à cause de la politique – les militants qui
partaient restaient le plus souvent des trotskystes «de cœur» ; à cause de
l’activisme. On compensait notre petit nombre par un activisme
extraordinaire ! Je pourrais te donner des exemples ahurissants de ce qu’on
arrivait à faire par un véritable surmenage militant. C’est très simple.
D’ailleurs, on utilisait la fameuse formule: «Le militant appartient au parti
- 222 -
24 heures sur 24.» La femme de Lambert se permettait toutes sortes de
libertés, mais elle n’en avait pas moins dit à des stagiaires, mes copains de
la guerre: «On n’a ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfant:
on appartient au parti 24 heures sur 24.» Elle expliquait ça. Mes copains
(rire) avaient été effarés: c’était complètement dingue. Mais sans aller
jusqu’à cet excès, on travaillait de façon extraordinaire. Je me souviens que
j’avais été élu à la direction régionale de Paris en 1946, et que j’étais le seul
garçon parmi des filles ! Il n’y avait que des femmes. Un jour, on attendait
une de ces femmes, Rolande de Paepe, qui n’arrivait pas. Elle arrive
finalement, et il s’avère qu’elle s’était évanouie dans le métro: elle avait
pris le métro des dizaines de fois dans la journée pour courir à droite et à
gauche ! C’était fou ! Quand on disait: «Il faut couvrir Paris d’affiches», on
couvrait Paris d’affiches. A une époque où on était 600 ou 700.
J’intègre pourtant un fait dans mes mémoires, parce que c’est une chose
extraordinaire. Quand Marcel Bleibtreu a pris contact avec Marty, au début
de 1953, après son exclusion, on était tous les trois, et Marty lui demande:
«Combien vous étiez à la Libération ?» Il nous combattait farouchement, et
il nous suivait de près à l’époque ; alors il dit: «Pas plus de 15 000.» Marcel
Bleibtreu se tourne vers moi et me demande: «Combien on était ?» Je lui
dis: «700» (rire). Marty, avec son esprit de militant du Parti communiste,
pensait qu’il fallait qu’on soit au moins 15 000 (rire) ! Donc Lambert a
joué sur la démoralisation et sur un véritable travail de fraction. J’en suis un
témoin direct parce que, après ça, j’étais un des seuls, sinon le seul
permanent qui restait, au titre du journal. Et un jour, je vois Lambert
s’amener, avec toujours ses airs de faux prolo, me disant: «Ah, c’est
emmerdant. Marcel Bleibtreu ce n’est pas un vrai militant, tu comprends: il
n’est jamais là à l’heure. On lui demande des articles et il ne les donne pas.
Il faut qu’on se regroupe.» Je lui dis: «Pas question. Marcel Bleibtreu est
notre dirigeant et notre tête politique.» A partir de ce moment-là, j’étais
devenu aussi l’ennemi. Tu vois, ça a commencé très tôt. Il s’était déjà un
petit peu dessiné comme le courant «travail ouvrier». Je te parle de la fin de
1952. Mais au début de 1953, on avait une majorité d’une voix au Bureau
politique – je ne sais plus qui était avec lui: peut-être [Daniel] Renard, déjà
– et il a retourné un des membres de ceux qui étaient avec nous depuis le
début, à savoir Robert Berné (Garrive). Tu as entendu parler de lui ?
Oui.
Il l’a retourné, et la majorité s’est trouvée inversée. Tout d’abord, ça n’a
pas changé grand-chose, d’autant plus qu’on restait à la direction du
journal. Mais le deuxième coup, ça a été précisément sur le journal, et à
cause de la question de l’URSS. Grâce à Karlinsky, qui est toujours vivant
(2). Il signait Karl Landon, et il est d’origine russe: il dépouillait toute la
presse russe et suivait très minutieusement les évolutions en URSS. Il
travaillait avec Marcel Bleibtreu. Grâce à lui, on a fait les meilleures
- 223 -
analyses sur ce qui s’est passé au XIXe congrès du PC(b) de l’URSS [en
octobre 1952], où Staline a changé la direction. Tout le monde expliquait
qu’il démocratisait l’organisation, que le Bureau politique s’élargissait,
mais en l’élargissant (rire) il en devenait d’autant plus le maître. Et puis a
éclaté l’«affaire des médecins»333. De tout ça on a fait les meilleures
analyses, et on était les mieux préparés, au début de 1953, à la mort de
Staline. Mais Lambert a été en désaccord avec les analyses proposées –
avec la réalité – et en particulier sur le rôle joué par Beria. Il y avait une
petite erreur, parce que Marcel Bleibtreu avait conclu de l’affaire des
médecins, qui visait visiblement Beria, qui devait donc être liquidé comme
ses prédécesseurs avant lui, à l’assassinat de Staline. Mais tu sais, on n’a
pas été les seuls, puisqu’un bureaucrate de ce temps, Avtorkhanov, a écrit
un livre, (…) Staline assassiné, où il explique d’ailleurs qu’il n’a pas
exactement été assassiné, mais que Beria l’a laissé crever en le trouvant en
pleine crise et en retardant le plus possible l’arrivée des médecins.
Mais surtout, on s’est aperçus que Beria, qui était un monstre égal à
Staline, était beaucoup plus intelligent que lui, car il avait compris qu’il
fallait donner du lest au régime, alors que le cours ultra-gauche de Staline
des années 1950-1952 préparait un nouveau cours de terreur. Celui-ci aurait
d’ailleurs été beaucoup plus antisémite: les médecins visés étant presque
tous, sinon tous, des Juifs. Et c’est Beria qui a commencé à libérer des gens
des camps. Quand on a écrit ça, Lambert a crié: «Vous défendez Beria !»
C’était devenu complètement dingue. Mais les analyses de Marcel
Bleibtreu étaient tout à fait remarquables, et sont confirmées complètement
par tout ce qu’on a appris depuis. Ainsi, que Beria avait prévu de se
débarrasser de l’Allemagne. Et c’est sur cette histoire de l’Allemagne que
s’est monté le second coup, à savoir celui de me virer du journal. Déjà, je
n’étais plus que demi-permanent, parce qu'il n'y avait plus d'argent, selon
Lambert. Et voilà l'autre raison qu’avait Lambert de vouloir virer Marcel
Bleibtreu.
En effet, après la scission, Lambert était resté un des seuls, sinon le seul,
de la commission qui contrôlait les finances du parti, et Bleibtreu voulait
que ce contrôle lui échappe. Je n’en ai pas parlé dans mon article, du fait de
l’aspect non politique de l'affaire, mais ces questions de fric ont joué un
rôle tout à fait important.
Dans quel sens ?
Dans le sens que Lambert a toujours eu une attitude douteuse à l’égard du
fric. Ça avait commencé — ce qui m’avait particulièrement scandalisé
parce qu’à l’époque j’étais déjà permanent —, par le fait que Lambert avait
demandé et obtenu de se faire donner un salaire de demi-permanent, pour
ses besoins de travail, alors qu’il avait déjà sa sinécure aux Allocations

333
Connue aussi sous le nom de l’affaire des « blouses blanches ». (Y.C.).
- 224 -
familiales. Et dans le même temps, sa femme allait aux sports d’hiver ! Moi
j’avais du mal à vivre avec mon petit salaire. Ce n’était pas le salaire de
l’ouvrier qualifié de Lénine: c’était le salaire minimum vital. J’avais du mal
à vivre, d’autant que ma compagne était une réfugiée espagnole de la
guerre d’Espagne, qui n’avait pas de ressources. J’avais trouvé ça très
mauvais. De plus, nos moyens financiers de l’époque ne représentaient pas
grand-chose mais, en dehors des cotisations, on avait une petite entreprise
dirigée par un copain, le seul ancien du groupe Octobre avec moi: or, c’est
Lambert qui contrôlait le copain, et donc le fric de l'entreprise.
Une entreprise qui fonctionnait pour le compte du parti ?
Oui, c’est ça. Le profit de l’entreprise allait au parti.
C’était quel genre d’entreprise ?
Une entreprise de matériel électrique. Je ne sais plus exactement ce
qu’elle fabriquait, d’ailleurs. Le copain était un technicien. Mais déjà, dès
la fin de 1952, il m’avait expliqué qu’il n’y avait plus les moyens de me
payer et j’étais devenu demi-permanent. Heureusement, j’avais un patron
assez arrangeant dans sa petite maison d’édition, et j’y avais repris un
demi-poste. Je continuais à faire le journal, mais avec difficulté. En juillet
1952, quand il y a eu les histoires de Berlin, j’ai trouvé, une fois le journal
paru, la conclusion de mon édito transformée: Gérard Bloch était venu et
l’avait réécrite à sa façon ! Alors, naturellement, j’ai démissionné. Mais
c’était le résultat cherché. Non seulement ils n’étaient pas d’accord avec la
ligne qu’on développait sur l’URSS, mais en plus ils se débarrassaient d’un
seul coup de moi. [La] prise de direction [de Lambert] a donc tout de même
demandé presque deux ans. Parce qu’en 1953 a éclaté la grande grève des
postes, qui est partie à l’initiative de militants à nous. Et alors, là, ça a été
l’union sacrée. On a oublié un petit peu toutes les divergences. Tout le
monde s’est mis au boulot. Il y avait assemblée générale tous les soirs, etc.
N’étant plus à la direction du journal, j’y ai quand même écrit. Ça duré
comme ça tant bien que mal jusqu’à la fin de 1953. En 1954: nouveau
désaccord sur le comité Marty. C’était Marcel Bleibtreu qui avait pris
contact avec Marty. D’autre part, en 1953, à l’échelle internationale, la
scission s’était poursuivie avec celle du Socialist Workers Party334 et des
sections qu’il contrôlait plus ou moins, plus la section anglaise. Et c’est
Marcel Bleibtreu qui a pris l’initiative de la création du Comité
international. Ça, ce n’est pas dans les histoires lambertistes et autres, mais
c’est Bleibtreu qui l’a créé. Moi, j’avais des bonnes relations anciennes
avec [Joseph] Hansen, un dirigeant du Socialist Workers Party, par le
journal. Il m’envoyait des articles sur l'Amérique. Marcel Bleibtreu a pris
contact avec Gerry Healy, et avec des opposants italiens qu’il connaissait ;

334
Il s’agit ici du SWP américain, lié à la Quatrième Internationale, du moins à
l’époque, et dont l’un des dirigeants les plus connus était James P. Cannon (Y.C.).
- 225 -
j’ai été envoyé en Suisse, et j’ai rallié la section suisse, et on a créé le
Comité international. J’ai insisté pour qu’on y intègre l’organisation de
Nahuel Moreno: là il y a eu des résistances, mais je crois que ça s’est fait.
Lambert voyait tout ça d'un mauvais œil: ça lui échappait. Il a fourré
[Daniel] Renard dans le comité. On était déjà en minorité, mais les relations
n’étaient pas encore absolument à couteaux tirés. Il y avait deux zones de
turbulences: ça et le comité Marty. Marcel Bleibtreu était médecin, et il
avait pris contact avec Marty par le biais de son frère qui était lui-même
médecin. Puis, on a aidé Marty a créer des comités, où il y avait des vieux
du Parti communiste qui avaient été ébranlés par son exclusion. On l’a aidé
à sortir son livre: L’Affaire Marty. Là encore, Lambert était tout à fait
contre. Il voyait ça d’un très mauvais œil: ça n’allait pas du tout dans le
sens de cette orientation qui était déjà essentiellement tournée vers Force
Ouvrière. Mais le comble, ça a été évidemment, à la fin de 1954,
l’explosion de la guerre d’Algérie. Alors, là, on était déjà organisés en
tendance. La direction de notre tendance était la même que celle du comité
de rédaction de La Vérité. Il y avait Marcel Bleibtreu et moi, avec Righetti
et Fontanel, sans oublier Jeannine Weil. (…) Lambert, lui, de longue date,
s’était mêlé du travail colonial: il avait même réussi à faire partie de sa
direction. Et comme Messali Hadj était interdit de séjour dans la région
parisienne, il lui avait trouvé un refuge, probablement à La Rochelle, dans
la famille de la femme de Renard. Il chapeautait Messali Hadj. Contrôlant
le travail colonial, il avait pris parti pour les messalistes dans le conflit qui
les opposaient à ceux qu’on appelait les centralistes (3). Sur ce sujet, nous
n’étions pas en désaccord avec lui, parce qu’alors que nous avions été sans
cesse des alliés des Algériens du MTLD [Mouvement pour le triomphe des
libertés démocratiques en Algérie], que nous avions participé à des
manifestations communes, les centralistes, en s’opposant à Messali,
s’étaient tournés du côté du Parti communiste. Mais éclate la révolution
algérienne, et ce n'est le fait ni des centralistes ni du courant de Messali,
mais de gens que l’on ignorait quasiment complètement: l’OS
[l’Organisation spéciale]. Personne d’entre nous ne connaissait Boudiaf,
Ben Bella, ni les autres. Ni nous ni Lambert ne les connaissions. Mais
l’attitude de Lambert a été une attitude délirante: selon lui, puisque c’était
la révolution, c’était nécessairement les messalistes ! On savait que ce
n’était pas vrai, et que dans les Aurès ce n’était pas les messalistes. Mais ça
c’est une autre histoire. Tu sais comment ça s’est passé. Notre attitude à
nous était dans un premier temps de faire tout ce que nous pouvions pour
empêcher la scission. Les centralistes, parmi lesquels on avait tout de
même des camarades, se rangeaient du côté de l’OS, qui allait devenir le
FLN [Front de libération nationale], et nous, on trouvait cette division du
corps algérien épouvantable. On pensait qu’il fallait tendre à ce qu’il y ait
fusion, tandis que, pour Lambert, c’était uniquement Messali. C’est là-
- 226 -
dessus que la scission s’est faite, et crapuleusement ! Devenus majoritaires,
c'étaient eux qui faisaient le journal. Or, ils avaient publié un édito non
signé sur la révolution algérienne, qui a d’abord amené des interrogatoires
de police. Celle-ci avait convoqué ceux qui étaient connus comme
dirigeants. Mais ce n’étaient pas les dirigeants actuels, mais ceux de la
veille. Je ne sais pas si Lambert en était, mais en tout cas, il y avait toujours
notre noyau: Fontanel, nécessairement, comme gérant du journal, Marcel
Bleibtreu et moi. La police avait une liste de dirigeants qui avait été faite
par un Roumain, ex-Waffen-SS, qui avait tenté de pénétrer nos rangs, et
que l’on n’a démasqué que plus tard. La première consigne était: on ne
répond que sur l’interrogatoire d’identité, et on ne dit pas qui a écrit l’édito,
qui est le Bureau politique. On a fait ça, comme tout le monde.
Nous avons été convoqués une deuxième fois. Et cette fois, Lambert
décide: «On ne répond pas, on n’y va pas.» Nous, on avait dit: «Ce n’est
pas possible. On doit prendre nos responsabilités: on ne peut pas fuir. C’est
signé ʺ″Bureau politiqueʺ″ et, vrais ou faux, on doit donner des noms.» Mais
lui dit: «Non, on ne répond pas.» Alors, nous, et ça a sans doute été une
erreur, on a dit en réunion de tendance: «Non, on fait comme la première
fois.» C’est ce qu’on a fait, mais on a été exclus sur cette base comme
ayant capitulé devant la police.
Ça a été aussi facile que ça de vous exclure ?
Oui, pour l'essentiel. Mais il y a eu aussi tout un réquisitoire. Je
reprendrai ça à coup sûr dans mes Mémoires. Tous les griefs d’indiscipline
ont été repris, et il y avait des choses ahurissantes. Or, au Comité central
qui nous a exclus, Marcel Bleibtreu en avait marre. Il avait déjà jeté les
cartes, et il m’a chargé de répondre au réquisitoire. Entre-temps, Marcel
Gibelin avait été exclu, et pour une histoire misérable: le Comité central
l’avait exclu en son absence, mais celui-ci avait refusé de se battre. Marcel
Gibelin, qui était aussi de Force Ouvrière, à une époque où il y avait une
tendance de gauche importante à Force Ouvrière, et dont il était un des
dirigeants, qui, par son importance, gênait Lambert dans ses magouilles,
avait accepté une proposition qui avait été faite à Force Ouvrière de se
rendre à Moscou. Et Marcel Gibelin y était allé sans l’autorisation du
Bureau politique. C’était par mépris à l’égard de Lambert: il le méprisait
profondément. Je crois qu’il n’était même plus membre du Bureau
politique depuis longtemps. Mais il était certainement encore membre du
Comité central. Comme je te l’ai dit, Marcel Gibelin était un homme qui se
moquait des bagarres internes ; ça l’emmerdait. Il part donc sans
autorisation, et au Comité central, Lambert tempête: «C’est pas possible ! Il
y est allé ! Ça signifie une véritable rupture avec l’organisation: qu’est-ce
qu’il va dire en revenant ? On sait ce que c’est, les voyages à Moscou. Il va
signer des textes ! Il faut qu’on prenne une mesure de précaution, il faut
qu’on ait un texte à publier dans La Vérité.» Alors là, Jacques Danos, le
- 227 -
plus proche ami de Marcel Gibelin, et moi, on a été très emmerdés, car,
effectivement, Gibelin avait commis un acte d’indiscipline. Marcel
Bleibtreu n’était pas là, pour je ne sais plus quelle raison. Et nous, on s’est
laissés aller: on a voté. En sortant du Comité central, on s’est regardés, et
on s’est dit: «On a fait une connerie.» Effectivement, on avait fait une
connerie, parce qu'on avait signé une sorte de chèque en blanc à Lambert,
et ce qui est paru dans La Vérité était une dénonciation d’avance, et
dégueulasse, de Gibelin. Or Marcel Gibelin a eu une attitude tout à fait
correcte, aussi bien en URSS qu’à son retour. Je me suis donc précipité
chez lui: «Ce n’est pas possible: il faut que tu te battes !» Et Gibelin a eu un
mot terrible: «J’en ai marre. Dans cette organisation, c’est toujours les plus
cons qui l’emportent !» (rire) Il avait laissé tomber.
Mais vous-mêmes, si vous n’aviez pas signé sur un texte, sur quelle
base aviez-vous voté ?
On avait voté pour une mesure suspensive à utiliser éventuellement.
Vous n’aviez pas du tout donné votre accord à l’article publié par la
suite ?
Ça n’avait rien à voir avec ce qu’on avait voté. D’ailleurs, Jacques Danos
est aussi parti suite à cette affaire. Et comme il appartenait à la commission
«coloniale», Lambert a, du même coup, été aussi débarrassé d'un militant
difficile pour lui.
Et vous, vous avez protesté contre cet article ?
Oui, bien sûr. Bien sûr ! Mais dans la mesure où Marcel Gibelin refusait
de se battre, on était coincés. Les relations étaient très tendues à ce
moment-là. C’était en 1953. Un exemple. Au cours du Comité central du
début 1955 où nous avons été exclus, j’ai trouvé dans le réquisitoire où l’on
avait chacun notre petit chapitre, ce qui me concernait. C’était: «Travail
anti-parti au Cercle Lénine», ce cercle que je dirigeais avec Robert
Chéramy, depuis la scission de 1952. Alors, là, je n’ai pas compris
immédiatement ce que j’avais pu faire comme travail anti-parti au Cercle
Lénine. C’est seulement après que j’ai réfléchi, et je me suis aperçu que je
m’y étais opposé à Lambert. C’était sur un débat très important. Très, très
important au vu de ce qu’a été le lambertisme après ! Il y avait eu un débat
au Cercle Lénine sur la question coloniale, et sur le mouvement pour
l’indépendance du Maroc. A cette séance, je n’étais pas à la tribune, mais
au fond de la salle. Je m’y vois encore. Ça se tenait dans une des salles de
la Mutualité. Daniel Guérin, le grand combattant anticolonialiste, était
présent. Et Lambert revendiquait hardiment la défense inconditionnelle des
révolutionnaires qui se battaient, c'est-à-dire les Marocains de l’Istiqlal.
C'était, certes, notre position théorique traditionnelle. Mais
«inconditionnelle», ça voulait dire pour lui «sans critiques». Or, Guérin
intervint en disant: «Non, la défense inconditionnelle est une erreur. On ne
peut pas défendre inconditionnellement des gens qui ont des positions
- 228 -
réactionnaires.» Alors, moi, j’interviens après Guérin, dont je tenais
beaucoup à l'amitié, et je dis: «Ecoute Daniel, non, ta position n’est pas
juste. Ce qu’on entend par ʺ″inconditionnelleʺ″, c’est qu’on ne pose pas de
conditions à ceux qui se battent, mais cela ne veut pas dire qu’on ne leur
fait pas de critiques. Quand on n’est pas d’accord politiquement avec eux,
on les critique. Fraternellement, mais on les critique.» Eh bien ! c’était ça
mon travail anti-parti au Cercle Lénine !
Parce que Lambert était représentant de la commission coloniale et
que ce qu’il disait devait être interprété comme la position de
l’organisation ?
Oui, c’est ça. Avoir contredit sa position, c’était du «travail anti-parti au
Cercle Lénine». Et je te cite ça, mais chacun en avait pour son compte.
Bien sûr, quand ils ont écrit dans La Vérité, ils ont dit qu’on avait «capitulé
devant la police» (rire): on n’avait rien dit, nous ! On n’avait pas dit qui
était membre du Bureau politique. La preuve, c'est qu'ils ont inculpé tous
ceux qu'ils avaient convoqués. En fait, c'était encore une opération
fractionnelle et bureaucratique pour se débarrasser des derniers opposants.
Finalement (rire), on a tous bénéficié d’un non-lieu, parce que, quand ça
s’est jugé, il y avait des cas beaucoup plus graves qu’un délit de presse.
Mais on a été obligés de prendre un avocat différent. Lambert et ses co-
inculpés furent défendus par Yves Dechézelles, et nous par Yves Jouffa. A
ce Comité central d'exclusion, c’est donc moi qui ai répondu à leur
réquisitoire.
Je les ai pris un par un, et j’ai dit: «Toi tu nous exclus, toi tu nous
exclus !» J’ai fait le grand jeu, mais c’était tout cuit. Alors après… Pour
nous, il y avait encore eu un semblant de discussion, mais après c’était
fini ! C’est pour cela que ça m’intéresserait d'interviewer tous les gens qui
ont été exclus à différentes époque, comme Berg, Denis Sieffert. D’ailleurs,
un jour je reçois un coup de fil de Jean-Marie Brohm, que je ne connaissais
pas, qui s’explique et me dit: «Ecoute, on voudrait te voir, Boris Fraenkel et
moi, parce qu’on a été exclus.» Alors on prend rendez-vous dans un café.
Je connaissais Boris Fraenkel depuis très longtemps.
Vous l’aviez peut-être rencontré lors de votre séjour en Suisse ?
Non, il était en France depuis longtemps ! Je l’avais connu en France.
Mais comme Boris Fraenkel avait été exclu de sa section, en vertu des
statuts de l’Internationale il ne pouvait pas être intégré dans une autre.
Alors qu’il était en France, Boris Fraenkel n’a vécu ni la scission de 1952,
ni celle de 1955. Boris Fraenkel n'est entré dans le PCI déjà «lambertisé»
qu'après notre exclusion. Alors je les rencontre au café, et l'un me dit:
«Alors voilà, on voudrait que tu nous expliques le lambertisme !» (rire).
J’éclate de rire et je leur dis (rire): «Il faudrait d’abord que vous
m’expliquiez ce qui vous est arrivé !» Tous ces gens ont été exclus pour des
prétextes différents – eux, je crois que c’était en tant que reichiens (rire) –
- 229 -
mais après nous il n’y a jamais plus eu de véritables discussions, de
véritables tendances. […] Lambert est devenu une espèce de petit gourou !
Quand je pense que j’aurais pu le faire exclure en 1944 ! (rire) […] J’étais
trop jeune militant, et puis je ne le connaissais pas.
Pour quel motif ?
C’est une histoire que j’ai racontée plusieurs fois, mais que je n’ai pas
encore écrite. Et c’est tout de même une histoire assez extraordinaire. En
1944, j’étais clandestin en province. J’étais rentré à Paris avant la
Libération, et on m’a versé dans le « rayon » – on avait gardé les vieux
mots de l’Internationale communiste: les regroupements de cellules étaient
des rayons –, donc, dans le rayon Nord dont le responsable était Lambert,
parce qu’on m’envoyait travailler comme ouvrier du bâtiment sur les
chantiers de La Chapelle. C’est donc là que j’ai fait la connaissance de
Lambert, en 1944. Très rapidement, presque tout de suite, avant que je
m’embauche, il m’a demandé de lui raconter un peu mon histoire. Alors je
lui raconte comment j’avais eu un contact, dans un maquis FTP, où j’avais
gagné un gars. Je n’avais pas pu rester dans ce maquis en 1943, mais je
l’avais retraversé en revenant sur Paris à l’été 1944. J'avais décidé de
regagner Paris, parce que j’étais coupé de l’organisation après les
arrestations de mars 1944. On était alors organisés en triangles, et mon
sommet de triangle avait été obligé de s'enfuir. Je raconte donc tout ça à
Lambert: comment j’avais gagné un gars, un type bien, un Suisse qui s’était
trouvé en conflit avec son groupe FTP, et que celui-ci l’avait isolé, et que,
de fait, il se trouvait tout seul dans la forêt, avec ses armes, dans une petite
cabane où j’avais passé une nuit. Je raconte tout ça à Lambert. Il me dit:
«Tu ne sais pas ? On va aller le chercher, avec ses armes.» Et Lambert
organise l’opération. Tu te rends compte ? Une chose aussi grave, sans
prendre contact avec personne ! Une véritable aventure ! Mais moi j’obéis !
J’étais un bon petit bolchevik: mon dirigeant me disait quelque chose, et je
disais «Oui, d’accord.» Et alors, chez un militant, Henri Claude, un des
dirigeants du groupe Octobre, avec qui Lambert s’était lié – je n'ai appris
que tout récemment (rire) qu’une fraction secrète s’était constituée, après la
fusion.
Qui vous en a parlé ?
Un des membres de cette fraction, [Roger] Bossière, que j’ai retrouvé au
Maitron (rire). Il était un des survivants. Reprenons: Henri Claude venait de
monter un vélo. Alors, comme je n’en avais pas, Lambert me donne
rendez-vous chez Henri Claude pour que je lui demande de me le prêter.
Or, à l’époque, les vélos avaient des plaques comme les voitures, et son
vélo n’en avait pas encore. Alors Lambert emprunte le numéro d’une
plaque à un copain vietnamien. Parce qu’il s'était aussi déjà introduit dans
ce travail vietnamien, qui était pourtant archi-clandestin. Il emprunte la
carte du vélo, et il me dit: «Tu écris le numéro sur un carton.» Pas de
- 230 -
problème pour lui d'aller comme ça dans les rues avec le numéro sur un
carton. Je pars avec mon vélo vers chez moi, pour aller me préparer. Mais
je n'avais pas fait la moitié du chemin que je me fais arrêter par un flic !
«C’est pas réglementaire», alors il me demande les papiers du vélo:
«Qu’est-ce que c’est que ce nom-là ? Qu’est-ce que vous faites ?» En plus,
j’avais des faux papiers, tout neufs, dont ceux de démobilisation d’un camp
de jeunesse dans la zone Sud335, une fausse adresse à Saint-Germain-en-
Laye où je n’avais pas foutu les pieds. J’ai dit: «C’est un vélo que j’ai
emprunté, vous comprenez… je vais faire du ravitaillement.» Le flic me
dit: «Vous voulez faire du marché noir ?», et il m’emmène au poste. Alors
là, il n’était pas question de faire silence comme lorsqu’on est arrêté pour
des raisons politiques. Comme on me prenait pour un gars qui allait faire du
marché noir, je me dis: «J’y vais à fond.» J’explique ça: que j’ai emprunté
le vélo, que je suis démobilisé des camps de jeunesse336 , et que je prends
des cours de mathématiques avec le Vietnamien, de français avec Henri
Claude, qui est mon professeur – en réalité je me gourais totalement, car il
était professeur d’économie ou d’histoire (rire). Le flic me dit: «Bon, on va
vérifier ça.» Je connaissais mes papiers par cœur, mais malgré tout il y a eu
un problème, parce que l'inspecteur qui m’interrogea semblait bien
connaître Saint-Germain en Laye et me posa une question terrible sur la
ville. Il me demanda: «Le commissariat de Saint-Germain-en-Laye, il est
dans la mairie ou hors de la mairie ?» Je me fous en rogne, et je dis: «Oh,
c’est mon père qui s’est chargé des démarches.» Heureusement, que le
débarquement avait eu lieu et que les Américains avançaient: cela dit, avec
des flics rognards, je pouvais encore être bon pour la déportation ! Mais là:
«On va vérifier tout ça.» Et ça s’est terminé là: «Bon, vous rentrez, mais à
pied.» Il a convoqué Henri Claude, le Vietnamien, que j'ai donc eu le temps
de prévenir. Je pense tout de même que le flic s’est dit: «Ne nous mêlons
pas de cette histoire.» Mais tu te rends compte de la gravité de cette
affaire ? Ça pouvait tout foutre en l’air ! Après les arrestations de 1944,
l’amalgame des organisations n’était pas encore réalisé, et tout le monde
passait devant une commission de contrôle. Quant à moi, je n’y étais pas
encore passé. Et, si lors du contrôle, j’avais déballé l’affaire… Mes deux
contrôleurs furent Marcel Gibelin (ex-Parti ouvrier internationaliste) et
Jacques Grinblat (ex-CCI) (rire), qui avait déjà exclu Lambert moins d’un
an avant pour une opération fractionnelle. Je ne sais pas s’ils auraient
retardé mon intégration, mais en tout cas Lambert risquait fort d’être viré.
J’ai eu tort (rire). Je le regrette. Mais il m’avait dit de ne pas parler de cette

335
Entre juin 1940 et juillet 1942 la France fut séparée en deux zones et par une
« ligne de démarcation », le Nord étant occupé par l’armée allemande et le Sud,
appelé « zone libre » sous l’autorité du gouvernement de Vichy (Y.C.).
336
Camps organisés par le régime fascisant de Pétain (Y.C.).
- 231 -
affaire. Et ça me posait des problèmes, parce que, là, il s’agissait de chefs
supérieurs, de membres du Comité central. Mais ils ne m’ont pas interrogé
là-dessus. J’ignorais l’existence de la fraction secrète, mais Gibelin et
Jacques Grinblat la connaissaient certainement. Et je voyais bien que ce
dernier m’était hostile, sans doute parce que je venais du groupe Octobre –
je ne me souviens plus des questions qu’ils me posaient – mais comme
Marcel Gibelin a insisté, j’ai été intégré sans problèmes.
Les commissions étaient aussi dures que cela ?
Elles avaient la possibilité de refuser l’intégration d’un militant, oui, ou
alors de vous maintenir à titre de stagiaire.
Ils en ont refusé beaucoup ?
Non, je ne pense pas. En tout cas je n’en ai pas eu connaissance. Les
militants de la guerre étaient déjà triés sur le volet (rire).
Mais je suppose que les luttes entre les groupes pouvaient ressurgir
dans la commission ?
Il y avait des tensions. A l’époque, la fusion était faite, mais les
CCIstes337 étaient alors en fraction, mais eux, déclarée.
Il m’a aussi semblé comprendre que le groupe du journal avait une
certaine autonomie ?
Non, le journal n’a jamais eu d’autonomie. On faisait le journal sur la
ligne de l’organisation, mais l’organisation n’avait pas voté sur tous les
problèmes. On était à la direction du journal parce qu’on représentait la
majorité du moment. Si on avait écrit des conneries, ça aurait réagi
immédiatement. Quand il y avait des désaccords, il pouvait y avoir des
problèmes, mais on ne soumettait pas tout le journal au Bureau politique.
Marcel Bleibtreu était membre du Bureau politique, je ne l’étais pas
toujours. Je l’ai été quelquefois. Le journal se faisait de la façon suivante,
très simple: je venais au comité de rédaction avec un plan, et le comité de
rédaction discutait du plan pour le prochain numéro. Ça se faisait assez
démocratiquement, tu vois. On discutait. En particulier, sur les pages
ouvrières, il y avait parfois des accrochages durs entre Stéphane Just d'une
part, Righetti et Fontanel d'autre part. J’ai tous mes articles, là.
Quelquefois, Marcel Bleibtreu me faisait faire des corrections sur les éditos
et les articles les plus importants. Il les relisait souvent sur le marbre.
Quand il me faisait faire des corrections, je l’avais parfois mauvaise, mais
j’écoutais toujours ce qu’il me disait, car c’était vraiment un esprit très
profond, très fin.
Qu’en était-il de la désignation des responsables ?
Eh bien, on était élus. C’était le Comité central qui désignait les
responsables de toutes les commissions, et la rédaction était comme une

337
Membre du CCI, Comité communiste internationaliste, à ne pas confondre avec
l’actuel CCI du PT (Y.C.).
- 232 -
commission. Alors, bien sûr, il n’y avait pas que des militants élus par le
Comité central: la rédaction n’était pas très grande, mais il y avait des
camarades qui écrivaient régulièrement. Par exemple, Gérard Bloch
envoyait des articles.
Les membres des commissions étaient élus, et ceux du Comité central
l’étaient eux aussi ?
Bien sûr ! Bien sûr ! Le congrès élisait le Comité central. Ça s’est
toujours passé comme ça. On était élus. Je suis entré au Comité central au
deuxième congrès. C’est Marcel Gibelin et Bleibtreu qui ont posé ma
candidature comme suppléant. Ils m'avaient déjà repéré comme un militant
sérieux et capable. Ça a été ma première entrée. Le IIIe congrès a eu lieu la
même année, en septembre, ce qui était d’ailleurs exceptionnel. La majorité
y est devenue la minorité, et elle m’a mis sur sa liste comme titulaire. Il se
trouve que Marcoux – Spoulber – et Michelle Mestre, qui avaient fait une
toute petite tendance, n’avaient pas eus assez de voix pour avoir un
représentant. Et alors les droitiers, qui acquéraient la majorité, nous ont dit:
«Vous, la minorité, vous devriez céder un de vos sièges à la tendance
Marcoux.» Il avait été un dirigeant important pendant la guerre. C’était un
de nos héros. Ils me désignaient, moi, le petit obscur, en me demandant de
céder ma place à Marcoux. Mais Marcel Gibelin a dit: «Il n’en est pas
question ! Ils n’ont pas le nombre de voix, il n’y a pas de raison.» Et bien
que Spoulber ait été un dirigeant important, il n’a pas été élu au Comité
central. Ils ont eu d'ailleurs raison, puisque, peu après, Spoulber est parti en
Amérique et y a commencé une dérive grave, tandis que moi… vous savez.
Donc l’accession des militants au Comité central ne se faisait que
pendant le congrès ?
Oui, bien évidemment. Le Bureau politique était élu par le Comité
central, et lui pouvait changer entre deux congrès. Tu vois, par exemple,
quand Berné a tourné, il a gardé son poste d’élu: il changeait de position, il
avait le droit. C’est toujours comme ça dans la LCR. Dans la LCR, j’ai été
plusieurs fois membre du Bureau politique, presque toujours (rire) au titre
d'une tendance minoritaire.

Donc il n’y avait pas de poste spécial pour les tendances


minoritaires ?
Ah non ! A la proportion des voix ! Bien sûr ! Il y a eu un congrès de la
LCR où ma tendance, qui prenait toujours le nom de T3, la tendance 3, a eu
38 % des voix ! Ça a été notre plus grand succès: on est entrés à sept au
Bureau politique.

C’était un gros Bureau politique.


Oui (…). Mais peut-être pas à sept: peut-être cinq. C’était toujours à la
proportionnelle, et même la commission de contrôle.
- 233 -
Elue par le Comité central ?
Non, par le congrès: la commission de contrôle était indépendante du
Comité central.
Combien avait-elle de membres ?
Ça dépend. A la LCR, parce que je ne me souviens pas d’avant, environ
cinq.
Il y en avait une, dans le vieux PCI ?
Je ne me souviens plus. Sans doute. Et à l’Internationale pareil. Mais à
l’Internationale, c’était plus compliqué. Les majorités étaient les majorités,
bien sûr, mais on tenait compte des sections. On s’arrangeait pour que les
petites sections aient tout de même un représentant. Mais le Comité
exécutif international était un organisme assez important. Je n’en ai été
membre qu’en 1966 ou 1967. Et après 1968, je n’ai pas été au congrès de
1969, mais, à partir du suivant, j’ai été membre du Comité exécutif
international et de la commission de contrôle internationale jusqu'au
congrès de 1981. […] Quand on écrit ou qu'on dit que j’ai été lambertiste,
ça me fait mal aux tripes. Je n’ai jamais été lambertiste. (rire). Je n’ai
jamais considéré Lambert comme un dirigeant de premier plan, ni même
comme quelqu’un de sérieux. Et maintenant, je le considère comme une
franche canaille, comme un salopard.
Pierre Broué m’a parlé de Lambert. Il termine ses Mémoires,
d’ailleurs.
J’ai eu un conflit avec Pierre Broué, à propos de son numéro sur Raoul.
[…] C’est là-dessus que j’ai commencé mes «Notes sur notre histoire».
[…] Moi aussi j’ai bien connu Raoul. C’était un gars qu’on ne pouvait pas
détester (rire): il était bien sympa ; mais ce n’était pas non plus un militant
très sérieux ! Mais, tu sais, quand on a été exclu par Lambert en 1955,
Raoul avait créé une espèce de petite tendance. Il n’aimait pas beaucoup
Marcel Bleibtreu. C’était ennuyeux, parce que Bleibtreu était un type
remarquable sur le plan politique, mais pas quelqu’un de très facile à vivre,
il attirait beaucoup d’antipathie. Et c’est très mauvais en politique. Quand
je suis allé à l’espèce de tendance créée par Raoul, ça ressemblait beaucoup
plus à une réunion de copains. Je leur ai dit: «Vous êtes en désaccord avec
Lambert: sortez avec nous, on fera quelque chose ensemble.» Il ne parle
pas de ça dans ses souvenirs publiés par Broué. Il justifie le fait d’être resté
avec Lambert.
Elle s’est créée très tôt cette tendance, alors ?
C’était en 1955 ! Mais ce n’était pas une tendance déclarée. Je te l’ai dit:
c’était plutôt un groupe de copains, bien que cela ait été un groupe
important ! Mais je ne sais pas s'il a duré. En fait, je crois que non, parce
que j'ai rencontré plus tard des membres de ce groupe qui avaient quitté
Lambert, voire formé un petit groupe éphémère. Broué a réuni un ensemble
de textes, de déclarations dans un numéro spécial de sa revue les Cahiers
- 234 -
Léon Trotsky.. J’en ai fait une critique serrée dans mes «Notes sur notre
histoire». […] Tu sais, les gens qui se gourent et qui ont engagé leur vie
dans des erreurs ont du mal à s’en sortir. Et c’est vrai pour les anciens
lambertistes, du moins pour ceux qui sont restés longtemps. […] Broué,
d’ailleurs, durant cette période de 1952: il était membre de l’organisation,
mais il ne l'a pas vécue, ou seulement de loin. Il avait repris des études, ce
qui est bien d’ailleurs – c’est une chance que je n’ai pas pu avoir – mais il a
été complètement absent de cette discussion. Il s’est retrouvé après dans
une organisation scissionnée. Il y a des gens qui parlent comme ça avec
autorité de choses qu’ils n’ont pas vécues. Je me suis pris aux cheveux,
notamment, avec Livio Maitan, qui était et est toujours un dirigeant de
l’Internationale, et en même temps un dirigeant de la section italienne. Il
ose me dire, sur la scission de 1952: «Ce n’est pas vrai, ce que tu dis.» Je
lui ai répondu: «Mais tu n’étais pas là !» D’une part il était, à l’époque, un
récent membre de l’Internationale, et en plus il était en Italie. Il ne sait pas
mieux que moi ce qui s’est passé en France. Et ma force, c’est que j’ai
conservé ce que j’ai écrit à l’époque.

Pierre Broué, qui est resté avec Lambert quelque quarante ans,
n’était pas non plus en odeur de sainteté.
Oui, mais lui, il y a trouvé beaucoup de son intérêt. Il a pu faire ses
travaux et même être édité grâce à Lambert.
Vous croyez que ça a joué ?
Ça a joué: certainement. Prends les Ecrits de Léon Trotsky, les 24
volumes de la première série: si Lambert n’avait pas racheté un gros stock,
[Broué] n’aurait pas pu continuer. Et d’ailleurs, après sa rupture avec
Lambert, il n’a pas pu faire sa série du début. Il commence la série des
Ecrits en 1933: il voulait faire aussi la série de l’exil à 1933, pour
compléter, mais il n’a pas pu aller au-delà de deux ou trois volumes.
Pierre Broué explique notamment, dans son interview à sa propre
revue, qu’il est resté en partie parce qu’il avait l’impression qu’il n’y
avait rien dehors.
A la rigueur, on peut comprendre, jusqu’en 1968, étant donné que la
section française était minuscule. Mais comment peut-on le justifier après ?
[…] En plus, ils ont continué à dire: «L’Internationale c’était le pablisme.»
Non, ce n’était pas vrai: j’y suis revenu parce que ce n’était plus le
pablisme.
Pablo avait d’ailleurs changé de bord ?
D’une part il avait complètement changé de bord. Mais, en plus, il était
devenu minoritaire dans l’Internationale. Il avait complètement changé de
bord, et l’Internationale avait été redressée bien avant par Ernest Mandel et
Pierre Frank, puis il était devenu minoritaire face à eux et Livio Maitan,
bien que Livio continue à l’adorer. Et il a été exclu en 1965. Et j’étais entré
- 235 -
en 1961. Dans les conditions suivantes: lorsqu'on a été exclus par les
lambertistes, on était une quinzaine maximum. On a formé un petit groupe
qui s’appelait le Groupe bolchevik-léniniste: Marcel Bleibtreu lui-même,
qui n’avait jamais été pour des formules trop brillantes, a accepté, de même
que pour notre bulletin qui s’appelait Trotskysme (rire) pour bien assurer
notre continuité. Yvan Craipeau a alors repris contact avec lui pour lui
demander de venir à la Nouvelle Gauche, qui a donné ensuite l’UGS
[l’Union de la Gauche socialiste] et le PSU. On ne pouvait même pas
appeler ça de l’entrisme, en tout cas pas de l’entrisme clandestin, parce que,
dans la Nouvelle Gauche, on avait le droit à la double appartenance. On n’a
dissous notre Groupe bolchevik-léniniste que dans la transformation de la
Nouvelle Gauche en UGS: on était un si petit groupe qu’il s'est changé en
rédaction de notre revue Tribune Marxiste. Ensuite il y a eu la
transformation de l’UGS en PSU. J’ai alors dit à Marcel Bleibtreu: «Il faut
qu’on fasse une tendance.» Il n’était pas très chaud, mais j’ai pris
l’initiative de lancer la tendance socialiste révolutionnaire. Et je me suis
adressé à tous les trotskystes qui étaient dans le PSU: il y en avait de tous
les courants, y compris des lambertistes ! Les lambertistes sont venus à nos
premières réunions, mais ils venaient pour tout foutre en l’air, et ils ont vite
foutu le camp. Il y avait aussi des pablistes, qui s’étaient fait virer du Parti
communiste, comme Simone Minguet, et d'autres. Ils ont été membres de la
tendance SR et, au bout d’un moment, ils m'ont dit: «Pourquoi ne revenez-
vous pas dans l’Internationale ?» Alors on a commencé des réunions de
discussion, et on a repris tous les problèmes. Finalement, on a constaté que
notre principal accord, c’était la question de l’Algérie. On a décidé de
mettre le reste entre parenthèses. Et je suis entré avec une partie de ce qui
avait été le Groupe bolchevik-léniniste et des camarades qu’on avait ralliés
dans le PSU. On est entrés à plus d’une douzaine en 1961, mais sur la base
de positions politiques très claires. Et on rentrait dans une organisation où,
tout à coup, je m’apercevais — parce que je ne le savais pas avant —, qu’il
y avait une bagarre au sommet avec Pablo ! (rire) Je me souviens que
Simone Minguet m’a dit: «Tu ne reviens pas parce qu’il y a cette
opposition à Pablo ?» (rire). J’ai dit: «Je ne le savais pas vraiment, mais, de
toute façon, j’aurais été contre lui !», et j’ai été contre lui. D’ailleurs,
Simone Minguet a, elle, suivi Pablo en 1965. Et maintenant, c’est
extraordinaire, parce qu’on se retrouve sur les mêmes positions, nous, tous
les vieux militants trotskystes, passés par différents courants (sauf le
lambertisme), dans ou tout près de l'Internationale.

Notes de relecture de Michel Lequenne, en 2006 :

- 236 -
1. Ce n'est finalement que dans mon histoire de la IVe Internationale,
Le Trotskysme une histoire sans fard, parue en 2005 aux éditions
Syllepse,que j'ai traité cette évolution en détail.
2. Basile Karlinsky est mort le 6 février 2006.
3. Cette information, sans doute venant de Lambert, était fausse, ainsi
que je l'appris de Mohammed Harbi, quand j’écrivis mon histoire du
trotskysme. Les divergences entre «centralistes» et «messalistes» relevaient
de la politique nationaliste et de la stratégie.

- 237 -
Entretien
avec
Boris Fraenkel
Café de la gare de Lyon, samedi 6 mars 2004.

Deux semaines avant sa mort, survenue le 23 avril 2006, j’avais


appelé Boris Fraenkel pour lui demander l’autorisation de reproduire
cette interview. Il m’avait dit en riant: «Dépêche-toi de me l’envoyer,
avant que moi aussi je fasse comme Karim.» Je lui avais souhaité une
« belle et longue vie » et il m’avait répondu: «C’est la pire des choses
que tu puisses me souhaiter» car il se plaignait de perdre de plus en
plus la mémoire et d’avoir des ennuis de santé. Boris Fraenkel a
apporté quelques modifications de détail à ce texte, me l’a retourné par
courrier, puis le lendemain ou deux jours plus tard il a décidé de
quitter ce monde en se jetant dans la Seine, à 85 ans. (Y.C.)

Alors, est-ce qu’on parle, comme ouverture, de mes rapports avec


Lambert ? Ou tu préfères une autre ouverture ?
Ça me va très bien.
Je suis arrivé à l’OCI à un moment, après la prise de pouvoir du général
De Gaulle, où d’après Lambert : «Dans la région parisienne, il n’y a plus
qu’une demi-douzaine d’adhérents qui sont inactifs ; je suis le seul type
actif de la région parisienne.» C’est-à-dire près du zéro absolu. J’ai ensuite
appris que, à la concurrence, chez les trotskystes officiels, c’était la même
chose. C’était la débandade totale après la prise de pouvoir du général.
Pendant très longtemps, j’ai eu de très bons rapports avec Lambert.
Jusqu’aujourd’hui je me pose la question: a-t-il joué la comédie, était-il
comme il était en général, ou est-ce la défaite de facto qui l’a
temporairement changé ? Je n’ai pas de réponses à cela.
- 238 -
Les bons rapports que tu avais avec lui, c’était à quel niveau ?
Personnel et politique. J’avais la liberté la plus totale. J’ai éduqué selon
mes principes les gens que j’amenais. Je n’étais pas obligé d’appliquer le
GER [Groupe d’études révolutionnaires] traditionnel, etc.
Et ce n’était pas le cas de tout le monde?
J’étais le seul ! Je faisais comme je voulais. Totalement indépendant.
Pour quelles raisons ? Est-ce qu’il t’a donné une justification ?
Je suppose qu’il [m’]a donné ça parce que j’amenais du monde et un petit
peu d’argent à un moment tout à fait désespéré. Et une fois installé comme
ça, ça continuait comme ça. J’avais probablement – je dirais ça comme ça,
à la limite de la rigolade – la liberté du fou. C’est lui qui m’a dit, après des
mois ou des années : « Il faut que tu adhères au Comité central. » Je m’en
moquais. Je menais mon affaire mais à l’intérieur, parce que quand de
Gaulle est arrivé au pouvoir, j’étais convaincu, de par mon éducation, etc.,
que la France allait vers une dictature militaro-policière. A ce moment-là,
je pensais que je ne pouvais pas être inactif. J’ai passé beaucoup plus de
temps en étant trotskyste hors de toute structure organisée qu’à l’intérieur
d’une structure organisée. En Suisse par exemple, c’est antérieur: j’ai
adhéré au trotskysme [aussi] de par moi-même. je suis devenu trotskyste
tout seul ! Personne ne m’a baratiné. Quand j’ai été chassé de Suisse par la
police, j’étais en même temps exclu, mais je n’avais pas de divergences
politiques avec la fraction suisse: je trouvais que le comportement de la
direction n’était pas démocratique. Je posais des questions. Avec Lambert
aussi, quand il y a eu la rupture, sur laquelle je reviendrai, entre Lambert et
moi, je ne sais pas pourquoi. Je n’ai que des spéculations. D’après moi, à ce
moment-là, il n’y avait pas de divergences politiques entre nous. Tu as
entendu parler de Gérard Bloch ?
Oui.
Je pense, mais c’est une pure spéculation, que Gérard Bloch lui a posé la
question: C’est lui ou moi. Il a préféré – il connaissait Gérard Bloch depuis
longtemps, il a préféré Gérard Bloch. C’est la seule explication que j’aie.
Parce qu’il n’y a pas eu de divergences, ni de bagarres, entre Lambert et
moi.
A aucun moment ?
Jusqu’à la fin. Et on avait de très bons rapports personnels aussi. C’est
pour ça, je répète (…): a-t-il joué la comédie partiellement ou totalement
avec moi ; ou était-il, au moins au démarrage, autre ; sous la puissance de
la défaite presque totale, était-il devenu un autre ? Après il est revenu dans
ce qu’il était: un être relativement fourbe, etc.
La relation que tu avais à l’organisation passait toujours par Pierre
Lambert ?
Je faisais ce que je voulais.

- 239 -
Tu ne faisais pas partie d’une cellule ?
Oui, je faisais partie d’une cellule. Mais c’est tout.
Donc c’était plutôt formel.
Par exemple l’affaire Jospin: j’ai informé Lambert de Jospin, il était tout
à fait d’accord: Jospin ne connaissait que moi, et ma femme. Pour le
protéger: il était encore élève de l’ENA à ce moment-là. Donc jusqu’à
aujourd’hui je ne sais pas pourquoi Lambert a rompu avec moi. Ça (…) ne
[m’empêche pas de] dormir ! Mais c’est une question que je me pose.
[Lambert] est très fort pour rouler les gens: est-ce qu’il a joué la comédie
depuis le début avec moi ou, je le répète, sous le poids de la défaite, a-t-il
été différent à un moment de sa vie ?
Et venant de Suisse, comment es-tu entré en contact avec les militants
trotskystes en France ?
(…). J’étais contre le cours officiel de la Quatrième Internationale, contre
Pablo, etc. Ici en France j’ai fait la connaissance d’un Indien de la plus
haute caste, qui était trotskyste, mais trotskyste chez les autres [les
partisans de Frank et Pablo]. On avait de très bons rapports personnels, on
discutait, et quand il y a eu la prise de pouvoir du général de Gaulle je lui ai
dit: «Je vais m’engager, il faut que je m’engage (…).» Il trouvait aussi que
c’était bien que je m’allie aux lambertistes: du côté Lambert, pas du côté du
truc officiel. Quoique lui suivait [?] la Quatrième Internationale. Est-ce que
ça t’intéresse que je te dise deux mots sur Pablo ou tu t’en fous ?
Ça m’intéresse.
Bien. Quand je suis venu à Paris, expulsé de Suisse, je ne me rappelle
plus comment j’ai fait la connaissance de Pablo: Pablo était charmant avec
moi. Le groupe suisse était anti-pabliste, [Pablo] croyait pouvoir s’appuyer
sur moi et des gens qui étaient autour de moi en Suisse, mais c’était au
moment avec l’histoire avec Tito. J’ai refusé quoi que ce soit avec les
trotskystes officiels parce que, pour moi, Tito était un Staline yougoslave.
Tout l’enthousiasme, etc. Je te rappelle, parce que tu ne peux pas le savoir,
que le numéro 1 [de la Quatrième Internationale]… le Belge officiel…
Ernest Mandel ?
Ernest Mandel ! Nous le connaissions. Ernest Mandel était capable
d’écrire: «Tito est un vilain stalinien» et, quelques mots après, écrire «La
révolution mondiale a commencé en Yougoslavie» sans mentionner l’autre
article, alors ça c’était des manières dont j’avais horreur. Je connaissais
Ernest Mandel personnellement. Quand je suis venu de Suisse pour assister
à un congrès des trotskystes, je me rappelle très bien que Ernest Mandel et
moi on s’est promenés vers la gare Montparnasse et il m’a dit: «Nous deux,
nous sommes quand même différents des camarades français. Aucune
comparaison. » Je ferme la parenthèse. J’ai horreur d’Ernest Mandel à
cause de ce comportement. Bien. Alors, donc, j’avais refusé [la proposition
de Pablo]. Je ne savais pas certaines choses, par exemple: les Suisses
- 240 -
envoyaient de temps en temps de l’argent aux Français mais le type – ou la
typesse – qui apportait l’argent ne devait pas le donner à Lambert. Je ne
savais pas ça. Et je ne savais pas que Lambert avait une réputation
relativement fâcheuse. Mon autobiographie va sûrement paraître le 19 mars
[Révolutionnaire professionnel, Editions Le Bord de l’eau, 2004]: à ce
moment-là je révélerai certaines choses sur Lambert ; je m’étais engagé à
ne pas les utiliser tant qu’il y avait la lutte fractionnelle, je n’ai jamais
révélé ça. (…) Je ne sais pas si je suis resté abstrait pour toi ou concret pour
toi, et maintenant c’est toi qui vas mener la discussion.
D’accord. Ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est le
fonctionnement interne de l’organisation.
Des lambertistes quand j’y étais ?
Oui.
Il faut pas oublier que j’y étais avant 1968, et que (…) l’organisation a
totalement changé puisqu’il y a eu un afflux de gens en 1968. Par contre, je
prétends que je suis un des auteurs de mai 1968.
Et alors comment s’est déroulé ton processus d’adhésion à
l’organisation, au courant «lambertiste» ?
Je t’ai expliqué: de Gaulle avait pris le pouvoir. Oui, comment ?
J’ai compris pourquoi tu l’avais fait, mais de manière plus précise
comment s’est passé cet engagement.
Je n’ai aucun souvenir précis. Je pense que j’ai téléphoné à Lambert ou
une histoire comme ça.

Alors après, tu as eu une discussion personnelle avec lui ? C’est lui


qui t’as…
Ah tout de suite ! Il était autre, il n’était pas conforme à ce que je t’ai
entendu [dire]. Et je te dis: beaucoup de choses très négatives que j’ai
entendues après, je ne les savais pas.
Au niveau du fonctionnement, du rapport que lui-même instaurait
avec les autres en réunion ? Vous vous voyiez peut-être dans d’autres
cadres que tous les deux ?
Je t’ai rappelé qu’il m’a dit: «Il faut absolument que tu adhères au Comité
central.» Bon, alors j’ai adhéré.
En quelle année as-tu adhéré, alors ?
Je ne me rappelle pas.
Tout de suite ?
Non, pas tout de suite. D’abord pour qu’il y ait le Comité central il fallait
qu’il y ait un peu de monde Quand je suis arrivé, en tout cas à Paris, je
pense qu’en province c’était la même chose, je ne sais pas ce qui s’est
passé à Nantes, etc., c’était l’écroulement quasiment total. Je suis venu
avec plusieurs personnes. Il y avait une seule personne active sur Paris:
Lambert. Je suis venu avec trois personnes plus ou moins actives.
- 241 -
Est-ce que tu sais comment fonctionnait le réseau à ce moment-là:
cette douzaine de personnes ?
Non, je n’ai pas posé de questions particulières. Il me disait: « Ils sont
passifs », alors, des trotskystes passifs ça ne m’intéressait pas.
A partir de quel moment l’organisation a-t-elle commencé à se
remonter pour avoir un fonctionnement à peu près «normal» ?
Je ne me rappelle pas. Je ne peux pas te donner de dates. Moi j’amenais
du monde et un peu d’argent, il y avait quelqu’un d’autre dont j’ai oublié le
prénom qui amenait aussi du monde et, après, il y avait un peu de monde.
On ne peut pas le comparer à ce qui s’est passé après 1968: 1968 je n’y
étais plus, etc. En 1968 j’ai été aussi expulsé de France.
Ah oui ?
Oui.
Est-ce que tu as senti au fil des années une évolution de ta place au
sein de l’organisation ? Jusqu’à la rupture, ça a toujours été la même ?
Ah la rupture a pris plusieurs mois quand même.
La rupture a pris plusieurs mois ?
Mais jusqu’à cette tentative de me chasser, les rapports étaient très bien,
j’étais dans une cellule (…).

Tu étais dans une cellule ?


Avec l’historien du trotskysme, comment… Pierre Broué. Avec Rolande
De Paepe. Probablement le nom de De Paepe ne te dit rien: elle est d’une
famille, César De Paepe est dans toutes les histoires du socialisme du XIXe
siècle.
Ah oui, je vois qui c’est.
Elle a été la seule personne qui, quand j’ai été expulsé de France, a
immédiatement écrit une lettre à ma femme: [pour lui demander si] elle
[pouvait] faire quelque chose. Tous les autres ont fait les morts, y compris
Jospin: c’est quelque chose que je ne lui pardonnerai jamais. Je croyais en
plus que nous avions des liens amicaux – ça c’est autre chose, bien.
Au niveau du fonctionnement en cellule, quand l’organisation a
commencé à grossir: comment ça fonctionnait ?
En cellules....
Est-ce que tu as senti une différence vis-à-vis du fonctionnement en
Suisse ?
En Suisse nous étions illégaux. Tandis qu’ici c’était légal. Moi j’étais
toujours illégal, mais l’organisation était légale.
Au niveau de la définition de la ligne du parti, comment s’élaborait-
elle: est-ce que tu y prenais part ?
Je ne prenais pas tout cela au sérieux. Je disais: (…) pour faire de la
politique il faut du monde. Alors j’essayais de recruter, et il y avait des
secteurs que je dominais, mais je les dominais à titre personnel. Mais les
- 242 -
Ecoles normales de garçons de toute la région parisienne – à ce moment-là
il y avait deux départements: Seine et Seine-Saint-Denis, il y avait donc
deux écoles normales de garçons, à Auteuil pour Paris, et à Versailles pour
la Seine-et-Oise ; j’étais le maître des deux écoles avec très peu de monde:
à Auteuil par exemple, j’ouvre une fois France-Soir, qui était le grand
journal: «Grève générale à l’Ecole normale de Versailles». Je travaillais
avec deux garçons: ça suffisait pour encadrer. Quand mes garçons à Auteuil
ont appris ça, ils ont déclenché, à mon grand effroi, une grève générale,
probablement pour montrer qu’ils en avaient aussi. En face de l’école
d’Auteuil, j’avais loué une chambre au septième étage, où je les baratinais,
je les réunissais, mais où ils pouvaient amener leur petite amie, la nuit, à
tour de rôle. J’ai toujours lié les histoires anti-sexuelles avec les choses
politiques, etc. Je ne sais pas si tu as lu L’Accumulation du capital qui est
gros comme ça, mais je te signale que Rosa Luxemburg a résumé tout ça
dans L’Anti-critique, et dans L’Anti-critique il y a un passage où elle dit:
«Voilà de quoi il s’agit.» J’avais fait photocopier ça et les jeunes
normaliens ont lu ça – quoique je me considérais pas comme
luxembourgiste: je me considérais comme trotskyste. Et un deuxième
endroit que j’ai maîtrisé, c’est l’Ecole normale d’éducation physique. Ça
m’a pris trois ans: à la troisième année, j’étais le maître de l’Ecole.
Quels rapports tu avais avec ces jeunes militants ? C’est toi qui
faisais leur formation, si l’organisation ne la prenait pas en charge?
J’ai toujours lié des histoires culturelles, des histoires anti-critiques,
j’avais trois anti: anti-militaire, anti-religieux, anti-sexuel… anti-
répression sexuelle. Je trouvais que le travail jeunes devait se faire
autrement que le travail avec les adultes.

C’était tout à fait original par rapport à ce que…


J’avais la liberté totale, je faisais ce que je voulais. J’ai fait imprimer
effectivement des choses de Reich par le type qui avait l’appareil
technique, un ouvrier, qui n’était pas membre de l’organisation, mais mes
méthodes lui ont plu et il m’a imprimé des choses de Reich que j’ai
répandues. Ça jouait un rôle important: je me suis toujours servi de ça dans
le travail avec les jeunes.
Et quel contact les jeunes que tu recrutais avaient avec
l’organisation, et en particulier Lambert ? Ils n’en avaient aucun ?
[Un jour, avec] Jean-Marie Brohm, au cimetière de Montreuil où nous
nous sommes promenés, je lui ai posé la question: Est-ce que tu veux
adhérer, je n’ai probablement pas dit «au groupe Lambert», mais «au
groupe trotskyste», par exemple. Et je n’ai pas proposé ça à tout le monde:
je faisais seulement une minorité… Tu as entendu parler de Georges
[Vigarello] ?

- 243 -
Non.
Ah bon, [Vigarello] a écrit plusieurs livres, il est très connu dans le
domaine du sport… Il était de la même classe que Jean-Marie Brohm. Jean-
Marie Brohm est devenu membre de l’organisation. Vigarello je trouvais
qu’il n’était pas fait pour être membre d’un parti (…).
Quand tu estimais qu’ils n’étaient pas mûrs pour entrer dans une
organisation, tu…
Non, je les traitais comme des sympathisants.
Donc tu leur proposais des actions en commun de manière
épisodique ?
Oui, on se voyait, on discutait (…).
Et tu étais leur seul lien avec l’organisation ?
Le seul.
Ils n’ont jamais vu Lambert ?
Non. Jean-Marie Brohm a dû faire la connaissance de Lambert après.
Et pour parler de l’évolution de l’organisation…
J’étais à part. N’oublie pas que j’ai toujours fait les choses illégalement:
je ne pouvais pas faire de la politique ouvertement. Ça me mettait dans un
carcan: je ne pouvais pas faire n’importe quoi. Toujours à l’intérieur d’un
cadre strict. Je pense que (…) je suis, avec d’autres, pas tout seul
naturellement, à l’origine de mai 1968, mais je ne pouvais pas m’en vanter
parce que j’étais toujours… En 1968, je ne suis jamais allé dans la rue voir
quoi que ce soit: je me suis toujours caché. Et j’ai quand même été attrapé,
expulsé, etc..
Mais pour les congrès, comment ça se passait ? Il y avait des congrès
plus ou moins réguliers, tous les ans ou tous les deux ans ?
(…) Il me semble que, de mon temps, il n’y avait pas de congrès. Je peux
me tromper.
Il y avait quand même des rencontres nationales ?
Je ne me rappelle pas. Je me souviens seulement du Comité central (…),
et des camps d’été.
Alors pour parler du Comité central, comment se déroulaient les
réunions ? Tout était centré autour de Lambert ou bien c’était une
discussion à égalité ?
Non, non. Lambert est extrêmement habile pour diriger les choses. Il y a
un truc de Lambert que j’étais probablement le seul à avoir percé, qui me
faisait rire mais je ne disais rien: quand il était en difficulté pour convaincre
sur [un point]… on avait quelques ouvriers à Nantes – à Paris on n’avait
quasiment pas d’ouvriers –, il citait Lénine: mais les citations de Lénine
étaient inventées !… Je rigolais à l’intérieur: je n’ai jamais dit : «Ecoute
Lambert, arrête», jamais. Je le laissais faire. Je trouvais qu’un groupe,
enfin, à l’échelle historique, un groupuscule ne peut pas faire de l’histoire,
alors il faut attendre… qu’on soit vraiment…
- 244 -
Comment se géraient la contradiction et le désaccord au sein du
Comité central ?
Oh, il y avait des discussions. Je me rappelle (…) une fois les ouvriers,
un ou deux ou trois, les ouvriers de Nantes qui étaient au Comité central
n’étaient pas d’accord: [Lambert] a cité Lénine et les ouvriers se sont
écrasés naturellement (…).
Il n’y avait personne qui avait une culture politique assez étendue ?
Gérard Bloch. Ah, Gérard Bloch qui jouait au maître à penser, etc. (…)…
ça a commencé au dernier camp d’été, je ne voulais pas y participer,
Lambert m’a vivement engagé à y aller et ce camp s’est très mal passé. J’ai
ridiculisé Gérard Bloch. A partir de ce moment-là, très peu de temps après,
l’histoire de [mon] exclusion était mise en route. C’est pour ça que je
suppose que Gérard Bloch a dû poser un ultimatum: «C’est lui ou moi.»
Comment l’as-tu ridiculisé ? A propos d’un exposé qu’il faisait et qui
était contraire à la réalité ?
Un exemple: Histoire et conscience de classe de Lukacs, tu l’as lu ?
Oui, je l’ai commencé.
Je te signale comment il faut le lire: il faut lire tous les petits essais à part,
et l’essai central au milieu, à la fin. C’est tout à fait autre chose et c’est de
loin plus difficile. Je me suis moqué de Gérard Bloch: ou il n’avait pas lu le
Lukacs, ou il n’était pas lukacsien. Pour moi c’était évident que (…) le
marxisme passait par Lukacs [et son] Histoire et conscience de classe, je ne
parle pas du Lukacs qui a capitulé devant Staline. Je me suis foutu de sa
gueule et il a très mal pris ça.

De manière publique ?
Oui.
Et ces camps d’été, comment ça se passait ?
C’était quelque part à la campagne, je ne me rappelle plus.
C’était assez irrégulier aussi ?
Oh, chaque année je suppose, mais c’est la première fois que j’ai
participé à un camp.

Tu n’y as participé qu’une fois ? Tu n’as jamais été sollicité


auparavant ?
Non, je faisais très attention, je trouvais que c’était trop dangereux pour
moi. Et je ne sais pas si auparavant il y avait des choses comme ça. Parce
qu’on a quand même grandi un petit peu. Tu ne peux pas faire un camp
d’été – je vais dire n’importe quoi – quand tu as une douzaine d’adhérents,
ça n’a pas de sens.
Et tu dis que c’était juste avant que le processus d’exclusion
s’entame ?
Oui.
- 245 -
C’était en quelle année, ça ? En 1967 ?
Il me semble que c’était en 1967. En tout cas, c’est sûrement avant 1968.
Alors, il a convoqué une séance du Comité central – puisque j’étais
membre du Comité central; Lambert était très inventif, il trouvait que ce
n’était pas ma cellule qui devait m’exclure, mais le Comité central. Alors,
séance spéciale du Comité central pour m’exclure.
Le problème de ton exclusion a été posé tout de suite comme ça ?
Oui, après le camp, assez rapidement. Ça a duré une journée, le soir –
Gérard Bloch était le trésorier de l’organisation, j’ai demandé à Bloch si
l’argent – un petit héritage que j’avais donné à Lambert – était entré dans
les caisses de l’organisation et il a dit «Non.» Lambert a levé
immédiatement la séance et c’était terminé. Jusqu’à aujourd’hui je regrette
que je n’ai pas foutu une paire de beignes à Lambert: ce sera le grand regret
de ma vie. Ensuite il m’a fait exclure par la cellule. Euh, ce n’est pas allé
jusqu’à l’exclusion: il y a eu une commission d’enquête, je suis venu à la
commission d’enquête avec une lettre, j’ai jeté la lettre sur la table et je suis
parti. J’ai démissionné. Formellement donc, je n’ai pas été exclu. J’ai
démissionné. Mais le truc de l’exclusion était en route.
D’un point de vue officiel, ton exclusion se faisait à cause des écrits de
Reich que tu avais fait publier ?
Je ne sais pas ce qu’on m’a reproché… je dois avouer que je me rappelle
pas quelle était l’accusation officielle. Ah oui, que je mettais peut-être
l’organisation en danger en publiant des œuvres de Reich malgré le refus de
l’ayant-droit. Maspéro, par exemple, a publié La lutte sexuelle des jeunes,
sous ma pression. L’Américaine qui avait la main sur le fonds Wilhelm
Reich a fait un procès, elle a gagné, etc. Ça a coûté de l’argent à Maspero,
etc.
Concrètement, ça a été très rapide alors ?
C’est allé relativement vite, mais pas ultra vite.
Juste après le camp, quel a été l’état de tes relations avec Gérard
Bloch ou avec Lambert ?
Avec Bloch je n’ai jamais eu de relations, on n’a pas échangé trois
phrases. Tu veux répéter la question, que j’y réponde ?
Tu dis que tu n’avais pas beaucoup de relations avec Gérard Bloch:
mais juste après le camp, après le fait que tu l’as un peu mis en
difficulté publiquement.
Alors, on a dissous la cellule dans laquelle j’étais, dans laquelle il y avait
aussi l’historien dont j’ai cité le nom tout à l’heure.
Pierre Broué ? Pierre Broué était donc dans ta cellule.
Oui. Je peux te dire ce qu’il a dit quand on a dissous la cellule, il a dit:
« C’est la première fois que j’assiste à une cellule où de temps en temps on
rigole. » Il trouvait que j’étais totalement dingue, mais il devait avouer que

- 246 -
j’avais une influence sur les jeunes… absolument inexplicable. C’est les
deux choses qu’il a soutenues.
Tu n’avais pas de bonnes relations avec lui jusqu’alors ?
Si. C’était plutôt positif. (…)
Vous étiez beaucoup dans ta cellule ?
Rolande De Paepe, ma femme, moi, et un couple d’instituteurs à Drancy.
L’homme de ce couple, c’est lui qui m’a dit: «J’étais en Bourgogne
quelque part, il y avait un dîner, j’ai rencontré un jeune de l’ENA. Je pense
que tu devrais t’occuper de lui.»
C’est à partir de là que tu a pris contact avec [Lionel Jospin]…
C’est ça.
Tu dis donc que c’est toi qui définissais ta propre ligne et…
J’avais une liberté, il me semble, totale.
Et dans ta cellule, comment ça se passait ? Il y avait une élaboration
collective, ou est-ce que tu étais responsable de la cellule ?
Non, je n’étais pas responsable de la cellule. Peut-être l’instituteur était
responsable, mais j’étais un peu celui qui parlait le plus ou celui qui lançait
des choses comme ça. Je t’ai rappelé que l’historien [Pierre Broué] a dit
qu’on rigolait de temps en temps, alors je devais dire des choses pas
toujours ultra-sérieuses.
Et les autres membres de la cellule, tu étais leur seul relais avec
l’organisation ?
J’étais du type théoricien.
Donc leur action politique elle se définissait aussi par rapport à ce
que toi tu faisais ?
Je faisais ce que je voulais et je devais, je suppose, raconter de temps en
temps comment ça allait à l’ENSEP338 ou des choses comme ça.
Mais les autres faisaient aussi ce qu’ils voulaient ?
Moui, enfin. Pierre Broué il faisait des choses théoriques, ou historiques
plutôt, et l’instituteur et sa femme faisaient un peu de propagande autour
d’eux. Voilà.
Et c’est surtout toi qui as fait l’essentiel du travail de recrutement ?
J’étais comme la tête théorique, pour autant que je me souvienne. J’étais
comme la tête théorique de la cellule. Je lançais un débat quand je trouvais
qu’il y avait un problème ou quelque chose de réellement intéressant, sinon
je me taisais.
Donc je suppose que tu avais su donner à ces militants une culture
autre que celle que professait Lambert ou que celle que l’on professait
ailleurs ?
Je ne sais pas comment ça se passait chez les autres.

338
Ecole normale supérieure de l’Education physique : forme les professeurs
d’éducation physique du secondaire (Y.C.).
- 247 -
Au moment de ton exclusion – ou de ta démission – quelle a été la
réaction de ceux qui militaient dans ta cellule ?
La cellule avait été dissoute déjà avant, avant l’été.
Est-ce qu’ils ont repris le contact avec l’organisation ?
Lacondemine est resté dans l’organisation – l’instituteur s’appelait
Lacondemine – lui et sa femme sont restés. Pierre Broué, tu sais. Broué
avait de très mauvais rapports avec Lambert et ma femme a toujours essayé
d’arranger un petit peu les choses. (…)
Tu as présenté ta démission dans une réunion du Comité central ou
uniquement par lettre adressée à Lambert ?
La commission d’enquête, composée de trois personnes dont, je me
souviens, l’historien Pierre Broué, un instituteur – très important dans
l’organisation – de Lyon, et je ne me rappelle plus qui était la troisième
personne: nous nous sommes réunis dans un café, j’avais préparé une lettre,
on s’est assis, j’ai mis la lettre sur la table et je suis parti.
Et à partir de ce moment là ?
C’était terminé !
Ça s’est passé aussi facilement que ça ?
Je ne courais pas après les gens, j’ai eu tort: par exemple Jospin, je n’ai
pas essayé de garder le contact. Si les gens ont rompu avec moi… d’abord
c’était leur droit, ensuite je trouvais ça humainement inadmissible, mais je
n’ai pas lutté. J’aurais eu un comportement aujourd’hui tout à fait différent.
Parce que j’ai été exclu partout où j’ai… J’ai été exclu en Suisse, j’ai été
exclu en France, j’ai été exclu de l’organisation pédagogique pour laquelle
je travaillais, etc.
Et je suppose qu’avec les gens que tu as recrutés à l’Ecole normale
ou avec les sympathisants avec lesquels tu traitais…
Alors j’ai perdu le contact avec Jean-Marie Brohm. Jean-Marie Brohm
est resté dans l’OCI, il les a quittés quelques années après, et il a repris le
contact avec moi. Mais on n’est plus aussi liés comme autrefois.
Parce que quand tu avais des discussions un peu plus théoriques avec
eux tu devais leur présenter…
Je n’ai eu de discussions réellement théoriques avec personne. Je n’ai
jamais trouvé des gens avec qui je pouvais discuter à l’intérieur de
l’organisation réellement théoriquement. J’ai eu des discussions théoriques
peut-être avec Denis Berger ou des choses comme ça, pas dans
l’organisation.
Donc avec les gens que tu rencontrais c’était des discussions
essentiellement pratiques: vous discutiez des problèmes du quotidien,
de problèmes politiques ?
Je rencontrais très peu de gens, je faisais très attention. En dehors de ma
cellule, je ne pense pas… et peut-être Lambert de temps en temps, je ne
rencontrais personne.
- 248 -
Pour en revenir au problème du camp: le problème que tu as
rencontré avec Gérard Bloch et la lettre que tu as remise à Lambert.
…que j’ai remise à la commission !
…à la commission. L’excuse officielle c’était donc les écrits de Reich
que tu…
Oui, j’étais un danger public pour eux, etc. Il y avait une réunion interne
de l’OCI à laquelle on ne m’avait pas convoqué mais j’ai appris ça après.
Le seul discours tenu est donc celui-ci ?
Un danger. Tu devrais lire l’acte d’accusation…
C’est ce que j’aurais fait si tu ne m’avais pas répondu oui aussi
rapidement !
Stéphane Just [a écrit] l’acte d’accusation, c’est un chef-d’œuvre
d’humour… […] Je le résume comme ça: je suis exclu parce que je suis le
doigt du pape dans le pantalon du mouvement ouvrier. Je crois que c’est
quelque chose comme ça qui est marqué.
Tu crois que tes opinions sur la libération sexuelle ont aussi pesé sur
la balance ?
Ah !
Parce que ce n’étaient pas des convictions que partageaient les gens
du Comité central avec qui tu parlais.
On ne parlait jamais… ils parlaient de sexe comme parlent des gens au
bistrot, de façon vulgaire: par exemple après les réunions on finissait la
soirée dans un bistrot, j’avais horreur de ça. Mais Lambert m’a appelé
« prussien »: il trouvait que j’étais prussien… je prends ça comme une
chose positive.
Et lui-même essayait de se tenir au courant de ce que tu faisais de ton
côté, même s’il te laissait ta liberté ?
La liberté la plus totale.
Il ne cherchait pas à savoir ce que tu faisais ?
Non. Une des femmes (…) m’a dit (…) : «Vous ne convenez pas
humainement au matériel de Lambert» ; on avait de tout autres rapports
humains – j’ai horreur qu’on se tape sur l’épaule, qu’on finisse les soirées
au bistrot. Je trouvais ça dégradant.
Tu ne cherchais pas à savoir ce que faisait Lambert pour…
Non. Ça ne m’a jamais intéressé…
Ça ne t’a jamais intéressé.
Non. Je considérais que quand on est petit comme ça, on vit mais on ne
s’imagine pas qu’on va changer la société avec si peu de monde: c’est
ridicule.
Tu ne t’es jamais impliqué dans les tentatives de travailler au niveau
international ?
Ah si, par exemple, la Guadeloupe, il y avait l’organisation illégale
militaro-politique. J’étais chargé de garder le contact avec un type de cette
- 249 -
organisation-là. Je l’ai revu régulièrement. Des choses comme ça, mais
c’était un truc spécial.
C’est lui qui venait en France et vous vous voyiez à cette occasion ?
Il était fonctionnaire à Paris, il était clandestinement, appartenait à cela.
Lambert a eu – je ne sais pas comment il a obtenu ce contact mais c’est moi
qui le voyais.
Mais c’est Lambert qui t’a proposé ce travail-là ?
Oui.
(…) Tu ne participais pas au journal ?
Je suis inhibé du point de vue écriture. Il n’y avait pas de journal, il n’y
avait qu’Informations Ouvrières, c’était une feuille recto verso, ce n’était
pas un journal.
La Vérité ne paraissait pas ?
Non. Si elle paraissait, elle appartenait, je pense, à l’autre courant339. […]
Au niveau du Comité central, tu me racontais l’histoire de ce
désaccord avec les ouvriers de Nantes: est-ce que ça fonctionnait
toujours ainsi ?… Lambert essayait d’imposer son point de vue ?
Toujours. Il parlait beaucoup et il tenait à obtenir la direction, etc. Ça
devait se terminer comme il l’avait voulu. Moi ça m’était parfaitement égal
puisque je regardais ça avec des yeux sceptiques. (…)
Personne n’essayait jamais de contester ?
Il y avait quelquefois [quelqu’un] qui n’était pas d’accord mais Lambert
est très habile dans ce genre de trucs pour se débrouiller afin que
finalement sa ligne ou ce qu’il dise… passe. (…)
Il n’y avait pas du tout de tendances dans le Comité central ?
Non, il me semble qu’il n’y avait pas de tendances.
Il n’y a jamais eu d’exclusions ?
De mon temps, jamais je n’ai vu une exclusion Je trouvais ça vexant, oui,
je trouvais ça vexant d’autant plus que je ne voyais pas de divergences.
Quand il y a des divergences… et encore on peut se demander quand il y a
des divergences est-ce qu’il faut s’exclure ? Il n’y avait pas de divergences
entre Lambert et moi.
Donc pendant dix ans, grosso modo, vous êtes resté…
Pas dix ans, non non, 1958, fin 1958 j’entre, et je suis exclu ou en 1966
ou en 1967. Ça fait moins de 10 ans.
Et pendant cette période-là, jamais eu de désaccords, jamais…
Ah non: on était très copains. Alors jusqu’à aujourd’hui, je te l’ai dit, je
me pose la question: est-ce que Lambert a joué la comédie devant moi ? Il
en est capable ! Mais je n’exclus pas le fait que, sous [le poids de] la défaite

339
A un moment il y eut deux PCI et deux La Vérité, l’une publiée par les
« frankistes », l’autre par les « lambertistes », mais il est difficile de deviner à
quelle année Boris Fraenkel fait ici allusion (Y.C.).
- 250 -
générale il ait changé pendant quelques années. Il avait essayé peut-être
d’être différent, d’être moins magouilleur, etc. Un exemple: on soutenait
Messali Hadj, moi j’étais aussi d’accord. Au milieu du conflit, je n’étais
plus d’accord: j’ai fait un texte théorique, que entre Messali Hadj et le
FLN, il n’y avait pas de divergences de classe, de fond. Donc il n’y avait
aucune raison de soutenir Messali Hadj. J’ai fait ça comme document
intérieur, Lambert m’a dit: «Ecoute, ça peut amener une lutte fractionnelle:
nous ne sommes pas assez forts pour supporter ça. On va mettre ton texte
aux archives, si tu es d’accord.» J’étais d’accord. Je trouvais que lui
connaissait mieux l’organisation que moi: s’il pensait qu’il pouvait y avoir
une lutte fractionnelle à cause de ça… Ça te montre donc qu’il y avait des
rapports de confiance.

Il y avait un bulletin intérieur alors ?


… Aucun souvenir !

Il y avait juste des documents épisodiques… ?


… Informations Ouvrières paraissait régulièrement. C’est Lambert qui
écrivait ça, ou dictait ça, ou quelque chose comme ça. Je connaissais aussi
son fils, qui était un garçon assez sympathique ; je discutais, au moins au
début, très souvent chez lui à la maison. Aussi quelquefois dans un café. Je
le voyais de temps en temps.

Tu dis que tu avais des relations de sympathie avec Lambert…


Oui.

…est-ce que c’était le cas pour tout le monde ? Est-ce que tu le voyais
fonctionner…
Je le voyais fonctionner quand j’ai appartenu, à sa demande, au Comité
central.

Et alors, comment ça se passait ?


Il manipulait habilement les gens qui étaient relativement incultes. C’est
pour ça, cette fameuse histoire que je t’ai raconté, les fameuses fausses
citations de Lénine.
Et tu l’as déjà vu être en désaccord soit avec Gérard Bloch, soit avec
Pierre Broué ?
En désaccord profond, public, non. Je ne me rappelle pas.
Mais c’était lui qui orchestrait…
Il tirait les ficelles !
C’était flagrant, enfin toi tu… ?
Oui oui ! Lors de la scission – je ne savais pas que ce n’était pas lui le
théoricien lors de la scission avec la Quatrième [Internationale]
- 251 -
officielle340 : j’ai appris après que c’était Favre-Bleibtreu qui avaient la tête,
qui faisaient ça, je ne savais pas ça.
Tu avais des relations avec l’autre courant trotskyste ?
Alors… uniquement avec une personne… Michaël Löwy. Quand
Michaël Löwy était tout jeune, je lui ai proposé de venir chez les
lambertistes: il a refusé. Mais on se connaît depuis quarante ans à peu près:
on a toujours gardé… un certain contact… et il a adhéré tout seul chez les
autres. Mais ça ne l’a pas empêché de me voir une ou deux fois par an,
quelque chose comme ça.
Tu dis que, quand tu as commencé à parler de ton adhésion au
groupe Lambert, Lambert avait une réputation un peu fâcheuse?
J’ignore si je savais qu’il avait une aura négative. Je ne sais pas. Je savais
seulement que lui il avait raison par rapport à Pablo et aux autres: c’est ça
qui m’a déterminé. Comme je t’ai dit, je pensais qu’on allait avoir une
dictature militaro-policière [en France], et je trouvais, comme vieux
trotskyste à ce moment-là, que je ne pouvais pas rester inactif. […]
Pendant la période où tu étais au PCI-OCI, tu m’as dit que tu
n’aimais pas du tout écrire.
Je suis inhibé… du point de vue écriture.
Tu n’as jamais été tenté d’avoir des écrits théoriques ?
J’ai écrit un petit peu, mais j’ai horreur d’écrire. J’ai fait traduire des
choses par des gens: Jean-Marie Brohm, etc. Une seule fois une
intervention comme ça m’a fait réellement plaisir: j’ai corrigé un texte de
Rosa Luxemburg qui avait été traduit en français, mais très mal traduit.
Tu avais encore des relations avec les militants suisses ?
Quand je suis arrivé en France, Pablo m’a dit – ils m’avaient exclu –
Pablo m’a dit: « S’il te faut de l’argent, tes anciens copains suisses
t’enverront de l’argent. » J’ai trouvé ça tout à fait comme il faut mais,
stupide comme j’étais, j’ai craché [sur cet argent] naturellement. J’ai vécu
dans des conditions matérielles horribles, mais stupidement je n’ai pas
accepté d’argent de mes anciens copains… mais ils ont agi correctement.
C’était difficile en France, au niveau de la discrétion ?
J’ai vécu dans des conditions matérielles… épouvantables, pendant des
années. […] J’ai signé, en Suisse et en France, des papiers où je
m’engageais à ne pas faire de politique. J’étais officiellement un Russe
blanc. Je ne comprends pas jusqu’à aujourd’hui comment j’ai obtenu la
naturalisation. […]
Après ta démission de l’OCI, tu n’as jamais recherché à reprendre
contact avec l’autre courant par exemple ?

340
Boris Fraenkel fait allusion au Secrétariat international (SI) (qui deviendra le
Secrétariat unifié, SU en 1963) et qui en 1952-53 regroupait la majorité des
organisations trotskystes (Y.C.).
- 252 -
Non. Je n’étais pas d’accord.
Tu n’as plus du tout milité dans une organisation politique ?
Je n’ai pas milité dans une organisation politique. J’ai fait des choses à
propos de Reich, des choses comme ça.
Et avant ta mise à l’écart, de fait, tu ne faisais jamais de diffusion ?
Ta seule activité consistait à rencontrer des gens ?
Je faisais très attention. Ce n’est pas moi qui diffusais des tracts ou des
histoires comme ça. Sous cet angle-là j’étais très sérieux, puisque j’avais
déjà été expulsé une fois: ça me suffisait.
Et vous en faisiez souvent, des tracts ? C’était vous qui les faisiez?
Non, les seules choses que j’en ai fait faire, c’était des trucs reichiens.
Et le groupe Lambert, il te faisait passer des tracts, pour que tu les
fasses toi-même passer?
Pour autant que je me souvienne, je n’ai jamais – sauf Informations
Ouvrières peut-être – j’ai jamais… je faisais la base… les deux milieux où
je travaillais étaient des milieux de jeunes, donc j’étais convaincu que
l’agitation et le travail dans un milieu jeune est différent d’un milieu
d’adultes. Je t’ai dit mes «trois anti»: anti-militaire, anti-répression et
anti…[répression sexuelle] et le GER que je faisais était un GER que
j’avais composé…
Ah, tu faisais des GER ?
Oui. Pas avec tout le monde. Je baratinais les gens. Le GER je le faisais
seulement avec des gens que je pensais – avec Jean-Marie Brohm par
exemple – mais pas avec Vigarello… avec des gens que je pensais qu’ils
pourraient… avec [Marc] Kravetz, j’ai commencé, mais on a très
rapidement vu que ça ne convenait pas.
Comment ils s’organisaient, tes GER ? parce que les GER de l’OCI
étaient apparemment assez longs…
J’avais six conférences, six topos… standardisés, et je pensais que c’était
le truc de base qu’il fallait présenter à des jeunes. Peut-être même à des
moins jeunes. J’avais la liberté totale. Je dois avouer que j’ai essayé de
reconstituer quels étaient les six titres: je n’ai pas réussi… j’ai oublié quels
étaient les six sujets: mais je me rappelle qu’il y en avait six. Jospin est
passé par un truc comme ça.
Quelles relations tu avais avec gens que tu rencontrais ?
Si je les baratinais dans le style GER, ma préoccupation était: futurs
militants du groupe Lambert. Mais j’avais au-delà de ça des contacts avec
d’autres jeunes futurs enseignants, sur un plan amical et leur parlant de
choses. Je t’ai raconté: j’avais loué la chambre pour qu’ils puissent
coucher… entre autres. La première préoccupation était de faire le GER, ou
une réunion politique dans la chambre. Mais le soir, à tour de rôle ils
pouvaient… – la répression sexuelle était de loin plus forte avant 1968
qu’aujourd’hui. J’ai toujours lié une chose avec l’autre. Je ne pense pas que
- 253 -
je me sois vanté dans le milieu lambertiste d’avoir loué une chambre où les
jeunes pouvaient coucher ensemble. Exceptionnellement je leur prêtais
même… j’avais une chambre en ville où j’habitais: je leur laissais pour une
nuit ma chambre à moi.
Avec Lambert tu n’as jamais eu de discussions sur Reich ?
Pour lui, toutes les choses du sexe étaient de la rigolade. Quelqu’un a dit
– quelqu’un de très spirituel a dit… ça ne correspond pas à la réalité mais je
te le raconte pour que tu rigoles: «Alors, si je comprends bien, m’a dit ce
garçon-là, Lambert a couché avec toutes les femmes et toi tu as couché
avec tous les hommes.» Je n’ai pas couché avec tous les hommes…
Lambert n’a pas couché avec toutes les femmes… […]
Donc tu n’avais pas du tout de relation de maître à élève avec ces
jeunes ?
J’étais extrêmement cultivé et d’une autre culture qu’un intellectuel
français. J’étais un intellectuel allemand en dernière analyse, pas un
intellectuel français.
Qu’est-ce que ça change, au niveau des rapports que tu peux établir?
A titre personnel, ça change que des gens qui jouent un rôle intellectuel
important en Allemagne, pour moi, je les suivais, je lisais leurs livres ou
leurs journaux allemands, tandis que eux n’avaient jamais entendu parler
de… Habermas ! Je suis allé à la NRF [Gallimard], chez le type qui avait la
main sur les traductions allemandes – un Suisse –, mais je ne sais pas
comment j’ai fait sa connaissance. Je vois chez lui les deux, Habermas, les
œuvres principales de Habermas ; j’ai dit «Ah ! Vous allez enfin traduire
Habermas en français ?», il me dit «Ça ? Prenez les deux livres ! Jamais on
ne publiera ça. C’est incompréhensible.» L’attitude typiquement française !
C’est aussi généralisé que ça ?
Oui !
Et pour remonter plus avant, comment tu as fait connaissance avec le
trotskysme ?
J’étais dans un camp de travail sioniste en Suisse. C’était la fin de la
guerre. J’étais leur élu, j’étais au [Habonim] et pas à l’Hashomer Hatzaïr.
(…) A Dantzig, il n’y avait pas [les gens de] l’Hashomer Hatzaïr, il n’y
avait que le Habonim. Ils m’ont élu comme leur porte-parole.
C’était une organisation communiste aussi ? Sioniste de gauche ?
L’Hashomer Hatzaïr était sioniste d’extrême gauche autrefois, et le
Habonim était l’organisation de jeunesse de la Koalizion – le parti ouvrier
sioniste. Koalizion veut dire «ouvrier de Sion». Ils m’ont élu responsable.
(…) Et je dis, dans ce camp de travail sioniste, à ce moment-là, « Si la
révolution commence en Allemagne je ne vais pas en Israël, je retourne en
Allemagne. » (…) [Je suis allé] à Bâle, je suis passé par Zürich. A Zürich il
y avait une institution de bienfaisance qui s’occupait des gens et je
connaissais une des personnes qui avait joué un rôle important dans le SAP,
- 254 -
Parti ouvrier socialiste, une scission à l’intérieur de la social-démocratie en
1932 ; je lui ai dit: «Je voudrais rencontrer des trotskystes.» […]
Tu avais déjà un regard critique sur l’URSS alors ? […]
J’étais austro-marxiste, donc critique par rapport au bolchévisme. Mais à
la fin de la guerre je me suis dit: «Ça va se passer comme en Russie» donc
Trotsky et Lénine ont raison. Ce n’est pas les austro-marxistes qui feront la
révolution. Il m’a donné une adresse: un patricien à Bâle, un patricien qui
était le neveu du ministre de la Police. Je me suis présenté auprès de lui – il
n’était pas très sûr que je n’étais pas un espion ou quelque chose comme
ça ; il a demandé à quelqu’un d’origine allemande de m’interroger. Après
ils ont cru que j’étais devenu effectivement trotskyste. Et j’ai adhéré – les
trotskystes étaient illégaux.
C’est là que tu as commencé à participer aux activités du groupe.
…Oui. Je suis devenu membre, etc. Puis j’ai baratiné les jeunes ouvriers:
j’ai eu une activité, une double activité politico-quelque chose à Bâle,
réellement en direction des jeunes ouvriers, ce qui n’était pas le cas en
France [par la suite]. Et en direction des étudiants de l’université de Bâle.
J’ai refondé le bulletin socialiste et un seul fait est intéressant: Bertholt
Brecht était connu seulement comme théâtreux, comme metteur en scène,
etc., pas comme théoricien, comme après – il avait écrit un truc théorique,
il nous a envoyé ça… pas à moi directement puisque je me cachais: il y
avait quelqu’un de Zürich qui dirigeait ça. On a négocié et j’ai publié dans
mon bulletin pour la première fois une chose théorique de Bertholt Brecht.
Je connaissais un poète allemand, d’après moi qui était très important: on a
publié une histoire surréaliste dans le bulletin, etc. Mais j’ai eu une
éducation de prince à Bâle. Trois à quatre personnes se sont occupées de
moi: de très grandes personnalités qui se sont occupées de moi de façon
absolument extraordinaire. C’est la base de mon être intellectuel.
C’est parce qu’ils te reconnaissaient un statut particulier ou parce
qu’ils n’avaient pas beaucoup d’adhérents ?
J’ai du être naïvement brillant.
Brillant sans le savoir, c’est ça que tu veux dire ?
Oui, c’est ça. Mais posant des questions, tout le temps des questions de
fond, etc., ne les laissant pas… Quand je voyais que quelqu’un était
quelqu’un d’extraordinaire, j’essayais de le fréquenter, de lui poser
interminablement des questions: mon éducation est une éducation verbale,
pas une éducation par la lecture. Je suis tombé sur des gens extraordinaires,
y compris dans le domaine de l’art. Tu sais, c’est l’un de mes trois dadas.
Heureusement je me suis maintenu parce que l’intérêt politique était
l’intérêt numéro 1 de ma vie mais pas l’intérêt exclusif: je m’intéresse
presque autant à l’éducation et je m’intéresse à l’art. Tu as entendu parler
de Sonia Delaunay ?
Non.
- 255 -
Robert Delaunay non plus naturellement. c’est les débuts de l’art abstrait
en France. J’ai été secrétaire de Sonia Delaunay, entre autres. […] Avec
l’âge j’ai perdu un tout petit peu le sentiment du déroulement du temps: je
ne peux plus répondre de façon précise à des questions comme ça. […]
Après ton départ de l’OCI, tu as continué à t’intéresser à ce qu’ils
faisaient ? Tu suivais un peu ?
Oui, (…) jusqu’en mai 1968 c’était quand même une mini-secte. C’est
pour ça que j’ai regardé toutes ces choses-là avec le sourire. Parce que,
pour faire quelque chose de réel en politique, il faut représenter quelque
chose. Ce n’est pas trois personnes qui jouent, qui peuvent être un facteur.
Je voulais préparer, je pensais à l’avenir: et à ma façon j’ai démontré ce que
jamais en France les trotskystes ont réussi: j’ai contrôlé des secteurs, si
petits soient-ils, mais j’ai contrôlé effectivement quelque chose, au lieu de
faire du bavardage. Les deux Ecoles normales de la région parisienne
c’était vraiment quelque chose, l’Ecole normale d’éducation physique
c’était vraiment quelque chose ; dans le syndicat des professeurs de
gymnastique, ils ont chassé, à la suite de cela, le numéro 1 qui les a
terrorisés pendant des années, etc. Mais ils étaient trop faibles pour prendre
le pouvoir. Ce sont les staliniens qui ont hérité du syndicat des profs de
gym. Depuis lors ils l’ont.
Et après 1968 c’est juste la taille qui a changé, alors ?
Oui. Mais j’ai appris ça après. Ils ont joué un rôle réel à travers
l’organisation estudiantine, etc.
Le développement de l’OCI, puis du Parti communiste
internationaliste après 1968, ça ne t’a jamais intéressé. ?
D’abord je suis resté treize mois en résidence forcée.
Oui, c’est vrai.
(…) [J’ai toujours essayé] d’être réellement efficace, pas simplement de
baratiner dans le secret quelques personnes. Je t’ai raconté les épisodes
avec les écoles normales hommes, garçons, de Paris et des environs. (…) Je
ne t’ai pas parlé du tout de l’Ecole Emancipée, qui a aussi joué un certain
rôle… ah oui: quand j’ai rompu avec le lambertisme, j’ai continué à militer
dans l’Ecole Emancipée – j’ai protégé l’Ecole Emancipée de la mainmise
des lambertistes. Je les ai forcés à s’en aller. Ils sont entrés dans Force
Ouvrière. Ils n’ont pas mis la main sur l’Ecole Emancipée. Les syndicats
d’enseignants sont les seuls syndicats français dans lesquels il y a des votes
selon des idées. Tous les autres syndicats ne connaissent pas ça: ce sont des
syndicats monocordes, c’est-à-dire en dernière analyse non démocratiques.
[…]

- 256 -
Entretien
avec Alexandre Hébert
Nantes, Bourse du Travail, le 7 avril 2004.

Mes premiers rapports non formalisés avec les trotskystes datent de mon
entrée aux Jeunesses socialistes, c’est-à-dire en 1937. Je suis devenu
pivertiste341, Gauche révolutionnaire, et cette Gauche révolutionnaire était
certainement pour une grande partie animée par des camarades trotskystes.
Je me rappelle par exemple d’un nommé Weiss, qui a fini stalinien,
quoique ce ne soit sans doute pas un exemple. C’était d’ailleurs un
responsable parmi d’autres. Je dis ça parce qu’il y avait toute une aile
gauche – gauche révolutionnaire – aux Jeunesses socialistes qui était très
admirative des mœurs de la social-démocratie allemande et autrichienne. A
tel point que, je crois que c’est au congrès de Creil, un défilé a été organisé.
Nous avions des uniformes à l’époque: la chemise bleue, la cravate rouge et
les trois flèches SFIO qui s’opposaient à la faucille et au marteau des
staliniens. Ils ont organisé un meeting, un défilé incroyable: il y avait 5000
personnes, paraît-il, qui marchaient, encadrés par des responsables qui ne
disaient pas «une deux, une deux», mais qui disaient «Front rouge, Front
rouge». J’ai aussitôt quitté le cortège. J’ai même enlevé mes insignes:
c’était fini. J’ai dit: «Je ne vais pas quand même pas rester avec des nazis.»
Déjà à cette époque là: en 1936-37, j’avais 16-17 ans. C’est à ce moment
que j’ai eu des rapports avec des trotskystes et j’ai même reçu ou lu certains
de leurs journaux. Je n’étais pas attiré particulièrement par eux, ni
d’ailleurs l’inverse.
Parce que eux avaient une existence ouverte: ils diffusaient les
journaux de leur propre tendance. ?
Les trotskystes ont toujours pratiqué comme ça, et même les
communistes: ils pratiquent l’entrisme342 ouvertement, et dans les syndicats

341
Partisan de Marceau Pivert. (Y.C.).
342
Cette affirmation est inexacte, comme en témoignent à la fois l’histoire du PT et
ses différentes infiltrations dans le PS, le PCF et la LCR ; celle des militants du
PCI de Pierre Frank dans l’UEC et le PCF, et aussi l’expérience des militants de
l’actuelle Lutte ouvrière qui pendant des décennies étaient obligés de taire leur
appartenance politique pour ne pas être exclus de la CGT. Par contre, il est exact
que la conception de Trotsky, dans les années 30, était d’entrer dans les partis
- 257 -
il n’y a pas de sous-marins. Tout comme moi, ils ne se cachent pas. La
différence c’est qu’eux sont plus portés sur les accords d’appareil à
appareil: alors que je me suis investi tout seul dans le syndicat. Je n’ai pas
demandé à qui que ce soit. Même à cette époque, j’étais en désaccord avec
beaucoup de gens, à commencer par les anarchistes et les trotskystes, qui
étaient partisans de l’unité au moment de la scission. Mes rapports officiels
et organisés avec les trotskystes datent des années 50 environ, de ma
rencontre avec Pierre Lambert.
Et toi tu es déjà à la tête de l’union départementale Force Ouvrière?
Je suis secrétaire d’union départementale depuis 1947. A la scission343 . Il
n’y avait personne: faute de mieux ils m’ont pris ! A ce moment, je ne
plaisantais pas: j’y croyais dur. J’étais pour l’action directe, pour les grèves.
Je n’étais pas loin de penser que conclure une grève par un compromis
c’était une compromission. J’étais sur une position assez gauchiste. C’est à
ce moment qu’un ancien trotskyste, qui s’appelait Guy Coignot, m’a dit:
«Lambert voudrait te voir.»
Tu avais déjà entendu parler de lui ?
C’est lui qui m’en avait parlé. Il m’avait même dit: «Méfie-toi, il est
sectaire.» Coignot était avec moi à ce moment-là. Il n’a jamais été
franchement anar, mais relativement proche, et c’était un esprit
indépendant. Il m’a donc présenté Lambert. […] Je suis arrivé dans mon
bureau – c’était une époque où on y trouvait beaucoup de jeunes – et le
Pierrot [Lambert] était en train de faire un discours: il était à ma place, à
mon bureau, et il discourait. Je suis arrivé, je n’ai rien dit et j’ai écouté. Au
bout d’un moment, Coignot lui a dit: «Tu voulais parler à Hébert eh bien il
est là.» Il a fait: «Ah bon ! » Et ma rencontre avec Lambert s’est soldée sur
un accord, sur la base de la «nécessité de reconstruire – alors on ne doutait
de rien ! – la Première Internationale.» […] On était sur l’orientation
«surmonter la querelle entre Marx et Bakounine». En fait, ils sont plus
sectaires que nous, mais enfin il était sur cette orientation-là et on a passé
un accord. Ça s’est terminé à 1 heure du matin place du Commerce à
Nantes et l’accord a duré tant bien que mal.
Vous n’étiez que tous les deux à ce moment-là ?
On n’était que tous les deux, et nous étions tous les deux avec un petit
groupe. J’étais déjà avec un petit groupe de copains. J’étais à la Fédération
anarchiste. J’avais quand même des copains mais on n’était pas nombreux.
Eux non plus d’ailleurs ! Je ne suis même pas sûr que nous n’étions pas
plus nombreux qu’eux, étant donné qu’ils avaient subi des scissions à
répétition. Mais ils avaient un mode de fonctionnement tout à fait différent

sociaux-démocrates, bannière déployée, et de créer des fractions ouvertes,


apparaissant au grand jour (Y.C.).
343
Entre la CGT et Force Ouvrière (Y.C.).
- 258 -
du nôtre, en ce sens qu’ils fonctionnaient comme un parti. La première fois
qu’il m’a invité à son Comité central, je suis sûr que tous les membres de
son groupe étaient au Comité central, tous. Ils fonctionnaient comme un
vrai parti communiste: Comité central, Bureau politique. […] C’était un
groupe ! D’ailleurs, du temps de l’OCI, il y avait la formule: «le passage du
groupe à l’organisation». Mais on ne peut nier qu’ils ont monté une
organisation. Nous, non, pour des raisons théoriques, qui sont faciles à
comprendre: notre méthode de travail ne peut pas y aboutir. Nous n’aurons
jamais 10 000 militants, ou alors on changera de nature: on ne serait plus
des anarchistes. Cela ne veut pas dire que notre influence est
proportionnelle au nombre de militants ! La grande faiblesse de tous les
partis politiques, c’est qu’il y a un petit groupe qui dirige et tous les autres
qui obéissent. Quand ils n’ont pas d’ordres, ils ne savent pas quoi faire.
[…] Il fallait qu’ils téléphonent à Lambert pour savoir ce qu’il fallait faire.
Ça se passe comme ça: c’est un parti avec une armée. […] Jusqu’en 1968,
mes rapports avec les trotskystes se résumaient à des rapports personnels
avec Lambert, bien que ce fût sur la base d’un accord politique. Mon souci
était alors de construire le syndicat, et j’avais besoin du militantisme des
trotskystes. Ils avaient au moins cet avantage-là sur beaucoup, c’est qu’ils
se battent véritablement.
Les réformistes n’étaient pas très combatifs ?
[…] Non, les réformistes sont combatifs quand il y a des grèves, et il y a
même des fois où ils se battent même mieux que d’autres, mais entre deux
grèves […] ils payent difficilement leurs cotisations […] et ils n’aiment pas
être trop embêtés. En réalité, ce sont des militants d’un autre type … et ils
se méfient de tout ce qui est théorique ! Pour eux c’est de l’idéologie: le
mot à la mode c’était pragmatisme. Cela voulait dire: «On saisit ce qu’on
peut saisir.» Ils ne remettaient en cause ni le système politique ni
économique: ce qui leur importait surtout, c’était les salaires et les
conditions de vie…
C’était plutôt corporatiste.
… corporatif ! Pas corporatiste ! Oui, c’était corporatif. Et j’ai toujours
expliqué qu’en réalité, à partir du moment où les individus prennent
conscience qu’ils ont des intérêts particuliers et collectifs à défendre, ils ont
cessé sans le savoir d’être des réformistes. Ils construisent ce qu’on appelait
autrefois une organisation au caractère objectivement révolutionnaire,
puisqu’elle est fondée sur l’idée qu’il y a des classes en présence. Ce qui
fait le mouvement révolutionnaire, ce n’est pas la croyance en la
révolution, car cela relève de la foi: c’est le fait qu’on pense que les
sociétés ne sont pas immuables, que les hommes n’ont pas les mêmes
places dans les processus de production, ou même dans les processus
décisionnels, comme tu dis, et qui amènent qu’il y a des gens qui
commandent et d’autres qui obéissent. Et les gens qui ont le pouvoir en
- 259 -
veulent toujours un peu plus: ils se prennent pour Dieu le père – il y a des
multiples exemples historiques – ce qui fait que les peuples, ou les
travailleurs, sont appelés à réagir à un moment ou un autre. Consciemment
ou non, ils réagissent. C’est ça la lutte des classes. La lutte des classes c’est
d’abord les conditions matérielles, et il y a aussi le fait que des gens
n’acceptent pas d’être subordonnés à qui que ce soit. Alors sur ce terrain-là
nous n’avions pas de grosses divergences … si tu mets de côté l’attitude
vis-à-vis de l’Etat, qui n’est quand même pas n’importe quoi. C’est une
sorte de sacralisation de l’Etat, que les trotskystes, ou même les
communistes et les réformistes ont: la sacralisation de l’Etat, le souci du
maintien de l’ordre. Si tu supprimes ça, dans le combat quotidien on se bat
tous de la même façon. Il n’y a pas deux façons d’aller négocier les
salaires: on essaie de tirer le maximum. Quand on dirige une grève, si on
est logique. Encore que je savais diriger une grève, quand beaucoup ne
savaient pas ou ne voulaient pas le faire. Une grève, ça obéit aussi à des
règles: si tu veux gagner une grève, tu ne peux pas la diriger n’importe
comment. Il faut prendre un certain nombre de mesures qui peuvent
conduire au succès, car sinon c’est toi qui dérouille. Tout ceci fait que
pendant une période d’une vingtaine d’années on a eu en quelque sorte des
rapports bilatéraux.
Tu dis que vos rapports ne passaient que par Lambert. C’est parce
que les trotskystes n’étaient pas du tout présents en Loire-Atlantique ?
Si, j’avais des rapports avec leurs copains ici. D’ailleurs, l’objectif que
j’avais, c’était de piquer leurs mecs pour les faire adhérer au syndicat ! Ils
étaient à la CGT !
Ah, ils étaient à la CGT ?
Ils étaient tous à la CGT ! Même les anarchistes.
Mais Lambert était déjà passé à Force Ouvrière, lui ?
Non, il dit ça maintenant, mais… Justement. J’ai une lettre de Gauquelin.
J’ai donné une interview à une espèce d’empaqueté qui, semble-t-il, a
utilisé mes propos pour une émission anti-Force Ouvrière. On me demande
si j’ai connu Irwing Brown. Oui, j’ai connu Irwing Brown. On me demande
si l’histoire du fric c’était vrai. Oui, les Américains filaient du pognon.
Pour leurs raisons à eux. Et j’ai d’ailleurs précisé que les gens qui ont fait la
scission ne l’ont pas faite pour ça. Il n’empêche qu’Irwing Brown s’est
baladé avec du pognon, et il en a distribué. J’étais même scandalisé par la
façon dont c’était fait. Donc je dis ce que je pense. [Roger] Sandri344 et
[Pierre] Lambert m’accusent de dire que Force Ouvrière était vendue à la
CIA. Je te signale que Sandri et Lambert étaient à la CGT au moment de la
scission, alors que je construisais Force Ouvrière. J’ai entendu Lambert me
dire un jour: «Je défends MON organisation syndicale», comme si Force

344
Ancien numéro deux de Force Ouvrière (Y.C.).
- 260 -
Ouvrière n’était pas aussi MON organisation syndicale, et un peu plus à
moi qu’à lui quand même. Jusqu’à preuve du contraire, moi, en 1947,
j’étais avec les scissionnistes, et pas à rester à la CGT au nom de l’unité.
Il a adhéré en quelle année ?
C’est plus compliqué que ça. Je ne me rappelle plus en quelle année, mais
il a été viré de la CGT. Ils ont été presque tous exclus, comme trotskystes,
voire hitléro-trotskystes. D’ailleurs, Lambert avait à l’époque une technique
qui me faisait lever le poil: quand tu étais viré, il fallait que tu fasses une
campagne pour ta réintégration. Et au bout de quelques mois ou années, si
ces bons staliniens ne t’avaient pas réintégré, comme tu ne pouvais pas
rester inorganisé, tu passais à Force Ouvrière. Par contre, les staliniens
avaient fait une campagne «hitléro-trotskyste», dont ils ont été victimes
eux, et «Force Ouvrière agent de la CIA», vendue aux Américains, au pape,
à n’importe quoi. […] Les staliniens étaient hégémoniques, à ce moment-
là. Hégémoniques. Je me souviens qu’au début de la scission, je suis sorti
de la Bourse du travail et je suis allé me balader dans un quartier de l’autre
côté de la Loire. Là, j’ai regardé les affiches: tous les panneaux d’affichage
étaient monopolisés par le Parti communiste ! PC, Femmes de France,
Jeunesses communistes, UJRF… Ils avaient du pognon, ils tenaient tout.
C’est après qu’il y a eu des réactions du côté de la bourgeoisie, du côté de
la droite, voire de l’extrême droite. Nous, dans ce problème-là, on était pris
en tenailles: d’abord il y avait les gens de droite qui nous disaient : «Bravo
les petits gars», ce qui n’était pas gratifiant. A Force Ouvrière, tu as
énormément de gens qui sont venus: c’était une pagaille incroyable: alors
on a remis de l’ordre dans tout ça et on a fait de vrais syndicats, avec les
réformistes qui sont passés avec nous, puisque certains, d’ailleurs
nombreux, sont restés à la CGT.
C’est aussi pour ça que vous avez fait cet accord: parce que vous
étiez deux groupes un peu minoritaires ?
Non, on a fait l’accord parce qu’on était conscients, nous, d’être
l’expression de deux courants historiques, traditionnels, de la classe, et
qu’on était menacés dans notre existence par le manque de dynamisme –
pour être gentil – des réformistes et la haine des staliniens. Ils voulaient
nous liquider: d’abord les trotskystes, mais nous aussi. Aujourd’hui encore.
Et aujourd’hui encore, chez les trotskystes, tu as des camarades pour qui
l’anarchiste c’est la petite-bourgeoisie: «objectivement révolutionnaire»,
comme ils disaient à l’époque. Mais Lambert a toujours surmonté ça, lui. Il
faut lui rendre cette justice. Parce que Lambert est un mélange de marxiste
doctrinaire et de militant ouvrier. Ce n’est pas tout à fait le même
prolétariat que le mien, puisque sa mère était une Juive russe, ou
ukrainienne, qui parlait à peine le français. Il a vécu sur la zone, lui. […]
Alors que moi c’était le prolétariat rural. On était paysans, donc d’une
certaine manière, même si, nous, les jeunes, on n’en avait pas conscience
- 261 -
nous étions aussi les héritiers d’une tradition. Une tradition qui n’est pas
tout à fait la même que les émigrés, les expatriés, les gens qui arrivent et
qui se retrouvent dans un autre milieu que le leur. Comme disent les gens
aujourd’hui: on avait des racines, même s’il y avait une cassure dans la
mesure où les parents avaient plaqué le bled, les parents, les cousins et
cousines, les voisins, pour venir dans une banlieue. On s’est retrouvés là-
dessus avec Lambert. Je dois dire qu’ils ont joué un rôle positif dans
l’organisation syndicale, avec leurs défauts et leurs qualités. Parce qu’ils se
sont battus pour essayer de donner un peu plus de combativité à Force
Ouvrière qui en avait parfois bien besoin. Il faut dire les choses comme
elles sont. Ils ont aussi, grâce à leur militantisme, à leur dynamisme, réussi
à faire de Force Ouvrière ce qu’elle est, c’est-à-dire une organisation
syndicale qui tienne la route et qui est, encore aujourd’hui, l’expression et
la continuation de la vieille CGT. Les trotskystes ont participé à ça. Même
si ce n’était pas tout à fait leur façon de voir les choses à l’origine: chez les
trotskystes, il y a un peu de guesdisme quand même. Bon, il y a eu des
hauts des bas, des séparations. Christian Eyschen a fait observer que, dans
le bouquin que nous avons sorti, il y a un blanc: il y a une période où j’ai
été viré par les trotskystes, avec l’accord des camarades, qui étaient à
l’époque sur un petit nuage rose.

Viré de la direction ?
Pas du syndicat ! Non, j’ai été exclu de l’Union des anarcho-
syndicalistes, et mes rapports avec les trotskystes ont été rompus. Et on a
lancé une campagne contre moi. Pour une fois que je faisais de
l’électoralisme, ça ne m’a pas porté chance ! J’avais facilité l’élection
d’André Morice345 parce que je ne voulais pas que ce soit un RPR.
Aujourd’hui je serais plus nuancé, mais à l’époque j’étais victime de la
propagande: pour moi le RPR c’était fasciste. En fait c’était une bêtise: le
RPR est bonapartiste, ce n’est pas tout à fait pareil. A l’époque je ne faisais
pas trop la différence entre le bonapartisme et le fascisme […]
Tu m’as dit tout à l’heure que tu avais été invité au Comité central
de…
…oui, du Parti communiste internationaliste, ou je ne sais pas comment
ça s’appelait à l’époque. Il y avait un toubib qui s’appelait Marcel

345
André Morice (1900-1990) : député radical, sous-secrétaire d’Etat, puis ministre
dans plusieurs gouvernements de la Quatrième République. En 1957, il contribue à
construire un barrage électrifié et miné (la « ligne Morice ») qui sépare l’Algérie
des pays voisins et doit servir à empêcher des « infiltrations » de l’Armée de
libération nationale, en clair des partisans de l’indépendance algérienne. Partisan
de l’Algérie française, maire de Nantes de 1965 à 1977 à la tête d’une municipalité
qui va des indépendants (droite) à la SFIO. (Y.C.)
- 262 -
Bleibtreu346: le Bleibtreu en question c’était un tout petit bonhomme… Je
suis arrivé dans leur local, un local où il fallait monter sept étages sordides.
[…] Ils appelaient ça « le théâtre », je crois.
Ils étaient rue du Faubourg-du-Temple ?
Je ne sais pas si c’était rue du Faubourg du Temple, parce que je ne
mémorise pas ces choses-là, mais c’était une espèce de local sordide. Et tu
avais une table, dans le fond, avec les militants. On était 20, 25, on était
assis. J’étais à côté d’une copine, qui vit encore, qui s’appelait A.C., et qui
était la copine de Lambert. J’ai entendu Marcel Bleibtreu faire un discours,
je me suis tourné vers A.C. et je lui ai dit: «Dis-donc, il se prend pour
Lénine celui-là.» C’est ce qui m’avait frappé: par exemple, j’ai du mal à
parler de comité fédéral, je dis « groupe », alors qu’eux fonctionnaient
comme un parti, même si c’était un groupe.
C’était très formalisé, c’est ça ?
Ah oui ! La cellule.
En quelle année as-tu invité: dans les années 50 encore ?
Oui, au début des années 50. Mais j’étais vraiment invité: et
exceptionnellement.
Pour quelle raison ? Parce que les contacts épisodiques ne suffisaient
plus ?
Non, c’était parce que, dans le cadre de nos contacts, et dans le cadre de
notre action commune malgré tout, Lambert un jour a dit: «Il faut l’inviter
au Comité central.» Je n’y suis pas allé souvent, à l’époque: une fois ou
deux peut-être. Peut-être qu’ils ne se réunissaient pas souvent non plus, je
n’en sais rien, je n’ai pas été vérifier. En revanche, ils avaient des cellules.
Ils signaient « les cellules de Nantes »: je savais qu’ils étaient quatre ou
cinq. Mon copain Coignot, qui avait été trotskyste, m’avait dit: «Alexandre,
je vais t’expliquer comment ça fonctionne, toi tu ne connais pas bien ça.» Il
avait de l’humour, le bonhomme: «Ça fonctionne sur le principe du
centralisme démocratique, et nous sommes un parti international. Donc,
dans le centralisme démocratique, celui qui a le pouvoir de décision, c’est
l’Internationale. L’internationale prend une décision: ça revient dans les
sections nationales, là, la décision majoritaire au plan international est
minoritaire nationalement. Tu me suis ? Donc les minoritaires virent les
majoritaires. Parce que le centralisme démocratique, ils l’appliquent. Dans
ma cellule à moi on était trois, il se trouvait qu’il y avait deux minoritaires
– internationalement – sur trois, donc le troisième a viré les deux autres.»
Voilà ce qu’il disait. Mais je me demande s’il ne caricaturait pas un peu.
Mais il y a un peu de ça. Il y a un peu de ça parce que c’est très autoritaire.
A l’origine, la bagarre entre Bakounine et Marx, c’était entre les

346
Marcel Bleibtreu ayant été exclu par Lambert en 1955, cette réunion a dû se
passer entre 1953 et 1955 (Y.C.).
- 263 -
autoritaires et les libertaires: et les héritiers de Karl Marx, ou du moins
ceux que je connais, se rapprochaient un peu d’une armée, avec de la
discipline. Tu as le droit de penser ce que tu veux, et tu peux même dire des
choses, […], mais pas publiquement, et tu dois appliquer. Je vois des
camarades trotskystes, par exemple, à Nantes. Je connais une copine, je ne
te dirai pas son nom, qui en a marre. Des positions: elle n’est pas d’accord,
elle est d’accord avec moi. Mais elle applique: elle en rajoute, même ! Elle
se lève à 5 heures du matin pour distribuer des tracts. […] A part ça, je suis
en total désaccord avec les autres versions trotskystes: surtout la LCR, et
même Lutte ouvrière. Lutte ouvrière j’ai du mal à les comprendre. La LCR
je comprends bien: c’est l’aile gauche du Parti communiste. […]
Tu me parlais de ton invitation au Comité central dans les années 50.
Tu disais que tu y as été invité une ou deux fois. Ils ont commencé à
t’inviter plus régulièrement par la suite ?
Après, beaucoup après ! Après 1968 ! En 1968 j’étais d’accord avec
Lambert. Je me suis aperçu de ça à distance. Comme moi il n’a pas
beaucoup cédé […] mais comme on n’avait pas de liens organiques, on
était isolé l’un et l’autre. Lui, y compris avec ses militants ! Avec les
trotskystes ici, et les anars. J’ai compris que j’aurais intérêt à formaliser un
peu plus mes rapports avec eux. J’ai dit à Lambert: «Il faudrait qu’on se
voie plus souvent.» Il m’a dit: «Tu viens quand tu veux, tu es invité.» Ça
s’est passé comme ça. […] Pourtant, pendant toute une période en 1968,
j’ai tenu la route, mais il est arrivé un moment où, à la fin, c’était la
pagaille […]

Tu dis donc qu’en 1968, ou après 1968, tu t’es un peu rabiboché avec
Lambert, et que le Comité central était pour toi un moyen de
formaliser un peu plus les contacts.
Oui, j’étais invité de temps en temps au Comité central.
Tu n’étais pas un invité systématique: uniquement de temps en
temps ?
Oui […] Je pouvais y aller. Ils m’autorisaient à aller à leur truc, surtout
au Bureau politique.
Ah, tu allais au Bureau politique aussi ?
C’était surtout le Bureau politique. J’allais là parce que je préférais: on
était moins nombreux au Bureau politique, à l’époque, donc on pouvait
discuter. Au Comité central on ne pouvait pas discuter.
C’était devenu une organisation, tout au moins un groupe beaucoup
plus développé.
Ah c’était déjà une organisation. Ça commençait à l’être. Il y avait 2-
3000 militants.
Tu étais vraiment dans les arcanes du pouvoir. C’était un gros
privilège qu’on te donnait là !
- 264 -
Ah oui ! Moi j’ai été longtemps considéré comme un compagnon de
route. Même Lambert disait toujours que j’avais contribué à construire le
parti. Pour Lambert. […] Il y a une chose qui me heurtait, c’était la
campagne stalinienne «hitléro-trotskyste». […] D’autant que les
réformistes étaient hostiles aux trotskystes. J’ai toujours dit: «Je ne vois pas
pourquoi, ils ne sont pas pires que d’autres. […] En tout cas ils sont fidèles,
ils se battent, et on a besoin d’eux pour construire l’organisation. On a
besoin de tout le monde: sinon on va faire quoi ? Une secte anarchiste ou
réformiste ? » – et plus facilement réformiste qu’anarchiste, entre
parenthèses. Donc petit à petit, je les ai introduits… et notamment Lambert,
je l’ai introduit. […]
Par ailleurs ils avaient tous de bons rapports individuels, il ne faut pas se
tromper ; mais moi ostensiblement je me suis affiché avec eux, comme je
me suis affiché avec [Marc] Blondel347 qui, lui, n’est pas trotskyste. Mais
qui était aussi tricard à un moment donné. Lambert sait que j’ai fait ça. Il
avait même une formule qui disait: «On est les exilés de notre propre
classe.»
Ce qui est vrai […]: les staliniens avaient réussi à les marginaliser.
Parfois même à les flinguer. Alors j’ai bloqué avec eux, parce que je
n’acceptais pas ça. Je n’ai jamais accepté ça. Il y avait aussi une arrière-
pensée: j’avais besoin de militants qui se battent. Qui sont capables de se
lever le matin pour distribuer des tracts par exemple. Ce que les réformistes
font difficilement.
Ta présence au Comité central, voulait-elle également dire que leur
intervention dans Force Ouvrière était devenue prédominante dans
l’organisation ?
Ah non !
Parce que tu assistais à toute la réunion…
Oui: quand j’étais invité j’assistais à toute la réunion, aux problèmes
qu’ils avaient à l’époque. Des problèmes politiques – un peu ce qu’on fait
nous, mais à leur façon à eux. Aujourd’hui, ils discutent par exemple,
comme nous, de l’Europe. Et comment on fait par rapport au congrès
confédéral, par rapport à l’attitude du Parti socialiste ou du Parti
communiste, ATTAC, la CES348 : ces problèmes-là, il n’y a pas de secret.
Ils te donnaient la possibilité de savoir ce qui se passait chez eux.
Ah oui ! Ce qu’ils m’ont apporté – et c’était encore vrai […] il n’y a pas
longtemps –, du fait qu’ils avaient des militants partout, c’est des
renseignements de première main sur ce qui se passait.
Tu étais même au courant avant les militants de base !

347
Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière de 1989 à 2004. (Y.C.).
348
Confédération européenne des syndicats (Y.C.).
- 265 -
[…] On savait exactement ce qui s’était dit, ce qui s’était fait. Et ce n’est
pas tout à fait ce qui s’écrit dans les journaux. Ceux qui croient qu’ils
connaissent la vérité par les journaux se trompent lourdement. […] Ils me
disaient tout, enfin, non, pas tout. D’ailleurs, Cambadélis l’a écrit, ça. Mais
enfin, dans l’ensemble c’était correct. Je ne leur demandais pas tout non
plus.
Tu participais à toutes les discussions ou uniquement celles qui
concernaient Force Ouvrière ?
A toutes les discussions. J’ai même parfois pris position contre leur
majorité à eux. Je disais ce que je pensais. Je le disais de façon courtoise,
bien entendu.
Ils tenaient compte de ton vote ?
Ils en ont tenu compte longtemps. Aussi longtemps que j’étais dans
l’appareil, ils en ont tenu compte. Et maintenant c’est Patrick Hébert349 .
Ah oui, tout dépendait de ton poids dans Force Ouvrière.
Tu sais, je dis souvent ça: on croit être quelqu’un mais on est quelque
chose. T’es secrétaire d’union départementale, t’as le bureau à Patrick plus
loin. […] Et il y a le bureau de militant. Symboliquement c’est différent.
Pour Lambert, même s’il a de l’amitié pour moi […], Patrick pèse
évidemment plus lourd que moi, maintenant. Puisque lui est secrétaire
d’union départementale. […] Et je ne suis pas d’accord, souvent, sur le plan
syndical, avec Patrick qui est trotskyste. […]
Lambert disait que tu avais contribué à renforcer leur parti, mais il
te donnait aussi la possibilité d’influencer les décisions des instances
dirigeantes ?
Oui, c’est vrai.
Donc par moments tu as pu faire basculer l’organisation… ?
Oui, j’ai même fait basculer à un moment lorsqu’ils étaient moins
nombreux, par exemple sur un vote contre le rapport moral de la FEN
[Fédération de l’Education nationale]. Je crois me rappeler que c’est ma
position à moi qui avait été adoptée. J’ai toujours été anti-FEN. Toujours.
Lambert était content, lui. C’était même lui qui avait fait la fameuse
résolution Bonissel-Valliere, pour le maintien de l’unité des enseignants.
[…] Et même pourtant le Front unique, si j’ai bien compris ce que disaient
les bolcheviks à l’époque, les trotskystes, le Front Unique c’était le front de
la classe, pas le front des organisations. Parce que tu avais le Front
commun, le Front popu, parlementaire. Moi j’ai connu ça. Alors
aujourd’hui «Front unique, Front unique…» Parce qu’il y a un côté
incantatoire chez les trotskystes. Ils révisent leur missel. Ce que Trotsky a
dit… Quand ils polémiquent entre eux, c’est celui qui aura la meilleure

349
Fils d’Alexandre Hébert, qui a pris sa place à la tête de l’Union départementale
FO de Loire-Atlantique ! (Y.C.)
- 266 -
citation de Trotsky. […] Par exemple: «Qu’est-ce qu’on va faire par rapport
à l’Europe ?» On peut prendre cet exemple-là. Il leur faut essayer de
trouver chez Trotsky une citation qui dise «Il faut aller à la CES», par
exemple, ou «Il ne faut pas y aller.» Alors, il y a une citation de Lénine, je
crois, qui avait dit: «Partout, même à la cour du tsar.» Avec cette formule-
là tu fais n’importe quoi ! […] Je ne suis pas d’accord…
Par rapport à ton parcours dans les Jeunesses socialistes, tu voyais
une différence avec le fonctionnement du PCI ?
Ah oui, tout à fait ! Ah oui, alors là: rien à voir. […] La vieille SFIO, la
Section française de l’Internationale ouvrière, socialiste à l’époque où je
suis entré, et les Jeunesses socialistes, qui étaient les jeunesses de la SFIO,
étaient fondées sur le fédéralisme. Tu avais les sections: tu adhérais à une
section. Les sections étaient fédérées au plan départemental: une fédération
départementale, avec un bureau, etc., un peu comme le syndicat. Et ensuite
fédérées au plan national, et chapeautées par le parti quand même. Mais ça
n’avait rien à voir avec le bolchévisme, le léninisme: rien à voir. […] Il y
avait des tendances ! Quand je suis entré, moi, il y avait trois tendances. Il y
en avait trois. Tu avais Zyromski, stalinien. Tu avais Paul Faure et Léon
Blum, c’étaient les majoritaires. Et tu avais Marceau Pivert, la gauche.
Mais c’était trois tendances organisées, avec leurs journaux, et ça
s’affrontait dans les congrès. Ah non, ça n’avait rien à voir !
Même à l’extérieur ils avaient une existence publique ?
Bien sûr ! On avait nos journaux. Notre expression publique. Il n’y avait
pas de discipline au sens parti communiste, que ce soit trotskyste ou
stalinien. Il n’y avait pas le centralisme démocratique. Est-ce que tu
connais le principe du centralisme démocratique ?
Liberté dans la discussion et unicité dans l’action ?
C’est plus compliqué que ça. L’idée est la suivante: le parti est composé
de cellules, qui sont regroupées au plan régional ou local, puis national.
Donc, en principe, le congrès du parti, c’est le congrès des cellules.
Cependant tu n’as pas de mandat impératif. Quand tu vas au congrès, tu
représentes l’ensemble du parti. Tu ne représentes pas une tendance, ni
même ta pomme, ni même ta section. Evidemment, il y a des votes: il y a
discussion, vote, etc., et ensuite on élit le Comité central, lequel Comité
central élit le Bureau politique. Entre deux congrès, ce sont théoriquement
ces deux instances-là qui ont le pouvoir. Et les cellules doivent appliquer ce
qui est décidé par le Comité central et le Bureau politique. Et in fine par le
secrétaire général. Lambert n’a jamais voulu se faire appeler secrétaire
général: on ne l’appelait pas le secrétaire général mais il en avait les
fonctions. Donc le système est: le parti est un tout. C’est une communauté.
Et une fois que la communauté a nommé son responsable, les autres
doivent obéir. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas discussion dans leurs
cellules, dans leurs sections […], dans leur organisation, mais une fois
- 267 -
qu’une décision est prise, on [met tout en œuvre] pour l’appliquer. Et
récemment – à l’époque j’étais encore persona grata –, lorsqu’il y a eu le
fameux congrès des services publics et de santé, où certains avaient décidé
de voter le rapport moral qui est de la propagande pour la mondialisation et
l’Europe, le Bureau politique, à ma demande, a dit: «Non, ça ne marche
pas.» Ils ont désigné une délégation dont je faisais partie. Avec Dan
Moutot, Shapira et ma pomme. […] Je suis arrivé en réunion de fraction. Et
là il y avait bagarre. Ils n’étaient pas d’accord. […] D’abord, Dan Moutot
[…] a commencé par dire: «Nous sommes tous des communistes.» J’ai dit:
«Sauf moi !» […] Après on m’a expliqué que ça voulait dire: «Il faut
appliquer.» Les militants ne voulaient pas – ils ne l’ont d’ailleurs pas fait –
alors on a eu une discussion. […] J’avais dit au Bureau politique: «Je ne
veux pas appliquer le centralisme démocratique. Les militants voteront en
fonction du mandat qu’ils ont reçu, ou à défaut en fonction de leur propre
vision des choses.»

Tu m’as dit que c’était une réunion de fraction ?


D’abord le bureau du Bureau politique, à ma demande, prend une
décision. Le congrès avait lieu à Tours. Deuxièmement, il dit: «Il faut
envoyer quelqu’un» – sur ma proposition je crois bien d’ailleurs – pour
convaincre les trotskystes de ne pas voter le rapport moral. En tout cas de
ne pas le voter intégralement. Et on est arrivés. Il y avait du monde: une
quinzaine-vingtaine. C’était une grosse fédé. Les militants étaient tous
décidés à voter le rapport moral. Au prétexte qu’il ne fallait pas perdre les
positions qu’on avait dans la fédé. […] Nonobstant une décision du Bureau
politique. Lambert m’avait appuyé, donc ils avaient tous suivi. Le Bureau
politique avait dit : «Non, il faut leur demander de ne pas faire ça.» Les
militants se sont battus: «Non, on continuera.»

Alors je leur dis: «Ecoutez, on est bien d’accord ?! Je ne suis pas venu ici
pour faire appliquer le centralisme démocratique ! Nous avons eu une
discussion avec les camarades au Bureau politique. Moi j’ai défendu cette
thèse-là, les copains ont semblé d’accord avec moi. Et je persiste et signe: il
n’est pas possible qu’on puisse voter un texte comme ça.
Mais la discussion est ouverte, et si vous avez un mandat de le voter,
vous le voterez. Si vous n’avez pas de mandat, vous ferez selon ce que vous
estimez devoir faire. Mais nous on est là pour vous expliquer pourquoi il
est dangereux de voter un tel rapport.» On n’a pas été entendus. Et après
j’ai appris que Patrick Hébert était d’accord avec eux.
Tout ça au nom de la realpolitik: «On s’en fout… rapport moral… pas
d’importance.» Malgré tout, un certain nombre de trotskystes ont été
convaincus: ils n’ont pas appliqué, ils ont été convaincus. Ils se sont battus
au congrès. Bénéfice net: c’est le secrétaire fédéral qui a sauté. […]
- 268 -
Et toi, en fraction, tu intervenais en tant que quoi ?
En tant que mandaté par le Bureau politique. Oui. Ils savaient bien que je
n’étais pas trotskyste. Ils savaient bien qui je suis.
Beaucoup d’anciens militants disent que tu étais un membre
clandestin. Tu n’étais pas clandestin, alors ?
Non, absolument pas.
Là, ce sont bien des militants de base que tu es allé rencontrer ?
Bien sûr, c’était des militants de tous les syndicats.
Donc en tant que mandaté par le Bureau politique, tu avais vraiment
une existence officielle ?
Bien sûr. Les trotskystes savaient bien que je fréquentais le 87 [rue du
Faubourg-Saint-Denis350 ], que j’allais aux réunions, et ils savaient bien qui
j’étais. Et s’ils n’étaient pas sûrs, je suppose qu’on leur a quand même
expliqué. Parce que […] même quand j’étais accueilli chaleureusement au
87, il y a eu des désaccords profonds, et par rapport notamment à la CES.
Ça s’est encore manifesté au dernier congrès. On n’a pas eu la même façon
de travailler, si j’ose dire. En apparence il y avait un accord. Dans les faits,
non.
Il n’y avait même pas un peu de discrétion ? Par exemple:
«Alexandre, tu es là en tant qu’invité permanent mais…» ?
Même pas.
Par exemple, dans les procès-verbaux du Bureau politique ou du
Comité central: on mettait aussi ton nom ?
Il n’y a pas de PV. En tout cas je ne l’ai jamais vu. De plus, j’avais un
pseudo ! J’en ai eu deux. Quand je suis arrivé on m’a dit: «Toi tu
t’appelleras Ernest.» «Ah bon ?» Ils ont tous des pseudos. C’est un vieux
truc bolchevik, ça.
Et tu en as choisi un deuxième, finalement ?
Non, je ne sais pas ce qui s’est passé: j’ai dû être viré à un moment
donné, et quand je suis revenu ils m’avaient changé de pseudo. On m’a dit:
«Bon tu t’appelleras Armand.» Ce qui fait que ceux qui ont dénoncé ma
participation, qui l’ont rendu publique – ça se savait, mais enfin ce n’était
pas officiel – ont dit: «Hébert, on l’appelait Armand.» Alors, il y a eu des
contradictions parce que, comme ça se situe à deux périodes différentes,
moi j’ai dit: «Ils mentent, la preuve: ils m’appellent Alexandre, mais ils ne
m’appellent ni Ernest ni Armand.» Théoriquement, j’avais un pseudo
comme tout le monde. C’est normal quand on se réunit dans un milieu
censé être illégal, qu’on ne souhaite pas que les gens sachent ce que tu
fabriques là-dedans. Enfin, il arrivait qu’ils m’appellent Ernest mais
généralement ils m’appelaient Alex. On m’a accusé d’être trotskyste. Si le
fait de fréquenter le PCI ça fait un trotskyste, alors là on peut m’accuser

350
Siège de l’OCI-PCI puis du PT (Y.C.)
- 269 -
d’être trotskyste, mais si on examine quelle a été ma ligne politique
pendant plus de 50 ans – ce que j’ai écrit, ce que j’ai dit, ce que j’ai fait –
j’ai été parfois en désaccord avec les trotskystes.
Un exemple: il y a une vingtaine d’années à peu près. Maurice Joyeux351,
qui jouait à gauche, a parlé des fauteuils dorés des secrétaires d’union
départementale – tu vois le genre. Alors on prépare le congrès. A l’époque
on faisait des réunions de tendances, tu vois. Avec des trotskystes et avec
quelques anars. Et quelques réformistes de gauche. Et Joyeux… Alors, on
commence par se réunir avec des anars. On se réunit, et Maurice Joyeux
fait sa démago habituelle. Je lui dis: «Tu as raison, Maurice. Tu as raison. Il
est grand temps qu’on se distingue. On ne l’a pas fait depuis longtemps, il
faut qu’on le fasse. Je vous propose qu’on présente une résolution à
quelques-uns, une résolution minoritaire, et que notamment on relance
l’idée des comités de grève élus.» Maurice n’a pas osé dire non. «Si vous
voulez je ferai la résolution.» Je prépare donc un projet de résolution.
Avant le congrès. Et au congrès, trois résolutions s’affrontent. La mienne,
celle des socialistes de gauche – des militants de Lyon – et celle de la
majorité. La majorité étant d’ailleurs assez largement d’accord avec nous.
On arrive au congrès, et Pierrot me dit: «Ecoute Alexandre, on va se
partager, toi tu vas à ton truc, là, et puis je vais avec Lerda, avec les
majos.» Je lui dis: «Ecoute Pierrot, quand même, ça fait des années qu’on
se bat ensemble. C’est incompréhensible, ça.» […] Ils ne veulent pas se
trouver isolés. […] Moi ça ne m’a jamais empêché de dormir, ça: j’ai été
souvent isolé. Cela dit, dans mon union départementale, ils pouvaient
difficilement me virer. Au début oui, j’ai failli être viré. Mais après, les
militants, comme je défendais bien leurs intérêts, ils ne votent pas pour moi
à cause de mes idées: ne t’imagine surtout pas ça. Ils votaient pour moi
parce que je me débrouillais bien, que je savais diriger une grève, que je me
battais. De fait, ils se reconnaissaient en moi. Mais pas parce que j’étais un
anarchiste. Même si j’ai toujours dit que j’étais un anar. Pas un anarchiste-
communiste. Je suis un anarchiste individualiste. Ça a toujours été comme
ça. C’est ma formation. Je pense qu’elle est bonne, en plus. Et je n’ai pas
changé, tu vois bien: je continue. Quant à L’Anarcho-Syndicaliste, Lambert
voulait me le tirer. Je lui ai dit: «Je te remercie, je vais me débrouiller.» Je
préfère mon petit quatre-pages à un grand journal qui serait censuré,
contrôlé. Et je ne dois rien à personne. […]
Tu parlais de la différence de fonctionnement entre la SFIO et le
Parti communiste internationaliste. Est-ce que le déroulement des
réunions était aussi différent ?
Tout à fait différent. Dans les réunions de la SFIO, ou des Jeunesses
(j’étais trop jeune pour être au parti), les gens discutaient dans la section de

351
Maurice Joyeux (1910-1991) dirigeant de la Fédération anarchiste. (Y.C.).
- 270 -
la politique du parti ! Ils ne se gênaient pas pour dire qu’ils n’étaient pas
d’accord. Mieux: dans le mouvement syndical après la guerre, jusqu’à la
Cinquième République, les socialistes, par exemple quand Ramadier était
ministre des Finances, ne se gênaient pas pour condamner sa politique !
Aujourd’hui c’est fini. Si tu es au Parti socialiste, tu ne condamnes pas sa
politique. […]
Et ce n’était pas comme ça dans le PCI ?
D’abord, le PCI n’était pas au pouvoir: ça relativise quand même. Non,
dans le Parti communiste internationaliste, en tout cas dans les instances
auxquelles j’ai participé, quand Lambert dit quelque chose les militants ne
s’affrontent pas.
Parce qu’il a un statut à part ? Ça a toujours été comme ça ?
Non, il y a eu des moments où ça se terminait parfois par des exclusions
ou par des départs. C’est contraire à leur conception. On peur appeler ça
« le mythe de l’unité ». Et Lambert a toujours peur de la crise. Ça c’est sa
jeunesse: il y a eu beaucoup de crises. Ils étaient trois, ils se séparaient en
deux. Quand il a monté son bidule, lui, il essayait toujours d’éviter ça. Il ne
voulait pas ouvrir une crise. Donc il évitait souvent de discuter sur le fond.
Il prend une décision et on ne discute pas, même si tu as le droit de penser
ce que tu veux. En tout cas c’est comme ça que je l’interprète: peut-être que
je me trompe […]
Et au PCI il n’y a jamais eu de tendances ?
Jamais.
Du moins de manière formelle, parce que je suppose…
Il y a eu ce qu’ils appellent, dans leur jargon à eux, des cliques, ou des
fractions. La fraction est autorisée, mais il faut qu’elle soit déclarée. Il n’y
en a pas. Personne n’ose faire ça. La clique n’est pas déclarée: par exemple,
Cambadélis avait monté une clique.
Il s’était même plutôt bien débrouillé.
Oui, mais enfin il a eu des complicités quand même. Il a eu des
complaisances, disons. Ils ne pensaient pas qu’il ferait ça. Mais, tu sais,
Cambadélis, j’étais là quand il est parti: il pensait qu’il aurait l’accord du
parti.
Pour aller au Parti socialiste ?
Oui. Il pensait ça. Il pensait, lui, que les 400 militants qu’il avait avec lui,
qu’il avait structurés, pouvaient rester à la fois au PCI et puis entrer au Parti
socialiste pour faire une tendance gauche révolutionnaire, dont Mitterrand
avait besoin. J’étais là quand il a fait son texte, c’était la veille d’un de leurs
congrès. Je n’ai jamais participé à un congrès, je n’ai jamais été invité:
d’autres ont été invités mais pas moi. Ils ont sans doute eu peur que je
l’ouvre. J’ai été invité à d’autres instances mais jamais aux congrès, pas
plus à ceux du CCI qu’à ceux du Parti des travailleurs. J’ai été invité la
dernière fois à ce qu’ils appellent le plénum.
- 271 -
Qu’est-ce que c’est, le plénum ?
C’est une espèce de comité général, comme dans les syndicats: un comité
national. C’est-à-dire les représentants des différentes régions qui viennent.
Pas les représentants, les militants. Il y a environ 150 à 200 mecs, quoi.
Comme il y avait une bagarre, Lambert avait besoin de moi, donc il m'a fait
venir. Il m’avait même dit: «Tu diras ce que tu veux» ! Alors j’ai dit ce que
je voulais. J’étais effectivement en désaccord avec toute une fraction des
trotskystes qui étaient là.
Et ces fractions, ça se passait plutôt bien, ou il y avait toujours le
risque qu’elles se fassent exclure ?
Autrefois, c’était le risque de se faire exclure: il y a encore 20 ans ou 25
ans. Maintenant, non. A mon avis ils n’excluent pas facilement maintenant.
Ça s’est humanisé si j’ose dire: ils ne peuvent plus.
Dans le cadre du Courant communiste internationaliste tu veux
dire ?
Dans le cadre du CCI, oui. Le Parti des travailleurs, non: le Parti des
travailleurs c’est rien. […] C’est une façade tout à fait artificielle. Je ne dis
pas qu’il n’ait pas essayé, Lambert. Je pense qu’il a essayé, mais ils ne
peuvent pas. Avec leurs méthodes ils ne peuvent pas ! On a monté à Nantes
un Comité pour l’unité de la République, anti-européen. Ils trouvent le
moyen de convoquer une réunion par le Comité et de faire venir le
secrétaire général du Parti des travailleurs ! Les gens qui ne sont pas
trotskystes s’exclament: «On est manipulés.» Mais les trotskystes ne
comprennent même pas ! Ils disent: «C’est anti-parti» ! «C’est anti-Parti
des travailleurs.» […]
Et à propos du courant anarcho-syndicaliste, lors de la constitution
du Parti des travailleurs, je suppose que tu étais contre ?
Non, j’ai dit: «Vous avez le droit d’avoir un courant anarcho-
syndicaliste.» Personne n’a le monopole. C’est ma conception, ça.
Mais dans ton esprit ça devait être des gens de ton groupe quand
même ?
Il y avait quelqu’un du groupe – c’est Maïté en réalité – qui y est allée.
Mais ça aurait pu être un autre. Quelqu’un que je ne connaissais pas.
Comme ils voulaient avoir quelqu’un de représentatif du groupe, du
courant, ils ont demandé à Maïté. Elle n’y va plus. […] Mais en revanche,
elle n’était pas là en tant qu’Union des anarcho-syndicalistes, elle était là en
tant qu’individu.
Pour toi, c’était donc aussi une autre manière de formaliser des
discussions ?
C’était surtout une fleur qu’on leur faisait. Ils voulaient avoir un courant
anarcho-syndicaliste, un courant socialiste, un courant communiste. En
plus, il y a un courant CCI et il y a un courant communiste. Alors j’avais
dit: «Ça c’est l’amicale des anciens staliniens.» Ce n’était pas sérieux.
- 272 -
Alors le courant anarcho-syndicaliste, il n’y en a pas plus que le courant
socialo. […]
Tu n’avais pas peur que vous soyez utilisés au service d’une politique
que vous ne cautionniez pas ?
Non. Ils ne pouvaient pas parce que ce n’était pas l’Union des anarcho-
syndicalistes. Si ça avait été l’Union des anarcho-syndicalistes ça aurait été
autre chose. Par exemple, l’Union des anarcho-syndicalistes a adhéré à
l’Entente internationale [des travailleurs et des peuples]352 : là, c’était autre
chose, j’étais d’accord. Mais l’UAS en tant que telle n’est pas partie
prenante du Parti des travailleurs […]
Pour reparler du Parti socialiste, justement: à propos du travail dans
le Parti socialiste, que Cambadélis voulait refaire à un moment donné,
personne n’était au courant au Bureau politique ?
Non. On savait que Cambadélis, dans le cadre de l’UNEF, avait un
accord avec le Parti socialiste. […] On n’en parlait pas.

Et à propos de l’affaire Jospin…


Moi j’ai connu Jospin. Je l’ai vu deux fois ou trois fois. Mais très peu.
Non, Jospin, lui, était en fraction. Il faut que tu comprennes que c’est
différent. La fraction, tu n’es pas connu: tu es un sous-marin. L’accord
politique dans le cadre d’une organisation, c’est connu: l’ennui c’est qu’ils
ont cru qu’ils allaient manipuler Mitterrand. Mais d’une part Mitterrand
n’est pas n’importe qui, et d’autre part il avait l’appareil d’Etat. […] Il
fallait être naïf pour croire ça. Mais je n’ai jamais considéré Jospin comme
un traître. Encore aujourd’hui. Je suppose qu’il a pensé qu’il pourrait être
utile. D’ailleurs, il ne s’est pas trop mal conduit: quand on l’a accusé d’être
trotskyste il a commencé par nier – ça lui était difficile d’apparaître comme
un sous-marin – et après il a été obligé d’avouer. Quand il a avoué, il n’a
pas craché dans la soupe: il n’a pas dit «C’est des sales cons.» Il a dit: «Je
leur dois beaucoup.» Je trouve que c’est pas mal, ça. J’ai connu des anciens
anars qui se conduisaient mal. Enfin, c’était un énarque. Quand tu as été
dressé à l’Ecole nationale d’administration tu n’as pas été dressé pour faire
la révolution. On ne forme pas des révolutionnaires à l’ENA. […]
Ce travail de fraction, il était plutôt cloisonné ?
Oui, mais je n’ai jamais cherché à en savoir plus, d’autant que je n’étais
pas d’accord.

352
Internationale fictive dirigée par le Parti des travailleurs et qui prétend s’inspirer
de la Première Internationale où cohabitaient tous les courants du mouvement
ouvrier. La différence qu’établit Alexandre Hébert entre l’appartenance de l’UAS
au PT et celle à l’EIT est pour le moins étonnante. En effet Daniel Gluckstein est à
la fois secrétaire général du PT, dirigeant du CCI et « coordinateur » de l’EIT, dont
le siège est le même que celui des deux organisations précitées ! (Y.C.).
- 273 -
Mais de toute façon on n’en parlait pas ?
Non, on n’en parlait pas, mais on aurait pu en parler en particulier.

Oui: tu étais au courant.


Oui. [Il n’y a pas que moi à savoir ce qui se disait]. Je ne m’intéressais
pas parce que, comme je n’étais pas d’accord, et que je ne voulais pas me
disputer avec Lambert là-dessus. Tu ne peux pas te permettre, lorsque tu as
un accord avec un organisme qui n’est pas le tien. A mon avis, en tout cas
c’est ma parole à moi, il y a des choses qu’on ne peut pas se permettre. On
peut dire des choses, quand on les pense, mais, par exemple, leur tactique
sur le Parti socialiste n’était pas la mienne. Pour tout ce qui était syndical,
je me croyais autorisé à parler. Mais leurs combines avec le Parti
communiste ou le Parti socialiste…

Et pour reparler de Pierre Lambert, tu crois que c’était vraiment un


personnage omnipotent dans le parti ?
Absolument !
Il suffisait qu’il dise qu’Untel ne marchait plus pour que…
Je ne sais pas si ça allait jusque-là mais en tout cas il avait une très grosse
aura, comme on dit. […] Personne n’osait s’affronter avec Lambert.
Il y avait pourtant d’autres fortes personnalités, comme Stéphane
Just par exemple.
Stéphane Just, oui. Enfin, ce n’était pas une forte personnalité, Just.
Ah oui ? J’avais cru comprendre que c’était quelqu’un de plutôt
tapageur.
Tapageur, oui. Mais ce n’est pas forcément la marque d’une forte
personnalité. J’avais dit à Lambert: «Stéphane Just, c’est un social-
démocrate.» Il était vexé que je lui dise ça. Après il a dit: «Oui, Alex avait
raison, je m’étais trompé.» Stéphane Just c’était un Français moyen. Un
ouvrier français moyen. […] Il ne m’aimait pas. Mais je ne lui en voulais
pas: je trouvais qu’il avait un côté un peu pitoyable. Un jour, il m’a
expliqué qu’il avait fait une démonstration mathématique à l’ingénieur qui
le commandait. Il avait le certif 353! Je l’ai regardé. Je ne me suis jamais
amusé à ça, moi: j’ai parfois eu le sentiment que j’étais supérieur à un
ingénieur mais pas dans ce domaine-là. […] Il avait un côté naïf. Mais ce
n’était pas un mauvais cheval.
Donc aucune personnalité comme Stéphane Just, comme Pierre
Broué, ne pouvait s’opposer à Lambert ou rivaliser d’influence avec
lui ?

353
Certificat d’études primaires : examen que l’on pouvait passer à partir de 11 ans
et qui sanctionnait sept ans d’études primaires, donc un peu plus que le cycle
actuel. Aboli en 1989, il aura duré un siècle. (Y.C.).
- 274 -
Ils ont essayé. Pierre Broué a essayé, lui. Mais Pierre Broué je ne
l’admire pas beaucoup. Broué pour moi c’est un intellectuel de gauche.
[…]
Il a toujours été assez autonome comme individu, non ?
Il était très lié. Mais Lambert était très tolérant sur les écrits des militants.
A tel point qu’aujourd’hui… Tu n’as pas lu le Lénine de Jean-Jacques
Marie ?
Non, mais je l’ai acheté et ça ne saurait tarder.
Lis-le ! Lambert n’est pas content.
Pour quelles raisons ?
Eh bien, parce qu’il fait œuvre d’historien. Et en même temps d’écrivain
qui veut être reconnu. Alors il présente un Lénine totalement démystifié: ce
n’est pas la momie. Avec des côtés qui ne sont pas tous sympathiques. […]
Alors le Lambert: «Tu sais bien, je ne suis pas d’accord avec la façon dont
Jean-Jacques...» C’est vrai qu’il en rajoute un peu, à mon avis: il s’attache
trop à l’anecdote personnelle. […]
Pour en revenir aux réunions de Comité central-Bureau politique, ça
se passait comment: il y avait quand même une élaboration collective ?
Bien sûr ! Il y avait une discussion réelle. Il y avait un ordre du jour,
comme partout, voire mieux qu’ailleurs. Avec des questions. Il y avait
plusieurs questions: de détail, de fonctionnement. Et en général une analyse
qu’on faisait nous: «Qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là ?» Par exemple, à
un moment donné il y avait eu une discussion vis-à-vis de la CES et de
l’attitude de l’appareil confédéral, où j’ai été amené à préciser ce que j’ai
déjà dit au groupe. J’ai pris le même vocabulaire et j’ai dit: «Alors voilà, je
considère qu’il faut faire une différence entre l’organisation et l’appareil.»
Lambert ne comprend pas ça. Mais je crois qu’il est sincère: il ne comprend
pas. Avec son mode de fonctionnement, c’est normal. Par exemple, il dit:
«Si tu condamnes la politique de l’appareil confédéral, c’est que tu veux
scissionner.» Ça n’a jamais été mon idée. Et autrefois, même au Parti
socialiste, on n’avait pas envie de faire la scission, mais ça ne nous
empêchait pas de protester, si on n’était pas d’accord avec la politique de
Blum. A un moment où il y avait [à Clichy], où des copains ont été flingués
par les flics354: on a été indignés et on criait. On n’envisageait pas de quitter
le parti ! C’est le parti qui nous a quittés. Encore que je n’ai pas été exclu:
je suis parti.
Alors selon toi, le terme de lambertisme est justifié ?
Oui. D’une certaine manière c’est justifié parce que Lambert a imprimé
sa marque, quand même. Lambert n’est pas d’accord avec l’expression

354
Alexandre Hébert fait allusion ici à la manifestation organisée contre les
fascistes du Parti social français (ex-Croix de feu du colonel de la Rocque) le 16
mars 1937. La police tua 5 manifestants. (Y.C.)
- 275 -
«lambertisme». Il est vrai que c’est un peu réducteur. Lambert a essayé de
faire durer la tradition du bolchevisme: donc ce n’est pas du lambertisme,
c’est du bolchevisme. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard qu’ils se disent
trotskystes. Leur mode de pensée conduit aussi à la personnalisation. Nous
on ne dit pas les hébertistes. […] Même si on a de l’influence. […] Mais
personne n’a l’idée de se proclamer tel, et personne dans les journaux ne
dit: «Il y a des hébertistes.» On me dit que je suis lambertiste ! Un jour, des
journalistes m’ont interviewé: «Monsieur Hébert, vous êtes lambertiste ? –
Non, je suis hébertiste. Même si je suis le seul.» C’est vrai, je ne suis pas
lambertiste: c’est mes idées à moi, ma position à moi, ma tête à moi. Pas
celle des autres. Je n’ai jamais demandé à quelqu’un de penser comme moi.
J’ai seulement essayé de convaincre les gens que j’avais raison sur tel ou
tel problème […]
Une autre question que je voulais te poser: tu as donc vécu toutes les
crises qu’a traversées l’OCI-PCI, et notamment les exclusions.
Oui, mais je n’ai pas été très partie prenante de tout ça. […]
Le fait d’assister à tel ou tel conflit ne t’a jamais amené à revisiter les
rapports que tu entretenais avec eux ?
Non. Parce que, dans le pire des cas j’étais tenté de les renvoyer dos à
dos. Et je reconnais que, souvent, c’est Lambert qui avait raison. Il y avait,
comme dans tout groupe humain, des querelles de pouvoir. […] Non, je ne
me suis pas du tout passionné. Franchement ce n’était pas mon problème.
Je m’intéressais plus à ce qu’ils faisaient dans les syndicats qu’à leurs
querelles internes. Il y a des gens que je n’aimais pas. Je n’aimais pas
Pierre Broué, moi, par exemple. Ça c’est vrai.
Et Varga, tu l’as connu ?
J’ai connu Varga. J’étais là quand il a été viré. Mais c’était un drôle de
mec, quand même. Lambert pensait qu’il était un agent du…
…du GPU et de la CIA…
Oui. A l’époque j’étais un peu sceptique vis-à-vis de ça. Aujourd’hui, je
suis moins sceptique parce que je sais que ça existe. On a eu des exemples
typiques, voire parfois surprenants. Je ne sais pas. Je sais qu’il a entretenu
une correspondance fractionnelle dans le parti sans le dire. Ce ne serait pas
étonnant que l’appareil d’Etat russe ait cherché à infiltrer les trotskystes:
eux ils savaient ce que c’était. Les bourgeois français s’en fichaient, mais
les bureaucrates russes non355. J’ai connu Varga, j’ai connu Stéphane Just,
Cambadélis: c’est les principaux… Charles Berg !
Et Fraenkel tu ne l’as pas connu par exemple ?

355
On remarquera que les calomnies lancées par Lambert sont efficaces, puisque,
vingt après, Alexandre Hébert leur accorde encore un peu de crédit (Y.C.).
- 276 -
Ah non, c’était avant moi ça356. Je n’ai pas connu Fraenkel. J’ai connu le
groupe Lambert, Fraenkel n’en a jamais fait partie. Je n’ai même pas connu
les pablistes, les «pablards» comme ils disent. Alors il y avait des querelles
théoriques: si j’ai bien compris, les pablistes pensaient qu’on pouvait
redresser le Parti communiste de l’intérieur.
Tu étais la seule personnalité à qui on donnait le droit d’avoir de
l’influence ?
Je crois que je suis la seule. Je suis la seule personne qui avait un accord
avec Lambert, au départ, qui m’a permis, et d’ailleurs sans vouloir le faire
[…] de défendre mes idées y compris chez les trotskystes. Parfois elles
étaient comprises, parfois elles l’étaient moins. C’est la vie, il n’y a pas que
chez les trotskystes. C’est vrai que j’ai eu pendant longtemps beaucoup de
points communs avec Lambert. Y compris en 1968. En 1968 il n’a pas été
dupe non plus. Moi non plus: je n’ai jamais cru en 1968, moi. 1953357, oui.
1936, aussi. Et même 1955 ou 1957: c’étaient des mouvements puissants de
classe. […]

356
En fait Boris Fraenkel était au PCI entre 1958 et 1966 ou 1967 (cf. son
interview dans ce livre) mais Pierre Lambert prenait soin de cloisonner, ce qui
explique sans doute les propos d’Alexandre Hébert (Y.C.).
357
En août 1953, il y eut une grève générale des fonctionnaires, lancée par la
Fédération FO des PTT (Y.C.).
- 277 -
Entretien
avec Jacques Kirsner,
ex-Charles Berg
Militant AJS et OCI (1963-1979)
Entretien réalisé à Paris, en mars 2004

Mes parents étaient des militants du Bund, le parti socialiste juif, et


j’étais donc Faucon Rouge. Dès mon plus jeune âge, j’ai fréquenté le
patronage du Bund. Un lieu d’éducation magnifique.
Vous étiez en France ?
Mes parents étaient émigrés de Pologne, et je suis né en France. On
était une famille d’artisans pauvres. Une de mes sœurs, Rachel, a été
fusillée pendant la guerre. Parmi les trois autres sœurs, une était
militante, et j’ai milité depuis tout petit. Léo Scheer me rappelait
l’autre jour qu’on était ensemble aux Faucons Rouges et que j’étais élu
responsable à chaque fois contre lui. Ça prouve qu’on était au moins
deux candidats. Je devais avoir dix ans. Je suis entré au PSU parce
qu’on a été virés de la SFIO.
Pour quelle raison ?
L’Algérie. On a suivi les «grands». Nos moniteurs. On avait la double
affiliation : Parti socialiste juif et SFIO. Donc je me suis retrouvé au
PSU. Au PSU il y avait peu de jeunes salariés et je me suis donc
rapidement retrouvé dirigeant des Jeunesses socialistes unifiées.
Vous aviez quel âge ?
Douze ans. Deux ans plus tard, je siégeais au comité politique
national, car les Jeunesses socialistes unifiées avaient un représentant
d’office à la direction nationale, par ailleurs je connaissais Edouard
Depreux depuis la SFIO.
C’était en quelle année ?
Quelle année ? 1961. La fin de la guerre d’Algérie. A l’époque, j’ai
été viré de mon bahut, le lycée Turgot, pour avoir organisé une
mobilisation contre la guerre d’Algérie : j’ai donc commencé à
travailler en poursuivant mes études par correspondance. Au CNEP,
l’ancêtre de la BNP, où j’ai été recruté par des trotskystes. Des
trotskystes – Bleibtreu, Marcel Pennetier, etc.- ou des ex, j’en
connaissais au PSU. Garabuau qui est resté un bon copain. Il est au
Parti des travailleurs et dirigeant syndical de la Sécurité sociale. Jean
- 278 -
était en fraction, avec d’autres mecs comme Petit Louis mais ils ne s’en
cachaient pas. Ils me faisaient la cour, bien sûr : j’étais très jeune,
plutôt doué, etc. Pierre Naville me mettait en garde : «Ouh là là ! fais
attention à ces gens-là.» De fait, j’hésitais entre eux et les pablistes358.
Finalement, la vie a tranché, je me suis auto-recruté quand j’ai vu
diffuser un type, qui est toujours vivant et qui dirige le CERMTRI :
Louis Eemans dit Petit Louis. Vous pouvez lui poser la question, il vous
confirmera. Il diffusait un tract sur la révolution hongroise359 devant le
siège de la Banque, il y a eu une bousculade organisée par les staliniens
et je suis intervenu pour l’aider. Je travaillais à la cave, aux archives :
je l’ai appelé le lendemain sur son poste en demandant «Qui c’est le
type qui diffusait seul un tract sur l’anniversaire de la Révolution
hongroise ?» On m’a dit : «Mais c’est Louis Eemans ! Un trotskyste.»
Donc je l’ai appelé. Je pense que j’ai été le type qu’il a recruté le plus
aisément de sa vie. Petit Louis était un militant érudit, placide, sérieux.
Après deux GER, j’ai été intégré au groupe La Vérité.
Vous avez eu une période de formation relativement courte ?
Non, puisque j’ai fait deux GER.
D’accord. J’avais compris : deux séances.
Non, non, deux «Groupes d’études révolutionnaires». Un premier
avec Claude Chisserey, avec les deux frères Sarfati, et d’autres. Il y
avait aussi Didier Froment. Une sacrée équipe. Xavier, un jeune
dirigeant, l’animait. Le second le fut par François de Massot.
Cette formation, en quoi consistait-elle ? Les deux GER étaient
similaires ?
Grosso modo oui. Et pas vraiment. Chaque animateur avait «sa»
pédagogie. Lorsqu’un homme de la culture de Gérard Bloch faisait un
exposé sur Le Capital, on ne comprenait pas tout – surtout moi – mais
ce qui était acquis l’était pour la vie. Seulement, pour le deuxième
GER, je commençais à faire des exposés. On m’avait dit : «Quand
même, tu as quatorze ans et demi ! On n’a jamais eu de militant de 14
ans et demi !» Il n’y avait pas d’organisation de jeunesse à l’époque !
Et j’étais en train de me faire exclure avec tout le monde du PSU. C’est
parce qu’on avait créé un courant qui s’appelait «Pour un parti
ouvrier indépendant» dirigé par Jean Garabuau. Depreux me disait :

358
Pablistes : partisans de Michel Raptis, alias Pablo, et par extension les
trotskystes proches de ce qui est aujourd’hui la LCR (Y.C.)..
359
Il s’agit de la révolution hongroise de 1956. L’OCI (et Voix ouvrière, ancêtre de
LO) mettait particulièrement en avant cette révolution ouvrière écrasée par les
chars soviétiques. Cf. le recueil de textes présenté par Pierre Broué, Balasz Nagy et
Jean-Jacques Marie, Pologne-Hongrie 1956, EDI. Les trois auteurs étaient
lambertistes et les deux premiers furent exclus par la suite (Y.C.).
- 279 -
«T’es fou. Charles, mais t’es fou. T’es fou ! On va être obligés de te
virer.» Ils nous ont virés au congrès de la Grange-aux-Belles. Il faut
dire que c’était presque justifié. Certes un peu bureaucratique, mais on
avait systématiquement enfreint la discipline. La guerre d’Algérie était
finie et le PSU implosait. Donc je viens de la social-démocratie, où je
connais finalement pas mal de monde.
Vous avez intégré l’organisation au bout du premier GER ?
Les camarades me trouvaient trop jeune. Donc, à la suite du
deuxième, mais qui a été plus rapide. Le premier a duré trois mois
comme tous les GER.
Vous avez donné des cours alors que vous n’étiez pas encore adhérent de
l’organisation ?
C’était assez courant dans des GER, qui étaient alors de très bonne
qualité car le groupe Lambert était un petit groupe qui investissait
dans la théorie. Il y avait des militants comme Gérard Bloch, Stéphane
Just, Pierre Lambert, Pierre Broué, François De Massot, en capacité
d’éduquer. Et ils ne recrutaient pas encore beaucoup de monde. Donc
ces GER étaient bien encadrés. J’ai été coopté au groupe Lambert, et
j’ai immédiatement assisté au premier congrès, il devait y avoir 50, 60
mecs. Quelque chose comme ça.
C’était en 1963, au lendemain de la grève des mineurs. A cette
époque on s’est retrouvés à un petit groupe de jeunes : des camarades
étudiants comme Chisserey qui venaient de l’Union des étudiants
communistes, avec d’autres, une petite douzaine à venir du PSU, et
puis un noyau de types plus âgés qui avaient été virés des auberges de
jeunesse, de la FUAJ [Fédération unie des auberges de la jeunesse]. A
ce moment-là, on commence à faire du travail dans la jeunesse, en
utilisant une petite feuille qui s’appelait Révoltes, qui était éditée par les
opposants de la FUAJ mais qui était alors un truc un peu pédago-
randonno-écolo-machin ; avec Claude nous l’avons transformé en
journal de jeunes révolutionnaires.
Lui s’occupait des étudiants en créant le CLER [Comité de liaison
des étudiants révolutionnaires], et moi, salarié-étudiant, des jeunes
ouvriers en essayant de créer des groupes de jeunes Révoltes.
Concrètement je me suis occupé de ça en m’implantant à Aulnay-sous-
Bois, qui était une mairie stalinienne. Pourquoi Aulnay ? J’avais
recruté un jeune typographe qui y habitait. Et il y avait un type
magnifique, plus âgé, Mathieu. Et on a réussi. Pas seulement à Aulnay.
Sans exagération, dans quelques endroits il y a eu des groupes qui
avaient plusieurs dizaines de jeunes.
Vous avez donc tout de suite eu des relations avec la direction ? Vous
deviez avoir un statut un peu particulier ?

- 280 -
Non, on avait tous le même statut. Tous les jeunes, un peu doués – il y
en avait ! –, comme Claude Chisserey, Christian de Bresson, Sarda,
Johnny, des filles comme Liliane, Sylviane, Joëlle, etc., des jeunes qui
rapidement ont acquis «un passé politique». Un bagage. Claude venait
de l’Union des étudiants communistes, il avait combattu l’appareil ; je
venais de la social-démocratie, du PSU, où j’avais été formé par des
mecs comme Pierre Naville, Gilles Martinet. J’ai dû écrire mon
premier petit article, en fait une note de lecture, dans France
Observateur… tôt, puisqu’un ancien qui dirigeait Tribune socialiste, m’a
dit : «Je me souviens de toi, amené par Pierre Naville me disant : ʺ″Ce
type-là il faut le faire écrire, sinon il va devenir trotskyste.ʺ″.» À cette
époque, au groupe La Vérité, nous devions être une cinquantaine de
jeunes, mais c’était probablement pareil je crois à la JCR qui, à travers
Alain Krivine, recrutait également. On est arrivés dans une
organisation trotskyste qui n’existait quasiment plus, dont on était les
seuls jeunes. Les types qui étaient de la génération intermédiaire
comme Pierre Broué ou François de Massot, c’étaient quand même des
types qui, par rapport à nous, avaient quarante ans. Il y avait vingt ans
de différence entre nous. Donc il n’y avait pas de génération
intermédiaire.
Vous deviez être un peu chouchoutés alors ?
Oui. Oui, absolument. Le terme est très juste. D’autant qu’on
regardait un peu ailleurs. Moi j’ai longtemps hésité, Claude Chisserey
aussi d’ailleurs. Je dis Claude parce qu’on était avec de Bresson,
Sarda, Johnny plutôt brillants – enfin c’est ce que racontent les gens ;
ajoutons probablement aussi les plus paranoïaques, les plus
caractériels. J’aimais beaucoup Christian de Bresson, il est au Canada
maintenant. Oui, on a été au Comité central quasiment tout de suite, et
je suis entré au Bureau politique en 1968. Au lendemain du 10 mai.
C’est ça. Au Comité central, on a créé une commission jeunes dirigée
par un garçon qui s’appelait Xavier. Un type formidable, qui milite
toujours, et qui venait de la grande bourgeoisie. Je crois qu’il avait été
gagné par d’autres, par des camarades comme de Massot. De Massot
était un type très bien. Il doit toujours s’occuper du travail
international à l’OCI. J’ai été arrêté avec lui en 1968 : hélas pour lui,
car il se promenait en ma compagnie.
Quand avez-vous eu vos premières vraies responsabilités officielles ?
Mais tout de suite ! Puisqu’il n’y avait rien et qu’il fallait tout faire.
Quand on est arrivés avec la «bande» de Claude [Chisserey], je passais
mon bac par correspondance parce que j’avais été viré du lycée et je
travaillais, mais deux fois par semaine, sans compter les week-ends,
j’étais à Aulnay. Quel plaisir ! Donc on s’est mis à recruter. En se

- 281 -
mettant à recruter, on est devenus responsables de fait. Le travail dans
les Ecoles normales a également été très productif. Il y a eu tout un
travail dans les Ecoles normales qui a été développé : Boris Fraenkel
avait tout organisé, impulsé. Oui c’est ça : Boris avait commencé bien
avant nous. Il en était le responsable. Ils avaient recruté un jeune qui
en avait recruté un autre, etc. c’était le système classique. Ce qu’on
appelle le système du bouton de veste : un type parle à un autre qui
parle à un autre. Donc, en 1968, j’étais membre du Bureau politique et
responsable du travail dans la jeunesse, j’ai succédé à Claude
Chisserey qui partait au service militaire.
C’était une organisation très lâche, alors, à l’époque ? J’ai cru
comprendre que Boris Fraenkel avait une grande autonomie ?
Oui oui. Ah oui ! A l’époque il y avait un demi-permanent en tout et
pour tout ! Celui qui s’occupait de la librairie, un homme formidable :
Raoul, que j’ai connu jusqu’à sa mort il y a quelques années. Il était un
de mes grands amis. C’est lui qui plus tard a créé le rayon spectacles
dans l’OCI. Un type formidable, un journaliste. Magnifique. Beau
personnage qui avait créé le groupe vietnamien pendant la guerre. Il
était le seul permanent, et à mi-temps encore, de la librairie. Donc à
l’époque c’était une organisation qui fonctionnait sur la conviction,
l’enthousiasme et le bénévolat : 100 à 300 militants. A la veille de 1968
on avait déjà recruté pas mal, puisque quand on proclame la
Fédération des étudiants révolutionnaires, c’est-à-dire deux ou trois
semaines – vérifiez les dates, je ne les ai pas – avant mai-juin 1968.
L’autre jour, Bruno Frappat, qui est le patron de La Croix, me
disait qu’il avait couvert pour Le Monde ce congrès dans la salle du
Renard, qui est devenue un théâtre, on était 100 étudiants. On devait
être 200 sur la France. J’avais organisé une première réunion
nationale des groupes Révoltes et, pareil, on était peut-être une
centaine. On avait autour de nous environ 300 à 400 jeunes : ils
n’étaient pas tous de l’OCI, loin de là ; je pense que quelques-uns
étaient à l’OCI, à travers la formation de ces GER qui prenaient un
certain temps. Mais évidemment, en deux ou trois ans, le «groupe
Lambert» s’est malgré tout métamorphosé. De quelques dizaines, je
pense qu’en 1968 il devait y avoir 300, 400 militants.
Le saut a donc été plutôt après 1968 ?
Avant 1968 – il faudra retrouver les numéros de Révoltes de l’époque
– on préparait un rassemblement de jeunes à la Mutualité, sous le
slogan «3 500 jeunes à la Mutualité» ! On espérait rassembler 3500
jeunes : il n’y a jamais eu 3500 places dans la grande salle de la Mutu,
mais c’était le mot d’ordre. A l’époque on remplissait des salles comme
la salle Lancry, 500 ou 600 participants, ou la salle de la maison de la
Chimie. Un camarade me montrait une photo d’un des premiers
- 282 -
meetings où j’ai pris la parole : «Tu as pris la parole en 1966, au
premier meeting public de la FER et de Révoltes à la salle de la Chimie
: il devait y avoir 500 jeunes.» A mon avis, plutôt 300.
On demandait beaucoup aux militants, à cette époque-là ?
Rien. Chacun était libre, mais on militait 24 heures sur 24 !
Mais ça venait de vous-mêmes ?
Personne n’exigeait rien ! Nous étions heureux de l’activité que nous
avions. Nous étions vraiment des jeunes révolutionnaires,
l’organisation avait formellement une culture du style : «Passez vos
examens.» Les mecs comme Claude Chisserey, ou Bertin qui étaient
IPECiens avaient la belle vie. Ils étaient payés : comme c’étaient de
très bons, ils réussissaient sans trop bosser leurs examens. Ils militaient
jour et nuit. Je m’en souviens car ma première femme était aussi
IPECienne : elle avait réussi Fontenay, était élève agrégée. Donc en
somme ils étaient payés à militer ! Et la période était palpitante : nous
découvrions la théorie marxiste et la mettions en pratique, convaincus
que nous aboutirions vite à des résultats. Après il y a eu 1968 : vous
connaissez.
Est-ce que vous avez tout de suite été chargé d’un secteur particulier ?
Oui. Je suis l’un des dirigeants du travail jeunes : on est quatre ou
cinq à être au Comité central. On a été élus à un congrès qui s’est tenu
en août ou septembre, alors que Claude doit partir au service militaire.
Il est le responsable du travail jeunes siégeant au Bureau politique :
alors je le remplace. Et voilà. La décision est prise de fonder l’Alliance
des jeunes pour le socialisme (AJS). On s’est retrouvés à 500 ou 600
jeunes au premier congrès. Il faut vérifier dans la presse de l’époque et
dans Révoltes. On a créé une organisation de jeunes qui a connu un
sort assez heureux. Pendant quelques années. Après vous connaissez la
suite.
Vous aviez une place particulière au Comité central, du fait de votre
jeune âge, ou bien les échanges étaient-ils à égalité entre tous les
membres ?
A cette période, même si cela peut étonner quand on constate ce qui
se passe aujourd’hui, le groupe Lambert, sa direction, débattent, sans
problème. Et puis les jeunes, Claude et moi, un peu plus que les autres
peut-être, une question de caractère. Je dis Claude, mais il n’est plus là
pour témoigner puisqu’il s’est suicidé. Mais on était des types qui
pensions avec notre tête. Le 10 mai 1968, nous on était contre la
position de Stéphane [Just] et des autres membres du Bureau politique
décidant de quitter les barricades ! Claude d’ailleurs ne s’en est jamais
remis. Il était membre du Bureau politique, moi du Comité central, il y
avait là François [de Massot], Xavier et Stéphane [Just] qui étaient

- 283 -
membres du Bureau politique : ils nous ont dit d’appliquer. Sur ce
principe, nous n’avions pas d’états d’âme.
Cette décision était de Stéphane Just ? C’était lui qui avait lancé le mot
d’ordre ?
Oui. Ça s’est décidé sur le terrain ! Mais en fait, Pierre Lambert
avait déjà appelé à la même attitude quelques jours auparavant.
Seulement le 10 mai est devenu un symbole. L’avantage, c’est que,
relativement isolés dans les facs, nous avons appris à aller «contre le
courant» gauchiste360 dominant. Avec les avantages et les inconvénients
de cette attitude. Mais on progressait. Broué, à ce moment-là déjà, sur
Grenoble, avait beaucoup recruté. Ça s’est développé avec l’AJS et
l’UNEF : on a commencé à gagner partout des assemblées générales de
l’UNEF. Donc à former des cadres en province, notamment à
Clermont-Ferrand – où j’ai toujours beaucoup d’amis – ou à Dijon,
etc. C’était vite devenu des régions puissantes. Le travail dans la
jeunesse, quand ça se développe, ça a toujours un rythme et une
ampleur beaucoup plus grands que le travail adulte. Quand vous
convainquiez un jeune de 18 ans que la révolution mondiale était
imminente, il valait mieux être dans le train de l’histoire que dans le
minibus des études et d’un avenir d’une société qu’on allait détruire.
C’était assez normal.
Quelles étaient les relations entre la FER, l’AJS et l’OCI ?
La FER, comme le groupe Révoltes, a été dissoute par décision
gouvernementale. L’AJS était donc une nouvelle organisation. J’ai été
arrêté quelques jours après l’avoir fondée pour reconstitution de ligue
dissoute – comme tous ceux qui étaient responsables politiques – et
puis, bien sûr, libéré. L’AJS était une organisation de jeunesse
indépendante: elle l’était organisationnellement, elle avait ses locaux,
élisait à tous les niveaux ses dirigeants. Au sein de l’AJS, c’était public,
les militants qui le souhaitaient étaient recrutés à l’OCI. Mais il y avait
un tas de gens qui étaient à l’AJS sans entrer à l’OCI.
Ils connaissaient donc l’existence de l’OCI ?
Ah oui ! Tout le monde savait que j’étais secrétaire général de l’AJS
et que j’étais membre du Bureau politique de l’OCI. Ce n’était pas du

360
Gauchisme : rendu célèbre par le livre de Lénine Le gauchisme, la maladie
infantile du communisme, ouvrage dirigé contre les tendances de gauche au sein de
l’Internationale communiste, ce terme fut remis en circulation par le PCF en 1968
et dans les années suivantes. Dans la bouche des trotskystes, et surtout ceux de
l’AJS-OCI, ce terme avait une tonalité à la fois méprisante et insultante, mais un
contenu politique très flou, tant il pouvait désigner des adversaires différents : des
féministes aux homosexuels militants en passant par les maos, voire tout autre
groupe que l’AJS-OCI (Y.C.).
- 284 -
tout un secret ! On disait : «Nous on est trotskystes, on a créé une
organisation de jeunesse pour qu’elle soit indépendante.» C’est dans
ses structures que se prennent les décisions, et c’est ainsi qu’en 1971 on
fait un rassemblement de 6000 à 8000 jeunes au Bourget : c’était
vraiment un énorme succès. Puis on a pris l’UNEF un an ou deux ans
après, je ne me souviens plus des dates. Je m’en suis occupé jusqu’au
congrès d’Orléans, et après c’est [Michel] Sérac, qui a été le premier
président de l’UNEF. Jusque-là on peut dire que l’AJS fonctionne
comme une organisation de jeunesse puissante, vraiment
démocratique. Jusque-là parce qu’elle n’a pas de liens institutionnels
avec l’appareil d’Etat, comme l’UNEF progressivement en établira
comme organisation syndicale. Et jusque-là parce que l’OCI est encore
une organisation extrêmement faible, qui a peu de permanents. Les
permanents qu’on a sont pour la plupart à l’AJS. Ce sont les
permanents de l’AJS.
En tant que dirigeant de l’AJS, vous ne preniez pas de directives à
l’OCI ?
L’OCI définissait la politique qu’on menait dans l’AJS : bien sûr !
Mais ce n’était pas un secret ! C’était tout à fait ouvert : le Bureau
politique se réunissait souvent, avec la question «jeunes» à son ordre
du jour. Naturellement. On disait, et il y avait une part de vrai dans ce
qu’on disait à l’époque : «Si d’autres organisations veulent rejoindre
l’AJS, respecter ce qu’elle est et faire un travail de recrutement à leur
compte, elles en ont le droit !» Idéalement, c’est ce qui aurait dû se
faire361. Les campagnes que l’AJS menait avaient chez les lycéens, les
jeunes ouvriers, les étudiants, un écho réel. Nous étions bien organisés,
mieux que la JCR. Eux c’était le bordel, et puis ils étaient liés à la
frange gauchiste. Tandis que nous on était au contraire totalement
opposé au gauchisme – on n’avait pas tort – et donc on recrutait dans
le mouvement ouvrier, chez les étudiants, des étudiants salariés. Et le
fait qu’on a contrôlé progressivement une à une les principales
assemblées générales de l’UNEF nous donnait une position nationale
significative.
Comment gériez-vous vos différentes responsabilités politiques ?
A partir de 1968, je suis permanent. Je vais le rester pendant 10 ans,
jusqu’à mon expulsion. Et c’est catastrophique. Je ne souhaite pas à
mes pires ennemis d’être permanent. Et ceux de mes ex-camarades qui
sont restés permanents, et il y en a beaucoup, je les plains. C’étaient

361
Jamais l’OCI n’aurait toléré que toutes les organisations d’extrême gauche ou
anarchistes envoient leurs jeunes à l’AJS. Il ne s’agissait que d’un rideau de fumée
dont personne, en dehors de l’AJS-OCI et de leurs sympathisants, n’était vraiment
dupe (Y.C.).
- 285 -
souvent des types doués, mais quand on a passé vingt ans là-dedans on
ne peut plus rien faire d’autre dans la vie. On était des militants
professionnels. Dans la définition léniniste d’un révolutionnaire
professionnel. Mais dans la France des années 70, cela aboutit à créer
des ratés, hors de la société, incapables de penser avec leur tête, de dire
non.
Comment devenait-on permanent ?
Naturellement. A l’époque, j’ai une licence, un DEUG et j’enseigne.
Lambert est venu me voir : «C’est pas possible ! Tu ne peux pas
enseigner, tenir tous les soirs des réunions, te lever le matin. Donc il
faut faire un choix. Soit on désigne quelqu’un d’autre pour accomplir
les tâches que tu fais ; si ce n’est pas le cas on te demande d’être
permanent.» Ça m’a évidemment convaincu ; Chisserey avec d’autres :
on était sept-huit à être permanentisés. Ça nous paraissait tout à fait
normal. Lambert n’a exercé de pression sur aucun d’entre nous.
Devenir permanent c’était servir la cause. D’autant plus qu’il faut se
remettre, comme toujours, à l’époque : on est au lendemain de 1968,
pour nous tous c’est la répétition générale. Donc je me dis : «Bon, le
CAPES, l’agreg, je verrai bien, j’ai le temps. Jusqu’à 35 ans j’ai le
temps de la passer.» Quand ensuite j’ai permanentisé d’autres jeunes,
je l’ai fait de la même manière que je l’avais été : on n’a jamais forcé
qui que ce soit. Après, c’est différent.
Qu’est-ce qui déterminait la création de nouveaux permanents ? Je
suppose que c’était les finances ?
C’était pour maîtriser le développement à Paris, comme en province.
C’était un développement réel.
C’est le Bureau politique qui prenait la décision ?
Bien sûr. A l’époque, malgré tout, c’est quand même un mouvement
très limité, contrôlé. Il y a un appareil très faible. Je ne pense pas qu’il
y avait dix permanents à l’AJS : Paris/Province et UNEF comprise. Il
faudrait reprendre la presse de l’époque : entre les exagérations qui
étaient les nôtres et la réalité. Mais la réalité était visible : quand on
faisait une manif et qu’il y avait 15000 participants, ils étaient
vraiment là. Quand la police disait 10 000 et nous 20 000, on savait
qu’il y en avait au moins 10 000. Et quand on prenait les assemblées
générales de l’UNEF les unes après les autres. On avait 5000 à 6000
adhérents réguliers à l’AJS : ce n’était pas rien. Surtout si vous
ramenez ça à ce qu’est la Ligue aujourd’hui ou le Parti des
travailleurs. Avec un halo de sympathisants autour. On remplissait les
plus grandes salles de Paris sans difficultés. On s’implantait dans un
grand nombre de villes de province. Donc une dizaine de permanents à
l’AJS c’était peu. Surtout que vous aviez un appareil technique, qu’on
avait acquis des locaux, on lançait des campagnes financières qui
- 286 -
étaient fastueuses. C’est quand ensuite l’appareil de l’OCI s’est
constitué que ça a été plus compliqué. Evidemment. C’était un appareil
adulte. Chez nous, à l’AJS, les gens restaient permanents deux ou trois
ans et puis retournaient au boulot. (…) Ils réussissaient leurs
examens… Je me souviens par exemple de Martine… elle sortait de
l’Ecole normale, elle a été permanente pendant trois ans au Bureau
national, et puis après elle m’a dit : «Charles, j’arrête.» Il y en a eu un
tas comme ça ! Il y a eu aussi ceux qui, comme moi, étaient des
dirigeants de l’OCI, et qui ont connu un autre destin, si je puis dire.
Parce qu’ils étaient les chefs, les bolcheviks d’acier, ils imposaient aux
autres leur «bolchevisme d’acier» et en subissaient aussi les
conséquences. Si je puis dire. Voilà.
Vous me parliez de Pierre Lambert. Quelles relations aviez-vous avec
lui ?
Excellentes pendant très longtemps.
Cela restait formel ou ça allait bien au-delà ?
Ah non ! Non. On avait des relations amicales. Vous ne pouvez pas
imaginer ce qu’est le militantisme. Il était le dirigeant incontesté de
l’OCI, le travail jeunes était la source majeure de recrutement et de
développement de l’organisation : on avait des rapports quotidiens.
Permanents ça veut dire qu’on se parlait en permanence. On se voyait,
on déjeunait ensemble, on se voyait en dehors des réunions. Et
naturellement, nous avons eu des rapports privilégiés. J’étais le jeune
«qui-que-quoi». Les horreurs et les compliments participent en général
de la même réalité. J’étais très ami avec Stéphane Just, Raoul et j’ai
été pendant très longtemps le fils spirituel de Lambert. Je le reconnais.
A partir de 1974-75, ça a commencé à changer.
Vous aviez donc de bonnes relations avec tout le monde : avec Gérard
Bloch, avec…
Oui, bien sûr !
Et Pierre Broué, qui devait être alternativement au Comité central ?
Pierre Broué a toujours été au Comité central. Il n’a jamais été au
Bureau politique mais il a toujours été au Comité central. Pierre, c’est
d’abord un constructeur de l’AJS et de l’OCI, indépendamment de son
travail d’historien. La région de Lyon et de Grenoble c’est lui qui l’a
construite. Il l’a construite avec des centaines et des centaines de
recrutés : Pierre, c’est un recruteur. Il était chiant, c’est un parano,
tout ce que vous voulez, il raconte des horreurs sur tout le monde, mais
j’ai toujours su que c’était un bâtisseur, comme d’ailleurs Boris
Fraenkel. Sauf que Pierre, étant donné sa position à l’université, le fait
qu’il écrive des livres, avait une notoriété personnelle considérable qui
faisait que toute une série d’étudiants venait vers lui. C’est par ailleurs
un combattant syndical. Moi qui me suis occupé de la province à l’OCI
- 287 -
après l’AJS, Pierre était un des éléments clefs, un des piliers de notre
développement. Sa région allait de Grenoble à Lyon en passant par
Marseille : Barbe, le frère du dessinateur, c’est lui qui l’a recruté
personnellement. C’est un type qui avait un grand rôle, mais pas au
sein du Comité central : c’est un type qui suivait, qui votait tout, qui ne
s’opposait jamais. Qui grognait mais qui s’alignait. Alors que moi,
non : je discutais, je m’opposais souvent, j’étais souvent minoritaire, je
menais souvent des bagarres politiques. A tort, raison. Jusqu’aux
années 1974-75, la démocratie n’est pas formelle au sein de la direction
de l’OCI. Le débat est la règle.
Quelles relations vous aviez avec les militants de base de l’AJS ?
Il faut leur poser la question. Au sein de la revue Carré Rouge, une
partie des rédacteurs vient de l’OCI et de l’AJS : la plupart d’entre
eux vous diront qu’à l’époque, le pire côtoyait le meilleur. Je rencontre
souvent des anciens de l’AJS : ils ont gardé une nostalgie de cette
époque. Ce n’est pas le cas des anciens de l’OCI. L’AJS c’était une
organisation de jeunesse fraternelle, vivante, puissante, qui était
capable d’affronter la police, les staliniens, les gauchistes quand ils
nous faisaient chier – parce qu’ils nous faisaient chier aussi. On n’était
pas seulement ce service d’ordre implacable qu’on décrit, même si on
a, à un moment donné, commis quelques excès qui ne s’imposaient pas.
J’ai entendu à ce sujet des choses diverses. A la fois le terme de «culte de
la violence», et puis aussi, venant de certains militants de base, l’évocation
d’une stratégie d’autodéfense.
Exactement ! C’est juste. Attendez : revenons sur le culte de la
violence. On n’avait pas l’habitude de se faire taper dessus et de se
faire marcher sur les pieds. Nous sommes un courant du trotskysme
qui a une histoire, un passé, marqué par la lutte contre les staliniens.
Broué vous racontera qu’à une époque, à Lyon, on s’est retrouvés à
une tribune pour la défendre face aux staliniens qui voulaient nous
virer de notre salle. Quand on diffusait un tract chez Renault, c’était
compliqué : tout le monde se faisait casser la gueule : pas nous !
L’autre jour, avec François Chesnais362, on est tombés sur un ancien
responsable du Parti communiste chez Renault, un ex-permanent, qui
nous connaissait et qui nous a dit : «Je suis content de vous connaître :
qu’est-ce que vous nous avez mis !» Je lui ai répondu : «Mais enfin :
quand vous sortiez à 400 avec des barres de fer pour nous virer, et
qu’on était 80.» C’est d’ailleurs aussi le cas des militants de Lutte
ouvrière. A la SAVIEM, où les militants de Lutte ouvrière avaient un
groupe, ils se sont un jour fait virer par les militants du Parti

362
François Chesnais, économiste, fait maintenant partie du Conseil scientifique
d’ATTAC. (Y.C.).
- 288 -
communiste363. Je m’en souviens parce que c’est le premier truc auquel
j’ai participé. Dans les années 60, dans certains endroits, il y avait des
bulletins communs Informations Ouvrières /Lutte Ouvrière364. Au recto
il y avait Informations Ouvrières, et au verso Lutte Ouvrière. On s’est
donc retrouvés à quelques militants de l’OCI et de Lutte ouvrière face
aux staliniens pour diffuser un tract. Ils sont sortis : ils étaient
nombreux. Et ça a été une bagarre insensée ! D’où on est ressortis en
sang, mais eux aussi. Donc on avait cette tradition de nous défendre. Le
courant dont est issu Alain Krivine est différent puisqu’ils se sont créés
comme organisation quand le Parti communiste et l’Union des
étudiants communistes les ont expulsés. Leur passé, c’était le Parti
communiste. Nous plutôt Victor Serge, Andrés Nin, Trotsky bien sûr.
Voilà la différence. Il y a une différence quasi génétique de ce point de
vue ! Pour nous, l’appareil du Parti communiste n’était pas des
camarades : on a même eu tendance après à leur foutre sur la gueule
avant même qu’ils ne commencent à le faire. Nos aînés nous avaient
appris à rendre coup pour coup. Nous avions raison.
Vous me parliez de quelques excès : c’était de quel ordre ? Des dérapages
du service d’ordre ?
C’est un dérapage politique, qui est inadmissible, mais qui reste un
dérapage.
Quand vous devenez une organisation puissante, et qu’on dit et sait
de vous que vous êtes le meilleur service d’ordre de Paris, que
Mitterrand ou Bergeron vient vous demander si vous ne voudriez pas
faire le service d’ordre – ce qui arrive dans le cadre de relations
politiques – vous avez parfois tendance à en faire un peu trop. Voilà.
L’âge aidant, tout ça s’explique. Mais en même temps c’est une époque
où déjà la force de l’appareil de l’OCI a commencé à peser sur le
développement impétueux de l’organisation de jeunesse. D’une
certaine manière, l’AJS devenait un danger pour l’OCI.
Dans quelle mesure ?
C’est un truc classique. L’OCI faisait quelques centaines de
militants, jusqu’en 1977-78. Quand je prends la responsabilité de la
province en 1974, je ne pense pas qu’il y avait plus de 500-600 militants
de l’OCI. Il devait y avoir 5000 militants… de l’AJS.
L’appareil avait peur que vous preniez trop d’indépendance ?

363
Les batailles à la SAVIEM (mais aussi devant une cinquantaine d’autres usines)
pour imposer le droit de diffuser le bulletin d’entreprise de Voix ouvrière contre
l’opposition des nervis du PCF et de la CGT faisaient partie, dans les années 60 et
70, de la légende de l’Union communiste, alias Lutte ouvrière depuis la dissolution
de Voix ouvrière en 1968 (Y.C.).
364
Plus précisément, il s’agissait de Voix ouvrière, LO étant le nom actuel. (Y.C.).
- 289 -
Inconsciemment, de fait, si vous voulez, il y avait ça. L’AJS avait pris
l’habitude de définir réellement de manière indépendante sa politique.
Mais puisque vous en étiez le principal dirigeant, c’est de vous qu’on se
méfiait en particulier ?
Oui. Voilà. Mais pas seulement : de Sérac à l’UNEF, etc. On avait
pris des positions qui faisaient que l’OCI jouait un rôle «majeur» –
entre guillemets – dans la vie politique, qui dépassait singulièrement sa
force réelle. C’est ça que je veux dire. Quand Mitterrand me propose
en 1972 : «Pourquoi ne faites-vous pas rentrer quelques centaines de
militants de l’AJS dans le Parti socialiste ? Comme ça, ça me
permettra de combattre la droite-Rocard, et puis si un jour je viens au
pouvoir, vous vous opposerez à moi…», je suis plutôt convaincu. J’en
parle. J’ai été mis en minorité dans un congrès de l’OCI : je ne vous le
dis pas ! En même temps, au lendemain, Lambert me charge
d’organiser un travail de fraction dans le Parti socialiste. Donc,
évidemment, le travail «jeunes» et l’AJS occupent un territoire
relativement vaste. Ce qui n’est pas le cas d’une organisation adulte,
petite, qui gagne l’une après l’autre des positions dans les
organisations syndicales.
On est avant 1981, avant la chute du mur de Berlin, avant tout ça.
Les rapports politiques ne sont pas les mêmes ! On vit aujourd’hui
dans un pays où l’extrême gauche fait 10 % et où le Parti communiste
en fait 3. Mais à l’époque le Parti communiste faisait 20 % et l’extrême
gauche 0,2 ! L’OCI a présenté ses premiers candidats dans les années
1972-73, aux législatives : on fait une moyenne de moins de 1 %
partout ! Je suis candidat à Argenteuil et je fais 0,2 ou 0,3%.
Mais de fait, vous avez commencé à avoir une certaine autonomie ou
c’était une simple crainte ?
J’étais simplement pour l’application de notre ligne politique : l’AJS
était une organisation politique indépendante sur le plan
organisationnel. C’est tout. Qui avait ses locaux, ses permanents, ses
dirigeants, ses congrès, qui définissait ses orientations.

L’OCI a commencé à changer de position vis-à-vis de ça ?


Oui, progressivement. Notamment quand on a pris l’UNEF. À ce
moment-là, Lambert a poussé à rééquilibrer et bien sûr privilégier
l’UNEF. A dire : «Maintenant il faut mettre le maximum sur l’OCI,
développer l’OCI», ce qui ne voulait pas dire minorer l’AJS, mais le
centre de gravité passait là.
Il y a eu beaucoup de recrutements ?
De l’AJS à l’OCI ? Considérable ! Ah oui ! C’est à cette époque que
Cambadélis et toute cette génération a été gagnée.
L’organisation a donc dû se renforcer assez rapidement ?
- 290 -
Oui ! Sur ce point, lisez un opuscule qui a été écrit par Lambert, –
qui vaut ce qu’il vaut : ce sont Quelques enseignements de notre
histoire. Mais il donne quelques chiffres. Disons qu’entre le début 1970
et le début des années 80, l’OCI passe d’un groupe de 6 à 700 militants
à une organisation de 3 à 4 000 militants. Et on se bat alors pour le
parti des 10 000 ! Mais l’AJS commence déjà à se réduire comme peau
de chagrin. Bien sûr. On la pompe au maximum ; les jeunes à l’AJS
qui sont passés à l’OCI ont fini leurs études et sont entrés dans
l’enseignement ou dans les boîtes ; le recrutement commence à se tarir
aussi parce que la «vague» de 1968 s’épuise politiquement. Si bien que
l’OCI perdra progressivement son influence dans la jeunesse. Sans
oublier l’essentiel : la politique de Lambert dans l’UNEF et Force
Ouvrière va créer les conditions de la perte de l’UNEF… au profit du
Parti socialiste lorsque Cambadélis et ses amis quittent l’OCI.
Les militants de l’AJS non trotskystes ont donc progressivement été mis
en minorité ?
Non. Le problème ne se posait pas dans ces termes-là. Franchement.
Il y a eu très souvent à l’AJS des votes pour et contre, qui ne
recoupaient pas ces clivages. Parce que l’OCI s’en foutait : elle trouvait
ça normal. Il y avait une discipline dans l’AJS mais qui n’était pas le
centralisme démocratique. Moi, souvent des militants me disaient :
«Charles, tu nous fais chier.» C’est la vie. Alors que dans l’OCI, si vous
n’appliquiez pas une tâche, vous vous faisiez appeler Arthur !
L’AJS était beaucoup moins rigide ?
Ce n’était pas du tout rigide. Je rencontre un tas de gens dans mon
travail qui viennent me voir, récemment en province, un haut
fonctionnaire me dit:
«Monsieur Kirsner, en droit, dans ma jeunesse, j’étais à l’AJS.
– Rassurez-vous je ne le dirai à personne.
– C’est pas le problème, mais c’était vraiment bien, c’était
formidable !»
Entre 1968 et 1975, ce sont des milliers de jeunes qui sont passés.
Comme dans toute organisation de jeunesse. Parce qu’il y avait des
mobilisations, et que pendant les mobilisations, en fac, ou dans le
milieu lycéen, ça recrutait à tour de bras. Quand on a créé l’Union des
cercles lycéens, on a recruté 400 lycéens d’un coup !
Il est déjà arrivé que l’AJS prenne une position différente de celle de
l’OCI ?
Oui, c’est arrivé.
C’était sous la pression de la base ?
D’abord, c’était souvent la pression de l’événement. On était les seuls
à s’exprimer publiquement dans des communiqués, donc quand je

- 291 -
m’exprimais, on disait : «C’est Charles Berg, donc c’est l’AJS, donc
c’est l’OCI.» Vous savez, la vie est étrange.
Parce que vous n’aviez pas le temps d’en discuter éventuellement avec
l’OCI ?
Ou alors parce qu’on n’avait pas jugé utile, pour être plus tranquille,
d’en discuter : la discussion arrivait après la décision. Chez nous aussi,
heureusement, la vie était plus forte que les appareils.
Vous n’aviez pas d’ennuis dans ce cas-là ?
Si ! Bien sûr. Mais il faut dire que, jusqu’à la moitié des années 70, ça
a vieilli dans une relative bonne humeur – je ne sais pas ce que vous
disent vos autres témoins – et dans le sentiment que la progression était
à la fois exponentielle et certaine. L’objectif politique des 10 000
militants ne semble pas impossible. Sans compter que cette progression
est alors internationale : l’Angleterre, l’Amérique latine, les pays
d’Europe de l’Est. Moi-même j’avais été dans les pays d’Europe de
l’Est, envoyé par Pierre Broué et Balaszs Nagy365, et j’ai d’ailleurs été
expulsé de Pologne. Il y a des petits groupes. Nous menons des
campagnes politiques sur les libertés démocratiques. Souvenez-vous de
l’affaire Trepper. Gilles Perrault m’appelle un jour en me disant :
«Trepper veut émigrer en Israël.» On fait un comité pour la libération
de Trepper, on fait des meetings dans toute la France avec des dizaines
de milliers de gens, et Trepper est libéré ! Et après on fait le comité
Pliouchtch et c’est pareil. On a une politique de front unique qui alors
a participé à l’animation de campagnes réelles.
Il n’y a jamais eu de tentative de constitution de tendance à l’AJS ?
Je n’en sais rien. Il faut demander ça à d’autres camarades que moi.
Il faut voir des historiens, il faut voir des textes. Je sais qu’il y a eu des
moments où il y avait des divergences, des débats. Et je sais qu’il y en a
eu inévitablement à partir du moment où on a pris l’UNEF. Comme
toujours. Quand une organisation politique a un rôle majeur dans une
organisation syndicale, nationale, vous avez les syndicalistes et les
autres. Ceux qui sont à la fois en contact avec les mouvements de masse
et en lien avec le gouvernement, les autorités, qui négocient. Et il
commence à y avoir des points de vue différents qui s’expriment. Le
militant de base qui est dans la grève n’a pas nécessairement le point
de vue du responsable du Bureau national qui, lui, est entre les

365
Réfugié politique hongrois après la révolution de 1956, Nagy alias Michel
Varga sera exclu de l’OCI en 1973 pour avoir été à la fois un agent soviétique et
américain. On lira à ce propos l’interview de Christian Béridel dans ce volume qui
avance quelques hypothèses intéressantes sur les causes politiques plus profondes
de cette exclusion (Y.C.).
- 292 -
grévistes et le gouvernement avec lequel il tente de trouver un
compromis. C’est inévitable. Et on a eu ça. De plus en plus.
Comment se géraient ces désaccords ?
Ça ne se gère jamais très bien. Parce que ça se gère toujours au
profit de la position syndicale. Donc vous transformez insensiblement
les meilleurs militants en gestionnaires syndicaux. Donc vous perdez les
plus combatifs. Vous devenez «plus responsables», entre guillemets. Ça
c’est la norme. Mais ce n’est pas lié à cette histoire, c’est lié à toutes les
histoires dans le mouvement ouvrier. C’est comme ça, mais c’est plus
ennuyeux pour un mouvement révolutionnaire.
Il y avait beaucoup d’exclusions, ou c’était un phénomène rare ?
Franchement, jusque dans les années 1974-75 c’était un phénomène
rare. Après, dans l’OCI, ça devient récurrent. Mais il faut être mesuré.
Avant les grandes vagues d’exclusions, c’est-à-dire avant celle de
Balasz Nagy, la mienne, celle de Stéphane Just, de Pierre Broué, de
André Langevin, de Pedro Carrasquedo, etc., les ruptures
internationales : avant que tout ça se fasse.
Donc vous pensez qu’il y a un changement radical à partir de la fin des
années 70 ?
C’est évident. Un peu avant d’ailleurs : l’exclusion de Balasz Nagy
est pour moi le critère absolu. D’autant que je l’ai votée ! J’ai été
contre au début, puis j’ai été convaincu. Mais j’ai voté ! À ce moment-
là c’est terminé. S’enclenche un processus où les divergences se règlent
à la manière soi-disant «léniniste» par des mesures d’organisations.
Voilà. Chaque exclusion a certes sa propre histoire : celle de Broué
n’est pas celle de Stéphane Just, qui n’est pas la mienne, qui n’est pas
celle de Pedro, qui n’est pas celle de [François] Chesnais, etc. Mais ça
devient un processus et ce processus se traduit par l’existence d’un
appareil puissant de l’OCI. Quand j’ai été exclu il y avait déjà une
trentaine de permanents à l’OCI, et deux-trois ans après il y en avait
presque 100 ! Ensuite, quand Lambert a fait le tournant du passage de
la majorité des militants dans Force Ouvrière, à ce moment là il a au
moins autant de permanents syndicaux qui s’ajoutent. C’est devenu un
phénomène de cristallisation professionnelle.
Vous me parliez de l’affaire Varga, et vous me disiez qu’au début vous
étiez contre. Vous n’aviez pas été convaincu par les premiers éléments de
l’enquête ?
Non. il faut même être plus précis que ça. A mon avis, au début,
Chisserey, bien sûr et moi ne sommes pas convaincus. J’ai été envoyé
par Balazs Nagy [Michel Varga] et Pierre Broué, qui dirigeaient ce
travail, dans les pays d’Europe de l’Est en 1966-67. D’abord j’ai été en
Hongrie et en Pologne deux fois, pour aider le groupe local et y amener
du matériel. C’est-à-dire la traduction de textes politiques de Trotsky.
- 293 -
Donc je connaissais assez bien Balazs Nagy et son petit groupe
hongrois. Et je n’ai pas été convaincu du tout ! Ça débute au mois
d’août, je suis dans les camps de l’AJS : Lambert m’appelle en me
disant : «Il y a des problèmes graves avec Balazs.» Je lui dis : «C’est du
délire, pépère» Et Stéphane Just m’appelle derrière en me disant :
«Est-ce que Lambert t’a prévenu ? – Oui, mais qu’est-ce que c’est que
cette histoire avec Balazs ? Il est fou.»Au début, personne ne parle de
l’exclure ! «Il s’agit de divergences extrêmement graves, de trucs, de
méthodes… de liens curieux.» Donc Stéphane Just, Claude Chisserey
et moi sommes très réservés ! Puis Lambert convainc Stéphane que
Balazs est un agent de la… CIA et de la GUEPEOU (!) et Stéphane
Just rédige une brochure. Stéphane va mettre trois semaines à nous
convaincre, nous. Quand on est convaincus, comme toujours dans ces
histoires bureaucratiques, on fait appliquer la ligne avec d’autant plus
de rigueur qu’on a eu du mal à être convaincu. C’est simple. Mais,
avec le recul, cette expulsion est honteuse et totalement folle. C’est le
règlement de divergences politiques par des moyens, non seulement
d’organisation, mais des moyens calomnieux. Là, un phénomène de
dégénérescence se manifeste. Après ça devient compliqué. Parce que
les divergences entre nous au Bureau politique deviennent réelles : par
habitude, elles ne sont pas toujours portées à la connaissance des
membres du Comité central, parce que c’est un type d’organisation
«bolchevique» qui tend à résoudre les désaccords dans les organismes
où ils se manifestent en disant : «Essayons de circonscrire les
désaccords pour voir si on ne peut pas trouver un accord plutôt que
d’engager dans l’organisation une discussion qui risque de semer la
division.» C’est toujours l’éternel argument – un argument réel –,
d’autant que le mouvement trotskyste est réputé pour sa capacité à
scissionner et que nous, jeunes militants, on a ça dans la tête. Moi,
quand je suis entré au groupe Lambert, j’entends encore Pierre Naville
me dire : «Mais Charles, tu reviendras, tu verras. Ils scissionnent et ils
virent tout le temps. Quand ils sont quatre, ils font quatre groupes.»
Bleibtreu, qui avait été dirigeant trotskyste, disait la même chose.
Vous parlez de Marcel Bleibtreu ?
Oui. On avait une crainte des scissions pour rien, des cheveux coupés
en quatre, donc on comprenait que les discussions devaient être menées
à fond et, souvent, menées dans un cadre déterminé sans faire l’objet
d’une information. Ça ne nous apparaissait pas comme une atteinte à
la démocratie. Ça restait entre le Bureau politique et le Comité
central : le Comité central tranchait. Et plusieurs fois j’ai été en
divergence avec le Bureau politique, on disait : «Très bien, on pose la
question au Comité central», ça venait au Comité central, j’étais
majoritaire ou minoritaire, en général minoritaire.
- 294 -
Vous étiez donc au Bureau politique…
Au Bureau politique et au secrétariat. Il y avait un groupe de trois-
quatre, tous permanents, qui prenaient ensemble les décisions qui
concernent le quotidien. Le bolchevisme c’est ça ! Chaque organisme
de direction délègue à un organisme restreint : ce sont des arguments
indiscutables, qui fondent l’accomplissement du travail. Quand vous
avez une organisation de jeunesse, un syndicat et des positions
importantes dans la vie politique, vous ne pouvez pas rassembler le
Comité central, qui comporte 40 élus de Paris et de province, pour
régler chaque problème. Du moins c’est l’argument officiel : c’est vrai
qu’avec le téléphone et le fax, c’est bien plus simple qu’on ne le croit. Si
on le voulait. Ce Bureau politique comporte des permanents et des
non-permanents, et vous avez un secrétariat pour accomplir les tâches
au jour le jour. À l’origine, il ne doit prendre que des décisions
techniques mais finalement il s’arroge des pouvoirs politiques. Parce
qu’il prépare l’ordre du jour du Bureau politique, lequel prépare
l’ordre du jour du Comité central. Dès que vous avez des permanents
qui font de la politique toute la journée, ils reçoivent des informations
qu’ils sont les seuls à avoir et ils en font l’usage qui leur paraît le
meilleur.
C’était donc très cloisonné ?
Relativement. J’ai dirigé le travail de fraction dans le Parti socialiste
parmi mes autres activités. Ça regardait Lambert et moi, point à la
ligne. On en rendait compte tous les mois, mais sous une forme
générale. Sans dire qui-que-quoi : ça n’avait aucun intérêt. Quand
vous faites un travail de ce type vous dites : «On a fait entrer 30
camarades au Parti socialiste. Ça se développe, etc.»
On parle d’une position centrale, voire omnipotente de Lambert.
Bien sûr que c’est vrai.
Et ça ne posait de problème à personne ?
A tout le monde, mais c’était comme ça. Soit pour ceux qui pensaient,
ce qui a été mon cas pendant longtemps, que c’était la meilleure
solution et que c’était le secrétaire général idéal, du moins inévitable.
Soit, quand j’ai commencé à penser le contraire, parce qu’on trouvait
qu’il jouait un rôle trop omnipotent. Bien sûr.
A part Pierre Lambert, qui avait de l’influence dans l’organisation ?
Stéphane Just. Raoul. Gérard Bloch. François de Massot.
Le charisme et la personnalité jouaient pour beaucoup dans cette
influence ?
Probablement. On regarde plutôt les belles femmes que celles qui le
sont moins ; on regarde plutôt les mecs qui font 1 m 90 que ceux
comme vous et moi qui font 1 m 60. C’est pareil. Il y a des bons
orateurs, ou des types qui écrivent aisément. Ils ont plus de facilités
- 295 -
que ceux qui peuvent écrire un tract cent fois meilleur mais qui ont
besoin de la journée. Les dons, les talents, les personnalités font partie
du matériau humain.
En tant que permanent, membre du Comité central et du Bureau
politique, vous aviez des relations avec d’autres individualités ? On parle
notamment d’Alexandre Hébert.
Oui, il était au Bureau politique.
Comment a-t-on pu le coopter, dans la mesure où il n’était pas
trotskyste ?
Ça c’est une réussite de Lambert. Ont voté contre, Stéphane Just,
Claude Chisserey et moi. Lambert a obtenu une majorité au Bureau
politique. Il voulait l’intégrer. Il disait : «Il est le seul militant qui a une
position syndicale, importante à l’Union départementale Force
Ouvrière de Loire-Atlantique, qui a un rôle majeur dans la lutte des
classes.» Ce qui était vrai. En 1968, par exemple. Une fois que c’est
voté, il y est. Et je le connais d’autant mieux que c’est moi qui dirige la
province. Donc à chaque fois que je vais à Nantes, je règle avec lui, et
c’est même un peu moi qui ai formé son fils, Patrick. Un type très bien
Mais quel statut avait-il ?
Il était membre du Bureau politique et du Comité central.
Mais il n’avait pas d’autorité dans l’organisation ?
Aucune, et il n’en cherchait pas, lui. Par contre, politiquement il était
au centre.
C’était une sorte d’invité permanent en fait ?
Exactement. Je crois même que c’était son statut. Il était membre –
clandestin – de l’OCI, comme dans la tradition du mouvement
communiste international, définie par Lénine : ces cas sont arrivés
plusieurs fois. Que des hommes ou des femmes, du fait de leurs
positions exceptionnelles, soient intégrés directement dans l’organisme
dirigeant, sans que nul ne sache qu’ils y sont. C’est un truc qui est
arrivé plusieurs fois dans l’histoire du mouvement international.
Sauf que, dans ce cas-là, il n’est pas communiste.
C’est arrivé aussi. C’était une objection que nous faisions : «Il est
franc-mac et anarcho-syndicaliste, bureaucrate syndical.» Je le connais
bien. Donc on a voté contre et on a été mis en minorité. Alors vous
pouvez vous lever, en disant : «Je ne respecte plus la majorité» et vous
vous cassez, ce qui ne serait venu à l’idée de personne à l’époque.
Lambert lui avait donc permis d’avoir une influence dans l’organisation ?
Mais évidemment qu’il avait de l’influence dans l’organisation ! A
Nantes, c’est lui qui dirigeait l’OCI ! C’est ce que je vous ai dit : quand
vous occupez une position syndicale majeure et que la majorité des
militants qui composent cet organisme sont d’une couleur politique et
que ce parti qui dirige ne prend pas son indépendance politique résolue
- 296 -
avec le travail syndical, c’est toujours ceux qui occupent la structure
syndicale, qui ont l’influence la plus grande.
Vous me disiez aussi qu’il était clandestin ?
Evidemment, puisque officiellement, il était anarcho-syndicaliste.
Toujours.
Mais les trotskystes de Nantes devaient savoir qu’il était au Bureau
politique ?
Quand Pierre Lambert ou Charles Berg descendaient, il n’avait pas
beaucoup de mal à obtenir ce que d’autres avaient du mal à obtenir.
Voilà.
Vous voulez dire qu’ils s’en doutaient ?
Mais enfin, bien sûr ! Ce n’était pas un secret ! Le secret c’était qu’il
soit membre du Bureau politique, mais c’était un truc qu’on se disait.
Il siégeait et venait au Comité central, qui était un organisme de 30 ou
40 mecs. Il intervenait dans la plupart des meetings de l’OCI comme
anarcho-syndicaliste.
Une autre question que je voulais vous poser : est-ce que les enseignants
avaient un poids particulier dans l’organisation ?
Oui. Je pense qu’ils ont toujours eu un rôle prépondérant dans toutes
les organisations politiques du mouvement ouvrier. Parce qu’ils ont
toujours disposé d’un bagage culturel et d’un temps plus grand.
Ça ne posait pas de problèmes ? Au niveau des relations avec les ouvriers
par exemple ?
Pas du tout. Je pense que l’OCI et l’AJS étaient des organisations
dans lesquelles il y avait le plus d’ouvriers.
On m’a dit que Stéphane Just, notamment, n’aimait pas beaucoup les
intellectuels.
Non, c’est plus compliqué que ça. Il y a une part de vrai, mais c’était
un ouvrier de la RATP, qui avait rêvé de faire des études, qui était
brillantissime. Il m’a exclu de l’OCI alors qu’on était par ailleurs les
meilleurs amis du monde. On s’est revus après. Je lui ai rendu
hommage dans un article de Carré Rouge où je disais qu’il était un
intellectuel par défaut. Il avait une détestation des intellectuels parce
qu’il avait rêvé d’être un savant. C’était un type qui dévorait les livres,
un autodidacte qui souffrait : le militantisme lui avait permis, comme à
beaucoup de militants ouvriers, d’accéder à une culture que, sinon, il
n’aurait pas eue. Donc c’était un homme qui souffrait et qui avait
tendance à penser que Gérard Bloch était un gros con. Gérard Bloch
n’était évidemment pas un gros con, mais il avait des complexes par
rapport à Stéphane. C’est souvent l’inverse dans ces trucs-là. C’est
comme Broué. Broué, qui est un universitaire de haut vol, a toujours
eu des complexes par rapport à ceux qui ne l’étaient pas. C’est comme
ça. C’est le mythe du «militant ouvrier».
- 297 -
Est-ce que l’évolution dans le règlement de la divergence pouvait
concerner l’AJS, qui tendait à prendre son indépendance ?
Non, qui tendait justement à la perdre. Mon départ en était le signe :
non pas que j’étais plus démocrate qu’un autre – encore que –, mais ça
correspondait à la fin d’une époque. Quand j’ai quitté l’AJS, l’UNEF
était devenue activité centrale. C’est tout simple. Si on résume les
choses, l’essentiel des forces militantes de l’AJS était impliqué dans
l’UNEF et chez les lycéens. Et c’est comme ça d’ailleurs que
Cambadélis et toute la bande ont pu passer au Parti socialiste sans que
l’OCI s’en rende compte, parce qu’ils étaient au centre du dispositif
politique.
Ils s’en sont vraiment aperçus à la dernière minute ?
Oui, alors qu’à mon époque c’était quand même l’AJS qui dirigeait
l’UNEF. Et surtout, l’OCI par ses cellules a sa propre activité
militante. Progressivement tout ça a disparu au profit du «travail
syndical». Et ça, c’est Lambert : à force d’accorder pour ses propres
manœuvres syndicales une indépendance de fait à la direction de
l’UNEF par rapport à celles de l’OCI et de l’AJS, il les a évidemment
placés dans une situation stratégique. Quand vous envoyez Cambadélis
une fois, deux fois, trois fois voir Mitterrand en lui disant comment le
manipuler, c’est en réalité Mitterrand qui manœuvre les envoyés.
Quand on est président de la République, c’est beaucoup plus simple.
Et quand un beau matin il dit aux intéressés : «Vous savez, être
réformiste et faire 52% c’est peut-être mieux que d’être de faux
révolutionnaires et faire 3%. Vous pourriez être députés.» Parfois ça
marche, et là, ça a marché.
Je suppose que la double casquette devait aussi finir par créer des
problèmes d’identité ?
Cambadélis n’avait pas de double casquette. Il était président de
l’UNEF. Je me souviens très bien. J’étais déjà scénariste et producteur,
et je connaissais un dirigeant de l’Elysée qui m’avait dit : «J’ai
l’impression que tes anciens copains sont en train de faire la danse du
ventre devant Mitterrand.» J’ai été étonné que Lambert ne s’en soit
pas rendu compte ! Ils lui ont tiré le tapis. Pour lui c’est une défaite
majeure. C’est le boomerang de sa politique, de son goût pour les
manœuvres sans principe.
Je voudrais en venir maintenant à votre départ : comment ça s’est passé ?
Comme c’est dit : violemment, brutalement.
Vous n’avez pas du tout senti les choses venir ?
En la matière, les souvenirs sont nourris de ce que j’ai appris, plus
tard, notamment de Stéphane Just lorsqu’il a été exclu. Deux-trois ans
auparavant, j’avais demandé à cesser d’être permanent : en crise,
j’était parti pendant deux ou trois mois. J’en avais assez. Je voulais
- 298 -
faire autre chose, trouver un travail. Je ne cessais de répéter : «Je veux
arrêter. Je veux aller passer les concours. J’en ai par-dessus la tête : je
vais bientôt avoir 30 ans.» La réponse était toujours la même :
«Démissionner c’est une lâcheté. On a besoin de toi, etc.» Celui qui
était le plus formel avec Lambert, c’était Stéphane or, c’était mon
meilleur ami. A partir de ce moment, les désaccords latents se sont
cristallisés sur le fonctionnement du Bureau politique, et notamment
Pierre Lambert. Avec Stéphane Just, nous avons au Bureau politique
obtenu que soit mise en place une commission pour vérifier les
dépenses financières par l’organisation pour Pierre Lambert. On a
commencé à avoir des tensions réelles, et quand Lambert a eu la
possibilité de m’avoir dans le collimateur il n’a pas hésité. Je n’ai rien
vu venir.

Vous vous confiiez à Stéphane Just ?


On était très proches, très très proches. D’ailleurs, l’une des raisons
pour lesquelles ils l’ont expulsé c’est qu’on avait commencé à se revoir
bien après mon exclusion. Quand j’ai remboursé tout l’argent que
j’étais censé avoir pris à l’OCI, et qu’il a appris ça un jour sans que
personne ne le lui dise au Bureau politique, il a piqué une gueulante
terrible ! En disant : «Comment ?! Charles a remboursé l’argent qu’il
est censé avoir piqué : il soutient l’organisation et personne ne le sait !»
Ça n’a pas arrangé sa situation interne.
Pour revenir à mon exclusion, violente, humiliante, cela m’a
finalement rendu un grand service. J’ai retrouvé ma liberté. J’étais
dans une situation où il fallait qu’il se passe quelque chose. Je ne
voulais plus rester permanent, je ne voulais plus rester dirigeant : je
voulais faire autre chose dans la vie. Ça a pris cette forme-là, parce que
dans ce type d’organisation, ça ne peut pas prendre une autre forme.
Ainsi c’est ce qui est arrivé à Stéphane Just, à Broué, chacun excluant
l’autre, si je puis dire.
Parce que le cadre est trop rigide ?
Oui, parce que le cadre est trop rigide, et parce que la question de la
démocratie est la question centrale. La question centrale !
Ça commençait à vous travailler ?
Oh ! mais ça me travaillait depuis toujours dans l’OCI ! J’étais un
droitier, moi. Le centralisme démocratique, la dictature du
prolétariat : j’étais très réservé ; j’ai écrit des bêtises politiques mais
jamais celles-là !
Parce que même dans l’AJS, il n’y avait pas vraiment de démocratie,
dans la mesure où la ligne venait de l’OCI ?
Ce n’est pas exact. Certes la pression de l’OCI existait dans l’AJS,
mais je le répète cette organisation de jeunesse vivait, indépendamment
- 299 -
de l’OCI. D’ailleurs, toute une série de camarades que je revois
aujourd’hui me disent : «Le nombre de fois où on s’engueulait avec
toi ! Tu nous convainquais ou tu ne nous convainquais pas. Mais quand
on n’était pas convaincu, la vie se chargeait de trancher.»
C’est-à-dire que, dans ce cas-là, ils faisaient ce qu’ils voulaient quand
même ?
Mais bien sûr ! On était une organisation de jeunesse démocratique !

C’était donc beaucoup plus fédéraliste que…


C’était entièrement fédéraliste ! L’AJS n’avait pas de Bureau
politique. Il y avait un Bureau national. J’étais secrétaire national.
Mais enfin on en rigolait. Je répète mon point de vue : quand les
permanents commencent à être majoritaires parmi les dirigeants,
quand des professionnels disposent de temps pour militer – toute la
journée –, ça n’est pas le même rapport qu’un militant qui sort de son
boulot et qui vient militer le soir. Le rapport est totalement différent !
Et ça c’est déterminant.

Quand [un membre de] l’appareil est au service de l’organisation, de


sa vie démocratique, et particulièrement attentif à faire régner une vie
démocratique, il a tendance, ce qui est normal, à oublier que lui il se
lève le matin et qu’il fait de la politique toute la journée. Le mec
normal se lève le matin, gagne sa vie, rentre chez lui, s’occupe de son
épouse, de ses enfants, et quand il le décide va faire de la politique
après. Ça n’a rien à voir ! Rien à voir. Donc derrière ça il y a la
conception bolchévique-léniniste du révolutionnaire professionnel,
toutes choses qui me semblent folles dans un pays démocratique
comme la France. Je pense que les problèmes essentiels sont là.
Vous me parliez également de la trésorerie. Elle était gérée plus
collectivement ?
Non, ce sont les mêmes principes : les principes du bolchévisme.
Toutes ces questions-là relèvent de très peu de camarades qui
possèdent le pouvoir qu’un congrès leur a remis.
Il y avait donc des utilisations officieuses ?
Naturellement ! Les unes étaient naturellement justifiées : par
exemple, le travail international, quand on aidait X, la clandestinité,
toutes choses sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Mais d’autres
n’avaient aucune raison ! Le train de vie de Pierre Lambert fait partie
de celles-là. Voilà. C’est tout ce que j’appelle le trucage politique, qui
consiste à prétendre que, dans un pays où règnent les libertés
démocratiques, la forme d’organisation doit être celle héritée du

- 300 -
bolchévisme à l’époque de l’Okhrana366 tsariste. Il faut dire que toute
notre génération, mais c’est vrai aussi des camarades de la Ligue, de
Lutte ouvrière, s’est bornée à reprendre le meilleur du trotskysme de
la révolution d’Octobre et à reprendre les formes d’organisation qu’ils
ont développées sans réfléchir à ces problèmes, que Rosa Luxemburg
avait soulevés la première. Que Trotsky dans sa jeunesse a soulevés
contre Lénine ! Notre génération a hérité de ce bagage théorique sans
procéder au tri. C’est une faiblesse théorique, politique, majeure.

366
Okhrana : police politique russe avant la révolution de 1917 (Y.C.).
- 301 -
Entretien
avec Pierre Simon
Milite à l’OCI de 1968 à 1981
Entretien réalisé à Montbazens, en février 2004.

Mon engagement politique a sans doute commencé avant que je ne


m’engage véritablement. Je suis issu d’une famille de gauche, puisque, lors
de classements de papiers familiaux, j’ai retrouvé la carte de la CGT de
mon grand-père, qui était facteur-receveur et qui avait adhéré à la CGT
après la première guerre mondiale. Donc après le congrès de Tours367 ;
c’était quand même pas des engagements aussi bénins que de prendre
aujourd’hui une carte syndicale. Ma mère était enseignante, et mon père
venait au contraire d’une famille aveyronnaise, on ne peut pas dire très
croyante puisqu’il était orphelin de père – son père était décédé pendant la
guerre de 14-18 et il était né sans l’avoir connu – mais il avait été un peu
recueilli par la famille de ma mère et cette influence-là elle est donc aussi
passée chez lui. Et, à l’adolescence, qui est une période où tu cherches
quand même ta voie.
Tes parents avaient un engagement politique, alors ?
Non, mon père ne s’est jamais présenté aux élections, et ma mère non
plus: elle était syndiquée.
Elle était à la CGT aussi ?
Non, elle était au SNI, elle, puisqu’elle était enseignante. A l’époque, il
n’y avait qu’un seul syndicat dans l’Education nationale, en primaire en
tout cas, c’était le SNI, qui n’était pas encore le SNI-PEGC [Syndicat
national des institutrices, instituteurs et professeurs d'enseignement général
de collège] puisqu’il n’y avait pas encore les mêmes statuts, mais qui
regroupait quand même entre 82 et 83 % de la profession, ce qui est unique
dans l’histoire du mouvement ouvrier. Parce qu’il y avait le droit de
tendances et que tout le monde se reconnaissait à l’intérieur de ce syndicat,
et peut-être aussi parce que l’époque était autre. Donc je suis natif d’ici. Ici
je suis chez moi. Et à 16-17 ans, il y a quelque chose qui m’a marqué
profondément c’est l’anti-impérialisme. Si je ne suis plus militant trotskyste
aujourd’hui, je suis viscéralement anti-impérialiste. Lorsque les premières
chansons de Bob Dylan sont sorties, des chansons comme Dieu est à nos
côtés, qu’avait traduites Hugues Aufray […]: je me rappelle d’un grand 33
tours où il y avait toutes les chansons de Dylan chantées par Hugues
367
Congrès de fondation du Parti communiste français en décembre 1920 (Y.C.).
- 302 -
Aufray, [cela] m’a beaucoup marqué. Ensuite il y a la guerre du Viêt-Nam.
Les gens de la génération avant moi, ça a sans doute été la guerre
d’Algérie, moi c’est la guerre du Viêt-Nam, avec les bombardements, le
napalm, etc. Il y a aussi le fait que, dans les lycées, pour la première fois
sans doute, vers 1968, il y a des mouvements qui s’organisent, alors avec ce
qui m’a semblé, mais tu vérifieras, une organisation proche du Parti
communiste, qui s’appelait… je ne sais plus comment… et une autre
organisation qui était dirigée par Laurent Schwartz, le mathématicien, et
qui s’appelait le Comité Viêt-Nam national. Dans le lycée où j’étais.
Mais tu étais où ?
A Villefranche [Villefranche-de-Rouergue, dans l’Aveyron]. J’étais ici.
Donc je devais être en première, j’avais un copain qui était très intéressé
par la politique et qui a décidé de monter, au niveau du lycée, une section
de – je ne sais plus comment ça s’appelait – de ce Comité Viêt-Nam
national, et d’organiser des débats dans le lycée, au niveau de la ville, etc.
Dans la terminale où j’étais, il y avait donc ce garçon – qui ensuite est allé
chez les maoïstes […] – et un autre, un peu plus âgé que nous parce qu’il
avait beaucoup redoublé – ce qui prouve bien que l’Education nationale ne
récompense pas forcément au mérite dans tous les cas – qui s’appelait
Pierre T. et qui est maintenant secrétaire général ou président de la
Fédération nationale des œuvres laïques au niveau national. Il connaissait
bien l’histoire du mouvement ouvrier, et il était vachement en avance parce
que nous on était vraiment des petits branleurs. […] On se retrouve quand
même une ou deux fois sur les marchés, à diffuser contre la guerre du Viêt-
Nam. On a rapidement fait l’expérience de la récupération puisqu’un
couple de vétérinaires nous ouvre leur porte un mercredi – ou un jeudi –, et
nous paye le café en nous expliquant qu’on s’est trompés, etc. Il ne faut
surtout pas expliquer ça à des adolescents, puisque évidemment tu les
raidis. Donc il y a eu après deux organisations sur Villefranche. D’un côté
les gens qui étaient, je pense, au Parti communiste, et de l’autre les gens du
lycée qui (…) refusaient en fait de se faire manipuler, c’était peut-être ça.
Le temps passe, avec d’autres préoccupations qui sont celles de garçons de
17 à 18 ans, et un jour, on était assis dans un bistrot, à branler sans doute, à
jouer au flipper ou à téléphoner aux filles, alors qu’il commençait déjà à y
avoir des gens qui débrayaient, une agitation, on sentait que quelque chose
était en train de naître.
On était en 1967-1968 ?
En 1968. Après ce qui s’est dit sur le mouvement du mois de mars donc
soit en avril, soit début mai. Un jour, [mon copain de Villefranche] me
téléphone : «Bon maintenant tu arrêtes de faire le con, il y a des choses
importantes qui se passent, il faut absolument que tu viennes. Il y a un
meeting à Villefranche avec toutes les organisations syndicales autour du
comité – puisqu’il y avait une espèce de comité qui s’était mis en place
- 303 -
dans le lycée pour appeler à la grève, pour soutenir les étudiants, enfin tout
ce qui s’était passé. Il faut absolument que tu viennes.» J’assiste à quelque
chose qui était assez étrange : tous les adultes, dirigeants de la CGT,
dirigeants de Force Ouvrière, et de ce qui n’était pas encore la CFDT368 à
l’époque, etc., parlent des événements étudiants. Mon copain Pierrot monte
à la tribune et fait une intervention, sans papier sans rien, qui est stupéfiante
parce que, par rapport à ces vieux routiers de la politique, on sent qu’il y a
quelque chose... On crée un comité de grève au niveau du lycée, et
évidemment le lycée est vidé puisque le proviseur a très peur de tout ça. Au
niveau de l’Ecole normale ici, il se crée aussi un Comité de grève présidé
par un copain de Claude, celui qui se retrouve dirigeant régional du
Nouveau Monde [le courant du Parti socialiste] – et que j’ai retrouvé trente
ans après, en débarquant ici. Mot d’ordre de grève générale, on va diffuser
dans les quatre entreprises qu’il y a sur Villefranche et les gens nous
disent : «C’est bien les jeunes», etc. […]
J’avais une voiture, et je ramène ma mère avec une collègue institutrice
ici aussi, et je les vois, alors qu’elles n’étaient pas du tout politisées, très
tristes: «Les gens de Paris sont descendus, ils nous ont expliqué qu’il fallait
arrêter.» C’est quelque chose, quand tu sens qu’il y a un élan, que quelque
chose est en train de se passer et que tout d’un coup, on te dit : «Il faut
rentrer», sans que tu en comprennes le sens […].
Le bac cette année-là, 1968, s’est passé de façon un peu bizarre: c’est
sans doute pour ça que je l’ai eu parce que je n’étais pas particulièrement
studieux, mais enfin j’avais profité des mois où on avait été virés pour
potasser les matières où j’étais bon. Comme c’est un bac qui s’est passé
exclusivement à l’oral, je l’ai eu. A l’époque, c’était facile de trouver du
boulot: je voulais être indépendant, donc je monte à Paris. Il y avait quatre
académies qui m’attendaient, j’en ai choisi une et j’arrive à Paris, bien
décidé à me syndiquer et à expliquer aux dirigeants syndicaux – alors
évidemment le dirigeant pour moi c’était celui qui avait trahi.
Le village où j’étais, Les Mureaux, ce n’était pas du tout comme c’est
aujourd’hui, c’était une ville relativement tranquille, la cité dortoir de
Renault-Flins. La sous-section [du SNI] – puisqu’à l’époque ça s’appelait
comme ça – était tenue par Unité & Action qui était la tendance du Parti
communiste à l’intérieur du SNI. Je me lève et j’explique un peu au
premier dirigeant syndical mon point de vue, comme quelqu’un de dix-neuf
ans qui a des choses à dire. A l’époque, on discutait beaucoup de
l’anarchie, des mouvements d’extrême gauche, mais sans savoir vraiment
ce qu’il y avait derrière. Je crois que c’était un peu spontané comme ça: il

368
La CFDT existait déjà, puisqu’elle a été crée en 1964, à moins que Pierre Simon
fasse allusion à des militants qui ont ensuite rejoint la CFDT (Y.C.).
- 304 -
faut changer. Les vieux d’un côté, les jeunes de l’autre, parce qu’on a
quand même été une génération de rupture. (…)
Je ne m’habillais pas du tout comme mon père. Là, tu peux regarder, on
est à peu près habillés pareil, et ça n’aurait pas été du tout pareil à cette
époque-là. Au niveau des discours ce n’était pas du tout la même chose, au
niveau de la musique qu’on écoutait [non plus]. Aujourd’hui, ce sont des
choses qui sont beaucoup plus soft sans doute […]. Donc, d’un côté, il y
avait les jeunes et puis, de l’autre côté, sans doute les vieux cons, ceux qui
avaient trahi et nous avaient empêchés de vivre un monde dont on pensait
qu’il allait être de pain et de roses… surtout de roses sans doute.
A la sortie de cette réunion évidemment, il y avait des gens qui étaient à
peu près de mon âge, plus âgés que moi mais à peu près de mon âge. Ils
viennent me voir en me disant qu’ils ont apprécié, etc., et qu’il faudrait
qu’on se revoie, et là évidemment je mets les pieds dans une organisation
qui s’appelle l’OCI à l’époque… non, qui s’appelle l’Organisation
trotskyste puisque l’OCI a été dissoute après 1968. Comme je suis seul
aussi à Paris, enfin dans la région parisienne, je trouve une famille. Ça, je
crois que Benjamin Stora l’explique assez bien dans son bouquin: on arrive
à vivre pratiquement en famille, c’est-à-dire qu’on est tout le temps chez
les uns chez les autres, avec la vie du révolutionnaire professionnel, la
préparation de la réunion, la diffusion le matin et le boulot entre deux. La
différence au niveau du vécu avec le livre de Benjamin Stora, c’est que lui
était étudiant, et moi je travaillais déjà. Je suis enseignant, donc au moins
six heures par jour je suis en face d’enfants. Pour les étudiants, c’était
quand même quelque chose un peu particulier. Il se trouve qu’on est en
septembre 1968, la grève générale est terminée, c’est sûr, et la politique à
cette époque-là des trotskystes de l’OCI, c’est d’essayer de recruter les
militants qui ont été les plus actifs. Puisqu’on explique que la trahison de la
grève générale avec les élections ça a été un recul du mouvement ouvrier,
donc il faut construire le parti mais à partir de ceux qu’on peut récupérer,
c’est-à-dire les gens qui ont été les plus actifs. Donc je m’engage, d’abord
au niveau de l’AJS, puisqu’on ne rentre pas à l’OCI comme ça.
Et la première fois que tu les a revus, ils t’ont expliqué qui ils
étaient ?
Oui, je pense, peut-être pas le jour même, mais il y a eu une réunion où
ils m’ont expliqué qui ils étaient. Le mot « trotskyste », c’était quelque
chose que j’associais à la guerre d’Espagne – ici on a des traditions assez
fortes avec ces événements-là, donc c’était plutôt quelque chose de
sympathique. Sans que je sache vraiment ce que c’était. Donc, je
commence à aller aux réunions de l’AJS et on vit à la période de l’Ecole
émancipée, parce que j’adhère au SNI quand même puisque tout le monde
est syndiqué à cette époque-là, et il y a une scission au niveau de la
tendance Ecole émancipée entre les gens de la Ligue, qui restent, bon avec
- 305 -
des débats un peu bureaucratiques, [?] pas à 100%, mais qui gardent le titre
Ecole émancipée, et les autres Ecole émancipée pour le Front unique
ouvrier. Je me rappelle très bien que dans les Yvelines on sort le premier
numéro ronéotypé de l’Ecole Emancipée pour le Front unique ouvrier.
Voilà.
Donc il y a quelque chose qui est en train de se construire, quelque chose
qui, pour quelqu’un de cet âge-là, est, je pense, assez exaltant et assez
dynamique. Et on va à Paris, je ne suis jamais allé à l’université, je sors du
lycée, et je trouve des profs de fac, des gens brillants, parce qu’il y avait
des gens brillants et que c’était une école extraordinaire au niveau de la
formation à la prise de parole. Comme un jeune de 19 ans, je suis un peu en
admiration devant des gens comme Jean-Jacques Marie ou d’autres, que je
rencontre assez régulièrement. Je ne sais pas si c’est cette année ou l’année
d’après mais dans les locaux de la tendance, dont je ne me rappelle plus
l’adresse, quand je vais donner un coup de main le jeudi après-midi, coller
des enveloppes ou je ne sais pas quoi, mais toujours en étant là pour
discuter. Voilà, et on crée un cercle AJS sur les Mureaux dont je serai
pendant longtemps le responsable.
Vous étiez nombreux ?
On était une quinzaine.
C’était des étudiants ?
Non. Aux Mureaux il n’y avait aucun étudiant.
Des jeunes travailleurs ?
C’était des jeunes travailleurs, des jeunes enseignants, qui devaient à peu
près avoir les mêmes [idées] que moi, et […] à un moment donné on me
demande si je veux bien faire partie de l’élite élue, puisque ça se passe un
petit peu comme ça, c’est très valorisant pour quelqu’un d’être invité à faire
partie de ces mecs, c’était un peu ça.
Il y avait une valorisation de l’élu à l’intérieur de l’AJS ?
Du responsable, du chef, on va dire ça comme ça. Comme partout, vis-à-
vis de quelqu’un qui a un statut supérieur au tien. Et il y avait des gens
brillants. Je sortais d’un lycée avec des profs auxquels je m’étais identifié,
et quelques profs, comme tout un chacun, m’ont beaucoup marqué: il y a
des gens extrêmement brillants, avec un esprit de synthèse, qu’ils avaient
sans doute acquis à l’université, maintenant je peux le dire puisque j’ai vu
un peu comment ça se passait. Donc, par la suite, on ne m’a plus pas
beaucoup étonné: parce que j’avais des références au niveau de cette agilité
intellectuelle à manier des idées qui était celle des militants ouvriers de
l’époque, que ce soit de la Ligue ou de l’OCI. En plus c’était une école
permanente: il y avait une réunion de la sous-section du SNI, tu entendais
les gens qui étaient le plus aguerris, qui avaient fait 1968, puisqu’au SNI
des Mureaux il y avait deux tendances: l’Ecole émancipée pour le Front
unique ouvrier, qui ont été longtemps majoritaires, et puis Unité & Action,
- 306 -
avec des vieux militants communistes à qui il ne fallait pas la faire non
plus. Ils connaissaient tous les rouages de l’appareil, ils avaient quand
même une formation politique de haut niveau: [je dis ça] avec le recul
uniquement…On pensait que c’était des abrutis, et évidemment c’était
quand même des gens solides. Et aussi une petite minorité qui était les
militants du Parti socialiste, et qui ont fait leur chemin puisqu’un des élus
instit’, qui s’appelait [Thoret], a été maire des Mureaux. Le jour où j’ai eu
la surprise de le voir [à la télé], je me suis dit que rien ne se perd à ce
niveau-là.
Et ton élection comme responsable de la section de l’AJS, comment
s’est-elle passé ? Il y avait une élection… ou tu étais nommé ? Qui t’a
proposé de…
Oh ! ça venait d’en haut, parce que c’était quand même assez pyramidal
[…]. J’étais peut-être un des plus anciens. (…) Ça s’est passé très très vite.
Quand on y réfléchit, cela a été très intense, et en même temps très rapide
parce qu’à un moment, en 1968, on allait voir des jeunes de chez Renault
qui avaient fait beaucoup de choses au mois de mai ou d’avril, de juin, et
puis, on faisait autre chose, le mouvement était retombé. Donc ça a été très
rapide… au niveau de ces événements-là… C’est ça qu’on n’a pas compris,
sans doute à l’OCI, c’est sans doute le plus intéressant avec le recul,
maintenant, c’était quand même les années 70. La Ligue, elle l’avait
compris, les mouvements de femmes: nous on trouvait que c’était des
conneries puisque les femmes et les hommes il n’y avait pas de problèmes,
on trouvait que c’était très démagogique et les mouvements de soldats
aussi, on n’a pas été très impliqués là-dedans. C’est quand même ce qui a le
plus fortement marqué cette époque-là, au niveau de l’après-1968: cette
espèce de changement au niveau des mœurs. Le balancier était parti dans ce
sens, et aujourd’hui il est vraiment en train de revenir dans l’autre, parce
que, quand tu penses à ce qu’on a vécu, ceux de notre génération, avec une
télévision d’Etat (…). Quand je suis arrivé sur Flins, je me rappelle très
bien de spectacles où il y avait [Wolinski] et où c’était très branché sur la
liberté d’expression, contre cette espèce de paternalisme gaullien qui pesait
comme une chape de plomb sur les mentalités de l’époque. Quand tu
essaies de regarder le chemin parcouru, par exemple au niveau de la
contraception: on est une génération qui a vu le début de la contraception.
Quand tu allais voir le Mouvement du planning familial, sur Rodez, le gars
t’expliquait que l’avortement était une atteinte à la vie, c’était encore très
catho. Cette fissure de la chape de plomb qui avait été posée avec De
Gaulle, c’était la fin des années 50, cette étincelle qu’est mai-juin 1968. Ce
qu’il en reste ? Les acquis des années 70 avec les lois Veil sur
l’avortement, etc.
Et ce changement de mentalité où il y a une espèce de liberté, pas
seulement sexuelle parce que ça ne veut pas dire grand-chose, mais une
- 307 -
liberté d’expression, une tendance à dire que, par exemple, la prévention
prime sur la répression, que la société est responsable des difficultés qu’elle
peut engendrer elle-même, que donc il faut essayer de prévenir ça, et
sûrement pas comme aujourd’hui la répression individuelle. C’est ça qui,
avec le recul, me paraît vraiment étonnant: qu’on puisse passer de ce qu’on
pensait être un état de progrès, en se disant : « Il y a eu Vercingétorix, le
Moyen Âge, mais nous tout est en train de changer parce qu’on fait tout
péter. » Sans se rendre compte que les choses sont cycliques et
qu’aujourd’hui le balancier, avec des gens comme Sarkozy, ça repart dans
l’autre sens. Il y a là vraiment quelque chose d’assez étonnant. A l’époque
je n’aurais pas pu imaginer quelque chose comme ça. Ceci dit, je pense
qu’on ne comprenait pas non plus très bien qu’elle était l’importance des
acquis du Front populaire et de l’après-guerre. Quand tu regardes
aujourd’hui sur quoi on se bat, ce qui est menacé, ce ne sont pas les acquis
de mai-juin 1968: il n’y a pas eu grand-chose d’acquis pour la classe
ouvrière. Par contre c’est vrai qu’à la Libération ça n’a quand même pas été
tout à fait pareil. Ce qui est remis en cause aujourd’hui, ce sont quand
même ces acquis-là, et nous on pensait que ça c’était des conneries. Même
là on ne comprenait pas bien ce qui était en train de se jouer.
Et tu n’avais pas une formation avant d’adhérer à l’AJS ?
Avant d’adhérer à l’AJS, non. Tout le monde pouvait y entrer. Mais à
l’OCI, donc, on faisait un Groupe d’études révolutionnaires, un GER, où tu
avais une formation. L’entrée à l’OCI ne se faisait que par cooptation.
Il y avait une certaine période d’AJS avant d’entrer à l’OCI ?
D’habitude oui. Ils voulaient savoir un peu si tu étais un militant, enfin,
actif surtout. Actif et peut-être même dans la ligne.
Donc ce n’est pas toi qui décidais: c’était quelqu’un de plus haut qui
venait te voir et qui te disait…
… «Tu veux rentrer en GER ? On te propose d’entrer en GER. » On ne te
demandait même pas si tu étais décidé, on te disait : «On te propose.» Donc
je rentre, alors je ne me rappelle plus à quelle époque, à l’Organisation
trotskyste ou à l’OCI. Mais bon, je tiens pendant quelques années très très
éprouvantes : on était sur la brèche tout le temps.
Il y avait beaucoup d’exigences à ce niveau-là ?
Il y avait des exigences de temps, mais ça ne te coûtait pas parce que
c’était vraiment quelque chose de passionnant. Donc tu sortais du boulot,
t’allais tout de suite voir les copains et t’avais une diffusion, puis après
dans la soirée t’avais une réunion, et des fois le matin avant de partir s’il y
avait une campagne, il fallait afficher… T’y étais tout le temps. Et le week-
end. Le mercredi ! T’avais les réunions de l’AJS, les animations de l’AJS,
et le week-end tu allais à Paris parce qu’il y avait une réunion, au niveau de
la région parisienne, de l’AJS: c’est là que j’ai rencontré Benjamin Stora…
par exemple. Voilà: tu y passais ton temps, plus les meetings, plus ceci,
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plus cela, plus les campagnes, plus… J’ai vraiment l’impression d’un
activisme forcené à cette époque-là, où tu n’avais pas trop le temps de
réfléchir, hein, parce que c’était, oui, quelque chose comme de l’[amour
très dur], on peut dire ça comme ça.
Il n’y avait pas de contrôle, de la part des dirigeants, c’était quelque
chose qui se faisait naturellement: une espèce d’effervescence ?
Non, ça ne se faisait pas naturellement parce que l’OCI est une
organisation très bureaucratique. Dans le fond. C’était le système
objectifs/résultats. au moment de la réunion de la cellule, on disait: «Voilà,
telle campagne sur tel thème, quelles sont nos forces, qu’est-ce qu’on va
faire ? On va en discuter.» On se fixait des objectifs de signatures de
pétitions, de ventes de journaux, de ramener des jeunes ou des vieux à tel
ou tel meeting. C’était chaque fois en fonction de ces objectifs qu’on
évaluait les résultats et, bon, c’est pas que tu te faisais vraiment engueuler,
m’enfin (rire) un peu quand même, quand tu ne les avais pas atteints: donc
il y avait un contrôle très très fort. C’est sûr.
Et quel était le discours qu’on te tenait quand tu n’y arrivais pas ?
Toi, tu as déjà eu des problèmes de cet ordre-là ?
Oh, je n’ai jamais été un militant exceptionnel, je pense.
Tu dis quand même que quand tu sortais du boulot, tu courais. Ça ne
suffisait pas, ça, alors ?
Non. Ça ne suffit pas, parce que… heureusement que la vie est faite de
résistances aussi à ce genre de choses. Tu tombes sur des gens qui étaient
plus ou moins intéressés et tu te fais des films en te disant que… non, non,
pas forcément.
Il y avait quand même un impératif de recrutement ?
Oui. mais l’impératif de recrutement ce n’était pas le plus... Si, c’était
toujours sous-entendu: l’important c’est de construire le parti. C’était la
seule chose qui était importante. Mais on le disait pas comme ça quand on
le détaillait au niveau des réunions. Au niveau des réunions, c’était des
objectifs plus…
…plus matériels ?
Plus matériels, oui ! Tant de signatures sur telle pétition, tant d’argent à
ramener… voilà. Le summum de tout ça, pour moi, au niveau de mon vécu
personnel, c’est le 1er février 1970, où, là, on pense qu’on peut construire
une organisation de jeunesse de masses… On se retrouve, alors à l’époque
dans, un journal qui devient un journal qui était chouette, Jeune
Révolutionnaire. J’ai eu vraiment beaucoup de bonheur à tenir le premier
numéro entre les mains, parce que l’organisation de l’AJS va croître très
très vite. Je ne sais plus combien on était de militants de l’OCI en 1968,
mais peu, on était très très peu. Petit à petit, cette espèce de politique de
récupération des militants les plus actifs après 1968, sans doute écœurés par
l’abandon de la grève générale, la trahison, ce qu’on appelait la trahison, [à
- 309 -
un mois ?] des élections. Il semble que dès le 1er février 1970, on se
retrouve au Bourget et là… je te dirai les chiffres officiels – je ne sais pas
combien on était – mais on se retrouve 10 000 jeunes, ou peut-être moins,
enfin bon, ce n’est pas important… avec des images extraordinaires de cars
entiers de jeunes travailleurs, de jeunes enseignants, de jeunes étudiants qui
descendent en rangs, drapeau rouge en tête, et en défilé entrent dans le hall
du Bourget. Cela avait quand même de la gueule, parce que nous qui avions
quand même cette expérience des chromos avec la révolution russe,
drapeau rouge, etc., il y avait une tradition, on tendait la main à quelque
chose qui avait déjà existé. Ma journée elle-même étant quand même un
petit peu un hold-up sur ce que les gens étaient venus chercher, parce qu’on
avait recruté, enfin on avait recruté, on avait amené des gens. Mais nous, on
était un car, deux cars, je ne sais plus combien on était, on était
nombreux… pour participer à des meetings politiques, sur la construction
d’une organisation révolutionnaire de la jeunesse. En même temps, des
chanteurs avaient été annoncés, mais il y a eu tellement d’interventions que
les chanteurs sont rentrés chez eux.
[En effet, chaque militant] devait intervenir, à la tribune, sur l’expérience
qu’il pouvait avoir de la lutte dans son usine ou dans son école, ou dans
ceci ou dans cela. Ça a pris toute la journée, et donc on est repartis. Je me
rappelle qu’il y avait un gosse de 14 ans, [dont les parents étaient
communistes], qui ramenait un poster de Lénine ; on avait tous acheté des
trucs comme ça, donc, c’était quelque chose de très très très fort. Avec le
recul, j’ai deux expériences qui m’ont beaucoup marqué (peut-être trois):
au niveau émotionnel c’est le 1er février 1970. Parce qu’on pense qu’on y
est pour quelque chose et que l’objectif c’est de construire la première
organisation de la jeunesse en France, avant la Jeunesse communiste et
avant la JOC, la Jeunesse ouvrière chrétienne, et on croit qu’on y est
arrivés. Les numéros de Jeune Révolutionnaire qui ont suivis titraient :
« Des lendemains qui ne chantent pas aussi juste que prévu » parce que là il
y a quand même un décalage: ce n’est pas parce que tu emmènes des gens
quelque part, sur un programme qui est un petit peu… que forcément tu vas
recruter.
Le recrutement était surtout de forme, alors ? On n’essayait pas de
travailler les gens sur le fond ? C’était surtout: on fait du chiffre ?
Non, c’était les deux ! Mais des jeunes étaient venus pour voir les
chanteurs, alors évidemment s’il n’y a pas de chanteurs, le lendemain,
quand tu vas les revoir… il y a un petit problème.
Donc l’organisation se faisait un peu des illusions.
Ouais ! Ça a été une des seules fois où j’ai vu une autocritique de l’OCI,
parce que la ligne qui passait dans Jeune Révolutionnaire c’était celle du
parti, comme l’explique Benjamin Stora. Je n’ai jamais été dans les sphères
dirigeantes de l’organisation comme lui, mais en définitive quand tu te
- 310 -
rends compte comment c’était un bureau national. Lambert dirigeait tout.
Donc quelque chose comme Jospin à l’OCI, moi je n’ai jamais su.
Mais [Stora] lui-même dit qu’il n’était pas au courant.
C’était vraiment une ou deux personnes qui savaient ça, même peut-être
qu’une, je ne sais pas, enfin nous on n’expliquait pas. Est-ce que c’était une
organisation démocratique ? Sûrement pas.
Au niveau de cette infiltration, il n’y avait donc aucune discussion ?
C’était quelque chose qui se passait à un niveau totalement supérieur ?
On discutait de la ligne du Bureau national. C’était une discussion très
formelle, parce qu’en définitive on sortait toujours : «Toi t’as pas compris»,
mais on ne remettait jamais en cause la ligne du Bureau national. «Toi tu
l’interprètes comme ça, non c’est comme ça qu’il faut l’interpréter.» Ce
n’était pas une remise en cause au niveau du fond, c’était : «Bon toi tu ne
comprends rien, je… d’ailleurs c’est pour ça que tu n’as pas vendu les 10
numéros que tu avais dits, c’est parce que tu n’as pas compris, donc je
t’explique comment il faut penser cette phrase-là.» C’était vraiment de la
sémantique.
Il n’y avait jamais de critiques de ce que disait le Bureau national ?
Jamais. Jamais.
Il n’y avait pas non plus d’initiatives individuelles, qui pouvaient être
relayées par la suite ?
Si tu veux, si individuellement on réussissait un coup tout de suite, il était
récupéré, ça pouvait arriver. Je me rappelle qu’une fois – j’étais militant
syndical, c’est surtout un passé de militant syndical que j’ai eu, c’est
tellement lié qu’il est difficile de parler des choses de façon séparée –, des
parents occupaient une école, ils commençaient à agresser les instit’ ; il n’y
avait pas d’issue, donc on avait dit qu’on allait négocier, etc., leur apporter
le soutien, mais que…, etc. Quand je suis arrivé, j’étais seul représentant
syndical, il y a eu une opportunité pour que je dise ; «Ecoutez, on ne peut
plus soutenir votre mouvement parce qu’il y a ceci ou cela. Nous on retire
nos billes, on ne peut pas accepter que les parents s’affrontent avec les
enseignants comme ça. » Ce n’était pas la ligne qui avait été définie et sur
le coup je me suis fait [sans doute] engueuler, mais le hasard a voulu que
j’ai eu raison de le faire, donc ça a été récupéré…
La deuxième expérience au niveau affectif que j’aie eue, c’est la
libération de Pliouchtch. La tradition qu’on nous inculquait, quand même,
c’était la révolution d’Octobre – et c’est vrai que le titre de Benjamin Stora
La dernière génération d’Octobre, c’est quelque chose qui me touche,
parce que c’est vraiment ça. Maintenant pour être communiste c’est vrai
que ça devient un peu difficile de dire ça. On avait ça de commun avec
ceux qu’on appelait les stals à l’époque, et nous, cette espèce de décimation
du mouvement de l’avant-garde du parti communiste russe qui s’était
transformée en bureaucratie stalinienne, etc., après la mort de Lénine. On
- 311 -
avait ces deux pendants-là de notre tradition idéologique, alors que toutes
les luttes qui avaient pu avoir lieu avaient abouti à des difficultés monstres:
on avait quand même des copains qui allaient dans les pays de l’Est,
clandestinement… amener les revues, amener les tracts, etc. On avait des
contacts, mais les contacts c’étaient deux-trois personnes, c’était vraiment
très embryonnaire. Et là, la politique du front unique ouvrier montre que –
c’est-à-dire l’unité, hein, Marcher séparément, frapper ensemble,
puisqu’on disait ça comme ça, formule de Lénine – montre son utilité
puisque après avec le Comité des mathématiciens, je ne sais pas vraiment si
c’est nous qui le mettons en place, mais l’appel à tous les syndicats, le fait
que les staliniens sont obligés de dire qu’ils sont pour aussi, cette espèce
d’unité qui se crée à un moment donné, la pression fait que Pliouchtch est
libéré.

C’est la première fois que quelqu’un sort un opposant de l’Union


soviétique. Pour nous c’est quand même extraordinaire. Tu vois, tu as la
construction du parti ouvrier, ça c’est peut-être ce qu’on retrouve avec
Octobre, le 1er février les drapeaux rouges et tout, et la deuxième chose
c’est: oui, se battre contre la bureaucratie stalinienne ça peut aussi
[marcher], avec la politique du front unique ouvrier, oui c’est possible,
puisque Plioutch est là !
Alors la Mutualité, je te dis pas, je connais tous les fauteuils. J’y suis allé
pour d’autres réunions, professionnelles, il y a deux ou trois ans, je suis
vraiment chez moi. Donc Pliouchtch arrive, et cette fois-là, je faisais 53
kilos à l’époque, donc tu vois j’avais rien d’un [malabar], je ne sais pas
pourquoi je me retrouve au service d’ordre au pied de la tribune, puisqu’on
était là. Pliouchtch intervient, et là c’est beaucoup d’émotion, c’est vrai…
indépendamment de ce qu’est devenu Pliouchtch ensuite – je ne sais pas du
tout ce qu’il est devenu. Voilà. Et, après d’autres manifs, puisque ça a été
une époque où j’ai beaucoup marché (rire) où j’ai beaucoup crié aussi.
Au niveau du service d’ordre, justement, comment ça se passait ?
Chacun se proposait au service d’ordre ?
Tout était centralisé. Tout était très centralisé.
Il y avait vraiment une grande réputation du service d’ordre
« lambertiste » à ce moment-là ?
Oui.
Est-ce que c’était vraiment un service d’ordre musclé ?
Je pense, oui. Mais parce que c’était très centralisé. Donc il y avait deux
services d’ordre extrêmement efficaces: le service d’ordre de la CGT,
puisqu’il y avait pas mal de vieux militants du Parti communiste qui en
avaient vu d’autres, et le service d’ordre de l’OCI. Les gens ne se posaient
pas de questions dans le service d’ordre: ils étaient là et quelqu’un disait
« On fait ça », et on faisait ça… De toute façon, dans les services d’ordre, il
- 312 -
ne faut pas trop se poser de questions, sinon c’est un peu… On peut se les
poser avant, mais pas après. Mais je n’ai pas de souvenirs, je n’ai jamais été
associé, sauf ce jour-là, tout s’était très bien passé.
Dans les manifs, il n’y a jamais eu des gens qui ont eu des problèmes
avec le service d’ordre ?
Si, il y en a eu, mais… enfin, il y en a eu… service d’ordre contre service
d’ordre, c’est-à-dire des cas où on ne voulait pas [nous] accepter dans la
manif et on décidait qu’on allait entrer, donc on entrait. T’avais un cordon
[de SO], tu faisais péter le cordon et tout le monde s’enfilait. T’avais les 2
ou 3000, ou 4000 ou 5000 du camp de l’AJS qui rentraient dans le cortège
avec les syndicats… Mais c’était vraiment une époque très difficile, pour
moi, ce que j’ai vécu, avec le service d’ordre de la CGT. Avec la Ligue il y
a peut-être eu des tensions aussi, mais moi sur le terrain je n’en ai jamais
vu. Des fois, on n’était pas très bienvenus à la porte de certaines usines et
on [s’est en effet] plutôt fait bousculer disons (rire).
A l’époque, sur Les Mureaux, il y avait Nord-Aviation, donc l’usine dans
la ville, et Renault-Flins. Nord-Aviation c’était une usine de grande
tradition ouvrière avec une classe ouvrière sans doute plus qualifiée. Et il y
avait Renault-Flins avec je ne sais plus combien, 5000 O.S. [ouvriers
spécialisés], c’était énorme. C’étaient des travailleurs immigrés, donc des
gens qui parfois ne savaient pas lire et qui étaient à la chaîne – maintenant
les robots font ce travail-là. Ils faisaient les 3x8 et, quand tu te pointais sur
l’immense parking de Renault-Flins, une marée humaine sortait [de
l’usine]. Tu donnais des papiers que les gens qui entraient dans les cars
pour rentrer chez eux te prenaient sans même des fois savoir lire. On avait
quand même peut-être quelques réticences.
Renault-Flins, c’était le domaine des maoïstes, c’était là qu’ils étaient, ils
allaient recruter sur des choses qui étaient beaucoup plus au niveau de
l’émotionnel et nous on refusait, il fallait que ce soit beaucoup plus
politique. On avait des copains (…), j’avais un très bon copain qui a été
militant à Flins et qui était à l’OCI avec moi pendant longtemps, mais on
n’a jamais été très très représentatifs sur Flins. On était par contre plus
implantés sur Nord-Aviation. Mais on était surtout implantés sur les
Mureaux dans l’enseignement.
Mais certains commentateurs, à propos du service d’ordre, parlent
de culte de la violence.
Non, ce n’était pas ça, non. Ce n’était pas la culture de la violence…
C’était une période difficile politiquement où il y avait des
affrontements avec des organisations…
Non, peut-être que je me trompe hein, peut-être que ça faisait rigoler,
quand t’as 20 ans, d’aller au carton, mais je crois plutôt qu’on pensait
qu’on avait raison et que, quand le chef avait décidé, on fonçait. On ne se
posait pas de problèmes. J’ai eu deux chances: la première c’est que, quand
- 313 -
tu y penses, j’aurais pu me faire recruter par n’importe quel mouvement.
J’ai eu de la chance que, en France, les organisations trotskystes, quelles
qu’elles soient, n’ont jamais été justement des partisans de l’acte
individuel. Cette espèce de dérive terroriste qu’il y a eu dans certaines
organisations, elle n’a pas existé [à l’OCI]. On pensait que c’était quelque
chose de petit-[bourgeois]. C’était quelque chose d’absolument étranger à
nos traditions, le terrorisme.

Parce que tu crois que tu aurais pu éventuellement y basculer ?


Tu sais, quand tu crois vraiment à ce que tu crois… je me suis souvent
posé la question.
Tout à l’heure, tu parlais de [famille vis-à-vis de ton milieu militant],
est-ce que c’était quelque chose qui était prôné ou c’était parce qu’il y
avait tellement de liens au sein de l’organisation ?
Oui, c’était ça sans doute. Non, je ne crois pas que c’était affiché comme
ça en tout cas. Est-ce que des gens comme Lambert pensaient que
effectivement, le moyen, la plus sûre cohésion c’est que les gens [soient]
tout le temps ensemble ? Peut-être, je ne sais pas. Mais on ne peut pas être
si manichéen tout le temps. On était tout le temps ensemble, c’est vrai.
Vous aviez des discussions qui échappaient au cadre de
l’organisation ?
Pas au niveau politique ! Au niveau politique il y avait une espèce
d’autocensure inconsciente. Après on rigolait, c’est sûr, on avait 20 ans, on
rigolait. Mais avec en même temps cette espèce de pruderie, qui n’existait
pas à la Ligue ; ce n’était pas très très bien vu de sortir avec la copine
militante que tu venais de recruter, parce que ce n’était pas un moyen
d’attirer les jeunes filles, le parti ce n’était pas ça. Donc, on en était pas
vraiment (rire) à la libération sexuelle au niveau de l’OCI: non non. Ça
pouvait arriver, hein, mais il valait mieux ne pas le dire.
C’était toléré mais limité alors ?
Oui.
Au niveau de la formation du GER que tu avais suivie, combien de
temps ça avait duré ?
Oh, je ne sais pas, il devait y avoir 7 ou 8 séances. Je ne sais plus. Y avait
un petit bouquin qui donnait le programme aux gens qui qui étaient les
responsables désignés par l’organisation pour animer les GER: j’en ai
animé des GER. Donc y avait une partie « étude du marxisme », une partie
économique que je faisais mais où je n’ai rien compris d’ailleurs, mais
enfin, j’en étais pas plus con pour ça, et une partie sur la ligne de l’OCI,
l’histoire du trotskysme, l’histoire du mouvement ouvrier, et la ligne de
l’organisation aujourd’hui, voilà, de manière à ce que, au niveau
[conscient] ce qui était expliqué c’était « Tu sais où tu rentres », mais je
crois que l’endoctrinement avait commencé bien avant (rire).
- 314 -
On t’expliquait ce qu’était l’organisation, comment elle
fonctionnait ?
On était organisés de façon très pyramidale, mais on pensait qu’au niveau
du Bureau national… Quand je lis le livre de Benjamin Stora, qui a été plus
près de la direction que moi, je suis quand même étonné par ce qu’il écrit
sur Stéphane Just et Pierre Lambert, par exemple. C’était des endroits où je
pensais que la discussion pouvait s’animer, et où il n’y avait pas hégémonie
d’une personne sur l’ensemble du Bureau national. Mais ça ne s’alignait
pas plus au niveau national qu’ailleurs: c’était toujours le chef qui avait
raison, le chef avait raison au-dessus, le chef avait raison au-dessous, au
Bureau national c’était pareil.
Il n’y avait pas du tout d’élections pour les responsables ?
Si, il y avait des congrès, mais tout était joué d’avance.
Pour les congrès, comment ça se passait ? On élisait des délégués sur
un mandat précis ?
Oui.
…vous saviez l’ordre du jour à l’avance ?
Tu savais [ce qu’il fallait répondre]. On ne te disait pas: «Vote pour
Untel», c’était plus fin, mais t’avais compris…
Un message était transmis ?
Oui, une espèce de message, ce n’était pas une organisation
démocratique.
Et tu as déjà assisté à des congrès, toi alors ?
Oui, j’ai assisté à des congrès.
Mais comment ça se passait alors ?
C’était très formel. Tu lis les numéros de La Vérité de l’époque, tu
[reportais] au niveau des congrès: tout était dit là, tout tournait autour de la
ligne qui avait été donnée, sans doute par Lambert d’ailleurs, à l’époque,
jusqu’au jour où Stéphane Just… mais je ne l’ai pas connu, moi, parce
qu’après je n’y étais plus, je n’étais plus trop d’accord avec tout ça. Mais tu
vois, à y repenser, on a connu Charles Berg, le secrétaire national de l’AJS,
un garçon très brillant. Et du jour au lendemain on apprend qu’il est exclu:
mais qu’est-ce qui s’est passé au niveau de cette affaire ? Je n’en ai jamais
rien su. J’ai voté (comme les autres) l’exclusion de Charles Berg, mais je
ne sais pas ce qu’il a fait (…).
Il y avait eu une espèce de procès.
Pour Charles Berg il y a même eu (après Varga, aussi) à un moment
donné une dizaine ou une vingtaine de militants qui se sont opposés parce
qu’ils étaient plus proches de Berg, et que Berg les a convaincus que lui,
peut-être, il n’y était pour rien (…). Charles Berg n’est jamais venu me voir
en me disant: Je suis innocent, je suis coupable, ou je ne sais pas quoi. Moi
je n’ai entendu qu’un son de cloche, je me suis prononcé…(soupir) de
façon très conformiste.
- 315 -
Parce qu’il n’y avait pas beaucoup de rapports entre militants des
différentes cellules ? […]
Aux Mureaux, à l’époque, il devait y avoir deux ou trois cellules de
l’OCI, je ne sais plus. Oh, on se rencontrait, mais on ne discutait jamais de
ce qui s’était dit dans la réunion de cellule.
C’était donc des milieux un petit peu cloisonnés ?
On ne savait pas qui était le responsable de la cellule d’à côté. C’était un
peu la tendance de gens qui avaient vécu pendant des périodes de
répression dure ; on était cloisonnés, cloisonnés au maximum, on avait des
pseudos, etc. Je m’appelais Moreno, en référence à un militant sud-
américain. Dans ma cellule, il y avait mon ami de l’époque, J. D., qui
s’appelait donc Mitchka, et qui a recruté aussi Benjamin Stora. Ça je ne le
savais pas, je l’ai lu dans son livre, et un militant syndical, G. S., dont le
pseudo était Batti. J. D. est toujours militant de l’OCI… aux dernières
nouvelles. Parmi les gens que j’ai connus, il y a M. H., aujourd’hui militant
de Force Ouvrière – M. H., c’est rigolo, parce qu’il est arrivé après moi, et
il y avait cette espèce d’antériorité qui te donnait un statut. «J’étais là avant
toi.» Ça paraissait injuste que quelqu’un ait beaucoup de responsabilités,
alors qu’il était militant depuis moins longtemps que toi – enfin je l’ai vécu
personnellement comme ça. M. H. je pense qu’il est toujours à l’OCI aussi.
Et B. J., que j’ai croisé récemment, je l’ai retrouvé à l’Association française
des psychologues scolaires.
Il n’y avait jamais de désaccords, dans l’OCI ? Ça n’est jamais
arrivé qu’un militant ne soit pas d’accord avec la ligne officielle ?
Ecoute, si, ça devait arriver, mais je n’en garde pas vraiment des
souvenirs.
Tu as déjà vécu des exclusions ?
Oui, on a eu un bon copain, aussi qui était instit’, qui s’est fait exclure,
qui avait été à l’origine de la création de la tendance FUO (Front unique
ouvrier), pour des choses… Je ne sais pas trop, ce qui s’est passé. On
n’avait pas vraiment les éléments pour juger.
Ça se passait surtout entre le responsable et le militant en question ?
Oui, d’abord. Et après, simplement la décision elle était rationalisée au
niveau de la cellule. On disait: La direction a décidé, parce que ceci, parce
que cela, petit-bourgeois, machin, et nous on disait: Ouais s’il a fait ça,
quand même c’est dégueulasse (…).
Donc il n’y avait pas du tout de tendances au sein de l’organisation ?
Non ! Il n’y en avait pas, non (rire). Non non.
Mais c’était statutaire, ou il y avait des raisons ?
Oh, il y en avait, au niveau des statuts: le parti bolchevik c’était un parti
où le droit de tendance était toléré, mais ça n’a jamais été…
Et dans ta formation, qu’est-ce qu’on t’expliquait à propos des
tendances ?
- 316 -
Pas grand-chose. On ne parlait pas de ces problèmes-là.
Il n’y a jamais eu de modifications, sinon statutaires, de
modifications organisationnelles ?
Quand il y en avait, ce n’était pas quelque chose qui se décidait de la
base au sommet, c’était toujours décidé d’en haut, et en bas on rationalisait
les choses. Mais il y a eu des crises. Au moment du départ de Charles Berg,
des gens ont quitté l’OCI, au moment où Varga est parti aussi, des gens ont
quitté l’OCI, mais on t’expliquait que c’étaient des petits-bourgeois, des je
ne sais pas quoi, il y avait des anathèmes comme ça. C’était
l’excommunication, c’était un peu ça le système: tu discutais pas beaucoup.
C’était très très centralisé.
Tu étais entraîné dans une spirale d’action qui ne pouvait pas [être
utilisée pour prendre] le temps de réfléchir ?
Oui, oui, tout à fait. Résultat : au bout de quelques années ça fatigue. Ça
fatigue, surtout quand t’es marié, ça fatigue aussi ta femme ; ça peut créer
des problèmes importants au niveau personnel. A un moment donné, je ne
sais plus en quelle année, je quitte l’OCI. Je me rappelle très bien ce qui
s’est dit, c’est J. D. qui a… plaidé contre moi. En même temps les
arguments que je donne maintenant ne me paraissent pas idiots parce que,
si je ne suis plus à l’OCI aujourd’hui, cet argument je peux le reprendre.
Par exemple, pendant des années, même si on disait « les forces
productives se transforment en forces destructives », on attendait quand
même la révolution, on pensait que, comme il y avait eu 1905 et 1917, il
allait y avoir 1968 et dans les années qui viennent, on était tous dans
l’attente de ce qui allait se passer. Enfin tous, je ne sais pas, là je ne parle
jamais que de moi.
En tout cas, j’étais vraiment dans la conviction qu’il y allait y avoir un
moment révolutionnaire important. Il ne serait sans doute pas majoritaire,
parce qu’on ne se faisait pas d’illusions : on n’allait pas avoir plus de
militants que le PC. Mais on pensait que nous pourrions être un mouvement
de révolutionnaires professionnels qui pourraient prendre la tête de la
vague. Certes, il y avait le reflux, mais il y allait de nouveau y avoir une
autre vague. A ce moment-là il fallait que le parti soit prêt. Ce coup-là, ça
allait être le bon. Comme il y avait eu 1905 et 1917, il y avait eu 1968 et il
allait y avoir quelque chose après. Alors quand tu attends trop longtemps,
au bout d’un moment ça fatigue d’attendre et tu te dis que peut-être tu t’es
trompé, et puis le doute s’installe…
Parce que c’était quelque chose qu’on te répétait sans arrêt : dans le
journal, dans la revue… ?
Non, ce n’était pas dit comme ça ! Mais l’imminence de la révolution,
c’était quand même le Programme de transition… Avec le recul, on
t’expliquait que, si Trotsky à l’époque affirmait que les forces productives
avaient cessé de croître, ça ne voulait pas dire que la bourgeoisie ne faisait
- 317 -
plus de profits (…). Par contre, les crédits d’armement étaient de plus en
plus importants, et ça fonctionnait un peu comme aujourd’hui avec le
déficit budgétaire américain : c’était une espèce de dumping qui faisait que
ces forces-là étaient transformées en forces destructives, et évidemment, au
moment de la guerre froide, ce qu’on attendait c’était qu’il allait y avoir
une troisième guerre mondiale. Parce que ces crédits d’armement il fallait
bien les utiliser à un moment donné. C’était un peu ça. Et même si on n’a
jamais eu un discours très très clair sur l’écologie, on voyait bien que, à
partir de ces années-là, l’industrialisation faisait aussi des dégâts au niveau
de l’environnement. Quand même c’était bien la période de l’imminence de
la révolution. (…) Et puis un jour, je me suis persuadé que, non : qu’il y a
des luttes à mener, sans doute, mais que ce n’était pas l’imminence de la
révolution, et que la bourgeoisie avait encore de beaux jours devant elle.
A part ce constat sur la non-imminence de la révolution, tu n’avais
pas de différends politiques ? Quand tu as commencé à rompre, tu ne
t’es pas posé de questions au niveau du programme ?
Tu liras ma lettre de démission. Je pense surtout que j’étais très fatigué
(rire). Maintenant avec le recul je pense que j’en avais un peu marre. J’ai
eu aussi beaucoup de chance : malgré le fait que je menais une vie
d’agitateur professionnel, je venais quand même tous les ans dans ma
famille, j’étais marié…
Tu t’es marié tôt ?
Oui. Je me suis marié l’année après que je suis arrivé à Paris. A l’époque
on se mariait plus jeune qu’aujourd’hui. Donc il y avait ma femme, il y
avait quand même mon boulot, il y avait l’Aveyron… J’étais peut-être à 90
% là-dedans, mais j’avais quand même des racines ailleurs. De fait, je
pouvais partir : je n’étais pas désespéré. Il y a des gens qui sont partis, mais
qui ont dû vraiment très mal vivre les choses. Quand tu n’étais plus à
l’OCI, tu n’avais plus aucun contact avec les gens de l’OCI. Ils te
tournaient le dos, mais aussi tu n’étais plus dans le même univers. Ils
étaient dans leur bulle, dans leur système de voir le monde, entre eux. Peut-
être comme les politiques en général. Evidemment, toi tu n’avais plus ta
place là-dedans si tu y n’étais pas. Sinon, j’ai gardé de bons contacts. Il y a
des gens qui sont revenus me voir en Aveyron. Il y a des gens que j’aurais
plaisir à revoir. Mais pas des gens comme J.D., parce que eux sont restés à
l’OCI : je n’ai rien à lui dire. Peut-être que lui non plus d’ailleurs. Je ne sais
pas (rire).
Il y avait des exigences, au niveau du conjoint ?
Tu donnais normalement 10 % de ton salaire, et quand tu [mets] l’argent
au niveau du couple, ta femme, quelque part (rire)… Elle se rappelle les
meetings à la Mutualité où je l’amenais, et où à l’époque on fumait
beaucoup. Tu arrivais tout juste à voir les gens à la tribune. Et puis tous ces

- 318 -
gens qui étaient des tribuns, que l’on ne retrouve pas aujourd’hui dans le
personnel politique.
Des tribuns ouvriers ?
Oui, Gérard Bloch, Stéphane Just et Pierre Lambert ! Et les Cercles
d’études marxistes qui avaient lieu à la Mutualité. Je ne sais plus si c’était
une fois par mois. C’est là que j’ai appris à prendre la parole. Maintenant,
quand je veux prendre la parole, je te prie de croire que personne ne m’en
empêche, c’est sûr ! Quel que soit le type de réunion où je suis. Il y a quand
même des acquis… Je suis donc un peu comme Benjamin Stora : je ne suis
pas amer sur ce que j’ai fait. Je pense juste que ça a été un peu long (rire).
L’expérience a été un peu longue…

Tu es parti en quelle année, toi, exactement ?


J’ai d’abord quitté l’OCI, et puis j’ai continué à vivre avec eux en tant
que militant du SNI, de la tendance : j’ai fait les congrès du SNI et je me
suis même présenté au bureau national du SNI à l’époque. J’étais conseiller
syndical dans les Yvelines avec eux, donc je n’avais pas tout à fait
rompu… mais je n’étais plus au niveau de cet activisme politique.

Quelles ont été tes relations avec eux alors ?


Elles se situaient strictement au niveau syndical. Mais je savais que là,
par contre, je n’avais plus d’avenir. J’étais considéré comme quelque chose
d’un peu annexe, quoi. […] Ici, dans l’Aveyron, évidemment, il n’y avait
pas de mouvement trotskyste, ni de groupe de l’OCI. Donc on m’avait dit :
« Si tu pars dans l’Aveyron, évidemment c’est rompre avec le parti.» Je
crois que ça a été pour moi un moyen de leur prouver que non, et aussi sans
doute de me le prouver à moi. De fait, quand j’arrive dans l’Aveyron, la
première chose que je fais c’est que je reprends contact avec les militants
de l’OCI. D’abord, on avait passé un an dans le Cantal : [on est allés vivre
un peu] dans un petit patelin. Et puis il y a eu les élections législatives de je
ne sais plus quelle année (1976, 1977), alors on a créé un comité « Pour
l’Unité » dans un village, un peu plus loin que Montbazens, avec un facteur
du PS. Quand je lis Informations Ouvrières de cette époque-là, c’est
quelque chose qui est en pointe par rapport aux campagnes. Alors j’envoie
un article, à l’époque, à M. L., et mon article ne paraît pas dans le journal !
Je me rends compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas, parce que je suis
persuadé que ce qu’on est en train de faire est bien : on est allés voir le
député, etc. Ce qui importait, je pense, c’est ce qui se faisait sur le terrain
dans la région parisienne, ou ailleurs, dans les grands centres où il y avait
l’OCI. Puisque là, ce n’étaient pas les militants de l’OCI. Moi-même, je
n’étais pas à l’OCI. L’article ne paraît pas dans le journal parce que je ne
suis pas à l’OCI. Alors j’écris à L. [qui m’envoie] une lettre où il s’excuse,
etc.
- 319 -
Parce que tu as quitté l’OCI avant de partir dans le Cantal ?
Voilà. J’arrive dans le Cantal en me disant : ils m’ont dit que je rompais
avec la lutte des classes, je vais leur prouver que non. Mais ils n’avaient pas
tout à fait tort… L’année d’après, je suis nommé à Villefranche, où je vais
rester longtemps. Là on déclenche une bagarre sur le fait que les éducateurs
à l’internat sont obligés de payer leurs tickets repas, enfin un truc tout à fait
corporatiste. Puis je reprends contact avec les militants de l’OCI au niveau
de Toulouse. Je retrouve la fille de Gérard Bloch, qui était militante
trotskyste avec son mari. […] Je redeviens militant de l’OCI, et ce sur les
bases du combat que j’ai mené à l’[EREAP], on organise une espèce
d’assemblée générale (…). Il s’agit de s’adresser aux syndicats pour qu’ils
s’expriment. Puis quand on monte à Paris, ça ne se bricole pas trop bien.
On redescend, et le mouvement en reste là. (…) Ça a été mon dernier
combat politique avec l’OCI parce qu’après je ne me souviens vraiment pas
de la manière dont j’ai quitté l’OCI à Toulouse.
Je sais qu’on faisait des camps d’été, aussi : des camps de formation
d’été. C’est d’ailleurs là que j’ai entendu, je pense, Michel Sérac faire un
exposé sur le matérialisme dialectique auquel j’ai beaucoup pensé par la
suite. Or, à Toulouse ce n’était pas du tout ça : les camps d’été étaient en
lien avec les militants d’Amérique latine, parce que Toulouse a toujours été
une ville très hispanisante. Ils venaient nous raconter. Il y avait des
Brésiliens, etc. C’était un camp très très chouette parce que c’était quand
même pour cette ouverture-là sur l’internationalisme qu’on était à l’OCI.
Alors là tu as rompu progressivement : tu n’as pas remis une
nouvelle lettre de démission pour expliquer pourquoi tu le faisais ?
Non. Je ne sais vraiment pas comment ça s’est fait.
Et au niveau du recrutement, comment ça se passait ? Il y avait une
stratégie de recrutement précise ?
Oui, on discutait au niveau des cellules, on disait : « On va proposer à
telle personne de rentrer en GER, qu’est-ce que vous en pensez ? »…
Il n’y avait pas de public favori ?
Il fallait que les mecs ne soient pas trop branleurs et qu’ils soient
vraiment persuadés d’être des militants.
Il n’y avait pas de couche sociale privilégiée ?
Non. Sans doute la classe ouvrière, mais on a quand même été une
organisation de fonctionnaires, pendant longtemps. Mais il y avait aussi la
classe ouvrière : on a toujours privilégié la classe ouvrière un peu… A
l’époque, tu avais les ouvriers qualifiés et puis les OS, les ouvriers
spécialisés. Les militants de l’OCI étaient surtout des gens qui avaient une
espèce de culture ouvrière. A Renault-Flins, tu avais des immigrés : il y
avait beaucoup de Maghrébins, tu avais déjà des Africains, et des Bretons,
des gens qui avaient quitté la ferme parce qu’ils ne pouvaient pas vivre et
allaient travailler chez Renault. Ils gagnaient bien leur vie, d’ailleurs, à
- 320 -
l’époque – plus que moi en étant dans l’enseignement. Mais il n’y avait pas
vraiment de tradition ouvrière, sauf le coup de poing, quand ça allait trop
mal, contre le petit chef, des trucs comme ça. Ça c’était plus les maoïstes
que nous … Non, nous c’était la construction du parti, l’organisation,
c’était ça le maître mot. Après, je te passe toutes les luttes au niveau
syndical parce que mon passé c’est surtout ça. Je t’ai parlé du parti, là, mais
moi j’ai toujours été un militant syndical : les congrès du SNI, les congrès
départementaux du SNI, les congrès nationaux avec le moment de discuter
les motions, comment contourner, etc., enfin toutes les stratégies (rires)
qu’il pouvait y avoir pour faire voter ce que tu voulais faire voter.
Il y avait des réunions de fraction ?
On avait des réunions de tendance !
C’était donc dans le cadre de l’Ecole émancipée ?
Non, c’était le Front unique ouvrier, puisque je t’ai dit qu’après 1968 il y
a eu une cassure entre les militants de la Ligue et nous.
Mais seuls les militants de l’OCI étaient au FUO ?
Non, il y avait des militants de l’AJS, des militants proches, des instits :
ça dépassait largement le cadre de l’OCI. Mais la ligne était quand même
donnée par l’OCI.
Mais tu n’avais pas de réunions internes à l’OCI, pas de réunions de
fraction…
… Je ne me rappelle pas trop tout ça. Mais on avait des réunions de
tendance, ça c’est sûr. Il y avait pas mal de monde parce qu’on devait être,
je ne sais pas, 320-350 instits sur Les Mureaux, et on avait à peu près la
moitié des voix. On faisait 150 voix, ou 120 voix, je ne sais plus combien.
On avait un impact, et ça aussi ça te donnait l’envie de continuer parce que
tu sentais qu’il y avait une progression. Je crois que je suis parti quand il le
fallait. C’est-à-dire avant 1981, avant l’élection de Mitterrand. Qu’est
devenue l’OCI aujourd’hui ? Je n’en sais rien du tout et ça ne me concerne
plus.
Une fois que tu as rompu, tu ne t’es plus jamais intéressé à ce qu’elle
faisait ?
Il y a eu un jeune qui était un copain de Luc qui m’a vendu un
Informations Ouvrières : ça m’intéressait de savoir… Mais c’était après la
rupture entre Just et Lambert. Je ne me suis pas non plus trop intéressé au
fond de ce problème-là. Par contre, on a quand même gardé les cultures
politiques. Je crois que les gens qui ont vécu ce que j’ai vécu, on ne leur
fait pas avaler n’importe quoi. Ça, c’est sûr, par contre ! Et je reste
profondément anti-impérialiste. Ce qui s’est passé au moment de la guerre
en Irak, il y a vraiment eu des choses que j’ai ressenties, comme quand
j’avais 17 ou 18 ans au moment de la guerre du Viêt-Nam. Ça a été pour
moi la même chose : le fait qu’un pays comme les Etats-Unis impose sa loi
au niveau du monde sur un Etat souverain avec des prétextes humanitaires,
- 321 -
alors qu’on sait très bien qu’ils peuvent faire et défaire les gouvernements
en Amérique latine… Non : aller faire la guerre en Irak, c’est des choses
pour lesquelles je suis profondément scandalisé. Aux prochaines élections,
ça ne m’est peut-être pas tout à fait égal de savoir si ça va être Lang,
Chirac, Sarkozy ou je ne sais pas qui, mais par contre j’aimerais bien que
Bush perde les élections : ça oui ! Ça m’intéresse plus que ce qui peut se
passer en France. Ceci dit, je ne suis pas anti-américain : j’ai rencontré de
très bons amis aux Etats-Unis… ça n’a rien à voir… Je suis vraiment
foncièrement anti-impérialiste !
Et, mis à part le travail syndical, tu as arrêté de militer dans une
organisation, après avoir quitté l’OCI ?
Oui. (…) Par contre, je ne crois pas que ce soit gratuit tout ça. J’ai une
culture associative. On s’aperçoit que les gens qui ont eu souvent un long
parcours comme moi seront toujours dans des assoc’, avec des
responsabilités un peu là, ou ailleurs.

J’avais l’impression que c’était plus les militants de la Ligue qui se


retrouvaient dans ce genre de cadres ?
Je ne sais pas, je n’ai pas fait de statistiques… Vraiment, ce que je te dis,
c’est des choses que je ressens.
Ça t’est déjà arrivé de rencontrer des anciens de l’OCI ?
B. J. ! (Rire) Oui, c’est le seul, parce que je ne les cherchais pas … Cela
ne me dérangerait pas de boire un coup avec quelqu’un que j’ai connu,
mais qu’est-ce qu’on aurait à se dire ? L’expérience qu’on a eue était
fondée sur l’adhésion à une idéologie. (…) Après, on peut évoquer des
souvenirs de jeunesse, mais c’est un peu limité.
Et aujourd’hui, si tu repenses à ton expérience, qu’est-ce que tu en
tires ? Tu restes plus sur des acquis positifs ?
Oui, sans doute.
Est-ce que tu as un peu la même analyse que Benjamin Stora, c’est-à-
dire que c’est une question de génération, finalement ?
Oui… C’est ce que je te disais : on ne s’habillait pas comme nos parents,
on n’écoutait pas la même musique qu’eux. C’est normal qu’à un moment
donné il y ait eu une espèce de cassure trans-générationnelle. J’ai trouvé ça
très fort, et je ne l’ai pas ressenti avec mes enfants. Bon, on écoute du rock,
ils n’écoutent pas tout à fait la même musique que moi, mais je peux aimer
aussi… Tandis que mes parents ils écoutaient Luis Mariano. Tu me voyais,
à 18 ans, écouter Luis Mariano ?! L’accordéon ! C’était des conneries
(rire), tu vois : ça fait rire ! Aujourd’hui, on écoute du rock, qu’on ait 50
ans ou qu’on en ait 20 ou 30… Quand on parle du fossé entre générations il
y a en effet eu quelque chose qui était fort. Mais je crois que ce n’était pas
seulement dans les mentalités : il y avait aussi un niveau économique, le
fait que les années 50 c’est l’achèvement d’une société fondée sur des
- 322 -
traditions très agricoles. La génération de mon père, tu te rends compte, a
même vu des choses qui dataient du Moyen Age : labourer avec les bœufs,
puis passer aux premières moissonneuses-batteuses, à la télévision, à
l’informatique. Au niveau de la technologie, il faut voir la différence qu’il
peut y avoir entre les mentalités de l’époque où on laboure encore avec des
bœufs et puis celles d’aujourd’hui… Est-ce qu’il y aura encore des
générations avec autant de différences ? Je n’en suis pas sûr. Parce que
maintenant, on invente des choses : il va y avoir le génie génétique, on ira
peut-être un jour pisser sur Mars (…). Dans les années 60, il y a quelque
chose qui monte et qui s’effondre en 1968, pour laisser des sédiments au
niveau des années 70, qui sont le début de la post-modernité (…). Avec
tout le temps des moments de balancier au niveau des mœurs, puisque
aujourd’hui nous repartons vraiment (rire) au niveau des années 60. Le plus
pernicieux, c’est quand même la télévision : il y a toujours la même chose
sur toutes les chaînes. On fait semblant de te faire croire que ces chaînes
ont un discours qui est tout à fait libre, alors qu’à l’époque tu savais que les
discours étaient assez policés, et qu’il y avait la censure. Aujourd’hui, on
peut parler de n’importe quoi, de cul, de grossièretés, mais les chaînes sont
toujours les mêmes… Il y a de plus en plus d’information mais elle est de
moins en moins explicitée.

Et au niveau de l’organisation de l’OCI, tu as eu l’impression qu’il y


a eu une évolution ? Est-ce que ça a aussi toujours été le même
discours ?
Non, il n’y a pas eu d’évolution. A un moment donné il y avait plus de
militants et ça a peut-être posé un problème aux dirigeants dans la mesure
où entre vivre à quinze dans une organisation et vivre à plusieurs milliers, il
y a quand même une différence. Non, l’OCI ça n’a jamais été une
organisation démocratique. C’est clair.
Au niveau des méthodes d’action dans d’autres cadres, est-ce qu’il y
avait un encouragement dans ce sens ? On ne s’intéressait pas encore à
des associations comme la Libre Pensée par exemple ?
A la Libre Pensée en tant qu’association ? Si, on avait des contacts dans
les Yvelines avec eux.
Mais on ne vous a jamais demandé d’aller y militer ?
Non. Ce n’était pas comme ça que ça se faisait. Quand un mec était au
PS, peut-être qu’on lui demandait de rester au PS… c’est un peu ce qui
s’est passé avec Jospin sans doute. Ça n’a pas été une époque où l’on a fait
de l’entrisme. Nous on construisait le parti : on pensait que c’était possible
de construire le parti. L’entrisme, c’était plutôt l’époque de Marceau Pivert.
Mais là, on pensait qu’on était assez forts après 1968 pour vraiment
construire un parti indépendant. Il y avait des contacts à FO, au PS, en
particulier. Mais nous on en savait rien !
- 323 -
Au niveau de la famille : comment était-elle perçue par l’OCI ? Ça
ne posait pas de problèmes ?
Si ! (rire) Si si ! On pensait que c’était un boulet. C’était souvent dit. La
vie normale était considérée comme une vie petite-bourgeoise. T’acheter un
fauteuil ou quelque chose de ce genre, c’était très culpabilisé.

Mais on te culpabilisait publiquement, en réunion ?


Non ! Entre copains, comme ça, quand tu buvais un coup. Mais est-ce
que c’était aussi général, est-ce que c’était partout ? je ne sais pas. Bien sûr,
je n’ai pas connu tout le monde ! Ce n’est que mon vécu.
Vous étiez quand même un petit groupe d’environ une quinzaine de
personnes ?
Oui…
Et au niveau de la référence au passé… Est-ce qu’elle prenait de la
place dans la vie de l’organisation ? Dans son fonctionnement, est-ce
qu’on faisait par exemple souvent référence au parti bolchévique ?
Toujours !
C’était systématique ?
Oui.
Donc ça venait comme un élément un peu légitimant…
Oui.
…qui expliquait ce qui se passait aujourd’hui…
Oui, tout à fait. Quand tu discutais avec quelqu’un, tu commençais par
revenir sur la tradition. Tu disais : « Oui, mais en mille neuf cent… c’est
comme en mille neuf cent… »
Et on ne disait jamais que ça pouvait être des périodes différentes ?
Les événements étaient toujours vécus comme similaires ?
Si, on pouvait le dire, mais en définitive non… On était les héritiers
d’Octobre ! Malgré l’assassinat de Trotsky en 1940, quelque chose n’avait
pas été rompu. Nous, on était la dernière génération. On pensait d’ailleurs
qu’on n’était pas la dernière… Mais on était les héritiers : les héritiers ! Les
héritiers d’Octobre, voilà : vraiment ! C’était ça qui était très très fort.
L’expérience d’aujourd’hui se fondait sur l’expérience du passé. On
expliquait toujours ce qu’on faisait en fonction de ce qui avait été fait. […].
Ce qui ne veut rien dire, parce qu’avec le passé tu peux tout expliquer : tu
peux expliquer le noir, le blanc …
Au niveau de la formation qu’on t’inculquait au sein de
l’organisation : est-ce que tu avais l’impression que tous les militants
issus de l’organisation avaient un comportement similaire ?
Bien sûr. Mais ça c’est propre à tous les partis politiques. Regarde les
gens intervenir dans un parti ; après Mitterrand, tout le monde parlait avec
l’accent de Mitterrand. Regarde même les intonations : quand tu vois B. J.
intervenir au niveau du bureau national du CA de l’ANPS [Association
- 324 -
nationale des podologues du sport ?], tu t’aperçois qu’on a gardé (rires) des
gestuelles, des choses comme ça qui sont vachement datées. Il faut faire
attention parce que ça ne veut plus rien dire aujourd’hui. Mais de temps en
temps, ça t’échappe. Même au niveau de la prise de parole. C’étaient des
gens qui savaient parler. C’étaient les derniers tribuns ! C’est pas François
Hollande aujourd’hui qui va soulever les foules quand même (rires), ni
Jack Lang, même s’il pense qu’il est le roi de la formule. C’était la tradition
des gens comme Jaurès, des gens qui savaient te prendre aux tripes ! Et ça,
ça s’est un peu perdu … Enfin, je ne sais pas : peut-être qu’à l’OCI ça
existe toujours aujourd’hui. […] Mais Le Pen, c’est un tribun. Populiste,
certes, mais ce n’est justement pas le bon contre-exemple : c’est quelqu’un
qui sait trouver des idées simples, certes, mais qui sait leur donner de la
valeur émotionnelle quand il parle. Mais après, tu peux me dire des noms,
je ne vois personne : ni à droite ni à gauche… Si, peut-être qu’il y aurait le
copain de Claude, mais lui aussi il a été trotskyste, c’est évident. Quand tu
le vois à la tribune, Mélenchon, tu n’as pas besoin de savoir où il est passé !
Je te le dis … On a tellement vu ça qu’on le reconnaît tout de suite. Et moi,
aujourd’hui, qui fréquente quand même pas mal d’universitaires, et même
si ça n’a plus rien à voir avec la politique, étant donné que c’est quand
même toujours dans le maniement du langage, sur la manière de faire
passer une conviction, une information, eh bien tu es très critique. Les gens
qui m’étonnent, il y en a quelques-uns – heureusement – mais il n’y en a
pas beaucoup ! Au niveau de la prise de parole. Au niveau personnel, c’est
sans doute ce qui a été le plus important pour moi. J’ai une vraie culture
politique et j’ai aussi eu une vraie culture tout court… Quand je suis sorti
du lycée, j’avais 19 ans et je ne savais pas grand-chose. Et dans le contact
avec des vieux militants ouvriers, qui avaient vécu des choses dures, il y
avait des mecs qui avaient fait de la prison au moment de la guerre
d’Algérie et tout c’est pas n’importe quoi ! Et des gens qui avaient été
résistants : il ne faut pas l’oublier ça aussi ! Et des universitaires, des gens
qui étaient brillants. Quand tu as 19 ans, c’est une école extraordinaire au
niveau de la vie. Alors ça, je ne peux pas dire le contraire : je l’ai vécu et je
suis content de l’avoir vécu. C’est pas mal comme conclusion ! (rire)

- 325 -
Entretien
avec Vera Daniels
Lyon, domicile, vendredi 27 février 2004.

Pour commencer, j’aurais voulu vous poser des questions sur votre
environnement familial: de quel milieu politique et social vous êtes issue.
[…] A l’époque de mon engagement, mon père était représentant, et
ma mère laborantine. Mais leur engagement politique était particulier,
issu d’une histoire spécifique: mes parents sont partis en Israël entre
1947 et 1950, l’un partant de France, l’autre de Hongrie, mais tous les
deux par le biais de l’organisation juive engagée qui s’appelait
Hachomer Hatzaïr. C’était un parti de gauche. Ils ont participé à la
fondation de l’Etat d’Israël, puis ont participé à la création d’un petit
kibboutz, situé dans le sud d’Israël, dans une région très proche de la
bande de Gaza. Tous dans le kibboutz sont passés par l’Hachomer, ce
qui fait qu’ils étaient très engagés politiquement. Je vous passe les
détails, mais à un certain moment, en 1953, il y a eu une affaire en
Russie qui s’est appelée «l’affaire des blouses blanches»: des médecins
juifs ont été jugés et condamnés par le gouvernement russe de
l’époque. C’était tout à la fin de l’ère stalinienne. Cette affaire a remué
à l’époque beaucoup de communistes dans le monde: à savoir si ces
médecins étaient jugés parce qu’ils étaient juifs ou parce qu’ils étaient
de «mauvais communistes» (comme il y en a eu beaucoup à cette
époque-là). Tous les kibboutz ont été très partagés sur cette question,
mais dans ce kibboutz-là, ça a été encore plus radical qu’ailleurs:
comme s’il n’était pas possible d’y avoir plusieurs positions
contradictoires. Toutes les personnes du kibboutz ont donc voté. Ceux
qui étaient en minorité ont été obligés de partir du kibboutz, comme
ça, du jour au lendemain ou presque. Ce sont ceux qui pensaient que
ces médecins avaient été jugés parce qu’ils étaient de mauvais
communistes qui sont partis, les plus «staliniens», va-t-on dire, selon
l’appellation consacrée de l’époque. Mes parents faisaient partie de ce
lot-là, ils sont donc partis de leur kibboutz, sur des dissensions
politiques graves et ont donc dû tout recommencer, avec moi qui étais
tout juste en route, et une déception très profonde, fondamentale, qui a
marqué leur vie ensuite. L’histoire a montré, bien sûr, après, que ce
n’était pas parce qu’ils étaient de mauvais communistes, mais bien
parce qu’ils étaient juifs. En tout cas ceux qui étaient dans la minorité
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étaient environ 35-40, ils sont donc partis du kibboutz, et ça les a tous
beaucoup brassés sur leurs engagements. Après, certains sont restés en
Israël, d’autres sont repartis dans les pays d’où ils venaient, ou
d’autres pays encore, là où ils pensaient pouvoir être accueillis et
reconstruire une nouvelle vie, après cette déception majeure. Mes
parents sont venus en France (parce que mon père y avait une partie
de sa famille), et ils ont essayé de rentrer dans le Parti communiste
français. Mais ce dernier n’a pas voulu d’eux, parce qu’ils étaient
«suspects» en quelque sorte (ce sont mes parents qui ont ressenti cela),
venant du Parti communiste israélien. Ce qui fait qu’après, dans leurs
engagements, ils ont toujours été de gauche et mon père l’est encore – il
est encore vivant… mais avec, on peut le comprendre, une position
assez particulière par rapport à toute la gauche française: une certaine
proximité, mais également une difficulté d’engagement. Puis, avec
l’évolution des événements qui se passent en Israël, je pense que ceux
qui sont revenus en Europe n’ont pas les mêmes positions que ceux qui
sont restés là-bas. Pour dire que la politique a une grande place dans
ma famille, ça se discute encore aujourd’hui. C’était ça votre
question ?
Oui, parfaitement. Est-ce que ce précédent-là a eu une influence sur votre
évolution politique ?
Je ne sais pas. Je me suis toujours posé la question: il est sûr que,
dans la bibliothèque de mon père, il y avait les bouquins de Lénine, les
bouquins de Staline, c’est des choses qui n’étaient pas une découverte
complète. Ils ne discutaient pas toujours politique, mais ils avaient «des
positions», des idées, des engagements et je pense que cela a compté,
dans ma construction identitaire, une façon d’envisager le monde, sans
doute, le désir de donner un monde meilleur, puisque, bien sûr, c’est ça
qui est à l’origine de mes engagements.
A quel âge avez-vous commencé à vous éveiller à la politique, et à vous
engager, plus particulièrement ?
Eh bien, cela s’est fait en deux temps, quoique assez rapprochés. Le
tout début de ma conscience politique s’est forgé en terminale. J’ai eu
une prof de philo formidable. C’était quelqu’un de très engagé, pas
obligatoirement dans le cadre d’un parti, mais elle faisait en sorte de
pousser ces jeunes qu’elle avait en formation à ouvrir les yeux sur le
monde qui les entourait… Certes, cela se passait en 1971… dans une
période où l’environnement aidait aussi à cela. Elle nous a ouverts à
tout, on passait les cours à discuter de façon large sur tout un ensemble
de thématiques. Ce qui m’a le plus marqué et qui a eu des incidences
sur la suite, c’est tout ce qui tournait autour de la psychanalyse et de la
politique. Enfin, c’était quelqu’un d’extraordinaire. Et après, deux ans
plus tard (j’ai redoublé mon bac), je suis entrée en fac et ça a été assez
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rapide. Je peux dire que deux mois après mon arrivée en fac, j’ai été
contactée. Il faut dire qu’il y a eu des grèves, des mouvements, et c’est
là que j’ai rencontré des militants de l’AJS, l’Alliance des jeunes pour
le socialisme. L’UNEF, c’est venu un peu après, mais mon entrée dans
le militantisme s’est fait par l’AJS, l’organisation de jeunesse.
C’était en 1968 ?
Non, c’était en 1972. J’ai commencé par entrer en fac de droit, et là il
y a eu des grèves assez importantes, qui n’ont pas arrêté d’ailleurs de
se succéder. Si je me souviens bien, car j’ai un peu tendance à
mélanger, il y a eu des raisons politiques aux grèves et des raisons
syndicales: les tentatives d’imposer des numerus clausus à l’entrée des
universités (on a gagné ces années–là, mais cela a été imposé après),
contre la loi Debré, les lois de Saulnier-Saïté, et d’autres choses comme
ça. Mais cette toute première année, très vite, presque malgré moi, j’ai
été élue au comité de grève de mon amphi de droit. Nous étions trois
amphis en droit en première année (nous étions très nombreux) – et
c’était une époque où les mouvements d’extrême droite étaient très
importants en droit. Donc quand je vous dis que nous avons réussi à
faire voter la grève, ce n’était pas rien. C’était même la première fois,
paraît-il, que les amphis de droit étaient en grève depuis vingt ans.
Parce qu’il y avait des organisations d’extrême droite comme le SAC
(Service d’Action civique), l’UNI, le GUD, qui tentaient de s’y opposer
et au tout début du mouvement, elles n’y sont pas arrivées. Donc ce
n’était pas rien.

C’était sur Paris ?


Non, c’était sur Lyon. Je n’ai pas bougé. […] C’était à Lyon II.
C’était avant la scission Lyon2/Lyon 3, qui a partagé la fac entre fac de
gauche (Lyon 2) et fac de droite (Lyon 3) (rires). En droit, nous étions à
côté (physiquement) de la fac de sciences éco qui, c’est bien connu, était
de gauche. Nous avions fait des amphis de grève communs, mais pour
bien montrer que ce n’était pas les étudiants de sciences éco qui nous
avaient poussé à la grève, nous avons organisé en droit des élections
amphi par amphi pour décider si on allait se mettre en grève. C’est
ainsi qu’il y a eu un comité de grève par amphi, et après un comité de
grève commun. Et c’est dans ce cadre-là que j’ai rencontré les
militants qui m’ont embarquée dans leur organisation ensuite. Oui, on
peut dire que je me suis en fait engagée très vite.
C’est donc eux qui sont venus vous parler à la suite des actions que vous
aviez pu mener ?
Non. Dans mon amphi, il y avait une fille qui appartenait, je pense, à
l’AJS, puisque c’était surtout l’AJS qui, à l’époque, était très active
chez les jeunes. C’était une fille avec qui on avait partagé des moments
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un peu particuliers pendant cette grève, avec toujours cette menace
d’avoir des interventions musclées du SAC et du GUD. Donc ça s’est
fait assez naturellement pour qu’elle m’embarque dans une réunion.
Ils se présentaient comme trotskystes, à cette époque-là ?
Ah non ! L’AJS se présentait comme une organisation de jeunesse,
avant tout. Pour moi, le trotskysme, je ne connaissais pas. Il y avait
l’engagement dans l’AJS, pour les grandes idées de changement et
d’avenir meilleur. L’OCI, l’organisation politique dans toute sa
splendeur, c’est venu bien après.
Et comment avez-vous vécu cette rencontre ? L’investissement dans
l’organisation s’est fait tout de suite: on vous a invitée à une réunion et
après… ?
Eh bien, c’est difficile de me souvenir. Oui, j’ai dû participer à une
réunion, si je me souviens bien. Après, comme c’était en pleine action,
ils présentaient des revendications avec lesquelles j’étais relativement
d’accord. On m’a donné des tracts à lire et un peu de documentation.
Mais je n’ai pas intégré l’OCI, j’ai un peu «traînassé» avant de
rentrer. Parce qu’après j’ai été contactée par un autre mec qui traînait
sur le campus, qui était lui en sciences. A l’époque, les premières
années de sciences éco et droit étaient sur le même campus. Il y avait
sans doute des cellules sur l’ensemble du campus. Puis, j’ai participé à
quelques réunions de l’AJS. Je pense qu’on a dû parler assez vite du
syndicat étudiant, puisque le parcours ça a été l’AJS, puis
l’investissement dans l’UNEF, puis, au bout de quelque temps, la
proposition de participer (éventuellement) à cette espèce de groupe qui
paraissait très lointain, plutôt secret, et pas du tout concret de «gens
plus investis dans la politique», avec des orientations plus larges, et
donc participer ensuite à des Groupes d’études révolutionnaires, donc
les fameux GER. Et après les GER, ça a été très progressif, parce que
l’apprentissage durait quand même longtemps, avant que vous ne
soyez accepté dans le cadre du parti. Il fallait faire ses preuves !
Donc les liens avec l’OCI n’étaient pas clairs ?
Non, ils n’étaient pas clairs du tout. C’était quand même assez
souterrain tout ça. La conscience des liens, des ramifications, s’est faite
très progressivement. C’est quand on entre à l’OCI que l’on se rend un
peu plus compte… et encore ! L’avenir m’a prouvé complètement le
contraire. Il y a par exemple des gens qui ont été à l’AJS, et
uniquement à l’AJS: ils n’ont été ni à l’UNEF, ni à l’OCI. Ils ont
participé aux activités de l’AJS sans avoir conscience de toute
l’étendue des investissements des gens de l’OCI dans la direction de
cette organisation de jeunesse. Jusqu’à la réunification, bien
évidemment, les gens qui étaient à l’UNEF n’étaient pas
obligatoirement ni à l’AJS ni à l’OCI. Et il y avait les investissements
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dans les organisations syndicales de résidents, pour ceux qui étaient en
fac et qui logeaient en cité universitaire. En plus, il y avait les
investissements dans le syndicat des enseignants quand on travaillait
comme surveillants dans les établissements scolaires. C’était mon cas.
Je n’étais pas, à la FERUF, qui était la fédération des résidents de la
région… mais j’avais des copains qui étaient aussi résidents. Donc eux,
ils étaient à l’AJS, à l’OCI, à l’UNEF, à la FERUF, et comme ils étaient
aussi surveillants, ils étaient au SNES (puisque c’était multi tendances).
C’était du militantisme 24 heures sur 24, ou presque ! On était bien
occupés.
Alors l’AJS était plutôt quelque chose de très pratique, dans lequel on
était entraîné dans une spirale d’actions et où ne s’embarrassait pas trop de
problèmes théoriques.
Oh, il y avait des orientations, on en discutait, mais c’était quand
même très orienté sur l’action, oui.
Et quand on vous a parlé des GER, comment…
Je trouvais ça plutôt intéressant parce que, justement, je trouvais que
mon action n’était pas assez pensée, pas assez globale. J’ai donc été
intéressée tout de suite, parce que je trouvais que ça se tenait plus,
effectivement, qu’il y ait une réflexion politique avec des formations,
vous avez dû entendre parler des camps d’été ? En tant qu’étudiants,
on avait deux mois de vacances, et comme il n’était pas question qu’on
ait plus de vacances que les ouvriers, on avait un mois de travail. Donc
on passait facilement un mois dans les camps d’été pour travailler
théoriquement. Du coup, on ne travaillait pas au niveau du boulot,
mais on travaillait théoriquement, pour que ce soit équilibré. Donc j’ai
passé pas mal de mes étés à Bierres-les-Semur.
Votre premier GER, alors, comment s’est-il passé ? Vous étiez plusieurs
à…
On devait être deux ou trois, pas plus. Et des fois j’étais toute seule.
Celui qui nous faisait les GER à Lyon, à l’époque où j’y étais, était un
ancien militant, un ancien enseignant, mais qui avait une certaine aura.
Je pense que dans tous les secteurs, il y avait des gens comme ça, des
personnes ressources, qui avaient dû être les fondateurs du parti dans
les régions. Paul, c’était quelqu’un de théoriquement très intéressant,
qui avait de la bouteille, et qui était en même temps assez pédago pour
les jeunes. Il n’était pas trop rigide, parce qu’il y en avait des plus
rigides que lui dans l’organisation. Lui, il avait des principes, mais il
avait eu beaucoup de contacts avec les anarcho-syndicalistes, ce qui fait
qu’il n’avait pas une pensée «trop» monolithique (je dis ça dans
l’après-coup bien sûr, car à l’époque…)… Il était fermement
anticlérical et il a trouvé un bon terrain chez moi: je me souviens qu’il
avait écrit un texte sur les curés qui était très intéressant. Il était très
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bon en formation, très pédago, et ça se passait bien. Et après, toute
cette formation théorique était complétée par ce qu’on faisait dans les
camps d’été. Moi j’ai commencé mon GER en février. Je suis arrivée
en fac en septembre-octobre 1972, je les ai rencontrés dans le dernier
trimestre 1972 et je crois avoir commencé mon GER en février-mars
1974 (mais sous toutes réserves).
Ça a été assez rapide.
Deux ans de latence, non ce n’est pas très rapide. Je vous ai dit que
j’avais «traînassé». Il y a eu des gens qui ont tout fait très vite, dans la
foulée. Pas moi, j’ai pris mon temps.
Deux ou trois mois d’AJS et puis…
Voilà, c’est ça. Mais mon GER ne s’est pas terminé avant juin: c’était
long. Je pense que c’était à peu près une fois par semaine. C’était très
intense, très long. Après, les périodes de GER se sont raccourcies. Mais
à mon époque, c’était assez long, et ça a été complété par un camp
d’été. C’était aussi intense et aussi élevé comme niveau que pendant les
GER. Ce que j’ai retiré de ma formation, c’est une forme de pensée
politique qui me profite encore aujourd’hui, qui m’est très utile pour
analyser et comprendre. On nous a donné des outils théoriques très
précieux, que je ne regrette pas du tout d’avoir eus. Ce qui est
intéressant, parmi d‘autres choses, c’est la façon dont on appréhende
l’histoire et dont on se dégage de la façon dont on enseigne l’histoire à
l’Ecole, qui est très mauvaise en fait. Là, c’est beaucoup plus
analytique, on se raccroche moins aux dates qu’aux faits et à la
dynamique des faits. Ça, je crois que c’était vraiment un très bon
enseignement, puisqu’on avait des gens qui étaient assez doués.
D’ailleurs, un des anciens qui a fait ma formation au début est
aujourd’hui relativement célèbre puisqu’il sort des bouquins
(Benjamin Stora). Les camps d’été regroupaient des militants venus de
toute la France, et il fallait donc que les théoriciens de Paris viennent
en appui.
Vous étiez nombreux dans ces camps ?
Oh oui. Bierre-les-Semur, c’était dans un énorme château, il y avait
tout plein de dortoirs. On pouvait être très nombreux, presque une
centaine facilement. Je pense qu’on ne devait pas être plus de 5 000 en
tout, dans le parti à l’époque. Ils réunissaient toute la jeunesse avec des
gens qui étaient un peu plus en avance, soit des anciens, soit des jeunes.
A l’époque, Stora et Cambadélis n’étaient pas très vieux. Ils venaient
faire des exposés sur la vie économique, etc., il y avait des thématiques.
Je me souviens: c’était long parfois ! De temps en temps, on pouvait se
décontracter, en fin de journée, mais c’était long et très intense. Le
GER, et ces camps d’été, on devait y partir quasiment chaque année.
Après le GER, on avait des piqûres de rappel dans les camps d’été. Il
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fallait au moins y passer une semaine, si ce n’est un mois pour les
étudiants. Je ne pense pas avoir fait tous les étés un mois, mais les
premières années, si, sans doute.
Et le contenu de l’enseignement de ces GER ?
Pas mal d’histoire, du communisme, du trotskysme, revoir les grands
auteurs du léninisme, et puis l’approche économique – ça je m’en
souviens très bien – et sociale. Enfin, c’était des véritables cours, et
c’était passionnant: absolument passionnant. Après, on devait
travailler dans les bouquins. J’ai une bibliothèque politique assez
développée. Que ce soit Marx, Engels, Lénine, etc., il fallait les
travailler.
Et votre rencontre avec Trotsky s’est bien passée ? Vous n’aviez pas de
préjugés, du fait de l’engagement de vos parents dans le Parti communiste ?
Non, justement, je crois que, c’est ce que je vous disais au départ, le
choc frontal avec le Parti communiste français a fait que de staliniens
qu’ils étaient – ils étaient bien staliniens, mais staliniens engagés dans
l’erreur on va dire: pas bureaucrates parce qu’ils n’ont jamais été des
bureaucrates, des militants staliniens comme l’ont été beaucoup de
militants du Parti communiste – le choc frontal avec le Parti
communiste français leur a fait revoir un peu leurs positions. Mon père
n’a jamais été un stalinien dans son discours après, ici. Et si on s’est
souvent pris le bec, quand je me suis engagée, cela n’a jamais été sur
les penseurs, les orientations. On s’est pris le bec, je dirais, plus sur du
général, des approches de la vie. Quand je suis partie de chez mes
parents, enfin de chez mon père, à l’époque où je me suis engagée, ça
n’a pas posé un gros problème fondamental, a priori. J’avais lu quand
même quelques petites choses sur Staline et Trotsky dans les cours
d’histoire que j’avais eus. Parce que j’avais eu, avant la terminale,
deux très bons profs d’histoire-géographie. C’est vraiment un miracle,
parce que l’histoire c’est vraiment une horreur comme c’est enseigné.
Et l’enseignement de ces deux profs m’a déjà prédisposée – je pense
que c’est un petit peu grâce à eux que j’ai pu m’engager, entre eux et le
prof de philo, parce qu’il y avait une façon d’appréhender l’histoire
sacrément différente et donc on avait un petit peu travaillé sur cette
période. Donc on présentait déjà Staline à la manière de… de ce qu’il
était. Trotsky c’était moins clair, parce qu’on le connaissait moins, en
France, Trotsky, que dans d’autres pays, donc Trotsky c’était plus
rapide. Il s’était opposé à Staline, donc on n’avait pas trop d’a priori,
si ce n’est positifs. Moi ce qui m’a séduite c’est le concept de révolution
permanente. Je ne suis pas quelqu’un qui suis attachée aux personnes
célèbres, qui fonctionne en mettant des gens sur un piédestal (que ce
soit en musique ou en politique…). Ce qui m’a intéressée, c’est l’idée,
les idées, la façon de les développer. Donc c’est vrai, ce qui m’avait
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séduite et ce qui m’a fait rentrer dans ce parti trotskyste, eh bien ce
sont les thèses de Trotsky sur la révolution permanente et la façon dont
l’histoire est expliquée, et ce qui était présenté comme possibilité de
combat pour l’avenir de l’humanité. L’homme en lui-même ne m’a
jamais intéressée, je n’ai d’ailleurs eu que très peu d’éléments sur sa
vie.
Et à l’occasion du GER, on vous présentait l’OCI ?
C’est venu très doucement. Très doucement.
Au début vous pensiez qu’il s’agissait d’un simple cours théorique sans
vraiment d’implications. ?
C’est vague dans ma tête. Je pense qu’il y avait de l’engagement mais
ce n’était pas clair, et on n’était pas pressés, comme il y avait du temps.
Donc on m’a dit qu’on verrait, qu’il y avait une organisation à la fin et
qu’on verrait si eux ils étaient d’accord pour me prendre et si j’étais
d’accord pour rentrer. Et, à la fin, ils ont été d’accord pour me
prendre, et je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas été d’accord pour
rentrer parce je ne savais même pas du tout ce que c’était ! On m’avait
présenté ça, mais très synthétiquement.

Vous n’aviez jamais entendu parler de l’OCI ?


Non ! Et de toute façon, même aujourd’hui, si on ne sait pas ce que
c’est, on ne connaît pas. C’est quand même du souterrainisme. C’est
arrivé vraiment très progressivement.
Et à la fin de votre GER, pour clôturer, il y avait un discours un peu
solennel ?
Oui, un petit peu: Paul était assez bon pour ça. Je pense qu’il y a eu
quelque chose pour moi et une ou deux personnes – je ne me souviens
plus du tout qui était avec moi. Voilà, c’était un peu solennel. Il a peut-
être même fait venir le responsable de cellule, ou peut-être un
responsable de secteur. Vous savez que c’est très hiérarchisé dans
l’OCI. Donc on m’a dit OK, que ça marchait, et j’ai dit d’accord, et on
s’est congratulés. Et si jusque-là, c’était un investissement de 12 heures
sur 24, là ça a été 24 sur 24. Voilà ce que j’ai gagné !

Concrètement, alors, comment ça marchait ? Il y avait les cellules, puis le


niveau au-dessus c’était les rayons ?
Oui, les cellules, les rayons, les secteurs. Les cellules regroupaient des
personnes, par exemple, du domaine étudiant – puisque j’appartenais
au domaine étudiant. S’il y avait assez de militants, les cellules étaient
organisées par thème, c’est-à-dire en psycho, en éco, etc. Quand il y en
avait un petit peu moins au départ, c’était en fonction du nombre. On
avait des cellules, un responsable de cellule, puis les responsables de
cellules se réunissaient, par rayons, et après les rayons se réunissaient
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par secteurs, donc les secteurs recouvraient toute la région. Il y avait le
rayon étudiant, le rayon enseignant, le rayon ouvrier, etc.
Les rayons, c’étaient uniquement les responsables qui se réunissaient ?
Oui. C’était très cloisonné. Alors comme moi, comme tous les pions,
on était à cheval sur deux secteurs, enfin deux rayons, on choisissait:
j’ai choisi d’être avec les étudiants, dans ma cellule avec les étudiants.
Je crois que tous les étudiants d’ailleurs ont choisi la même chose. Et, à
un moment, quand je commençais à en avoir ras-le-bol de mon
responsable étudiant, j’ai changé de rayon et je suis allée avec les
enseignants. Mais cela s’est fait au bout d’un certain temps seulement.
Quelles relations il y avait avec ces responsables ?
C’était des militants comme nous: ils avaient simplement des
responsabilités plus importantes.
Est-ce que ça changeait les rapports entre militants ?
Ça dépend. Ça dépendait des personnes, ça dépendait comment elles
investissaient leur rôle de responsable. Moi j’ai été sollicitée pour être
responsable de cellule, je le suis restée exactement un mois en tout et
pour tout, parce que j’ai trouvé que la fonction pervertissait l’homme.
C’est-à-dire qu’il y avait une espèce de rapport de pouvoir qui
s’exerçait avec les autres militants, et je n’étais absolument pas
d’accord avec ça, donc j’ai démissionné tout de suite. Certains
responsables de cellules l’investissaient bien comme des petits
bureaucrates, et d’autres étaient des vrais militants, donc ne le
faisaient pas sentir: c’était une façon de s’organiser dans l’action et pas
un petit pouvoir. Donc ça dépendait des gens.
Vous connaissiez bien le fonctionnement de l’organisation ? Par exemple,
est-ce que vous saviez comment ça se passait au niveau supérieur ?
Non, absolument pas. C’était complètement souterrain tout ça. Je
pense que, plus on montait dans la hiérarchie, plus on était au courant.
Nous, militants de base, ce qui nous importait, c’était d’agir plutôt que
d’intervenir dans les décisions de la direction: c’était ce pour quoi on
était là. Tout le reste, j’ai tout découvert quand j’ai lu le bouquin de
Philippe Campinchi [Les lambertistes, Balland, 2001]. Vraiment ! J’ai
commencé à connaître un tout petit peu plus de choses quand je me
suis opposée à mes responsables de rayon. Et la façon dont on m’a
répondu, dont on a traité cette opposition a été si… bureaucratique,
que je me suis encore plus rebellée, et la réponse a été encore pire.
C’est pour ça que je suis partie, avec la déception bien ancrée dans mes
tripes, mais sans savoir quoi que ce soit sur le véritable fonctionnement
de ce parti. Le véritable fin du fin, je l’ai découvert dans le bouquin
que j’ai lu vingt ans après. Déjà, les quelques interviews que
Campinchi a faites. Mais il faut y aller tout doucement parce que c’est
déjà dur pour les anciens militants de revisiter l’histoire. Bon, ça
- 334 -
dépend comment les gens sont partis – on va y arriver, à comment je
suis partie –, de ce qu’on a emmené avec soi dans son bagage, de ce
qu’on y avait mis. Moi, je suis bien contente de n’avoir lu que le livre
de Campinchi tout de suite. C’était déjà dur. Je lui ai écrit une lettre
d’ailleurs, à laquelle il n’a jamais répondu, pour dire que c’était
intéressant parce que ça m’avait permis de retravailler (à l’intérieur de
moi, moi avec moi…) sur une période sur laquelle je n’avais jamais
retravaillé. Et je crois qu’on est beaucoup à avoir fait ça: c’est-à-dire,
quand on est partis, à avoir mis ça de côté. En sachant qu’on y a passé
quand même –ça dépend des personnes – de deux à dix ans ou vingt
ans de notre vie en militant à 100 % presque. Je crois que ce n’est pas
mal de le revisiter, d’y voir les bonnes choses comme les mauvaises, et
les mauvaises comme les bonnes. De toute façon, moi, quand je suis
partie, je l’ai fait aussi parce que j’ai été déçue par… Pierre Lambert !
Mais je ne savais pas à quel point c’était pourri. Dans ma cellule,
quand j’ai démissionné, j’ai dit: «Je pars parce que je trouve qu’il a des
façons de faire qui ne sont pas correctes.» Et Dieu sait que je ne savais
rien.
Vous aviez des relations avec les dirigeants nationaux ? Vous les voyiez
de temps en temps ?
Très rarement !
Vous aviez Cambadélis ou Stora aux camps d’été.
Il y a une différence entre le monde étudiant et le reste. Je suis
arrivée en 1972, peu de temps après la scission de 1971. A l’époque,
c’était l’UNEF Soufflot. Après 1968, les tendances sont toutes parties
progressivement de la grande UNEF, en dernier les militants du Parti
communiste qui ont fondé une autre UNEF, il ne restait donc plus que
les trotskystes dans l’UNEF à l’époque. Quand je suis entrée, on était
donc très peu de militants à l’UNEF, que ce soit dans les régions ou à
Paris, on se voyait donc assez souvent avec les dirigeants parisiens: on
faisait des réunions, des conseils nationaux. J’ai été très longtemps au
bureau de l’UNEF régionale, que ce soit au secrétariat général, ou à la
trésorerie ; j’ai remplacé souvent notre président parce qu’il se défilait
pour monter à Paris (il avait horreur de rendre des comptes aux
responsables nationaux), alors il envoyait les autres à sa place et c’était
souvent sur moi que ça tombait. C’est celui qui a été mon responsable
de rayon après dans le cadre de l’OCI. […] Et on avait à l’époque
beaucoup d’actions-choc, qui faisaient que les dirigeants parisiens
descendaient très souvent dans les régions, que ce soient Cambadélis,
Rosenblatt, Plantagenest, et les autres, ils descendaient très souvent.
Donc, autant on avait beaucoup de relations proches avec les dirigeants
étudiants nationaux, autant les autres on ne les connaissait pas. Une
fois dans l’année, ou une fois tous les deux ans, il y avait une grande
- 335 -
organisation, un gros truc à Paris, et donc à ce moment-là on montait,
mais sinon, on ne le voyait jamais.
C’était à l’occasion des congrès ou bien c’était des meetings ?
Non, ce n’était ni des meetings ni des congrès: c’était une grosse
action. Par exemple, il y a eu une action spécifique pour le 27 avril.
Toute l’année, on a donc travaillé pour préparer ce 27 avril. Ne me
demandez pas pour quoi c’était, je l’ai oublié, mais je me souviens que,
à l’époque, Charles Berg est descendu souvent sur Lyon. C’était un
mec qui, sur le moment, ne s’est pas fait beaucoup d’amis. Il avait une
façon «bien à lui» de diriger, de donner des ordres, de se comporter
avec les femmes de manière générale ou avec les hommes dont la tête
ne lui revenait pas. Il nous a vraiment beaucoup énervés et la suite a
aussi prouvé qu’il y avait des raisons… un peu plus politiques. Mais
c’était lui qui était chargé de notre région, c’était donc lui qui
descendait régulièrement pour le compte du parti et qui avait des
rapports avec nos dirigeants locaux. Quand on a organisé le 27 avril, il
était en première ligne et il nous en a fait baver !! Mais autrement, tous
les dirigeants historiques, je ne les ai jamais rencontrés: je ne connais
même pas leurs têtes ! Pierre Broué, je ne l’ai jamais vu.
Pierre Lambert, vous l’avez vu à quelle occasion ?
Je l’ai vu à la télé une fois ou deux, à la tribune quand il y a eu les
grandes manifestations, je ne l’ai jamais vu de près, sauf quand il y a
eu «l’affaire Berg», qu’il est descendu dans notre région pour
s’expliquer et que ses explications, loin de me convaincre, m’ont plutôt
orienté… vers la sortie de l’organisation.
Donc vous ne vous êtes jamais rendue au local du parti ?
Une fois. Mais je n’ai vu que les militants de base. Et moi, le «star
system», ce n’était pas mon truc. Il y avait peut-être des gens qui …
… qui idolâtraient… ?
Oui, qui idolâtraient un peu les personnes, pour eux c’était
important, les personnes. ! Je m’en fichais de les rencontrer ! Ce qui
fait que j’ai très peu rencontré de gens, de responsables. J’ai rencontré
le responsable de Clermont de l’époque – il s’appelait Nenny – parce
qu’il était venu pour une action régionale. Si Pierre Broué était venu,
on l’aurait vu, mais nous, on ne voyageait pas dans les autres régions.
On rencontrait les dirigeants trotskystes étudiants de Paris, parce
qu’on se déplaçait beaucoup, à une époque, dans toute la France, mais
dans le cadre de l’UNEF. Quand on a commencé à se présenter aux
élections, où on a boycotté les élections du CROUS, on partait dans
toute la France. On bougeait beaucoup. Donc on se rencontrait
beaucoup, les uns les autres. Après il y a eu je ne sais pas trop quoi, la
MNEF, après il y a eu plein de choses. Donc c’est vrai qu’au niveau
étudiant, on était beaucoup à bien se rencontrer. Par contre sur le
- 336 -
parti, jamais ou presque ! Même les militants régionaux, c’était très
rare qu’on se rencontre, dans des réunions régionales, de tout le
secteur: une fois à l’année, et encore. En plus on se connaissait même
pas par nos noms de famille ! C’est pour vous dire. C’est-à-dire
qu’entre militants d’un même secteur, pour moi les étudiants, on se
connaissait, c’était obligé. Nous n’étions pas très nombreux, donc on
connaissait nos prénoms. Quand on était dans l’UNEF, quand on était
dans l’AJS, on était bien obligés de connaître nos noms et nos prénoms.
Mais les militants du parti, qu’on ne connaissait que par le parti, on ne
connaissait que leur… Vous savez comment on disait ? Non ? Vous ne
l’avez pas entendu ? «Le blaze» !
Ah, le blaze, oui.
On ne connaissait que le blaze. Donc moi il y a des gens que j’ai
rencontrés par la suite, je ne me souviens que de leurs blazes, je ne sais
même pas comment ils s’appellent. C’est quand même bizarre.
Ça devait faire des confusions, de temps en temps ?
On n’avait pas les mêmes blazes, puisqu’ils les répertoriaient. Mais
c’était rigolo, tout ça. Je me souviens de gens, j’ai leurs têtes, et j’ai
leurs surnoms, leur «blaze», mais je n’ai pas du tout le nom de famille.
Quelles étaient vos relations, sur le campus, entre militants d’une même
cellule ?
On était tout le temps les uns avec les autres. C’était une sorte de
«famille» !
Même en dehors des réunions ?
Oui, on se voyait tout le temps. Bien sûr: en dehors des réunions et en
dehors des actions. Quand je vous ai dit qu’on militait 24 heures sur
24, ce n’est pas une blague: il y avait toujours quelque chose à faire et
quand on avait fini nos cours – quand on arrivait à y aller à nos cours,
parce qu’il fallait encore qu’ils nous laissent y aller, nous, les autres
étudiants – on avait toujours une distribution de tracts, une pétition,
des trucs à faire signer, des trucs à vendre, une réunion au local, etc.
On finissait tard le soir, après on allait manger je ne sais plus où, on
rentrait chez soi très tard, on s’écroulait sur son lit, on se relevait le
matin tôt, et ça repartait. Tout le temps, oui, on était sur le pied de
guerre tout le temps. On était toujours les uns avec les autres.
C’était plutôt de fait que…
…pas sûr que ce soit la fête, parce que c’était quand même très…
Je voulais dire «de fait»: f-a-i-t.
De fait ! Parce que ce n’était pas la fête ! Parce que, si vous
interrogez des gens de la Ligue communiste, la LCR, je pense qu'ils
étaient plus fêtards que nous. Non, à l’OCI, ce n’étaient pas des
fêtards, c’étaient plutôt des rabat-joie. (Soupir) C’était vraiment
terrible: pas beaucoup d’humour, pas beaucoup de joie de vivre. Je ne
- 337 -
sais pas s’ils les recrutaient tous pareils, mais à un moment on se
demandait où on était tombés, pour certains. Sans parler de la question
de la femme, sur laquelle… Ah oui ! Je me disais, j’aurais peut-être dû
aller à la Ligue pour ça, mais il y avait quand même des choses qui ne
me plaisaient pas beaucoup à la Ligue. Pour l’OCI, je ne sais pas si
vous le savez, mais c’était des machos terribles, avec des relations de
couple d’un classicisme à hurler – il ne faut quand même pas oublier
qu’on était en pleine époque de la libération de la femme, avec les
groupes femmes, les féministes, les machins. Nous, on n’avait pas le
droit ! Interdit d’assister aux réunions de nanas !
C’est vrai ?
Ah oui ! Ah oui ! Interdit ! Et je suis passée à côté de tout ça, avec
plein de copines, alors que franchement on aurait bien aimé y aller.
Impossible !
C’était une injonction de la direction ?
Absolument ! Je ne sais pas si c’était une injonction de la direction
nationale, mais… peut-être que vous n’avez interrogé que des hommes
jusqu’à présent, non ?
Oui, c’est exact.
Nous, les nanas, sur cette question, en tout cas dans la région, on
militait à l’intérieur de l’organisation, je dirais au coup par coup. On
ne se laissait pas faire, et il y avait un certain nombre de choses qu’on
n’acceptait pas, mais c’était à une petite échelle, on était vite bloquées.
Parce que le grand mot c’était: «On s’occupera de la question des
femmes quand la révolution sera arrivée.» C’est cela, oui ! N’importe
quoi ! Et on avait tellement de choses à faire, ils nous prenaient
tellement le chou sur plein de trucs qu’on s’est laissé faire ; on s’est
laissé faire dans le sens où on n’a pas été dans les groupes de nanas
extérieures, mais on se laissait pas (trop) faire à l’intérieur. Mais
c’était un dur combat: parce que c’était des machos épouvantables.
C’était horrible! Je me souviens en plus, Charles Berg en particulier:
je veux dire mais c’était… c’était au-delà de tout: on était dans
l’antédiluvien, sachant dans quelle période on était, c’est-à-dire que
dans toute la société ça bougeait, ça remuait, et des gens qui étaient
d’extrême gauche, ils en étaient là, quoi ! Donc ça fait partie des choses
qui étaient complètement ahurissantes, mais bon… Je ne sais pas
pourquoi on était partis là-dessus.
Ah oui, ça a son importance: je dirais que c’est ce que je regrette le
plus, moi, au fond. […] c’est d’avoir suivi cette injonction-là. Pour le
reste, eh bien il y a des périodes de la vie, il y a des engagements, Mais
après, ça m’a servi de leçon pour la suite. Comme je vous disais, je
trouve qu’ils n’engageaient pas beaucoup les étudiants à faire leurs
études, ce pour quoi ils étaient là, au fond. On faisait tellement de
- 338 -
choses qu’on avait du mal à suivre réellement nos cours et à les
travailler. Par exemple, je suis entrée en première année de droit, j’ai
réussi mon année mais le droit ne m’avait pas beaucoup plu, alors je
voulais changer – à l’époque on pouvait encore passer d’une fac à
l’autre avec des équivalences – je suis passée de droit à sciences éco (en
terminale j’étais en section éco donc je ne sais pas pourquoi je suis
entrée en droit, c’était une idiotie congénitale), et c’est là que j’ai
vraiment commencé à militer parce que, quand je suis entrée en
deuxième année de sciences éco, je venais d’entrer à l’OCI. Ça été la
catastrophe ! Terrible ! J’ai raté tous mes examens, et en plus, il n’y
avait pas de session de septembre, à l’époque: c’était tout ou rien. Donc
j’ai redoublé ma deuxième année. Puis j’ai re-raté le redoublement.
Après j’ai décidé de tout recommencer à zéro. A partir de là, je suis
allée en psycho, mais j’ai décidé que c’était hors de question que ça
continue comme ça ; donc j’ai combattu chaque année – chaque année
c’était un combat, mais d’enfer – pour arriver à passer mes partiels,
pour arriver à passer mes examens, avoir du temps pour réviser ! Pour
ne pas être envoyée de-ci, de-là, aller en voyage je ne sais pas où, etc.
etc.

C’était si difficile, d’imposer cette exigence ?


Ah oui, c’était une bataille sans précédent ! D’ailleurs, si on regarde
le destin de mes anciens collègues, il n’y en a n’a pas beaucoup qui ont
fait de longues études: ils ont passé des concours assez vite, il y en a
beaucoup dans la fonction publique, beaucoup de profs, beaucoup
d’instits, etc. Je dirais que ceux qui ont fait de longues études, qui sont
chercheurs, je pense qu’ils sont entrés après. Mais ceux de ma
génération, je demanderais bien à voir ceux qui ont continué comme
moi. Il n’y en a sans doute pas beaucoup. Après avoir arrêté de militer,
j’ai continué mes études, j’ai fait ma thèse, mais il n’y en a pas
beaucoup des comme moi. C’était tellement une bagarre de tous les
instants pour pouvoir passer ses examens, je m’en souviens très bien.
Je pense que d’avoir obéi à l’injonction «nanas», qui n’engageait pas
mon avenir, mais qui est quand même un thème sur lequel j’ai
toujours été assez sensible, m’a permis après, de pouvoir me bagarrer
sur la question des examens. Il y avait un certain illogisme dans ce
parti, parce qu’il fallait en même temps pouvoir intervenir, être
connue dans son amphi, pour pouvoir militer correctement en
particulier dans le cadre syndical, mais on nous demandait
constamment de faire sauter des cours, pour faire ci ou ça. Ce n’était
pas logique !
Alors on exigeait énormément de vous.
Au-delà de tout.
- 339 -
Quel était le regard du parti envers les conjoints, la famille, ou tout ce qui
était relations extérieures ?
Je ne vois pas ce que je pourrais répondre à votre question. Pour les
gens du parti, il me semble que la famille, ce qui n’était pas du parti, ça
n’existait pas, ça n’avait pas d’existence réelle. Il n’y avait que le
militant, point à la ligne. Je ne vois même pas pourquoi vous me posez
cette question d’ailleurs. Moi, ma sœur est entrée au parti. Ce n’est pas
moi qui l’ai fait rentrer: je pense qu’elle a été contactée quand elle est
entrée en fac, et ce n’est pas du tout moi qui me suis occupée d’elle. Je
n’avais pas du tout envie qu’elle rentre. D’ailleurs, c’était plutôt un
objet de dispute entre nous qu’autre chose. Voilà, c’est tout ce que je
vois d’intéressant concernant la famille.
J’ai rencontré un ancien militant qui me disait qu’on lui reprochait de
passer trop de temps avec sa compagne, avec sa famille.
Comme j’étais étudiante et jeune, mes petits copains étaient au
parti ! J’ai eu deux trois petits copains à cette époque, tous pris dans le
parti. Le seul moyen de pas être embêtée par le parti sur le conjoint ou
la conjointe, c’était d’en choisir un dans le parti. Parce qu’ils avaient
les mêmes horaires. Parce que c’était naturel: comme vous dites, on ne
fréquentait personne d’autre, on n’avait pas le temps. Je ne me
souviens plus du tout de mes copains de fac. Les copains de fac dont je
me souviens, c’est ceux que je me suis fait après être partie du parti. Si,
j’ai quand même gardé deux ou trois copines, mais elles étaient par
ailleurs militantes dans d’autres trucs. C’était rigolo: il y en avait qui
étaient au Parti communiste. C’était complètement anachronique,
parce que mes responsables ne voyaient pas ça d’un très bon œil,
effectivement. Parce que ce n’était pas dans la ligne. Oui, très sectaires,
ils étaient très sectaires, il faut le dire. On n’en avait pas conscience,
mais je me souviens qu’on se battait un peu contre ça. Il y a eu comme
ça deux-trois copines que j’ai pu garder tout au long de ces années de
fac, parce que sinon ce n’était pas possible. Il n’y avait pas le temps. Et
c’est vrai que je me suis fait des copains au sein du parti, que j’ai
gardés après notre départ du parti.
Et la répartition des tâches, dans le militantisme, comment elle se faisait ?
Quelle question ! Qu’est-ce que je vais pouvoir vous répondre ?
D’abord il y avait beaucoup de choses à faire et on était peu nombreux.
Donc on faisait beaucoup de choses.
Ça s’imposait de fait ?
Oui. Par exemple on allait vraiment vers nos compétences. Moi, pour
mon grand malheur, je savais taper à la machine. A une époque je
tapais tous les tracts de la région. Tous. Parce qu’il n’y avait que moi
qui savais taper. Et ce n’était pas l’époque des ordinateurs ! C’était des
stencils ! Avec une espèce de vieille Remington: une horreur.
- 340 -
D’ailleurs, je savais taper avec mes cinq doigts, mais après être passée
par la Remington je ne tapais plus qu’avec trois puisque avec cette
machine on ne pouvait pas taper avec le petit doigt. Il faut taper très
fort pour pouvoir transpercer le stencil et que ça puisse s’imprimer
ensuite. Il faut vraiment taper très très fort. Mes deux doigts sont donc
passés à l’as et j’ai perdu mes habitudes. Je tapais beaucoup parce que
c’était les compétences. Après, évidemment, il y avait celui qui avait
envie de se lever le matin à 5 heures pour aller diffuser à la Rhodia
dans le froid de l’hiver: c’était super. Ils essayaient quand même que
tout le monde fasse quelque chose, qu’il n’y ait pas d’inégalité. Ça par
contre, oui. De toute façon, il n’était pas question qu’il y en ait un qui
fasse plus que l’autre: même s’il tentait, il se faisait rappeler à l’ordre
par ses camarades aussi. Il y avait les choses obligées: on râlait mais on
faisait. Le 27 avril, je me souviens, on n’était pas du tout d’accord.
Mais on nous l’a imposé et on l’a fait.
Les responsables étaient choisis d’en haut: il n’y avait pas d’élections ?
Bien sûr ! C’était toujours les responsables qui proposaient. Quand
par exemple j’ai été proposée comme responsable de cellule, c’est un
responsable, je ne sais pas qui, qui a dû trouver que je pouvais être
quelqu’un de bien dans ce rôle et qui me l’a proposé, avec l’accord de
la direction. Ce n’était pas du tout une élection par le bas.
Vous me parliez du 27 avril: on ne vous a pas sollicités ? On ne vous
demandait pas votre avis ?
Pour les grosses actions non.
Pour les petites si ?
Ça dépend quel type de petites. Pour le syndicat c’était différent. On
passait beaucoup de temps dans le syndicat, dans l’UNEF. Le
militantisme syndical est quand même très lié avec ce qui se passe au
niveau du terrain. Là, les décisions ne peuvent pas être prises par le
haut. Par contre quand il y avait des décisions d’orientation à
prendre… Un exemple très clair: «Est-ce que l’on participe ou non aux
élections des représentants étudiants au conseil d’administration du
CROUS ?»
Ça, ça a été une décision nationale, une orientation nationale qu’on a
appliquée. On n’aurait pas été d’accord, il aurait fallu l’appliquer
quand même. Après ça, sur le quotidien du syndicat, c’était des petites
réunions de militants syndicaux qui décidaient de leur orientation en
fonction du terrain. Après il y avait les réunions au niveau régional,
puis national. Evidemment les réunions nationales du syndicat
donnaient l’orientation. C’était sur le parti que les choses étaient
décidées au niveau national. Nous, à part oui ou non, on n’avait rien à
dire sur l’orientation. Et si on était mis en minorité, il fallait le faire
quand même: c’était le centralisme démocratique. Il ne faut pas
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oublier que le centralisme démocratique a sa perversion: il a ses bons
côtés mais il a sa perversion.
Vous avez participé à des congrès ? Il y en avait un chaque année ?
Les congrès de l’OCI je ne m’en souviens pas. Je ne crois pas. J’étais
une trop petite militante, pas très importante.
Vous ne vous souvenez pas d’élections de délégués ?
Si, je me souviens de l’élection de délégués. J’ai élu des délégués mais
je n’ai jamais participé à des congrès de l’OCI. Nous autres les
étudiants, entre le militantisme étudiant, l’AJS, plus les syndicats
spécialisés, on était déjà bien pris et on ne pouvait pas tout faire non
plus. Je pense que mon responsable de l’époque a dû participer à un
congrès. On n’était pas très nombreux. Parce qu’en plus nous, les
étudiants et les jeunes, on avait des congrès de l’UNEF, des congrès de
l’AJS. On ne pouvait pas tout faire ! Non, pas de congrès de l’OCI,
jamais.
Vous m’avez dit qu’il n’y avait pas du tout de relations entre les
différentes cellules ?
Ça dépend: les cellules étudiantes avaient des relations entre elles.
Mais il n’y en n’avait pas entre les cellules étudiantes et les cellules
enseignantes (comme avec les cellules ouvrières), à moins qu’il n’y ait
une action commune. A ce moment-là, il y avait une rencontre entre
responsables de cellules qui, après, redonnaient dans la cellule
l’orientation qui avait été décidée.
Vous me parliez tout à l’heure de vos divergences sur le 27 avril.
Comment ça se passait quand un militant était en désaccord avec cette
orientation ?
(Soupir) C’est difficile pour moi parce que j’ai vécu une période, on
va dire de calme, et après, une période de gros désaccords. Et mes
souvenirs se focalisent sur cette période-là. En essayant d’être
objective, je dirais que pendant cette période calme – c’est-à-dire à
partir du moment où je suis entrée jusqu’à celui où il y a eu quelques
affaires troubles dans le parti – quand on avait un désaccord, on en
discutait au sein de la cellule et soit on arrivait à se mettre d’accord,
soit on n’y arrivait pas. Le militant exposait son désaccord, tout le
monde discutait et on prenait une décision. Si on n’arrivait pas à
prendre une décision admise par l’ensemble, on remettait à la cellule
suivante. Il y avait des cellules régulières. Et ça se passait pas trop mal.
Je n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu dans ma cellule un gros désaccord
avec un militant avant les grosses affaires nationales. Jusque-là ça se
passait bien. Et c’est pour ça que je n’ai pas été alertée.
Vous voulez dire avant l’affaire Berg, ou même Varga ?
Chez moi c’est surtout avec Berg que ça a bougé. C’est-à-dire que
jusqu’en 1979, on trouvait des fois que la responsable de secteur avait
- 342 -
des positions un peu ric-rac mais ce n’était pas gênant, parce qu’on
arrivait à avoir des discussions à la base avec nos responsables de
cellule, qui étaient quand même des gens issus du terrain et pas des
bureaucrates. Quand ça a commencé, c’est effectivement quand il y a
eu l’affaire Berg. Il y a eu des discussions et on s’est aperçus qu’on
n’avait pas de réponses à nos questions. Je pense que l’affaire Berg, ce
n’était pas que l’affaire Berg. En plus il ne faut pas oublier que
Charles Berg était responsable de la région lyonnaise. Tout le monde
n’était pas responsable. Et Berg n’était pas responsable de toutes les
régions. Au-delà de tout ce qu’il a développé dans le cadre du parti,
couvert en partie par Lambert, il a quand même impulsé une certaine
façon de diriger dans les régions dont il était responsable. Dans la
région lyonnaise, la responsable de secteur, qui était directement sous
sa direction, était devenue plus bureaucrate que bureaucrate. Et après,
tous les autres, petit à petit, au fur et à mesure qu’on descendait. Ça
s’est fait progressivement. Ça s’est focalisé, noué, dans les années 1978-
79. Nous, les militants de base, on ne l’a pas vu venir parce qu’on
n’était pas en contact avec elle. Il y a des petits signes, mais comment
on pouvait l’imaginer ? A un moment, je me souviens, mon
responsable de rayon étudiant, qui, lui, était formé directement par la
responsable de secteur, puisqu'ils avaient de très bonnes relations et
même d’amitié en dehors du parti, était devenu lui aussi très
bureaucrate. Alors on s’est rendu compte qu’on n’arrivait plus à avoir
de réponses. Quand on avait des désaccords, on demandait des
réponses, le responsable de cellule transmettait, et puis ça redescendait.
Les réponses qu’on avait n’étaient pas du tout satisfaisantes. Ça nous
renvoyait à des trucs très bureaucratiques, du style: «La direction a
décidé, c’est comme ça et pas autrement.» On n’était pas entrés dans le
parti là-dessus ! On était entrés sur: «OK le centralisme démocratique:
c’est-à-dire qu’on discute à l’intérieur et qu’on adopte une ligne
commune à l’extérieur, mais ceci dit à l’intérieur on discute !» On
n’allait pas nous dire: «La direction l’a décidé, c’est comme ça et pas
autrement» ! C’est comme ça que, je pense, ça a bougé de partout ! On
ne peut pas d’un côté entraîner les gens à penser et après nous
interdire de le faire, c’est antagonique ! On nous a entraînés à penser
quand on est entrés: avec le GER, les camps d’été, les discussions à
l’intérieur des cellules. On nous entraînait à penser, et à penser par
nous-mêmes. J’ai acquis une pensée autonome quand même ! Avec des
réflexions et tout ça. D’un côté, on nous a donné l’autonomie et, de
l’autre, on nous la reprenait. Ce n’était pas compatible. Donc
obligatoirement ça a remué. Et je me souviens de lettres. A un moment,
on ne pouvait même plus discuter, il fallait écrire des textes ! Ça a été
la logorrhée des textes ! Il fallait écrire, écrire. J’écrivais, et j’avais des
- 343 -
réponses de merde ! Je peux dire des réponses de merde: j’ai tout
gardé. A une époque dans ma cellule on était trois et on a écrit trois
textes. Les réponses étaient à 15 jours d’intervalle mais c’était à chier !
Petit à petit les militants ont commencé à partir. Après, dans cette
période-là, a éclaté l’affaire Berg. Je ne suis pas partie tout de suite
après l’affaire Berg, mais ce qui a été pour moi un motif de désaccord
et de départ, c’était ce fonctionnement qui se bureaucratisait à toute
allure ! Ce qui est dommage, c’est que les anciens militants de base,
comme Paul, dont je vous ai parlé, et qui n’était pas un bureaucrate, se
sont faits entraîner là-dedans. Comme tous les vieux militants PC se
sont faits entraîner dans la bureaucratisation. C’est difficile, surtout
quand on est depuis longtemps dans le parti. Je n’étais pas depuis assez
longtemps dans le parti… mais j’ai quand même été surprise par des
gens qui étaient très très bureaucrates et qui sont partis peu de temps
après moi. J’en ai rencontrés il n’y a pas longtemps: c’était très
surprenant. Je pensais qu’ils resteraient. Mais d’autres y sont encore et
ça ne m’étonne pas. Quand on parle de la relation et de la discussion,
c’est ça: il y avait une discussion libre, avec des réponses, et on sentait
que, d’accord ou pas d’accord, il y avait du champ, de la souplesse. Et
tout d’un coup la souplesse est partie. Petit à petit, mais en fait assez
rapidement. Parce qu’il y a des réponses qui sont inconcevables ! Sur
mes trois collègues de cellule, un est parti d’abord, je suis partie
ensuite, et le troisième est resté. Mais quand l’affaire Berg a éclaté, les
dirigeants sont descendus dans toutes les cellules ! Ils ont fait des
réunions. Après l’affaire Berg, je suis partie du secteur étudiant et je
suis allée dans le secteur enseignant pour me désengager de notre
dirigeant qui était d’un bureaucratisme à crever et pour tenter
d’arriver à continuer à militer. Chez les enseignants, c’était plus
souple. Ça m’a permis de rester un petit peu plus longtemps. Mais
quand Charles Berg a été viré et qu’ils sont descendus dans les régions
pour expliquer, c’est Pierre Lambert qui est venu. En fait, si, je l’ai vu
une fois et c’est à ce moment-là. C’était la première fois que je le voyais
en chair et en os, de près ! Eh ben dis donc !! Pierre Lambert est
descendu et est venu chez les enseignants: il avait peut-être un petit
amour pour les enseignants, mais ce n’est pas lui qui est allé chez les
étudiants. Après son passage, j’ai dit: «C’est bon.» Ils ne se rendaient
tellement pas compte, ces gens-là, tellement ils étaient dans leur
machin: c’était tellement évident que leurs réponses n’étaient pas
claires ! Et sans savoir, sans préjuger de ce que je vais lire dans les
bouquins des uns et des autres. Sans savoir ce que j’ai pu découvrir.
Nous, dans les régions, par rapport aux Parisiens, on était quand même
loin de tout ça, loin de toutes ces magouilles à la con. A mon sens, après
avoir lu le bouquin de Campinchi, je me dis que dans les régions, il y
- 344 -
avait petit à petit du bureaucratisme, il y avait un certain nombre de
dysfonctionnements, mais on était loin de toutes les magouilles. Qu’est-
ce qu’ils pouvaient faire comme magouilles ? La tête pensante et
chercheuse était là-haut ! Il y a eu sans doute des magouilles, il y a dû
avoir des trucs, mais les dirigeants, sur le terrain, ils nous ont surtout
pris notre temps. Notre militantisme: voilà ce qu’ils nous ont pris, rien
d’autre ! Mais il y a eu d’autres choses qu’ils nous ont données, c’est
pour ça que je ne regrette pas. Mais je pense que ceux qui étaient à
Paris, c’est une autre affaire. Il y avait d’autres enjeux, beaucoup plus
importants.
Il n’y avait pas du tout de tendances alors ?
Tendances ? Chez nous ? Non ! Vous rigolez ?
Même au niveau local ?
En tout cas à l’intérieur de l’OCI: non ! Ce n’était pas possible ! Il y
en a un qui a voulu faire ça et il s’est fait virer manu militari. Un mec
qui est arrivé, un jeune, qui a fait son GER.
Sur Lyon ?
Oui. Il a voulu créer une tendance: il s’est fait virer. Mais ça a été
tellement vite qu’on n’a même pas eu le temps de voir passer. Il n’y
avait pas de tendances à l’intérieur de l’OCI, c’était positivement
inconcevable !
Et à partir du moment où vous êtes passés de l’autre côté de la barrière,
c’est-à-dire à l’OCI, quelles étaient vos relations avec l’AJS ? Vous aviez
des consignes à propos des militants de l’AJS qui…
… qui n’étaient pas OCI ? Oui.
Parce que je suppose que vous continuiez à être à l’AJS ?
Bien sûr: vous rigolez ! Il faut travailler, un peu. Il ne faut pas rien
foutre ! Et on faisait toutes les actions de l’AJS. Les consignes…
On vous demandait d’être discrets, par exemple ?
Par rapport à l’OCI ? Oui. C’était pas nous qui décidions qui
recruter et comment. Ou alors on nous posait la question et c’était le
responsable. Il y avait le responsable AJS qui n’était pas le même que
le responsable OCI. Des fois c’était le même, des fois non.
Mais vous ne vous cachiez pas non plus ? On vous demandait juste d’être
discrets ?
Voilà. On ne se cachait pas. On ne nous posait pas de questions. […]
De toute façon, on ne peut pas poser de questions sur quelque chose
qu’on ne connaît pas. Il n’y avait donc pas de mal à être discret.
Est-ce que l’OCI avait des relations régulières avec d’autres
organisations ?
Question à 1000 francs ! C’était difficile puisqu’on était les ennemis
de tout le monde. On était toujours à côté de tous les mouvements et
actions unitaires. Puisqu’ils avaient toujours une orientation
- 345 -
différente. On a eu très peu de relations: ni avec la LCR, ni avec le
PSU, ni avec les maos. Dans les manifs on était plutôt en train de se
castagner qu’autre chose.
En dehors de l’organisation vous faisiez surtout du travail syndical.?
Voilà: syndical, politique pour l’AJS, politique pour l’OCI, mais tout
seuls. Pas de partenariat, non. Jamais de partenariat. C’était difficile.
On aurait bien voulu, nous, au niveau étudiant.
Et même des associations, comme la Libre Pensée ?
Certains d’entre nous appartenaient à la Libre Pensée. Paul, par
exemple, appartenait à la Libre Pensée, mais c’était certains d’entre
nous, des militants anciens. Si d’autres étaient en souterrain, ils étaient
sans doute en souterrains dans d’autres organisations. […]
Et tout au long de votre engagement, vous avez constaté des variations
dans la ligne ou même dans les pratiques organisationnelles ? Par exemple
au niveau de la méthode d’action. ? Quand vous y repensez, vous avez
plutôt le sentiment d’une continuité ?
Oui, j’ai plutôt le sentiment d’une continuité, voire d’une rigidité.
C’était plutôt la grosse machine, même si on n’était pas très nombreux.
Tout souterrain, tout organisé autour: c’était quand même une grosse
Bertha. Donc pour bouger tout ça. C’était difficile de changer les
choses ! J’avais l’impression que c’était toujours très rigide.
L’OCI avait des leitmotiv ?
«Nous serons des millions et des millions !» On ne vous l’a jamais dit
celle-là ? Enfin ! Oui, pour les leitmotiv, il suffit d’ouvrir Informations
Ouvrières. Récemment j’ai rencontré un ami de mon père qui a 65 ans
et qui est à l’OCI à Valence, et pour le fun je lui ai acheté Informations
Ouvrières. Alors je n’ai pas fini: ce n’est pas possible. Les même
leitmotiv. C’est absolument impressionnant ! Oui, il y a des leitmotivs:
dans les mots d’ordre, dans les façons de parler: oui, bien sûr. […]

Il y avait un type d’action favori ?


(Soupir) A l’OCI ? Il n’y a pas beaucoup d’actions visibles. Ce sont
toutes des actions invisibles dans le cadre des organisations affiliées.
Dans le cadre de l’OCI même, à part vendre Informations Ouvrières,
faire signer certains tracts, aller vendre le journal sur les marchés ou à
la sortie des usines, ou faire une grosse action, tout le reste c’était
l’action dans l’organisation de jeunesse et dans les syndicats. C’était ça
leurs types d’actions. Il y avait très peu d’OCI pur.
Donc c’était surtout par ce biais qu’on cherchait à recruter des militants ?
Bien sûr. Le creuset, pour nous, c’était le syndicat. Bien évidemment.
C’était le recrutement. Et l’organisation de jeunesse. L’AJS. Il n’y a
pas d’action type, puisque tout était souterrain. Il ne pouvait pas y
avoir d’action type.
- 346 -
Et au niveau de la culture politique, la référence à l’histoire jouait un
grand rôle dans la légitimation des actions, dans les discours ?
Oui. Oui. Le livre de chevet était Quelques enseignements de notre
histoire. Je suppose qu’on vous en a parlé. […] C’est celui qu’on devait
avoir à notre chevet. C’est une façon de voir l’histoire. Quelques
enseignements de notre histoire est une référence constante. L’histoire.
Toutes les relations avec les autres partis de gauche ou d’extrême
gauche – le Parti socialiste, le Parti communiste…– étaient toujours en
relation avec l’histoire. Plus toutes les relations avec les organisations
de la Quatrième Internationale, on replaçait toujours ça dans une
perspective historique.

On évoquait beaucoup le niveau international ?


La Quatrième Internationale ? Oui ! Beaucoup ! Et dans le cadre des
actions, on avait souvent des actions de solidarité avec des
organisations de la Quatrième Internationale. Ça, par contre, c’était
un des côtés de notre action. […] [A propos de la place de l’histoire:] Je
crois que ça dépendait beaucoup des militants et de leur culture
militante, de leur histoire dans le parti. Si on regarde Paul, par
exemple, il avait beaucoup de références à l’histoire. Mais le reste du
temps: les jeunes militants ou même les responsables de cellules, les
étudiants, étaient plutôt dans l’action. ça dépendait des gens et de leur
aura.

Philippe Campinchi, à propos d’action, parle d’un certain culte de la


violence, lié notamment au service d’ordre: vous avez connu ça, vous ?
Vous parliez de machisme: est-ce que ce machisme allait jusque-là ?
Je n’irais pas jusqu’à «culte de la violence». Mais peut-être que dans
certains cas, ça s’est fait. Chez nous il n’y avait pas de très gros bras:
avec des petits maigrichons, c’était difficile d’avoir un culte de la
violence. Mais dans la première période que j’ai vécue, on en avait un
peu plus de gros bras. Nous faisions souvent partie du service d’ordre.
On était d’ailleurs souvent sollicités par les autres. C’est ce que
disaient nos militants: qu’on était toujours en dehors des actions
unitaires – ils disaient d’ailleurs que c’était la faute des autres – mais
que, par contre, dès qu’il fallait constituer un service d’ordre ils
faisaient appel à nous parce qu’ils savaient qu’on était un peu
entraînés. Donc c’est vrai que nos militants étaient souvent en
première ligne dans le service d’ordre, qu’ils avaient un peu plus
d’entraînement et de discipline que les autres. J’ai pas mal de copains
qui se sont pris des grenades lacrymogènes en pleine gueule. On a
quand même eu pas mal d’accidents. Mais de là à un culte de la
violence…
- 347 -
Plutôt de la virilité ?
Je ne dirais pas ça. C’était plutôt de l’autodéfense. De l’autodéfense
un peu organisée.
Dans le cadre d’une période où il fallait encore s’imposer face au Parti
communiste ?
Oui parce que, quand on arrivait en face du service d’ordre de la
CGT, il fallait assurer: ça pétait ! Avec les maos aussi, ça pétait
beaucoup. Je me souviens, à la fac, on a eu plusieurs fois des prises
de… et là il fallait qu’on assure sinon on se faisait prendre des roustes.
Mais je m’en souviens simplement pour des actions bêtes, par exemple
pour une élection au CROUS: on avait fait appel au service d’ordre du
parti. Pas seulement des étudiants mais du parti ! Parce qu’on
craignait de se faire rentrer dedans par les gros bras de la CGT qui
étaient là, d’ailleurs.
Vous avez dit «nous» pour le service d’ordre: ils sollicitaient aussi des
femmes ?
Non. Quand je dis «nous» c’est générique, mais il n’y avait jamais ou
très peu de femmes au service d’ordre. […] Je vous ai dit qu’ils étaient
machos quand même. Alors qu’à la LCR, j’avais remarqué qu’il y
avait des nanas dans les services d’ordre. Non. Nous, ils étaient
vraiment des machos purs et durs. C’est clair. Mais, je ne m’en suis
rendu compte véritablement qu’après mon départ.
Quant à la LCR, il me semble qu’ils ont dû faire face à un afflux
considérable d’étudiants dès avant 1968, ce qui fait que les vieux militants
du PCI se sont retrouvés à près de 10% des effectifs et qu’ils ont été obligés
de s’adapter.
Oui. Parce qu’on avait quand même pas mal d’ouvriers. Des vieux
militants syndicalistes qui formaient la base, et c’était quand même
intéressant parce qu’ils apportaient à la fois la matière – puisqu’ils
avaient aussi été formés – et le terrain. C’étaient des gens qui allaient
bosser. Qui se levaient à 5 heures du mat’. On avait par exemple un
vieux militant de la Rhodiaceta et on allait souvent diffuser à la sortie
de son job. C’était des gens avec du sens. C’était ceux-là qui nous
permettaient de tenir: ce n’était pas que du bla-bla. Personnellement je
n’aurais pas été convaincue par le bla-bla. Mais entre Paul et – je ne
me souviens plus comment s’appelait l’autre – et d’autres militants, il y
avait du sens, il y avait du fond. C’était pas que des étudiants. Je
comprends que la LCR ç’ait été autre chose. Ils se sont donc adaptés.
Mais enfin ceci dit, j’ai retrouvé une ancienne nana de la LCR qui
m’avait fait trop rire: elle était en psycho avec moi quand ça a été ma
phase de psycho. On avait eu aussi des grandes grèves en 75 contre la
loi de Saunier-Saïté. Je me souviens que c’était une nana un peu
costaude qui disait: «Nous en tant que nanas…» C’était la porte-parole
- 348 -
des nanas de la LCR, qui était féministe. Je l’enviais quand même un
peu parce qu’elle pouvait dire «Nous en tant que nanas.» Nous, on
n’avait pas le droit. Elles se moquaient de nous parce qu’elles disaient
qu’on était dans un parti de machos, mais elles avaient raison. Là-
dessus, on discutait pas trop, parce que c’était vrai au fond.
Et pour en revenir à votre exclusion, ou plutôt votre départ.
Oui, je me suis fait radier, c’est différent. […] L’affaire Berg a
démarré en 1978 mais vraiment éclaté en 1979. Comme je vous l’ai dit,
j’ai quand même essayé de me battre à l’intérieur du parti. C’était
mon orientation: se battre à l’intérieur, par des textes répétés à la
direction.
Quel était votre discours ?
J’avoue que je ne sais plus vraiment quel était l’objet de mes textes.
Je sais que c’était lié à la bureaucratisation et au fonctionnement de
l’organisation. Sur la libre discussion, sur les orientations, sur les
choix. C’était sur des questions de fond. Mais c’était assez large. Je me
souviens que j’avais fait une lettre de dix pages à la responsable. Elle
m’a répondu une lettre de trois pages sur du papier torchon où il n’y
avait que des injonctions à me la fermer. […] En plus j’avais gardé
ceux de mes collègues qui avaient fait d’autres textes. Mais c’était ça:
sur la bureaucratisation du parti, sur l’organisation, sur la discussion.
Le centralisme démocratique ne devait pas vouloir dire fermer sa
gueule. Discuter sur les fondements – sur ce qui nous avait fait rentrer
au Parti – qui étaient, selon nous, en train de dériver. Et sur la façon de
diriger des dirigeants. Comme on s’adressait à nos dirigeants pour
critiquer leur façon de diriger, qu’ils n’étaient plus capables
d’entendre puisqu’ils étaient devenus des bureaucrates, ils n’étaient
plus nos vrais dirigeants. Puisque dans un parti où il y a un vrai
centralisme démocratique, les dirigeants n’ont pas à se rebeller
lorsqu’on critique leur façon de diriger. Ils ont à discuter. Donc ce
n’était plus possible que cela dure encore longtemps.
Il y avait d’autres étudiants dans ce combat ?
Oui, on était deux-trois dans cette affaire-là. Ce qui se passait aussi,
c’était l’orientation dans l’UNEF. Moi j’étais en combat singulier
contre le fameux responsable, qui a été longtemps président de
l’UNEF, qui s’est déchargé sur moi de toutes les tâches désagréables
parce que j’ai longtemps été secrétaire ou trésorière régionale. Ça a été
assez terrible puisqu’il me faisait porter la responsabilité
d’orientations dont il était le responsable. Par ce fameux centralisme
démocratique, j’assumais, mais ça commençait vraiment à me
travailler. Jusqu’au dernier congrès de l’UNEF où je suis montée
presque à sa place, il s’était arrangé pour être malade à ce moment-là,
et j’ai donc été obligée d’aller à la tribune à sa place. Il faut savoir que
- 349 -
j’étais très timide à l’époque. Donc aller à la tribune pour causer
devant des milliers de gens, ce n’était pas simple pour moi, d’autant
que j’étais à ce moment en combat interne contre la direction. Et que
lui m’impose de monter à sa place ! Il y avait des fonctionnements qui
n’étaient plus possibles.
Ce n’était pas possible de refuser ?
Non, ce n’était pas possible. C’était très dur. Il y avait des espèces de
réflexes. Et c’est aussi contre ces réflexes-là que je suis partie. Parce
qu’après, il y avait les gens qui vous avaient élue. On était en pleine
réunification, en pleine réorganisation du syndicat. Tout le combat
qu’on avait mené pour recruter des syndiqués et pour avoir un
syndicat qui ait une réelle action sur la fac. On était en plein là-dedans:
moi ça faisait six ans que je me battais là-dessus, donc je n’avais pas
envie de tout voir se casser la gueule à cause de l’autre ! Après, ce
n’était pas discutable: on me faisait des reproches à moi. C’était une
situation inextricable. Donc après le congrès de réunification, auquel
j’ai participé en 1980, j’ai changé de rayon: je suis allée chez les
enseignants pour essayer de m’en sortir. Donc, comme je vous l’ai dit:
après que Pierre Lambert soit descendu, j’ai dit à mon responsable de
rayon que je voulais partir.
Vous avez changé de rayon à la toute fin alors.
A la fin, oui. Pour essayer de rester au parti. Et pour me dire que ce
n’était peut-être que chez les étudiants – parce que l’autre, il était
pourri – que ça ne pouvait pas marcher. Et c’est vrai que chez mes
collègues enseignants il y avait plus de souplesse, plus d’écoute et
moins de bureaucratisation. Mais il n’empêche que lorsque Pierre
Lambert est descendu pour nous expliquer son baratin à la noix de
coco, il n’y a pas eu beaucoup de réactions. Je me suis dit: «Qu’est-ce
que c’est que ce truc ?.»
Il consistait en quoi, son discours ?
Je ne m’en souviens même plus. Ça concernait l’affaire Berg et le
fonctionnement du parti qui avait permis qu’une telle chose se
produise. Des justifications bidons. Il faudrait regarder dans mon texte
de départ: je l’ai dit dedans. Mais c’était vraiment: «Il nous prend
pour des guignols.» «Il est pourri», quoi. «Il nous raconte des choses, il
est encore en train de nous mentir.»
C’était plutôt les formules qui vous… ?
Ce n’était pas vraiment les formules, c’était plutôt l’explication qu’il
a donnée à l’affaire Berg, et la justification de certaines choses. Et là
j’ai senti, très très fugacement – parce que je n’avais absolument pas
les éléments, je m’en suis rendu compte en lisant le bouquin de
Campinchi – qu’il y avait plein d’autres choses derrière et qu’il ne
nous disait pas. Qu’il nous prenait vraiment pour des guignols, et que
- 350 -
ce n’est pas possible de consacrer toute sa vie, 24/24, au militantisme
dans un parti si, derrière, c’est tout pourri. Et effectivement, comme en
plus il y avait toujours cette espèce de personnification, il ne fallait pas
critiquer Pierre Lambert !
A ce point ?
Ah ! Oh là là ! Et même dans les régions ! C’était impensable de
critiquer le grand Manitou ! Je m’en tapais du grand Manitou ! Et
j’étais sûre qu’en critiquant ouvertement Pierre Lambert ils n’allaient
pas me retenir. Ce qu’ils n’ont pas fait d’ailleurs, c’est évident. Je
dirais que c’est ça qui m’a sauvée: il y a des gens qui ont besoin d’avoir
des personnalités auxquelles ils s’identifient et je n’avais pas besoin de
ça. Pour moi, tout ce que disait Lambert c’était creux et pas du tout
intéressant. Et surtout c’était faux. Donc je n’allais pas rester pour sa
bonne tête, d’autant qu’il n’a pas une bonne tête, entre nous soit dit.
Plus de sens.
Et pour votre départ, vous avez envoyé une lettre ?
Non, je suis allée à une réunion de cellule. J’ai dit ce que j’avais à
dire, j’ai craché mon venin. Gentiment d’ailleurs, puisque j’étais
quelqu’un de très timide et de pas très extériorisé. Ils ont dit qu’ils
allaient faire passer mon texte mais j’ai bien compris à la tête de mes
collègues, de mes camarades, qu’ils n’allaient pas me retenir. Donc je
suis partie. Et je n’ai plus jamais eu de rapports avec l’organisation. Si,
j’en ai eu parce que j’avais participé à l’achat du local de la région:
donc après on s’est arrangés pour me désengager de cette affaire-là.
C’est Paul qui s’en est occupé. Avec Paul ça ne me dérangeait pas
d’avoir encore des rapports. Mais ça a été assez radical la rupture.
C’était ça qui était intéressant. J’ai vu avec d’autres camarades que
c’était pareil: la rupture a été radicale et non seulement elle a été
radicale, mais pratiquement je n’en ai plus jamais reparlé après.
Même avec mes copains qui sont partis en même temps que moi. C’est
marrant.
Vous avez continué à avoir des relations ?
Avec quelques personnes qui sont parties, oui. Mais les gens qui
étaient copains. De temps en temps j’en croisais dans les manifs et on
ne se parlait même pas. Et ça continue encore aujourd’hui: les régions,
c’est petit. Ça dépend peut-être de la bannière sous laquelle on est,
mais si on n’est pas loin, on peut se croiser. Il y a beaucoup d’anciens
camarades partis à cette période qui sont passés au Parti socialiste.
Beaucoup. Avec ceux-là on se voyait, on rigolait. Je ne suis pas entrée
au Parti socialiste pour autant. Ils étaient dans une fraction du Parti
socialiste, je ne sais pas laquelle – peut-être des mitterrandistes
d’ailleurs. […] Quand je suis entrée dans les GRETA en 1993, comme
c’était l’époque où ça a commencé à merder, on a pas mal milité. Et on
- 351 -
s’est retrouvés tous d’anciens militants d’extrême gauche, qui venaient
de toutes tendances: des maos, des PSU, des LCR, des OCI… et on a
formé une liste intersyndicale ! C’était trop chou. J’ai retrouvé ma
fameuse collègue qui disait «Nous, en tant que nanas» dans cette liste
intersyndicale. On ne voulait aller ni au truc du SGEN, ni au truc du
SNES, ni à tous ces machins qu’on avait connus plus jeunes. C’était
intéressant parce qu’on s’est rendu compte qu’on avait le même fond.
Que c’était sur les moyens, sur tout ce que nos anciens dirigeants
avaient fait mousser. Qu’au fond, on était très très proches. Bien sûr,
on avait des désaccords sur les modalités d’action, mais ce qui nous
rassemblait tous c’était une façon d’analyser, un fond commun. Et que
c’était intéressant. Et on s’est tous fait virer. […]
Vous aviez des liens très forts qui vous unissaient à l’organisation ?
Je ne sais pas ce que vous appelez des liens très forts. Un vrai
engagement, oui. Je suis partie quand j’ai décidé de partir. Pourtant,
en analysant après coup – je vous dis ça parce que j’y ai réfléchi à la
lecture du bouquin de Campinchi, ce que je n’avais pas fait avant – je
me suis rendu compte que c’était une famille pour moi. Une seconde
famille choisie, ce qui n’est pas pareil que la famille d’origine puisque
c’est des gens élus, qui ont la même pensée, le même désir de faire du
bien à l’humanité et tout le bazar. Mais quand vous vous rendez
compte que cette famille vous trahit, eh bien vous la quittez. Et sans
état d’âme. Par contre je pense que j’ai gardé une certaine amitié pour
des gens que j’estimais, des vrais militants, comme Paul. Lui c’était un
vrai militant. Il s’est fait embarquer sur la fin de cette histoire: le
pauvre. Et deux-trois autres. Et il y a un an j’ai retrouvé une ancienne
nana que j’aimais bien, qui travaille à la ville de Lyon. […] On ne va
pas reprendre des rapports mais c’était sympa. Et je me suis rendue
compte que ça faisait vingt ans qu’on s’était pas vues et on se parlait
comme si on s’était vues la veille. C’est vrai qu’il y avait des «liens
familiaux», entre guillemets. On se voyait tout le temps, toute la
journée, etc. Même si on était tous différents, on avait quand même un
sens très fort qui nous reliait. J’ai gardé dans la tête, avec les gens que
j’estimais – parce qu’il y en a que je n’estimais pas –, et cette nana en
faisait partie, un lien qui ne se rompra jamais. Symbolique. Mais ce
n’est pas pour autant que la rupture avec eux m’empêche de vivre.
Parce que j’ai rompu et je n’ai jamais cherché à revoir tous ces gens-là.
Je n’ai revu que les gens qui étaient des amis à moi, et tous les amis à
moi n’étaient pas restés. Ils sont tous partis. Donc pas de mystique du
parti, pas de personnalisation. Mais, selon moi, ça c’est très lié à
l’individu et ceux qui avaient ça ont dû avoir du mal à s’en sortir. Ils
ont sans doute eu du mal à partir. J’en connais quelques-uns qui sont
restés. […] Je me demande si, dans ce parti, ils ne recrutaient pas aussi
- 352 -
des gens qui avaient des problèmes. Parce qu’à Lyon il y en avait une
tripotée qui avaient des problèmes. Psy, je veux dire. De formation, je
suis psychologue clinicienne. Et a posteriori… Je ne sais pas si c’est ce
fonctionnement en vase clos qui était très conteneur, psychologisant,
mais il y en avait qui étaient bien frappés. C’était vraiment particulier,
quand même.

- 353 -
Entretien
avec
Christian Béridel
Val-de-Fontenay, mercredi 3 mars 2004.

Je n’avais pas une conscience politique développée, dans la mesure où


mon père n’était pas organisé politiquement ; par contre il avait une forte
conscience de classe: je n’utiliserais pas le terme «instinct» parce que c’est
un terme qu’on utilise à un certain niveau, mais un sens de classe très très
fort. Je voudrais rappeler quand même qu’il est né en 1904: en 1914, il a
quitté l’école parce que les hommes étaient à la guerre, et il labourait les
champs avec les chevaux et allait à l’école avec des sabots. Dix kilomètres
pour aller à l’école en sabots. Ensuite, il a été employé comme bûcheron
pendant la deuxième guerre mondiale parce qu’il ne voulait pas aller au
STO et il a fini sa dite carrière professionnelle – ce n’est pas une carrière –
comme fondeur dans une usine de cuivre: il travaillait sur les fours russes,
il parlait toujours des fours russes qui étaient très efficaces. Il n’a jamais été
adhérent d’un quelconque syndicat ou d’une quelconque organisation
politique, par contre je me souviens de petits souvenirs politiques
personnels liés à lui entre autres. C’est en 1956, je crois que c’est mon
premier éveil politique, j’écoutais avec lui la radio, – j’avais donc six ans
puisque je suis né en 1950 – quand il y a eu l’invasion de la Hongrie.

Il écoutait la radio, il était très impressionné, et j’étais à côté de lui – je ne


me souviens pas, bien sûr, des textes mais de l’émotion très profonde qu’il
avait ressentie et il me l’avait transmise. Je me souviens aussi d’une femme
qui faisait beaucoup de commentaires à la radio – toi-même tu ne t’en
souviens pas. Geneviève [Tabouy]: «Attendez-vous à savoir !» – c’était
toujours ce qu’elle annonçait. Après coup j’ai su que c’était une agent
d’information pro-soviétique. C’est amusant d’apprendre ça vingt ans
après.
Le deuxième éveil politique,c’est amusant, c’est dans une église: tout
simplement en 1958, le curé de la paroisse, qui était, lui aussi, une figure
très particulière, à la fois jésuite, missionnaire, et exorciste (j’ai appris plus
tard, quand j’ai fait une petite recherche sur lui, qu’il avait été pétainiste)
avait prononcé un discours anti-de Gaulle, et avait dit : «Oui, je sais qu’on
m’écoute, là», certainement des gens de l’évêché qui écoutaient son
- 354 -
discours, contre de Gaulle en 1958 – j’avais 8 ans. On vivait dans une cité
ouvrière, style corons.
C’était à Evreux ?
Non, à [LaBonneville-sur-Iton], 1500 habitants. Sept cafés ! Très
important l’alcoolisme, très important. Mais je connaissais bien l’usine et il
y avait trois cités: la cité des contremaîtres qui était un peu mieux ; la cité
des immigrés en bois, où il n’y avait pas de conditions d’hygiène du tout,
près de la rivière ; et la nôtre.
Mais c’était dans le Nord alors ?
Non, c’était à cent kilomètres d’Evreux… et [LaBonneville] même à dix
kilomètres d’Evreux. On se faisait un honneur de ne pas être un village
rural, dans la mesure où il n’y avait pas de fermes. Par contre il y avait un
maréchal-ferrant: à dix mètres de l’église on voyait régulièrement les
chevaux qui étaient ferrés par le maréchal-ferrant ; le décalage était
amusant, lui aussi: à la fois il était maréchal-ferrant et il avait une petite
boutique où sa femme vendait des produits électriques, des lampes, etc. Sur
la sensation d’appartenir à une classe, au niveau de l’habitation, c’était
vraiment très frappant : quand on allait à l’école, on passait par « les
derrières », c’est-à-dire par les champs ; on contournait la rue principale,
qui était par « les devants » – ça fait penser aux [ci-devants], les gens bien,
ce sont les commerçants, les artisans, les enseignants, les instits, et bien sûr
les encadrants c’est-à-dire les contremaîtres, les chefs. Nous, on passait
par-derrière, par les champs, par… comme mon père disait: par « les
chemins de traverse ». Les chemins de traverse, ça fait aussi penser aux
traverses du chemin de fer, parce que ça aussi c’est une chose que j’ai
oubliée, il avait posé des traverses de chemin de fer quand il avait une
vingtaine d’années – son père lui-même avait été employé au chemin de
fer. Ça, c’est du côté de mon père.
Du côté de ma mère, c’était différent dans la mesure où elle était issue
d’une famille où il y avait eu de l’argent, mais son père avait fait faillite et
avait été cantonnier. Mais lui était de tradition catholique très forte alors
que mon père était très distant avec la religion: c’est un élément explicatif
quand même important, j’ai baigné beaucoup dans la religion, et j’avais
ressenti très fortement l’embrigadement religieux. En même temps, il y
avait des aspects positifs, et cela vient éclairer certains aspects du
militantisme : mes premiers héros c’était les héros, les saints… ou des
images pieuses qu’on avait dans les missels. L’amour des livres m’est venu
par le plaisir de toucher un livre, un missel. Avec les bordures dorées, le
papier délicat… comme d’ailleurs la belle collection maintenant, papier
bible. La collection la Pléiade, c’est bien pour acheter, mais ce n’est pas
pratique pour lire, parce qu’on ne peut pas mettre de notes dessus, c’est
trop fragile. Donc ces histoires que m’avait racontées mon curé avaient
forgé en moi des personnages héroïques, que j’ai retrouvés, bien sûr dans la
- 355 -
littérature, mais qui se sont tout naturellement, logiquement poursuivis par
les personnages de la révolution russe, et les militants par exemple du
Maitron, inconnus mais très actifs là où ils étaient. Pour moi il y avait une
certaine continuité, malgré ces contradictions.
Voilà pour la dimension de classe. Au niveau politique, je n’étais pas du
tout politisé, en 1968, j’étais au lycée d’Evreux, on s’est retrouvés en grève.
Mon père était mort depuis un an, c’est important ; à ce moment-là, ma
mère ne travaillait pas encore à l’usine. Je regardais Mitterrand à la
télévision parler à l’Assemblée nationale et j’ai trouvé ça très bien. Je
n’avais rien compris de ce qu’il se passait au niveau du lycée, au niveau de
Paris, la situation de grève générale: je n’avais rien compris du tout. C’est
six mois après que j’ai compris que j’étais passé à côté de 1968 ! C’est pour
ça qu’après je me suis dit que je ne passerais plus jamais à côté d’un
mouvement de lutte sociale. C’est pour ça qu’à chaque fois qu’il y avait des
grèves importantes (1995, 2003), je voulais être dedans et voir ce qu’il se
passait et comprendre. Surtout ne pas passer à côté. Surtout pas à côté de
l’histoire. Et c’est pour ça que je me suis passionné aussi pour l’histoire,
entre autres.
Donc il y a eu une espèce de prise de conscience au moment où…
Oui, par rapport à la prise de conscience politique, eh bien justement
l’année scolaire après 1968, un lycéen m’a proposé de lire un journal :
Rouge. Que j’ai lu avec beaucoup d’attention, je crois qu’il me l’a proposé
deux-trois fois. Là aussi un truc très bizarre : ce jeune ne m’avait pas invité
à une réunion, il ne m’avait rien proposé – ce n’était pas un bon militant,
parce que quand même, quelqu’un qui lui achète le journal alors qu’il n’a
pas beaucoup d’argent: il ne m’a rien proposé ! Ce qui fait que je l’ai
oublié, et c’est seulement trois ans après, à la suite d’une grève, en 1971, au
retour du service militaire : ça faisait six mois que j’avais repris le travail,
on s’est retrouvés en grève. A ce moment-là j’étais à Evreux, une militante
de la LCR, syndiquée à la CGT, m’a proposé de rencontrer des camarades à
elle, parce que – et c’est un épisode aussi amusant – en pleine grève à la
fois je suis allé voir la CGT, non, le Parti communiste qui m’a proposé…

Tu étais déjà postier ?


J’étais déjà postier, j’étais à la CGT, et donc il m’a proposé d’adhérer au
Parti communiste: ma copine, que je connaissais, parce que j’étais aussi
avec elle, m’a proposé d’aller voir des trotskystes. Je lui ai dit : « Ecoute, je
vais te dire franchement: je suis invité à une prochaine réunion de cellule
du PCF ; je vais y aller parce que j’ai promis aux gens du Parti
communiste, mais il faudra que tu m’expliques rapidement quelle est la
différence entre les communistes et les trotskystes, parce que je suis pour
l’expropriation des patrons, j’ai lu ça dans le Manifeste communiste, c’est
la seule culture politique que j’aie, c’est le Manifeste de Marx: en dehors de
- 356 -
ça je ne sais rien, mais je suis pour l’expropriation des patrons ; si on n’est
pas pour l’expropriation des patrons, je ne suis pas d’accord !»
Je suis allé à la réunion de cellule et il y avait trois nouveaux, et deux
nouvelles cartes seulement. Comme c’était un couple, j’ai dit : «Eh bien,
écoutez, prenez vos cartes, je viendrai la semaine prochaine avec ma
nouvelle carte. Puisqu’il n’y a pas une troisième carte.» A ce moment-là, il
y avait la remise de cartes et tout, c’était sérieux, c’était la tradition.
Entre-temps, j’ai discuté avec les trotskystes et ils m’ont dit : «Nous, on
est pour l’expropriation du capital, la preuve: on va te faire lire le
programme commun et tu verras il n’y a rien sur… au contraire: ils veulent
nationaliser avec remboursement… avec rachat ! Et même pas sous les
conditions de contrôle ouvrier, etc. Voilà notre propagande.» Aussitôt je
me suis dit : «Ah, non, surtout pas le Parti communiste.»
En plus, je ne connaissais pas les méfaits du stalinisme, mais je m’étais
rendu compte d’une chose, quand même, du point de vue de la
bureaucratie: ça faisait trois jours qu’on était en grève, d’un côté les gars du
centre de tri dont je faisais partie, de l’autre côté les gars de la distribution.
On faisait nos assemblées générales ensemble, ça se passait relativement
bien, on était motivés, on avait des revendications et tout. Au bout de trois
jours arrive un gars de Paris : «Ecoutez, je suis permanent de la CGT, on va
s’organiser autrement parce que ça ne fonctionne pas bien, la grève. On va
d’abord séparer. Vous allez faire deux assemblées: une assemblée [pour le
centre de tri] et l’autre pour les facteurs, où était mon frère.
Petite parenthèse :
Mon frère était facteur aux PTT, et c’est une des raisons pour lesquelles
j’ai travaillé aux PTT [puis à La Poste] moi, n’ayant pas de diplôme.
J’avais trouvé que c’était très bien de travailler la nuit. Je travaillais à ce
moment-là en deux sur quatre: deux nuits je travaillais, deux nuits je me
reposais. J’avais toute la journée de temps libre. J’ai oublié de donner un
élément quand même: j’accompagnais ma copine qui était étudiante à
Rouen, et là-bas, je voyais les trotskystes ! J’étais impressionné par des
militants qui prenaient la parole dans les assemblées générales, dans des
prises de parole. Je les admirais, mais je n’avais pas fait le lien avec les
militants syndicaux pro-PC et ceux qui étaient pro-LCR. On n’en parlait
pas comme ça puisque je venais de province ; j’allais à Rouen deux fois par
semaine pour retrouver ma copine ; je travaillais la nuit donc, je la
rejoignais et de temps en temps on allait voir des assemblées générales,
mais je n’avais pas fait le lien politique avec ce journal Rouge que j’avais
acheté en 1969.
Tout de suite j’ai fait le choix de maintenir le contact avec les militants
trotskystes de la LCR et je n’ai pas repris contact avec ceux du Parti
communiste, d’autant plus que j’ai compris – je reviens sur le
comportement bureaucratique – que celui de la CGT qui avait organisé ça,
- 357 -
c’est parce qu’en fait il voulait contrôler la grève ; il avait dû faire un deal
avec la direction pour que la grève ne dure pas trop longtemps, et en effet la
grève a été cassée. On a fait voter séparément les gens de la distribution,
dont le responsable syndical CGT était un de [mes] copains.
Je m’en souviens très bien parce que c’était un Antillais, et à cette
époque-là il y avait très peu de Noirs à Evreux. J’en avais connu deux : le
fils d’un soldat américain – parce qu’il y avait une base aérienne, la plus
grande base aérienne d’Europe, la B-A 105, qui a fermé dans les années 70
– et l’autre, le fils du bureaucrate syndical que j’ai connu par la suite, qui
était Antillais, et lui était aussi au parti. Ils avaient décidé que la grève ne
devait pas durer trop longtemps. Ils étaient mal organisés, ils n’avaient pas
élaboré de plate-forme revendicative. Je me souviens très bien: je le vois là,
quasiment, ce vieil Antillais qui avait les cheveux blancs, qui prenait sur
une enveloppe et qui écrivait au crayon à papier les revendications émises
par les collègues – cette enveloppe je l’ai gardée ! J’avais récupéré ce bout
de papier où il avait noté les cinq-six revendications pour lesquelles les
collègues de la distribution, dont mon frère était membre depuis… Il était à
la CGT, il m’avait toujours dit beaucoup de bien de la CGT, il me disait:
«Tu verras, les gars de la CGT c’est des battants ! C’est des combatifs !»,
etc.
Tu parles de ton frère, là ?
Oui. Au bout de trois jours on nous a séparés: d’un côté ceux du centre de
tri, et ceux de la distribution qui ont repris le boulot. On s’est dit : «Mais
qu’est-ce que c’est que ça ? On nous a dit ʺ″Unitéʺ″ et on part en grève
ensemble et on arrête chacun de notre côté: qu’est-ce que c’est que ce
cirque-là ?» (…) Tout surpris et tout naïf, je vais voir le responsable de
l’Union locale, M. [Després], qui était un militant aussi du Parti
communiste et de l’Union départementale ! Je vais le voir dans son bureau.
(Sa fille et sa femme étaient employées de l’hôpital psychiatrique avec
mes sœurs, par la suite, quand elles sont devenues militantes. Je me suis
retrouvé donc avec le bureaucrate CGT stalinien Parti communiste, donc,
aux PTT, et mes sœurs trois ans plus tard se sont retrouvées face à face
avec les filles, beaucoup moins agressives et moins bureaucrates, et la mère
qui étaient elles, employées de la CGT… à l’hopital psychiatrique en tant
qu’infirmières, dirigeantes CGT.)
Je vais donc voir naïvement ce monsieur là, sérieux, qui devait avoir une
quarantaine d’années. Et je lui dis : «Mais monsieur je comprends pas, y a
un monsieur qui vient de Paris, là, il est en train de foutre le cirque dans la
réunion, il est en train de casser la mobilisation, vous pourriez pas venir
pour réparer un peu les choses ?» Il me répond: «Ecoute, moi ce n’est pas
mon boulot: lui, il est des PTT, je suis dans l’interprofessionnelle,
débrouillez-vous comme ça !» Ça a été mon premier constat vécu, à chaud,
de comment s’y prenaient des bureaucrates pour diviser une lutte et
- 358 -
comment l’enrayer. Alors, pourquoi voulaient-ils l’enrayer ? ça je n’ai
jamais su. Et pourquoi ils s’y sont pris comme ça, et comment ils nous ont
manœuvrés ? Je n’ai rien vu je n’ai rien compris. J’ai senti des choses mais
j’avais 22 ans, je venais du service militaire, je n’avais pas de formation
politique: je n’avais appartenu, je n’avais été membre – j’insiste bien sur le
terme, je n’avais été membre d’aucune organisation. (Souvent on parle
d’appartenir et je ne sais pas si je m’appartiens à moi-même ; je
n’appartiens ni à ma famille, ni peut-être à ma classe – encore faudrait-il
qu’elle soit fidèle à ses objectifs et à ses traditions – et à plus forte raison à
un parti: membre, donc, d’aucune organisation.) Voilà ma première
expérience d’une lutte sur le terrain revendicatif.
Donc ton engagement à la LCR ?
Mon engagement à la LCR, bien sûr, est venu très rapidement après.
Quand la copine m’a dit : «Ben voilà ce que t’as vécu ! Voilà ce que font
les bureaucrates syndicaux ! Ils cassent les luttes, ils ne permettent pas aux
travailleurs de s’organiser: ce que tu as constaté toi de façon naïve, c’est
leur pratique c’est leur spécialité ! Hein, et quand quelqu’un n’est pas
d’accord avec eux ils le mettent à l’écart, ou ils font semblant de pas
l’entendre.» Là, ça a été très rapide, mon engagement politique a été très
très vite: tout ce que j’avais accumulé de sensations, d’appartenir à une
classe, à un milieu social à part, opprimé – je me sentais toujours à part:
cette sensation-là, je l’ai ressentie quand je suis arrivé au lycée.
Quand je suis arrivé au lycée d’Etat, je me suis senti étranger, parce que
c’était la période où les premiers fils d’ouvriers arrivaient au lycée.
D’ailleurs, je me souviens d’une jeune fille qui, à mon avis, en a fait
l’expérience probablement encore plus dure que moi. Elle était fille
d’immigrée yougoslave, mariée à un monsieur algérien membre du FLN
travaillant en usine. Cette fille a réussi à avoir le bac, et très peu de temps
après avoir eu le bac elle est partie en Algérie. Je parle d’elle parce que j’ai
un souvenir très fort d’elle, on était voisins, et comme c’était une fille
« arabe » et que moi j’étais « français », on ne se parlait pas beaucoup, mais
on se voyait dans la cour du lycée. Je suis sûr que ce que j’ai ressenti, elle a
dû le ressentir encore plus fort que moi. Peu de temps après son diplôme,
elle est repartie en Algérie, parce que son père avait dû lui parler de la
révolution algérienne: lui-même avait été arrêté en tant que membre du
FLN. D’ailleurs, on disait [dans le voisinage] : «Oui, il cache des armes.
Un de ces jours il va nous égorger», etc.
Il faut se souvenir que j’avais entre six et douze ans au moment de la
guerre d’Algérie, entre 1956 et 1962 : donc là aussi [j’ai connu] le racisme,
la xénophobie. J’ai le souvenir encore très précis de mon oncle devant
partir en Algérie, qui ne voulait pas y aller – pas par conviction politique, il
ne voulait pas faire la guerre, et il était coincé. Ma mère lui disait : «Vas-y,
vas-y, sinon ils vont te mettre en prison.» Il a fini par partir [à la caserne],
- 359 -
mais il n’est pas allé jusqu’en Algérie parce qu’il est tombé malade ! Il a eu
une crise de tuberculose, il n’est jamais allé en Algérie, tuer ou participer à
la répression d’une quelconque façon.
Pour en revenir à ton engagement à la LCR, comment ça s’est
organisé ?
Quand j’ai compris la logique entre le quotidien et la pratique syndicale,
tout de suite je me suis dit: «Ah ! On ne m’aura pas deux fois.» (Je me suis
fait avoir, mais en d’autres circonstances, enfin le principal c’est de lutter.
Même si on échoue, le principal c’est de se battre.) Tout de suite les
contacts avec les camarades de la LCR – qui étaient quand même assez
importants pour une petite ville de 50000 habitants à cent kilomètres de
Paris ; c’étaient apparemment des enseignants (une douzaine à ce moment-
là) qui étaient les organisateurs : l’un était prof d’histoire, l’autre – le plus
reconnu – était prof dans un lycée technique. Il avait été maoïste et venait
de Paris – il avait un nom breton. Quant aux autres camarades… l’un était
pion – dans le lycée technique aussi, d’autres étaient des lycéens du prof
dans le lycée technique dont je viens de parler, un autre était un militant –
alors lui a eu un itinéraire… C’est quand même important de parler de
l’itinéraire de deux de ces militants: l’un est passé au Parti socialiste dans
les années 80, et l’autre est passé au Parti socialiste vers 1975 – lui, Fred,
avait été militant très actif à la fac d’Aix, il avait été représentant de la
section française de la Quatrième Internationale en Allemagne et je me
souviens d’une photo de lui à côté de Rudi Dutschke en 1968. On avait de
bonnes relations, et j’étais très impressionné par ses interventions ; je
trouvais que, en cellule – je parlerai plus tard de la façon dont je suis arrivé
en cellule – je n’avais rien à dire une fois qu’il avait parlé.

Plusieurs années après, quand j’ai appris qu’il était passé au Parti
socialiste, je me suis dit: «Il faut que les ouvriers parlent !» C’est bien
gentil d’avoir des profs qui apparemment ont une grande culture, un grand
savoir etc., mais si eux sont capables de telles erreurs ou de telles trahisons,
il ne faut pas qu’on les laisse parler à notre place. C’est à nous de parler et
plus jamais à eux. D’ailleurs, c’est un des constats que j’ai faits : dans toute
l’histoire du mouvement ouvrier, on commence par se faire l’avocat des
travailleurs, ensuite on s’en fait les porte-parole ; après on prend la parole à
leur place et après on parle en leur nom, et les travailleurs n’ont plus droit à
quoi que ce soit, sinon de voter dans les organisations ou de voter dans les
termes du parlementarisme et de l’électoralisme. J’ai mis du temps à le
comprendre, mais c’est par la pratique là aussi que… Il y a deux façons de
comprendre: y a par la tête et par les tripes, le mieux c’est de comprendre
des deux façons. Donc très rapidement on a eu des écoles de formation. A
ce moment-là ça a été très dynamique. C’était la seule organisation
présente, la LCR, à Evreux.
- 360 -
Mais tu as intégré la Ligue avant qu’on te fasse une formation,
alors ?
Non. La formation… On m’a dit: «Ecoute, nous on est sérieux, on n’est
pas comme au Parti communiste, on ne rentre pas n’importe comment.»
Mais tu participais aux réunions quand même d’abord ?
Non, non. Donc on avait des écoles de formation tous les vendredis soirs
– c’était très actif.
D’ailleurs, ça me rappelle un vieux militant ouvrier, un militant du Parti
communiste qui avait rompu avec le PC: c’était notre seul ouvrier, notre
vrai ouvrier. Il travaillait à l’usine métallurgiste, qui était de Navarre – c’est
d’autant plus amusant que c’était une annexe de l’usine où mon père avait
travaillé à LaBonneville. LaBonneville et Navarre dépendaient du même
trust qui est devenu… à ce moment-là, c’était la pointe Bic. Il travaillait le
cuivre aussi pour les pointes de stylo. Tous les ans il y avait une fête de la
pointe Bic: on recevait des stylos, etc. Lui était donc de la même entreprise
générale que ça.
Alors, on le chouchoutait notre prolo – il était pas si vieux que ça, mais il
avait vraiment tous les problèmes du prolo: il buvait, il fumait, et il avait
une vie familiale difficile. Il avait du mal prendre du temps pour militer,
par exemple pour payer sa cotisation il avait décidé de fumer moins – on ne
demandait pas grand-chose au niveau financier, mais pour lui c’était déjà
beaucoup. La formation se passait donc tous les vendredis dans une maison
qu’était d’ailleurs sur les anciennes habitations des officiers américains
[…] dans le quartier Saint-Michel. A Evreux il y avait quatre quartiers
ouvriers. […]. Et là on allait régulièrement [suivre des cours] – c’étaient
bien sûr les profs qui nous faisaient les cours de formation: pour moi,
c’était une grande découverte, c’était passionnant. En même temps, on nous
conseillait des livres. A la fin de l’année, ceux qui le souhaitaient
participaient à un cours de formation, à un stage national de formation,
dans la région parisienne – j’y suis allé. A la rentrée, au mois de septembre,
on m’a dit : «Puisque tu as fait la formation, tu as déjà commencé à vendre
le journal avec nous, tu as distribué des tracts avec nous, on t’invite à
adhérer.» J’étais très fier, pour moi c’était une initiation – une entrée dans
le camp des exploités ; et j’étais fier aussi de participer – surtout à une
échelle internationale, puisque c’était ça qui m’avait enthousiasmé. Ils
m’avaient expliqué: «Nous on est internationalistes ! On est cosmopolites,
on est révolutionnaires, on veut changer la société pas seulement en France,
partout.»
Pour moi c’était un discours magnifique. J’étais complètement absorbé,
happé par l’enthousiasme militant ; d’ailleurs ça se sentait au niveau
physique, je passais mon temps en distributions de tracts, en réunions, les
ventes de journaux – on faisait une distribution de tracts tous les quinze
jours aux portes des usines à 5 heures du matin, à 7 heures du matin, à 11
- 361 -
heures – au moment de la sortie, à l’autre entrée à 1 heure –… la sortie de
l’hôpital psychiatrique à deux heures moins le quart, et on faisait ça tous les
15 jours la feuille de boîte, c’était La lutte continue à ce moment-là.
Les tracts étaient faits localement, ce n’est pas comme maintenant où le
recto est fait centralement et on fait les échos de boîte: là on faisait les
deux. Mais j’avais constaté que les feuilles de boîte quand même, ce n’était
pas fait par les ouvriers –, on était peu – mais par les enseignants. Les
cadres politiques donnaient la ligne à travers le tract et aussi sélectionnaient
les articles de boîte qu’ils allaient écrire. Nous on écoutait, pourtant on
s’appuyait sur ce qu’on disait ; je sentais bien que – pourtant moi-même,
bien sûr, j’étais en situation d’être travailleur ; quand même, si on pense
aux années 70, la majorité des travailleurs n’avaient pas encore un bagage
scolaire relativement important. Le fait d’avoir déjà le niveau bac et d’avoir
un certain bagage de lectures me mettait un petit peu – pas seulement moi,
parce qu’il y avait aussi d’autres ex-lycéens qui étaient là, certains qui
étaient infirmiers psychiatriques, d’autres qui étaient dans l’éducation à
l’enfance inadaptée – dans l’encadrement social…

Deux étaient entrés à l’usine et se sont fait virer parce qu’ils avaient créé
une section CFDT. La CFDT a appris qu’ils étaient militants trotskystes,
elle a dénoncé les camarades auprès du patron et ils se sont fait virer. Je
m’en souviens d’autant plus que mon frère travaillait dans cette usine, et
que lui était à ce moment-là militant CGT et PC. Il était au Parti
communiste, mais il n’y est pas resté longtemps – il n’a jamais été formé
politiquement, et il était raciste. D’ailleurs, on avait une copine qui était
très mal vue, et elle avait de bons rapports avec les immigrés, il[s]
l’appelai[en]t «la fille à bougnoules»… pour te montrer l’ambiance à ce
moment-là entre les Français-Français blancs et – déjà à ce moment-là – les
étrangers, qu’ils soient « noirs » ou « arabes ». Cette camarade n’a jamais
été militante de l’organisation, mais on la connaissait parce qu’elle était
venue nous voir: elle nous avait appris que son mari avait été militant de
l’OCT – Organisation communiste des travailleurs. C’était une scission de
la LCR sur la région parisienne et d’autres villes importantes universitaires,
et elle s’était retrouvée dans cette usine où mon frère a travaillé une dizaine
d’années.
Donc, à travers ces petits détails, on avait quand même un tissu social lié
aux travailleurs qui n’était pas négligeable. Par ailleurs, on habitait dans les
quartiers où il y avait une population ouvrière et immigrée importante, donc
on avait un tissu de liens avec les ouvriers et les exploités et opprimés, en
particulier les immigrés. On vendait régulièrement le journal, à la fois au
centre-ville et dans le quartier où j’habitais – à deux cents mètres au-dessus
de la poste où j’habitais, à la Madeleine, qui correspondait à peu près à la
moitié de la population d’Evreux, et on avait toujours des bons contacts.
- 362 -
Je voudrais parler de l’émotion que j’ai ressentie la première fois où j’ai
dû – je dis bien « j’ai dû » – vendre le journal: c’était très bizarre, j’ai senti
qu’à la fois j’étais travailleur, mais que je ne l’étais plus, qu’on allait me
regarder autrement. J’assumais totalement mes positions politiques, mais le
fait que des gens allaient me voir en train d’exposer mon journal, c’était
quelque chose de très bizarre. Ils allaient me percevoir comme un étranger,
quelqu’un de différent, et peut-être d’une manière hostile: alors que j’étais
comme eux, en même temps je me suis senti complètement différent d’eux.
Je me donnais à voir – je n’étais pas exhibitionniste – et à la fois j’étais fier
d’assumer ça et en même temps je ne savais pas comment l’assumer. Je me
disais : «Mais qu’est-ce qu’ils vont penser de moi, mes collègues,
maintenant qu’ils savent que je suis révolutionnaire ?», ou que je veux être
révolutionnaire et que je suis trotskyste – ça m’avait fait très bizarre comme
sensation. Mais ça s’est vite passé. J’ai retrouvé là un ouvrier qui est venu
me voir et ça m’a fait très plaisir, un ouvrier qui avait été fondeur avec mon
père à l’usine de LaBonneville et qui lui aussi avait déménagé dans les
« cages à lapins » – c’est comme ça que ma mère appelait les immeubles…
dans les cages à lapins de la Madeleine, et qui est venu me dire bonjour et
m’a dit : «Ah, je me souviens bien de ton père», etc. Je me souvenais de lui
parce que, quand on amenait à manger à mon père, il faisait chauffer sa
nourriture sur le four, quand il n’avait pas eu le temps de manger à la
maison. Ils buvaient ensemble, et ils ne buvaient pas que du lait: ils
buvaient de l’alcool, l’alcoolisme étant, bien sûr, assez développé.
Là encore une figure ouvrière qui me revient : quand je finissais de
travailler…. (je mélange un peu tout, mais ce n’est pas grave: c’est
important de rendre compte de la dimension sensibilité ouvrière et
conscience de classe). Mon frère a fait le même travail que mon père avait
fait: mon frère s’est retrouvé fondeur – et je me souviens d’être entré un
dimanche matin, à six heures du matin, et d’avoir retrouvé mon frère en
train de bouger la grande tige en métal du four embrasé et rougeoyant en
plein hiver – c’était magnifique. A tous points de vue… il y avait un
embrasement de toutes les nuances.
Retour à l’aspect militant: on s’est retrouvés, à une période à Evreux, 16
militants maximum: c’est beaucoup, vraiment beaucoup pour une petite
ville de 50 000 habitants. On avait eu une circulaire venant de Paris où ils
disaient qu’ils étaient 10 à Lille ! Entre Lille qui devait avoir peut-être au
moins 150, 200 000 habitants, et une petite ville de 50 000 habitants. On
avait vraiment un bon brassage social, mais en même temps on percevait
les limites: il faut quand même rappeler que c’était en pleine période du
programme commun. Je me souviendrai toujours de la première discussion
un peu théorique qu’on a eue dans l’organisation – de plus c’est une
question que j’ai entendu encore poser il y a quelques mois – sur la nature
du Parti socialiste: le Parti socialiste est-il un parti ouvrier ou un parti
- 363 -
bourgeois ? ! Question à 100 francs ! Il y avait un prof qui était dans le
technique qui disait: «Non ! C’est un parti bourgeois !», etc., et les autres
disaient «Ouais, c’est un parti bourgeois, bureaucratique.» A un moment on
me pose la question: «Et toi, qu’est-ce que t’en penses ?» Je dis: «C’est
quand même un parti ouvrier, parce qu’il y a des ouvriers dedans, ils ont
des militants syndicaux, ils ont des travailleurs qui votent pour eux. Ils ont
des militants qui disent qu’ils sont au Parti socialiste.» A ce moment-là les
ouvriers osaient dire qu’ils étaient au Parti socialiste, maintenant on n’en
voit plus: ça fait 15 ans que je travaille au PLM ou dans un centre de tri ou
ailleurs, je n’ai jamais entendu dire des militants qu’ils étaient au Parti
socialiste ! Au mieux ils avouent qu’ils votent pour le Parti socialiste, ça
peut-être, mais jamais qu’ils sont au PS ! Et là, y en a qui le disaient.
C’était la grande période de débat entre le PC et le PS, et la CFDT menait
l’opération «rentrée CFDT dans les Assises pour le socialisme». C’est un
peu plus tard que ça a eu lieu, en 1974. J’avais dit : «Je pense que le PS a
un côté ouvrier.» Et on m’a répondu: «Mais voyons, il y a la fameuse
phrase de Lénine: ʺ″ouvrier par sa composition et bourgeois par sa
politiqueʺ″», un point c’est tout, c’est tout simple. Donc à mon avis, le Parti
socialiste est encore ouvrier – même s’il est de moins en moins ouvrier par
sa composition, mais par ses électeurs il l’est encore, par ses références
historiques, par sa filiation !… Et bien sûr de plus en plus bourgeois libéral
et réactionnaire par sa politique, ça il en avait déjà fait la preuve bien avant.
C’est amusant de voir comment des discussions théoriques peuvent être
posées et réglées d’une façon toute simple. On fait quand même au
minimum une synthèse à la fois entre le pratique et le vécu, et puis un peu
de références historiques et théoriques.
Tout à l’heure tu disais que tu as rompu plusieurs fois avec la
LCR… ?
J’ai toujours été critique – même si j’étais embrigadé, j’étais un
embrigadé critique. C’était un des avantages de la LCR et qui m’avait
enthousiasmé : il y avait des vrais débats, des droits de tendance avec les
modalités qui étaient prises pour [permettre] des débats. A l’échelle locale
il y avait même des tendances à l’échelle de la ville ! Des camarades
écrivaient des textes de deux, trois, cinq pages pour préparer un congrès de
ville, ou pour préparer un congrès départemental, ou un congrès régional. A
plus forte raison dans les débats nationaux on avait les moyens de
s’exprimer, de se regrouper autour de textes qui étaient proposés ; ceux qui
étaient d’accord avec les textes prenaient contact, donnaient leurs noms,
allaient à des réunions régionales ou parisiennes et s’impliquaient dans les
débats contradictoires, divergents, mais toujours de façon respectueuse,
honnête et sans magouilles – il y en avait, je l’ai appris plus tard, mais ça
restait correct.

- 364 -
C’était démocratique alors ?
…oui, démocratique, ouvrier… j’insiste sur la notion de démocratie
ouvrière, le centralisme étant pas trop autoritaire, ce qui n’est pas le cas
d’autres organisations. Donc, j’ai été membre de différentes tendances, et il
y a une tendance dont j’ai été membre et ça m’a beaucoup marqué à
plusieurs niveaux, la tendance bolchévik-léniniste: ceux qu’on a appelé les
«morénistes» ! Nahuel Moreno était un des dirigeants d’une section latino-
américaine, donc, argentine, dans les années 1975-1985 – je crois qu’il est
mort dans ces années-là – et j’avais fait connaissance de cette tendance et
de militants argentins qui étaient venus à une réunion régionale à Rouen.
C’était en quelle année ?
Dans les années 1975-76. Dans le cadre d’un congrès mondial.
Donc tu militais déjà depuis trois ans.
Oui. Ces camarades avaient une critique très dure par rapport à la
politique guérilleriste, guérilla urbaine et guérilla rurale, en Amérique
latine, et aussi par rapport à ses implications en matière d’organisation et en
matière d’opportunisme par rapport à l’URSS, aux bureaucraties, et aux
nationalismes des différents pays. On a discuté du coup d’Etat et de la
répression qui avait déjà eu lieu au Chili et aussi en Argentine. Ils avaient
réussi à maintenir une organisation de 5 000 militants, en pleine
clandestinité, ce qui m’avait beaucoup impressionné. Suite à ça et à
d’autres débats, je suis devenu membre de leur tendance, j’avais des
contacts réguliers avec eux. Ça a eu une importance puisque en 1979 il y a
eu la fameuse affaire de la brigade Simon Bolivar au Nicaragua : au
moment de la révolution nicaraguayenne, lesdits morénistes soutenaient
bien sûr la révolution et la lutte contre Somoza au Nicaragua, mais en
même temps de façon critique par rapport au mouvement sandiniste.
Les morénistes et d’autres disaient: «Il faut envoyer une brigade, parce
qu’il faut faire comme pendant la révolution espagnole, il faut frapper
ensemble mais lutter séparément. Premièrement ce sera la meilleure façon
de montrer notre solidarité c’est d’aller sur le terrain, donc se battre et lutter
les armes à la main ; deuxièmement, être sur le terrain pour favoriser et
soutenir les ailes les plus radicales du mouvement et des populations, et,
pourquoi pas, essayer de gauchir le mouvement sandiniste ; et
troisièmement affirmer au niveau international une volonté d’apparaître
dans une situation révolutionnaire, ce qui n’arrive pas tous les jours, étant
donné ce qui se passe en Europe où les dimensions de crise sociale ont
rarement pris ces derniers temps une dimension révolutionnaire. » Même
s’il y avait des processus, on en était loin: mai 1968 on avait vu ce que ça
avait donné ; donc, suite à cette décision, les morénistes ont été exclus…
les dirigeants !… j’insiste bien. Au niveau international et au niveau
national de la Quatrième Internationale du Secrétariat unifié, comme

- 365 -
l’appelaient les « pablistes » ou les « frankistes369 » – Alain Krivine, Daniel
Bensaïd et Gérard Filoche. En solidarité avec les dirigeants [exclus] je me
suis considéré comme exclu aussi.
C’est un élément important : jusque-là j’avais toujours considéré que ma
place était à Evreux. Pour deux raisons – j’insiste bien sur le terme que je
vais utiliser – j’étais un provincial: je me voulais cosmopolite et
internationaliste, mais dans ma façon de vivre et de sentir j’étais encore très
provincial ; j’avais une grande défiance par rapport aux gens de Paris, aux
Parisiens qui prétendaient tout savoir, venaient de temps en temps nous voir
et nous parlaient de choses qu’on ne connaissait pas, comme si nous on
était des imbéciles. J’ai le souvenir du provincial qui voyait les Parisiens
arriver avec leurs grosses voitures, qui roulaient vite, et se promenaient
avec des bottes comme s’il y avait des bouses de vache partout dans les
villages. Ça c’était le touriste qui avait des résidences secondaires et j’étais
de ceux qui étaient plutôt paysans-ouvriers. Ils voyaient d’un mauvais œil
en général ceux qui venaient de là-bas, là où les choses se décident, que ça
soit le gouvernement ou les organisations politiques, c’est toujours pareil:
c’est toujours là-bas que ça se décide. Même s’il se passait de grandes
choses, comme si nous on n’était que des petits pions, des attardés, sociaux
et même politiques, et surtout culturels. C’est vrai qu’ils avaient beaucoup
de goût: ils s’habillaient bien, ils parlaient bien – je suis ironique bien sûr
en disant ça ; vivant à Paris maintenant, je ne me considérerais jamais
comme un Parisien. Mais cet aspect-là est important parce que j’aimais
venir à Paris pour les débats, pour acheter des bouquins, pour des fringues,
etc. A ce moment-là, dans les grandes villes non universitaires, il n’y avait
pas de loisirs, comme ceux qui existent maintenant, ou des moyens
culturels. Quand on voyait des gens qui venaient de Paris on était toujours
un petit peu… C’était contradictoire: si c’était des étrangers c’était
fortement positif – parce qu’ils étaient des étrangers d’ailleurs de la France,
mais en même temps défiants parce que les Parisiens, on avait l’impression
qu’ils étaient un peu condescendants à notre égard.
L’autre aspect c’était tout simplement la timidité du provincial qui n’est
pas encore sorti de son trou et est un peu inquiet de prendre le métro, de
conduire une voiture, dans le périphérique tout simplement, tous ces
aspects-là de la vie quotidienne. On peut vouloir être révolutionnaire, on est
toujours limité psychologiquement dans ses comportements sociaux, de
modes de vie et de mœurs. Deuxième aspect, à ce moment-là il n’y avait
pas beaucoup de militants ouvriers implantés et j’étais quand même devenu
relativement reconnu politiquement et syndicalement – quand je dis
« reconnu », c’est bien sûr aussi à titre personnel puisque la part d’ego est

369
Frankistes : du nom de Pierre Frank, dirigeant du PCI et de la Quatrième
Internationale (Secrétariat unifié). (Y.C.).
- 366 -
toujours présente en chacun de nous, mais je n’avais pas la grosse tête.
J’avais été élu secrétaire départemental du syndicat CFDT départemental
de l’Eure aux PTT.
Tu avais changé de syndicat entre-temps ?
Oui, parce qu’ils s’étaient tout de suite aperçus que j’étais trotskyste, ils
m’avaient mis à l’écart.
Ça me rappelle une chose : il y avait eu un congrès de la CGT où certains
avaient appris que j’étais trotskyste. J’avais été candidat à la commission
exécutive CGT et certains avaient dit «Non ! C’est un trotskyste, c’est un
gauchiste, il ne doit pas être élu !» A ma grande surprise, certains gars de la
CGT avaient pris ma défense en disant : «Nous, on n’est pas trotskystes du
tout, mais il a l’air d’être honnête, ce garçon, c’est un jeune gars qui veut
faire des choses: pourquoi pas l’accepter dans la commission exécutive
? On verra bien ce qu’il fait.» J’avais été élu à la commission exécutive – à
ce moment-là il n’y avait pas trop d’émulation – malgré la défiance des uns
et des autres. Mais en fait on me donnait pas de tracts à distribuer, on ne
m’invitait pas aux réunions, on avait essayé de me marginaliser. Faisant ce
constat, avec mes camarades de cellule, on avait décidé collectivement
qu’il serait plus adroit que je passe à la CFDT, où il y avait une ouverture
plus grande.
En effet, très rapidement, j’ai pu participer à une diffusion de tracts, à des
prises de parole dans mon service, à des grèves, à des réunions dans les
instances syndicales. J’ai participé à la commission exécutive, au bureau
syndical et constitué un petit noyau oppositionnel contre ceux qui étaient
pro-PS dans la CFDT. Il y avait un copain écolo, une fille un peu féministe,
deux jeunes qui sortaient de fac et étaient un peu critiques, deux autres qui
faisaient un travail « solidarité immigrés » dans le bureau de poste à
Vernon, et des gens d’horizons différents. Néanmoins, ils avaient tous un
point commun : une volonté d’avancer, de faire des choses qui n’étaient pas
habituelles, chacun à sa manière, en respectant les positions des uns et des
autres, sans chercher à s’imposer. Par nos comportements, on s’était
retrouvés, chaque fois qu’il y avait une lutte de bureau, un problème de
démocratie ou de critique de l’autoritarisme, à voter ensemble. C’était un
point que j’avais, c’était ma bataille personnelle et là-dessus j’ai toujours
continué à proposer des votes: chaque fois qu’il y avait des votes, on se
retrouvait, et des gens qui n’étaient pas obligatoirement d’accord se
retrouvaient avec nous. Ce qui fait que, au sein de la commission exécutive,
il y avait 30 membres, et j’avais réussi, avec d’autres bien sûr, mais j’étais
le seul militant de la LCR à ce moment-là… Après, d’autres sont venus à la
LCR, suite à ce travail qui avait été fait On avait toujours 6 ou 7 personnes
qui votaient sur mes propositions, sans pour autant être d’accord avec tout
ce que je disais. En plus de ça, on avait quand même des discussions

- 367 -
politiques, c’était la période du programme commun: il y avait un débat
beaucoup plus riche, je dirais, que maintenant.
Sachant que j’avais déjà un certain bagage, de capacité d’expression et
d’écriture, ils se sont eux-mêmes tournés vers moi lorsque le responsable
départemental a été muté dans un autre département. Ils n’avaient personne
d’autre de relativement compétent, alors ils m’ont dit : « Christian, serais-tu
d’accord pour être secrétaire ? » Moi, je le souhaitais. Non pas que je
voulais devenir bureaucrate et avoir des responsabilités, mais je considérais
que je pouvais être utile de cette manière sans pour autant imposer mon
point de vue. C’est d’ailleurs ce que je leur avais dit : « D’accord, je suis
trotskyste, mais ce n’est pas pour autant que je ferai passer mes positions.
A chaque fois je donnerai mon point de vue, il y aura un vote, et les
camarades qui seront d’accord pour participer au bureau syndical et moi
nous n’irons jamais au-delà de ce qui a été décidé collectivement. On sait
bien que les camarades ne sont pas sur des positions révolutionnaires, ce
n’est pas tragique : le principal est que, sur des questions de principe, nous
travaillions en respect total de ce qui a été décidé. Si ça se fait avec des
débats et des votes, il n’y aura aucun problème. » D’ailleurs ça a très bien
fonctionné.
Une autre raison pour laquelle j’avais accepté, c’est que je m’étais dit :
« Je vais pouvoir participer et soutenir des grèves. » Normalement, j’aurais
pu être permanent. C’est important : ça veut dire être détaché à temps
complet et ne pas travailler, passer son temps comme responsable syndical.
Je me voyais très bien passer mon temps comme responsable syndical : je
rappelle que je travaillais la nuit, donc ça ne me posait pas de problème
pour la journée, même si je ne pouvais pas dormir beaucoup. J’avais
demandé à être demi-permanent. Je crois que j’avais très bien fait parce
que, déjà, j’étais accaparé, non pas malheureusement par les grèves, mais
par la paperasserie ! Les tracts, les circulaires, les réunions avec
l’administration, avec les receveurs, les réunions interprofessionnelles, à
l’union locale, à l’union départementale, etc. Le contact que je souhaitais
développer avec les autres boîtes était très limité. De plus, je faisais aussi
partie d’une commission juridique : c’était la période où il y avait des
licenciements. Je me suis donc vite rendu compte que mon enthousiasme
était très tempéré par le mode de fonctionnement d’une réalité assez
décevante, faite d’un quotidien banal et monotone. Pour sortir du banal et
du quotidien, il fallait animer, et non pas, comme on dit maintenant,
« gérer ».
C’est un mot que je ne supporte pas : les patrons « gèrent » des boîtes, les
syndiqués « gèrent » maintenant des syndicats. Je n’aime pas non plus le
mot diriger. Je lui préfère animer, avec le sens d’animation, d’apport
d’enthousiasme à un fonctionnement qui est souvent monotone. J’étais
donc très content, au bout de deux ans, de ne pas me représenter comme
- 368 -
secrétaire départemental, d’autant plus qu’à ce moment-là j’ai demandé ma
mutation pour Paris. Moi, le provincial, je suis arrivé à Paris en 1981. La
veille de l’élection de Mitterrand. Mais je ne suis pas de ceux qui sont allés
fêter à la Bastille l’arrivée de Mitterrand ! (rire) […]
Comment en es-tu arrivé à quitter ton organisation ?
Très complexe ! Au niveau national, il y avait la question des camarades
du groupe bolchévik-léniniste qu’on appelait couramment les morénistes.
C’est d’ailleurs comme ça que j’ai connu des Argentins exilés, qui parlaient
de pas mal de choses. Il faut savoir qu’à ce moment-là, au niveau
international, il y avait un rapprochement entre Nahuel Moreno et Pierre
Lambert. C’est un raccourci pour essayer de faire comprendre qu’il y avait
là un enjeu que je n’avais ni envisagé ni compris. Je ne l’ai compris que
plus tard. Entre-temps, je me suis trouvé embarqué là-dedans. Je dis bien
« embarqué ». Je ne dis pas que j’étais inconscient, mais je ne mesurais pas
toutes les conséquences que ça allait avoir à la fois du point de vue
politique et de celui de ma vie personnelle. C’est là qu’on voit que le
militantisme peut avoir une dimension très forte.
L’année où il y a eu une situation de scission, est arrivée à Evreux une
enseignante qui était membre de ce qu’on appelait la TLT, la Tendance
léniniste-trotskyste, dont l’animateur était un certain – c’est ironique –
[Daniel] Gluckstein370 , avec Nemo. On disait déjà à ce moment-là, bien que
je n’aie pas voulu le croire, pensant que c’était des méchancetés, que c’était
une taupe de Pierre Lambert. Au moment de la scission, il n’y a pas que les
morénistes qui sont sortis de la LCR : il y a aussi les membres de la TLT. A
Evreux, il y avait donc une personne de la TLT, qui à mon avis devait être
en fraction avec les lambertistes. Je m’en suis rendu compte. On est sortis
[de la LCR] à trois : ma sœur, qui travaillait comme infirmière
psychiatrique, mon beau-frère, qui travaillait aussi à la Poste, et moi. Si
l’on compte cette camarade enseignante, on est sortis à quatre. Pour une
ville où l’on était quinze au maximum, quatre personnes qui partent c’est
un coup très dur. Ce n’est pas pour nous valoriser. Je me souviens du départ
d’un camarade : un seul camarade qui partait, c’était déjà un coup très dur.
On était tellement soudés, et il y avait une telle ambiance !
C’est la différence entre le militantisme parisien et le militantisme de
province : on passait énormément de temps ensemble. Plus que de la
camaraderie, il y avait de la chaleur humaine. Il y avait une grande
solidarité : on passait du temps au syndicat, à la maison, on prenait le café,
on parlait… C’était encore à la période où on disait : « La révolution en
France, ça sera dans quatre ou dans cinq ans. » On se faisait un calendrier
de la révolution ! Alors que maintenant, on ne parle plus du tout de

370
Dirigeant actuel du Parti des travailleurs et candidat pour le PT aux élections
présidentielles (Y.C.).
- 369 -
révolution : moi j’y pense, mais surtout en rêve… (rire) Car devant les
autres on n’ose même pas prononcer le mot. Alors quand je veux faire de la
provo, je parle de révolution : ça les réveille. Donc on parlait beaucoup de
ça.
D’autant qu’il y avait un camarade qui était très très bien, et qui a été, par
la suite, animateur des grèves de cheminots. C’était un fils d’anarchistes
espagnols qui avaient combattu au moment du Front populaire : ils vivaient
en France avec leurs six ou sept enfants, dont quatre étaient militants.
C’était un camarade de grande valeur, qui avait fait deux années de fac en
philo et qui avait décidé de s’établir : il est devenu infirmier psychiatrique,
puis instit, et ensuite cheminot, ce qu’il est resté jusqu’à sa retraite à 50 ans.
Il était très actif et est lui aussi parti d’Evreux, pour aller à Rouen. Le
départ de quatre personnes en même temps a donc été très mal ressenti.
Moi-même, personnellement, je l’ai mal vécu. Ça s’est passé correctement
au niveau moral : il n’y a pas eu de coups, d’insultes, de vol de matériel…
Mais affectivement ça a été dur pour moi et pour ceux qui sont partis, de
même – je l’ai su par la suite – que pour ceux qui sont restés. On continuait
à vendre le journal pour la nouvelle organisation qu’on avait constituée. Au
niveau national, on était peut-être 200 à être sortis de la LCR.
C’était la LCI ?
Voilà : la Ligue communiste internationaliste. Cette scission est un des
éléments qui m’a décidé à partir à Paris. On avait dit avec les copains :
« C’est secondaire de rester à Evreux : que tous ceux qui peuvent monter à
Paris le fassent. » Ce qui fait que j’ai demandé ma mutation et que je suis
arrivé à Paris en 1981. Mais entre 1979 et le début de 1981, donc environ
un an…
Et que s’est-il passé entre 1976 et 1979 ?
Il y a eu des débats, mais je suis toujours resté membre de la LCR. C’est
en 1979 que je l’ai quittée. Je n’avais pas prévu de scissionner ! Je
participais au débat démocratique et je pensais qu’on pouvait changer la
politique. Je me disais aussi que, même si on était minoritaires, on pouvait
toujours envisager de rester à la LCR.
Il y a des dirigeants qui ont été exclus dès 1976 ?
Non. C’est moi qui me suis trompé. Mais dès 1976, les débats
commencent à prendre un tour… Et là, les lambertistes avaient bien
manœuvré. Je suppose aussi qu’ils l’avaient fait avec les dirigeants
morénistes, et pas avec des petits militants comme nous. Ils ont fait un sas
de sécurité LCI dans un premier temps, et puis au bout d’un an ils nous ont
proposé la fusion dans le cadre international. Stratégiquement, ce qui était
important, et ce que j’ai compris plus tard, c’est que d’un côté Pierre
Lambert et de l’autre Nahuel Moreno avaient décidé de casser ce qui restait
de la Quatrième Internationale, du Secrétariat unifié (SU). Au niveau
européen, en cassant la LCR, Lambert coupait le point fort du SU, et il
- 370 -
prenait son point fort en Amérique latine, qui était Nahuel Moreno. Cela
concernait l’Argentine surtout, mais aussi d’autres petites sections
d’Amérique latine. C’était un coup très dur porté au SU quant à sa
légitimité comme seul centre relativement bien constitué à l’échelle
internationale, et ça donnait une plus grande crédibilité et légitimité au
regroupement des lambertistes, qui étaient surtout en France mais avaient
aussi quelques sections à l’échelle internationale, avec les morénistes qui
étaient en Europe, et bien sûr en Amérique latine. Ça en faisait un centre
concurrent beaucoup plus crédible.
Je me souviens d’ailleurs très bien d’une réunion au local de l’OCI, qui a
été la seule fois où j’ai vu Nahuel Moreno et la première où j’ai vu Pierre
Lambert. Pour ceux qui ne connaissent pas les locaux des différentes
organisations, il faut quand même expliquer. Lutte ouvrière n’en a pas,
paraît-il, mais ils ont un château. Mais la LCR avait des locaux pour la
librairie de l’impasse Guémenée, des locaux dans une petite rue [près de
Nation], et ensuite ceux qu’elle a eus près du métro Télégraphe. Si on
regarde tous ces locaux, c’était certes sécurisé, mais c’était quand même
ouvert, lumineux, éclairé et abordable. La première fois où je suis venu au
local des lambertistes, on m’avait dit « Saint-Denis », et on s’est retrouvés
avec ma sœur du côté de l’autre Saint-Denis, le moins bien aimé, et on a dû
repartir de l’autre côté. On est alors arrivés à un local qui ressemblait à une
prison ! Il y avait un système de sécurité, verrouillé, qui, alors que nous
étions déjà un peu défiants et un peu critiques, nous a fait tout à coup nous
sentir coupables. On s’est sentis mal en arrivant pour la première fois dans
le local des lambertistes.
C’était encore une réunion de la LCI ?
Oui. A ce moment-là, on a eu devant nous Pierre Lambert et Nahuel
Moreno. Moreno parlait de l’Argentine, les mains dans les poches, très
décontracté. Il disait : « Voici le plus grand révolutionnaire vivant que je
connaisse : le camarade Lambert. » On voyait un peu la démagogie
ambiante. On la sentait, mais on ne savait pas jusqu’où ça irait, et surtout
(rire) jusqu’où ça irait dans le temps. On sentait vraiment qu’il y avait deux
mœurs différentes. Là, tout de suite, on s’est vraiment sentis embrigadés.
On était encore à Evreux, à ce moment-là. C’était en 1979. En 1980, c’était
déjà l’OCI-u. Je m’en souviens très bien parce qu’il y avait deux militants,
deux cadres politiques, dont un avait été un permanent responsable de la
région Bretagne et qui a été un bon copain de Berg. J’avais d’ailleurs très
vaguement entendu parler de l’affaire Berg, mais lorsque je lui ai posé une
question à ce sujet, il a aussitôt évacué. (J’ai ensuite eu l’occasion de
côtoyer ce Berg responsable à Carré Rouge. Je ne l’ai pas côtoyé de près,
mais j’assistais régulièrement aux débats de Carré Rouge, qui étaient
intéressants.) On s’est tout de suite sentis embrigadés parce qu’il y avait
deux cellules, les ordres du jour étaient très stricts, minutés, et ça
- 371 -
commençait toujours par : « T’as vendu combien de journaux ? Tu aurais
dû faire ci, tu aurais du faire ça… » Je ne dirais pas qu’ils étaient très
autoritaires, mais ils étaient très dirigistes. Il y avait à la fois une grande
capacité d’analyse politique, plus forte qu’à la LCR, avec une bonne
culture politique, par exemple par les lectures proposées et la qualité de la
documentation, et en même temps un grand dirigisme en ce qui concernait
le fonctionnement quotidien. On avait vraiment le sentiment qu’on était des
petits enfants auxquels on donnait telle ou telle consigne, alors que le reste
consistait en des questions trop importantes pour qu’elles soient discutées.
Il y avait peu de discussions politiques générales, en réalité. C’étaient
toujours des exposés brillants, relativement bien construits, mais qui ne
laissaient pas la place à des discussions parallèles et n’entraînaient
notamment pas des discussions de terrain. C’était toujours très cadré mais
pas vraiment précis sur « Qu’est-ce qu’on fait dans ma boîte ? », en dehors
de : « Tu vends, tu fais une pétition, tu fais signer, etc. » C’était très strict.
C’était la première fois où je faisais signer des pétitions au centre de tri où
je travaillais, et c’est vrai que ça avait du succès : mais parce que c’était la
première fois. Parce que quand je me suis retrouvé au PLM dix ans après,
et que c’était la centième fois que le PCI faisait signer une pétition, ça ne
marchait pas du tout (rire). La première fois, ça passe, mais quand les gens
se rendent compte au bout d’un certain temps que le mode de
fonctionnement consiste à faire signer une pétition, constituer un comité,
donner de l’argent, acheter le journal, puis aller à un meeting et qu’après,
tout est fini parce qu’on est embrigadé, pris en charge de A jusqu’à Z par
l’organisation politique, alors ça laisse à dire. Au niveau de l’aspect
psychologique, je me souviens que moi, je ne le vivais déjà pas très bien,
mais surtout mon beau-frère me disait : « Oh ! là ! là ! il y a encore une
réunion de cellule ce soir… »
A la LCR, quand il y avait une réunion de cellule, j’y allais avec
enthousiasme : j’étais pressé, j’arrivais toujours en avance, j’attendais le
journal comme si j’allais y lire des révélations… D’ailleurs, c’est aussi une
façon dont j’ai pressenti ma vie militante : mon rapport au journal et mon
rapport aux cellules. A savoir qu’au début, le journal c’était des
révélations : « De quoi ils vont parler ? », etc. Petit à petit, j’ai commencé à
me demander ce que moi j’aurais mis dans le journal. Encore après je me
disais : « Ils n’auraient pas dû écrire ça dans le journal. » C’est-à-dire que
l’enthousiasme passait à des phases plus critiques ou passives suivant les
moments.
Tu parles de Rouge ?
Oui, mais c’était la même chose pour Informations Ouvrières. C’est vrai
aussi que la maquette d’Informations Ouvrières était assez rigide, assez
tristounette. Par contre, j’aimais beaucoup, d’un point de vue strictement
pratique de lecture, et esthétique, la façon dont était présentée La Vérité, la
- 372 -
revue théorique. J’appréciais beaucoup : la graphie, les caractères,…
Beaucoup mieux que Critique Communiste ou que Quatrième
Internationale, qui d’ailleurs paraissait très peu souvent chez lesdits
« pablistes ». Après j’ai compris ce que c’était que d’être pabliste. Il y aussi
un terme que je voudrais reprendre, c’est celui de stalinien. Quand j’étais
en province, de temps en temps les copains disaient « les stals ». Et moi je
me disais : « Mais pourquoi ils disent les stals ?! » Il y avait une
connotation, ça faisait agressif… C’est seulement quand je suis arrivé à
Paris que j’ai compris que « les stals », il fallait bien les appeler « les
stals », qu’il y avait bien des raisons précises pour prononcer ce mot-là et
de cette manière. Et d’ailleurs je suis d’accord (rire), même si maintenant
ils sont de moins en moins stals, tout en étant toujours aussi magouilleurs.
C’est à l’OCI que tu as appris ça ?
Non, ça avait un peu commencé à la LCR, même si ça s’est fortement
renforcé après mon arrivée à l’OCI.
Comment s’est déroulée votre intégration à l’OCI ? Il y a eu des
débats, ou avez-vous plutôt été les spectateurs d’un accord passé entre
Nahuel Moreno et Pierre Lambert ?
J’ai parlé tout à l’heure d’une rencontre à caractère national avec
Lambert. C’était une conférence, mais je ne crois pas qu’il y ait eu de
congrès statutaire. Il y a eu des réunions statutaires. D’ailleurs, de ce point
de vue-là, un document très épais avait été écrit de façon alternée par les
courants lambertiste et moreniste sur la base d’un accord politique central
et de positions de principe relativement riches et solides. Surtout autour des
questions internationales, beaucoup moins de la situation française. C’était
un document très sérieux et dans des modalités tout à fait démocratiques.
Sauf au bout de quelques mois lorsqu’une phase critique est arrivée au
niveau de Nahuel Moreno.
Sur mon départ, donc, je serai rapide. J’étais entré à l’OCI-u à peu près
en 1980. J’y ai fait une année en province, mais j’ai profité de ma mutation
à Paris. C’était le moment où ils disaient : « Vote au premier tour pour
Mitterrand », et ça je ne pouvais pas l’avaler. J’avais beaucoup plus de
difficultés à avaler le fonctionnement en cellule, l’embrigadement, les
petits comportements de chefaillons du couple qui nous a pris en charge. Je
sentais bien que les mœurs ne convenaient pas du tout à ma façon de
militer. Autant il y avait des aspects intéressants, autant je me rendais
compte que le fonctionnement n’était pas acceptable. D’autre part, j’ai eu la
grande chance qu’au niveau international je ne voyais pas tellement les
choses parce que je n’avais pas tellement d’éléments. Or, si ce que j’en
percevais par les morénistes me paraissait positif, par contre dans la
situation française, quand j’ai vu l’appel à voter Mitterrand au premier tour,
autant j’étais d’accord pour reconnaître que le parti socialiste était un parti
ouvrier, autant j’étais en complet désaccord pour voter pour des
- 373 -
réformistes, qu’ils soient PC ou PS, au premier tour alors qu’il y avait
possibilité de voter pour l’extrême gauche, qu’il s’agisse d’Arlette
Laguiller ou de la LCR. Au premier tour, comme on dit, on s’affirme, au
deuxième on s’aligne… Quoique je n’aie jamais aimé m’aligner. Mais
enfin on s’aligne sur les positions dites de classe. C’est notre orientation en
tant que trotskystes : voter pour les partis de gauche, de la classe ouvrière,
au deuxième tour, même si ce sont des contre-révolutionnaires ou des
traîtres. Passons. J’ai profité de ma situation en arrivant à Paris pour éviter
de reprendre un contact quelconque avec les militants de l’OCI-u. Sauf
qu’il y en avait au PLM.
Le Paris-Lyon-Méditerranée, c’était le plus grand centre de tri de France,
le Renault des PTT, l’ « école» où les staliniens formaient leurs militants
CGT ou PC. C’était là qu’étaient les ambulants, ceux qui travaillaient sur
les trains : en général, ils étaient à peu près à 80% CGT et à 30% PC.
C’était la phase où il y avait une centaine d’entreprises sous contrôle du
Comité central. Il y avait une dizaine d’ambulants qui partaient sur toute la
région Est, à savoir la Savoie, Limoges, Nice, Montpellier, Marseille, donc
c’était un très très grand centre de tri. Je n’ai pas connu cette période, mais
le maximum d’employés qu’il y a eu au centre de tri c’est 4500 personnes.
Une vraie usine. On était en bleu de travail. C’est pour ça que la conscience
ouvrière que j’avais s’est renforcée en tant que postier, parce que là j’étais
vraiment un ouvrier en bleu de travail, qui tirait les sacs, déchargeait les
camions, chargeait les trains, etc. On portait des tonnes entières de sacs, de
paquets, de courrier, de journaux, en une seule nuit. Il y avait une ambiance
très très particulière.
C’était une cour… Il faudrait le voir… Un centre de tri fermé, avec de
l’espace pour un seul camion dans chaque sens, et ce qu’on appelait le
« bitume », là où les camions arrivaient. Ils se mettaient sur le bitume,
quinze camions les uns à côté des autres, et nous on était de 60 à 80
personnes à être à ce qu’on appelait le « cul » des camions. J’insiste sur le
cul des camions, parce que mon père, quand j’étais jeune, me disait : « Si tu
n’étudies pas, t’iras au cul des vaches. » Et moi, vingt ans après, je ne me
suis pas retrouvé au cul des vaches, mais au cul des camions ! Ça ne sentait
pas la même chose, mais c’est vrai que le gaz, l’essence, etc., n’étaient pas
très bons [pour la santé]. On avait d’ailleurs souvent des revendications
pour faire arrêter les camions et éliminer au maximum les rejets de déchets
toxiques qu’ils produisaient. Il y avait trois étages, et c’était très sombre,
très gris, avec le noir du ciel… Et je pourrais opposer cette image du noir
du ciel avec peu d’étoiles dans Paris, aux belles images que j’avais quand
j’ai commencé à travailler à la Poste, où je voyais l’été, près de la voie de
chemin de fer, les signaux bleus, verts et rouges avec le ciel et le soleil qui
tombait petit à petit, égrené, avec ses étoiles, et où, le matin, je voyais à
nouveau le jour se lever, alors qu’à Paris c’était toujours le gris, le noir,
- 374 -
parce qu’on ne voyait pas autre chose. Cette opposition entre la province et
Paris passait aussi par ça.
Par contre, c’était la grande animation dans la gare de Lyon, dans Paris,
avec énormément de départs. D’ailleurs, je me souviens que, quand je suis
arrivé prendre mon travail la première fois à la gare de Lyon, j’ai demandé
le centre de tri. On m’a dit : « Vous prenez la voie 19. » J’ai répondu :
« Mais je ne prends pas le train !… ». On m’a dit : « Non, mais c’est tout
près. Vous longez la voie 19, et là vous verrez le centre de tri. » Il y avait
une ambiance très solidaire, très ouvrière : ma vraie université ouvrière, ça
a été le PLM. J’ai aussi oublié de dire que j’avais été candidat de la LCR à
l’Assemblée nationale en 1974. Pour moi, c’était un nouvel apprentissage,
solide, du militantisme.
Non que le militantisme provincial n’était pas de qualité, mais il
manquait une dimension, des enjeux. Quand on est en province, ce sont
avant tout des rapports humains qui dominent. Quand on est à Paris, c’est
des rapports de force : qui est qui, par rapport à quoi, membre de quelle
organisation politique, de quelle organisation syndicale. Je dirais que les
superstructures dominent les individus, qui s’effacent derrière leur fonction.
Il ne faut, bien sûr, pas systématiser, parce que quand on disait « le
secrétaire de l’interprofessionnelle arrive », on l’écoutait avec plus
d’attention que si c’était le militant du coin. D’un côté, on buvait bien le
coup, on mangeait ensemble, mais la dimension humaine était moins
forte... ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas présente. J’ai écrit un petit
dossier là-dessus, quand j’ai fait mon unité de valeur de pré-
professionnalisation à la fac de Vincennes. J’ai fait un document de 35
pages sur le bilan de mon expérience professionnelle au PLM, où je raconte
comment ça se passait. On allait à la cantine, on avait tous une bouteille de
vin – d’ailleurs il y avait un peu d’alcoolisme – on se tapait dans le dos : il
y avait une grande chaleur des rapports, surtout chez ceux qui travaillaient
de nuit. Alors le côté manuel, la nuit – à une période, il y a même eu des
filles – faisait que l’ambiance était chaude, sympa.
Je me souviens que les mecs fumaient leurs joints le matin, à l’arrivée du
journal, à 5 heures. Ils lisaient les petites annonces de Libération : qu’est-ce
qu’on s’amusait ! Je ne sais pas ce qu’avait Libé à cette époque-là, mais
après avoir fumé c’était encore plus marrant (rire). Il y avait une ambiance
un peu gauchiste, en même temps. C’est fini tout ça : ils ont tout cassé ! Les
patrons ont tout cassé ! C’était une école magnifique. Pour la combativité :
on bloquait le centre de tri ! On a parlé de la grève de 1974 dans les
banques, mais il ne faut jamais oublier qu’il y a eu la grève de 1974 dans
les centres de tri : la France s’est mise en grève parce que les centres de tri
parisiens se sont mis en grève. Et ils ont tout bloqué. C’est parti de la gare
de Lyon, et c’est pour ça que j’ai demandé à aller gare de Lyon. On m’avait
dit : « Tu verras, là-bas ils sont forts. » Gare de Lyon, gare du Nord, gare
- 375 -
de l’Est, gare Saint-Lazare – et Brune, qui était encore un truc spécial:
quand ils se mettaient en grève, les trains ne partaient plus, donc le courrier
n’arrivait plus. A ce moment-là, ça ne passait pas par les avions : ça passait
par les camions, mais surtout par les trains. Donc tout était bloqué.
L’administration a bien compris : elle a décidé de casser les centres de tri.
Elle a créé des centres de tri en banlieue, afin de casser les centres de tri
parisiens. Le centre de tri du PLM a été le dernier à fermer à Paris, en 1997.
La grève a eu lieu en 1974. Ils ont mis près de 25 ans à liquider les centres
de tri, mais ils y sont arrivés. Ils n’ont pas seulement cassé Renault, ils ont
cassé tous les bastions ouvriers existants : à la fois dans la fonction
publique, dans la SNCF. Tous les noyaux durs de conscience ouvrière, de
regroupements très forts, où les travailleurs avaient vraiment conscience de
leur force, de leur capacité à bloquer le système, ont été cassés. Et aussi
bien la droite que la gauche. Mais c’était une école magnifique : mon
université ouvrière.

Et quand tu es arrivé au PLM, l’OCI-u ne t’a pas recontacté ?


Justement, une petite histoire, et c’est là que je vois que je me fais
toujours entraîner par mon enthousiasme militant. Ayant quitté la CFDT,
arrivé au PLM, je me suis dit : Je vais adhérer à la CGT, le « syndicat de
classe ».
Tu avais quitté la CFDT ?
Non, j’ai seulement déménagé d’Evreux à Paris. J’ai profité de mon
départ pour quitter l’OCI, mais aussi pour revenir à la CGT : puisqu’ils ne
me connaissaient pas, j’allais pouvoir essayer de réintégrer le syndicat de
masse. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Je vais te le raconter, parce que c’est
très intéressant au niveau des éléments de la bureaucratie.
Dès que j’arrive, je vais voir des gens et je leur demande de m’indiquer le
responsable CGT, et je lui dis : « Voilà, je veux prendre ma carte à la
CGT. » Je prends ma carte, je paye ma cotisation, etc. Le gars me met à une
position de travail. Il faut savoir que c’est un peu comme au rugby : il y a la
première ligne qui décharge les sacs, qui est au turbin, là où c’est le plus
difficile ; la deuxième ligne où on fait le tri des sacs qui ont été triés, et il y
a la troisième ligne, où c’est les rouges – les valeurs – où ça se bouscule
moins. En fait, ça correspond à une division du travail, qui elle-même
correspond à une division des travailleurs, soi-disant unis. Et il y a une
position encore plus planquée, celle des pointeurs. Ce sont des mecs qui ont
une grande planche en bois et dessus toute une liste des bureaux de poste et
des centres de tri d’où viennent les valeurs […], et ils en vérifient le
numéro. Ils ont, bien sûr, moins de travail. Or, les dirigeants FO et CGT
filaient les positions les moins dures à leurs petits copains ! Moi, je ne
savais pas ça : j’étais tout naïf. Le premier jour on me dit : « Tu vas aller à
telle position. » C’était une position pas trop dégoûtante. Je me dis : « C’est
- 376 -
bizarre. Je viens d’arriver et je suis relativement bien placé, alors que les
autres qui sont là depuis longtemps ont une position difficile. C’est sans
doute le hasard : peut-être que ça va tourner. » Il y avait 300 ou 400
numéros où il y avait toutes les positions de travail déterminées. Tout était
écrit, suite aux rapports de force entre les patrons et les ouvriers, et les
positions de travail des gars étaient données. Ils vérifiaient chaque soir leur
numéro, ils tournaient, et si le chef venait leur dire de faire quelque chose,
ils pouvaient répondre : « Non, ce n’est pas dans mes tâches. » C’était un
acquis incroyable. Maintenant on les fait balader n’importe où : c’est
terminé. Au bout de huit ou quinze jours, un gars vient me voir et me dit :
« Dis donc, tu es à la CGT, toi ?
– Oui.
– Ben écoute : nous on s’est fait virer de la CGT, alors on fait une
pétition pour être réintégrés dans la CGT.
– Eh bien oui, explique-moi : qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi vous
êtes-vous fait virer ?
– C’est parce qu’on était critiques par rapport à la direction syndicale. »
Alors moi, solidaire, démocratique, qu’est-ce que je fais ? je signe. Je
discute après avec les gars [de la CGT] et ils me disent :
« C’est un mec de l’OCI : il a cartonné les camarades du parti ! Il nous
emmerde trop, y en a marre : on l’a viré. D’ailleurs ils sont deux ! Celui-ci
et celui-là.
– Ben oui, je réponds, mais j’ai signé leur pétition. Apparemment c’est
correct. »
Huit jours après, [les deux militants de l’OCI] ont fait le tour de tous les
gars, ils avaient une trentaine de signatures, et ils viennent me voir :
« Tu viens avec nous dans la délégation pour voir le bureau syndical et
lui demander notre réintégration dans la CGT ?
– D’accord, ce sera l’occasion de voir les gars. »
Le troisième jour, j’avais changé de position de travail : j’étais sur une
position plus dure. « Ah j’ai compris ! » Je n’étais déjà plus dans les petits
papiers du camarade dirigeant de la CGT et il m’avait amené à la position
la plus difficile. Je me dis : « Bon. Au moins, je ne suis pas privilégié. »
Mais comme ils avaient vu que, de façon consciente ou non, je m’étais allié
aux militants de l’OCI, ils ne m’ont bien sûr plus invité aux réunions
syndicales. Moi qui avais l’intention depuis des mois et des mois de rentrer
à la CGT pour faire un travail plus ou moins de taupe, discret, je me fais
repérer au premier coup et mettre à l’écart de la CGT ! Ce qui fait qu’au
bout d’un an je suis revenu à la CFDT et j’y ai repris des responsabilités.
Voilà ce que c’est, la pratique syndicale, quand on n’est pas au courant.
Tu n’en as pas profité pour reprendre contact avec l’OCI ?
C’est très compliqué, mais très amusant. J’ai discuté avec des gars [de
l’OCI] et j’ai dit : « Mais oui, l’OCI je connais. J’y ai été, mais en ce
- 377 -
moment je n’ai plus beaucoup le temps : je viens d’arriver à Paris… » Je ne
voulais pas leur dire : « Je ne veux plus être à l’OCI. » Je ne voulais pas
rentrer dans les débats polémiques, je ne voulais pas être dans la tension et
l’agressivité. J’essayais de répondre tranquillement. Un des gars m’a dit :
« Mais viens quand même à notre réunion, on va t’inviter.» Ce qui fait que
je me suis retrouvé une fois avec trois militants – et j’insiste bien sur les
trois parce qu’ils ont chacun eu une petite histoire après. En fait, c’était le
secrétariat de cellule de l’OCI. Je te signale qu’à un moment, ils ont eu trois
cellules de l’OCI sur le PLM. Trois cellules de cinq membres : pas mal. Et
ils ne les formaient pas… C’était le style « Je te fais signer la pétition, je te
fais participer à un truc, etc. » Ils les faisaient entrer, ils les faisaient vendre
le journal : ils ne les formaient pas et un ou deux mois après, les types
repartaient. Ils ont quand même eu trois cellules : il faut le faire. Alors que
la LCR, au même moment, n’avait même pas une cellule ! Moi j’avais de
bons rapports avec la LCR. Je leur disais : « Mais je ne comprends pas, les
gars, il y a des mecs de la LCR, de l’OCI, de Lutte ouvrière, il y a un ou
deux militants anarchistes et trois ou quatre maoïstes, et vous n’êtes même
pas capables de créer un comité pour une initiative quelconque par rapport
aux conditions de travail ou à l’internationalisme ?! Faites des actions
unies ! » Ils ne l’ont jamais fait ! Chacun travaillait pour sa boutique. J’en
ai fait l’expérience. Les militants de base se disent que c’est dommage mais
ils subissent toujours l’embrigadement des chefs. Le résultat, c’est qu’ils ne
prennent aucune initiative qui aille à l’encontre des positions de
l’organisation. On parle tous de front unique, d’unité, de démocratie, etc.,
mais, sur le terrain, les militants de base, quelle que soit leur bonne ou
mauvaise volonté, sont complètement paralysés et anesthésiés par leur
direction, soit centrale, soit intermédiaire. C’est ça la bureaucratie, les
appareils syndicaux ou politiques ! Parce que les syndicats, ça fonctionne
pareil.
Donc [les gars de l’OCI] m’ont invité. Je me suis retrouvé avec un
camarade qui est toujours à l’OCI, c’est le seul, et je crois qu’il est en
retraite depuis cette année. Le second a quitté l’OCI parce qu’il était avec le
groupe Just – puis il a quitté le groupe Just. Et le troisième, qui était aussi
avec Stephane Just et qui l’a aussi quitté mais pour faire un autre groupe
que celui de l’autre qui était antillais : c’est le groupe « Toute la Vérité », et
le gars est maintenant à La Poste. Tous ces gars-là m’ont dit : « Pourquoi tu
ne reviens pas chez nous ? »
Alors j’ai noyé un peu le poisson : « Je n’ai pas d’antipathie particulière,
mais en ce moment je n’ai pas l’intention de militer dans une organisation.
Je fais un travail syndical… Si vous voulez, on en discutera un petit
peu… » Ils n’ont pas insisté. Et j’ai gardé mes distances. C’est seulement
deux ans après que je me suis retrouvé dans une autre organisation, suite au
coup d’Etat en Pologne. Il y avait des militants qui avaient participé, je
- 378 -
crois, à une réunion à la Bourse du travail, et qui avaient proposé de
distribuer un tract à la sortie de chez Renault. Ça devait être en 1983. Moi
j’étais tout content : on distribue des tracts à Renault pour le soutien à
Solidarnosc, très bien, j’y vais. Je m’aperçois qu’en fait ils étaient très peu :
c’étaient en réalité des militants de la LOR, la Ligue ouvrière
révolutionnaire, dont certains camarades étaient militants de la section
polonaise. En fait, ces gens venaient des lambertistes ! Ils avaient été exclus
de l’OCI en 1973 lors de l’affaire Varga. La fameuse affaire Varga. Ils ont
fait un livre blanc là-dessus. Je peux en parler de manière un peu détaillée ?
Je pense que ça pourrait être intéressant, d’autant qu’on n’a jamais rien
écrit de spécial là-dessus.
Le camarade qui était à l’initiative de prendre contact avec Varga
s’appelle Moïse Assouline. Ce qui est doublement intéressant, c’est que
j’avais entendu parler de Moïse Assouline à Evreux. Bien qu’étant militant
à Paris, il était médecin psychiatre à l’hôpital psychiatrique où travaillait
ma sœur et avait eu des contacts polis avec José Perez. Ils avaient discuté
entre eux. A ce moment-là, j’avais entendu parler de l’affaire Varga, mais
sans plus. Je ne l’avais pas rencontré moi-même. Donc en 1982, dix ans
après, je rencontre les camarades Assouline – ils étaient plusieurs [de la
même famille] – et je discute avec eux. Je critique l’OCI, on discute un peu
et ils m’expliquent d’où ça vient. Ils m’expliquent que Moïse Assouline,
qui était représentant de la section marocaine – parce qu’il était juif
marocain exilé en France… enfin, exilé, je pense que c’est surtout en tant
que Juifs que les membres de toute la famille avaient préféré partir, parce
que la condition des Juifs au Maghreb n’était pas très sécurisée. Son oncle
était d’ailleurs receveur à la poste d’une petite ville où je suis allé en
vacances. Toujours est-il qu’il m’explique qu’il avait appris, lors d’un
Comité central de l’OCI, que Varga avait des problèmes avec Lambert. Il
n’en savait pas plus. Il a pris rendez-vous avec Varga, et celui-ci lui a
expliqué que Lambert avait décidé de supprimer les sections des pays de
l’Est. C’était important, parce qu’il faut savoir que seule l’OCI avait des
sections dans les pays de l’Est. Officiellement, le Secrétariat unifié n’avait
plus de sections dans les pays de l’Est. Même s’ils y faisaient un travail, on
n’a jamais su de quelle nature ni jusqu’où il allait. Donc j’étais très
intéressé, parce qu’ils m’apparaissaient comme les continuateurs de
l’Opposition de gauche371 : c’étaient les seuls à avoir fait un travail organisé
d’opposition au stalinisme sur son propre terrain.
Que cela ait eu de l’importance ou non, c’est une autre question, mais
cela me paraissait fondamental du point de vue des principes. C’est ce qui
m’a amené à être très à l’écoute de ce qu’il me racontait et à adhérer à leur

371
Nom adopté par les partisans de Trotsky avant qu’ils soient exclus du Parti
communiste russe, puis de la Troisième Internationale (Y.C.).
- 379 -
groupe par la suite. Michel Varga, alias Balazs Nagy, lui avait appris que
Lambert avait décidé d’arrêter. A mon avis il avait plus de détails que ça,
mais je n’en ai pas eu. Moïse Assouline a alors dit à Balazs Nagy : « Mène
la bataille, nous on va te soutenir. » Quand il disait « nous », c’était lui en
tant que représentant de la section marocaine, qui était certainement très
limitée, mais il avait aussi son frère qui était membre du Comité central, et
encore un autre frère qui était membre de la direction des Jeunesses. Ils
avaient donc des positions dans l’appareil. Il ne m’a pas donné les détails,
mais on peut se poser la question : « Pourquoi à ce moment-là Lambert a-t-
il imposé ça au Comité Central ? » Parce qu’on sait bien qu’en fait ils
fonctionnaient comme ça […]
Il y a une grande différence à ce propos entre Lutte Ouvrière, le
Secrétariat unifié et les lambertistes. Le SU a vraiment une structure
internationale avec des sections, des moyens, et chaque section a son
organisation. Tout en sachant que la LCR ou certaines autres sections ont
un poids plus fort dans l’appareil du fait de leur histoire, de leur
implantation, et de leur capacité à animer des luttes. Tandis qu’avec Lutte
ouvrière, même si je ne connais pas les détails, on peut constater de fait que
ce sont les sections nationales qui sont les piliers incontournables de tout ce
qui se passe à l’échelle internationale. Pour Lutte ouvrière, je ne sais pas ce
que ça donne en pratique, même s’ils ont une structure, mais pour l’OCI,
alors qu’ils avaient déjà abandonné l’objectif de reconstruction de la
Quatrième Internationale avec Gerry Healy, on voit qu’ils abandonnent la
démarche internationaliste : d’abord les Anglais [de la SLL/WRP], puis ils
abandonnent les sections dans les pays de l’Est.
La Ligue ouvrière révolutionnaire n’avait pas d’explication à ce
sujet ?
Justement ! C’est le point sur lequel j’achoppe moi aussi.
C’est vrai que ça peut paraître curieux de jeter toutes ses sections, à
plus forte raison à l’Est.
Je suis entièrement d’accord avec toi. Pour moi ça reste une grosse
énigme. J’ai deux hypothèses. La première, c’est qu’ils n’ont pas liquidé
pas complètement les sections : ils les ont liquidées en tant que sections
politiques, mais très probablement ils ont conservé les liens militants pour
d’autres activités. A mon avis, ce qui est leur spécialité, c’est l’idée des
droits de l’homme. C’est-à-dire une base démocratique ! Là, en fait, ils
étaient en train d’appliquer au niveau international la ligne qu’ils allaient
appliquer plus tard : la « ligne de la démocratie ». Et cette ligne renvoie à
une autre : une ligne d’alliance, à mon avis, d’alignement sur ce qu’est le
PT aujourd’hui, à savoir une ligne démocratique-bourgeoise (sur la base
des acquis démocratiques-bourgeois), mais revalorisée sur la notion des
droits de l’homme en leur conférant une dimension révolutionnaire : « la
ligne de la démocratie, c’est la ligne révolutionnaire, parce que c’est la
- 380 -
démocratie jusqu’au bout, qui ne peut mener qu’à la révolution, par des
modalités de structuration », etc. C’est comme ça qu’ils l’expliquent.
Théoriquement. Mais dans la pratique ?
D’ailleurs je me suis rendu compte à différents niveaux – mais là je ne
peux pas rentrer dans les détails – que les contacts qu’ils ont gardés à
l’échelle internationale servent toujours à des batailles de ligne
démocratique. Ça permet à mon avis de jouer sur un autre terrain.
J’emploie d’ailleurs le terme « jouer » dans le sens de « manœuvres » – et
je n’ai pas dit « magouilles », car les manœuvres peuvent se comprendre.
Ces camarades des pays de l’Est, je les ai rencontrés. J’en ai rencontré
quelques-uns : Tchèques, Hongrois, Polonais. Mais je n’ai jamais eu ce
débat-là avec eux !

Tu veux dire qu’ils ne voulaient pas en parler ?


A mon avis, ils se sont arrangés pour qu’on n’ait pas la discussion. Et
moi, lorsque j’ai posé la question, ils ont répondu à côté.

Tu as senti qu’il y avait un petit décalage ?


Il y a un décalage. Pour deux raisons. J’ai gardé un très bon contact avec
un camarade hongrois, qui est enseignant et que je vois, mais jamais on n’a
eu de discussion de fond sur la nature des activités de ces sections au
moment de Lambert et après l’exclusion, quand ils ont constitué le Comité
de reconstruction pour la Quatrième Internationale, le CORQI (Comité
d’organisation pour la reconstruction de la Quatrième Internationale), avec
la Ligue ouvrière révolutionnaire et le PORE (Partido obrero
revolucionario d’España), plus Walka klas, l’organisation polonaise.
Qu’est-ce qu’ils sont devenus ? Pourquoi est-ce difficile d’en parler ? Il
faut bien remarquer que c’était avant 1989 : les mesures de clandestinité
étaient la règle. Donc un Français qui vient de sa campagne, qui est bien
gentil, mais qui n’a pas de responsabilités particulières, a des difficultés [à
obtenir des informations]. Ce serait peut-être plus justifié de poser des
questions dans le cadre d’une démarche historienne mais, dans ce cas, j’ai
bien senti que les camarades étaient en réserve. Je peux donner ma part de
compréhension par rapport à Lambert – pour le reste on verra. Quand je dis
Lambert, je ne parle pas de l’OCI : on sait bien que c’est un homme
d’affaires dans tous les sens du terme, et ça j’en ai entendu parler bien
avant que Lambert soit connu, à savoir à propos de la période du PCI au
moment de Favre/Bleibtreu. Avant que Lambert ne devienne le dirigeant de
la section française ayant rompu avec Pablo. Je ne prétends pas connaître
toutes les affaires, mais je crois qu’il y a quand même deux pistes qu’il
faudrait voir : d’abord la piste maçonnique, puis la piste Force Ouvrière.
Attention : à plusieurs détentes ! Il ne faut pas oublier que Fred Zeller a été
membre du Grand Orient de France pendant des années, et que Fred Zeller
- 381 -
a été un des membres fondateurs du CERMTRI372 . Son nom figure parmi
les fondateurs : ce n’est pas une petite [clause de style], c’est pour bien
montrer qu’il y a une fraternité qui s’est maintenue entre eux. Et pourquoi
pas à titre individuel ?
Mais ça veut dire aussi qu’il y avait d’autres choses en retour : d’une part,
des alliances à caractère maçonnique, qui pouvaient embrayer sur la
situation nationale française, avec les institutions syndicales, et pourquoi
pas le Conseil économique et social, et pourquoi pas des positions
institutionnelles à occuper – Jospin. […] Dernièrement, il m’est arrivé de
rencontrer quelqu’un qui était membre de la diplomatie française en
Amérique latine. Etre conseiller culturel ou autre chose, ça peut être très
utile : avec ou sans situation révolutionnaire. Ça veut dire qu’on peut
utiliser des positions pour apporter un soutien logistique, informatif ou
politique par rapport à des enjeux internationaux, qu’ils soient étatiques ou
organisationnels révolutionnaires, ou même démocratiques, Ligue des
droits de l’homme, etc. Il se trouve que j’ai fait la connaissance d’une
personne qui ne se dit pas membre de l’organisation de l’OCI, mais qui par
hasard est venue chez les lambertistes tirer des tracts pour la Ligue des
droits de l’homme de son pays. Ça a l’air de se mélanger mais il y a une
cohérence : ligne de la démocratie, Ligue des droits de l’homme, liens
maçonniques…
Mais ça peut aussi aller à un autre niveau : qu’est-ce que c’est Force
Ouvrière et le Bureau international du travail ? Des positions où l’on
pouvait être en lien avec les pays de l’Est pour organiser ou être en lien
avec tous les oppositionnels, quels qu’ils soient, sur des bases
démocratiques : ça peut être une question religieuse, la question des droits
de l’homme, mais ça peut aussi être une question de revendications
ouvrières – je parle du Bureau international du travail – et ça peut aussi
dérailler sur d’autres aspects, des informations sur les pays de l’Est, qui
peuvent être relayées par rapport aux Etats-Unis à travers certains petits
canaux de Force Ouvrière, qui a été fondée avec du fric de la CIA, l’AFL-
CIO, etc. On apprend qu’un des militants qui était venu en France avait été
trotskyste et était rentré à la CIA. Il avait donné des grands conseils pour la
reconstruction, dans le cadre du plan Marshall, des organisations syndicales
indépendantes de la CGT. Ça peut aller très loin. Donc c’est
multidirectionnel, avec de grands niveaux différents, mais il y a des gens
qui sont spécialistes et qui peuvent travailler dans tous les sens. A partir du
moment où ils peuvent tenir les fils et les manœuvrer selon les besoins
organisationnels et financiers, avec des dossiers dans tous les sens. C’est un
peu lourd ce que je viens de dire, et c’est très complexe par rapport à ma
réalité de petit militant, de petit travailleur à la Poste.

372
Centre d’archives aux mains des trotskystes du PT (Y.C.).
- 382 -
Je vais essayer de faire une synthèse de ce que tu m’as dit. Ton
hypothèse, à propos de l’affaire Varga, c’est qu’ils auraient choisi de
liquider leurs sections de l’Est pour privilégier avec eux un autre type
de relations politiques ?
Oui, par le biais d’autres structures. Le trotskysme n’était plus intéressant
pour eux. Ça ne leur permettait pas d’avancer, alors ils utilisaient d’autres
branches. Ils pouvaient avoir des soutiens à différents niveaux. Je pense
que c’est un élément par rapport aux casseroles dont j’avais parlé tout à
l’heure, à savoir une des casseroles qu’ils ont voulu mettre sur le dos de
Balazs Nagy. Là c’est en lien avec Pierre Broué. Quand Balazs Nagy est
arrivé en France, il n’était pas à ce moment-là directement en lien avec
l’OCI, mais c’est Broué qui, j’ignore pourquoi, était alors en lien avec lui.
Il lui avait conseillé d’accepter une bourse Free Liberty, qui était dite
démocratique mais en sous-main financée par les Américains. A partir de
ce moment-là, on a toujours trouvé le moyen de lui dire : « Dis donc, avant
de bosser dans l’organisation révolutionnaire, tu as bossé pour des trucs liés
aux Américains, donc à la CIA ! » C’était toujours pour des bourses. Balazs
Nagy, alias Michel Varga, après, était complètement dépendant de la
section française : il n’avait pas de moyens financiers. On lui a remis ça sur
le dos quand ils ont sorti le dossier Varga et qu’ils ont dit : « agent de la
CIA et du KGB ». Les deux à la fois ! Je suis bien incapable de dénouer les
fils, mais il faut bien voir que cette vision policière et comploteuse a été
évoquée. Le fait que les camarades Assouline aient pesé de tout leur poids
a, à mon avis, aidé à ce que le dossier sorte : non pas celui de Varga, mais
celui des pays de l’Est. Parce que l’affaire Varga n’est pas l’affaire Varga :
c’est comment un ou des individus décident de liquider une politique sans
en tirer le bilan, sans dire publiquement de quoi il retournait, si c’était un
échec ou non… ça n’a jamais été discuté. Ça, c’est la question OCI-
Lambert. Sur la question des camarades des pays de l’Est, je dois dire que
je n’ai jamais eu de discussions claires avec eux. Même en tant que
membre de la Ligue ouvrière révolutionnaire, en lien avec des camarades
boliviens et espagnols, des pays de l’Est… Il y a eu une fois une réunion à
Paris où il y avait plusieurs camarades des pays de l’Est qui étaient là :
c’était après le coup d’Etat de Jaruzelski, et même là on a rarement eu des
débats sur la politique dans les pays de l’Est. Alors qu’on avait encore des
camarades là-bas.

Il y avait beaucoup de militants en France ?


Quand j’ai adhéré, ils n’étaient plus qu’une trentaine. Mais il paraît qu’au
moment de leur départ de chez les lambertistes ils étaient plus d’une
centaine : environ 150. Mais il y en avait pas mal en province et c’était tout
le problème : si le noyau dur à Paris n’est pas solide, la vie provinciale, qui
n’est plus nourrie par le centre, finit par s’étouffer. On demande donc aux
- 383 -
gens de venir à Paris, et ceux qui ne viennent pas ne sont plus que des
militants syndicaux ou d’association : ils perdent le fil.
Tu y es resté longtemps ?
Oui, pas mal. Là aussi il y avait des débats. C’est pour ça que je précise :
« Ligue ouvrière révolutionnaire / Liens internationaux ». Parce que pour
moi, une organisation ne vaut que dans un cadre international. C’est celui-
ci qui m’oriente. Peu importe le nombre de militants : seules les bases sur
lesquelles elle est fondée m’intéressent. Je me suis retrouvé membre du
Comité central, mais on était maximum 50. J’étais membre du Comité
central et du Bureau politique. J'insiste là-dessus parce que c’était très
éducatif de participer à une structure, de voir comment ça fonctionne et
quels types de débats tu as, selon le type d’instances. C’est très
pédagogique, très éducatif, de participer à la rédaction d’articles, à la
conception d’un journal, à des discussions de ce type. En effet, que tu sois
une petite ou une grosse organisation, tu te poses les mêmes problèmes :
quelle politique développer, quelle analyse internationale… De ce point de
vue, c’est hyper pédagogique. Et j’ai fait tout ça avant d’être étudiant.
Parce que c’est seulement après avoir arrêté de militer que j’ai commencé à
étudier. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard.

Combien de temps tu es resté alors ?


Je suis resté, je crois, jusqu’en 1986. Mais c’est plus complexe que ça.
Parce qu’à ce moment-là, ma vie privée a changé : je me suis marié. Je ne
voulais pas faire pression sur ma femme, alors j’ai dit : « Je quitte. » Mais il
y avait eu auparavant un débat où j’avais dit : « Il faut rentrer à la Ligue. »
J’avais pourtant gardé toutes mes critiques sur la Ligue : j’étais entièrement
d’accord avec celles qu’avaient faites les morénistes et les lambertistes sur
le pablisme. Mais je disais aux camarades, et d’ailleurs ils ont fini par le
faire eux-mêmes…

C’est toi qui as initié le débat ?


Non, ce sont les dirigeants eux-mêmes qui l’ont initié. Daniel et Moïse
Assouline et peut-être d’autres ont initié le débat : « Quelles relations avec
la LCR ? » Je te signale d’ailleurs qu’il y avait eu un accord électoral, suite
à quoi j’avais moi-même été double candidat avec la LCR, dans le 93, aux
élections législatives. Ils m’avaient présenté, moi, parce que j’étais militant
ouvrier. Mon discours c’était : « On n’a pas les moyens de notre politique :
on est trop faibles. Il faut absolument avoir un ancrage social et entrer dans
une organisation bien implantée. Tout en gardant nos idées, il faut faire un
travail de fraction. Il faut entrer en maintenant des relations de fraction, en
maintenant notre identité de militants internationalistes. » En disant :
« Nous sommes fidèles au niveau du fonctionnement, mais nous gardons
notre revue internationale… »
- 384 -
C’était possible à la LCR ?
C’était envisageable. « On est honnêtes démocratiquement, mais en
même temps on continue avec notre revue internationale, qu’on vend
éventuellement, sans pour autant faire du prosélytisme mais pour avoir un
ancrage social.» Parce que, quand, on est une petite organisation, tu as
peut-être du mal à imaginer ça, mais moi j’ai fait des dizaines et des
dizaines de manifestations à 30 derrière une banderole. Et ça c’est usant :
c’est moralement très très dur. On se dit toujours : « On a raison. On a la
meilleure ligne. »… Mais tu remarqueras que beaucoup de petites
organisations ne manifestent plus. Parce que se coltiner une banderole, la
sono avec ta propre voiture, aller chercher le matériel, et faire ça dès qu’il y
a une manif importante, ça a un caractère usant et démobilisant. Parce que
tu es toujours confronté à la masse des autres. Tu discutes, tu n’arrives pas
à convaincre, à vendre ton journal c’est très difficile : c’est aussi une école,
mais soit ça renforce, soit ça casse psychologiquement. Je pense que dans
toutes les organisations, c’est pareil : il y a beaucoup de militants qui sont
usés par ça. Tu donnes tellement de toi-même pour recevoir si peu. Sauf si,
du point de vue intellectuel, tu as une vie riche, ça peut tenir la route. Mais
il faut aussi que la vie affective soit nourrissante.
Le problème de beaucoup de militants, et ça on n’en parle pas, c’est
qu’ils ont une vie pauvre affectivement et sexuellement. Combien de mecs
sont célibataires, n’ont pas de copine, ont une copine qui se barre parce
qu’elle en a marre ? Même dans le milieu militant : il y a une fille pour
quinze mecs. Il faut bien voir ce que ça veut dire dans le domaine matériel.
Une vie de militant impliqué à tous les points de vue, c’est usant et ça peut
casser. Il y a beaucoup de gens qui ont fait des déprimes ou qui se sont
suicidés. Moi j’en connais : des cas de gens qui étaient apparemment
solides… Ce sont des choses dont on pourrait parler. Par exemple, un gars
dont on ne parle jamais, qui avait été mineur dans l’Est dans les années 70 :
Jonas. Il y avait eu quelques grèves, pas beaucoup, et, un mois, après qu’il
eut quitté la mine, il y a eu une grève d’un mois ! Tu imagines ce que ça
veut dire ? Tu quittes la mine et un mois après une grande grève éclate. Tu
connais combien de grèves ? Je ne dis pas des grèves qui gagnent, mais des
grèves qui fonctionnent. Combien ? Pas beaucoup. Alors si tu manques
celle-là, tu es passé à côté de tout. Ce sont des moments où tu vis
intensément. Sans reprendre l’idée de la grande messe : quand tu as une vie
humaine avec des émotions… Un engagement militant, ce n’est pas
seulement des illusions c’est aussi de la vie, c’est aussi de la chair… Ce
n’est pas du sang, en France, mais ça peut aussi arriver par accident. Et ce
gars-là, qui avait aussi milité à Rouen, était un mec baraqué, solide, eh bien
j’ai appris qu’il s’était suicidé dans les années 80. Je crois que sa dernière
profession c’était animateur de rue. C’est une façon d’être dans la rue tout
en aidant les autres. Il y a plein d’itinéraires intéressants.
- 385 -
Pour en revenir à la Ligue ouvrière révolutionnaire : à part le fait
qu’il y ait eu une rupture…
Moi, j’avais pris position. Ils avaient dit : « Ce n’est pas encore le
moment. » Alors j’avais répondu : « Ecoutez, je pense que ce n’est pas la
peine d’aller au casse-pipe : on va épuiser nos forces et on va se
décourager. Moi je vous le dis, je vais faire l’expérience : je vais faire une
lettre. » J’avais de très bonnes relations avec un militant de la LCR qui était
au PLM, et je lui ai dit : « Il y a eu des débats dans la Ligue ouvrière
révolutionnaire. Ils en sont arrivés là. Je voudrais t’écrire une lettre, à
donner au Bureau politique, où je demande à entrer à la LCR tout en
gardant des liens fraternels et de convergence politique avec les varguistes.
» J’ai fait ma lettre. C’est Olivier qui m’a rencontré : un prof à Paris VIII.
Un des dirigeants de la LCR. On a discuté, il a vu que j’étais sur une
position honnête, et il m’a donné son accord. Je suis entré à la LCR. Puis au
bout d’un certain temps je suis reparti, pour des raisons personnelles
encore.
Je voudrais aussi rappeler une chose à propos de la LCR et que j’ai
trouvée très amusante, c’est que quand j’avais repris mes études à
Vincennes en 1990, je voyais souvent les militants d’Informations
Ouvrières ou les spartacistes373 qui vendaient leurs journaux, mais je ne
voyais jamais la LCR. Je n’étais pas à la Ligue à ce moment-là, mais
j’allais régulièrement à la Brèche pour chercher Rouge. Parce que c’est un
lieu où tu peux avoir des bouquins, des journaux. Et je leur ai dit : « Voilà,
je suis étudiant à Paris VIII, personne ne vend Rouge, alors je vous propose
de le faire. Tu me donnes dix journaux, et je te ramène les invendus la
semaine prochaine. » Et je suis allé pendant un mois et demi ou deux
vendre Rouge ! C’était une situation très amusante ! Je crois que j’ai vu une
trentaine ou une quarantaine de personnes dont je savais qu’elles étaient à
la Ligue : parce que quand tu as milité pendant dix ou quinze ans à la
Ligue, que tu participes à des manifestations, que tu fréquentes les cortèges,
tu reconnais en principe les visages. Tu ne te souviens pas des noms et des
prénoms, mais tu reconnais les visages. Et alors ils me faisaient signe, ils
me regardaient d’un air gêné… Au bout d’un moment, je me souviens,
c’est Djamel, un militant algérien, qui était en économie, qui vient me voir
et qui me dit :
« Christian ? Mais qu’est-ce que tu fais-là ? T’es pas à la Ligue !? Mais
pourquoi tu vends Rouge !?

373
Micro-groupuscule ainsi surnommé en référence au journal de l’organisation
mère américaine : Spartacist et de la tendance internationale qui lui est liée :
l’International Spartacist Tendency. En vérité, l’intitulé exact de l’organisation
française est la Ligue trotskyste de France, groupe qui se caractérise par un
sectarisme et un dogmatisme effrénés (Y.C.).
- 386 -
– Ecoute, j’en ai marre, moi. Vous n’êtes même pas capables de vendre
votre journal. Moi, quand j’étais en boîte en province, je me disais qu’à
Paris vous militiez vachement : et puis là vous avez des profs, vous avez
[Daniel] Bensaïd374 , vous avez Untel ou Untel, vous avez des militants qui
ont des responsabilités et pas un n’est capable de vendre Rouge ! Je ne peux
pas le supporter alors je fais de la provoc’ et je vends Rouge. Alors
maintenant vous allez prendre vos responsabilités ! (rire) Je te fais une
proposition. Vous, les gens de la Ligue, qui, d’une manière ou d’une autre,
travaillez, étudiez à Paris VIII, vous vous rassemblez, vous discutez si oui
ou non c’est important d’avoir une apparition politique à Saint-Denis, qui
est quand même anciennement Vincennes, un bastion, un phare pour les
étudiants, où il y a un passé incroyable… Vous discutez de l’intervention
étudiante, ou internationale, parce qu’il y a beaucoup d’étrangers ici : ça
peut être important pour faire des contacts. Et puis il y a aussi la
construction en Seine-Saint-Denis, puisque vous avez aussi des candidats
ici. Après ça, vous voyez si sur les trente ou quarante présents, il y en a un
ou deux qui sont prêts à vendre le journal. Ou alors, s’ils sont pris ailleurs,
vous essayez au moins de détacher cinq ou six personnes pour faire une
cellule à Paris VIII… Et après [(rire)], vous me direz si je suis invité à
participer à la discussion sur la manière de vendre Rouge ! Je ne demande
pas à être militant, juste à ce que la LCR fasse quelque chose. »
Le copain me regarde et me dit : « Oh ouais, t’as raison. Je vais voir ça. »
Trois mois après, il n’avait encore rien à me dire. Il vient me voir :
« Ben, écoute, on n’a pas réussi à se voir.
– Tu vois ce que c’est que la Ligue ?! [(rire)]. Tout feu tout flamme à
l’extérieur, et là où vous devriez être sur le terrain il n’y a personne ! Et
c’est moi, qui ne suis pas membre de la Ligue, qui suis obligé de vendre
votre journal ! » (rire)
J’étais heureux comme tout de leur faire cette petite pichenette. […]
Et pour en revenir à la Ligue ouvrière révolutionnaire. Sa
constitution s’était faite sur la base de l’exclusion des militants du fait
de leur solidarité politique avec Michel Varga ?
Oui, et en même temps il y avait la nécessité de ne pas abandonner la
politique de reconstruction de la Quatrième Internationale, avec le CORQI
(Comité d’organisation pour la reconstruction de la Quatrième
Internationale). Le fameux CORQI avec Gerry Healy et également les
Américains.
On promouvait l’internationalisme ?
Ah oui, parce qu’eux-mêmes avaient déclaré qu’ils étaient la nouvelle
Quatrième Internationale. Ils fonctionnaient de façon internationaliste,
surtout avec les camarades du Partido obrero revolucionario d’España

374
Philosophe, dirigeant de la LCR et de la Quatrième Internationale (Y.C.).
- 387 -
(PORE). Il y avait quelques contacts avec des Anglais, très dispersés.
Michel Varga avait maintenu un travail dans les pays de l’Est. J’ai eu
l’occasion d’accueillir des camarades qui venaient des pays de l’Est, et j’ai
même prêté ma voiture à des camarades polonais qui l’ont utilisée pour
ramener du matériel. Il était aussi question que j’aille là-bas pour prendre
contact avec des camarades polonais. Au dernier moment on a annulé la
réunion, ce qui fait que je ne suis pas parti. Et c’était avant la chute du Mur.

Tu parlais aussi de l’orientation démocratique-bourgeoise de l’OCI.


C’est un constat que tu fais maintenant ?
Bien sûr. Je n’ai pas théorisé ça, mais à mon avis, c’est une ligne qu’ils
avaient déjà théorisée. Ils l’ont avancée par l’abandon de
l’internationalisme d’un côté, et par le développement de la « ligne de la
démocratie » de l’autre.

Donc, au sein de la Ligue ouvrière révolutionnaire, on ne faisait pas


ce constat ?
Non. De ce point de vue, je dois saluer le beau travail qu’a fait Daniel
Assouline, pour mieux critiquer ce qu’il est devenu maintenant, c’est-à-dire
un membre du Parti socialiste, avec Gérard Filoche. Mais à ce moment-là,
au moment de l’affirmation de la « ligne de la démocratie », avec la plume
de Stephane Just375 d’ailleurs, Daniel Assouline avait écrit une série
d’articles sur quatre ou cinq numéros – on avait un hebdomadaire – et avait
fait toute une analyse de la « ligne de la démocratie », qu’il avait point par
point analysée, cassée, en en montrant les contradictions et les limites.
C’était une magnifique démonstration.
De ce point de vue-là, il y a une chose que je voudrais préciser. Ne pas
être nombreux, ce n’est pas un problème. Le problème c’est de le rester. Je
prends l’exemple des camarades antillais. Ils étaient cinq. J’insiste bien :
cinq, tous étudiants. Ils ont tenu à bout de bras pendant, je crois, deux ans,
un mensuel qui s’appelait Révolution permanente et qui avait le respect des
militants de Lutte Ouvrière. Ce n’est pas leur habitude. En général les gens
de Lutte ouvrière sont très critiques et très négatifs. Et quand il y avait des
réunions, même les militants de Lutte Ouvrière venaient et avaient
beaucoup de respect pour les camarades parce que ceux-ci faisaient un
travail de très bonne qualité politique. Et pas seulement sur les Antilles
mais sur la question coloniale. Ils étaient très très forts. Moi je les

375
La mémoire de Christian Béridel est peut-être ici défaillante, puisque Stéphane
Just combattit cette politique, comme en témoignent Charles Berg et Pierre Broué
dans cet ouvrage, et que ce fut la raison de son exclusion de l’OCI. A moins que
Just l’ait dans un premier temps défendue par respect du centralisme
démocratique ? Les sectologues trancheront (Y.C.).
- 388 -
accompagnais souvent, parce que j’étais étudiant et que j’avais une voiture.
Il y avait deux étudiants qui étaient avec moi dans ma cellule. C’était quand
même une carence qu’ils avaient : ils n’avaient pas d’intervention
syndicale. En tant que membre du Bureau politique de la LOR, je leur
disais toujours : « Camarades, il y a un problème. On ne peut pas être
militant politique si on n’a pas une intervention syndicale minimum. Je ne
vous demande pas d’être des bureaucrates de l’UNEF, mais ce n’est pas
normal : un militant ouvrier doit être présent dans le syndicat ouvrier, vous
devez être présents dans le syndicat étudiant. Sans doute avec une ligne que
vous devez préciser, mais vous devez au moins être présents. » […] Pour
être plus précis sur ton sujet, c’est sûr que sur les aspects décisionnels j’ai
différents niveaux d’expérience. Et ça peut être intéressant pour toi. Quand
j’étais en province, j’ai été tout de suite, au bout d’un an, à la DV, la
direction de ville. J’étais le seul militant ouvrier à être dans la DV : les
autres étaient enseignants.
Tu parles de l’OCI ou de la LCR ?
D’Evreux, à la LCR.
Parce que tu as aussi eu un an d’expérience à l’OCI à Evreux…
Oui, mais je n’étais pas dans la direction. Il n’y avait qu’une cellule et les
mecs qui venaient de Paris prenaient ça en main. Ils étaient d’ailleurs
beaucoup plus compétents.
Il n’y avait aucun militant de l’OCI sur Evreux ?
Non. C’est seulement l’année d’après qu’ils ont envoyé quelqu’un. Un
couple. Pour nous prendre en main. Au niveau décisionnel, j’ai eu
l’expérience de la cellule, la direction de ville, la direction départementale,
la direction régionale au niveau de la LCR. A l’OCI, je n’ai jamais eu
aucune responsabilité. Mais pour le temps que j’y suis resté, et vu comment
ça fonctionnait, je n’aurais pas pu. Jouer le petit chef, c’est une situation
que psychologiquement je n’aurais pas assumée et que politiquement ils ne
m’auraient pas confiée (rire). Syndicalement, j’ai eu des responsabilités
départementales, j’ai participé à des congrès – et j’ai aussi participé aux
congrès de la LCR. Mais c’est au sein de la Ligue ouvrière révolutionnaire
que j’ai été le plus confronté à des situations de décision, dans la mesure où
le Bureau politique, que ce soit une petite ou une grosse organisation, est
toujours amené à prendre des décisions régulières sur ce qu’on sort dans le
journal, ce qu’on développe comme ligne dans la propagande, ce qu’on
prend comme initiatives politiques pour essayer de développer ses liens
avec d’autres organisations de travailleurs dans un secteur ou dans un autre.
Dans ce cas, la solidarité avec les pays de l’Est, ou avec tel ou tel sans-
papiers, puisque les militants de la Ligue ouvrière révolutionnaire étaient
très investis, avec les copains antillais, dans la question des sans papiers.
On est allés à la marche des Beurs à partir de Lyon. Je me souviens aussi
d’une grande grève à Longwy, celle des métallos, où j’avais été envoyé. Je
- 389 -
me souviens aussi d’une chose dans l’intervention étudiante. Tu te souviens
de la loi Devaquet ? […] Je pense que c’est le moment où l’opportunisme a
commencé à se manifester. C’était un mouvement dans lequel les
trotskystes étaient bien placés. Il y avait Isabelle Thomas d’un côté, et
David Assouline, qui est maintenant élu PS dans le XXe arrondissement. Ils
avaient sorti un bouquin sur le bilan de la grève du mouvement étudiant
avec une fille qui s’appelait Sylvia Zappi, qui était à ce moment-là membre
de la LCR et qui est aujourd’hui journaliste au Monde. Je n’étais plus à la
Ligue ouvrière révolutionnaire, mais ma copine y était restée. J’avais été
très choqué par le fait qu’ils avaient décidé de ne pas développer dans leur
livre le fait qu’ils étaient militants trotskystes. Rien là-dessus ! J’avais
trouvé que c’était vraiment opportuniste. Il ne s’agissait pas d’accaparer le
mouvement en disant : « C’est parce qu’on est trotskystes qu’on dirige le
mouvement ou qu’on a développé une lutte », mais il fallait au moins
expliquer que le fait d’être militants avait contribué à enrichir le débat. Que
c’était en tant que militants révolutionnaires qu’ils avaient, eux, contribué à
enrichir le mouvement. C’était la moindre des choses. Et là, rien du tout.
C’était la première fois que la Ligue ouvrière révolutionnaire aurait pu faire
connaître son existence à travers un militant reconnu dans un mouvement.
C’est important, quelle que soit l’organisation. On peut faire une
comparaison avec le mouvement des travailleurs de la SNCF de 1986 ou
1989. Je ne sais pas si tu te souviens, mais il y avait deux coordinations :
celle des roulants, qui était animée par José Perez, le fameux camarade
originaire de Vernon, qui est allé à Rouen et que je connais bien, et par un
militant de Lutte Ouvrière, qui est mort d’un cancer. Or, aucune
organisation n’a mis en avant le fait que c’était des militants
révolutionnaires qui avaient animé des luttes en dehors du contrôle de
l’appareil stalinien qu’était la CGT à ce moment-là et qui avait justement
considéré que c’était un mouvement corporatiste et s’était opposée au
mouvement. C’est d’ailleurs pour ça, et là on revient à la question de la
démocratie, qu’ils avaient créé une coordination et que lors des
mouvements suivants – les grèves de 1995 et de 2003 – les bureaucraties
syndicales ont bien compris qu’il ne fallait pas s’opposer frontalement à un
mouvement. Parce qu’en le faisant, elles favorisaient le risque d’émergence
d’une organisation autonome pour développer le mouvement, à savoir des
coordinations ou des comités de grève. Donc la meilleure façon d’éviter ça,
c’était de dire « On est avec les travailleurs en lutte. Faites-nous
confiance », et donc : « Pas de structures contradictoires et anti-
bureaucratiques. » C’est vrai que depuis 1986 ou 1987, il y a eu des
coordinations locales, et que le seul endroit où il y a eu une coordination
nationale, mais qui a mis énormément de temps à avoir une légitimité, c’est
chez les enseignants. Là encore, les trotskystes ne se sont pas donnés les
moyens pour que ce soit une coordination qui ait une réelle légitimité
- 390 -
contre les appareils bureaucratiques. On voit là aussi que ce sont des
rapports de négociation entre des instances syndicales contrôlées par les
politiques réformistes/staliniens PS/PC, et de l’autre côté des instances qui
permettent à des oppositionnels souples de faire pression sur les appareils à
travers des pseudo-comités qui sont des comités locaux ou des
coordinations, mais qui ne sont pas des instances réelles de contre-pouvoir
contre les appareils. Et là c’est le problème de la bureaucratie qui est mis en
question.
C’est peut-être au-delà du sujet mais, au vu de l’importance de la
thématique de la bureaucratie dans ton discours, tu n’as jamais été
attiré par le mouvement libertaire ?
Depuis trois ans maintenant, je me considère comme libertaire. Ce qui est
frappant, et c’est pour ça que je te parlais tout à l’heure du livre de Louis
Rouve, militant de Lutte ouvrière, qui a fait une maîtrise d’histoire, et qui
est mort il y a maintenant deux ans, c’est que moi aussi je pourrais dire
« Du trotskysme au mouvement libertaire ». Je pense qu’il y a deux choses
qui m’ont aidé à faire en théorie ce que j’étais en train de faire en pratique,
c’est la lecture de Maximilien Rubel, et la lecture de la revue L’Oiseau-
Tempête. J’ai fait la connaissance d’un monsieur magnifique, dans tous les
sens du terme, qui s’appelle Ngo Van, qui a écrit Au pays de la cloche
fêlée : un Vietnamien, qui faisait partie du courant trotskyste en désaccord
avec Tha Tu Thau376, c’est-à-dire celui qui était animateur du courant
trotskyste qui a participé en commun – c’est la seule situation historique de
ce genre – avec les staliniens aux élections au Viêt-Nam avant la guerre.
Ses camarades ont été assassinés par les staliniens de Ho Chi Minh. Ngo
Van faisait partie de la fraction qui avait refusé l’alliance et qui avait décidé
de scissionner en disant : « Pas de front unique avec les staliniens », et
surtout électoral. C’est un monsieur magnifique : il a 90 ans, il est grand,
élégant, digne. Il a écrit un très beau travail d’historien sur la révolution
vietnamienne. Il raconte les comités d’autodéfense, les milices, la lutte
armée. […] Il est venu en France, il a travaillé chez Renault, il est ensuite
devenu cadre, ingénieur, et à sa retraite a commencé un travail de
chercheur. Il a fait une thèse qui est plus ou moins d’ésotérisme sur la
religion ou la philosophie de son pays. Il a fait un travail superbe. C’est
d’autant plus bizarre, et tu as raison de me poser la question, qu’il y a un
auteur qui est pour moi le plus bel exemple d’auteur, d’homme complet,
c’est Victor Serge. A la fois comme écrivain, comme individu et comme
politique. Je crois que c’est la plus belle image qu’on puisse avoir.
D’ailleurs, si tu lis ce qu’il a écrit sur le mouvement anarchiste d’avant
1914 et d’autres écrits, c’est magnifique : il a une très grande capacité de
synthèse et une très belle écriture, un grand courage, sans dogmatisme. Il a

376
Dirigeant trotskyste assassiné sur l’ordre de Ho chi minh en 1945 (Y.C.).
- 391 -
été partout où ça bouge, sans opportunisme, et a été apte à prendre ses
distances. Il a encore un point commun avec ceux d’avant 1914, c’est son
refus de parvenir : comme Henri Poulaille et ces anciens du mouvement
ouvrier d’antan, qui n’a plus rien à voir avec celui d’aujourd’hui où il faut
réussir à tout prix.

- 392 -
Entretien
avec
Vincent Présumey
Moulins, lundi 12 avril 2004.

Moi j’ai quand même été aidé, parce que j’avais des antécédents: ma
mère avait été au PCI elle-même, de 1946 à la crise pabliste en 1951-1952.
J’avais un milieu familial très mouvement ouvrier. Mon père n’a pas
fréquenté ces secteurs-là mais il a été conseiller général Parti socialiste
dans un canton rural en Haute-Loire, et puis il y a un peu tous les courants
du mouvement ouvrier dans la famille. J’ai été lycéen dans les années 70,
avec l’aura de mai 1968 qui surplombait tout. Ce qui fait que j’ai
commencé à avoir des activités de type grève lycéenne dans les années
1973-74, par là. C’était au Puy.
Il n’y avait pas d’organisations lycéennes ?
Il n’y en avait pas. Ou plus exactement il y avait les Jeunesses
communistes, ou l’UNCAL (Union nationale des comités d’action lycéens),
et je pense que j’étais vacciné contre, parce que l’idée qu’ils étaient liés à
l’URSS et que l’URSS était une dictature, c’est une idée que j’avais déjà à
12-13 ans. Tout en pouvant être bien copain avec eux, ça coinçait: il n’était
pas question que j’y adhère. On était une bande de lycéens qui animions
des grèves, alors on a été contactés par plein de monde en fait: la Jeunesse
ouvrière chrétienne, même le MJS – il y avait un gars du Parti socialiste qui
voulait monter le MJS avec nous – et la Ligue. En fait il y a eu la Ligue
avant l’OCI, via le cercle rouge. […]
J’avais 14-15 ans. C’était la Ligue des années 70, qui cherchait à dépasser
l’époque vraiment gauchiste de 1970-73. C’était dans le contexte général
où on voulait virer Giscard et où le Parti communiste maintenant Giscard,
en fait, par la division aux législatives de 1978. C’est là que ça s’est cassé
d’ailleurs. Je me rappelle le cercle des Jeunesses communistes du Puy, ils
se sont mis à partir dans tous les sens: à fumer du shit, à faire du foot…
après les législatives de 1978. Puisqu’en 1978 on pensait que la gauche
allait gagner et qu’il y allait y avoir l’Assemblée nationale de gauche contre
le président de droite: par rapport à la Cinquième République gaulliste
c’était explosif, et c’était dix ans après mai 1968. Une campagne de
division forcenée du Parti communiste nous ramène la droite. Je reconstruis
peut-être un petit peu, ce n’était peut-être pas aussi clair dans ma tête: mais
- 393 -
dans la Ligue il y avait des débats sur tout ça et l’OCI a vraiment fait une
percée à cette époque, sur la ligne : «Il faut virer Giscard. Unité PC-PS.»
Ça a été d’une efficacité redoutable pendant deux-trois ans et ça a mis
l’OCI en tête des organisations d’extrême gauche. Le paradoxe de la
pénétration de l’OCI au Puy, mais ça ne doit pas être qu’au Puy, c’est
qu’elle s’est faite dans la Ligue. Par la progression de la Tendance
léniniste-trotskyste (TLT) à l’intérieur de la Ligue et par le recrutement
direct de sous-marins à l’intérieur de la TLT. C’était du sous-marinage,
mais ce n’était pas du sombre espionnage: les types eux-mêmes étaient
d’accord noir sur blanc avec ce qui était écrit dans Informations Ouvrières,
allaient voir des responsables de l’OCI vers Clermont qui leur disaient:
«Ecoute, tu rentres, on te recrute, mais pour l’instant tu restes dans la
Ligue.» Les sous-marins n’ont pas été mis dans la Ligue. Ils ont été
réellement gagnés de l’intérieur. Il s’est trouvé que vers 1979 la majorité de
la Ligue au Puy était en fait à l’OCI ! Et j’étais le chef des jeunes, lié à la
cellule de la Ligue, qui était en fait à l’OCI. Au printemps 1979, ils m’ont
recruté directement et ils m’ont dit: «Toi, ce n’est pas la peine que tu passes
par la Ligue. Tu vas nous construire dans la jeunesse, en vendant des
dizaines d’Informations Ouvrières, en faisant d’immenses cercles AJS au
Puy.»
Comment as-tu pris contact avec eux ?
Ils avaient un ou deux gars qui étaient des anciens de la Ligue mais qui
étaient passés ouvertement à l’OCI et avaient entrepris une construction
directe. Pascal Samoutte et Roland Taunat, qui sont toujours d’ailleurs au
Parti des travailleurs en Haute-Loire. Le premier est maintenant secrétaire
de l’union départementale Force Ouvrière. Mais ils avaient été à la Ligue
eux aussi. C’est par eux que j’avais des contacts directs. Ils m’avaient
envoyé un gars pour me recruter, et la première fois j’avais pris peur. Par
rapport aux méthodes. Le type m’avait présenté les choses de manière
complètement militariste, en gros: «Tu adhères et dans une semaine tu
m’en amènes cinq autres. Et en avant, faut que ça saute.» Alors je suis sorti,
je suis allé au bistrot et j’ai dit: «Ils ont une excellente théorie mais c’est
une bande de cons.» Pour réparer les dégâts faits par ce type-là – Jean-
Louis, un gars qui n’y est plus aujourd’hui et venait de la Jeunesse ouvrière
chrétienne. Il était passé directement de la JOC à l’OCI – ils m’en ont
envoyé un autre le soir même chez moi. Venu exprès d’Ardèche, donc qui
avait fait 100 kilomètres en voiture, qui était prof de lycée d’enseignement
professionnel: Jean-Claude Duchamp, que je connais bien encore
aujourd’hui et qui lui non plus n’est plus à l’OCI.
Tu étais encore au lycée ?
Oui, j’étais en terminale. Jean-Claude Duchamp est aujourd’hui secrétaire
du SNUEPP, le syndicat des lycées professionnels de la FSU. Il est au Parti
socialiste. Duchamp m’a présenté les choses sous un jour plus intelligent,
- 394 -
plus subtil et tout. D’autre part, j’étais allé trouver un des profs de philo du
bahut, qui officiellement était à la Ligue mais en fait était à l’OCI, le gars
qui avait construit la Ligue en Haute-Loire d’ailleurs, Claude Luchetta. Il
m’avait dit: «Vas-y quand même, vas-y quand même, de toute façon il n’y
a pas le choix.» Donc j’y suis allé mais un peu la queue basse, en ayant
l’impression qu’il y avait des pratiques, des rituels, qu’il allait falloir s’y
soumettre coûte que coûte et que ce n’était quand même pas parfait. Ce qui
me déplaisait – mais je ne l’avais pas analysé clairement – c’était
l’ambiance générale: les jeunes militants qui recrutaient dans le style fiers-
à-bras, machos, qui faisaient des boums pour recruter des minettes. Ils
avaient recruté des dizaines de nanas ! De nanas: j’emploie délibérément le
terme parce que c’était ça. Mais qu’ils perdaient au fur et à mesure, dans les
mois qui suivaient… (rire) et puis il y en avait d’autres qui arrivaient. Tout
ça vertébré par la méthode objectifs-résultats. La méthode objectifs-
résultats: «Combien tu en as recrutés ? Combien tu as vendu
d’Informations Ouvrières ?» A l’époque, dans la méthode objectifs-
résultats, la grille était complète: il y avait « objectifs de soutien
financier », « combien de Vérité vendues », c’est-à-dire « combien de V ».
Je me rappelle, tu revenais au local en disant: «J’ai vendu cinq V.
aujourd’hui.» Il y avait aussi le recrutement: «Combien de phalanges ?» Le
terme pour la cotise étant phalange. Je n’ai jamais su d’où venait ce mot,
d’ailleurs. J’avais demandé une fois à Broué, il a dit: «Ah ah ! », il a levé
les yeux au ciel et il ne m’en a rien dit de plus. Soutien financier, vente de
La Vérité, phalanges, Informations Ouvrières évidemment – c’était le gros
poste –, plus des signatures pour des types à faire libérer qui étaient tantôt
Jacek Kuron et Karol Modzelewski en Pologne, tantôt Ricardo Napuri et
ses copains au Pérou. Donc ça a été immédiatement l’activisme total. Cette
manière d’agir me gênait – j’étais physiquement tout à fait capable de m’y
mettre parce que pour ce qui était de brasser des lycéens, faire de
l’agitation, je savais déjà faire – mais le fait que rapidement après mon
entrée il y ait eu l’affaire Berg a facilité les choses. Tel que ça nous avait
été expliqué à l’époque, les méthodes de Berg consistaient à considérer que
le type que tu croises sur un marché et qui te donne 10 francs, tu l’as
recruté. Après, on le compte dans les effectifs, mais le problème est:
comment lui remettre la main dessus en pratique ? Pour les malheureux
militants de base, ça s’était calmé, ça, et l’on pouvait penser que l’affaire
Berg allait produire une reconsidération générale des méthodes. En
Auvergne, on était dans une espèce de préfecture de l’OCI où Christian
Nenny était le grand chef. Basé à Clermont, ce prof de maths, un type très
intelligent, exerçait une centralisation absolue. Il écrivait tous les tracts. Par
exemple, au Puy – c’était un bon truc d’ailleurs – on avait fait signer à la
sortie du pensionnat de jeunes filles Anne-Marie Martel – il y a plein
d’écoles privées au Puy – une pétition pour libérer deux Tchèques. La
- 395 -
pétition avait circulé et la principale du collège, une nonne, avait convoqué
deux lycéennes et leur avait fait des menaces parce qu’elles faisaient passer
des papiers subversifs dans le collège. Or c’est Nenny lui-même qui avait
rédigé une «Lettre ouverte à Mme la directrice», sœur Marie-Thérèse-je-ne-
sais-pas-comment (rire): un truc bien anticlérical faisant remarquer que les
curés défendaient les staliniens en Tchécoslovaquie. On retournait faire
signer ça devant l’institution Anne-Marie Martel. Mais tous les tracts,
toutes les pétitions étaient écrites de Clermont par Nenny lui-même.
C’était aussi ostensible ?
Cette centralisation ? Oh oui. Parce que, d’abord, la centralisation des
résultats – «combien d’Informations Ouvrières», etc. – était quotidienne:
un coup de fil tous les soirs au responsable départemental de la
centralisation.
Qui étaient ces responsables ? Des responsables de cellule ?
Ce n’était pas mon responsable de cellule, mais un type au niveau
départemental. Je suppose – enfin, j’en suis sûr, mais on ne le disait pas –
qu’après les coups de fil du département lui-même appelait à Clermont.
Nenny, de Clermont, pondait une note interne au rythme d’à peu près deux
fois par semaine, où il y avait tous les chiffres, comparaison entre tous les
chiffres, et les analyses politiques, éventuellement intéressantes. Mais avec
un certain terrorisme individuel : tout passait par l’atteinte des objectifs
individuels de chacun. Assez vite ça produit une psychologie: vu que la
crise de l’humanité dépend de la crise de la direction révolutionnaire, qui
dépend elle-même de la reconstruction de la Quatrième Internationale, etc.
Pour résumer, si tu n’atteins pas l’objectif, tu es responsable de la crise de
l’humanité et du triomphe de la barbarie, donc tu as quand même drôlement
intérêt à atteindre ton objectif parce que tu es un beau salaud si tu ne
l’atteins pas. Ça induit que tu commences par avancer du pognon: tu as
vendu 10 Informations Ouvrières mais sur les 10 Informations Ouvrières, il
y en a que tu as plus ou moins prêtés, donnés, imposés à des copains et tu
vas les payer. Et ainsi de suite, je pense que globalement ça fonctionnait de
cette façon-là. Ça ne pouvait pas non plus fonctionner de cette façon-là
pendant des années. De tous les jeunes qui ont été recrutés de cette façon,
beaucoup n’ont pas tenu le coup, sont partis ailleurs ; une partie sont restés
et en somme sont montés dans l’organisation mais en ayant des pratiques
plus assagies: ça ne fonctionne plus comme ça, le Parti des travailleurs, je
pense, maintenant ; c’est très pépère par rapport à ce que c’était à ce
moment-là. Je ne sais pas s’ils ont toujours la méthode objectifs-résultats en
tant que telle. […] Mais ça peut passer d’un extrême à l’autre, d’ailleurs.
[…] Au niveau structures hiérarchiques – c’est ce qui m’avait foutu la
trouille en entrant d’ailleurs et à quoi je m’étais complètement plié ensuite
pour quelques années – c’était quand même une structure hiérarchique très
forte.
- 396 -
Donc sur l’Auvergne Christian Nenny était le grand chef. La légende veut
– je pense que c’est une légende qui était vraie, sous toutes réserves parce
que je n’y étais pas – qu’après l’affaire Berg il ait disjoncté, du fait qu’il
était un des piliers du système Berg: mais lui n’y voyait pas malice, c’était
en même temps le type intègre, intégriste total, donc recruter cinq
phalanges dans les deux jours qui suivaient pour lui, c’était une réalité. Il
poussait les militants à atteindre des objectifs à la Berg ; ensuite il voulait
voir les gens en chair et en os vraiment recrutés, et pas seulement avoir 10
francs sur la table. Et comme il ne les voyait pas en chair et en os, il menait
une vie infernale aux militants en leur disant: «Qu’est-ce que ça ?! Ce n’est
pas sérieux, il n’y a aucun suivi, c’est du menchévisme !», etc. Donc il y
avait une atmosphère paranoïaque à Clermont. D’engueulades.
Je me rappelle par exemple: on était montés à la CNOJ, la Conférence
nationale ouvrière et jeune, en 1978-79, dans la période où je suis entré à
l’OCI. La CNOJ à Paris: on avait le voyage en car de nuit à l’aller et le
voyage en car de nuit au retour ; avec Nenny, pas possible de dormir dans
le car: il fallait tirer les leçons politiques à tout moment, de tout, y compris
de faits privés d’ailleurs. Lors d’un arrêt, certains avaient laissé tomber des
papiers gras par terre: on monte dans le car et Nenny se lance dans une
mise au point politique sur les mœurs petites-bourgeoises avec citations des
Questions du mode de vie de Trotsky. La totale, quoi. Ensuite, il nous avait
raconté comment il avait réveillé en pleine nuit le responsable Force
Ouvrière de Michelin, qui était à l’OCI, pour lui lire un passage de Hegel
qui s’appliquait fort bien à la situation dans son atelier… (rire) Il lui avait
téléphoné à deux heures du matin: voilà, l’ambiance Nenny c’était ça !
C’était un peu délirant. Quand il y a eu la rectification après l’affaire Berg,
on a eu une grande réunion des responsables de cellules à Clermont. Après
avoir fait l’appel de chacun, Nenny a passé en revue la liste de l’effectif
théorique pour établir qui étaient les vrais, qui étaient les faux militants.
(…) «Le camarade Machin, quand est-il venu la dernière fois ? Combien
paye-t-il de phalanges ? Est-ce qu’il vend Informations Ouvrières: combien
il en vend ?» Chacun devait répondre immédiatement, militairement: «Il en
vend cinq.» Ceux qui avaient des hésitations, qui commençaient à
bafouiller: «Comment ça, camarade ? Qu’est-ce que ça signifie ?» C’était
une ambiance de terrorisme moral, quoi.
[Revenons à] ce que je disais tout à l’heure: Nenny a fait une dépression
après l’affaire Berg, la légende c’est sur la façon dont sa dépression aurait
démarré au Puy. Les camarades du Puy, qui étaient un peu des fortes têtes,
mais qui avaient bien marché dans ce genre de pratiques, l’activisme, «on y
va», etc., avaient été réunis sur les objectifs des ventes d’été à Informations
Ouvrières, pour que les ventes ne s’interrompent pas, des abonnements de
deux-trois mois. Ils avaient donc pris les objectifs et Nenny leur avait
demandé de lever le bras et de prêter serment qu’ils atteindraient les
- 397 -
objectifs des abonnements d’été. Ils ont refusé en disant: «Tu nous fais
chier, c’est la venue du pape – il y avait le pape, à l’époque – qui t’est
montée à la tête: nous ne prêtons pas serment et par le fait même que nous
ne prêtons pas serment, nous atteindrons nos objectifs.» Il paraît que Nenny
a pris une crise complète suite à ça. Je ne sais pas si c’est vrai ; ce qui est
vrai, c’est qu’il a fait une déprime après. Je l’ai revu beaucoup plus tard
comme collègue dans l’enseignement vers Clermont: il était dans le même
bahut que moi, il n’osait pas m’adresser la parole, il me vouvoyait alors
qu’il était évident pour moi qu’il me reconnaissait très bien. C’était devenu
un vieux prof chahuté, alors qu’il avait été le type brillant d’autorité: il était
passé d’un extrême à l’autre. Donc ça c’est la structure que j’ai connue en
Auvergne.
Le relais entre Nenny et la Haute-Loire c’était un gars qui faisait le
voyage régulièrement, qui est aujourd’hui permanent Force Ouvrière – dans
les hôpitaux – et qui doit toujours être au Parti des travailleurs. Alors il y
avait un style, c’est difficile à dire: on évoque souvent la gestuelle – tu vois
ce que je veux dire ? – mais ce n’était pas seulement ça. Il y avait un style
dur, un style «jeune homme dur, sportif, qui y va». Je pense que, plus que
Lambert, ce style s’est développé dans les années 70: on l’a connu autour
de Berg, et sans doute aussi dans la bande à Cambadélis. Encore que ceux-
là, quand ils sont arrivés sur la scène, c’est-à-dire après la génération Berg,
à partir de 1979-80, ils donnaient une impression plus intello. Un gars
comme Benjamin Stora déjà était connu comme étudiant en histoire,
Cambadélis était brillant, il y avait Planta – Plantagenest, qui a fait de la
taule après, je crois, dans l’affaire de la MNEF – qui passait pour une
espèce de puits de science – on nous disait qu’il faisait de l’assyriologie, je
ne sais pas si c’était vrai. Ils donnaient une impression plus d’intellos, ces
gars-là, mais il y avait quand même ce style dur en commun. Alors j’ai été
plongé là-dedans tout de suite, mais en fait ce que je te raconte là, c’est la
première année, parce qu’une fois que j’ai eu mon bac, je suis parti à
Grenoble.
Tu n’as pas fait de formation ?
C’est une bonne question, ça. Non, parce que c’était le recrutement à
toute allure, la période Berg. Après l’affaire Berg il y a eu une
reconsidération de ça et le système des pré-cellules a été mis en place ; je
ne sais pas si ça s’appelait encore GER ou déjà pré-cellules, mais enfin
assez vite ça s’est appelé pré-cellules. D’ailleurs, quelques années avant
que j’y entre, il y avait une formation préalable théorique poussée, mais à la
fin des années 70 le recrutement accéléré a complètement disjoncté. Ce
qu’on appelait les méthodes Berg – attribuées à Berg mais qui ne se
limitaient pas à lui – symbolisait le recrutement à toute allure. En plus,
avant il y avait l’Alliance des jeunes pour le socialisme, l’AJS. Après les
années 70, il n’y a plus l’AJS, et ce que je te disais tout à l’heure: au Puy,
- 398 -
ils recrutaient les nanas directement dans les boums, ce n’était pas à l’AJS,
c’était directement à l’OCI.
L’AJS a été dissoute après l’affaire Berg, c’est ça ?
Oui, pas tout de suite. Je suis allé au dernier camp de l’AJS, qui était
animé par Jean-Louis Wander – qui est parti de l’organisation en 1987, je
ne sais pas ce qu’il est devenu après. On devait théoriquement relancer
l’AJS: en fait on ne l’a pas relancée. Ce dernier camp de l’AJS, je venais
d’avoir mon bac, donc c’était en août 1979. En fait, il n’y a pas eu d’AJS.
Et après cette période de recrutement – enfin, de pseudo-recrutement – il y
a eu les pré-cellules, qui étaient présentées comme le juste milieu: ni le
GER d’antan, ni le recrutement fantaisiste. Les pré-cellules, ça consistait à
réunir des aspirants dans l’équivalent d’une cellule, donc méthodes
objectifs-résultats: pareil. Ça c’était la pratique, et d’autre part il y avait un
petit cycle d’exposés, le truc classique. Premier exposé: le matérialisme
dialectique et historique. Et encore, ça n’a pas dû [durer] très longtemps,
mais en théorie c’était quand même le point de départ. Deuxième exposé: le
capitalisme comment ça fonctionne. Troisième exposé: les soc’dem’377.
Quatrième exposé: les stals. Cinquième exposé: les pabs. Et à la fin (rire),
tu entres. En gros les pré-cellules c’était ça. Je suis donc arrivé à Grenoble,
et moi à Grenoble j’ai fait un an de Sciences-Po (où on a été pas mal en
grève, en 1979-1980), puis, après, fac d’histoire. Ma première année, je
n’en ai pas un très bon souvenir, pour des raisons personnelles aussi, j’avais
changé d’endroit et tout ça, mais sur le plan politique ce n’était pas bien
folichon. J’entrais dans le secteur étudiant. On était 80: c’était quand même
une force sur le campus. On tenait l’UNEF-Unité Syndicale, puis l’UNEF-
ID, avec un ou deux zozos représentant la Ligue ou le Parti socialiste mais
sinon on tenait l’UNEF. On sentait bien qu’à Grenoble il y avait eu des
combats de chefs, puisque c’était la ville où Pierre Broué avait construit
l’OCI: il avait été évacué de la direction – du Bureau politique en 1973, du
Comité central en 1975 – et Charles Berg son grand ennemi – en fait des
personnalités assez proches – venait directement à Grenoble diriger
directement le secteur étudiant. Il y a eu l’affaire Berg, et donc le secteur
étudiant avait deux figures, deux gars entre lesquels je n’ai pas vu de signes
de conflits, ce qui aurait pu, car c’était très différent: il y avait le chef
politique et le chef de l’UNEF. Le chef politique c’était Yacine, Yacine al-
djamoune al-Mechat, qui est aujourd’hui inspecteur du travail CGT, qui
doit toujours être au Parti des travailleurs. Et le chef syndical, Denis Bailly,

377
Soc’ dem’ : les sociaux-démocrates, c’est-à-dire les socialistes du PS ; les
« stals », c’est-à-dire les membres du PCF ; les « pabs », ou « pablards »,
« pablistes », c’est-à-dire les partisans de Pablo, puis par extension les trotskystes
de la LCR ou de tout groupe proche de la Quatrième Internationale du Secrétariat
unifié (Y.C.).
- 399 -
faisait des études de japonais, était physiquement malade et très intelligent.
Il avait tenu tête à Berg – il passait pour un des deux qui avait tenu tête à
Berg à Grenoble avec Broué. Donc il y avait cet aspect bicéphale. Denis
Bailly faisait réellement du syndicalisme, c’est-à-dire qu’il s’efforçait [de
faire] – alors que notre réflexe c’était qu’au nom de l’UNEF-Unité
syndicale on pouvait bien prendre position sur tous les problèmes du
monde: chasser Giscard, libérer Kuron, etc. – il faisait les différences. Sous
cette direction bicéphale il y avait une espèce d’aréopage: en fait, une
bande de jeunes. Ça ressemblait assez à ce que Benjamin Stora a pu
décrire, à plus petite échelle, à une échelle locale. Une bande de jeunes, qui
s’était définie en opposition à d’autres, parce qu’on n’était pas la seule
organisation – alors que quelques années plus tard on était la seule. On
avait en face de nous les stals, évidemment, et je pense avoir connu les
derniers staliniens méchants. Il y avait des heurts, ils avaient même tenté
une fois un tract nous dénonçant nominalement: «les petits bourgeois de
l’AJS». On avait ramassé le tract: ils distribuaient leurs tracts, on était
repassés derrière en les ramassant sur les tables du restaurant universitaire,
et puis on montait sur les tables, on prenait la parole pour expliquer aux
étudiants «pourquoi ce tract stalinien infâme ne doit pas être diffusé,
pourquoi nous le ramassons». Cette bande se définissait par rapport à
d’autres, surtout aux staliniens, et un peu aussi aux différents groupes
maoïstes étrangers, parce qu’il y avait pas mal d’étrangers sur le campus et
donc les restes du gauchisme de 1968 passaient un peu par là. On se
définissait en opposition : la bande de gars qui animait le secteur étudiant,
donc en gros cette espèce d’aréopage d’une dizaine de types sous l’égide de
Yacine et de Denis Bailly (le chef politique, le chef syndical), devait en fait
passer pour des hommes, des vrais. Ils avaient des nanas et ne pratiquaient
pas un circuit sexuel fermé. Je dis ça parce qu’on parlait pas mal des maos,
et notamment des maos africains, qui préconisaient, paraît-il, (rire)
l’endogamie sexuelle révolutionnaire, et en gros à ne pas chercher de nanas
en dehors du groupe. Par contre, eux leur conception c’était: «Les nanas, on
les recrute. Et puis on se les fait.» Ou alors, variante: «Elles nous arrivent
de province», par exemple de Chambéry, des lycées. Elles ont été recrutées
avant au lycée et elles nous arrivent à la fac. En fait, toute la vie interne de
la petite bande tournait autour de ça. Donc on se faisait nos propres
histoires: c’était une bande d’ados. Par exemple, il se racontait que, du
temps de Charles Berg, il y avait eu dans le secteur étudiant un groupe de
mecs qui avait entrepris de faire et de défaire les couples, en fonction de
leurs choix politiques, et qui s’appelait la Tchéka. Il paraît que la Tchéka
avait été dissoute: il y en a qui, pour s’amuser, avaient créé la TCR, c’est-à-
dire la Tchéka clandestinement reconstituée. Donc tout un petit
grenouillage interne, et en fait d’histoires sentimentalo-sexuelles,
relationnelles, etc.
- 400 -
Tu veux dire qu’ils s’impliquaient volontairement dans toutes les
histoires de couples ?
Oui, alors, attention, ça ne se faisait pas en cellule: ce n’était pas dans le
cadre de l’organisation.
Oui, j’ai bien compris.
Pas dans le cadre formel de l’organisation, mais c’était entre membres de
l’organisation, et ça nous amusait beaucoup. Je dis «nous», parce que
c’était tantôt «eux», tantôt «nous» car j’étais un pied dedans un pied
dehors, moi. Un pied dedans quand même un peu aussi. Ça nous amusait
beaucoup, mais ça nous préoccupait pas mal également (rire). Alors ça
c’est en gros ma première année. Quand je suis arrivé en fac d’histoire, les
choses se sont présentées un peu différemment parce qu’en fait j’ai recruté
ma propre cellule. C’est l’année des élections de 1981, et je suis entré tout
seul en fac – enfin, tout seul de l’OCI en fac – et à la fin de l’année on était
une cellule de huit-neuf, par là.
C’est toi qui avais recruté tout le monde ?
Ouais. Sauf un gars qui est arrivé de fac de médecine, qui avait été
recruté précédemment, dont j’avais fait les exposés de pré-cellules.
Il n’y avait pas d’autre militant dans ta fac ?
A la fac d’histoire ? Si, mais en DEA, donc loin. Loin des première
année. Il y a eu un renouvellement: j’étais en première année d’histoire. Il y
avait un ou deux gars ou filles plus âgés en DEA, par là, mais c’est vrai
qu’en gros c’est moi et les gars que j’avais agrégés qui ont formé cette
cellule. Durant une année militante assez dynamique, parce que c’était
l’année des élections de 1981. Et on voyait l’explosion révolutionnaire
derrière les élections. Donc on a fait une campagne très dynamique: «le
vote Mitterrand dès le premier tour». Alors ça je me rappelle: quand on
nous a annoncés qu’on appelait à voter Mitterrand dès le premier tour, un
ou deux étaient contre, mais dans l’ensemble ça nous a plu. Ça rentrait bien
dans la dynamique générale des événements, donc on a collé comme des
brutes, y compris sur le Parti socialiste d’ailleurs, nos affiches appelant à
voter Mitterrand dès le premier tour. Et il y a eu le premier tour: Marchais
passe de 20 à 16%. Immédiatement on s’est dit : «Les staliniens
s’effondrent, donc Giscard pourrait être battu au second tour puisque c’est
les staliniens qui sont les piliers de l’ordre bourgeois.» Dès le lendemain
matin on intervenait dans les amphis: «Maintenant il faut s’adresser au PCF
pour le désistement inconditionnel.» Or, Marchais a dû appeler à voter pour
Mitterrand le lundi soir, mais dès le lundi matin on entreprenait de les
harceler et d’appeler les étudiants à faire des délégations vers les locaux de
l’UNEF-Renouveau pour leur dire «Désistez-vous, il faut battre Giscard»,
etc.
L’apothéose ça a été le soir du 10 mai: il y avait une grande fête à
Grenoble, donc y allait avec les drapeaux avec la faucille et le marteau et le
- 401 -
quatre dedans. Il y avait le Parti communiste, le Parti socialiste, le PRG
[Parti des radicaux de gauche] et l’OCI. Doujon, prof d’économie à la fac,
membre de l’OCI, a pris la parole le dernier en disant: «Ce qui se passe
aujourd’hui, c’est l’ouverture de la révolution !» Ça c’est un peu la fin
d’une époque, en fait, puisque rien ne s’est ouvert. Mais on n’a pas perçu
tout de suite, on a continué à avoir l’impression d’être sur une pente
ascendante à peu près jusqu’à fin 1982. Dans l’intervalle, à la rentrée 1981,
donc à la rentrée universitaire faisant suite à l’élection Mitterrand, il y a eu
la décision de se présenter à l’élection des conseils d’université. D’abord
c’est arrivé par une rumeur, dans le petit cercle des sept ou huit
responsables de cellules étudiants on se chuchotait:
«Ouais, il y a un truc, quelque chose d’important qui s’est décidé.
– C’est quoi ?
– Tu sais pas ? On va participer !»
C’était la grosse farce, le gros gag quoi: on allait participer. Pour aller
foutre en l’air l’appareil d’Etat de l’intérieur, du moins c’est comme ça que
je le percevais. On nous a raconté à l’époque que cette décision avait été
prise suite à un entretien entre Jean-Christophe Cambadélis et Alain Savary
[le ministre de l’Education nationale], je pense, qui avait envoyé des
motards pour chercher Cambadélis directement au 87, rue du Faubourg-
Saint-Denis. Et il y était allé, avec l’aval de Pierre Lambert évidemment.
C’est d’ailleurs probablement là que Cambadélis s’est mis à aller voir
Mitterrand, toujours avec l’aval de Lambert. Donc la décision de participer
je l’ai prise très positivement. J’ai eu un petit doute sur un point très précis :
la ligne politique [de l’OCI] était que Savary avait annoncé une nouvelle loi
d’orientation, donc dans le cadre d’une politique de pression gauche sur le
Parti socialiste on disait: «Banco, dans ce cadre-là, pas pour gérer, mais
pour imposer la loi que veulent les masses, on y va.»
Ce qui m’avait fait naître un petit doute, c’est qu’on s’est aussi mis à
participer aux conseils d’université en médecine et en architecture, qui ne
dépendaient pas du même ministère et où donc, en bonne logique, le
raisonnement ne devait pas s’appliquer. D’ailleurs, la décision n’était pas
venue tout de suite. Au début, on nous avait dit: «On ne participera pas en
médecine et en archi» ; une semaine après: «Bon, allez, si, médecine et en
archi aussi vous faites des listes !» En plus j’étais responsable de la cellule
d’archi: j’étais responsable de la cellule d’histoire, qui était en gros celle
que j’avais construite et on m’avait donné la cellule d’archi en plus, j’avais
deux cellules.
Et cette prise de responsabilités était venue comment ?
Nomination. […] J’allais donc aux réunions de rayon. Un groupement de
cellules formait un rayon, et le secteur étudiant formait deux ou trois
rayons. Ça a diminué avec le temps, puisque les effectifs ont dû passer de
quatre-vingts, en montant à près d’une centaine en 1982, puis ils ont dû
- 402 -
fléchir à environ une quarantaine en 1986. Il y avait donc les réunions de
rayons et de secteurs. J’ai été responsable de rayon, après, donc de la moitié
du secteur étudiant. Puis du secteur étudiant: je ne sais plus si j’ai eu ce
titre ; on était plusieurs, on était deux ou trois: ça nous amenait à aller aux
réunions du comité départemental de l’Isère, qui étaient des réunions assez
pénibles, parce qu’en fait assez peu politiques.

Ça correspondait à quoi, ce comité départemental ? A une réunion


des responsables de rayons ?
Oui, de rayons ou de secteurs. La distinction entre rayon et secteur
n’étant pas très évidente. Un secteur c’était plus gros: on disait le secteur
étudiant. Mais il pouvait ne correspondre qu’à un seul rayon, donc dans ce
cas-là il n’y avait pas d’échelon. Quand le secteur étudiant a vraiment été
gros, il y avait deux ou trois rayons à l’intérieur. Sinon il y avait un secteur
enseignant et des esquisses de cellules dans les cités au sud de Grenoble,
mais qui ne se sont pas stabilisées. Il y avait des cellules un peu
enseignantes un peu ouvrières dans le nord du département, où on a fait
quelques expéditions lorsqu’on a entrepris de se présenter aux municipales
en 1983. Donc là, on allait faire du porte-à-porte ou des petites opérations
commandos, mais bonne bouffe aussi, dans les patelins du nord de l’Isère.
Vous n’aviez pas de relations avec les autres secteurs, ou les autres
cellules ?
On n’avait pas, quand j’y pense, de relations horizontales. On avait des
relations par les instances, donc nous on formait le secteur, et les
responsables de secteur se réunissaient avec les responsables des autres
secteurs. Les relations étaient à ce niveau. De la même façon, le
responsable de l’unité départementale – ça s’appelait comme ça – de
l’Isère, le camarade Alphen – Henriasson, maître-auxilliaire – avait lui-
même des réunions régionales et comme ça jusqu’au Comité central et au
Bureau politique. Théoriquement, la jonction d’un secteur à l’autre se
faisait en montant et en descendant, mais pas directement. Ce n’est pas
complètement vrai, parce qu’on avait une vie commune au niveau de la
ville et du département: pour la plupart des réunions de cellules le lundi
soir il y avait cantine au local, dans le grand local. C’était Bob et Jeannine
qui faisaient la bouffe: Bob c’était Bob Lacondemine, instit à la retraite. Tu
vois qui c’est ? Celui qui, paraît-il, avait repéré Jospin.
Oui, Boris Fraenkel m’a parlé de lui.
Oui. Et sa femme Jeannine. On mangeait bien, en plus. En tout cas ça
c’est des excellents souvenirs. On était de 20 à 50 à bouffer, et puis après
les cellules se réunissaient, donc il y avait quand même une vie commune
et des échanges directs entre les gens: ce n’était pas le totalitarisme, il ne
faut quand même pas non plus exagérer. Mais c’est vrai que les rapports
horizontaux théoriquement n’existaient pas. Les bulletins intérieurs au
- 403 -
moment des congrès, et trois articles sur quatre dans le bulletin intérieur
étant des trucs sans intérêt du genre: «Dans ma cellule on est arrivés à
passer de 6 à 7 Informations Ouvrières» (ça je suppose que ça n’a pas dû
beaucoup changer). Et des réunions de formation, parfois, brassant les gens,
avec la particularité grenobloise qui dans ce cas-là était de faire appel à
Pierre Broué, pour faire une conférence historique ou un truc comme ça.
Ça arrivait souvent ?
Ça n’arrivait pas bien souvent quand je suis arrivé à Grenoble et,
curieusement, ça s’est intensifié vers le milieu des années 80: il y en a eu
plusieurs comme ça. Il était allé en Pologne au moment de Solidarnosc et
on avait eu la primeur de ses récits à son retour. Là c’était peut-être un petit
privilège qu’on avait à Grenoble, ce type de réunions. Il y avait aussi, mais
ça c’est après coup que je m’en rends compte, une vie de la branche
étudiante dans l’organisation, au niveau national. L’Alliance des jeunes
pour le socialisme n’existait plus, mais assez vite il y a eu des camps de
formation des cadres étudiants. Je suis allé à des trucs à Lyon et c’était
Rosenblatt notre grand formateur. J’ai fait la connaissance de Rosenblatt à
la première assemblée générale de la Mutuelle nationale des étudiants de
France: à cette première assemblée générale, moi j’étais petit soldat, parce
qu’il y avait les staliniens, il y avait nous, il fallait faire nombre et on était
dans le registre réciproque de la provocation physique. Rosenblatt était
censé provoquer les staliniens en les insultant ; si jamais ils sortaient de
leurs gonds, il devait tomber par terre tout de suite ; plusieurs [militants]
étaient désignés pour prendre des photos, afin de pouvoir ensuite lancer la
campagne le lendemain. Je n’ai pas connu Berg comme dirigeant – je l’ai
connu un peu après dans Carré Rouge – mais je pense que c’était du style
de Rosenblatt. Très hâbleur, fonceur, charmeur. Et les mœurs sexuelles
aussi, puisqu’il avait eu comme petite amie une des responsables de
l’UNEF et du parti à Grenoble – Isabelle elle s’appelait – et quelque temps
après on avait eu la visite d’Augendre, Frédo Augendre, qui était aussi dans
l’équipe de Cambadélis et qui est passé au Parti socialiste après. Je me
demande s’il n’a pas écrit un bouquin, celui-là ? Et Augendre nous dit
devant la machine à café du hall de la fac: «Ah oui, et puis Rosenblatt m’a
donné les bonnes adresses de Grenoble !» L’Isabelle en question était juste
à côté: elle a piqué une rougeur terrible. Ça voulait dire qu’il se vantait à
Paris, tel le seigneur féodal, d’en avoir une qui l’attendait dans chaque
résidence.
Donc on avait fait avec Rosenblatt des séances de formation à Lyon, qui
étaient relativement intéressantes – enfin j’en garde un souvenir
relativement intéressant – mais qui n’étaient pas tellement axées sur la
théorie générale marxiste de l’histoire du mouvement ouvrier, mais sur le
syndicalisme étudiant, les méthodes de recrutement, dans quel état est
l’Union des étudiants communistes, comment jouer à l’intérieur de
- 404 -
l’UNEF-ID avec les tendances, etc. C’était assez ciblé. Et puis les congrès
de l’UNEF. J’étais au congrès fondateur de l’UNEF-ID en 1980: les
congrès de l’UNEF étaient des occasions aussi. Il y avait une vie spécifique
au secteur étudiant, ce qui explique largement pourquoi Cambadélis a
entraîné le gros. Par contre, dans cette affaire, Grenoble est une exception.
Je vais te raconter ça, mais disons en gros: à Grenoble on n’a pas suivi
Cambadélis et autres en 1986. Mais là je vais un peu vite. Il faut remonter
un peu en arrière. On a été en gros sur la pente ascendante jusqu’en 1982 et
puis après le recrutement se tasse. Et les années passent. On fatigue quoi.
En même temps je prenais du galon, donc j’étais pratiquement un des
principaux responsables du secteur, et c’est vrai qu’avec mes méthodes de
direction je mettais plus l’accent sur les réunions à thème historique ou
théorique que sur les séances stakhanovistes. Cela dit, on était tout à fait
capables de faire des réunions stakhanovistes: les étudiants, on était la
masse de manœuvre. Quand il fallait envoyer du monde devant une usine à
cinq heures du matin, la veille, à une heure du matin, en réunion de comité
départemental on disait: «Bon, tu nous amènes cinq étudiants tout à l’heure:
OK ?», et on y arrivait.
Et à Grenoble, par rapport peut-être au schéma que tu me
dépeignais sur Clermont, il y avait quelles relations entre les militants
de base et les responsables ? Entre toi-même et tes subordonnés, si je
puis dire, par exemple, ou vis-à-vis de Pierre Broué ?
C’est compliqué. A l’intérieur du secteur étudiant, quand je suis arrivé à
Grenoble, j’ai ressenti ça comme beaucoup plus formel et hiérarchique que
ce que j’avais pu connaître en Haute-Loire. Par contre, à l’échelle de la
ville, moins que ce que j’avais connu sous Nenny à Clermont – et qui a
peut-être changé à Clermont après d’ailleurs, puisque Nenny a plus ou
moins disjoncté. Pierre Broué n’était pas dans les structures de direction: il
était donc une espèce de monstre sacré à côté. Qu’on voyait rarement,
qu’on était content de voir quand il était là. Il y avait un antagonisme entre
lui et les autres, on le sentait bien.
Un qui avait essayé de nous expliquer ça c’était Denis Bailly, le
responsable syndical, surtout que Denis Bailly s’était heurté à Berg, comme
Broué était souvent plus souple que la moyenne: il nous avait expliqué que
si Broué et Joubert – parce que Joubert était également prof à Sciences Po,
et ils étaient souvent ensemble – avaient dirigé le secteur étudiant, ce qui
était le cas à l’origine, ils l’auraient étouffé parce qu’ils étaient trop
exigeants. «Ils auraient exigé 1) Que vous soyez tous des étudiants parfaits
(rire), ayant 18 de moyenne 2) Que vous soyez tous en diffusion au restau
U à midi, matin et soir – ce qui était déjà le cas 3) Avoir une formation
théorique au cordeau, ʺ″Et je ne veux voir qu’une seule tête et rien qui
dépasseʺ″.» En gros il nous avait dit: «Ils auraient été trop autoritaires.»

- 405 -
Après j’ai fait plus ample connaissance avec Pierre Broué et j’ai eu la
perception inverse, c’est-à-dire que lui représentait, disons, l’intelligence et
la liberté par rapport à ce fonctionnement beaucoup trop hiérarchique et
cloisonné. Mais ça nous avait été présenté comme ça. Si je reprends dans
l’ordre chronologique, un premier accroc, la première purge que j’ai
connue c’est avec les morénistes, en automne 1981. Ça n’a pas été un
incident énorme en tant que tel, bien que Grenoble en ait été un peu
l’épicentre. Nahuel Moreno avait accusé Lambert de capituler devant
Mitterrand dans le Front populaire en France, et certains militants du
courant de Nahuel Moreno, qui étaient donc à l’OCI depuis peu, étaient
allés à une réunion à Grenoble contre, je pense, l’arrestation de Nathalie
Ménigon et d’autres [militants] d’Action directe qui venaient de se faire
arrêter. Nous avions envoyé un jeune militant, que je venais juste de
recruter d’ailleurs, une de mes recrues d’histoire. Je lui avais donné son
pseudo, je l’avais appelé Bibi: plus tard il s’est émancipé, il a changé de
pseudo (rire). Comme il n’était pas connu, on l’avait envoyé faire l’espion
dans cette réunion. Et comme ce que je raconte là c’est lui qui me l’a
raconté en revenant, je pense que c’est vrai: ça a été habillé après. Il est
revenu de cette réunion assez effrayé en disant: «Ecoute, c’était une
réunion de gens d’extrême gauche mais la tonalité générale c’était: ʺ″Ce juif
de Badinter378 est une ordure.ʺ″»
Alors évidemment, comme il avait entendu ça, ça a été immédiatement
saisi et on a voté une motion dans toutes les cellules comme quoi tous ceux
qui ne comprenaient pas que des membres de l’organisation ne devaient pas
aller dans une réunion où des propos antisémites étaient proférés se
mettaient d’eux-mêmes en dehors de l’organisation. Moi j’avais un
moréniste, étudiant en géo, dans ma cellule: donc je l’ai exclu. Je l’ai
retrouvé plus tard, quand je n’étais moi-même plus à l’organisation. Il y a
eu cet épisode, la purge des morénistes.
Après coup, je me suis rendu compte d’un truc, c’est que le niveau de la
formation a beaucoup baissé à ce moment-là. On avait une formation
internationale, et on faisait des rapports de cellules de trois kilomètres de
long qui allaient de l’international à « combien d’Informations Ouvrières
on vend dans la journée ». Or, avec Nahuel Moreno il y avait eu l’espoir de
briser le Secrétariat unifié [de la Quatrième Internationale dont faisait partie
la LCR, Y.C.], de faire une agrégation et de dépasser la crise de 1953, de
reproclamer la Quatrième Internationale et tout. La rupture avec Nahuel
Moreno n’a pas donné lieu à des explications politiques, et je pense que le
niveau général de formation – ça correspond aux années Mitterrand aussi –
a commencé à baisser.

378
Ministre de la Justice et membre du Parti socialiste (Y.C.).
- 406 -
Le deuxième gros accroc a été l’exclusion de Stéphane Just en 1984.
Mais alors dans l’intervalle les choses avaient pas mal évolué pour moi:
j’étais devenu plus ou moins dirigeant du secteur, je m’étais énormément
rapproché de Pierre Broué. J’allais le voir, on se taillait la bavette jusqu’à
des heures tardives, et c’est vrai qu’il m’a donné beaucoup plus de recul par
rapport aux événements. Par contre, et ça, ça a joué un rôle important pour
nous opposer par la suite à Cambadélis, on a eu un grand dirigeant qui est
arrivé de Paris. Au début, très contents: «Un grand dirigeant nous arrive de
Paris, c’est merveilleux !» C’était Jean-Michel Catin, qui faisait partie de
l’aréopage suprême du secteur étudiant, avec Cambadélis, Rosen – Marc
Rozenblatt – Plantagenest, [Philippe] Darriulat379 , Catin et quelques autres.
Il faisait partie des dieux de l’Olympe, quoi. Il nous arrivait comme
directeur de la MNEF. Casé par l’appareil en fait, dans le cadre des accords
avec le Parti socialiste. Ça a été le petit chef, mais alors: puant ! J’estime
qu’il a fait fuir une partie de mes propres recrues… c’est un truc qu’on
n’aime pas. Une bande de gars de la fac de géo, assez cool, en l’espace de
deux ou trois réunions on leur a expliqué: «Bon maintenant, finie la
plaisanterie: c’est le bolchévisme !! Combien d’Informations Ouvrières
pour demain soir ?!» A ce régime-là, les gars ils ont fui. Donc une
animosité a commencé à se mettre en place et, comme je voyais Pierre
Broué, comme on était quelques-uns à bien se connaître, on s’est mis en
fait à fractionner. Dans le dos de Catin. Il a tenté de nous faire un procès: il
a saisi le comité départemental et il s’est amené avec une résolution disant
qu’il y avait un début de fractionnalisme dans le secteur étudiant et qu’il
fallait y couper court immédiatement. Comme je commençais à connaître
les mœurs de la maison et à ne plus être né de la dernière pluie non plus,
j’ai dit: «Je vote ta résolution et je l’amende en disant: le fractionnalisme à
tous les niveaux est totalement exclu dans l’organisation. Nous votons ça
demain, n’est-ce pas, camarade ?» Les choses en étaient restées là. On avait
une espèce de conviction entre nous que ça n’allait pas, que ce type était un
agent. En fait c’était un agent de Cambadélis: sur ce plan il a échoué, parce
que s’il était missionné pour amener les étudiants à suivre Cambadélis,
c’est un des rares endroits en France où on ne l’a pas suivi. Alors qu’il y a
beaucoup d’endroits où ils ont suivi Cambadélis par rejet des mœurs de
l’organisation, par démocratise, nous au contraire le même démocratisme
nous a opposés à eux. Il a simplement recruté qui il fallait: deux petits
jeunes mis à la tête de l’UNEF-ID, pour contrôler l’UNEF-ID. Ceux-là il
les a entraînés avec lui en 1986. Je saute une étape: l’affaire Just dans
l’intervalle, en 1984.

379
Président de l’UNEF-ID il alla picorer dans la mangeoire socialiste en devenant
directeur de cabinet d’Henri Emmanueli, qui fut premier secrétaire du PS en 1994.
(Y.C.)
- 407 -
L’affaire Just, quand ça a démarré, j’ai d’abord remarqué l’angoisse des
vieux militants, parce que Pierre Lambert et Stéphane Just… Lénine et
Trotsky qui sont fâchés ! «Mon dieu, qu’allons-nous devenir ?» (rire).
Ensuite, sur les positions de fond, j’étais droitier: tendance démocrate
droitier. Donc pas « justien » du tout. Disant au contraire: «Le Mouvement
pour un parti des travailleurs c’est une bonne idée, en avant. Faire un truc
fédéral avec d’autres courants, ouvrant la porte dans tous les sens, c’est ce
qu’il faut faire.» Et Pierre Broué m’avait dit: «Je suis très inquiet.» Il
m’avait dit depuis très longtemps que Stéphane Just avait des doutes. Par
exemple aux municipales de 1983, on avait fait des listes et on avait publié
dans Informations Ouvrières qu’on avait fait 4,5 %, alors qu’en fait c’était
un chiffre complètement bidon: je ne sais pas comment ils avaient calculé
ça mais ça ne tenait pas la route. Et Stéphane Just en avait fait état au
Comité central. Pierre Broué m’avait raconté des trucs comme ça. Mais il
était inquiet parce que: «Ecoute, je connais Lambert. Ça pourrait être très
positif pour l’organisation: Stéphane Just a tort, mais il ouvre les vannes de
la discussion, ça serait génial que la discussion se développe. Mais je les
connais: ils vont essayer de fermer la discussion en montant une affaire.»
Et quinze jours avant le congrès, il me dit: «Eh bien ça y est, ils veulent
monter une affaire. Ils veulent exclure Mélusine, le gars de Lyon, pour de
prétendues citations tronquées.» Et Pierre Broué me dit: «Je vais aller moi-
même au congrès pour éviter ça.» Le congrès a lieu, et j’apprends que
Mélusine a été exclu sur un rapport qui a été présenté par Pierre Broué,
suite à quoi tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec l’exclusion de
Mélusine se mettaient d’eux-mêmes en dehors du parti. Donc les «justiens»
virés ! Timidement j’interroge Pierre Broué, mais en gros [je lui demande]:
«Attends, aurais-tu fait le contraire (rire) de ce que tu m’avais dit avant d’y
aller ?» Il me dit: «Ecoute. Je me suis fait avoir sur un point, le coup de
ʺ″Tous ceux qui ne sont pas d’accord se mettent en dehors du partiʺ″:
Lambert m’a eu, il a dit ça tout d’un coup, j’ai été piégé.» Ensuite, je vais te
raconter exactement comment Mélusine a été viré: je ne sais pas s’il te l’a
racontée celle-là ? Mélusine est exclu, Mélusine se lève et sort. Lionel
Malapa se lève et accompagne Mélusine. Pierre Broué se lève et les
accompagne tous les deux. Mélusine sort, Malapa dit à Pierre Broué:
«Pourquoi tu nous as suivis ?» Il lui dit: «Ecoute, si Mélusine était tombé
dans l’escalier, tout le monde aurait pensé que tu l’aurais poussé..» Bon. Il
me raconte ça pour illustrer son rôle d’agent de temporisation, qui
néanmoins, pour pouvoir temporiser, a fait le procureur. Alors j’étais un
peu dubitatif ; en plus il y avait quelques «justiens» à Grenoble, quand je
les croisais je ne leur crachais pas à la figure, et il m’a semblé fin 1984
qu’il fallait tenter une offensive démocratique. Alors j’ai écrit un texte au
bulletin intérieur pour l’élection des responsables. Que j’ai fait lire à Pierre
Broué avant de le diffuser mais dans lequel il n’est pour rien.
- 408 -
Des responsables de cellule ?
Oui, puis à tous les niveaux. Alors, les responsables de l’union
départementale à Grenoble, quand ils ont vu mon texte c’était (rire) «
L’élection des responsables !!» La franche rigolade ! Ah oui, comme ça:
(rire) « L’élection des responsables, ah ben alors !» Mon texte avait des
garde-fous, notamment une tirade contre Stéphane Just à un moment donné
pour bien se démarquer, mais c’était quand même le noyau du texte. Et au
congrès régional, c’est René Revol – tu vois qui c’est ? Il a été exclu avec
Pierre Broué plus tard. Aujourd’hui c’est le dirigeant du courant Nouveau
Monde du Parti socialiste – qui a été missionné pour me répondre. Il a
expliqué (rire) que en 1917, si le parti bolchevique avait pris le pouvoir, ce
n’était pas grâce à l’élection des responsables mais grâce aux thèses d’avril,
d’abord ! Après au bistrot Dan Moutot est venu me voir.
J’aurais dû te parler de Dan Moutot avant: c’était le grand dirigeant de la
région Grenoble-Lyon, celui qui était au-dessus de l’union départementale.
Dan Moutot. Qui avait bien le style, aussi, qu’avaient Berg, Rosenblatt, et
tous ces gars-là. Dan est venu me trouver au bistrot et il m’a dit: «Ecoute,
Topper, qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Tu nous sors un texte, on ne
sait pas d’où ça vient, mais tu vas nous faire comme les ”justiens”: mais
enfin !» Tu vois, le gros avertissement quoi. Donc je pense qu’à partir de là
j’étais un peu grillé par rapport à l’appareil. En tout cas je n’ai plus monté
dans l’appareil à partir de là – tant mieux pour moi. Mais l’épisode n’a pas
eu plus de retombées sur le coup, si ce n’est qu’en 1986, après l’affaire
Cambadélis, il y a eu une motion Camus/Lambert – Camus étant donc le
frère de Lionel Jospin – qui disait que désormais les responsables seraient
élus à tous les niveaux dans l’organisation. Cette motion a été votée à
l’unanimité par le congrès. Depuis, comme chacun sait (rire), les
responsables sont élus à tous les niveaux. En fait, le problème aussi était
que proclamer l’élection des responsables sans secouer complètement
l’appareil n’avait pas de sens… Pour que les cellules désignent un
responsable, il faut que les cellules existent. Le fonctionnement qu’il y
avait, et qu’il doit toujours y avoir – ça remonte à la bolchévisation du PCF
en 1924 ! – c’est que les responsables font les cellules et les défont. La base
est modelée par l’appareil dirigeant avant tout autre chose. C’est l’appareil
dirigeant qui a construit cette base. Donc demander à cette base d’élire sa
direction… A la limite elle est capable de plébisciter ceux qui sont déjà en
place. Ça avait du sens dans le cadre d’une transcroissance telle que
j’espérais que le MPPT pourrait être. Parce que là tu pouvais avoir
l’hypothèse qu’il y ait plusieurs tendances, etc. C’est l’espoir éternellement
déçu, quoi. L’espoir qu’il pouvait y avoir plusieurs tendances, on avait pu
l’avoir quand la Tendance léniniste-trotskyste (TLT) de la Ligue était
passée à l’OCI, quand Stéphane Just avait lancé le débat, et à travers le
MPPT, bien que les «justiens» ricanent quand on leur dit ça. C’est le truc
- 409 -
qui ne s’est jamais produit. A peu près au même moment, en 1986, il y a eu
l’affaire Cambadélis. En fait, je t’ai déjà dit l’essentiel de ce que ça
signifiait pour nous, parce que je n’étais pas vraiment en odeur de sainteté,
mais il est vrai que quand il y a eu l’affaire Cambadélis, le secrétaire
d’union départementale, Fanjas – c’était son pseudo, je ne me rappelle plus
de son prénom – m’avait téléphoné. Il se disait: il s’est fâché avec Catin, il
disait qu’il y avait quelque chose derrière Catin, et effectivement il y avait
quelque chose puisqu’ils viennent tous de passer au Parti socialiste. A
l’époque j’avais refait un texte au bulletin intérieur. Pierre Broué m’avait
dit: «Lambert s’est beaucoup inquiété de ton texte. Il s’est dit: ʺ″Qu’est-ce
que c’est que cette menace, qui c’est ces gars ?», etc. En plus, nous, par
rapport au Parti socialiste, pas très consciemment – mais c’est devenu plus
conscient après – on était les démocrates droitiers de l’organisation. On
avait de bonnes relations avec les poperénistes, on avait de bonnes relations
aussi avec les Marocains de l’USFP, parmi les étudiants étrangers. Et ces
gens-là, quand Cambadélis est passé au Parti socialiste, ils étaient étonnés
et ils m’ont dit: «Mais pourquoi tu n’y es pas, toi, parmi ceux qui
viennent ?» J’ai dit: «Ecoute, ceux qui viennent ils ont été achetés par
Mitterrand avec les bijoux de la couronne, c’est-à-dire l’UNEF-ID. Je vous
préviens, ça ne va pas être un cadeau, et ne vous imaginez pas qu’ils vont
faire une aile gauche avec vous.» C’était vrai, ils n’ont pas fait la moindre
aile gauche. Au même moment je n’ai plus été étudiant, j’avais eu le
CAPES: je me suis trouvé un peu en marge de la vie grenobloise. J’étais
dans la Drôme, mais je dirais que le ressort était cassé à ce moment-là. Je
n’étais plus tellement activiste, je bouquinais beaucoup plus: j’estimais
qu’il y avait un ver dans le fruit, que ça n’allait pas. Il y a eu quand même
la grève étudiante fin 1986, où j’étais encore membre du secteur étudiant,
mais justement on m’a changé: on m’a mis dans une cellule enseignante
dans la Drôme, où j’avais énormément de mal à me réunir avec eux parce
que je n’habitais pas là-bas. Après on est allés avec Sylvie, qui était entrée
à l’OCI vers fin 1985, à Reims. Oui, le verre était cassé. J’ai été muté à
Reims, donc j’ai été prof deux-trois ans là-bas. A Reims, il y avait quelques
militants, et puis on avait un peu contribué à dynamiser le travail étudiant.
Mais ça n’allait quand même pas chercher bien loin. On avait une nana qui
venait de Loire-Atlantique, qui avait été quelque temps à Reims pour son
boulot: elle devait être de la mouvance à [Alexandre] Hébert, c’était
Marianne Duguet. Elle est venue nous voir quelquefois là-bas. Etant
enseignant, j’étais au SNES, et puis un beau jour, à Reims, je reçois un
coup de fil de Jean-Jacques Marie qui me dit: «Je te donne rendez-vous
dans tel bistrot dans une heure. – Ah bon ?» Il m’explique que le maître-
auxiliaire sénégalais qui était responsable de Force Ouvrière Enseignement
dans la région Champagne-Ardennes venait de rentrer au Sénégal avec le
fichier syndical et en ayant vidé tous ses comptes en banque. Il fallait
- 410 -
d’urgence trouver quelqu’un pour tenir Force Ouvrière en main et ça ne
pouvait être que moi. Je me suis trouvé du jour au lendemain responsable
syndical Force Ouvrière. Dans un syndicat où il y avait un très brave type,
mais qui était membre des clubs barristes Perspectives et réalités, un
proviseur membre du Front national, et un ATOS socialo, plutôt à gauche,
le seul type à peu près normal (rire) qu’il y avait là-dedans. Mon travail
dans Force Ouvrière a consisté à ne rien faire sur le terrain et à donner
l’illusion auprès de Paris qu’il y avait un peu de vie syndicale ici, sur place.
Mais c’était ingérable. J’y étais par discipline, mais le type du Front
national avait quand même été élu au conseil municipal: je n’allais pas
m’afficher publiquement avec ce gars-là, c’était complètement intordable
cette histoire. Donc la fin des années 80, tu vois, ce n’était pas folichon !
Ce qui fait que la dernière affaire, en 1989, c’est l’affaire Broué, et ça nous
ramène à ce que je t’avais raconté tout à l’heure. Quand on a compris que
Pierre Broué allait être viré et la façon dont il allait l’être, je me suis dit:
«Nous aussi.»
Tu avais encore des contacts avec lui ?
Oui, mais un peu épisodiques. Avec Pierre Broué on s’est engueulés,
réconciliés, ré-engueulés, ça a toujours été très compliqué. Mais c’est vrai
que d’une certaine façon, mon orientation politique était une mise en œuvre
de ce que Pierre Broué suggérait, mais qu’il n’a pas toujours mis en œuvre.
C’est-à-dire une interprétation droitière et démocratiste de la ligne générale
de l’OCI: l’opposé des «justiens», bien que j’aurais été prêt à défendre leur
droit démocratique de tendance. Donc, fin 1989 on a rompu. Alors je peux
te raconter la suite, mais c’est une autre histoire. Enfin, non, c’est la suite
de la même histoire, puisque mes conceptions ne sont pas
fondamentalement différentes.
Si, il y a un point où j’ai révisé mes conceptions, et ça je pense que c’est
un truc assez important: par rapport au pouvoir d’ailleurs. C’est que je
pense qu’à l’OCI, quand on était jeunes – et c’est sans doute à peu près
pareil ailleurs dans l’extrême gauche, ce n’est pas qu’à l’OCI – notre idée
de l’avenir c’était qu’il y allait y avoir la révolution, qu’on allait prendre le
pouvoir, on allait fusiller tous les gêneurs – c’est la dictature du prolétariat
– et, nous étant livrés à cette extermination, les conditions seraient réunies
pour le bonheur sur terre. Je caricature un peu mais franchement c’était ça
le schéma. Je te raconterai un truc après d’ailleurs. J’ai commencé à mettre
en cause ça grâce à Lambert, quand il s’est mis à parler de la « ligne de la
démocratie ». Et puis grâce à Pierre Broué et j’en ai rajouté par moi-même.
Mais le schéma vraiment c’était ça. Je pense maintenant que ce schéma,
non seulement il n’est pas marxiste – c’est peut-être du bolchévisme
simplifié influencé par le stalinisme, etc. – mais il est surtout très judéo-
chrétien. Les Témoins de Jéhovah: la guerre d’Armaggedon, tous les
méchants sont exterminés et puis après c’est le règne des Justes. Je ne
- 411 -
rejette pas la dictature du prolétariat mais je pense qu’il faut vraiment
travailler son identification à ce que Marx appelait la «réalisation de la
démocratie». Et la question de la république démocratique, et tout ce qui
relève de la démocratie formelle et des droits de l’homme qu’il faut qu’on
intègre. Parce que ce ne sont pas des abstractions métaphysiques, ce sont
quand même des conquêtes de la lutte des classes à un moment donné.
Mais en gros on est une génération entière à avoir été formée à ce schéma
simpliste. Et ça allait bien avec la jeune cohorte de jeunes mâles: la jeune
cohorte de jeunes mâles allait prendre le pouvoir, ra-ta-ta-ta, hop, bonheur
sur terre ! C’était ça ; enfin moi, quand j’avais 17 ans c’était ça.
Quel statut de la femme il y avait, justement ? Ce n’était quand
même pas qu’un vivier pour… ?
Ça manque un peu de femmes tout ce que je te raconte. Pourtant il y en
avait.
Le recrutement des filles était-il si étroitement lié à des
considérations sexuelles ?
Je caricature un peu, parce qu’en plus mes propres expériences de
recrutements ne se sont pas faites comme ça – sauf peut-être pour mon
épouse mais c’était complètement simultané. Et pas faites sur ce mode de
fascination. Mais tu pouvais avoir aussi des gars recrutant d’autres gars sur
le mode pouvoir/fascination, sur ce schéma de bande. La fin des années 70
et jusqu’aux années 1981-1982 c’est clair que ça fonctionnait comme ça. Et
de cette façon on a brassé du monde: les effectifs ont dû monter jusqu’à 6
400, à peu près – pas au MPPT mais au PCI – mais en plus comme c’était
un peu passoire, il y a beaucoup plus de monde qui est passé. On a brassé
quelques dizaines de milliers de personnes dans ces années-là, facilement.
Les mobiles politiques existaient aussi chez ceux qu’on recrutait, quand
même: en gros c’était le dernier élan de mai 68 et l’espoir de 1981 qui se
rencontraient. Ça s’est brisé complètement sur les années 80. La première
résurrection, ça a été pour nous la grève de 1986, mais le drame c’est
qu’après on a perdu l’UNEF-ID et que les autres se sont cassés au Parti
socialiste. Donc là où on aurait du être les chefs on ne l’était plus: ça nous
était volé. On l’a vraiment perçu comme un vol, comme un vol par
effraction directe. Moi j’avais mon local de l’UNEF-ID de la fac d’histoire,
donc ils m’ont changé les serrures. J’avais entrepris de casser une vitre et
de passer un balai pour attraper une clé que je savais être dans un tiroir à
l’intérieur, mais les autres militants de la cellule, prévenus de mon
opération, sont arrivés pour me supplier de ne pas faire ça: il y avait eu,
paraît-il, des consignes de l’organisation d’éviter tout heurt avec les
[partisans de] Cambadélis. C’est curieux quand même. Ça peut vouloir dire
que – quand il y a eu la sortie de Cambadélis – il y a eu une espèce de deal.
On ne s’est pas lancés à leurs trousses. Nous, le groupe de Grenoble qui
n’étions pas allés avec eux, on était pour se lancer à leurs trousses. On était
- 412 -
sur la ligne: au prochain congrès de l’UNEF-ID on leur fait la peau, (rire)
on gueule «Indépendance du syndicalisme, à mort Cambadélis», etc. En
fait, on a été calmés, complètement calmés. Je ne sais pas si c’était faisable,
c’est un autre problème. Mais [pour la direction] il n’était pas question de
le faire.
Vous aviez des relations avec la direction nationale, à part ces gens
qu’on a parachutés ? Avec Cambadélis ? ou avec Lambert ?
Avec Cambadélis, oui. Il lui est arrivé de venir à Grenoble. Avec Pierre
Lambert, non. Il y avait trop d’écrans. C’était une figure tutélaire un peu
mythique. La première fois que je l’ai vu, c’est au congrès à Grenoble pour
l’affaire Just. Il a parlé pendant quatre heures. Tout ce que j’ai retenu c’est
que le salaire différé (rire) c’est quelque chose de vachement important.
Avec son accent parigot. Et voilà. Pourtant Grenoble faisait figure d’un des
trois centres: il y avait Paris, Nantes – à cause d’[Alexandre] Hébert – et
Grenoble, à cause de Pierre Broué finalement. Peut-être plus que Clermont,
qui était aussi un centre important. Par exemple on avait fait venir Nahuel
Moreno à Grenoble, quelques mois avant l’affaire Moreno. Quand Moreno
est venu, il y avait les sections italienne, suisse, qui étaient là. Les Italiens
c’étaient des morénistes d’ailleurs. On avait rempli un amphi. On avait fait
visiter le local à Nahuel Moreno, on lui avait fait visiter la salle de tirage,
c’était marrant quoi. Mais avec Lambert, non. Je n’ai pas eu affaire à
Lambert. A qui j’ai eu affaire de la direction nationale ? A Josette Logeron.
Tu connais Josette Logeron ? C’est pas une lumière ! A Grenoble, le
représentant du Bureau politique c’était Dan Moutot.
Il descendait souvent ?
Il habitait à Grenoble, donc en fait il montait à Paris souvent. Je n’ai peut-
être pas assez parlé de Dan. C’était quand même lui qui était reconnu
comme notre dirigeant. Avant c’était Berg et Dan, après c’était Dan Moutot
tout seul. J’ai des souvenirs de réunions dans le bureau de Dan – en plus il
avait un énorme bureau, comme un P-DG: ça a d’ailleurs dû être celui du
P-DG, puisque c’était une ancienne usine qu’on avait achetée –, des
réunions parfois assez tendues: sur les objectifs, les campagnes urgentes à
mener, etc. Je me rappelle – alors ça, question symbole sexuel… –, quand il
y avait le ramassage des cotisations, donc des phalanges, je me rappelle
qu’on rentrait dans le bureau de Dan et qu’il disait «Alignez les phallus !»
C’est-à-dire les phalanges. Tu avais un certain climat, comme ça, que Dan
cultivait bien. C’était loin d’être un con, ce type, mais il gérait ça comme
une entreprise. Complètement comme une entreprise. Ça n’allait pas
tellement bien loin. Dans la période de 1983 à 1986, où j’étais assez proche
de Pierre Broué, et où je m’opposais à Catin qui pour moi représentait les
aspects bureaucratiques de l’appareil (je ne savais pas qu’il y avait
Cambadélis et Cie derrière, mais c’est vrai que c’était sous-jacent), je me
rappelle être intervenu pour une camarade auprès de Pierre Broué pour
- 413 -
qu’il en parle à Dan. Il y avait une militante de Sciences-Po dont il avait été
dit qu’elle sortait avec un dirigeant de la CFDT. Outre que c’était son droit,
en l’occurrence c’était faux. Tout simplement, l’UNEF-ID avait reculé aux
dernières élections, elle s’était investie dans la campagne, elle avait un peu
la larme à l’œil le soir des résultats et le mec de PSA – «Pour un
syndicalisme autogestionnaire» – était venu lui faire la bise. Il y en a qui
l’avaient vu, qui avaient jasé, et c’était en train de mousser cette histoire
parce qu’en gros c’était les cellules de Sciences-Po et d’histoire – c’est-à-
dire moi, elle… –, l’aile droitière et démocrate soi-disant – enfin, ce n’était
pas aussi clair que ça –, l’aile soupçonnée de rien foutre, en fait. Et j’avais
dit à Pierre Broué: «Ecoute, ça suffit, ces conneries. Ils sont en train de
raconter n’importe quoi sur elle.» Pierre Broué en a parlé à Dan. Dan
Moutot a écouté Broué et il a réuni les trois-quatre militants qui étaient sans
doute à l’origine de ces ragots et il leur a dit: «Vous la fermez.» Voilà.
L’organisation contrôlait ceux avec qui les militants sortaient ?
Officiellement non. Non, et puis il ne faudrait pas croire: cette tendance à
contrôler existait, mais elle venait des militants eux-mêmes, elle venait
surtout de la couche des responsables intermédiaires, des responsables de
cellule, la couche dont j’ai fait partie quoi. Qui étaient des mecs pour la
plupart d’entre eux, à une ou deux exceptions près. D’ailleurs les quelques
nanas qui s’intégraient là-dedans participaient complètement de l’état
d’esprit général. C’était nous-mêmes qui secrétions ça: il y a certains
aspects, induits par des gars comme Charles Berg, Dan Moutot, dans leur
manière d’être, qui se posaient plus ou moins en modèles, mais on ne peut
pas incriminer directement Lambert ou Stéphane Just de ça. Du point de
vue explicite, théorique, on était opposés à tout contrôle de la vie privée. Il
était dit explicitement dans les réunions de GER que le parti ne prétend pas
contrôler la vie privée, y compris « La religion est une affaire privée. » Ce
qui fait qu’on recrutait des jeunes cathos. On en a recruté plus d’un.
Ah oui ?
Oui, ça c’est vrai. Auxquels on disait: «T’as le droit d’être catho dans ta
vie privée, mais l’organisation en elle-même (rire) c’est le matérialisme
historique et dialectique.» Après, le type il se débrouillait comme il pouvait
avec ça. En général, s’il s’adaptait à la vie militante de l’organisation, en
vérité il cessait d’être catho. Mais on a recruté plus d’un jeune. Il y a un
esprit catho un peu militant, qui était attiré par le culte de l’organisation
qu’on était. En plus, ça c’est un mérite de l’OCI: on s’efforçait de ne pas
sélectionner les gens par le look. C’est très important, le look. Certes, ça l’a
toujours été, mais après mai 1968, dans les organisations. t’avais un look
« Ligue » par exemple. Il y avait en partie un look OCI contraire, que
Charles Berg avait très bien représenté: costard-cravate et cigare. A tel
point qu’il y avait eu des photos de lui dans Rouge pour montrer à quel
point c’était affreux l’OCI (rire). Mais en fait, quand on diffusait, le
- 414 -
principe était de s’adresser à tout le monde, de ne pas sélectionner par le
look. C’est une idée assez juste, à mon avis: s’adresser à toute la classe, ne
pas faire des strates culturelles, des « qui serait mieux que les autres », etc.
Alors ensuite on sécrétait nos propres mœurs, notre propre look, c’est
évident. Mais je serais prêt à défendre cette manière globale d’aborder les
choses. Donc les phénomènes de tyrannie sexualo-sectaire ont existé, mais
ils n’étaient pas statutaires: à la limite, s’il y avait une codification, elle
était plutôt contre ça, ce qui n’empêchait pas qu’elle existe.
Tu faisais une comparaison avec l’ouvrage de Benjamin Stora: est-ce
que le phénomène « bande de copains » était aussi affirmé ? Il y avait
un tel mélange public/privé ?
Oui. Oui, ça c’est sûr.
Du fait de l’activisme, je suppose ?
Oui, c’était difficile de faire autrement parce que quand tu es ensemble
pour bouffer à cause de la diffusion, que tu as une réunion tous les soirs, tu
vis assez vite en bande. Oui, ça c’est vrai. Donc le cinéma. Là-dessus, le
bouquin de Stora sonne assez juste.
Et l’ambiance un peu macho, elle se traduisait dans le service
d’ordre ?
Alors à Grenoble, il y avait eu l’affaire de la bande à Max du temps de
Pierre Broué dans les années 70, une espèce de bande anar/autonome qui
s’était battue avec l’AJS, donc il y avait des souvenirs d’affrontements
légendaires qu’on se racontait. Mais il n’y avait pas de service d’ordre en
tant que tel dans le secteur étudiant. En fait, la bande des mecs responsables
de cellule correspondait un peu à ça. On se fritait un peu avec les stals,
quand même pas très méchamment, et c’était nous les plus agressifs, je dois
dire. On virait leurs affiches. Il nous est arrivé – ce n’est pas moi qui l’ai
fait mais j’étais dans le groupe – d’aller en choper un et de foutre le mégot
dans son café. Par contre, il m’est arrivé une fois d’être coincé par les stals
en faisant un collage tout seul au petit matin. Ils ne m’ont pas tapé dessus,
ils sont repartis – il y a eu un face-à-face un peu tendu un moment. Il n’y
avait pas de service d’ordre en tant que tel. Dan, de temps en temps, disait:
«Envoyez-moi cinq étudiants en baskets sans leurs papiers pour demain
matin 7 heures.» Alors ça on aimait bien ! «Ouais, on y va !» En général,
c’était pour faire des collages sauvages. Surtout qu’il nous arrivait – alors
ça il ne faut pas le dire – de coller des affiches anonymes contre la
SMERRA, les mutuelles étudiantes concurrentes de la MNEF. Ce que j’ai
un peu vu, par contre, c’était le service d’ordre parisien, dans les manifs
parisiennes. C’était Frédéric Augendre le chef. Notamment dans une manif
à Tolbiac en 1980, peut-être en 1981 mais en tout cas avant les élections
présidentielles. Oui, pendant la campagne présidentielle, donc au moment
le plus tendu avec les staliniens parce qu’ils étaient en plein dans leur
campagne de division, la candidature Marchais, tout ça. Saunier-Saïté était
- 415 -
ministre. On s’était démerdés pour que tombe le même jour qu’un
rassemblement de l’Union des étudiants communistes un appel de l’UNEF-
ID à sa première manif nationale, contre je ne sais plus quelle réforme de
Saunier-Saïté, la ministre des Universités. Tout le monde convergeait à
Tolbiac. De Grenoble, on était montés à l’avance. Quelques villes étaient
supposées fournir des troupes pour le service d’ordre. On était montés de
nuit, on avait rendez-vous à Tolbiac à 7 heures. C’était Fred Augendre qui
nous avait réunis. Les consignes étaient assez simples d’ailleurs: on se
mettait au quatrième étage, on bloquait les ascenseurs, on tenait les
escaliers, et si les stals, ou les fafs – parce qu’il y avait aussi, paraît-il (on
les a jamais vus arriver), des fachos d’Assas qui marchaient sur Tolbiac –
tentaient de monter, comme on tenait les escaliers, on pouvait les dépouiller
du haut des escaliers. Donc, on s’est tenus en haut des escaliers pendant un
moment, et après on a fait notre manif, qui était d’ailleurs une assez bonne
manif. Comme mot d’ordre dominant: «Dehors Giscard !» Ça a été le truc
de service d’ordre le plus accentué que j’aie pu connaître. Donc je n’ai pas
de grandes histoires de service d’ordre à raconter. Encore que…
Maintenant que tu me le demandes, si. Mais je n’en faisais pas partie,
j’étais spectateur. J’ai vu le service d’ordre… alors là par contre, le service
d’ordre à son sens le plus réduit, c’est-à-dire Lionel Malapa et ses
malabars: on les avait envoyés à je ne sais plus quelle élection universitaire,
et donc vraiment une bande de mastodontes à faire peur. On les a lâchés sur
les jeunes giscardiens ! Le CELF: le Collectif des étudiants libéraux de
France, des jeunes giscardiens un peu prétentieux. Ça devait être juste après
les élections législatives de 1986, ils se sentaient l’esprit conquérant. Et un
des frangins Malapa avait arrêté une bagnole des jeunes giscardiens et avait
salement amoché l’un d’entre eux. Mais le plus drôle, c’était le
communiqué le lendemain dans la presse: les jeunes giscardiens accusant le
service d’ordre de la CGT (rire) d’être venus les attaquer sur le campus !
Voilà. J’ai connu par contre le service d’ordre de la CGT, lors d’élections
universitaires ; on l’avait envoyé contre nous, mais en fait c’étaient des
permanents ou des ouvriers sur leur temps de décharge. Ils ne savaient pas
trop ce qu’ils foutaient là. Je les avais vus et j’avais dit: «C’est pas ces
types-là qui vont nous charger.» C’était la fin, là aussi. Je pense que
l’époque des grands services d’ordre s’est terminée dans les années 80. En
plus, nous, notre service d’ordre étudiant est passé au Parti socialiste avec
Augendre. C’est le fameux service d’ordre qui s’est volatilisé lors de la
manif du 4 décembre 1986, là où il y a eu la mort de Malik Oussekine.
C’était notre service d’ordre, en fait, notre ancien service d’ordre étudiant.
J’ai un peu fait le tour, là, des années 80. […]
Et au niveau du fonctionnement des cellules… Est-ce que tout était
organisé à partir du responsable et de son discours préparatoire ? Il
n’y avait pas d’élaboration collective ou de discussion de la ligne ?
- 416 -
Il y avait un cadre très contraignant mais riche. Je pense que, par la suite,
le cadre est resté contraignant mais est devenu moins riche. C’est-à-dire
qu’on n’était pas censés improviser ; j’ai toujours improvisé, mais on avait
un canevas. Le truc le plus centralisé que j’ai connu c’était au début: Nenny
qui faisait des notes aux responsables de cellules leur indiquant ce qu’il
devait y avoir dans le rapport. La cellule démarrait par 1) Les résultats. Et
ça consistait à mettre le pognon sur la table 2) Rapport du secrétaire de
cellule. Le rapport du secrétaire de cellule devait faire le lien entre les
résultats qui venaient d’être centralisés et la situation politique et se
conclure sur les objectifs. Et en abordant la situation politique qui devait
procéder du mondial au local sans oublier aucun maillon. Donc tu pouvais
avoir parfois des raccourcis saisissants, du genre: la situation politique en
Bolivie et la vente d’Informations Ouvrières demain matin. Mais quand
c’était bien fait, ça pouvait être bien. Intellectuellement c’est aussi un truc
assez formateur. Et après discussion – on fonctionnait par inscription, et
avec expérience il vaut mieux ça: évidemment, il y en a que ça coince
mais… Alors après, chacun était sans doute prudent en intervenant: moins
prudents dans les cellules, et plus tu montais… Parce que le même canevas
se reproduisait à chaque échelon: une réunion de secteur, etc. Le Comité
central, je n’y suis pas allé, mais pour ceux que j’ai connus qui y sont allés,
le Comité central aussi fonctionnait comme ça: résultats, rapports,
discussions, objectifs. Il y avait parfois un point exceptionnel qui se
rajoutait à ça, c’était rare: par exemple quand il y avait une affaire grave,
comme ce que je racontais tout à l’heure avec les morénistes et Action
directe. Ça c’était plutôt un point préalable dans ces cas-là. Donc la
structure des réunions de cellules: obligatoirement et au minimum
hebdomadaires, sauf pendant le congé d’été, et éventuellement plus
qu’hebdomadaires si la situation l’exige. Les congés d’été étaient planifiés
à l’avance […]: on avait quatre semaines de congés, ce qui supposait,
quand t’étais étudiant, que tu loges dans ta ville universitaire pendant l’été,
que tu ne partes pas en vacances dans la famille ni où tu veux. Ces réunions
hebdomadaires suivaient ce canevas. Ensuite, le contenu théorique s’est
avachi, les rapports ont été de moins en moins internationaux et de plus en
plus « le bon sens près de chez vous ». Quand il y a eu les sections pour un
MPPT [Mouvement pour un parti des travailleurs], la partie
objectifs/résultats a été transférée aux sections. Ces sections se sont mises
assez vite à fonctionner de manière assez espacée. Ça c’était à la fin des
années 80, je ne sais pas comment ça a évolué après, mais je pense que les
réunions de cellule étaient extrêmement désarticulées : le contenu théorique
d’une part, le contenu activiste d’autre part, en étaient sortis. A mon avis,
les réunions de cellule du Courant communiste internationaliste du Parti
des travailleurs risquent maintenant d’être des réunions assez ennuyeuses.

- 417 -
Ou alors peut-être des points internationaux dont on n’est pas censé parler
au Parti des travailleurs ?
Tu as donc connu le MPPT, Mouvement pour un parti des
travailleurs. Il y avait beaucoup d’adhérents ?
Oui. D’abord, j’étais pour le MPPT. On nous a annoncé ça: j’étais à fond
pour. Par contre, assez vite, dès mon texte au bulletin intérieur de fin 1984,
je me suis dit: «Il ne faut pas que ça devienne un Parti des travailleurs. Il
faut que ça reste “Mouvement pour” pendant un bon bout de temps
probablement.» Et alors on s’est mis à faire des sections. Sur un plan
général, pour autant que je me souvienne, on avait annoncé qu’on avait fait
14 000 cartes. Sur le plan de l’expérience que j’ai pu avoir, c’était l’époque
où on se dirigeait relativement nous-mêmes dans le secteur étudiant: on
avait Catin sur le dos mais on agissait dans son dos. On avait donc monté
un truc qui s’appelait le Comité universitaire pour un Parti des travailleurs.
On s’était alors fait critiquer par Doujon, le prof de fac de Sciences-éco, le
gars était un brave type mais relativement orthodoxe. Il trouvait que le mot
« universitaire » ça faisait prétentieux.
C’était le prof de fac, l’inverse de Pierre Broué sur ce plan. Mais le mot
« universitaire » en fait voulait dire qu’on allait faire un comité où il y
aurait à la fois des étudiants, des profs, des IATOSS, etc. On avait monté ça
avec un petit texte: ça a dû être le premier tract que j’ai écrit moi-même,
parce que tu n’écrivais pas tes tracts toi-même. Là on a commencé à en
faire nous-mêmes. Et des bulletins ensuite. A la fac d’histoire on avait
monté un bulletin qui s’appelait Le Petit Jacobin. Et à Sciences Po ils
avaient monté un bulletin qui s’appelait Le Coquelicot. Mais on était les
vilains petits canards, c’est ce que je te disais tout à l’heure. Ça c’est fin
1984. On avait dû réunir une vingtaine d’étudiants, facilement, et le
problème – tel que je l’ai vécu en tout cas – c’est que notre responsable
d’union départementale avait tenté d’en recruter cinq ou six directement au
PCI, et ça avait un peu foutu la merde dans le comité.

Mais du point de vue de ce que Lambert voulait faire avec le MPPT,


c’était nous qui étions dans la ligne en fait, ce n’était pas notre responsable.
Au moins du point de vue de ce que Lambert disait vouloir faire. Donc ça
avait assez bien démarré et ça s’était vite résolu. On avait recruté un ou
deux gars qui étaient sympathisants du Parti socialiste, et on les avait
amenés au local de l’OCI. Une de nos responsables lui avait expliqué qu’il
y avait deux lignes qui s’opposaient: la ligne réformiste et la ligne
révolutionnaire. Donc le gars avait dit: «Ah oui, alors on peut pas être
d’accord dans ces conditions.» Tandis que je l’avais amené en disant: «On
veut faire tous ensemble un grand parti des travailleurs: nous,
révolutionnaires, toi, réformiste, mais on avance en marchant», etc. Je crois
qu’on était plus dans la ligne théorique du MPPT que notre propre appareil.
- 418 -
C’est donc votre propre appareil qui a fait fuir les gens ?
Oui. Le MPPT est une idée qui au départ. 14 000 cartes, ce n’est quand
même pas complètement une légende. Ça correspondait à un vrai problème
puisque le Parti socialiste était au pouvoir depuis plusieurs années, on était
au creux de la vague social-libérale: l’idée qu’il faille une nouvelle
représentation politique des travailleurs n’était pas stupide. Par contre, elle
se combinait avec l’idée, assez nantaise d’ailleurs, que les vieux partis
c’était fini: la classe ouvrière avait rompu avec eux, donc à la limite on
pouvait proclamer le Parti des travailleurs, même si on n’était pas bien
nombreux. Je n’étais pas d’accord là-dessus. Mais la démarche du MPPT,
oui. Ça se combinait – c’est un truc auquel j’avais pensé tout à l’heure et
qui me revient – avec la « ligne de la démocratie », que détestent tant les
«justiens». Lambert a lancé à un congrès fin 1983 ou 1984, plutôt fin 1983.
Alphen, notre responsable d’union départementale, y était allé. En gros – je
caricature à peine – il était venu faire le compte rendu du congrès aux
responsables de cellules étudiantes en disant: «Camarades, ce congrès était
un bon congrès, il y a une discussion très riche d’où découlaient un certain
nombre de tâches dont nous allons parler maintenant.» Je lève le doigt:
«Camarade Alphen, tu nous as dit qu’il y avait eu une discussion très
riche au congrès, est-ce que tu pourrais nous dire en quoi elle a consisté,
puisqu’il y a dû y avoir des arguments dans un sens, des arguments dans un
autre ?
– Tout à fait camarade Topper ! [Topper c’était moi]. Je vais te
répondre: la discussion du congrès, vois-tu, a été une discussion très riche,
il en a découlé un certain nombre de tâches.»
Et c’est reparti: il n’y a pas eu moyen de savoir ce qui s’était dit. En
aparté Pierre Broué nous a dit:
«Ecoutez, il y a eu un truc au congrès, c’est que Lambert a fait quelque
chose de très bien. Il a surpris tout le congrès en disant: ʺ″Nous devons être
les partisans les plus fermes de la démocratie.ʺ″ Et je ne dis pas ʺ″la
démocratie prolétarienneʺ″ ni rien, je dis bien: ʺ″la démocratieʺ″ !»
Pierre Broué, dans sa propre cellule, où il y avait donc des profs et des
étudiants à Sciences-Po, une cellule qui lui était plus ou moins acquise, leur
a dit: «Qu’est-ce que vous pensez de la démocratie ?» Il avait fait un petit
test, quoi. Ils ont tous répondu:
«La démocratie, c’est un truc pour piéger l’adversaire. On défend la
démocratie, on réclame des élections libres, tout ça: ça permet d’indigner
tout le monde contre les bourgeois, et puis une fois qu’on les a bien eus, on
les nique, on fusille tout le monde !!
– Ah bon, d’accord.» (rire)
En gros, c’était ça. Lambert a ramé à contre-courant par rapport à la
manière dont il avait formé son propre appareil sur ces histoires de MPPT

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et de démocratie. D’où l’écho qu’avait l’argumentation de Stéphane Just.
Les cadres moyens ont suivi Lambert par discipline, mais, dans la mesure
où ils avaient une formation théorique, s’ils avaient agi de manière plus
honnête en fonction de leurs convictions théoriques, ils auraient suivi
Stéphane Just à l’époque ! C’est donc ces gars-là qui ont monté le MPPT.
Après, Pierre Broué se faisait l’écho de bruits comme quoi il pouvait y
avoir encore une partie de l’appareil qui bascule avec Stéphane Just – Just a
dû avoir cet espoir, d’ailleurs, jusqu’à assez tard. Alors après t’avais André
Langevin qui a été chargé de faire qu’Informations Ouvrières ne soit plus le
journal du PCI mais devienne le journal des courants du MPPT, ce qui a
encore fait couiner dans les chaumières au niveau de l’appareil du parti. Et
ce qui a mis André Langevin lui-même en porte-à-faux et l’a amené à se
tirer un peu plus tard. Mais ça se mordait la queue cette histoire, parce que
la conception de la démocratie chez Lambert, d’une part, elle n’est pas un
truc fondamental et elle reste instrumentale elle aussi ; d’autre part, je
pense que petit à petit le thème « défense de la République contre l’Union
européenne » est devenu petit à petit la défense de l’Etat français contre les
puissances extérieures qui veulent l’absorber. La caricature de ça c’est
l’Algérie, où le Parti des travailleurs algérien se retrouve à défendre l’Etat
algérien, son armature militaire, contre les Kabyles. Il a sauté de l’autre
côté du cheval. Mais moi, dans mon évolution personnelle, cette histoire de
démocratie a été décisive. C’est ce que je garde de Lambert à un moment
donné: il a compris des choses par rapport à des profondeurs du
mouvement ouvrier français. Après, ce qu’il en a fait, la pratique qu’il a
eue…
Alors à un moment, l’organisation de jeunesse a été reconstituée, vers
le milieu des années 80 ?
Oui, c’est vrai: l’ORJ. Un nom pareil: l’orgie… L’Organisation
révolutionnaire de la jeunesse. Il y a eu l’ORJ, mais c’est resté un gadget.
Ça ne s’est pas concrétisé. Un automne, on nous a bassiné avec la
construction de l’ORJ et après plus rien. Il y a eu ensuite, après le départ
des cambadélistes, une reproclamation de la FER – Fédération des
étudiants révolutionnaires. Ça aussi, ça n’a fait qu’un temps.
Il n’y avait rien eu depuis 1968, avec la FER ?
Non.

L’AJS avait pris le relais…


L’AJS avait pris le relais puis avait disparu. En fait, tous ceux qui étaient
réellement militants de l’AJS étaient devenus militants de l’OCI. La FER a
eu un congrès en juin 1986, donc après l’affaire Cambadélis, et où on est
tombés un peu de haut, les Grenoblois, parce que nous on avait résisté au
courant Cambadélis en tant que militants démocrates qui pensaient par eux-
mêmes, en gros. Mais on a constaté au congrès de la FER qu’en fait c’était
- 420 -
les plus couillons qui étaient restés (rire), qu’on devenait une exception et
que les autres nous regardaient pratiquement comme des agents de
Cambadélis qui étaient restés ! Les autres tenaient un discours
complètement délirant: «La proclamation de la FER va soulever les
phalanges révolutionnaires de la jeunesse !» Un truc de fous furieux quoi.
Et des empaillages sur des mots. J’avais écrit une motion, je crois que
c’était au moment de Tchernobyl: dans la motion j’avais marqué:
«l’irresponsabilité de la bureaucratie». Tout à coup on me fait un procès:
«Camarade ! Tu penses que les bureaucrates se sont comportés de manière
irresponsable, c’est donc que tu crois qu’ils sont responsables devant le
prolétariat ?! Où es-tu allé chercher ça ?!» Enfin, tu vois, cette espèce de
querelle de mots. Donc ce congrès de la FER on en est revenus pas bien
contents… et de toute façon ça n’a pas continué à exister: ce n’était qu’un
sigle. Nous, à Grenoble, quand il y a eu le MPPT, on était sur l’idée que
c’était valable aussi dans la jeunesse, peut-être avec des médiations: c’est
pour ça qu’on avait appelé notre machin «Comité universitaire pour un
parti des travailleurs».
Et, les petites organisations d’étudiants immigrés et le syndicat mis à
part, vous aviez des relations avec d’autres organisations ? Des
contacts réguliers, des actions communes… ?
On avait des contacts avec des militants, mais des contacts d’organisation
à organisation pas tellement. Il y avait la guerre avec le Parti communiste.
Alors, la guerre avec l’Union des étudiants communistes c’était au début
des années 80: ensuite on n’en a plus eue, et quand j’en ai recroisés à la fac
c’était plus sur le plan de la discussion. Les socialos, il n’y en avait pas
beaucoup: on les voyait dans le cadre de l’UNEF.
Et les relations avec les JCR ?
Avec la Ligue c’était plutôt mauvais. Dans le cadre de l’UNEF-ID.
Ils n’étaient pas très présents, si ?
Non, pas très présents. Lors de la grève de 1980, donc tout au début sur
Grenoble, ils avaient quelques militants qui avaient joué un rôle dirigeant
assez efficace. On était en opposition frontale: je serais bien incapable de
dire pourquoi d’ailleurs, mais on était en opposition frontale. C’est-à-dire
qu’on avait tout de suite fait les gros sectaires dans cette grève, sur des
positions justes mais d’une manière tellement bourrine qu’on est très vite
passés pour des fous furieux. Alors pour ce qui était de blinder la petite
phalange militante c’était très bien, mais bon… La LCR, eux ils étaient
moins nombreux mais ils étaient plus comme un poisson dans l’eau, donc
ils avaient plus de positions dans le comité de grève. A la fin, on demandait
que le comité de grève soit réélu, et le gars de la Ligue avait fait voter une
motion comme quoi le présidium – ça s’appelait le présidium – du comité
de grève soit inamovible. C’est vrai qu’ils avaient fait ça. On en avait fait
des gorges chaudes, et même au congrès de fondation de l’UNEF-ID toute
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la salle avait gueulé: «Abrogation de la loi Vincent !», parce que le gars
s’appelait Vincent. Mais les rapports avec la Ligue n’étaient pas terribles. Il
n’y en avait pas. On n’avait pas de rapports avec d’autres organisations, en
fait ! Il y avait peut-être des trucs qui se passaient au sommet, mais il n’y
en avait pas dans les années 80.
Vous parliez beaucoup des pablistes en interne, je suppose ? On vous
entretenait un peu dans une opposition ?
Oui, mais petit à petit ça devenait une opposition historique. C’était ce
dont on était issus: la lutte contre le pablisme. Il y avait Lutte ouvrière
aussi. Mais Lutte ouvrière ne nous a jamais tellement préoccupés. J’ai eu
affaire à Lutte ouvrière dans la grève des LEP (lycées d’enseignement
professionnel) en 1980 à Grenoble, où, en tant que jeune étudiant ayant
encore une gueule de lycéen, ils m’avaient envoyé – un très bon souvenir
d’ailleurs. Je n’ai pas une haute estime de ce que j’ai rencontré chez Lutte
ouvrière parce qu’ils opposaient les élèves aux profs en présentant les profs
comme des « bourgeois ». Comme d’habitude, on avait essayé de faire élire
un comité de grève: on était peut-être bien un peu manipulateurs, mais
c’était «les lycéens doivent élire leurs délégués» – c’était contre les stages
en entreprises – et on avait fixé une réunion du comité central de grève.
Lutte ouvrière avait pondu un tract disant que dans le lycée où cette réunion
devait avoir lieu il y avait des faits de répression, qui se sont révélés faux.
Ils ont appelé à un rassemblement contre la répression, qui a foutu un tel
bordel qu’il n’y a pas eu moyen de réunir le comité de grève. Ça a été la
seule rencontre avec Lutte ouvrière, pratiquement, sur le terrain direct de la
lutte des classes. Après, il m’est bien sûr arrivé de croiser des militants.
Donc franchement, à propos des rapports avec d’autres organisations, plus
le temps a passé et plus on était dans une espèce de bocal. Par contre quand
j’ai rompu avec l’OCI je suis allé voir d’autres organisations: La Ligue,
courant Filoche, les chevènementistes, enfin tout le monde.
La filiation historique tenait une place importante dans le discours ?
Oui. Est-ce que ça tient toujours ? je ne sais pas. Mais oui, ça c’est sûr. Et
quelques bonshommes étaient censés l’incarner: Pierre Lambert, Stéphane
Just, Pierre Broué, Jean-Jacques Marie un petit peu. Assurément c’était
important. On disait «nous», y compris en racontant des trucs qu’on avait
lus dans des bouquins sur les années 30: «On a fait ci, on a fait ça», tu vois.
Donc l’identification à la filiation c’était quelque chose d’important. Il y a
eu un épisode qui l’a ravivée à l’époque où, à mon avis, ça commençait à se
perdre, c’est l’affaire Gatchev, Dimitar Gatchev, en 1987. C’était un
trotskyste bulgare qui avait connu Lénine et qui avait été dans les camps.
Tout à coup en 1987, ce type a téléphoné – en tout cas c’est ce qu’on nous a
raconté – au 87 rue du Faubourg-Saint-Denis, à Paris. En disant: «Je suis
Dimitar Gatchev, votre camarade bulgare !» On l’a fait venir en France.
C’était un vieux pépé tout ridé. Pour lui ça a dû être l’apothéose: il avait 85
- 422 -
ans, il a vu des types se réunir autour de lui par centaines chanter
L’Internationale. Ça a été la grande cérémonie sur la continuité, le «retour
de Gatchev». Cette histoire de continuité, c’est sans doute un truc
sentimentalo-culturel très fort: «On est ceux qui détenons le trésor, le
Graal, et quelque part il est chez nous.» Mais en même temps ça peut aller
de pair avec une très grosse ignorance de l’histoire: ça n’empêche pas. Là-
dessus je pense que le niveau a baissé: dans les années 80 c’est sûr.
Pour en revenir à l’élection des responsables. Toi tu avais été
nommé: est-ce que tu étais re-coopté chaque année ? Ou est-ce que tu
l’étais jusqu’à ce que tu décides que tu ne convenais plus ?
En gros, une fois qu’on était dans le sérail à un certain niveau, on y
restait. Il y avait deux manières d’en partir. La première c’était d’être viré
dans une des crises qui ont ponctué, à savoir que dans les années 80 tu as
Nahuel Moreno en 1981, Stéphane Just en 1984, Jean-Chistophe
Cambadélis – qui était le plus gros truc – en 1986, Wander et Luis Favre –
qui étaient un peu la queue de la comète de Cambadélis – après, et puis
Pierre Broué, et puis André Langevin, et Pedro Carrasquedo… il y en a
quand même toute une série. Donc tu pouvais sortir de cette façon-là. Tu
pouvais aussi en sortir sur la pointe des pieds, en te faisant oublier, en ne
foutant plus rien pendant un certain temps. Mais sinon, une fois que tu étais
à tel niveau, tu y restais. Une fois que tu étais responsable, tu étais
responsable. Donc je suis devenu responsable en 1980: je suis resté
responsable jusqu’à ce que je me mette moi-même en dehors du parti en
1989. Et responsable de cellule, au maximum de secteur, en 1984, mais je
ne suis pas monté plus haut. En gros il y avait trois échelons, pour
simplifier, au-dessus des militants: il y avait donc les responsables de
cellule, à la tête chacun d’une meute de six à huit militants, éventuellement
plus ; les responsables intermédiaires, ceux qui circulent entre les villes de
province et Paris ; les grands responsables parisiens. Et tout au sommet,
Lambert et le Bureau politique. Enfin, le secrétariat du Bureau politique,
c’est-à-dire un truc qui n’était pas dans les statuts et dont personne n’a su
ce que c’était. […] Il n’était pas dans les statuts, à moins qu’ils aient
changé. Mais les statuts de l’OCI, qu’on donnait aux militants à la fin de la
précellule, étaient assez démocratiques sur le papier. Le congrès annuel, la
direction élue, droit de tendance, droit de fraction. Je ne pense pas que le
problème vienne des statuts en tant que tels: bien sûr il vaudrait mieux
améliorer les statuts, mais c’était une conception qui est ce qu’on a appelé
la conception léniniste de l’organisation, bien qu’elle ne soit pas vraiment
celle de Lénine en fait. Où le vrai but de l’organisation c’est de s’auto-
reproduire. Quand un bilan politique est tiré, et les trotskystes font ça
depuis les années 40, pas que les lambertistes, ça consiste à dire: «Nous
existons encore, nous avons tenu.» Alors que l’idée de Trotsky c’était que
la raison d’être de la Quatrième Internationale c’était de transformer la
- 423 -
seconde guerre mondiale en révolution mondiale dans les dix ans à venir.
Tu prends la conférence européenne de 1946: «Notre bilan: nous avons
tenu. Donc nous avons un bon bilan.» Le but devient de tenir, et à partir de
là tu as une discipline qui s’établit, qu’on appelle le centralisme
démocratique. «Il faut tous parler d’une seule voix par rapport au monde
extérieur.» Théoriquement, le débat est libre entre ceux qui parlent d’une
seule voix par rapport au monde extérieur, mais théoriquement. Parce qu’en
fait ensuite les échelons de direction pratiquent aussi la discipline, mais
face à l’organisation. Et ça je l’ai connu, par contre ! Dans les réunions du
comité départemental, de Grenoble par exemple: tu pouvais avoir un
désaccord, mais une décision était prise et on devait la défendre tous face
aux militants. Tu vois ? C’est Trotsky qui, en 1923, est solidaire du Bureau
politique alors que, dans le Bureau politique, il a dit tout ce qu’il avait à
dire. Et tu reproduis ça à tous les niveaux. Alors après tu peux bien avoir le
droit de tendance et le droit de fraction sur le papier tant que tu veux: le
type qui veut réellement faire une tendance ou une fraction n’a pas d’autre
moyen que de la faire clandestinement. Donc il va forcément (rire) se faire
accuser d’être un agent ou de monter une clique. Il n'y a pas moyen de faire
attention.
En confrontant les statuts qu’on a reçus et la pratique, on ne
s’aperçoit pas… ?
Si. Si, ça je l’ai perçu depuis le début. Mais avant de le formaliser, de le
théoriser… ça a pris du temps, parce qu’il y a eu ma réticence initiale puis
je l’ai occultée, j’ai fait de l’activisme, et ça s’est remis à mûrir en 1984,
par là. Pierre Broué y a aidé. Après je me suis fait ma propre conception
théorique contre ça. Je pense maintenant qu’il y a besoin d’un parti
révolutionnaire, mais si tu veux être sûr de ne pas en prendre le chemin,
c’est de créer une fraction avec une discipline ayant pour but de le
construire. Il faut développer une orientation politique, mais publiquement.
On ne peut pas mettre la charrue avant les bœufs: une discipline, une vraie,
c’est quelque chose de consenti par des gens qui ont confiance les uns dans
les autres. Si au point de départ tu as: «Nous sommes détenteurs d’un
héritage, d’un programme, et en fonction de ça on applique une discipline
dans les décisions qu’on prend.» C’est la discussion que j’ai eue avec les
gars du CRI par exemple: ils fonctionnent comme ça entre eux. Ils doivent
être cinq ou six, enfin je ne sais pas, et ils ont reproduit le fait de faire un an
de stage pour être intégré dans leur truc ! […] Ils peuvent […] avoir des
points sur lesquels ils ne sont pas d’accord entre eux, mais ils «établissent
au début ce qu’il en est». C’est-à-dire ce sur quoi ils peuvent montrer qu’ils
ne sont pas d’accord ou pas. Quand tu penses aux bolcheviks où les
désaccords étaient étalés dans leur presse, et ce n’était pas des petits
désaccords… ! Alors il y a cette fameuse théorie qu’étaler ses désaccords
devant l’opinion publique, ça permet à la bourgeoisie de faire pression.
- 424 -
Mais de toute façon la bourgeoisie fait pression ! Et si t’as un cadre qui est
complètement discipliné et rigide, elle va faire pression sur le sommet et à
partir de là elle tient tout ! C’est beaucoup plus simple comme ça.
Pour en revenir à l’OCI, au niveau des dirigeants on a quand même
assisté à une hécatombe dans les années 80: Stéphane Just, J.-C.
Cambadélis. Parce que, en gros, c’est un peu caricatural mais il est vrai que
Stéphane Just c’était le numéro 2, après ça a été Cambadélis. Donc sur cette
espèce de désert est arrivé Seldjouk [Daniel Gluckstein] ! (rire) Et c’est lui
qui a, je pense, joué le rôle clé dans les dernières purges: celle de Pierre
Broué, celle de André Langevin et de Pedro Carrasquedo. Moi j’ai eu
affaire à lui, à la fin des années 80 quand j’étais allé dans la tendance
Langevin. Et j’avais donc assisté à la réunion nationale de la tendance où
Seldjouk représentait la direction. Puisque la direction doit être représentée
dans une réunion de tendance. […] Drut-Langevin-Vania c’était en 1989.
[…] Pierre Broué avait monté son truc qui s’appelait la FFU, la tendance
pour la Fidélité au front unique. Après André Langevin avait monté sa
tendance avec Drut: Drut c’était Michel Pantous qui habite ici […]. Et le
troisième c’était le gars qui nous avait mis en dehors du parti à Clermont,
qui est aujourd’hui l’éminence grise d’un des groupes «justiens», celui qui
s’appelle encore le Comité. Pour Pierre Broué la tendance Drut-Langevin-
Vania c’était une tendance paravent: il pensait que Lambert leur avait
demandé de faire ça pour lui faire écran. En fait ce n’était pas vrai.
J’avais choisi la tendance Langevin, plutôt que la tendance Broué, parce
que, si j’étais d’accord avec Broué quand il disait que le front unique reste
quelque chose de valable par rapport au Parti socialiste et au Parti
communiste (et donc en opposition à la proclamation éventuelle d’un Parti
des travailleurs), je n’étais plus d’accord quand il disait que le combat sur
le terrain des institutions, de la Cinquième République, n’a pas à être le
nôtre. Qu’il fallait uniquement mettre l’accent sur la question du
gouvernement. Là, par contre, il m’a toujours semblé – ça fait partie de la
fameuse « ligne de la démocratie » d’ailleurs – que l’hostilité à la
Cinquième République, les mots d’ordre du type «Constituante», etc., sont
valables. Du point de vue de l’orthodoxie, par rapport à la lettre de Trotsky,
c’est Pierre Broué qui a raison: théoriquement, la Constituante c’est pour la
Chine. N’empêche que je pense qu’il a tort sur le fond. C’est ce qui m’avait
fait plutôt choisir la tendance Langevin. Donc on avait vu Seldjouk –
Sylvie y était aussi, à cette réunion. Il avait fait très mauvaise impression. Il
y avait Seldjouk et François de Massot – de Massot avait l’air très fatigué –
et Seldjouk il faisait le flic, c’est-à-dire qu’il notait tout ce qui se disait puis
il partait d’un détail et il te faisait une intervention sortie de derrière les
fagots, accusatrice, mais sur des trucs accessoires. J’avais dit à Seldjouk:
«Est-ce que tu es en mesure de nous dire les effectifs de l’organisation ? Je
me rappelle que, quand je suis entré dans cette organisation, on savait les
- 425 -
effectifs.» Il est parti dans un grand bla-bla, où évidemment il n’a pas
révélé les effectifs, et j’ai conclu: «Ouais, je pense que les RG au moins ils
en savent plus que les militants de base.» C’est clair que j’avais l’intention
de partir quand je disais ça devant Seldjouk en 1987. Je pense que c’était
difficile de rester bien longtemps encore.
En fait, tu es parti entre Pierre Broué et André Langevin ?
Oui, mais fournée Broué.
Langevin, c’est en 1991 ?
Oui, c’est ça. Je suis parti en 1989, donc plus près chronologiquement de
Broué que Langevin. Donc on avait monté un petit truc à quatre ou cinq qui
s’appelait Comité de correspondance communiste (trotskyste) et on est
allés prendre part à la création des cercles Marxisme aujourd’hui de Pierre
Broué. Mais très vite il s’est avéré que c’était un peu fictif ces cercles
Marxisme aujourd’hui: il y avait Pierre Broué qui faisait sa revue, point à la
ligne. Donc je suis allé à la Ligue, courant Filoche, sur la base d’une
analyse commune de l’Europe de l’Est à l’époque, le gros événement à ce
moment-là. Et après j’ai zigzagué entre la Ligue et le Parti socialiste. Là je
suis au PS, mais je suis secrétaire de la FSU sur le département, donc j’ai
une image de marque de socialiste qui voulait la mort d’Allègre et puis
d’animateur des grèves, parce qu’on a vraiment appelé à la grève générale
ici. […]
Quelles relations tu as eues avec les militants après avoir été mis en
dehors du parti ?
Quand je me suis mis en dehors ? C’est vrai qu’on nous avait raconté
tellement de choses ! On en avait vécu un peu, aussi, on pouvait craindre
des trucs bien désagréables.
Tu avais des relations avec d’anciens militants ?
D’abord moi-même j’en avais exclu quelques-uns, surtout au moment de
l’affaire Moreno. Et c’est vrai qu’on changeait de trottoir. Et bon, à la
longue, à la fin des années 80 je n’en étais plus là. Je commençais à me
dire: «Moi, ces conneries, ça commence à me faire chier. Je ne connais pas
d’agent double de la CIA et du KGB, donc je leur dis bonjour.» Avec les
«justiens» je n’ai pas pratiqué le changement de trottoir par exemple. Mais
on pouvait avoir des craintes: ça ne s’est pas confirmé. C’est vrai qu’on
pouvait avoir des craintes, surtout avec toutes les histoires que Pierre Broué
avait pu me raconter: la sortie de Mélusine du local, l’histoire qu’il a
racontée dans son auto-interview dans un des derniers numéros de
Marxisme aujourd’hui sur les types dont ils ont baissé le slip… Il me
l’avait racontée depuis longtemps ça, entre quatre-z-yeux à Grenoble. Ça
l’avait marqué. Ça me posait un sacré problème puisque voilà un type qui
avait été dirigeant de cette organisation, et qui publiquement en était une
grande figure, qui entre quatre-z-yeux te racontait des trucs épouvantables,
et te disait après de ne surtout pas le répéter: c’était quand même bizarre !
- 426 -
Son article, c’est «Pourquoi je suis resté 49 ans au Parti communiste
internationaliste» ?
Oui, je pense que c’est la question qu’il se pose à lui-même en fait. Et
pourquoi en plus il a gardé une espèce de fidélité à Lambert par- delà… Par
exemple, quand il dit «Jospin, je ne l’ai pas dit car je ne suis pas une
donneuse», c’est un très mauvais argument, c’est même un argument
mafieux à la limite. «Je ne suis pas une donneuse.» Enfin. C’est vrai que,
quand on a été virés, on ne savait pas trop. On n’imaginait pas voir Malapa
débarquer dans notre salle de bains mais… je dis qu’on ne l’imaginait pas
mais je le dis ! C’est vrai qu’il y avait quand même un climat… D’ailleurs,
je me rappelle qu’on avait deux copains à Grenoble qui ont été virés en
même temps que nous. Nous, on habitait dans la montagne, dans le Puy-de-
Dôme, et ils étaient venus nous voir en stop. C’était donc au moment de la
chute du mur de Berlin, leur stop avait été un peu périlleux – ils avaient
dormi dehors, etc. –, on les a vus arriver et ils nous ont dit: «Ah ! On a
vraiment l’impression de passer à l’Ouest !» Tu vois, il y avait quand même
de ça.
Mais en fait l’OCI ne nous a pas pourchassés. Il m’est arrivé d’avoir
quelques contacts syndicaux avec Jean-Jacques Marie, très peu, mais ça a
été correct. J’ai remis les pieds au CERMTRI, et maintenant on a des
rapports « laïques », je dirais. C’est-à-dire que je les connais les gars de
l’OCI, enfin du CCI du PT – je n’arrive pas à dire Courant communiste
internationaliste du Parti des travailleurs ! –, sur Moulins: ils évitent (parce
qu’ils ont quand même dû être briefés sur moi) de me parler directement
politique. Mais l’un d’entre eux est secrétaire de l’union départementale
Force Ouvrière, donc pendant les grèves on s’est largement côtoyés et ça
s’est bien passé. Ils m’invitent au gueuleton annuel de la Libre Pensée. J’y
vais quand je peux, d’ailleurs. Une grande partie des trucs affreux sont
vrais. J’emploie le mot «bureaucratie», même quand tu n’as pas de gens qui
ont eu de gros privilèges, et en plus, dans ce petit appareil, il y en a eu
quelques-uns: je pense que les permanents ne se sont pas trop oubliés dans
leurs salaires. Mais ça n’en fait pas pour autant des assassins. Il ne s’agit
pas de les oublier ou de les rejeter: ils font partie du paysage, ils font partie
du mouvement ouvrier. Je sais bien qu’on va se retrouver: ça se produit
déjà quand il y a des mouvements sociaux importants. Au moment décisif,
il ne faudra pas qu’ils entreprennent de défendre la Cinquième République
quand les masses la détruiront. (rire) […]
Et il n’y a pas eu de « purges sanglantes », entre guillemets. La dernière
c’est Pedro Carrasquedo. Il y a eu le CRI380 , mais ça n’a quand même pas

380
Groupe dont fait partie Ludovic Wolfgang interviewé par Karim dans cet
ouvrage (Y.C.).
- 427 -
été… A ma connaissance il n’y en a pas eu d’autres. A Carré Rouge381 ils
ont l’air de dire qu’il va peut-être y avoir une crise au Brésil. Maintenant,
estimer qu’il peut y avoir un danger de violence bureaucratique du côté de
l’appareil du Parti des travailleurs c’est quand même vrai en réalité, mais ça
ne veut pas dire qu’il ne faut pas publier les témoignages. Il y a des choses
qui donnent à le penser: les mœurs, toute la psychologie que je t’ai décrite,
peuvent conduire à la violence et y a conduit parfois. Quand les
varguistes382 se sont fait virer, ils se sont pris des coups. La copine dont je
te parlais, Malapa lui avait cassé la clavicule ! Alors on est un peu à une
autre époque sur ce plan: c’est moins violent. Mais par exemple, quand on
parle du Parti des travailleurs algérien, je pense que ça sent mauvais leur
histoire: ils participent à des élections que tout le monde boycotte, ils ont eu
20 députés l'an dernier par la grâce de la Sécurité militaire383 algérienne !
Ils ont des rapports avec le FIS, non ?
Avec le FIS [Front islamique du salut] et avec l’appareil d’Etat. Un peu
avec le FIS, oui: en gros c’est le front unique pour la démocratie, pour la
liberté d’expression, pour la liberté religieuse. […] A mon avis avec la
Sécurité militaire algérienne, c’est-à-dire vraiment pas des enfants de
chœur. Parce que, quand ont éclaté les événements en Kabylie, il y a deux
ans, ils ont été le seul parti d’opposition à participer aux élections, ce qui
leur a valu 20 députés, et ils se sont faits les otages d’un appareil d’Etat
ultra-violent. Qu’il y ait des espèces de pratiques ou de secrets
d’organisation du côté du Parti des travailleurs qui pourraient donner lieu à
des réactions violentes s’ils étaient révélés vrais, je pense que ce n’est pas
complètement idiot de le penser. De toute façon, dans ce cas-là, la vraie
solution est de poser les problèmes publiquement. Si tu te contentes de les
raconter en petit comité et que ça arrive à leurs oreilles, à la limite c’est là
qu’ils peuvent venir te dire de la fermer (rire). Mais si tu le dis
tranquillement et publiquement... Sans compter qu’ils ne sont pas les seuls !
Toutes les organisations en sont là. La Ligue a aussi ses zones d’ombre: les
rapports avec Cuba, le pognon venant des Montoneros argentins, leur
trésorier qui s’est suicidé en 1992 après avoir perdu une valise
diplomatique au Luxembourg où il y avait le restant de la campagne de
[Pierre] Juquin de 1988, etc. Lutte ouvrière n’en parlons pas ! […] [Les
deux CNT] me font l’effet de deux micro-sectes d’extrême gauche. […] Le
fait qu’elles soient convaincues d’être pures et sans tâches, le fait de se
dire: «Nous sommes le courant qui n’a jamais trahi puisque même

381
Revue animée, entre autres, par Jacques Kirsner, ex-Charles Berg, dont
l’interview figure dans ce volume (Y.C.).
382
Partisans du militant trotskyste hongrois Michel Varga, alias Balasz Nagy.
(Y.C.)
383
Police politique du régime algérien, active y compris dans l’émigration (Y.C.)
- 428 -
Kronstadt on n’a pas ça sur les mains !», ça peut forger une psychologie du
genre «Tout m’est permis.» Je dis ça par comparaison, puisqu’à l’OCI il y
avait cette psychologie: «Tout nous est permis, puisque nous on incarne la
juste voie qui n’a pas trahi, le drapeau sans taches.» […] C’est marrant
parce que l’OCI nommait elle-même ce qui la désigne: c’est le national-
trotskysme ! C’est une formule que se sont envoyées à la figure
lambertistes et morenistes pour se qualifier les uns les autres.
J’ai déjà entendu cette expression, mais à propos de Lutte ouvrière.
Oui, on peut l’employer pour Lutte ouvrière dans le sens d’isolement
national, mais là c’est un peu dans un autre sens. Dans la vision de
l’histoire de la Quatrième Internationale de l’OCI, en tout cas quand j’y
suis entré, […] le truc le plus malfaisant c’est le pablisme, mais après tu as
l’idée que, parmi ceux qui résistent au pablisme, tu en as qui pratiquent le
national-trotskysme. Ça consiste à se tailler une zone et à pas véritablement
essayer de reconstruire une Internationale. De la part de l’OCI, c’est une
accusation contre le Socialist Workers Party américain, qui aurait fait une
espèce de modus vivendi avec Pablo après 1945, et qui n’est devenu
intenable qu’au moment où Pablo a essayé de monter sa fraction aux Etats-
Unis. L’accord de partage étant alors violé, le Socialist Workers Party a
rompu avec Pablo du jour au lendemain sans mener de vraie bataille
politique. Ensuite, quand ils l’ont estimé bon, ils se sont réconciliés avec
Ernest Mandel en larguant une partie du Comité International dont l’OCI.
Ensuite, l’OCI a formulé cette accusation contre Gerry Healy, qui a
effectivement écrit en 1969 que la révolution aurait d’abord lieu en
Angleterre, puis que l’Internationale se construirait à partir de la section
anglaise. Donc là le national-trotskysme c’est une section-mère qui contrôle
des réseaux autour d’elle. Nahuel Moreno et Pierre Lambert se la sont
envoyée à la figure. […] Le POR (Partido obrero revolucionario) bolivien,
qui a été un des trucs les plus importants dans l’histoire du mouvement
ouvrier de son pays, a accusé l’OCI – puisqu’ils avaient été ensemble
pendant quelques années – de faire du national-trotskysme et même de
gérer leur Internationale comme un grand propriétaire gère ses terres. Et
d’ailleurs d’utiliser un ses avantages financiers: d’être une section dans un
pays impérialiste, donc de pouvoir financer des groupes à tel ou tel endroit,
payer des voyages, etc. L’organisation de type national-trotskyste est un
parti-fraction où il n’y a pas, comme à la Ligue, toute une série de
tendances qui cohabitent sur la longue durée, et qui, même si dans les
statuts les droits de tendance et de fraction sont reconnus, est un truc
monolithique qui traîne derrière lui son courant international. Donc pas mal
d’internationales trotskystes correspondent à ce modèle. […] C’est un
schéma général, mais c’est un schéma général qui pourrait être utile pour
aborder certains trucs. Et Lutte ouvrière en serait l’expression la plus
caricaturale.
- 429 -
Ce qu’il y a de commun, c’est que par exemple le Socialist Workers Party
de James P. Cannon est un truc comme l’OCI où il y a le droit de tendance
dans les textes mais où dans la pratique, lorsqu’un type fait une tendance, il
est viré au bout de six mois comme agent de l’ennemi. En 1940 ils virent
Max Schachtman, avec l’aval de Trotsky, et même si Pierre Broué est
arrivé à démontrer que le méchant était James P. Cannon et Trotsky le
gentil, Trotsky a quand même donné son aval. Et ensuite ils virent Félix
Morrow et Jean Van Heijenoort, qui vont rejoindre Max Schachtman. Puis
ils virent leur propre pabliste: Bert Cochran. Ce n’était d’ailleurs pas un
pabliste: il n’a pas spécialement rejoint le Parti communiste américain. Et
ainsi de suite: à chaque fois tu n’as qu’un seul truc monolithique : le
Socialist Workers Party. C’est un fonctionnement assez proche.
Tu as d’autres similitudes encore qui rapprocheraient le Socialist
Workers Party [américain] des Anglais [de la SLL] et de l’OCI: c’est l’idée
de la phalange ouvrière qui incarne la continuité du parti. Dans le Socialist
Workers Party c’est James Cannon et les camionneurs de Minneapolis, le
baptême du feu étant la grande grève des camionneurs en 1934. Quand ils
virent Max Schachtman, c’est la section de New York, les intellectuels juifs
new-yorkais par opposition aux prolétaires de l’AFL-CIO. Chez les
Anglais, Gerry Healy avait monté sa fraction dans le Labour Party, le Parti
travailliste, qui s’appelait le Club et publiait Socialist Outlook. En France,
je ne sais pas si on dit encore ça dans le Parti des travailleurs d’aujourd’hui
mais dans la brochure Quelques enseignements de notre histoire, dont je ne
connais pas l’auteur (Pierre Lambert, Stéphane Just ou les deux ? – je dirais
plutôt Lambert), […] tu as l’idée que la Commission ouvrière – dont on
sous-entend que c’est Lambert qui l’animait […] – est un noyau
prolétarien: les grèves Renault, la FEN [Fédération de l’Education
nationale], et puis ensuite Pierre Lambert qui s’adjoint Alexandre Hébert à
partir de 1952. Il faut aussi noter la place qui est faite à l’amendement que
Lambert avait fait en 1946, qui avait été rejeté à l’époque et qui disait: «En
France, ce n’est pas forcément directement à partir du PCI que le parti
révolutionnaire se construira.» En fait, la thèse lambertiste c’est qu’il y a
vraiment un noyau autour de lui qui a compris la Charte d’Amiens384 , qui a
compris ce qu’était le syndicalisme, et que c’est eux qui ont permis au
pablisme de survivre. Et Michel Lequenne dirait contre ça que c’est du
pipeau, qu’il y avait effectivement des militants ouvriers, mais que Lambert
était loin d’être le plus important parmi eux, qu’il a pris de l’importance
avec son journal L’Unité en 1951-1952. Que ce journal était financé par
l’ambassade de Yougoslavie, ce qui expliquait qu’il était contre Pablo,
puisque Pablo, c’était se brancher directement sur Moscou et donc rompre

384
Charte fondatrice de la CGT, qui prône, entre autres, l’indépendance des
syndicats par rapport aux partis (Y.C.).
- 430 -
avec Belgrade. Et que Lambert a cherché à s’acoquiner avec Pablo, que
Pablo n’en a pas voulu, et que le vrai théoricien de la lutte contre Pablo, ce
qui est certainement vrai, était Marcel Bleibtreu. Mais il y a quand même
sans doute un grain de vérité dans cette affaire, puisque Lambert a réussi à
se faire reconnaître comme praticien reconnu par ces gars-là. Il a écarté
Marcel Gibelin et Jacques Danos, donc Gibelin et Danos auraient été les
premières victimes de Lambert en somme. Les premiers exclus de ce qui
allait devenir l’OCI. Alors ils ont été virés parce qu’ils étaient allés en
URSS fin 1953 dans le cadre des Amitiés franco-soviétiques qui avaient
invité des syndicalistes. Et eux influençaient toute la gauche de l’union
départementale Force Ouvrière de Paris. Ils ont été virés à leur retour parce
qu’ils n’avaient pas informé l’organisation qu’ils allaient en URSS. Moi ce
que j’ai entendu dire, je ne sais plus par qui, c’est que Jacques Danos et
Marcel Gibelin étaient aussi homos et que ça a été utilisé contre eux par
Lambert. […] Après il y a eu l’élimination en 1955 de Marcel Bleibtreu lui-
même, avec Michel Lequenne et plusieurs autres gars, souvent
syndicalistes, qui n’étaient pas d’accord sur le soutien exclusif au MNA
pendant la guerre d’Algérie et qui après se sont dispersés. […] Dans
l’immédiat ils avaient monté un truc qui s’appelait le Groupe trotskyste et
ils avaient essayé de faire appel au Socialist Workers Party américain, mais
ça n’avait pas dû donner grand-chose. Après, à ma connaissance il n’y a
pas eu tellement de grandes purges: il faut dire que le groupe s’était
énormément réduit. Stéphane Just lui-même a pris un congé d’organisation
pendant quelques années. Ce que Pierre Broué lui a ressorti quand il y a eu
la polémique plus tard. Ils avaient [Robert] Chéramy qui avait écrit une
bonne brochure en 1958, Comment De Gaulle a pris le pouvoir, et qui a fini
plus tard conseiller de Mitterrand. Puis la remontée s’est faite dans les
années 60 et je pense que la grosse purge qu’il a dû y avoir après c’est
Boris Fraenkel, donc il y a dû y avoir une période assez longue où il n’y a
pas eu d’événements, du moins à ce que je sais. […] La légende veut qu’ils
soient tombés à 52, et encore pas tous actifs. […] Pierre Broué avait un
excellent souvenir de cette époque-là [les années 60], il disait: «Voilà une
époque où c’était très démocratique et où on discutait entre nous pendant
des heures.» Un autre gars m’a dit ça, son pseudo c’est Carvel et son vrai
nom Garuzi: un gars qui a été très proche de Lambert et a été viré en 1976.
Après il est allé à la Ligue, où il faisait figure de créature étrange parce que
c’était un des rares dans la Ligue à être un syndicaliste connu comme Force
Ouvrière. Il disait: «Les années 60… » […] Je ne sais pas bien pourquoi il a
été viré: je crois qu’il avait fait un texte au Bulletin Intérieur qui n’avait pas
plu à Lambert. […] Lui aussi te faisait une description des années 60. C’est
l’époque où ils n’étaient pas trop nombreux, donc l’aspect collectif de gars,
avec en plus un assez bon niveau théorique, a dû assez bien fonctionner à
ce moment-là. Il avait des souvenirs de Charles Berg aussi. Berg se
- 431 -
caractérise par son culot. En juin 1968, Garuzi et Berg avaient été arrêtés
ensemble. Les flics les avaient retenus une nuit puis finalement leur avaient
dit: «On n’a pas de charges contre vous, rentrez chez vous», et Berg avait
dit: «Attendez, on ne va pas rentrer chez nous dans cet état ! Vous avez vu
comment on est ? Notre barbe a poussé !» Il les a tellement emmerdés, il
les a eus au bagou, que les flics leur ont payé le coiffeur (rire) pour se
débarrasser d’eux ! […] Quand je dis que c’était Pierre Lambert et
Stéphane Just, en fait c’était la troïka Lambert, Berg et Just. Lui
représentait la jeunesse, Lambert la pratique et Stéphane Just la théorie.
[…]
Je peux t’en parler de Pierre Broué. Mais à Grenoble, j’ai sa version.
C’est lui qui a construit l’OCI à Grenoble, et sans aucun doute avec pas mal
d’efficacité, mais aussi avec des pertes parce qu’à l’entendre il avait recruté
des sections entières de la CGT en mai 1968: ça ne s’est pas conservé
après. Il dit qu’il est allé consulter un médecin, il lui a dit: «Je ne vous dis
pas qui je suis, mais vous me faites une visite médicale complète.» Le
médecin lui a dit: «Bon écoutez monsieur, je ne sais pas ce que vous faites
dans la vie, mais si vous ne changez pas de mode de vie vous allez crever
dans un an.» Et suite à ça [Broué] s’est démis de ses responsabilités.
D’autre part il n’a pas été réélu au Bureau politique en 1973, et ça
correspond à l’affaire Varga. Il a cautionné l’exclusion de Varga en n’en
croyant pas un mot. […] Il n’a plus fait partie du Comité central à partir de
1975. Il a monté les Cahiers Léon Trotsky, avec la publication des œuvres
de Trotsky peu de temps après, en 1978. Donc il s’est un peu retiré de la vie
quotidienne de l’organisation après y avoir été pas mal immergé pendant
pas mal d’années, et en fait il a quand même fait partie du club des grands
gourous supérieurs. Au moment clé: un peu avant et un peu après mai
1968. (…) J’ai pu constater (…) qu’il reproduisait ces aspects
manipulateurs: tout en étant capable d’en faire une bonne analyse lui-
même, il les reproduisait avec un aspect personnalisé à outrance. (…) Une
des premières choses qu’il m’a dites, quand on a vraiment commencé à
discuter, c’est qu’on ne mélange pas le personnel et le politique: je n’ai
jamais vu quelqu’un qui les mélange autant ! Un désaccord politique
entraîne pour lui une rupture personnelle, et vice-versa ! […] Justement,
Carvel – et ça c’est une histoire de nana par la même occasion, sur les
mœurs – avait été prêté par Chisserey, qui était un des dirigeants (il est
mort, il a dû se suicider), dans une ville de la banlieue parisienne pour
coller et pour faire le service d’ordre aux municipales de 1973 pour un
candidat mitterrandiste. Après avoir vaillamment combattu, il a vu arriver
une nana qui lui faisait du gringue, dit-il. C’était la récompense que lui
avait envoyée Chisserey: mais il n’avait pas compris, lui, surtout qu’à
l’époque il était jeune papa (rire). C’était le repos du guerrier ! Alors il faut
faire attention, parce que peut-être que la légende va plus loin que la réalité
- 432 -
là-dessus. C’est par excellence le genre de thèmes où les féministes de la
Ligue en rajoutent pour dire du mal de l’OCI. Peut-être bien que si on
regardait la Ligue de près, on pourrait trouver des trucs comme ça aussi.
[…] D’ailleurs, Charles Berg, dans ses souvenirs, alors qu’à l’époque il
était en situation d’affrontement avec la Ligue, quand il en parle maintenant
il se place sur le même plan. Il dit «nous», ça englobe l’AJS et la Ligue: il
se sent très proche, quoi. Maintenant il est bien copain avec des gars
comme Daniel Bensaïd385: en fait c’est qu’il y avait plus d’affinités qu’on
pouvait le croire à l’époque. A l’époque, les uns étaient chevelus, les autres
en costard. Alors le refus du look soixante-huitard par l’OCI est quelque
chose d’intéressant à analyser, parce que ça a été à la fois un phénomène de
blindage sectaire chez les jeunes mais c’était aussi une manière de dire:
«Nous on a des racines qui vont plus loin que ça. On n’est pas des derniers-
nés de mai 1968, on est la substantifique moelle du mouvement ouvrier. On
a toujours été là et on sera toujours là.»

J’avais aussi l’impression d’un look un peu « blouson de cuir », lié


notamment au service d’ordre.
Ah le service d’ordre ! Benjamin Stora, Augendre… Il était peut-être là,
Stora, dans le coup de Tolbiac que je t’ai raconté. Je ne me souviens plus.
J’ai tendance à l’imaginer au milieu, mais est-ce qu’il y était réellement ?
Mais c’était ça le look: le look blouson de cuir. Mais moi c’est le seul truc
de ce genre-là que j’aie vraiment fait, dans ce style. […] Par rapport aux
hypothèses, je dirais qu’il y a deux choses à creuser: le mythe de la
Commission ouvrière – qu’on retrouve au Socialist Workers Party
[américain] avec la phalange prolétarienne de James P. Cannon et les
camionneurs [de Minneapolis] – […] et dans Force Ouvrière Lambert a
tapé dans un truc, la fraternité des gars qui se cooptent entre eux, le truc
amicalo-syndicaliste avec un noyau politique mais qu’on ne met pas en
avant. A mon avis ça a recoupé de vieilles formes d’organisation qui ont un
rapport avec l’anarchisme: avec la secte bakouninienne et, au début des
années 20, il y avait un machin dans la CGTU qui s’appelait «le Pacte», un
truc secret conclu par les anars entre eux, à la fois contre les réformistes et
contre les communistes. Ils tenaient la CGTU ! Ce n’est pas très connu
mais, la première année386, la CGTU était tenue par les anars, pas par le
Parti communiste. Par les anars au sens anar, pas par les syndicalistes
révolutionnaires de Monatte. C’est Maitron qui doit en parler dans son
histoire de l’anarchisme. Quand j’avais lu ça, je m’étais dit: «Ça me fait
penser à Lambert, Hébert et tout ça.» Sauf que eux, ce n’était pas explicite:
c’était plus implicite, forgé au long des années. Mais des gars qui se

385
Daniel Bensaïd, philosophe et dirigeant de la LCR (Y.C.).
386
La CGTU a été crée en 1921 (Y.C.).
- 433 -
cooptent, qui s’épaulent mutuellement, qui peu à peu montent dans
l’appareil du syndicat. En tout cas le «Pacte» ça avait pour but de monter
dans l’appareil ! De prendre les leviers de commande dans la CGTU.

- 434 -
Entretien
avec Ludovic Wolfgang
Milite à l’AJR, puis au PT de 1992 à 2002
Entretien réalisé le dimanche 21 mars 2004.

Je suis venu au trotskysme parce que j’étais dans le milieu familialement.


Je suis fils de militants, ou plus exactement mon père était encore militant
quand je suis entré au Courant communiste internationaliste, et ma mère ne
l’était plus depuis pas mal d’années. J’ai d’ailleurs appris plus tard qu’elle
avait eu plus ou moins des conflits, et justement avec les mêmes personnes
avec lesquelles j’en ai eu moi aussi, ce qui était une chose amusante.
J’ai adhéré à 17 ans, en terminale, au mois d’avril 1992, en allant
spontanément au local après avoir lu un certain nombre de textes de
Trotsky, du Parti des travailleurs et d’Informations Ouvrières que je prenais
sur le bureau de mon père. Et bien évidemment sans le lui dire. Il y a eu un
processus de maturation et de réflexion qui a duré pas mal de temps, à
partir de la première, où je me suis mis à réfléchir sur des questions
d’histoire, sur l’Union soviétique, etc. Pendant à peu près un an et demi j’ai
provoqué à la maison, posant des questions, testant : «Oui, mais alors, sur
la question du chômage, est-ce que ce n’est pas nécessaire de virer des gens
pour les besoins des entreprises ?» On me disait ça en cours, donc je
reprenais l’idée. J’essayais de la travailler un peu et je l’amenais sur la
table. Mon père entrait dans des colères noires. Finalement je me suis mis à
lire des textes par moi-même parce que je n’étais satisfait ni par mes
propres bouquins d’histoire ou de sciences-éco, ni par les réponses de mon
père qui était incapable d’expliquer quoi que ce soit et qui se mettait
toujours en colère. Du coup je suis plutôt allé lire Trotsky et les
publications du Parti des travailleurs et de l’OCI-PCI-CCI. Celles que
j’avais sous la main. Il y en avait beaucoup chez moi. Et ça m’a convaincu.
Je suis donc un jour allé frapper directement au local du 87, rue du
Faubourg Saint-Denis. J’ai dit : «Voilà, je voudrais adhérer à l’AJR.»
C’était l’AJR à l’époque : Association des jeunes révolutionnaires. Ils
m’ont accepté : ils ne savaient pas qui j’étais quand je suis arrivé, puisque
je n’étais pas un «contact» ; mais je le leur avais dit et ils connaissaient
mon père. Ils m’ont accepté tout de suite, et à partir de là je me suis mis à
militer à un rythme qui n’était pas endiablé mais régulier, puisque j’étais en
prépa. Enfin, j’étais en terminale, j’ai eu mon bac et je suis entré en prépa.
- 435 -
Fin août, je suis allé à un camp de formation du Courant communiste
internationaliste, qui est un cadre assez enthousiasmant, avec des jeunes, où
on nous présente la Quatrième Internationale, avec des exposés sur des
thèmes, un peu de théorie (les «bases économiques» du marxisme), de
l’histoire (révolution russe, révolution chinoise, stalinisme, etc.), des
questions d’actualité (construction du Courant communiste internationaliste
et du Parti des travailleurs et de l’organisation de jeunesse, Palestine,
Algérie, etc.)
Tu es donc entré directement au Courant communiste
internationaliste ?
C’est-à-dire que j’avais lu directement des textes de Trotsky. Je voulais
être trotskyste. En fait, j’étais un peu surpris parce qu’entre le mois d’avril
et le moment où on m’a proposé le camp, on ne m’a proposé ni de venir au
Parti des travailleurs, ni de venir au Courant communiste internationaliste.
Donc c’était juste à la fin de l’AJR, au moment où ils étaient en train de
passer de l’AJR à «Paroles de Jeunes». Et la seule chose qu’on me
proposait c’était des diffusions, des meetings, des choses comme ça. Mais
on ne se réunissait pas très souvent, et on ne m’a pas pris pour discuter du
fond avec moi. On ne m’a pas proposé de GER pendant plusieurs mois. Et
c’est seulement dans le cadre du camp qu’on s’est mis à me demander
prudemment : «Alors, est-ce que ça t’intéresserait ?» Pourtant je ne
demandais pas mieux et j’étais même étonné qu’on ne me l’ait pas proposé
plus tôt. «Oui, évidemment.»
À partir de la rentrée de septembre, je suis entré en hypokhâgne, donc je
n’avais pas énormément de temps, mais on m’a fait une sorte de GER
spécial avec Sacco. Le même qui a rédigé le texte387 , et ce n’est
évidemment pas un hasard. C’est pour cette raison qu’ils l’ont fait rédiger
par lui, ou qu’ils l’ont fait signer par lui. Avec Sacco et avec deux ou trois
autres jeunes qui étaient aussi en prépa on a eu une espèce de GER spécial
pour nous, pour notre statut. Je crois que c’était tous les quinze jours : on
avait une discussion politique avec Sacco dans son bureau, et c’était assez
bien puisque c’est quand même un responsable du Parti des travailleurs et
qu’il savait bien expliquer. Il savait répondre aux questions. Et je me suis
mis à vendre Informations Ouvrières. C’est un point important : je n’ai pas
beaucoup fait l’organisation de jeunesse. Ce qui m’intéressait le plus c’était
Informations Ouvrières parce que pour les discussions que j’avais en
hypokhâgne, les bulletins qui existaient – je ne sais pas s’il y avait déjà un
journal Paroles de jeunes à l’époque – étaient quand même très très légers.
En hypokhâgne les discussions que j’avais étaient tout de suite sur le

387
Le texte paru dans le Bulletin intérieur du CCI en réponse à la lettre que les
militants exclus ayant fondé le Groupe communiste révolutionnaire
internationaliste (CRI) ont envoyé aux adhérents du PT en novembre 2002.
- 436 -
stalinisme, l’URSS, etc., donc j’avais plutôt besoin de La Vérité, ainsi que
d’Informations Ouvrières pour l’actualité politique. J’en vendais pas mal,
peut-être cinq par semaine, et j’ai fait un certain nombre de contacts sur
l’année qui venaient plusieurs fois à des réunions de jeunes qui se tenaient
le samedi après-midi une fois par mois sur des thèmes. Comme par
exemple la Palestine : en 1993 c’était les accords d’Oslo. Il y avait donc
une grande réunion et je faisais venir trois, quatre ou cinq élèves de ma
classe. Et les années suivantes, en khâgne : pareil. Même rythme de
militantisme. Ils m’ont quand même intégré dans une cellule plus régulière
à un moment donné. C’était l’année suivante. Ils n’ont pas forcé les choses
et je crois que j’étais plutôt demandeur. Même en khâgne j’avais une
cellule par semaine. En tout cas la première khâgne, parce que, pendant la
deuxième khâgne, j’ai dû prendre une sorte de congé politique pour avoir le
temps de travailler. Il y avait quand même un suivi régulier, je vendais pas
mal d’Informations Ouvrières et j’allais aux réunions des jeunes. Je
continue ma chronologie ? Là j’ai presque fini mon entrée dans la politique.
De fait, tu as adhéré au Courant communiste internationaliste et au
Parti des travailleurs en même temps ?
Oui.
Et tu faisais les deux réunions parallèles ?
Oui. Les réunions du Parti des travailleurs étaient celles de la section des
Ve/VIe arrondissements. On se réunissait à Jussieu. Je ne peux pas dire
exactement à quelle date j’ai commencé à venir à ces réunions du Parti des
travailleurs, mais c’était assez tôt. Peut-être même dès le mois de juin qui a
suivi mon adhésion à l’AJR. J’ai dû commencer à y mettre le nez une fois.
Ou, sinon, à la rentrée. Je ne sais plus exactement les dates.
Tu es donc venu à l’AJR parce que, logiquement, tu étais au PT ?
Non, quand j’ai adhéré à l’AJR je n’avais pas encore adhéré au Parti des
travailleurs. Quand j’ai frappé au local, j’ai dit : «J’adhère à l’AJR», parce
que c’était l’organisation de jeunes et que ça me paraissait normal de
commencer par l’organisation de jeunes ! Mais ce qui m’intéressait c’était
plutôt le Courant communiste internationaliste. J’aurais voulu qu’ils me
proposent plus tôt des réunions du CCI. Ils l’ont fait, mais quelques mois
après.
On t’a quand même expliqué, à ce moment-là, comment ça
fonctionnait ? Le Parti des travailleurs avec les différents courants.
Oui, ça je l’avais compris en lisant Informations Ouvrières. Ça m’avait
même plu. Ça faisait partie des choses que j’expliquais volontiers à mes
contacts, c’est que l’intérêt du PT, comme ils tenaient compte de la crise du
Parti communiste, de la nature du Parti socialiste qui participait au
gouvernement en faisant la politique de la droite, etc., c’est qu’il avait une
bonne idée de faire un parti sur la base d’un regroupement des socialistes et
des communistes qui avaient rompu avec leur parti d’origine et qui en
- 437 -
même temps ne voulaient pas devenir trotskystes du jour au lendemain.
C’est un truc qui m’avait plu. Leur concept. Je croyais à l’époque qu’il y
avait des courants. Comme tous les gens du PT croient qu’il y a des
courants ! En fait, je n’ai compris qu’il n’y avait pas de courants qu’à partir
du moment où ça a commencé à mal se passer dans le Parti des travailleurs.
J’avais plus ou moins compris, avant, que les autres étaient squelettiques,
mais je croyais quand même qu’ils existaient. Je croyais que les gens qui
animaient le courant socialiste et le courant communiste étaient de vrais
socialistes et de vrais communistes. Je n’avais pas compris qu’en fait
c’étaient des lambertistes de vieille date, infiltrés dans le Parti socialiste et
dans le Parti communiste. Tout d’un coup, on les a sortis pour dire :
«Regardez, c’est magnifique, il y a des gens du Parti socialiste et du Parti
communiste qui nous rejoignent !» On l’a compris petit à petit.
Et pour en revenir à ton militantisme : tu militais activement, toi ?
À la fin de ma terminale j’ai fait quelques diffusions sur la place de la
Sorbonne. Je me souviens très bien : c’était pour soutenir les jeunes Noirs
qui avaient été emprisonnés suite aux émeutes de Los Angeles. On avait
fait des diffusions, et je me souviens que ça marchait assez bien, donc que
j’étais assez content : on faisait signer des gens qui passaient. Mais après
quand je suis entré en prépa, je n’ai plus fait beaucoup de diffusions. Alors
mon militantisme c’était avant tout des discussions dans ma classe avec
mes camarades, et vendre le journal. Avec des bons résultats puisque je me
suis aperçu rapidement que les autres militants du Parti des travailleurs ne
vendaient pas autant Informations Ouvrières que moi. J’en vendais cinq ou
six par semaine, et même parfois plus. Ça je ne l’ai pas su tout de suite.. À
chaque réunion, on faisait les résultats : c’est quelque chose que les
lambertistes aiment bien ; on fait longuement les résultats, et il y a parfois
des réunions qui se réduisent à faire les résultats et à prendre des objectifs
pour la fois prochaine. Je ne faisais pas de syndicalisme. J’intervenais dans
l’organisation de jeunes en faisant venir des jeunes aux réunions centrales,
mais par contre, en tout cas en prépa, je ne participais pas aux réunions de
la commission jeunes du Courant communiste internationaliste (direction
du travail dans la jeunesse). En fait, je me souviens qu’il n’y avait pas
beaucoup de réunions spécifiques à Paroles de Jeunes.
Le premier tract que j’aie écrit dans ma vie, c’était pour le «Groupe
Paroles de Jeunes du Quartier Latin». C’était pendant ma première khâgne.
On avait un contact sur Louis-le-Grand, qui était une fille de militants, des
étudiants de la Sorbonne et j’étais à Henri-IV, donc du coup on a fait le
groupe Paroles de Jeunes du Quartier Latin. C’était pour une manifestation
internationale, mais je ne me souviens plus de la date : peut-être le 6
novembre 1993 mais je ne suis pas sûr. C’était suite à la deuxième
conférence mondiale ouverte, la CMO, une conférence de l’EIT [Entente
internationale des travailleurs] à laquelle j’avais assisté pour le service
- 438 -
d’ordre. Parce que les jeunes, en tout cas les garçons, sont intégrés assez
rapidement au service d’ordre. C’est un cadre de socialisation très
important.
On te l’a proposé de quelle façon ?
On le propose systématiquement aux jeunes parce que c’est un lieu où on
se retrouve. Alors là, pour un sociologue ou un historien c’est intéressant
parce que pour la socialisation c’est essentiel ! C’est la culture de la virilité,
de la violence conçue comme impératif d’autodéfense du parti. C’est
sérieux, très sérieux. On fait des entraînements. Des entraînements où on
apprend à se battre individuellement, à la boxe par exemple, ou en groupe.
En groupes, en lignes, en colonnes, on se met en groupes de trois, et on
apprend des gestes : comment maîtriser une personne et comment faire des
chocs frontaux. Les entraînements se font dans une atmosphère un peu
solennelle où le responsable du service d’ordre est là : «Silence !! On
respecte le silence ! C’est sérieux ! Imaginons que la ligne d’en face soit la
police, ou les stals, ou les pablistes !» (rire). Ça, ça booste pas mal les
jeunes. Ça leur plaît !
Vous étiez nombreux ?
Ça dépendait. Dans la pratique, je ne l’ai pas fait souvent parce que je
n’avais pas le temps. Mais pour ceux qui veulent, ça se fait une fois par
semaine. Je l’ai peut-être fait quatre ou cinq fois, lorsque, de temps en
temps, une fois par trimestre, il y avait des entraînements centraux. Un jour
– je crois que je l’ai fait seulement une fois – on a fait un truc de toute une
journée dans un gymnase en banlieue, je ne sais plus où. Toute la journée
on s’est entraînés, et là on était nombreux. Il y avait peut-être 70 ou 80
personnes. Et pas seulement les jeunes, tout le monde.

Donc une réunion spéciale pour la formation au service d’ordre. Avec au


début un membre du Bureau politique qui vient faire un discours pour
expliquer que «Les choses ont changé. Dans la situation actuelle, le parti
est en danger !», plus qu’avant. Et chaque nouvelle réunion du service
d’ordre commence par un discours d’un membre du Bureau politique disant
ça. À chaque fois, la réunion du service d’ordre est montrée comme
quelque chose de fondamental dans le cadre de la situation. Donc : «Je ne
reviens pas sur les attaques du gouvernement contre la Sécurité sociale ! Je
ne reviens pas sur la politique des appareils ! Je ne reviens pas sur les
calomnies qui prennent à nouveau le Parti des travailleurs comme
principale cible ! Donc, entraînons-nous !» Je n’étais pas parfaitement
intégré à ça. Parce que je n’étais pas très convaincu. Il y avait des trucs un
peu vulgaires – «A nous les nanas !» – et un peu machistes, des trucs
comme ça. Je n’étais pas très chaud. Et il y a un culte de la violence.
Personnellement je ne suis pas quelqu’un de très violent comme ça. Il y a
quand même un culte de la violence, même si celle-ci est conçue comme
- 439 -
une nécessité pour l’autodéfense du parti contre ses ennemis, c’est-à-dire
presque tout le monde.
Comment cela s’exprime-t-il ?
Ça s’exprime par exemple dans les histoires qu’on raconte : «Ah, je me
souviens de cette manif : qu’est-ce qu’on leur a mis sur la gueule !» C’est
une phrase typique : «Qu’est-ce qu’on leur a mis sur la gueule ! Ah, c’était
marrant ! C’était bath !» Surtout quand c’est les pablistes : là, ils sont hyper
contents. Les stals, ils aiment bien, mais les stals c’est quand même des
adversaires costauds. De temps en temps ils gagnent, comme quand ils ont
pris le local de l’UNEF en 1970 ou en 1971, ça c’est une belle victoire.
Mais ils sont encore plus contents quand c’est sur les pablistes ! (rire) «Ah
qu’est-ce qu’on leur a mis sur la gueule !» Par contre, il n’y a pas de
femmes dans ce service d’ordre.
Quelques années plus tard, mais avant qu’il commence à y avoir des
problèmes et quand même pas mal de temps après mon entrée dans le Parti
des travailleurs, j’ai posé la question : «Pourquoi il n’y a pas de femmes
dans ce service d’ordre, après tout ?» À vrai dire c’était [dans un but] très
pratique puisqu’on fait la garde du local à tour de rôle. Tous les deux mois
on doit passer une nuit au local. Et j’estimais que s’il y avait plus de
personnes on la ferait moins souvent, tout simplement (rire). Ou bien qu’on
serait plus nombreux pour la faire, parce que par ailleurs j’estimais que, s’il
y avait vraiment un problème, il faudrait être plus nombreux que nous
n’étions pour garder le local : «Il faudrait peut-être qu’on soit plus
nombreux ou qu’en tout cas les tours de garde soient plus courts», enfin
bref. J’ai posé une question de ce genre-là : «Pourquoi on ne met pas des
filles, après tout ? Dans le service d’ordre de la LCR ou de la CGT il y a
des femmes. Pourquoi pas ?» Eux, la réponse qu’ils donnaient : «Ah, c’est
pas compliqué. Si on met des femmes, plutôt que de garder, tu sais très bien
ce qu’on va faire toute la nuit !» C’était ça. Ils ne pouvaient pas concevoir
autre chose.
C’était immédiatement pris à la rigolade ?
Oui, ils ne pouvaient pas concevoir ça. Sinon, une fois, de manière
paternaliste ils m’ont dit : «Ah ! Ça c’est le genre de question dont on
aurait discuté dans les années 70, et même dans un congrès : aujourd’hui, tu
sais, ce genre de question, tout le monde s’en fout. Il y a des choses plus
urgentes : la Sécurité sociale qui est en danger, camarade !» Voilà : la
participation au service d’ordre, c’est une expérience : je n’y suis pas allé
très souvent, mais c’était un truc assez bon pour soi, avec une atmosphère
de groupe.
Il n’y avait pas de cloisonnement au niveau du service d’ordre ?
Non : de toute façon, les hommes sont au service d’ordre ! Les hommes
entre 16 ans et 45 ans qui n’ont pas de handicap physique sont au service
d’ordre. Ce n’est pas absolument obligatoire, mais ils le veulent de toute
- 440 -
façon : personne ne fait de la résistance. Et si vraiment t’en fais, t’auras
quand même des pressions morales. Ils ne vont pas du tout te forcer, mais
tu auras une pression morale.
Et on te le propose dans tous les cadres : Parti des travailleurs,
Courant communiste internationaliste… ?
Là je parle du Courant communiste internationaliste surtout, car c’est le
CCI qui assure le service d’ordre, même si les militants du Parti des
travailleurs qui ne sont pas au CCI peuvent être invités à y participer. Tu
sais, les jeunes du Parti des travailleurs il n’y en a pas beaucoup. Quand tu
es jeune, ta vocation c’est en fait d’aller au CCI. Quand on est au CCI on
t’explique ça : le Parti des travailleurs ce n’est pas fait pour les jeunes. Ce
n’est pas fait avant tout pour les jeunes. Les jeunes sont dans l’organisation
de jeunesse et au CCI. Nous, on a posé plusieurs fois la question puisqu’il y
avait plusieurs jeunes qui étaient dans l’organisation de jeunesse, soit
Paroles de Jeunes, soit après… l’IRJ [l’Internationale révolutionnaire de la
jeunesse] ?
La Conférence mondiale de la jeunesse pour la
révolution/l’Internationale révolutionnaire de la jeunesse…
Oui… qui étaient dans l’organisation de jeunesse, et qui n’étaient pas au
Parti des travailleurs. Donc nous, on a posé la question : dans notre
arrondissement, les jeunes étaient assez nombreux : étudiants
Jussieu/Sorbonne. Ça aurait fait 10-15 personnes de plus au Parti des
travailleurs ! Pour les réunions d’assemblée générale, pour les choses
comme ça. On a posé la question : «Pourquoi les jeunes ne viennent pas au
Parti des travailleurs, après tout ?»
D’ailleurs, au moment où nous avons engagé un combat politique dans
notre section, les responsables Courant communiste internationaliste de
l’arrondissement ont soudain décidé d’intégrer tous les jeunes au Parti des
travailleurs, pour pouvoir faire monter le nombre de voix et nous battre. On
ne risquait pas du tout de prendre la majorité, mais à un moment donné il y
a eu soudainement l’adhésion de 10 jeunes au Parti des travailleurs, ce qui
fait que les effectifs de la section sont passés de 45 à 55, quelque chose
comme ça. Parce que nous, on avait commencé à polémiquer en disant que
la plupart des camarades de la section ne foutaient rien. Ils n’avaient aucun
résultat et ils ne faisaient jamais adhérer personne. Alors que nous, on avait
quand même des résultats, qui étaient modestes, mais qui étaient réels.
Donc dans le cadre de la polémique, parce qu’ils commençaient à nous
accuser d’être des intellectuels qui ne faisaient que de la théorie, on leur a
dit que, dans la pratique, on vendait plus de journaux que la plupart des
autres et qu’on faisait venir des gens. Il y avait un membre du Bureau
politique du Courant communiste internationaliste dans notre section, Raffi,
qui a mené la bataille d’un bout à l’autre. Je pense que, comme nos
critiques sur ce point faisaient quand même mouche car de fait cet
- 441 -
arrondissement n’avait pas les meilleurs résultats de Paris, ils ont essayé de
booster un peu les résultats par tous les moyens. Mais, à part cette
exception circonstancielle, un jeune n’a pas comme vocation première, sauf
s’il y va spontanément, d’aller au Parti des travailleurs. On ne va pas
l’inciter à y aller. Je ne crois pas.
En réunion de cellule, on vous présentait ouvertement le Parti des
travailleurs et l’AJR/Paroles de jeunes comme un vivier de
recrutement des militants et en particulier des jeunes ?
Un vivier de recrutement pour le Courant communiste internationaliste ?
Oui.
Oui. Le Parti des travailleurs et le Courant communiste internationaliste
sont présentés comme deux choses indépendantes : on peut être au PT sans
être au CCI, on doit respecter les cadres, c’est tout à fait normal que
quelqu’un puisse vouloir être au Parti des travailleurs sur la base de la
plate-forme du PT sans être au CCI. Ils sont très très scrupuleux là-dessus,
au point que c’est presque mal de parler du Courant communiste
internationaliste dans une réunion du Parti des travailleurs : on te regarde
avec de gros yeux. Mais en même temps, c’est vrai que les discours sur la
Quatrième Internationale, qui est « en dernière analyse la seule organisation
qui pourra mener la révolution », font que, en effet, le Parti des travailleurs
et l’organisation de jeunesse sont considérés comme une forme transitoire,
des organisations transitoires.
Le Parti des travailleurs est officiellement une organisation transitoire
dans une situation historique donnée. Mais je pense que, dans la
théorisation, il y a aussi, et de plus en plus, des éléments qui tendent à
rendre permanente la structure Parti des travailleurs. Mais, au début, ça se
voulait transitoire, ils disaient : «C’est une forme pour aller vers un parti
révolutionnaire dans le cadre de la crise du mouvement ouvrier.» En fait je
pense que maintenant il y a pas mal de textes où ils expliquent que de tout
temps et de toute éternité, le mouvement ouvrier étant divers et pluriel, le
courant révolutionnaire n’est qu’un parmi les autres.
C’est le discours sur la Première Internationale ?
Voilà, c’est le discours sur la Première Internationale : il faut reproduire
le cadre de l’AIT, ce qui n’a rien à voir avec l’idée de Lénine, par exemple.
Mais, après tout, ça pourrait être discuté.
Quel type d’intervention aviez-vous dans Paroles de Jeunes ? Par
exemple, il n’y avait pas de présentation des rapports qu’il pouvait y
avoir avec le Parti des travailleurs et le CCI ? Est-ce qu’on en parlait
ouvertement ?
Oui. Disons que le lien se fait d’abord à travers le local. Puisque les
réunions de Paroles de Jeunes avaient lieu au local du 87, rue du faubourg
Saint-Denis. Donc régulièrement des jeunes posaient la question : «Mais
finalement, si, comme on le dit, Paroles de Jeunes est indépendante – parce
- 442 -
que c’est ça le truc officiel : Paroles de Jeunes est une organisation de
jeunesse indépendante du Parti des travailleurs et du Courant communiste
internationaliste – pourquoi est-ce qu’elle n’a pas son propre local ?» Donc
après, les réponses étaient : «Oui, c’est une vraie question. Ce jeune a
raison ! C’est uniquement pour des raisons matérielles qu’on est obligés. Le
Parti des travailleurs nous prête son local ! Mais c’est vrai que, dans
l’absolu, on pourrait avoir nos propres locaux», etc.
Sinon, le lien se fait à travers les campagnes : «Voilà, il y a une initiative
qui est prise par le Parti des travailleurs, il faut que Paroles de Jeunes en
discute : est-ce une bonne initiative ? Est-ce qu’on doit y aller ? Sous quelle
forme ? Avec nos propres tracts ?», etc. Mais il y avait des trucs
caricaturaux. Je me souviens par exemple de la réunion sur la Palestine,
dont j’ai parlé tout à l’heure, une réunion assez importante parce qu’une
militante palestinienne était venue – pas une lambertiste – et avait fait un
discours un peu critique sur les positions de la Quatrième Internationale
lambertiste. Du coup, il y avait eu toute une discussion, vraiment
intéressante. Je m’en souviens bien, il y avait beaucoup de monde. Il y avait
au même moment, au local, une réunion de l’AET, l’Alliance européenne
des travailleurs, avec Gluckstein et compagnie. À la fin de la réunion,
Gluckstein était venu dans la salle nous faire une sorte de compte rendu de
la réunion de l’AET en disant – il aime bien faire ça : «Oui, je pense que
nous avons fait une erreur.»
Il fait semblant de faire son autocritique : «Je pense que nous n’avons pas
bien apprécié la situation, et donc les camarades de tel pays, et je crois
qu’ils ont raison, ont suggéré de faire une campagne pour» je ne sais plus
quoi, contre la guerre ou quelque chose comme ça. Parce qu’il y avait la
guerre en Yougoslavie à ce moment-là, mais c’était peut-être autre chose.
Donc il [terminait] en disant : «Je pense que c’est une excellente initiative :
il faut répondre oui. L’AET, dans le cadre qui lui est propre, et le Parti des
travailleurs, dans le cadre qui lui est propre, vont répondre positivement à
cette proposition. Est-ce que vous ne pensez pas qu’un tract des jeunes, de
Paroles de Jeunes, sur cette même question, serait le bienvenu ? Un tract
disant…», et il disait ce qu’on devait mettre dans le tract ! Donc les chefs
jeunes qui étaient là sortent leur stylo et prennent tout en note. Et après :
«Vous faites ce que vous voulez, bien sûr, c’est juste une suggestion
comme ça, pour amorcer la discussion : vous tranchez en toute
indépendance !» Puis Gluckstein part. Et les jeunes responsables ont bien
compris leur rôle et ils enchaînent : «Eh bien écoutez, oui, est-ce qu’il ne
faudrait pas faire un tract ?», et ils reprennent leurs notes. Il y a deux-trois
questions : «Oui, il faudrait peut-être dire ça», «oui, d’accord, disons-le»,
ou «non». Il y a une petite discussion et à la fin il y a un tract.
C’est donc indépendant formellement mais l’orientation politique est
évidemment impulsée par les jeunes du CCI, dont les responsables sont
- 443 -
membres d’une façon ou d’une autre de la direction du CCI. Et même à un
moment donné, en 1994 ou 1995, il y a eu l’ouverture du Comité central du
Courant communiste internationaliste à cinq jeunes pour reconstruire la
direction jeunes. Je suis aussi allé à quelques réunions de ce qu’on appelle
des réunions de la commission jeunes du CCI. Les réunions de cette
commission étaient relativement ouvertes pour les jeunes du CCI de la
région parisienne : elle était animée par quelques jeunes dirigeants, qui
n’étaient d’ailleurs pas forcément membres de la direction, les premières
années, donc ils étaient en fait cooptés. Ils organisaient généralement la
réunion de la commission avec un membre du Bureau politique. Souvent
Dan, Dan Moutot et parfois Daniel Gluckstein, et parfois les deux
d’ailleurs. C’était donc des réunions avec les chefs jeunes et ils invitaient
les Parisiens. Je suis allé plusieurs fois à ce genre de réunions, où on prenait
de fait les décisions qui allaient s’impliquer pour l’organisation de
jeunesse. Il y avait parfois aussi des réunions de Paroles de Jeunes : des
conférences nationales avec des délégués, des vrais délégués, qui avaient
été sérieusement élus dans les groupes de base, peut-être un pour cinq. On
se réunissait toute une journée, un samedi, et il y avait toujours un
représentant du Parti des travailleurs qui était là et qui faisait une
intervention. Mais les jeunes qui étaient là, et c’était partiellement vrai
quand même (il ne faut pas exagérer non plus), venaient pour participer à
l’élaboration de la politique de l’organisation de jeunesse. Mais c’était
quand même bien cadré. Enfin cela dit, je trouve que c’est assez normal,
personnellement. Je ne suis pas spontanéiste.
Au niveau du déroulement des réunions de section du Parti des
travailleurs : elles étaient centrées autour de la diffusion du journal,
des campagnes… ?
Les deux. Ce sont les deux points principaux. Les réunions sont
mensuelles. Dans la mienne, je crois qu’on a chuté : dans mon souvenir, on
était 70 au début et plutôt 45 vers la fin, puis 55 quand ils ont fait adhérer
les jeunes, comme je te l’ai dit tout à l’heure. Mais, dans la pratique, on
n’était pas plus de 20 aux réunions et parfois une quinzaine. Dans la grande
majorité c’était des gens du Courant communiste internationaliste. En fait
les gens du Parti des travailleurs non membres du CCI, on ne les voyait
quasiment jamais. Il y en avait quelques-uns, mais la plupart d’entre eux ne
se réunissaient pas et ne militaient pas. Il y avait aussi la femme d’un
dirigeant du Courant communiste internationaliste, qui n’était certes qu’au
PT mais qui était manifestement une lambertiste traditionnelle. Parce que,
souvent, c’est un statut que gardent les militants qui étaient au PCI et ne
veulent plus trop militer : ils sont «simples adhérents» du Parti des
travailleurs. Mais ça n’a rien à voir avec la vocation première du Parti des
travailleurs, qui est censé aller chercher les gens en dehors du bercail. Il y
avait donc très très peu de gens qui n’étaient pas au CCI. Les réunions,
- 444 -
c’est un rapport par le secrétaire de section sur la base d’Informations
Ouvrières, qui en général se contentait de dire ce qu’il y a dans
Informations Ouvrières. Ça c’est aussi un des points sur lesquels on a
critiqué. On commençait à lire Informations Ouvrières, puis après un point
sur la campagne en cours : des bons pour la manifestation, des bons pour
les meetings ; et les objectifs : quelques diffusions, quelque chose comme
ça.
Il n’y avait pas de discussions théoriques… ?
Ah jamais !
… par exemple autour du journal, ou des discussions politiques ?
Jamais de vraies discussions politiques. Il n’y a que les rapports et les
axes. Après, chacun s’inscrit pour parler et parle de manière libre. C’est
souvent minuté, enfin pas forcément, mais c’est vraiment pour des raisons
de temps. Mais par contre, les interventions consistent uniquement à dire ce
qui se passe sur son lieu d’intervention : «J’ai eu une discussion avec un
travailleur, il m’a dit ça», «Moi, ils vont fermer le labo», «Avec le syndicat
on fait ceci.» Donc ce sont des témoignages. Des témoignages sur ce qu’on
fait sur notre lieu de travail quotidien, et très très para-syndical. Il n’y a
jamais, ou presque jamais, de discussions sur la ligne du Parti des
travailleurs. Est-ce que cette ligne est juste ? Est-ce qu’elle est vraiment
pertinente dans l’actualité ? Jamais ! Par contre il y a d’autres interventions
à nouveau sur Informations Ouvrières, de la surenchère : «Ça prouve qu’on
a raison», «J’ai entendu le dirigeant du Parti communiste, ah là là,
décidément ça prouve qu’on a raison.» Mais jamais la moindre discussion
au sens strict du terme ! C’est-à-dire une discussion sur la pertinence de la
ligne mise en œuvre par le Parti des travailleurs. Jamais.
Il y a plutôt une culture d’autopersuasion, comme ça ?
Tout à fait. Jamais je n’ai entendu des militants du Parti des travailleurs
dire : «Mais, au fond, est-ce que c’est si sûr que cette campagne-là soit
adéquate au moment présent de la situation ? » Jamais je n’ai entendu dire
ça. Les seules discussions dans lesquelles il y a un peu des hésitations c’est
quand il y a des élections. Parce que les uns posaient la question d’appeler
à l’abstention, tandis que les autres voulaient présenter un candidat aux
législatives ou aux municipales. Là il y avait des discussions, et même des
votes contradictoires, majoritaires. (…) D’ailleurs, du coup, il n’y avait
presque jamais de votes. Il n’y avait rien à décider parce que la décision
prise par la direction du parti et mise en œuvre dans le journal était juste. Il
n’y avait donc rien à décider. A part quand il s’agissait de voter le rapport
d’activité annuel, généralement adopté à l’unanimité, et d’élire des
délégués, il n’y avait pas de votes à main levée.
Quand il y avait un débat contradictoire au sujet des élections, est-ce
qu’une motion était présentée et repartait au national ? Comment
c’était pris en compte ?
- 445 -
Non, ce n’était pas une motion. On n’allait pas voter une motion. On
votait le fait de présenter un candidat ou pas. Le cadre dans lequel on le
présentait était de toute façon le cadre de la direction.
C’était nécessairement la direction qui impulsait la discussion ?
Tout à fait.
Ce n’était pas une action spontanée au moment des élections ?
Non. En dernière analyse, de toute façon… Peut-être que ma vision des
choses est déformée parce qu’on était déjà en disgrâce, qu’on avait été
exclus du Courant communiste internationaliste. On était encore au Parti
des travailleurs parce que là, ils étaient obligés de respecter les formes. Une
fois qu’on a été virés du CCI, on a joué le jeu du Parti des travailleurs. On a
dit : «Bon, très bien, on a été exclus du Courant communiste
internationaliste, mais on reste au Parti des travailleurs.» Et on a même mis
les bouchées doubles, parce qu’au CCI on avait des réunions
hebdomadaires, et que les réunions de section du Parti des travailleurs, ça
devenait léger pour nos besoins politiques, parce qu’on militait pas mal sur
le terrain. C’est-à-dire qu’on participait non seulement à la réunion de
section, mais aussi à la réunion du bureau de la section, qui elle est
hebdomadaire.
À l’automne 2001, pour les présidentielles, la direction du Parti des
travailleurs a ouvert la discussion : «Est-ce qu’on présente ou non un
candidat ?» Et dans Informations Ouvrières, je crois, plusieurs points de
vue ont été exprimés et repris : «Je suis pour qu’on ne présente pas de
candidat, parce que les travailleurs vont s’abstenir et qu’on n’a pas à
participer à la mascarade.» D’autres disaient : «Oui, mais il faut quand
même faire connaître le parti donc il faut présenter un candidat.» Donc la
direction a dit : «Oui, il faut que le parti se saisisse de cette question, que
tout le parti discute !» Pendant plusieurs réunions, peut-être sur deux ou
trois mois, il y a donc eu des discussions sur la question «Est-ce qu’on
présente ou pas un candidat ?» Finalement, le conseil national du parti a
décidé de présenter un candidat en considérant que c’était l’avis majoritaire
des sections, ce qui je pense était vrai. Mais par contre, début janvier 2002,
peut-être dix jours avant la décision finale du Conseil national, et alors
qu’on voyait que la décision commençait à se dessiner et que l’avis
majoritaire était de présenter un candidat, nous (c’est-à-dire le groupe de
ceux qui se sont finalement fait virer) on a présenté une motion.
C’était un texte se référant à la plate-forme du Parti des travailleurs,
c’est-à-dire essayant de donner un contenu politique à la décision. Elle
disait : «Oui pour présenter un candidat mais sur cette ligne-là.» On l’a lu
et on a voulu le soumettre au vote. Mais il nous a été objecté que, de toute
façon, si on présentait un candidat, ça ne pouvait pas être dans un autre
cadre que celui qui avait été décidé par le congrès précédent. C’est-à-dire
qu’il y avait eu un congrès du Parti des travailleurs en novembre, celui qui
- 446 -
justement avait rejeté notre demande de tendance ; ce congrès-là avait
décidé de ne pas trancher la question de savoir si on présentait ou non un
candidat, mais de faire la campagne en direction des maires, de toute façon.
C’était ça le centre des six prochains mois : candidat ou pas, c’était une
campagne contre l’intercommunalité et pour les signatures des maires. Pour
faire des contacts, et éventuellement se donner les moyens de présenter un
candidat si on le décidait. Le congrès avait renvoyé au Comité national,
deux mois après, la décision finale. C’est pendant ces deux mois que les
sections ont dû discuter de si on présentait ou non un candidat. Mais la
décision était biaisée sur le fond !
C’est-à-dire que l’orientation sur laquelle le Parti des travailleurs
présentait un candidat ou faisait campagne pour le boycott, c’était de toute
façon sur ce qui avait été décidé au congrès. Sachant que le congrès avait
rassemblé des délégués qui, dans mon souvenir, n’avaient pas été élus suite
à une discussion dans les sections sur cette orientation-là. Par exemple, ils
ont été élus sur le bilan de l’année précédente et telle campagne du début de
l’automne, ils participent à un congrès, la direction pose la question de
présenter ou non un candidat, le congrès prend une décision sur
l’orientation, et après, cette décision devient intangible.
Donc notre motion n’a même pas été rejetée. C’est la technique préférée
des lambertistes, comme des bureaucrates syndicaux d’ailleurs : ils ont voté
pour savoir si on la soumettait ou non au vote ! Parce qu’évidemment ils
étaient emmerdés : ils ne pouvaient pas voter contre notre motion, puisque
notre motion c’était la plate-forme du Parti des travailleurs ! Donc, sur le
fond, ils ne pouvaient pas. Pour éviter de voter contre, et en même temps
pour éviter de voter pour – parce que dans ce cas c’était une orientation de
section différente de celle des autres sections et de la direction du parti – ils
ont soumis au vote qu’elle ne serait pas soumise au vote. Comme ils étaient
majoritaires, notre motion n’a pas été soumise au vote. Officiellement,
c’était le grand moment démocratique dans le parti : on publiait tous les
résultats des discussions dans les sections ; donc, dans notre
arrondissement, ils avaient décidé de faire un bulletin de section rendant
compte de la discussion qui avait eu lieu pendant la réunion sur la question
de savoir si on présentait ou non un candidat. Et ça, ça devait normalement
se faire partout en France. Donc c’était vraiment la démocratie, et ils ont
dit : «On publiera votre proposition de motion, tout en disant qu’elle n’a
pas été soumise au vote parce que les camarades ont estimé qu’elle ne
devait pas l’être.» Evidemment ils ne l’ont jamais fait.
Ça n’a pas été publié ?
Ah bien sûr que non ! Et nous, comme des cons, on l’avait écrite à la
main et on la leur avait donnée, puisqu’ils devaient la publier, et de fait on
ne l’a plus. Ça, ça fait partie de nos regrets parce qu’elle était pas mal
formulée, je crois, cette motion : elle était pas mal politique, elle donnait
- 447 -
vraiment du contenu politique dans le cadre de la plate-forme du Parti des
travailleurs. C’est à l’assemblée générale suivante, en février [2002], qu’on
a lu notre lettre au Comité directeur, critiquant le début de campagne de
Gluckstein. Parce que la campagne avait déjà commencé et qu’il était passé
deux ou trois fois à la radio ou à la télévision.
On avait d’abord lu cette lettre en assemblée générale, donc on avait bien
respecté le cadre : on informe d’abord nos camarades de base, et après on
l’envoie à la direction. On a lu cette lettre et ils n’ont rien dit. Ils sont
passés à autre chose. Le mois d’après, à l’assemblée générale de mars, ils
ont fait un point d’ordre au début en disant que la lettre qui avait été
envoyée au Comité directeur était inadmissible, inacceptable, et ils nous ont
exclus du Parti des travailleurs. C’était bien fait mais, c’est marrant, le jour
où on l’a lue, ils n’avaient rien à dire. Parce qu’ils n’avaient pas encore eu
les ordres de la direction. Donc ils n’ont rien dit. Même pas une critique :
ils sont passés au point suivant de l’ordre du jour. En fait, ça faisait
plusieurs mois que, quand on disait quelque chose, ils ne disaient rien. Ils
n’entendaient pas.
Il n’y avait que des militants trotskystes : pas un seul du Parti des
travailleurs ? A part cette compagne du responsable trotskyste ?
Le jour où on s’est fait virer, il y avait la compagne de ce responsable
trotskyste, qui n’était pas au Courant communiste internationaliste. Il y
avait une autre femme, qui avait été au Parti communiste, qui habitait dans
le quartier : ce qu’on appelle une adhérente habitante, de l’arrondissement.
Elle était présente. Elle avait été gagnée quelques mois avant. Mais elle
n’est pas une militante : elle n’a jamais vendu un seul journal de sa vie, ni
quoi que ce soit, mais elle avait pris sa carte au Parti des travailleurs. Je
crois qu’elle s’est abstenue, mais je ne suis pas sûr : peut-être qu’elle a été
pour notre exclusion. Il y avait un troisième, un jeune, surtout un de nos
contacts à nous, qui était au Parti des travailleurs et n’avait jamais adhéré
au CCI. On s’est battus pendant des années pour qu’il adhère au CCI et il
n’a jamais voulu. Donc il y avait trois personnes qui n’étaient pas au CCI,
et nous nous étions cinq à n’être pas, ou plus, au CCI. Parce que, parmi les
gens qui se sont fait virer du Parti des travailleurs, seuls Laura et moi
avions été au Courant communiste internationaliste.
Donc il n’y avait pas de militants de base du Parti des travailleurs
sur lesquels vous auriez pu vous appuyer ?
Non. On était de toute façon minoritaires puisqu’ils avaient fait adhérer
une dizaine de jeunes pour faire passer les effectifs de 45 à 55, mais surtout
pour faire passer le nombre de présents dans une assemblée générale de 15
à 25. Combien on était ? On s’est fait virer à cinq, plus le jeune camarade
du Parti des travailleurs qui n’est pas au Courant communiste
internationaliste mais qui a voté contre notre exclusion, plus une autre
adhérente du Parti des travailleurs qui était au CCI, et qui était dans ma
- 448 -
cellule avant, et qui a aussi voté contre mon exclusion du CCI, bien qu’elle
ait condamné mon mail du 2 septembre 2000, prétexte pour mon exclusion.
Elle l’a condamné, mais quand Raffi en a tiré la conclusion qu’il fallait
m’exclure, elle a compris ce qui se passait et elle a dit qu’elle n’était pas
d’accord. D’ailleurs, je pense que, depuis, elle est en disgrâce.
Mais revenons à l’assemblée générale du Parti des travailleurs où nous
avons été exclus : il y a quand même eu 7 voix contre, peut-être une ou
deux abstentions, et peut-être 15 pour. Si les jeunes n’avaient pas adhéré
plusieurs mois auparavant – parce qu’évidemment tout ça était programmé
de longue date – on aurait certainement été minoritaires, mais cela n’aurait
pas été très très flagrant. D’ailleurs, on a donné les chiffres dans la lettre
[des exclus aux adhérents du Parti des travailleurs, novembre 2002], tu
peux vérifier. Je crois qu’on a eu 1/3 des voix : finalement on n’a pas été
battus à plate couture. Bien sûr, il n’y a absolument rien à faire dans ce
genre de situation, mais ils ont quand même eu intérêt à faire venir les
jeunes pour voter notre exclusion. D’ailleurs les jeunes en question, à part
ce jour-là, on ne les voyait jamais aux réunions du Parti des travailleurs.
Puisque encore une fois : eux ils étaient dans le travail jeunes et le Parti des
travailleurs ne les intéressait pas. On ne les a vus que le jour où on s’est
présentés pour aller au congrès – l’assemblée générale d’octobre 2001 – et
où ils étaient en masse : c’est moi qui m’étais présenté, et ils ont tous voté
contre, bien évidemment. Et le jour où on s’est fait exclure.
Dans ta réunion de section, il n’y avait donc quasiment que les
militants que tu revoyais en cellule ?
Non, parce que les cellules du Courant communiste internationaliste sont
plus petites. Dans une cellule, tu n’as pas plus de six ou sept personnes. Sur
l’arrondissement, tu as peut-être cinq cellules. Par ailleurs, tu as les gens du
CCI qui ne vont pas aux assemblées générales du Parti des travailleurs.
Parce qu’ils disent : «Ah, encore une réunion : non !» Les militants qui ont
30 ans derrière eux c’est : «Je veux bien donner une fois par semaine, mais
il ne faut pas abuser non plus !» Il y avait d’autres militants du Courant
communiste internationaliste qui n’étaient pas dans ma cellule.
Par contre tu savais qu’ils étaient trotskystes ?
Bien sûr ! On se connaissait, et on se fréquentait, parce qu’il y avait
quand même pas mal de jeunes, des étudiants : je les connaissais déjà tous
assez bien. On s’entendait très bien d’ailleurs. Avant toute cette histoire,
j’étais un militant apprécié (rire).
Et ça ne posait pas un problème que, dans une réunion de section, on
retrouve tous les membres d’un seul courant ?
Si, si. Mais régulièrement on faisait venir une personne ou deux,
extérieures au Parti des travailleurs et invitées à l’assemblée générale. Donc
sur plusieurs années, il y avait pas mal de personnes qui venaient voir, qui
mettaient le nez là : une fois, deux fois, trois fois, et après ils ne revenaient
- 449 -
plus (rire). Si, ça nous embêtait mais, qu’est-ce que tu veux : «La situation
est difficile», «C’est difficile de construire un parti.» C’était ce genre de
réponses qu’on avait.
Et à propos de l’hégémonie du CCI au sein du parti ? Parce que, dès
qu’un nouveau arrivait au Parti des travailleurs, on essayait de le
gagner au courant ?
Non, c’était plus progressif quand même. Enfin, ça dépend. Je crois que
ça dépend des endroits, puisque j’ai aussi des histoires où un type adhère au
Parti des travailleurs et une semaine après on lui propose d’adhérer au CCI,
alors qu’on ne lui a jamais parlé du programme de la Quatrième
Internationale. On m’a parlé de cas extrêmes comme ça. Mais ça pouvait
être plus progressif quand même. Je ne sais pas comment ça se passe de
façon générale. En fait, la section Ve/VIe arrondissements était quand même
particulière : dans Paris on estimait que c’était une section animée par des
militants un peu fatigués, pas très dynamiques.. Comme l’encadrement du
Parti des travailleurs de manière assez générale, c’était des militants des
années 70, donc ils ont 50 ans. Au moins : 50-60 ans. La section Ve/VIe
était réputée, et on en plaisantait entre nous, comme une section pas très
dynamique.
Nous, dans nos têtes, ce qui se passait, c’est qu’ailleurs c’était quand
même mieux. Ailleurs ils avaient plus de succès ; ailleurs ils avaient plus de
militants qui étaient au Parti des travailleurs sans être au Courant
communiste internationaliste. Et d’ailleurs je pense que ce n’était pas
forcément faux. Les gens qui sont au Parti des travailleurs sans être au CCI,
c’est rare que ce soient des militants. Ce sont des adhérents : des gens qui
versent une cotisation, achètent le journal, viennent de temps en temps aux
réunions, mais ils ne militent pas.
Formellement, il me semble que, au moins officiellement, la moitié ou
un peu plus de la moitié des adhérents ne sont qu’au Parti des
travailleurs ?
Voilà. Mais en fait, une grande partie d’entre eux ne participent pas aux
réunions. Ou en tout cas pas de manière régulière, et souvent pas du tout.
Parce que pour le Parti des travailleurs ils font un peu du forcing, ils
placent des cartes. C’est ça qu’ils disent : «Je place une carte.» Ceux du
Parti des travailleurs qui ne sont pas au CCI mais qui veulent vraiment
militer finissent par venir au CCI, parce que, si vraiment on veut militer on
a besoin d’une réunion par semaine. Donc en gros on peut dire que le
Courant communiste internationaliste c’est l’ensemble des militants du
Parti des travailleurs. Donc il y a des militants et des adhérents.
Ce qui fait qu’en réalité, c’est un peu le même système que Lutte
ouvrière : c’est-à-dire avec d’un côté des gens qui militent, et d’un autre
côté le cercle des sympathisants. Plus ou moins actifs : ils peuvent donner
un coup de main pour coller des affiches une fois de temps en temps, mais
- 450 -
ce ne sont pas des gens qui vont militer de manière hebdomadaire ou se
réunir très souvent. En fait, ce Parti des travailleurs, c’est un truc à deux
vitesses pour les militants et ceux qui ne veulent pas se fatiguer tout en
étant adhérents. Donc ce n’est pas du tout une conception léniniste du parti.
Etre militant du Parti des travailleurs, c’est quelque chose de rare. Il y en a
quelques-uns mais c’est rare. […]
Mais ça c’est un truc qu’il faudrait voir : il y a peut-être une différence
entre Paris et la province. Peut-être que ça s’est même intégré dans
l’idéologie des militants du CCI : que, finalement, le CCI ce n’est pas
l’essentiel. Ils ont vraiment intériorisé la ligne Parti des travailleurs au point
de ne pas vraiment considérer comme fondamental le fait de faire venir des
gens au CCI. Ce n’est pas la première fois que j’entends ce cas de figure, et
y compris parmi nous il y avait ce genre de discussions : «Pourquoi tu ne
lui proposes pas de venir au Courant communiste internationaliste ? Tu as
une réticence là-dessus ? Il y a quelque chose qui ne va pas : il faut qu’on
discute, il faut qu’on mette ça au clair… !» Des militants du CCI, en fait,
hésitaient à faire venir les gens dans le CCI en considérant qu’il ne fallait
pas forcer, qu’il fallait laisser les gens ; et d’autres, au contraire, voulaient
faire du forcing. D’ailleurs maintenant les jeunes du CCI se présentent très
souvent comme Quatrième Internationale. Dans les consignes il y a : «Tu
ne dis pas que tu es un jeune du Parti des travailleurs, tu dis que tu es un
jeune ʺ″Quatrième Internationaleʺ″», AJR, CMJR, IRJ. Ils essayent de
donner un tour un petit peu formellement révolutionnaire aux jeunes.
Ils se présentent comme ça en externe ?
En externe, je crois, oui. Je n’y suis plus en fait. Moi quand j’étais là,
c’était la ligne Paroles de Jeunes : alors Paroles de Jeunes ce n’était pas
révolutionnaire, surtout pas. Je ne sais même pas si c’était politique. C’était
un truc para-syndical pour défendre nos droits : défendre nos droits et faire
les campagnes du Parti des travailleurs.
Paroles de Jeunes s’est transformée en 1998, c’est ça ? Pour devenir
ensuite l’Internationale révolutionnaire de la jeunesse environ deux
ans après ?
Oui, mais c’est à peu près la même chose. C’est une orientation qui, je
crois, n’a pas été très largement discutée, par la direction et les jeunes de la
direction, pour voir comment on pourrait politiser un peu plus notre travail
de jeunes. Parce que ça prenait des proportions… Seulement la défense des
droits ! Et comme il n’y avait pas de syndicat étudiant, ça en faisait comme
un substitut de syndicat étudiant. Du coup, pour politiser, ils ont juste
ajouté «révolutionnaire». Rien d’autre, parce que dans la pratique, c’est
toujours rien que la défense des droits et pas grand-chose d’autre. Mais ils
ont amené cette orientation-là, et maintenant les jeunes se présentent
comme révolutionnaires.

- 451 -
Jusqu’à quel âge pouvait-on être dans l’organisation de jeunesse ?
Ça ne se déterminait pas en termes d’âge. Plutôt en termes de statut. Si tu
es étudiant, tu es dans l’organisation de jeunesse.
Et toi, jusqu’à quand as-tu continué à y militer ?
Personnellement, je te l’ai dit, l’organisation de jeunesse ne me
satisfaisait pas beaucoup. J’allais à leurs réunions, mais j’ai embrayé tout
de suite sur le Parti des travailleurs. Pour moi c’était normal : je préférais
aller aux réunions du PT puisqu’il y avait des sujets qui m’intéressaient
plus. Dans Informations Ouvrières il y avait quand même des analyses, des
choses plus… alors que le journal des jeunes! Dans mon milieu, en
hypokhâgne/khâgne, ça me faisait rigoler Paroles de Jeunes ! Même je
n’osais pas leur présenter ça. C’était Informations Ouvrières, parce
qu’Informations Ouvrières a quand même une certaine qualité. Une
certaine tenue. Même si je ne suis pas du tout d’accord aujourd’hui avec la
ligne qu’ils font, c’est quand même un journal sérieux. Donc la ligne
Paroles de Jeunes, ça n’a jamais été mon truc et je n’ai jamais été
complètement dedans.
Ils ne te le reprochaient pas ?
Non, pas trop. Il y a eu une petite histoire, au moment justement de la
Conférence mondiale de la jeunesse pour la révolution. Après, j’étais à
Normale Sup’, donc j’étais salarié. Donc syndiqué. Je me suis syndiqué à
Force Ouvrière : normal. Dans le SNPREES-Force Ouvrière, dirigé par les
lambertistes : logique. Mes préoccupations intellectuelles, le type de gens
que je fréquentais, et mes besoins syndicaux faisaient que forcément j’avais
plutôt besoin d’une structure Courant communiste internationaliste-Parti
des travailleurs. C’était vraiment ça qui m’intéressait et ce genre de
réunions auxquelles j’allais, ainsi que les camarades qui étaient avec moi.
A un moment donné, on n’est pas allés à une réunion CMJR, parce qu’on
avait autre chose à faire. C’était avant les vacances de Noël. Et à la rentrée,
début 1999, donc avant les premières tensions, on nous a fait un petit
procès, une petite remontrance : «Alors ? C’est un problème politique.
Vous ne voulez pas construire l’organisation de jeunesse», etc. On leur
disait : «Mais écoutez, sur Normale Sup’, la CMJR, ce n’est pas sérieux.
On ne peut pas faire ça. Dans le bulletin que vous proposez il n’y a rien, il
n’y a aucune analyse. Nous on vend Informations Ouvrières. On vend
Informations Ouvrières à l’École toutes les semaines, il y a les personnels
et les élèves salariés.» On faisait du syndicalisme à la fois avec le personnel
et les élèves, puisque l’intérêt des syndicats Force Ouvrière, c’est qu’ils
sont généraux. «C’est vrai que la CMJR, ça ne nous intéresse pas
beaucoup.» On s’était faits engueuler, ils n’étaient pas d’accord. Et après
on a gagné : on a de fait abandonné le travail jeunes et ils ont arrêté. Mais
on ne l’avait jamais vraiment beaucoup fait. Simplement, on avait réussi à

- 452 -
combiner les deux en faisant venir de temps en temps des contacts aux
réunions des jeunes. […]
À l’ENS [Ecole normale supérieure], tu étais dans quelle discipline ?
En philo. Pendant l’année 1995-96, j’étais en maîtrise et j’avais un peu de
temps. En 1996-97 aussi. En 1997-98 on a passé l’agreg. Et après l’agreg,
là on s’est investis à fond ! L’année 1998-99, Laura est devenue
responsable de cellule, j’étais dans la même cellule, et, de fait, c’est nous
qui l’animions. Je me suis mis à travailler sur Marx. C’est là qu’ont
commencé mes interrogations théoriques. J’étais convaincu par le truc
lambertiste : la pratique c’est important, l’organisation c’est important. De
fait je n’avais jusque-là pas eu beaucoup le temps de me mettre dans les
questions théoriques, enfin en tout cas économiques. Je lisais La Vérité, pas
tout, mais quand même pas mal de numéros, et ça me semblait solide. Mais
je n’avais jamais vérifié, je n’insistais pas non plus. Je me disais qu’un jour
j’irais [vérifier]. Après avoir passé l’agreg, j’ai commencé une thèse sur Le
Capital et j’ai vérifié. Il se trouve que, coïncidence, le printemps suivant,
en 1999, Gluckstein a fait paraître son bouquin. C’est là que ça a
commencé. J’avais enfin les instruments théoriques et le temps pour
vérifier. J’ai lu le bouquin et j’ai compris le problème (rire). Mais je n’en ai
pas tiré tout de suite les conséquences politiques.
C’était un truc d’intellectuel. C’est paradoxal : à la différence de Pierre
Broué, Pedro Carrasquedo et compagnie, ce n’est pas sur des problèmes
politiques qu’il y a eu les premiers problèmes. C’était sur des questions
théoriques. Donc pour ma première contribution – d’ailleurs ça se voit dans
le ton : elle est beaucoup plus soft – j’étais sûr que c’était une discussion
qui pouvait être menée, et j’étais sûr d’être dans un parti démocratique. La
démocratie, tant que tu n’en as pas besoin, tu ne vois pas qu’elle n’est pas
là. On ne m’avait jamais empêché de parler, et même de temps en temps
j’exprimais des désaccords : pas beaucoup parce que j’étais globalement
convaincu, mais de temps en temps il y avait des désaccords. (…)
Donc sur le bouquin de Gluckstein, j’avais l’impression que c’était une
discussion théorique qui devait être menée et j’ai fait une petite
contribution, naïvement, en pensant que ça discuterait. Le bouquin est paru
en avril, donc j’ai travaillé pendant l’été et je l’ai remis en septembre.
Gluckstein lui-même m’a convoqué assez rapidement, au bout de trois
semaines je crois, en me disant : «Oui, on va discuter. Il y a des points sur
lesquels c’est intéressant, d’autres sur lesquels je ne suis pas d’accord. On
va discuter.» Ouverture de la discussion. On avait même fixé un rendez-
vous pour se revoir, cinq semaines après, le 11 novembre, parce que
Lambert n’avait pas eu le temps de lire. Le rendez-vous n’a jamais eu lieu.
Je rappelais régulièrement pour qu’on se voie enfin, comme ils s’étaient
engagés à le faire et ils reportaient toujours : ils n’avaient pas le temps, ils
étaient en voyage.. Il y avait la campagne Mumia Abu-Jamal à l’époque.
- 453 -
Un jour j’ai même attrapé Lambert dans un couloir, il m’a dit : «J’ai 80
ans !!», je lui ai dit : «D’accord, t’as 80 ans, mais est-ce que vous allez me
répondre ? Ça fait quatre mois qu’on doit se réunir, quatre mois que vous
reportez : j’aimerais bien qu’on se réunisse.» D’abord, «J’ai 80 ans, de quel
droit tu viens me [parler] comme ça », et deuxième argument : «Il y a
Mumia Abu-Jamal qui va mourir ! Hein ? Alors tu comprends, ta
discussion...» Tu l’as déjà entendu parler, Lambert ?
Je ne l’ai vu qu’une fois et de loin.
Quand il parle c’est… Et je faisais un truc forcing, tous les quinze jours
je téléphonais au local :
«Alors, quand est-ce qu’on se réunit ? Quand est-ce qu’on se réunit ?
– Mais oui, bien sûr, tu as raison, alors, quand est-ce qu’on se réunit ?
Telle date ça te va ? Bon très bien : telle date. Ciao.»
La veille de la date je rappelais, parce que je commençais à me méfier. Et
puis : «Ah non, merde ! C’est vrai, ça va pas : on peut pas !» Tout d’un
coup ils m’ont dit : « Gluckstein est en train d’écrire une réponse.» Alors
que ce n’était pas du tout prévu : on devait d’abord en discuter oralement,
dans un premier temps, et même moi, mon texte, je n’avais pas
particulièrement prévu qu’il soit publié. C’était juste pour discuter. Mais là,
comme j’en avais marre, ils m’ont dit que [Gluckstein] ferait une réponse et
qu’on publierait le tout, et j’ai dit «OK.» Ils l’ont publiée. Finalement c’est
sorti en mai : c’était quand même neuf mois après que j’ai remis mon texte.
Ils ont essayé de laisser pourrir la situation, et voyant que j’y tenais, ils ont
décidé de répondre. En même temps ils ont refusé la discussion et ils ont
voulu aller directement à la polémique, y compris avec les caractérisations
péremptoires et manifestement trop rapides dont Gluckstein fait preuve
[dans son texte]. Donc ça a été publié, là aussi démocratiquement : il y a eu
un petit encart dans Informations Ouvrières – une seule fois : faut pas
abuser quand même –, un petit encart dans La lettre de la Vérité, disant que
la brochure était parue. La brochure a été, paraît-il, et je pense que c’est
vrai, mise sur une table au congrès de mai. Est-ce qu’elle est arrivée dans
les sections de province ? Ça, je ne l’ai jamais su. Je n’ai jamais su si elle y
est arrivée ou pas, mais elle a été un petit peu diffusée. Et j’ai fait ma
réponse à la réponse de Gluckstein : comme je l’avais eue avant que la
brochure ne paraisse, j’avais eu un peu de temps pour répondre. Je l’ai faite
assez rapidement, et peut-être trois ou quatre semaines après la parution de
la brochure j’avais un deuxième texte, deux fois plus long que le premier.
Je l’amène à Lambert et je lui dis : «Bon, maintenant, on publie ma réponse
à la réponse.» […] Et là Lambert m’a dit que j’allais vite en besogne, qu’on
n’avait même pas commencé à discuter la première […].
Je pense aussi à deux petites histoires. Je ne sais pas si ça fait vraiment
partie des processus décisionnels mais quand même un peu. Une première :
c’était un camp. Il y avait chaque année des camps de formation de la
- 454 -
Quatrième Internationale et je crois que j’y suis allé chaque année entre
1992 et 1998, donc sept fois. En 1995, je crois, à un camp de jeunes, un
camarade algérien faisait un rapport sur son pays, en plein pendant la vague
GIA [Groupe islamique armé] et compagnie. Un jeune pose une question :
«Est-ce que c’est vrai qu’il y a un lien entre le GIA et la CIA ?» Dan
Moutot, qui était là pour la direction, intervient immédiatement en disant
qu’il ne comprend pas pourquoi le camarade pose cette question, qu’elle
n’a pas à être posée, que cette question n’a pas lieu d’être. Pour que le
camarade algérien n’ait pas à répondre à cette question. Je ne comprenais
pas très bien. Après, dans les couloirs, je suis allé voir Dan Moutot, à moins
que ce ne soit lui qui soit venu me voir, et je lui ai dit :
«Je ne comprends pas très bien.
– Mais oui, tu comprends, je ne vais pas laisser le camarade algérien
répondre à ça, parce que si jamais il dit qu'il y a un lien, tu comprends, je
ne sais pas qui est dans la salle. Si ça se trouve, il y a des flics qui sont dans
la salle. La vie du camarade est en danger s’il dit qu’il y a un lien. Donc il
ne faut pas qu’il réponde.»
Je dis «Bon», peut-être que c’est vrai, c’est vrai que la situation est
difficile, c’est un camarade algérien. Et après on se réunit de nouveau.
Gluckstein est arrivé entre-temps. Et Gluckstein décide de faire mousser la
chose. Donc : «Je suis indigné par ce qu’il s’est passé, camarades !» Tu
connais Gluckstein quand il parle ? […] Il est très impressionnant et il
rentre dedans. «Je suis indigné, camarades, par ce qui s’est passé. Je suis
indigné. Extrêmement grave ce qui s’est passé ! Qu’un camarade qui a
l’expérience de X – puisqu’il était militant depuis plusieurs années – se
permette de poser une question comme ça ! C’est extrêmement grave !»
Donc résolution : «Le camp de la Quatrième Internationale rappelle qu’il
faut rester dans les limites, les frontières de la Quatrième Internationale.»
Puis il y avait une phrase : «Il n’y a pas de plus grand crime pour un
militant révolutionnaire que de se soumettre à l’opinion publique
bourgeoise !» On ne voyait pas très bien le rapport, mais un truc très très
long. Je trouvais que c’était un peu disproportionné, donc je suis intervenu.
Je me suis levé en disant que je ne comprenais pas, que j’allais voter la
résolution – en fait, elle ne caractérisait pas directement le camarade, c’était
un rappel des principes généraux de la Quatrième Internationale – parce
que je n’avais pas de désaccord sur le rappel des principes généraux, mais
que j’étais un peu surpris par la violence de l’attaque et que c’était un
climat de terreur qui ne me plaisait pas du tout. Un truc comme ça.

Là, Gluckstein ne m’est pas rentré dedans violemment. Il a dit que


quelqu’un comme moi, qui avait de la culture, se permette d’employer le
mot de terreur, c’était très très grave. Donc il y a eu un petit conflit ce jour-
là, dont il n’est pas resté grand-chose. Il n’y a pas eu de suite. Mais il y a eu
- 455 -
un premier affrontement entre moi et Gluckstein sur ce plan-là, sur la
question du terme de «terreur» que j’avais employé, apparemment à
mauvais escient dans cette affaire. Néanmoins, ça m’a quand même fait
réfléchir sur une certaine violence verbale dans les procédures. Je ne sais
pas si le camarade méritait ça : à mon avis il y avait beaucoup de paranoïa
dans cette affaire. Et certainement en tout cas une volonté de resserrer les
rangs entre les militants présents. Parce que cela fait aussi partie des
processus de socialisation. Rétrospectivement, je me suis aperçu que
presque dans chaque camp il y avait une histoire, à un moment donné. La
direction fait peut-être en sorte qu’il y ait une histoire.
Par exemple, un jour, lors d’un autre camp, ils avaient interdit de prendre
de l’alcool pour une soirée. Un camarade de Suisse, avec un autre, avait de
l’alcool, je ne sais pas par quel biais, et ils avaient entraîné deux filles avec
eux pour aller boire ensemble. Et ils ont rencontré des responsables. Le
Suisse s’est mis dans une colère noire en disant qu’ils n’avaient pas à
contrôler et que c’était inadmissible. Il a été immédiatement exclu du camp
par les dirigeants. L’autre a dit : «Bon, c’est vrai, j’ai fait une erreur.» Donc
il est resté. Le lendemain, en réunion normale, on nous informe de ce qui
s’est passé la veille, la nuit en fait. Il y a quand même un militant qui a été
exclu du camp sans qu’on ait pu en discuter. C’était en fait pour rappeler
les cadres : les dirigeants avaient la responsabilité du camp, ils ont pris une
décision et elle n’avait pas été respectée. Finalement, tout le monde était
convaincu que c’était normal qu’il y ait un minimum de discipline.
Une autre fois, dans un autre camp encore, une fille avait manifestement
fait une intervention un peu provocatrice ; c’était après la crise Carrasquedo
– d’ailleurs j’ai eu après la confirmation que c’était une fille du groupe de
Carrasquedo – et elle avait fait une intervention : «Je ne comprends pas !
Votre ligne sur l’Europe. Il y a dix ans on disait ʺ″Etats-Unis socialistes
d’Europeʺ″, pourquoi on ne dit plus ça maintenant ?!» Et Gluckstein lui était
rentré dedans avec une violence ! C’était mon premier camp en
l’occurrence. […] C’est peut-être fait exprès ! Ça fait une bonne ambiance.
Ça montre qu’on est des gens sérieux, qu’on est rigoureux. C’est une
histoire de procès publics mais...
En l’occurrence ça ne pouvait pas être planifié ?
Quand on cherche, on trouve ! Je crois quand même qu’à chaque camp ils
cherchaient une histoire. Parce que là ça fait déjà trois camps : il faudrait
que je me souvienne pour les autres, mais je crois bien qu’il y avait
toujours quelque chose, plus ou moins grave.
Tu crois qu’ils essayaient de provoquer ou de traquer ?
Je pense que c’est utile : les jeunes qui viennent au camp pour la première
fois rentrent dans un cadre de groupe, où ce qui compte c’est la cohérence,
la rigueur, la puissance de l’unité. L’unité des rangs, le sérieux, la

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discipline. Donc ça les booste, pour la plupart d’entre eux. En tout cas ça
m’a boosté (rire). Par exemple, à propos de cette fille-là, j’ai été convaincu
par Gluckstein. Il a fait un discours d’une heure là-dessus. Avec une
violence incroyable ! Mais j’étais convaincu à la fin. Il parle bien. Et oui,
qu’est-ce que tu veux ? Il parle bien ! Et elle, elle a parlé quatre minutes.
Lui il a parlé une heure et elle n’avait pas le droit de réponse. Donc
forcément, comment tu voudrais qu’elle puisse convaincre qui que ce soit ?
C’est l’autorité. Et ce n’est pas le premier jour du camp : il a déjà montré
qu’il savait beaucoup de choses, il a fait plusieurs exposés convaincants,
bien dits, bien expliqués.
Comment il se déroulait, ce camp ? Avec des exposés un peu
didactiques sur des questions précises ?
Oui.
C’était un programme prévu à l’avance ? Sans par exemple de
discussion spontanée : «Ce serait bien qu’on parle de tel sujet.»
Non.
Et toujours un exposé d’un membre de la direction ?
Oui. Mais parfois par les jeunes eux-mêmes. Enfin, les responsables.
Gluckstein et Dan Moutot faisaient chacun un exposé. Ça durait entre trois
et 5 jours selon les années. Il y avait des séances plénières avec un exposé.
Par exemple un exposé sur les bases économiques du marxisme, avec
Gluckstein qui expliquait la théorie de la plus-value, de manière très très
simple. Tu avais un exposé sur la Palestine, ou l’Algérie. Par exemple
Louisa Hanoune est venue une fois dans un camp. Une fois, c’était le
camarade algérien dont j’ai parlé tout à l’heure. Une autre fois, une autre
camarade algérienne. Au moins trois fois il y a eu la question de l’Algérie,
parce que comme c’est l’une des plus grosses sections des lambertistes
dans le monde et que ce n’est pas très loin de la France, pour donner le ton
internationaliste et pour impressionner les militants, je pense qu’ils donnent
de l’importance à cette question de l’Algérie. Et aussi parce que c’est une
situation difficile dans ce pays, qui permet de souligner le courage des
militants de la Quatrième Internationale lambertiste.
En plus, Louisa Hanoune a une certaine aura, non ?
Oui. Je ne sais pas si elle l’avait déjà à l’époque, mais le simple fait de
raconter dans quelles conditions ils militent, ça impressionne tous les gens
du camp. Donc il y avait la Palestine, l’Afrique du Sud, des thèmes comme
ça un peu poignants. Ça, c’est bien pour la psychologie révolutionnaire.
Qu’est-ce que tu as d’autre comme exposés ? Tu as : «Pourquoi être
révolutionnaire aujourd’hui», le monde de barbarie dans lequel on vit, avec
des chiffres.
Il y a des discussions qui s’ensuivaient ?
Oui, bien sûr. […] Plus que ça. Tu as des réunions de commissions, en
plus petits groupes, pour que tous les jeunes un peu intimidés devant 80
- 457 -
personnes puissent discuter et poser leurs questions. Après il y avait un
rapport des commissions en séance plénière. Et éventuellement encore
d’autres questions en séance plénière. Le soir, tu as des exposés plus
thématiques. Par exemple, un exposé plus historique sur la Chine, enfin des
trucs thématiques. Donc ça c’est le premier petit accrochage avec
Gluckstein dans ma vie.
Le deuxième accrochage c’était en 1997-1998, donc quand je passais
l’agreg. Le ministre Allègre : baisse des postes très importante aux
concours annoncée en février. Je prends la parole dans un cours à Normale
Sup’ où il y avait 80 personnes, des étudiants de plusieurs facs et des
normaliens, et je lis une motion condamnant la baisse des postes aux
concours. J’avais d’ailleurs mis d’autres revendications, notamment sur la
déconcentration des personnels enseignants. Je ne sais pas pourquoi j’avais
mis ça, je suis sûr maintenant que c’était une erreur tactique, mais peu
importe. Donc : initiative, appel à mobilisation. J’envoie ça au local, à
Gluckstein, au responsable jeunes, et j’ai eu Gluckstein au téléphone sur ce
coup. Je lui dis : «Voilà ce que j’ai fait. Il faudrait maintenant que ce soit
diffusé dans toutes les facs où on a des militants pour qu’on fasse une
manifestation pour le rétablissement des postes aux concours.» Bonne
initiative. Ça a été fait. Dans les facs on a pris la parole, on s’est battus sur
plusieurs semaines, deux mois avant les concours, et même un mois pour
certains. On a fait un assez bon boulot : on a mis 1000 étudiants dans la rue,
sur la base des interventions dans les amphis et dans les TD, sur la base du
texte. Une délégation a été reçue au ministère, délégation dont je faisais
partie évidemment puisque j’avais lancé le mouvement. On fait un compte
rendu de la délégation en sortant du ministère aux manifestants qui étaient
encore là – il n’y en avait plus beaucoup parce que ça avait duré très
longtemps. Evidemment on n’avait rien obtenu. Je faisais le compte rendu
et j’ai dit : «Voilà, manifestement on n’a pas été entendus : il faut une
nouvelle manifestation, qui soit plus nombreuse, plus forte et tout. Quelle
date est-ce qu’on se donne ?» Je leur demande ; on n’était pas très
nombreux, peut-être trente. Donc ça a été discuté : «tel jour», «non il y a les
vacances», on a fixé un jour. Après j’ai été convoqué par Sacco et
Gluckstein. D’autres jeunes étaient là aussi. Et on m’a passé un savon parce
que j’avais proposé une date ! Je ne comprenais pas du tout pourquoi. En
fait, d’après ce que disait une des chefs jeunes qui étaient membres de ma
cellule, il aurait justement été décidé qu’on ne propose pas de date parce
qu’il fallait que ça parte de la base. Il fallait que ça parte de la base, donc
que je fasse le compte rendu sans proposer de date, que l’on pose la
question dans les amphis : «Alors, n’est-il pas nécessaire de faire une autre
manifestation ?» On m’accusait d’avoir formalisé les choses en décidant
d’une date, alors que ça devait partir de la base. Soi-disant ça avait été
décidé, sauf que moi on ne me l’avait jamais dit. Comme je préparais les
- 458 -
concours, je voulais bien faire toutes les interventions dans les amphis,
mais je n’allais pas en plus faire des réunions au local ! Alors qu’eux ils en
faisaient. Donc ils avaient certainement dû décider des trucs, mais ils ne
m’avaient pas tenu au courant. Et je m’étais pris un savon. En fait, je
m’étais un peu écrasé parce que je ne comprenais pas très bien et j’étais un
peu impressionné par Gluckstein, qui te rentre dedans avec une violence…
Je lui avais dit :
«Mais écoutez, je ne savais pas. Je ne savais pas : on ne m’a pas dit, c’est
tout.
– Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule.»
Il avait dit ça. C’est quand même incroyable !
Il n’y avait pas de compte rendu des réunions ?
Ah non, c’était une réunion de fraction, une réunion de la direction du
travail jeunes. Après j’avais pris à part la camarade :
«Tu ne me l’as pas dit.
– Si, je crois que je te l’ai dit», mais elle n’était plus très sûre.
C’est vrai que «rupture de la discipline», ça peut être un motif de
sanction, mais en l’occurrence… Ils te font douter de ta propre culpabilité.
J’étais un peu paralysé et je n’avais pas répondu du tac au tac : «C’est un
scandale !! Qu’est-ce que c’est que ça ?!» Rétrospectivement je trouve que
je me suis vraiment écrasé, mais j’étais impressionné : je ne comprenais pas
très bien pourquoi on me rentrait dedans avec cette violence pour un truc
pareil.
Tu côtoyais fréquemment les dirigeants ?
Non, pourquoi ?
J’avais l’impression que tu les rencontrais souvent, et notamment
pour des confrontations.
Gluckstein était chargé des camps du travail jeunes. Je t’expliquerai
pourquoi tout à l’heure : c’est pour des questions de rapports de force dans
le CCI. Des fractions non officielles. Je les ai vus dans des réunions de ce
qu’on appelle la commission jeunes, la direction du travail jeunes, plusieurs
fois. Je les ai vus plusieurs fois dans des camps. Et ce jour-là, où ils m’ont
convoqué. Après, quand j’ai écrit des textes, j’ai été convoqué par Lambert
et Gluckstein pour qu’on organise la discussion. Pour un jeune, je ne les ai
pas vus beaucoup plus que les autres, sauf que eux ont participé plus
souvent à la commission jeunes ; moi, 10 fois, 15 fois sur plusieurs années.
Dans ce cas-là tu y étais en tant qu’invité ? Pas parce que tu avais
une position particulière ?
Non, en tant qu’invité. Les autres jeunes étaient aussi invités. Sur la
région parisienne, la commission jeunes était ouverte, pour intégrer le
maximum de jeunes. Ça n’avait rien d’extraordinaire. Pour revenir sur ces
deux confrontations, je pense rétrospectivement que c’était un truc pour
apprendre la discipline. Le sens de l’autorité. Manifestement, parce que
- 459 -
c’était disproportionné : dans les deux cas. Et j’ai réagi dans les deux cas en
tâtonnant. Je ne mesurais pas du tout les enjeux. Je n’en ai jamais tiré
aucune conclusion à l’époque. Je n’ai jamais dit : «Mais alors, s’ils se
comportent comme ça, c’est que...», jamais. J’avais pleinement confiance.
Ça m’a quand même un peu marqué.
Tu as rencontré Pierre Lambert pour la première fois à l’occasion de
ta confrontation avec Gluckstein, ou tu avais déjà eu l’occasion de
discuter avec lui ?
Non, je ne crois pas. Je n’avais jamais parlé avec lui. Ils m’ont convoqué
fin septembre 1999, après que j’ai remis mon texte sur le livre de
Gluckstein. Il n’y avait que Gluckstein et Lambert. Gluckstein travaillait à
son bureau. Il y avait par ailleurs une table au milieu de la pièce. Lambert
est arrivé, il s’est assis à la table. Moi j’étais là. On attendait que Gluckstein
vienne s’asseoir avec nous, enfin j’attendais ça. Gluckstein est resté tout le
temps à son bureau. Sans lever les yeux de ses papiers et en continuant de
travailler. Genre : «Je ne t’ai pas vu.» Il m’avait à peine dit bonjour, mais
«Je ne t’ai pas vu.» Lambert a présenté les choses en disant :
«Ecoute, voilà, j’ai commencé à lire mais je n’ai pas encore fini, tu sais
bien que la question est très importante. Donc on va organiser la discussion.
C’est normal qu’il y ait des discussions.» Il m’a fait son petit speech, et
puis ses propositions : «On se revoit dans cinq semaines : j’aurai eu le
temps de le lire.» Gluckstein n’avait rien dit. J’étais un peu déçu, parce
qu’on me convoque, forcément, j’étais un peu impatient de savoir ce qu’ils
allaient dire sur le fond. Mais en gros, ils m’expédiaient : au bout de 10
minutes je devais repartir. Alors je dis :
«Vous pourriez peut-être me dire un peu ce que vous en pensez ?
(Gluckstein n’avait pas dit un mot.) Tu ne veux pas me dire quand même ce
que tu en penses ? Tu l’as lu ?»
Gluckstein lève les yeux. Tu l’as déjà vu à un meeting ? Il enlève ses
lunettes, et il me fait :
«Je vais te dire… une chose seulement. [rire] Ta contribution m’a
beaucoup surpris par son ton ! C’est normal qu’il y ait des désaccords dans
une organisation, c’est normal. D’ailleurs, d’autres camarades eux aussi
m’ont écrit. Je n’étais pas toujours d’accord, avec tel point, mais aucun –
aucun ! – n’a employé le ton que tu emploies !
– Alors, c’est tout ? D’accord, mais sur le fond ?»
Sur le fond, c’était [pour] la prochaine fois.
Il fallait qu’il réfléchisse ?
Non, je ne crois pas que c’était ça : c’était pour me faire mariner. Il se
foutait de ma gueule ! On ne convoque pas un camarade pour lui dire ça !
J’avais autre chose à faire, comme tout le monde. Après, les rendez-vous
n’ont pas été tenus. Finalement on se revoit une deuxième fois, au mois de
mars 2000, où Gluckstein m’a présenté sa réponse. Il m’a convoqué pour
- 460 -
me donner sa réponse, c’est tout. Là encore, il n’y avait pas de discussion
puisque je devais lire sa réponse. Il y a quand même eu une polémique.
Parce que Lambert voulait faire une préface. Ce jour-là, il y avait aussi
Raffi, membre du Bureau politique du CCI, qui était aussi dans ma section
du Parti des travailleurs. […] C’est un pion de la direction, aucune
autonomie. […] Lui était chargé de prendre des notes pendant l’entrevue.
Déjà c’était un peu plus formalisé : tout ce que je disais pouvait être retenu
contre moi.
Lambert propose de faire une préface, dans laquelle, en gros, il dit que
j’ai tort (rire). Je proteste :
«Si mon texte est pris en sandwich entre une préface de Lambert
suggérant que j’ai tort et la réponse de Gluckstein qui me dégomme, il faut
être clair : un militant normalement constitué, il ne me connaît pas, il
connaît Lambert et Gluckstein. Mon texte a, a priori, peu de chances de
persuader qui que ce soit, indépendamment du contenu.»
Donc j’ai protesté contre cette préface-là. Lambert a commencé à se
mettre en colère, [en disant] que nul ne lui dicterait ce qu’il aurait à écrire
dans sa préface. J’ai dit : «Bon, eh bien vous faites ce que vous voulez.»
Finalement, la préface qui a été faite est beaucoup plus brève que celle que
Lambert avait initialement annoncée. Enfin, il y a eu, peu de temps après,
une troisième réunion avec Gluckstein et Lambert. Ce jour-là, Lambert
s’est mis en colère contre moi. J’avais un peu retravaillé mon texte entre les
deux premières réunions (donc entre septembre et mars). C’est pour cela
que, à un moment donné, Lambert, dans sa lettre de juillet 2000, écrit : «car
il y a eu deux contributions». Parce qu’effectivement, en six mois j’avais eu
le temps de réfléchir un peu et j’avais fait des modifications, peut-être plus
ou moins significatives, mais pas gigantesques. Le jour de la deuxième
réunion, Gluckstein m’avait remis son texte et je lui avais donné la
deuxième version du mien. On avait prévu de se revoir peu de temps après
pour que je dise ce que j’avais pensé du texte de Gluckstein, et qu’on
prenne la décision définitive de le publier. Je vais à la réunion (la troisième)
et, vers la fin, je dis : «Je voudrais juste signaler que, comme mon texte a
été modifié, il y a certains points auxquels tu réponds dans ton texte qui, en
fait, ne sont plus valables, parce que je les ai changés.» Là, Lambert se met
dans une colère noire en disant que je mentais et que j’avais modifié mon
texte depuis que j’avais lu la réponse de Gluckstein ! Il me traite de
menteur. En fait je leur avais rendu la deuxième version de mon texte lors
de la deuxième réunion, le jour même où Gluckstein m’avait donné le sien !
On avait fait un échange. Mais ça, Lambert ne l’avait pas remarqué.
Lambert s’est donc mis dans une colère noire, il m’a dit qu’on ne pouvait
pas discuter avec moi et, puisque c’était comme ça, il se cassait. Il est
parti ! Raffi et Gluckstein me regardaient en me culpabilisant : «Tu te rends
compte ? Tu as fait partir Lambert.» (rire) Je n’en avais rien à foutre.
- 461 -
D’ailleurs, Lambert est revenu : «Bon, je reviens, parce qu’après tu vas
m’accuser d’être parti, alors je reviens !» (rire) Donc il est revenu. Là, il a
enfin compris ce qu’il s’était passé, et il a changé de ton : «Mais oui, bien
sûr, t’as raison, puisque tu avais déjà fait tes modifications, Gluckstein va
devoir refaire son texte pour tenir compte des modifications que tu as
faites.» Mais il faut souligner que, avant que Lambert finisse par
comprendre, quand il s’est mis en colère, après qu’il est revenu, je me suis
tourné vers Daniel : «Bon, Daniel, tu lui dis maintenant, dis-lui la vérité :
que je t’ai ramené un texte il y a un mois.» Parce que jusque-là il n’avait
rien dit : il avait laissé les choses se passer sans dire qu’il avait eu le texte,
sans expliquer la situation à Lambert qui ne comprenait pas ! Comme je le
lui demandais, il a fini par dire :
«Oui, c’est vrai, c’est vrai, Pierre, il m’a rendu un texte il y a un mois.
– Ah bon ? répond Lambert. Eh bien, alors, d’accord.
– Ecoute camarade, intervient Gluckstein, tu avais un texte, tu en as fait
un autre, ça me paraît très confus, tout ça. Mais du coup, en tout cas, tu ne
vas pas exiger que ce soit publié tout de suite, donc tu prends la
responsabilité de décider que la publication soit reportée.
– Eh bien oui, je réponds. Je prends la responsabilité, mais non
seulement je la prends, mais en plus, pour te faciliter le travail, ce que je
vais faire, c’est que je vais relire ton texte en t’indiquant tous les passages
que tu dois changer parce qu’ils conviennent à des citations qui ont
changé.»
Ce que j’ai fait. Une semaine après, je le ramène au local : j’avais coché
tous les trucs. En fait, il n’y avait pas tellement de choses ; mais ça a mis
encore un mois ou deux avant de sortir : ça aurait pu aller plus vite. Donc il
y avait eu un accrochage avec Lambert qui n’avait pas compris la situation,
et Gluckstein qui a laissé mariner. Raffi prenait des notes et, à un moment
donné, Lambert dit : «Bon, alors, on va prendre en note : résolution. ʺ″Le
camarade Wolfgang falsifie les propos de Lambert.ʺ″» Parce qu’à un
moment j’avais dit : «En somme, tu m’accuses de…» Il voulait qu’on mette
ça par écrit. «Mais n’importe quoi, je n’ai pas falsifié tes propos : qu’est-ce
que tu racontes !? Simplement, c’est toi qui ne comprends pas ! Tu ne
comprends pas : ça fait une heure que je t’explique que je l’ai rendu il y a
un mois, ce texte !» Raffi prenait en note, alors j’ai joué le jeu : «Bon,
Raffi, tu prends en note : ʺ″Le camarade Wolfgang répond…ʺ″.» Et Raffi a
cessé de prendre des notes, évidemment.
Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu es passé de ta
polémique avec Gluckstein à votre demande de constitution de
tendance ? Initialement, il n’y avait donc pas de divergences
politiques : après la lecture du livre, tu voulais juste corriger quelques
erreurs ?

- 462 -
Tout à fait.
Parce que je suppose qu’il y a eu une maturation et une discussion
collective : il doit y avoir un lien ?
Le lien c’est mon exclusion du Courant communiste internationaliste.
C’est ça qui a déterminé. Je propose mon deuxième texte : Lambert refuse
de le publier. Donc déjà, depuis neuf mois je me disais : «Décidément, ils
ne sont pas très pressés de discuter. Mais d’accord, ils ont autre chose à
faire.» Je les excusais plus ou moins. Je n’étais pas content qu’ils se foutent
de ma gueule, mais en même temps je n’en tirais pas de conclusions
politiques. Ensuite, parmi les trucs qui ont accéléré, il y a le fait qu’on n’a
pas réussi à avoir une discussion dans mon arrondissement autour de la
brochure qui a été publiée. J’ai demandé à ce qu’il y ait une réunion
spéciale de l’arrondissement. Il y avait régulièrement des réunions
d’arrondissement du CCI : il y en avait une à la rentrée de septembre, une
pour le congrès, et une dès qu’il y avait un problème quelconque. Je
demandais qu’il y ait une réunion là-dessus pour qu’au moins tout
l’arrondissement puisse discuter de la brochure. Les responsables de
l’arrondissement ont freiné des quatre fers. Du coup, on était condamnés à
discuter avec trois personnes dans notre cellule : c’était un peu limité pour
un bouquin de Gluckstein qui, forcément, se voulait d’une ampleur un peu
plus grande. Finalement notre responsable d’arrondissement a accepté qu’il
y ait une réunion, mais je les accuse d’avoir tout fait pour qu’il n’y ait
personne. Il n’y avait pas plus de cinq ou six personnes. Au niveau de
l’arrondissement on était peut-être trente du CCI. Ils ont donc montré un
refus d’avoir une vraie discussion là-dessus. En contrepartie ils m’ont dit :
«Oui, mais on va en discuter dans une réunion de formation spéciale en
juillet», ce qui s’appelle une école de cadres. Un camp de cadres. «Tu es
invité, il y aura à l’ordre du jour la discussion sur la brochure.» Faute de
mieux, on se rabat là-dessus. Laura et moi on est allés à ce camp. Il y avait
peut-être 30 à 35 personnes. J’ai fait un compte rendu de ce camp, je ne
sais pas si tu l’as eu ? Dans ce camp, effectivement, il y a eu un débat là-
dessus. C’est-à-dire qu’un responsable a fait un rapport.
Ah oui, effectivement – je te coupe –, je me souviens d’un paragraphe
dans lequel tu y fais allusion en évoquant des militants qui partent sur
la discussion à partir de leur vie personnelle.
Oui, voilà. Mais ça, c’est les militants de base : à la limite… Des cadres
aussi, mais enfin… Il y avait aussi des dirigeants. C’était déjà plus d’un an
après la parution du bouquin de Gluckstein. L’année précédente, il y avait
déjà eu un camp sur le bouquin de Gluckstein qui venait de sortir, mais
mon texte n’avait pas encore été écrit. Il était en cours de rédaction. Donc
cette brochure est à l’ordre du jour, mais ce n’était pas une vraie
discussion : il y a eu un rapport en séance plénière de Yann Le Goff – parce
qu’ils n’osaient quand même pas le faire faire par Gluckstein – sur la
- 463 -
brochure et où il montrait en gros pourquoi Gluckstein avait raison. Après
il y a eu des commissions : Laura dans l’une et moi dans l’autre, on a peut-
être eu dix minutes de temps de parole dans la commission. Et les
camarades intervenaient avec leurs témoignages : «Je sais que les forces
productives ont cessé de croître parce qu’au brevet des collèges on a donné
une dictée de trois lignes d’une simplicité infantile, ce qui prouve bien
qu’ils sont en train de détruire la jeunesse, donc les forces productives ont
cessé de croître» ; «Moi mon centre de Sécu ferme, ça prouve bien que les
forces productives ont cessé de croître» ; des trucs comme ça. «Il y a eu des
guerres, au XXe siècle, avec des millions et des millions de morts, ça
prouve bien que…», etc. Et après séance plénière : 5 minutes de parole par
camarade.
Les camarades font leur rapport de commission. Gluckstein fait la
réponse. D’habitude, traditionnellement, c’est le même militant qui fait le
rapport introductif et la réponse. Mais ils ont certainement considéré que Le
Goff n’était pas capable, donc Gluckstein a fait la réponse. Il a eu une heure
de parole et moi 5 minutes. On n’était pas très contents. On a accusé la
direction d’avoir tout fait pour qu’il y ait le moins possible de personnes à
cette réunion. Dans le compte rendu, je n’ai pas accusé comme ça : «Il n’y
avait que 30 personnes, j’estime que ce n’est peut-être pas beaucoup pour
une réunion de formation nationale.» (Car, officiellement, c’était ça.) Dans
le rapport, j’explique comment s’est passé le camp et pourquoi à mon avis
la discussion était faussée parce que ça n’avait rien à voir avec le centre de
Sécu, des choses comme ça, et qu’il y avait un temps de parole qui, de toute
façon, ne permettait pas d’être convaincant. Comment peux-tu être
convaincant en 10 minutes sur une brochure qui fait 90 pages, et alors que
mon texte même en fait 46 ? Ensuite, Lambert refuse de publier mon
deuxième texte (ma réponse à la réponse de Gluckstein, rédigée en mai/juin
2000), en me disant que je suis un peu gonflé d’oser demander ça, alors que
la brochure n’a même pas encore été discutée par les instances du Courant
communiste internationaliste. Je réponds que la veille des vacances est
peut-être le moment de publier des textes dans la mesure où, à la rentrée, on
n’aura pas le temps d’en discuter. La deuxième lettre de Lambert dit : «On
le publiera à la rentrée», dans le cadre de la préparation du prochain
congrès, ou quelque chose comme ça. A la rentrée, j’ai peut-être fait une
erreur : commençant à les soupçonner de ne pas vouloir le publier, pour
relancer la discussion, j’ai envoyé le mail disant : «Informations Ouvrières
a publié une fausse information disant que [le pouvoir d’achat] des
ménages s’effondre depuis 20 ans. Or, c’est faux.» (Cette question fait
partie de celle qui sont abordées dans mes textes, en relation avec celle des
forces productives.)
C’était la veille de la réunion de rentrée du CCI de l’arrondissement qui,
du coup, a introduit un seul point à l’ordre du jour : «le message
- 464 -
électronique de Wolfgang». Tu as lu les textes là-dessus. Cette réunion
n’étant pas une réunion d’instance, elle ne pouvait pas prendre de décision,
donc elle a seulement voté une résolution caractérisant ma résolution
comme scandaleuse. Et deux cellules après, ils m’ont viré du CCI.
D’ailleurs, comme Raffi n’est pas très malin, lors de la réunion de rentrée
de l’arrondissement, il a proposé une résolution condamnant de manière
indistincte le fait d’accuser Informations Ouvrières de mentir – parce que,
pour eux, «fausse information» ça veut forcément dire mensonge, même si,
après, c’est une question de linguistique – et en même temps le fond de ma
position.
Je me suis battu à la première cellule suivante : «Il y a une position et il y
a une accusation. Je n’ai pas accusé Informations Ouvrières de mentir :
pour moi, ʺ″fausse informationʺ″ voulait dire ʺ″information inexacteʺ″. Si
ʺ″publier une fausse informationʺ″ veut dire ʺ″commettre un fauxʺ″, ce n’est
pas ce que j’ai voulu dire. Il suffit de le préciser : la preuve en est que, dans
la suite du texte, je reprends l’affirmation en utilisant [le mot] ʺ″erreurʺ″.»
Mais, évidemment, ils ne voulaient pas entendre ça, donc ils m’ont
finalement exclu parce que je refusais de reconnaître que j’avais accusé
Informations Ouvrières de faire des faux. D’être un «faussaire». Ça ils
aiment bien : «Informations Ouvrières n’est pas un faussaire.» Comme
j’estimais que je ne pouvais pas reconnaître une faute que je n’avais pas
commise, j’ai refusé. Ils m’ont viré et j’en ai appelé à la commission de
contrôle.
Les membres de la commission de contrôle m’ont convoqué et ils m’ont
demandé de retirer et j’ai retiré : «Puisqu’il y a un malentendu sur le mot, je
reformule : je mets ʺ″erreurʺ″. Je considère qu’Informations Ouvrières est un
journal honnête, qu’il ne ment pas.» Je signe. La commission de contrôle
est très embêtée, parce que normalement je devais être réintégré
immédiatement. Je rentre chez moi. Quelques jours plus tard, je reçois un
courrier de la commission de contrôle : «On a bien vu ce que tu as écrit,
mais il faut que tu le redises plus clairement.» Alors je réécris : «Je l’ai dit.
Je ne comprends pas très bien pourquoi vous voulez que je le redise, mais
je le redis.» Sauf que j’avais mis en en-tête : «Wolfgang, militant exclu du
Courant communiste internationaliste». […] Ce que j’avais par ailleurs déjà
mis dans la lettre par laquelle je saisissais la commission de contrôle. Sauf
que la première fois c’est comme s’ils ne l’avaient pas vu ! Et la deuxième
fois ils le voient. Donc ils oublient la question de la formule «fausse
information», le point de départ de l’affaire : ils n’en avaient plus rien à
foutre ; et ils disent : «Comment ça ?! Tu dis que tu es exclu ?! Tu te
permets de colporter des rumeurs contre le CCI, t’inscrivant ainsi dans le
cadre…» Je n’ai pas répondu. Manifestement ils se foutaient de ma gueule.
Donc je n’ai pas répondu, ou plutôt pas tout de suite. Ça c’était en octobre
- 465 -
2000. Je me dis : «Puisqu’ils m’ont viré du CCI, ma foi, militons pour le
Parti des travailleurs en attendant.»
Tu connaissais l’existence de la commission de contrôle ?
Oui.
C’était quelque chose de public dans l’organisation ?
Oui, enfin, je pense qu’elle n’avait pas été saisie depuis des années et des
années. Depuis Pedro Carrasquedo il n’y avait pas eu d’histoire.
Son rôle, c’est de vérifier qu’il n’y a pas de manquements aux règles
du centralisme démocratique ?
C’est de défendre les militants contre un éventuel arbitraire non
statutaire. Je connaissais son existence et je pense que tous les militants du
Courant communiste internationaliste connaissent son existence. Mais pour
le Parti des travailleurs, ils ne savent pas. Encore hier, dans la manif, j’ai
entendu un mec me dire : «Ah bon ? On peut être viré du Parti des
travailleurs ?» J’ai ce genre de réponses très souvent. Ils ne pensent pas
qu’on puisse être viré du Parti des travailleurs, puisque le PT ne suit pas le
centralisme démocratique. Mais je pense que tous les gens du CCI le
savent. Même moi, qui avais peut-être lu les statuts une fois dans ma vie et
qui ne les connaissais pas par cœur.
En formation, que ce soit en GER ou en camp, on ne t’explique pas le
fonctionnement de l’organisation ?
Non, pas les statuts. On ne va pas te dire : (rire) «Si jamais tu te fais
virer, il y a la commission de contrôle.» On explique juste ce qu’est le
centralisme démocratique, mais, dans les camps, on n’insiste pas trop là-
dessus parce qu’il ne faut pas braquer les gens. […] Leur ligne, c’est qu’il
faut faire venir les jeunes sur le fond, sur la révolution. Ils savent très bien
que si, d’emblée, ils mettent en avant la question des statuts, s’ils posent ce
genre de débats, ça pourrait faire que les gens à tendance un peu
libertaire…. Au sujet de la formulation de l’autorité, pour les jeunes, ils y
vont mollo.
Tu dis que tu n’as pas répondu à Gluckstein par souci polémique,
sans sous-entendus politiques, mais le problème des forces productives
qui ont cessé de croître, c’est un point théorique assez ancien dans
l’organisation ?
Ah oui : 1967.
Tu ne savais pas que c’était constitutif de l’organisation ?
Si.
Tu devais bien te douter qu’en la remettant en cause…
Je n’étais pas allé jusqu’au bout dans le premier texte. Il faudrait que je
voie s’il y a éventuellement une différence entre les deux versions de mon
premier texte, mais je crois que, même dans la deuxième version, je ne vais
pas jusqu’au bout sur cette question des forces productives. Ce texte était
un texte de critique d’un livre. Donc ce que je mets en cause, c’est la
- 466 -
validité des arguments de Gluckstein. Et le caractère irrationnel de
certaines de ses démonstrations. Mais je n’en tire pas la conclusion que la
théorie générale est fausse.
À l’époque, je me disais plutôt que c’était la manière dont ils
construisaient cette théorie qui était fausse. Parce que je connaissais par
exemple le texte de Gérard Bloch dans La Vérité des années 70 qui, sur
cette question, me paraissait beaucoup plus convaincant. Je ne suis pas allé
jusqu’au bout de la question des forces productives dans le premier texte.
C’est dans le deuxième texte, ma réponse à la réponse de Gluckstein, que le
CCI n’a pas publiée, que j’ai vraiment compris. Voyant la mauvaise foi de
Gluckstein, je suis allé plus loin dans la question. Oui, je savais que j’allais
à la polémique, mais je crois que ça me stimulait intellectuellement. C’est
vrai. Mais je ne pensais pas que ça se terminerait comme ça. Je pense que
ça me stimulait aussi de polémiquer avec Gluckstein.
Pour réunir votre petit groupe, tu as du être obligé de détailler un
peu cette question-là, afin de vous rassembler aussi sur cette base ?
En fait, ça n’a pas été tout de suite, parce que la demande de tendance
intervient un an après. Un an après mon exclusion du Courant communiste
internationaliste. La camarade Laura avait démissionné du CCI. Le
lendemain de la réunion du CCI de l’arrondissement qui a suivi mon mail
(début septembre 2000), elle a démissionné : elle était furieuse. Elle a dit
qu’ils se foutaient de la gueule du monde. L’histoire du camp l’avait déjà
affectée. Elle était furieuse, et comme c’était un peu la goutte d’eau, elle a
donné sa démission. En l’occurrence, c’était une grosse connerie, parce
qu’à la cellule suivante, quand ils ont voté mon exclusion, il y a eu trois
voix contre deux, parce qu’une des camarades a voté contre mon exclusion.
Si Laura n’avait pas démissionné, il y aurait eu trois contre trois. Ce qui
n’aurait pas changé grand-chose, puisqu’ils auraient modifié la structure
des cellules. Elle a démissionné et, en gros, elle a pris un peu de recul
politique. L’autre camarade était en Allemagne, donc j’étais tout seul.
Etant tout seul, je ne pouvais pas faire grand-chose : j’étais furieux contre
eux et, pour le coup, je commençais vraiment à me poser des questions.
Mais je me suis dit : «Tant pis, je joue le jeu à la loyale.» J’attendais
toujours les résultats de la commission de contrôle et quand ils m’ont
attaqué pour avoir écrit que j’avais été «exclu» du CCI, je me suis dit :
«J’attends le congrès du Courant communiste internationaliste», qui devait
avoir lieu en février suivant. Je restais donc dans la perspective de me
battre : «La commission de contrôle étant élue par le congrès, j’attends le
congrès. En attendant je milite pour le Parti des travailleurs.»
Comme j’avais besoin d’une réunion par semaine, je suis allé à la réunion
du bureau de la section. Ce qu’ils ont accepté. Pas de bon cœur d’ailleurs,
mais j’y suis allé et de fait ils ont accepté. Donc, pendant toute l’année, je
suis resté un militant du Parti des travailleurs quasiment tout seul, et j’ai
- 467 -
réécrit à la commission de contrôle en février 2001. Je ne reviens pas sur
les détails. Au congrès ils ont expliqué les choses de manière complètement
faussée, ils ne m’ont pas fait venir pour m’expliquer : le congrès a voté le
rapport de la commission de contrôle comme un seul homme sans avoir
aucun élément, et en ayant même un rapport falsifié.
Alors j’ai fait une lettre à la commission de contrôle dénonçant ces
méthodes. Et là : «Comment ça, tu nous accuses d’être des falsificateurs ?!»
Les relations se sont définitivement rompues. Le camarade est revenu
d’Allemagne en fin d’année, et c’est à la rentrée suivante, donc fin
septembre, quand même un an après, que l’on a écrit un texte. Ce texte de
septembre 2001 qui réclame une tendance est en fait le produit d’une
élaboration qui a quand même été assez longue. Je ne peux pas dire à quel
point c’était cristallisé avant son écriture. Est-ce que j’aurais écrit le même
texte six mois avant ? Probablement qu’il y aurait beaucoup d’éléments
qui…
Votre objet était le redressement du CCI ?
Oui.
En constituant une force externe un peu critique qui puisse stimuler
l’organisation ?
C’est-à-dire qu’à partir du moment où j’ai été exclu du CCI, où Laura
avait démissionné, et où le camarade qui était en Allemagne n’y avait
jamais appartenu, et étant donné ce qui s’était passé, il n’était ni possible ni
utile de se battre pour revenir dans le CCI. Donc on s’est dit : «Restons
dans le cadre du Parti des travailleurs, où c’est plus souple, et puisqu’il y a
le droit de tendance : chiche !» On n’avait pas non plus d’illusions, mais on
voulait aller jusqu’au bout. On était encore membres du Parti des
travailleurs : on a des droits, on les utilise. On espérait quand même
pouvoir prendre la parole au congrès : on avait ces illusions-là, mais on
n’avait pas d’illusions sur la validité à terme de cette histoire-là.
De fait, ta vision de l’organisation avait complètement changé ?
Évidemment !
Tu estimais déjà que tu allais partir à un moment ou à un autre ?
On allait jusqu’au bout de notre logique. On avait besoin de tester. On
découvrait nous-mêmes ce qu’était notre organisation au fur et à mesure
qu’on avançait, mais on disait : «Continuons, on verra bien.» De toute
façon, entre septembre 2001 et notre exclusion, chaque assemblée générale
se passait de plus en plus mal. Septembre : demande de tendance.
Assemblée générale d’octobre : élections pour le congrès. On a décidé que
je me présenterais, justement pour pouvoir défendre notre demande de
tendance. Mais ils ont déjà refusé de m’élire. Et un camarade nous accusait
de ne pas foutre grand-chose sur le terrain. Assemblée générale suivante en
novembre : on arrive avec un rapport de notre activité sur l’Ecole normale
depuis six ans. Un rapport de plusieurs pages sur tout ce qu’on avait fait :
- 468 -
les campagnes politiques, le travail syndical, les postes aux concours, plein
de trucs précis. Et commençant ainsi : «Un camarade a suggéré que nous ne
faisions rien : voici notre bilan, discutons-en et que les autres fassent
pareil !» (rire) Ils étaient furieux. Il se trouve aussi qu’on siégeait au
conseil d’administration de l’ENS.
Je ne sais pas si tu es au courant de la position des lambertistes sur la
question : «Il ne faut pas siéger dans les instances des universités parce que
ce sont des instances de collaboration de classes.» Ce qui est vrai. C’est
comme le Parlement européen, en fait : le Parlement Européen c’est mal en
soi. S., le camarade du Parti des travailleurs qui était en Allemagne, siégeait
sur la base d’un accord avec le parti, et les camarades n’avaient jamais
cherché noise là-dessus. Dans les autres facs on ne le faisait pas mais, à
l’Ecole normale, il y avait une situation et un statut particuliers, et ils
n’avaient jamais pensé à nous attaquer là-dessus. Mais comme ils avaient
besoin de trouver des motifs de nous attaquer, ils nous ont tout à coup
attaqués, parce qu’on siégeait au conseil d’administration. En disant qu’on
participait à la collaboration. Lénine dit qu’il faut siéger dans un Parlement,
non pas pour collaborer, parce qu’on est évidemment contre…
Mais plutôt dans une perspective tribunicienne ?
Tout à fait. Mais ils nous ont quand même attaqués là-dessus. Ils nous
attaquaient à chaque fois. Quand on la ramenait, ils ne répondaient pas, ils
parlaient d’autre chose. C’était de plus en plus intenable. Là [on a compris
qu’on] allait à l’affrontement politique. On voulait y aller, on voulait qu’il y
ait une vraie discussion : donc à chaque assemblée générale (…) on y allait.
Par ailleurs on se réunissait entre nous, depuis pas mal de temps déjà. On
ne l’avait pas caché. Il y a l’histoire des collecteurs-diffuseurs. Tu as des
militants qui sont là pour collecter et diffuser, c’est-à-dire pour aller voir
les adhérents du Parti des travailleurs avec Informations Ouvrières, récolter
les cotisations. On s’est battus pour qu’il y ait une réunion des collecteurs-
diffuseurs sur l’arrondissement. Sur le principe ils étaient pour, mais dans
la pratique ils ne le faisaient pas pour éviter que nous participions à une
réunion hebdomadaire. Il y avait eu auparavant l’élection du bureau de la
section, pour nous virer, ou en l’occurrence pour me virer. L’année
précédente, j’avais réussi à participer au bureau de section, parce que
c’était un peu informel : les collecteurs-diffuseurs qui le souhaitaient
venaient à cette réunion, j’étais donc devenu collecteur-diffuseur pour
l’ENS. Mais après le congrès qui a rejeté notre demande de tendance, fin
2001, ils ont formalisé en fermant la réunion du bureau aux collecteurs-
diffuseurs et en la réservant aux membres élus par l’assemblée générale.
Donc : «Qui se présente ?» On ne s’est même pas présentés, parce que, à ce
moment-là, ça ne valait plus le coup. Par ailleurs, ils s’étaient engagés à
faire une réunion hebdomadaire des collecteurs-diffuseurs, dissociée du
bureau, contrairement à ce qui se faisait auparavant. Ils n’ont pas tenu la
- 469 -
réunion de collecteurs-diffuseurs. Du coup on ne pouvait plus se réunir à
part aux assemblées générales ! Donc à chaque assemblée générale on allait
à la polémique politique. On l’a assumé, on s’est dit : «On n’a aucun tort,
on reste dans le cadre de la démocratie, on va jusqu’au bout de nos
positions. On verra bien.»
Tu dis aussi, dans une de tes lettres, que Raffi, donc le responsable,
t’avait proposé à plusieurs reprises de te donner des responsabilités ?
Tout à fait. L’année 1998-1999 est une année où on a vraiment eu la
possibilité de militer, et il s’est battu toute l’année pour que je prenne des
responsabilités parce que j’étais un bon militant : j’avais des bons résultats,
je prenais des initiatives.
Il t’a fait une proposition concrète ?
Oui, il voulait que je devienne responsable d’arrondissement.
C’était donc un poste conséquent ?
Oui, mais moi ça ne m’intéressait pas, parce que ça faisait trois réunions
par semaine : j’avais du temps, mais je faisais quand même ma thèse, donc
ça ne m’intéressait pas spécialement. Et je n’étais pas dans une logique…
J’étais con : maintenant j’aurais accepté, parce que ça permet de connaître
les camarades, d’avoir des positions politiques. Je n’avais pas compris que
la politique c’était des rapports de force !
En fait c’est ça : on était, et moi en particulier, d’une naïveté enfantine. Je
suis resté pendant des années dans une organisation sans comprendre ce
qu’est la politique ! Maintenant je sais que la politique c’est des rapports de
force, et qu’il faut donc être machiavélien. Une fois que tu as des positions
politiques, il faut te battre, il faut créer des liens. Nous, on s’est isolés ! Je
me suis constamment isolé parce que, pour moi, c’était la vérité pure qui
devait s’imposer. C’est un truc d’intellectuel : «J’ai raison, donc mes
arguments, si on les prend au sérieux, ne peuvent que convaincre !» (rire)
Maintenant on l’a mieux compris. Mais je n’ai pas voulu ce poste, parce
que ça m’aurait pris trop de temps. Je ne voyais pas comment, en
participant à cette réunion, je militerais mieux sur le terrain.
Tous ces postes à responsabilité marchaient sur cooptation ?
Non, on ne peut pas dire ça. Le responsable de cellule, c’est par
consensus : c’est celui qui veut.
Donc ce n’est pas quelque chose de formalisé ?
Non, ce n’est pas formalisé. S’il y a une polémique, je pense qu’il y a un
vote. Mais il n’y a pas de polémique. C’est ça le problème ! C’est que ce
n’est pas possible dans le Courant communiste internationaliste qu’il y ait
une polémique : il n’est pas possible qu’il y ait deux militants qui veuillent
être responsables de cellule en même temps. D’abord parce que tout le
monde est débordé de tâches, notamment syndicales. En général, il faut
même plutôt faire pression pour que le type accepte. Et deuxièmement
parce qu’il n’y a pas deux lignes qui s’affrontent ! On ne peut pas dire que
- 470 -
c’est un fonctionnement par cooptation, donc antidémocratique. On ne peut
pas dire ça : la question ne se pose même pas. Formellement, je pense qu’il
est prévu dans les statuts que les responsables soient élus. […]
Tu dis qu’au Parti des travailleurs la discussion tournait autour de la
diffusion du journal et des tâches pratiques. Il y avait des discussions
plus théoriques au CCI ?
Comme les réunions sont hebdomadaires, on a quand même plus le temps
de discuter sur une année. Par exemple, lorsqu’un numéro de La Vérité
sortait, on pouvait avoir une discussion sur un article. On devait l’avoir lu,
même si dans la pratique les gens ne le lisaient pas. Je me souviens avoir
dit plusieurs fois : «Il serait quand même bien qu’on discute.» De temps en
temps, même, il y avait des réunions d’arrondissement sur le dernier
numéro de La Vérité : ça arrivait. […] C’était le même discours stéréotypé.
Le militant qui faisait le rapport disait ce qu’il y avait dans l’article de La
Vérité ; les autres posaient des questions mais en restant prudents parce que
pl/v388 ça leur paraissait compliqué. La théorie c’est quelques formules pour
impressionner la compagnie : «Oulà, c’est compliqué ! Il est intelligent ! Je
ne comprends pas : c’est normal, je suis bête. Revenons dans notre
syndicalisme, c’est plus facile.» C’est comme ça que ça se passe dans la
tête d’un militant.

On a pourtant l’habitude de lire que les militants lambertistes


reçoivent une formation théorique complète ?
Oui, je sais.

Tu penses que c’est plutôt une culture pratique, faite notamment de


chiffres. ?
En fait, il y a théorie et théorie. En économie, ils sont nuls (…) et n’ont
jamais été bons. Là où les lambertistes ont une culture, c’est plutôt dans les
questions d’histoire. En 1936, en 1945, en 1968 : ils savent ce qui s’est
passé et comment ça s’est passé, ils ont une analyse qui vient de Trotsky ou
de l’OCI. Les cadres du CCI, ceux qui ont été formés dans les années 70,
ont été formés de ce point de vue-là et ils sont capables – peut-être de
moins en moins parce qu’ils oublient et que ça n’a jamais été remué dans
leur tête depuis trente ans.

388
Plus-value sur capital variable, soit la formule du taux de profit. Le capital
productif se compose du capital constant (C représente l’ensemble des moyens de
production produits par un travail antérieur : équipements, machines et matières
premières) et du capital variable (V, la force de travail salariée employée à la
production). Pl est la plus-value, c’est-à-dire l’excédent de valeur produit par
l’ouvrier salarié pendant son temps de travail global, une fois qu’il a reproduit la
valeur de sa force de travail (son salaire). (Y.C.).
- 471 -
La formation se serait décantée depuis ?
Oui, depuis il y a eu une dégradation terrible de la formation. D’après
Stéphane Just, les GER [Groupes d’études révolutionnaires] ont été
quasiment supprimés au début des années 80. Ce n’est pas complètement
vrai, parce que le terme de GER existait et que cela correspondait quand
même à des cycles de réunions sur la question de l’État, etc. Mais ce n’était
pas régulier ni systématique. Donc de temps en temps, au début de l’année,
notamment, au moment des bonnes résolutions, en septembre : «On va
mettre en place une commission de formation, pour faire des réunions.» Il y
a même des calendriers et tout, puis assez rapidement ça ne se tenait pas.
Ça dépend aussi des lieux. Quand tu as des militants sérieux, formés à la
vieille école dans les années 70, je pense qu’ils tiennent à l’organiser un
peu sérieusement et qu’ils te font quand même un cycle de formation. C’est
à mon avis très divers d’un endroit à l’autre, et surtout ça se fait sur la base
de souvenirs qui ne sont pas rafraîchis et vraiment sur des sources
indirectes. Sur la base des brochures de GER des années 70, qui elles-
mêmes ont été écrites par des gens qui n’étaient pas forcément toujours
compétents sur tout. Tu as quand même un phénomène de déculturation
générale. Sur les questions d’histoire, les militants vraiment formés et qui
veulent vraiment s’intéresser ont quand même des moyens, des livres : on
leur indique des livres à lire et, s’ils font l’effort, ils auront quand même
une certaine culture. Mais dès qu’on aborde l’économie, Le Capital, ils sont
vraiment mauvais.
Il n’y a pas de tradition d’autodidactes comme : «Je vais me
renseigner, je vais me cultiver, je vais aller chercher des livres ailleurs,
des sources externes à l’organisation» ?
Ça, je ne sais pas. Je ne peux pas me prononcer, je ne connais pas
suffisamment le milieu militant. Je pense que les militants qui ont été
formés dans les années 70 ont des bibliothèques chez eux et que quelques-
uns doivent lire des bouquins. Mais la plupart d’entre eux ont acquis [une
culture], au moment où ils étaient jeunes, où ils étaient étudiants, où ils
avaient l’enthousiasme révolutionnaire – parce qu’à l’époque, selon l’OCI,
c’était «l’imminence de la révolution» –, ils se sont cultivés et y compris
dans la perspective que [la révolution] ce serait pour bientôt.
Mais ce n’est pas aussi un reproche qu’on t’a fait, à propos du livre,
d’avoir utilisé d’autres sources comme par exemple Alternatives
Economiques ?
Oui (rire), ça c’était pour le petit mail. Je pense que les militants ne vont
pas lire la presse. Dans Informations Ouvrières, à un moment donné, il y
avait eu une enquête sur «Qu’est-ce que vous pensez d’Informations
Ouvrières ?», vers 2000, et il y avait une vraie question : «Est-ce que vous
lisez d’autres journaux qu’Informations Ouvrières ?» La réponse à chaque
fois c’était : «Non.» La rédaction d’Informations Ouvrières avait rendu
- 472 -
compte de l’enquête en se félicitant, ce qui est quand même grave, que les
lecteurs d’Informations Ouvrières ne lisent pas d’autres journaux !
Maintenant, dans la pratique, je connais pas mal de militants qui lisaient Le
Monde : au moins de temps en temps, il ne faut pas non plus exagérer. Il y
a cet aspect-là de la presse : on peut lire les quotidiens – L’Huma, Le
Monde, des choses comme ça – mais il ne faut pas trop insister non plus
parce qu’il ne faudrait pas avoir trop d’idées différentes du parti. Ou peut-
être que les cadres lisent de temps en temps les journaux. Mais en même
temps on crache tellement sur la presse que même ça, je ne sais pas si c’est
vrai. Il faudrait voir plus précisément. Mais on crache tellement sur Le
Monde que je ne suis pas sûr qu’ils le lisent régulièrement. Beaucoup
doivent se contenter des revues de presse dans Informations Ouvrières, très
fréquentes, et qui remplacent souvent toute analyse (c’est un des points que
nous avons fortement critiqués). Surtout, le problème, c’est que ces
militants-là, qui donc étaient jeunes dans les années 70, ont acquis des
postes syndicaux dans les années 80 ; de plus en plus ils ont été pris par le
travail syndical et même bureaucratique, parce qu’ils ont des
responsabilités syndicales. De fait, ils n’ont pas le temps de se cultiver, pas
le temps de faire autre chose que leur activité syndicale et leur activité
Courant communiste internationaliste/Parti des travailleurs, c’est-à-dire les
campagnes. Ils n’ont pas ce temps-là, et nous on a eu toute une orientation
– notre demande de tendance est notamment fondée là-dessus – en accusant
les militants d’être dépolitisés. Y compris les tâches CCI/PT sont de fait
subordonnées aux tâches syndicales. Dans l’emploi du temps d’un militant
CCI/PT, le syndicat c’est 80%, ils rechignent souvent pour les diffusions du
Parti des travailleurs, ou ils les assurent parce qu’ils sont bien obligés et
sans aucun enthousiasme : ils vendent le journal en bougonnant, ils plient
bagage et on n’en parle plus. Ils sont avant tout syndicalistes, et dans leur
orientation politique aussi : l’orientation du Parti des travailleurs est très
parasyndicale.
C’est fondé sur des directives ou c’est plutôt dans la
culture d’organisation ?
Un peu les deux. Ça s’est imposé progressivement au fil des ans. Notre
analyse à nous est que, alors que, dans les années 70, l’OCI croit à
«l’imminence de la révolution», dans les années 80 le CCI-PT croit à
l’imminence de la barbarie ; or, face à la barbarie, il n’y a rien d’autre à
faire que de défendre les acquis, ce qui se fait dans les syndicats.
C’est la « ligne de la démocratie » ?
Oui. C’est un fait, qui les conduit à une dépolitisation générale. Il y a un
fait que nous avons constaté : quand tu es au Parti des travailleurs, tu ne
sais pas qu’il existe d’autres organisations, tu ne connais pas réellement la
politique de Lutte ouvrière ou de la LCR par exemple. (…) Moi, je n’avais
jamais lu Rouge avant de me faire exclure du Parti des travailleurs. Je
- 473 -
connaissais un petit peu Lutte ouvrière parce qu’il se trouve que j’ai discuté
très souvent avec des types de LO, assez présents dans les prépas
parisiennes et à Normale Sup. De temps en temps, très rarement, je leur
achetais leur journal et j’avais mon petit bagage d’arguments que les
militants du Parti des travailleurs m’avaient donnés : sur Maastricht, etc.
Mais j’étais le seul à faire ça. Les camarades me disaient : «Mais ne perds
pas de temps.» Il y a une anecdote que j’ai entendue dans la bouche de
plusieurs militants du Courant communiste internationaliste, donc
manifestement c’est un mythe total : «Moi, vous savez ce que j’ai fait ?
L’autre jour, j’ai proposé mon journal. Il s’est avéré que le type était de
Lutte ouvrière et il m’a proposé d’échanger – c’est vrai que les militants de
LO disent : ʺ″On échange le journal.ʺ″ Et moi, tu sais ce que je lui ai
répondu ? Je lui ai répondu : ʺ″Ton torchon, je te le mets à la gueule, je te le
mets au cul !ʺ″» Ça c’est un truc que les militants du CCI sont fiers de
raconter. Ils sont fiers d’avoir dit au mec de Lutte ouvrière «Range ton
torchon et casse-toi.» Ça, ils en sont très très contents ! Alors que le type de
LO est un brave gars qui veut t’échanger le journal.
Je lisais hier un article du début des années 80 qui posait comme un
fait positif le patriotisme d’organisation très fort au Parti communiste
internationaliste.
Il est flagrant, effectivement. Et ça conduit à ne même pas s’intéresser à
ce que font les autres. Disons que depuis les forums sociaux mondiaux,
donc depuis trois ans, ils parlent beaucoup du Secrétariat unifié389 pour dire
que c’est le pire ennemi à l’échelle internationale. Un truc délirant, et
notamment sur l’importance qu’ils lui confèrent. Mais avant il y a trois ans,
pendant toutes les années 90, et vu que la Ligue a aussi connu une période
de creux très importante, et jusqu’à Seattle, en fait on n’en parlait pas. On
n’en parlait même pas sous cette forme polémique. Et Lutte ouvrière on
n’en parle toujours pas et on n’en a jamais parlé. Il n’y a jamais de textes
polémiques contre LO. Pas plus de deux lignes parfois dans Informations
Ouvrières. Tu ne connais pas l’extrême gauche. En plus on ne participe
souvent pas aux manifestations. Très souvent, quand il y a une grosse manif
où tu as tout le monde, le Parti des travailleurs n’y va pas. Mais je crois que
ça a un peu changé dans les dernières années. Dans les dernières années, le
Parti des travailleurs a quand même participé à quelques manifs, tout en se
démarquant. Soit en manifestant 500 mètres derrière les autres, comme
dans les manifs contre la guerre en Serbie (1999), soit en manifestant quand
même mais sur ses propres mots d’ordre. Mais pendant toute une période,

389
Il existe plusieurs organisations prétendant incarner, refonder ou reformer la
« Quatrième Internationale ». Le SU (Secrétariat unifié) est celle à laquelle est liée
la LCR française (porte-parole : Olivier Besancenot), éternel adversaire de l’OCI-
PCI-CCI depuis la scission de 1953 (Y.C.).
- 474 -
ça n’a pas été le cas. Notamment quand j’y étais. En janvier 1994, il y a eu
une manif sur la laïcité, celle contre Bayrou, où il y a eu un million de
personnes et où il y avait tout le monde : et sur les 500 associations,
organisations et syndicats, le Parti des travailleurs était fier d’être le seul,
absolument le seul, à ne pas y aller ! Effectivement le cadre n’était pas
correct, c’est juste, mais il n’y appelait pas sur ses propres mots d’ordre. Ça
c’est un truc qui met à part le Parti des travailleurs : il ne fait jamais partie
des manifestations et même pas sur ses propres mots d’ordre. […]
Tu me parlais tout à l’heure de tendances au sein du CCI : c’est
quelque chose de complètement officieux alors ?
Non, ce n’est pas vrai : il n’y a pas de fractions et il n’y a pas de
tendances dans le CCI. Si tu voulais en créer une, à mon avis il y aurait une
histoire et elle n’aurait pas lieu. Mais, de fait, tu as des groupes d’influence.
[…] Il y a dans la DN [Direction nationale], d’un côté ceux qui ont
d’importantes fonctions à Force Ouvrière, et de l’autre les membres de
l’appareil du Courant communiste internationaliste. Les jeunes sont des
adulateurs de Gluckstein, et c’est vrai que ça compte dans le renforcement
de ses positions dans l’appareil. […]
Quel est donc le statut du dirigeant : il a une espèce d’autorité
morale ?
Ah bien sûr ! Il y a un culte du chef, même. (…) Quand un jeune a la
chance que Gluckstein lui parle, il ne se sent plus de joie !
Je suppose alors que, pour Lambert, c’est démultiplié ?
Oui, mais Lambert c’est le patriarche. Les jeunes n’ont pas de rapports
avec lui en général. Par ailleurs, (…) les jeunes du CCI-Parti des
travailleurs sont comme moi des enfants de militants. Ce n’est pas une
organisation qui se développe dans la jeunesse. (…) Donc à part les enfants
des militants, tu as un nombre de jeunes très très réduit, et surtout c’est le
turn-over : des jeunes qui restent un petit peu, et après se dispersent. […]
Ils restent un an ou deux et ils dégagent. Moins, parfois. L’encadrement et
le renouvellement des générations se font par ceux qui sont tombés dans la
marmite quand ils étaient petits. J’ai des preuves : autour de moi, avec les
jeunes de l’arrondissement, étudiants, les camps... j’ai des preuves
tangibles.

Je suppose que tu avais des amitiés ou des contacts étroits dans


l’organisation : quels sont désormais tes rapports avec les militants
lambertistes ?
Toute relation est rompue : normalement, ils ne nous adressent plus la
parole. Les consignes, c'est qu’on ne nous parle plus. Enfin, c’est
intériorisé. Tout est intériorisé : il ne faut pas que tu penses que la direction
prend une décision, etc. C’est complètement intériorisé : on ne nous parle
plus. On ne nous adresse plus la parole. Mais il se trouve que, quand on les
- 475 -
rencontre individuellement, on va leur taper dans le dos : «Alors, comment
ça va au Parti des travailleurs ?», pour tester un peu. Souvent, les gars sont
sympas, alors ils répondent. Mais il se trouve que, dans le cadre de
l’idéalisme et de la naïveté qui étaient les nôtres, du fait aussi qu’on n’a pas
beaucoup été dans l’organisation de jeunes proprement dite, on n’avait pas
beaucoup de liens d’amitié avec les autres jeunes, et par ailleurs on était un
peu des intellos.
Vous aviez un statut à part ?
Non, pas un statut à part. Mais ça vient aussi de moi : leur amitié ne
m’intéressait pas spécialement non plus. Par exemple, les jeunes font
souvent des fêtes ou des soirées dans le local pour financer leur activité :
moi ça ne m’intéressait pas beaucoup, donc je n’y allais pas. J’étais un peu
snob : mais c’est la vie, c’est comme ça. Du coup, les jeunes du CCI sont
très sociaux entre eux : il vont manger ensemble, ils couchent ensemble.
(rire) Enfin, « il paraît que » : ça je ne sais pas. Ça crée des liens de ce
genre-là aussi.
Il y a un aspect famille qui renforce le lien politique ?
C’est une famille ! Complètement ! Je t’assure : les couples, c’est entre
eux. Donc je n’avais pas beaucoup de relations amicales ou personnelles
avec les jeunes du CCI. Je n’ai donc pas perdu grand-chose. Mais par
contre, je m’entendais bien avec eux : «Salut. Qu’est-ce que tu fais ? Où tu
en es dans tes études ?» On se parlait quand même. Mais les quelques-uns
avec qui j’avais le plus de relations ne m’ont plus parlé du jour au
lendemain. Les enfants de dirigeants sont les pires. Parce que tu n’es pas
seulement fils de militant : quand tu es fils de dirigeant, tu es dirigeant. Pas
de statut, mais c’est comme ça : forcément, tu as plus de culture. La fille de
Gluckstein. Le fils de Doriane, et sa fille maintenant. Ce sont les
responsables. Ceux avec qui j’avais quelques relations comme ça, par
exemple la fille de Schildower, elle ne me voit plus dans la rue, elle ne veut
plus m’adresser la parole. Les rares qui veulent bien échanger quelques
mots, si on les rencontre, c’est ceux qui sont en rupture, tendancielle ou
réelle. […]
Il y a une fille avec qui je m’entendais bien et qui a hésité sur notre
histoire : elle a vraiment été très très troublée, et elle a été ramenée au
bercail grâce aux textes contre nous de Sacco et du Bureau national du Parti
des travailleurs (publiés dans un bulletin intérieur du Courant communiste
internationaliste en novembre 2002). C’est le fait que j’avais signé une
pétition : effectivement c’était une connerie de ma part. C’était un truc
gauchiste, préconisant de sortir du SNES sous prétexte que sa politique est
pourrie. Ça l’a convaincue. Mais elle a quand même été ébranlée, donc je
pense qu’en dernière analyse, dès qu’elle se heurtera à l’appareil – et ça lui
arrivera parce qu’elle n’est pas bête —, il deviendra possible de reprendre
la discussion avec elle. Nous, on continue, dès qu’on en voit un, à essayer
- 476 -
de discuter avec lui : parce qu’on se dit que comme ça nous est arrivé, le
jour où eux vont se heurter à l’anti-démocratisme, ils comprendront
rétrospectivement ce qui s’est passé et ils reverront leur point de vue. On se
dit aussi qu’on sème peut-être des graines pour l’avenir. Par exemple, je
suis arrivé un an après l’affaire Carrasquedo – c’était en 1992 – et
forcément il y en avait encore quelques traces, voire il y avait encore
quelques militants de Carrasquedo, comme la fille du camp qui s’est fait
engueuler. On a dû me mettre au courant en quelques mots et je ne me suis
pas posé de questions plus que ça : pour moi c’était évident que c’était un
connard de traître. Pierre Broué et tous ces mecs-là c’était des traîtres. Je ne
me suis jamais posé la question : ça fait partie de l’organisation.
On revenait souvent sur ces événements ?
Oui, évidemment. C’était entretenu régulièrement : «les renégats», «ceux
qui maintenant viennent nous cracher dessus»… Souvent. […]
A propos du recrutement des permanents : d’après Stéphane Just, et je
pense que c’est vrai, Lambert a fait en sorte, pour avoir un appareil fidèle,
de recruter des jeunes étudiants à un niveau d’étude – avant la licence dans
les années 70 – qui les empêche de pouvoir retrouver un travail aisément au
cas où ils se feraient virer. Ce qui signifie que le type, avant de se poser la
question de savoir s’il va critiquer, polémiquer, ou avoir une ligne propre
dans l’appareil, il va y réfléchir à deux fois. […] On le recrute à un moment
où de toute façon, si jamais il perd son poste, soit il n’aura pas de travail,
soit il aura un travail de merde. […] Par exemple, parmi les exclus de
l’affaire Carrasquedo, Albert était un des seuls qui était permanent du Parti
des travailleurs et qui a pu retrouver du travail puisqu’il avait le CAPES, ce
qui lui a permis d’être réembauché tout de suite dans l’Education nationale.
Il a donc eu les moyens de sa contestation : il savait très bien qu’il se faisait
virer, mais qu’il s’en sortirait dans la vie.
Il y en a tant que ça, des permanents ?
Pas tant que ça. Une quarantaine, je crois, pour ne parler que de l’appareil
central du CCI.
Tout à l’heure, tu me parlais de l’Assemblée des permanents : à quoi
ça correspond ?
Je ne l’ai vu mentionnée qu’une fois : c’est la signature de la motion qui a
exclu Albert en 1992.
Ce n’est pas statutaire, si ?
Ce n’est pas statutaire, mais c’est pour donner plus d’assise politique au
Comité central. En fait, je ne sais pas. Peut-être que, pour recruter un
permanent, il faut que tous les permanents approuvent. C’est possible.
Parce qu’il y a le principe de l’égalité de salaire entre tous les permanents,
quelles que soient leurs fonctions, qu’ils soient techniciens ou bureaucrates
(rire), au sens strict. Donc, de fait, même si on ne peut pas lui faire un
procès d’intention, il n’y a aucune raison qu’un dirigeant du Parti des
- 477 -
travailleurs prenne une décision contre la direction, même si c’était en
accord avec ses convictions les plus intimes. Je me suis posé la question en
me demandant si je devais écrire à la direction : est-ce que quelques-uns
pourraient hésiter ? En même temps je me suis dit que même si, sur le fond,
quelques-uns pouvaient hésiter, il n’y a aucune raison qu’ils prennent
position là-dessus : ils ne vont pas, pour un petit merdeux, perdre leur poste
(rire). En ce qui concerne le recrutement des jeunes en cours d’études, ce
n’est pas moi qui ai découvert ce truc-là, mais le cas de Dominique,
puisque tu m’y as fait penser, le confirme.

- 478 -
Réponses
de Nicolas Dessaux
1. Quand, comment et pourquoi as-tu adhéré au Parti des
travailleurs ? Quels étaient tes précédents militants ?

J’ai intégré le Parti communiste internationaliste en 1987. J’avais d’abord


milité aux Jeunesses communistes révolutionnaires en 1986, à l’âge de 14
ans. Elevé dans une famille de gauche et laïque, je me préoccupais, depuis
un ou deux ans, de politique ; je lisais des bouquins trouvés dans la
bibliothèque de mes parents (Marcuse, Illich, Packard) et je m’intéressais
plus particulièrement à mai 1968, dont j’avais évidemment beaucoup
entendu parler durant mon enfance.
Je me considérais comme communiste ; mon père, sans être membre du
Parti, était élu local sur la liste PCF, mais il était assez critique (je l’avais
souvent entendu faire l’éloge de l’autogestion yougoslave…) et finit par se
rapprocher brièvement des Verts en 1986 également.

Dans mes lectures sur 1968, c’est le maoïsme qui m’attirait le plus ;
l’épithète «anarcho-maoïste» accolé à la Gauche prolétarienne me plaisait
particulièrement, bien que je n’eusse à peu près aucune idée de ce que ça
voulait dire. Mais ma première rencontre avec des militants d’extrême
gauche se fit durant l’été 1986, par le biais d’amis de ma mère avec qui
nous étions partis en vacances. Ils militaient à la Ligue communiste
révolutionnaire. Je leur empruntai quelques bouquins de Marx, de Trotsky
et de Mao-Tse-Toung. Dès le mois de septembre, je rencontrai, à un stand
de braderie, des militants de la LCR et j’adhérai aux JCR deux semaines
plus tard.

Le premier cours de formation – le seul que j’ai reçu, je crois – était


consacré au terrorisme : il s’agissait de faire de la prévention auprès des
jeunes militants contre la fascination pour la lutte armée, en raison de la
cavale des militants d’Action directe au même moment. Ma première
action fut, avec quelques autres lycéens proche de SOS-Racisme (dirigé
localement par A.N., mon contact aux JCR) d’organiser une réunion
d’informations sur la loi Devaquet.
Dès le mois de novembre, épaulé par la section locale de l’UNEF-ID, aux
mains de la LCR, on a réussi à mettre le lycée en grève totale pour plus
d’un mois, et je participais à la coordination lycéenne, formée en grande
- 479 -
partie de trotskystes de diverses tendances (LCR, Lutte ouvrière, AMR390 ).
Durant le mouvement de l’hiver 1986, les JCR distribuaient gratuitement,
par centaines d’exemplaires, le journal Autre chose, dont le tirage était
devenu quotidien durant presque un mois. A l’issue du mouvement j’ai
participé à un journal lycéen, L’Innommable, à l’initiative de militants de
l’AMR, qui disposaient d’un local associatif.
J’y ai écrit mes premiers articles. Puis, vers la fin de l’année, j’ai pris
contact avec la FIDL, émanation lycéenne de l’UNEF-ID. La copine avec
qui on a lancé la FIDL dans le lycée est aujourd’hui déléguée syndicale
CGT dans sa boîte.

2. Quand, comment et pourquoi as-tu adhéré au Courant


communiste internationaliste ?
J’ai commencé à rencontrer d’autres groupes politiques, parce que
j’aimais la discussion et que j’estimais devoir me faire une idée claire des
débats qui les divisaient. Mes discussions les plus importantes furent
d’abord avec Lutte Ouvrière, rencontrée – comme tout le monde – à la
sortie du lycée (il s’agissait de F., actuellement conseillère régionale Lutte
ouvrière) et le Parti communiste internationaliste. La première fois que
j’avais demandé à un militant de la LCR ce que signifiait lambertiste, il
m’avait répondu : «C’est un gros mot !» Je connaissais vaguement, via
l’UNEF-ID, un militant du PCI, M. (qui devint ensuite rosicrucien avant de
se retirer dans un monastère orthodoxe), mais je n’avais jamais discuté
réellement avec lui de son appartenance politique, qu’il mettait peu en
avant. C’est après son départ du PCI que j’ai rencontré deux autres
militantes, Victor et Léonard. Elles-mêmes avaient discuté avec de
nombreux groupes politiques avant d’opter pour le Parti communiste
internationaliste.
J’ai passé plusieurs mois à discuter avec Lutte ouvrière et le Parti
communiste internationaliste, tout en restant militant des JCR. Chaque fois
que je voyais surgir une divergence entre leur analyse sur tel ou tel point
historique, je posais la question aux deux autres groupes. Etant donné
l’inconsistance de la formation aux JCR, c’est principalement Lutte
ouvrière qui a assuré ma formation, m’a fait lire les bouquins de Marx,
Lénine et Trotsky. Quand au Parti communiste internationaliste, il m’a
permis de comprendre l’histoire du trotskysme international ; je me
souviens de longues discussions sur la Bolivie en 1952391 . Mais plus que la

390
AMR : Alliance marxiste révolutionnaire, petit groupe rassemblant les partisans
de Michel Raptis, alias Pablo, ayant quitté la Quatrième Internationale en 1965.
(Y.C.).
391
Cette année-là, il y eut une grève générale et un soulèvement populaire en
Bolivie où les trotskystes du POR jouèrent un certain rôle même si deux ans plus
- 480 -
discussion avec d’autres formations, c’est la politique de la LCR qui a
provoqué mon départ. En vue des présidentielles de 1988, la Ligue s’était
rapproché du courant de Pierre Juquin, les Rénovateurs du PCF. David
Assouline, ex-président de la Coordination étudiante nationale et qui avait
récemment intégré la LCR avec son groupe, la Ligue ouvrière
révolutionnaire, devint directeur de campagne de Pierre Juquin.
Personnellement, j’étais allergique à Juquin, dont il était évident qu’il
rompait avec le PCF sur la droite, sur des bases totalement étrangères au
marxisme révolutionnaire. Quant aux rénovateurs, même si la plupart
d’entre eux étaient bien sympathiques, ils me semblaient tout aussi
étrangers. J’annonçai donc que je refuserais de participer à la campagne en
faveur de Pierre Juquin. Je l’ai vu en meeting : il avait une phraséologie
catho de gauche, qui irritait même une partie des militants de la LCR,
même si, à mon grand étonnement, certains se déclaraient catholiques.
Un événement particulièrement choquant vint me confirmer mes craintes
: on avait découvert qu’un militant local de la LCR, assez connu, possédait
chez lui un laboratoire de fabrication de stupéfiants et bénéficiait de la
protection de la police en échanges de renseignements. Or, la LCR refusait
de l’exclure, de peur d’effrayer les Rénovateurs, supposés traumatisés par
le stalinisme du PCF. L’argument avait du mal à passer. Je pense qu’il a été
écarté avec discrétion, sans donner des allures d’exclusion à l’affaire.
3. As-tu suivi des formations (GER, etc.) durant ton militantisme au
Parti des travailleurs ?
Au même moment, je suivais – sans en avertir les JCR – les fameux
Groupes d’études révolutionnaires du PCI – sous la direction du camarade
Charles. A l’issue de ceux-ci, il me proposa naturellement d’adhérer au
Parti communiste internationaliste. J’acceptai, lassé par les JCR et leur
inconsistance. J’avais hésité un certain temps à choisir Lutte Ouvrière.
Curieusement, c’est une question un peu accessoire qui avais déterminé
mon choix : j’avais demandé à l’un et à l’autre ce qu’ils pensaient de la
psychanalyse. La camarade de Lutte ouvrière avait rétorqué violemment
que c’était une science bourgeoise, dénuée du moindre intérêt pour la classe
ouvrière. Plus pragmatique, le camarade du PCI avait simplement répondu
qu’il y aurait toujours des névrosés et que la psychanalyse serait bien utile.
Va donc pour le Parti communiste internationaliste, qui semblait moins
sectaire.
4. Comment se déroulaient-elles ?
Le GER (groupe d’études révolutionnaires) se déroulait en une dizaine de
séances, sur la base des Cahiers de GER et de l’Introduction à l’étude du
marxisme, de Pierre Foulan. Avec moi, il y avait plusieurs militants du

tard une bonne partie de l’organisation rejoignit le MNR, parti nationaliste


bourgeois (Y.C.).
- 481 -
MPPT (Mouvement pour un parti des travailleurs), dont un couple de
personnes âgées qui me présentèrent la Libre Pensée, à laquelle j’allais
adhérer peu après. Chaque participant-e préparait l’un des thèmes, avec un
exposé oral ; je crois me souvenir avoir fait le topo sur l’Etat, une question
qui m’intéressait beaucoup, sur la base de L’Etat et la révolution [de
Lénine], bien sûr. De mon GER, je crois être le seul à avoir adhéré au PCI ;
de toute façon, j’étais déjà trotskyste.
Mon adhésion au PCI ne faisait apparemment pas l’affaire de mes
premiers contacts sur la fac, les camarades Victor et Léonard, toutes deux
étudiantes. Elles reprochaient à Charles d’avoir fait les choses sans les
consulter et d’avoir en quelque sorte grillé les étapes, puisque j’aurais dû
passer quelques mois à l’Alliance des jeunes révolutionnaires pour le
socialisme avant d’intégrer le parti. En raison de mon jeune âge, je fus
surnommé Bambino, qui est resté mon blaze dans le Parti.
La première chose qu’on m’a demandé, c’était de ne pas rendre publique
mon adhésion au PCI et de continuer de militer aux JCR. En effet, le
congrès des JCR devait se tenir au printemps 1988 et, étant le plus jeune, il
avait été convenu que je serais le délégué du groupe de Lille. Les
lambertistes souhaitaient que je tente d’y faire du travail de fraction, sur le
thème de l’opposition au juquinisme, pour emmener quelques camarades
avec moi. Finalement, le congrès étant reporté, je signifiai mon départ à
A.N. De toute façon, le Parti avait bien dû s’apercevoir que je ne ferais pas
la taupe idéale.
5. Quelles étaient les différentes formes de ton militantisme ?
Puisque j’avais commencé à monter un petit groupe de la FIDL dans mon
lycée, avec quelques jeunes de la gauche du Parti socialiste, on me
demanda de poursuivre ce travail militant. J’ai eu le bonheur, à la rentrée
1988, de participer à un congrès du syndicat lycéen naissant ; quatre ou
cinq lambertistes étaient présents – dont certains en sous-marins, de
manière à se faire élire aux organes de direction. Le dirigeant voulait me
faire lire à la tribune un extrait d’Informations ouvrières contre SOS-
Racisme, dont l’un des dirigeants était venu saluer le congrès ; je me
défilai. De manière évidente, le congrès était entaché d’irrégularités et la
direction élue «démocratiquement» avait manifestement été choisie à
l’avance. Les lambertistes, qui ne misaient pas particulièrement sur la
FIDL, se considéraient satisfaits puisque leur sous-marin était élu dans la
commission administrative.
Mon activité militante fut donc d’abord la désastreuse campagne
présidentielle de Pierre Lambert, sous son véritable nom de Pierre Boussel.
Avec le groupe étudiant – j’étais le seul lycéen, mais la fac était toute
proche de mon bahut – nous étions assez critiques sur cette campagne, car
il était évident que Lambert était invendable comme candidat, avec sa voix
éraillée, ses «clips» sinistres et son discours raide. Je dessinais des
- 482 -
caricatures de Lambert qui plaisaient beaucoup aux camarades étudiants.
Mais le parti excellait à dénoncer le mauvais traitement infligé à son
candidat, renforçant la cohésion autour de cette idée de persécution.
La campagne présidentielle pour Lambert (Pierre Boussel) est un
mauvais souvenir, en raison du ridicule que nous devions affronter et du
score absolument déprimant qui en était issu. Ce n’est pas marrant de
traîner le pire candidat de toute la campagne. je n’avais pas compris quels
étaient les véritables objectifs du Parti dans cette histoire : prendre des
contacts avec des élus locaux. Comment un petit parti discret pouvait-il
obtenir les cinq cents signatures ? En grande partie grâce à quelques points
simples figurant à son programme, dont l’abolition de la Politique agricole
commune. Aussi étrange que cela puisse paraître, le MPPT était le seul
parti trotskyste à avoir, à l’époque, un programme agraire attractif pour les
agriculteurs. De temps à autre était même publié un Supplément agricole
d’Informations ouvrières, qui ne manquait pas d’intérêt. La candidature
Gluckstein en 2002 était du même acabit : son point culminant, une fois les
signatures réunies, fut de rassembler les signataires pour leur faire valider
la présentation d’un candidat. Le score atteint n’avait en soi aucun intérêt,
pas plus que les possibilités parfaitement illusoires de propagande ; par
contre, rallier des élus locaux, des maires de petites communes est
stratégique pour l’implantation du parti, ce qui n’est pas sans évoquer le
socialisme municipal du début du XXe siècle.
6. Quelle quantité de ton temps consacrais-tu au militantisme ?
7. Dans quelle section (Parti des travailleurs) et dans quelle cellule
(CCI) militais-tu ? Comment y était organisé le travail ? Comment se
déroulaient les réunions ? Quelles étaient les relations entre militants ?
Aviez-vous beaucoup de discussions et de contacts extra-réunions ?
Aviez-vous des discussions théoriques?
Le militantisme était mon activité principale, même si je n’ai jamais
renoncé à d’autres, comme le jeu de rôles ou la musique – je jouais de la
basse dans un groupe punk. Jusqu’à l’été 1989, j’étais lycéen et j’habitais
encore chez mon père, avec lequel je n’évoquais pas mes activités
militantes, sauf en ce qui concerne la FIDL et la Libre Pensée. Il n’était pas
dupe, mais ne disait rien. Je participais donc aux activités diurnes du parti :
tables de presse à la fac, d’innombrables pétitions, vente du journal et
d’autres supports promotionnels, etc. Par contre, j’étais peu intégré à la vie
du parti, car je ne pouvais pas venir aux réunions de cellule. Ce n’est que
lorsque je suis moi-même entré en fac d’histoire que j’ai pu y participer
pleinement, avec une réunion de cellule par semaine ; il y avait une cellule
étudiante, composée de six ou sept personnes. A partir de la rentrée 1991,
celle-ci disparut car plusieurs personnes quittaient l’université ; je me
retrouvai seul à militer en fac ; nous avons été rattachés à la cellule Lille-
Moulins (quartier populaire de Lille, où se trouve le local du Parti
- 483 -
communiste internationaliste), qui se réunissait au local du parti. C’était
surtout une mesure de rétorsion à l’égard d’un noyau critique.
Dans la cellule étudiante, l’ambiance était bonne ; on y cultivait le
cynisme et le sectarisme le plus outrancier et le plus avoué. Lorsqu’une
consigne de la direction vint nous apprendre que l’organisation devait
rompre avec le sectarisme, on a explosé de rire. On était tout de même
assez critiques, au moins en apparence, vis-à-vis de la direction du parti. Il
faut dire que les étudiants étaient mal vus, depuis le départ de Cambadélis
avec l’ensemble de l’organisation de jeunesse quelques années plus tôt.
Cela créait une sensation de malaise : nous savions que les étudiants étaient
a priori suspects. Lors du départ de Cambadélis, les étudiants restants
avaient été convoqués un par un et interrogés à huis clos, avec l’aide de
quelques gros bras du parti, d’une manière inquisitoriale, afin de vider tous
ceux qui étaient suspects d’être des taupes socialistes. Savoir cela n’était
guère rassurant, mais nous étions assez imbus de l’organisation pour
trouver ça presque normal.
Lors du congrès de 1990-91, notre cellule avait essayé de faire passer des
textes critiques, qui ne furent pas publiés dans le bulletin intérieur,
officiellement parce qu’ils étaient arrivés hors délais. Nous étions intéressés
par les critiques de la tendance Drut-Langevin, sans y adhérer totalement,
et nous nous demandions parfois sérieusement s’il ne fallait pas quitter un
parti jugé irréformable pour en créer un autre.
En gros, nos critiques portaient sur trois points. Premièrement, le manque
de formation des jeunes militants. Plusieurs personnes avaient recrutées
sans passer par les GER, ni même par l’AJR ou le MPPT, et cela nous
posait de sérieux problèmes. L’un d’entre eux fut d’ailleurs exclu – je
m’étais abstenu, fautes d’éléments pour juger – parce qu’il était soupçonné
de fumer du hasch, formellement proscrit par le Parti. En discutant sur ce
point, nous étions obligés de critiquer Charles, l’un des responsables
régionaux, même s’il était, par ailleurs, bien plus sympathique que l’autre
responsable, CG. Quelque temps plus tard, Charles allait démissionner
après avoir découvert que le marxisme n’admettait pas la liberté de pensée !
Selon un rituel lambertiste, chaque cellule dut se prononcer sur son
exclusion, ce qui ne coûtait rien puisqu’il était parti de lui-même. Au
demeurant, je crois savoir qu’il est maintenant revenu au Parti des
travailleurs. Cette question de la formation était d’autant plus importante
que le PCI n’est pas, rappelons-le, une organisation de militants, mais un
parti de cadres, chargés de la responsabilité historique de la direction de la
classe ouvrière – rien de moins.
Le deuxième point de critique portait sur l’attitude vis-à-vis de l’islam.
Le philo-islamisme du Parti contrastait fortement avec son anticléricalisme
virulent. La position de soutien critique au FIS, soutenu par Louisa
Hanoune et le Parti des travailleurs algérien, aurait dû nous mettre la puce à
- 484 -
l’oreille ; mais il était présenté sous la forme suivante : les Algériens
soutiennent le FIS parce qu’il est la seule opposition, mais il faut aller plus
loin et créer un grand parti trotskyste. Par ailleurs, le Parti cultivait le
rapprochement avec l’ancien président Ben Bella et avec le FFS,
régulièrement invité à des conférences internationales. Mais un événement
attira notre attention : la presse lambertiste faisait régulièrement l’éloge de
l’ancien ministre sénégalais Mamadou Dia, présenté comme un grand anti-
impérialiste ; il intervenait à la tribune du Zénith sous les hourras quand il
appelait à une Cinquième internationale. Mais lors d’un passage à Lille
pour un meeting, Mamadou Dia se trouva confronté à une délégation de la
Fédération des Africains en France, à laquelle participait l’un de mes
anciens professeurs. Leur première question fut : «Monsieur Dia, pourquoi,
lorsque vous étiez premier ministre, avez-vous rétabli la charia ?» On avait
du mal à y croire ; du reste, quelques mois plus tard, il disparut de la presse
du parti. Seul un entrefilet révéla qu’il soutenait la fatwa contre Salman
Rushdie.
La troisième critique portait sur l’attitude du Parti vis-à-vis de l’extrême
droite. C’était le début du renouveau antifasciste, le SCALP (Section
Carrément Anti Le Pen) avait bonne presse auprès des étudiant-es
lambertistes, et plusieurs d’entre nous étions influencés par le rock
alternatif ou la mouvance redskin. Rapidement, le problème a commencé à
se poser de manière pratique. A l’automne 1990, une série d’altercations
verbales nous avaient opposés aux skinheads du Parti nationaliste français
et européen. Pour ma part, j’avais déjà reçu des menaces et des coups
occasionnels, mais rien de plus. Mais tout bascula lorsqu’une jeune
camarade (mon ex-petite amie), A.D., se fit torturer par trois skinheads,
sous la menace d’une arme à feu chargée. L’année 1991 fut entièrement
consacrée, outre le mouvement contre la guerre du Golfe, à organiser sa
défense. Le parti finançait les frais de justice, la camarade A.D. avait
rencontré Lambert personnellement pour organiser la campagne, et nous
avions pris contact avec l’ensemble des groupes politiques locaux pour y
participer.
Un tract commun fut rédigé. Puis la LCR, qui avait rédigé l’essentiel du
texte, annonça qu’en définitive, elle ne le signerait pas. Le SCALP, dont les
militants connaissaient pourtant bien A.D., se défaussa également : un
dirigeant, arrivé en fin de réunion, déclara qu’ils ne signeraient jamais le
tract. Quand aux quelques groupes signataires, ils disparurent aussitôt sans
participer à la défense de la victime. Personne ne souhaitait coopérer avec
les lambertistes. Pour nous, cela devint cauchemardesque, car A.D. elle-
même n’avait aucune intention de jouer le rôle qui lui était dévolu par le
Parti et multipliait les «indisciplines» ; comme il ne pouvait être question
de l’exclure, on lui proposa un «congé politique», bien que le Parti
continuât de payer ses frais d’avocats. Par contre, la nouvelle ne fut
- 485 -
annoncée dans Informations Ouvrières que dans un entrefilet, et aucune
campagne nationale ne fut engagée.
Si le Parti participait à la défense de notre camarade, il ne se souciait pas
particulièrement de nos critiques sur la faiblesse de l’analyse concernant la
montée du Front national et les moyens de s’y opposer. De manière
générale, nos critiques étaient très mal reçues. Lors du congrès régional, un
dirigeant ivre nous accusa d’être des petits-bourgeois qui avions,
contrairement aux vrais travailleurs, le temps de discuter toute la nuit.
C’est, en gros de cette manière qu’on règle les débats politiques en milieu
lambertiste.
L’ironie, c’est que, dans les militants que je connaissais, l’essentiel
étaient des enseignants ou des personnels de l’Education nationale et
avaient fait des études. Il avait existé, dans l’est de la région, une cellule
industrielle, mais elle n’avait pas résisté au chômage… et à l’alcoolisme.
8. Quelle était ta profession et ton âge à l'époque de ton militantisme?
En quoi ton militantisme au CCI avait-il des conséquences sur ta vie
professionnelle ?
Même si je n’étais pas un lycéen très concentré, ni un étudiant très assidu,
j’ai obtenu mon bac, puis loupé ma première année de DEUG tout en étant
militant du Parti communiste internationaliste. Bien qu’assez marqué par
l’idée trotskyste selon laquelle le militant communiste doit être le meilleur
ouvrier de son usine, je n’ai jamais poussé la discipline jusqu’à mettre cette
idée en application. Au demeurant, d’après les rares nouvelles que j’ai pu
avoir, plusieurs membres de la cellule étudiante sont maintenant
enseignants, et nous sommes deux à être passés ensuite par des grandes
écoles de la fonction publique.
Nos responsables politiques, que ce soit au niveau local ou national
(Daniel Gluckstein et d’autres membres du Bureau politique venaient
parfois nous visiter), nous incitaient fortement à être des étudiants sérieux,
à la fois pour se démarquer des «gauchistes» et pour nous investir dans le
syndicalisme universitaire de base, dans nos amphis ou nos groupes de TD.
Curieusement, c’était très lié à l’antisubstitutisme392 prôné par les
lambertistes à partir du mouvement de 1986 («Qui dirige ? Personne, on
s’en charge nous- mêmes»). Un seul exemple : en 1990, alors qu’un
mouvement lycéen tentait de démarrer, je participai à quelques réunions
avec des lycéens et lycéennes, dans l’espoir de susciter une grève en fac.
Un journaliste de radio Campus, la plus ancienne des radios libres, qui
faisait une émission là-dessus, me demanda si je voulais participer à son
émission. Je demandai l’avis de la cellule étudiante, qui approuva

392
Le « substitutisme » est un terme péjoratif qui désigne la façon dont la direction
d’un syndicat, d’un parti politique, ou d’un groupuscule se substitue à l’action des
masses pour la détourner à son profit (Y.C.).
- 486 -
chaudement. Le lendemain de l’émission, je fus vertement réprimandé par
la responsable régionale (CG) : un tract national de l’AJR annonçait que
l’organisation avait refusé de participer à une émission télé sur le
mouvement lycéen, refusant de s’en faire les porte-parole sans mandat. Cet
antisubstitutisme était largement tactique : il s’agissait de coller à
«l’apolitisme» des mouvements étudiants-lycéens et de se démarquer de
Lutte ouvrière, qui avait la manie de faire élire délégués aux coordinations
des militants qui n’avaient rien de lycéens ou d’étudiants.
9. Quelles relations avais-tu avec la direction du Parti des
travailleurs et du Courant communiste internationaliste ? Comment se
déroulaient les élections aux différentes tâches (secrétaire, trésorier,
etc.), le vote des mandats ? Quelle importance jouait cette répartition
des tâches dans ta vie militante?
Les relations avec la direction du Parti étaient en fait assez directes. S’il
existait un appareil local, c’est surtout à l’appareil national que nous avions
affaire… parfois pour contourner la direction régionale avec laquelle les
relations étaient mauvaises. Lorsqu’on avait besoin d’une réponse urgente à
un problème politique, il suffisait d’appeler rue du faubourg Saint-Denis,
au siège national, et de demander un membre du Bureau politique. Parfois,
c’est Lambert lui-même qui répondait et donnait les consignes. Quand à la
répartition des tâches, c’est une question qui se posait peu, puisque la
direction régionale semblait de toute éternité et qu’au congrès, il était
évident que voter pour une autre tendance que celle de Lambert, c’était
attendre son exclusion à court terme. La seule tâche qui tournait était celle
de délégué de la section locale aux réunions de la commission nationale de
l’AJR. J’y ai participé une fois ou deux.
10. Comment se déroulaient les congrès du Parti des travailleurs et
du CCI ?
J’ai principalement le souvenir du congrès durant lequel André Langevin
fut exclu, suivi peu après par Pierre Broué, qui avait également créé une
tendance divergente de celle de Lambert. Au congrès précédent, il y avait
déjà eu une exclusion, mais, ne participant pas encore aux réunions de
cellule, j’étais moins bien informé des divergences. Ensuite, il y a eu le
congrès exceptionnel pour l’intégration au Parti des travailleurs
nouvellement proclamé. C’était une question qui ne posait pas
particulièrement problème, puisqu’elle constituait l’aboutissement logique
de la démarche du MPPT. Il était évident que le Parti communiste
internationaliste, en se transformant en CCI, conservait intégralement sa
structure nationale et mondiale, et la mainmise sur le Parti des travailleurs.
Par conséquent, ce fut plutôt une ratification qu’une discussion.
Les congrès étaient précédés de plusieurs mois de discussion dans un
bulletin intérieur, qui n’était publié qu’à cette occasion. Il s’agissait de
livrets assez denses, avec de nombreuses contributions signées de
- 487 -
pseudonymes parfois comiques (une cellule nordiste avait ainsi distribué à
chacun de ses militants le nom d’une bière belge). Une bonne part émanait
de membres du Comité central et des fractions déclarées, mais il y en avait
aussi qui provenaient de militants de base. Le principe des fractions était
simple : elles existaient le temps du congrès et devaient se dissoudre dès sa
clôture. Elles pouvaient se réunir séparément et publier des textes
communs. Mais on ne connaissait pas d’exemple de fractions ayant
survécu. André Langevin fut exclu lors du congrès et Pierre Broué peu
après : il avait fait l’erreur d’accepter une conférence dans un cercle proche
des royalistes, ce qui fournit un excellent prétexte pour éliminer l’un des
plus prestigieux intellectuels trotskystes encore militant au Parti. La
pratique de l’exclusion étant totalement intégrée à la vie du parti, cela ne
surprenait personne.
11. Quelles étaient vos relations avec les autres organisations se
réclamant du trotskysme ? Et avec les autres organisations d'extrême
gauche ? Etais-tu adhérent d'organisations syndicales ou politiques où
militent traditionnellement les « lambertistes » : Libre Pensée, Force
Ouvrière, etc. ? Comment perçois-tu les rapports entre ces dernières
organisations, le Parti des travailleurs, et ses différents courants ? Y
avait-il un travail de fraction propre à ces organisations et comment
s’organisait-il ?
Outre le Parti lui-même, je militais dans deux organisations : l’UNEF-ID
et la Libre Pensée. Il faut remarquer que l’on ne m’a jamais demandé
d’adhérer à l’un ou à l’autre. Je connaissais le syndicat étudiant depuis le
lycée, par l’intermédiaire des JCR – qui contrôlaient alors la section de la
fac de lettres. J’avais, sans grand succès, tenté de créer une section de la
FIDL dans mon lycée. Donc, en arrivant à la fac, j’ai tout naturellement
pris ma carte ; de fait, j’étais le seul membre de la cellule étudiant à avoir
réellement une activité dans l’UNEF-ID, même si les autres avaient, pour la
forme, leur carte syndicale. Au demeurant, cette activité était assez limitée,
du fait que la section était elle-même engluée dans la routine. Je mes
souviens surtout du congrès de l’UNEF-ID, qui fut un vaccin contre le
syndicalisme étudiant.
Cette année-là, en 1990, il y avait de la bisbille entre les courants
socialistes, si bien que la majorité «mitterrandiste» était contestée par les
fractions rivales. Les lambertistes, habiles à ce genre de jeu, avaient réussi
à constituer une tendance (la «TUPI», quelque chose comme Unité pour
l’indépendance) qui regroupait, outre leur propre fraction, les
chevènementistes et les poperénistes (c’est-à-dire la «gauche» du Parti
socialiste), mais aussi les fabiusiens (de très loin la fraction la plus à
droite). Si mes souvenirs sont exacts, les rivaux des JCR avaient maintenu
une tendance séparée, mais elle-même séparée en deux fractions, puisque
l’organisation était au bord de l’éclatement.
- 488 -
Au congrès local, j’arrivai muni d’un nombre conséquent de mandats,
grâce aux procurations des militants et sympathisants lambertistes inscrits
en fac. J’étais gêné par leur caractère à la limite du fictif, puisqu’elles ne
correspondaient à aucun investissement syndical. Mais je découvris
rapidement que les différentes fractions socialistes savaient jouer ce jeu-là
avec beaucoup plus d’aisance. Il y eut une séance de vérification des
mandats : on examinait les cartes de chacun des adhérents. Pour chaque
carte, quelqu’un disait : «Ah oui, lui, je vois qui c’est.» De toute façon, il
n’y avait guère de moyen de vérifier, et j’étais assez naïf sur ce point. Une
fois le nombre de voix de chacun établi, je participais, en haussant parfois
la voix, à deux ou trois réunions parfaitement formelles destinées à élire les
délégués au congrès. J’en faisais partie, notre tendance ayant obtenu la
majorité des voix – grâce à l’apport substantiel des fractions socialistes.
Le congrès se déroulait à la Mutualité et durait deux jours. Dès le départ,
il fut annoncé que la commission des mandats était en train de se réunir et
qu’aucun vote ne pourrait avoir lieu avant qu’elle n’eût rendu public son
rapport. Les discussions commencèrent ; elles étaient sans cesse coupées
par des interruptions de séance, à la demande de l’une ou l’autre des
tendances. Ces interruptions étaient elles-mêmes interrompues par des
réunions de fractions, car les différentes composantes de notre tendance
devaient réviser au fur et à mesure leur stratégie. Du côté des JCR, cela
allait jusqu’aux interruptions pour cause de réunion de sous-fraction. Il
régnait une atmosphère de complot et de manigance dans laquelle le
caractère totalement artificiel de notre tendance était éclatant. Enfin, vint le
rapport de la commission des mandats. Celle-ci, organe essentiel de
l’ancienne «majo» (majorité, qui regroupait l’essentiel des courants du Parti
socialiste) était tombée entre les mains de notre tendance par hasard, car
son président était, si je me souviens bien, un poperéniste. C’était donc une
pièce vitale dans notre stratégie pour «tomber» la majo.
Le rapport était absolument accablant. Dans certaines villes, des dizaines
de cartes portaient le même nom ou la même adresse (souvent des cités-U).
Dans d’autres, des «adhérents» contactés par téléphone ignoraient jusqu’à
l’existence de l’UNEF-ID. Il y avait des fraudes grossières par centaines et
plus de la moitié des mandats reposaient sur ces inepties. A entendre la liste
des infractions, il était évident que le congrès devait être dissous, qu’une
enquête généralisée devait établir la liste réelle des adhérents et que tout
devait recommencer à zéro. La majo, sans se laisser démonter par
l’évidence, eut l’idée simple de faire voter, par le système des mandats, la
validation du rapport de la commission. Disposant de la majorité des
mandats, elle fit voter contre le rapport. Autrement dit, elle déclarait le
congrès valide, sans même prendre en compte les fraudes manifestes (qui,
du reste, ne concernaient pas uniquement la majo, chaque tendance y ayant
eu plus ou moins recours). Scandalisé, je pensais que les tendances
- 489 -
minoritaires allaient quitter le congrès et reconstruire le syndicat sur des
bases plus saines. Belle naïveté, une fois encore. Notre tendance resta au
congrès ; mes camarades lambertistes considéraient que le contrôle sur des
sections locales était plus important que l’état de pourriture du syndicat au
niveau national.
Au retour, j’étais désillusionné sur le syndicat étudiant, mais je me ralliai
à l’opinion de mes camarades : il était important de rester, d’occuper le
terrain. Seul lambertiste actif dans le syndicat, je me retrouvai donc le
représentant de ce courant au conseil d’administration de la section locale.
Je participai à quelques réunions, mais je m’éloignai bientôt du syndicat,
qui finit par repasser totalement sous la coupe socialiste avec le
rabibochage des fractions rivales.

Par ailleurs, je participais régulièrement aux activités de la Libre pensée.


Contrairement à mes activités syndicales, assez encadrées par le Parti, on
ne me donna jamais la moindre consigne sur ce que je devais faire là.
C’était une association de personnes âgées, qui publiait une presse vieillotte
et proposait peu d’activités, en dehors de conférences parfois intéressantes,
parfois assoupissantes. Il y avait quelques «quadras», tous lambertistes,
dont Charles et D.G., deux responsables régionaux. Je me battais, de
réunion en en réunion, pour obtenir une cotisation plus faible pour les
jeunes ; le seul résultat auquel je parvins fut d’avoir l’autorisation de payer
ma propre cotisation, assez élevée au regard de mes moyens, en plusieurs
fois. Une fois arrivé à la fac, je fus élu au bureau de l’association ; on me
proposa vaguement la présidence, ce que je déclinai, estimant manquer de
la formation nécessaire.
Autre revendication, je me battis pour un changement dans le
fonctionnement des congrès : celui-ci était étalé sur une semaine complète
en été, sans péréquation des frais. Les délégués étaient toujours les mêmes ;
ils choisissaient leur lieu de vacances en fonction de celui du congrès.
Evidemment, ça n’était guère de nature à favoriser le rajeunissement de
l’association, ni même sa démocratisation. A l’époque, même si les
lambertistes jouaient un rôle croissant dans la Libre Pensée, ils coexistaient
encore avec d’autres sensibilités, anarchistes et francs-maçons compris (à
noter que, curieusement, la franc-maçonnerie fait l’objet d’une certaine
réprobation parmi les militants du Parti ; c’est sans doute le seul des 21
points d’adhésion au Komintern que tous les militants connaissent).
Le monde lambertiste est assez clos, en raison du sectarisme qu’on y
cultive. S’il est loisible à chaque militant d’adhérer aux associations
proches, la fréquentation des militants d’autres groupes politiques est mal
perçue, en dehors des cas où la ligne du parti le nécessite. Pour ma part,
j’étais en contact amical avec de nombreux militants de toutes
organisations en fac ; je les connaissais, pour la plupart, des grèves de
- 490 -
1986. Mais certains marquaient une hostilité claire au lambertiste que
j’étais. Je me souviens d’une altercation avec le leader local du Scalp, que
nous surnommions le Grand Manitou : il me reprochait de n’être pas
intervenu contre la guerre Iran-Irak – j’avais sept ans à l’époque. Plus
sérieusement, je crois qu’il avait une dent contre les lambertos depuis qu’il
s’était fait casser la gueule par le fameux service d’ordre de l’OCI, lorsque
ceux-ci avaient attaqué le local du Secours rouge.
Sur ce point, il faut dire que la violence connue du PCI nous semblait
d’un autre âge. Même si on ne la reniait pas, elle n’était plus guère
pratiquée. Elle avait seulement acquis, au sein de l’organisation, le même
statut mythologique que la Commission technique chez les militants de la
LCR. On ne voyait le service d’ordre que lors des grands meetings, ce qui
est compréhensible, et il n’apparaissait de manière visible que dans la
carrure impressionnante des frères Malapa, ses responsables.
12. Quelles étaient les relations entre les différents courants du Parti
des travailleurs ? Comment percevais-tu et comment perçois-tu le rôle
et l'action du Courant communiste internationaliste au sein du Parti
des travailleurs ? Quel regard portes-tu sur les autres courants ?
Le MPPT était officiellement constitué de quatre courants : trotskystes,
communistes, socialistes et anarcho-syndicalistes. Je ne me souviens pas
avoir rencontré le moindre militant des trois derniers. Il y avait
effectivement de temps à autre un supplément de Informations Ouvrières
qui se présentait comme l’émanation de l’un de ces courants, mais cela
n’allait guère plus loin. Alexandre Hébert faisait figure
d’anarchosyndicaliste officiel, le véritable anarchisme ouvrier, à l’opposé
de la Fédération anarchiste et autres. En fait, il y avait deux sortes de
militants : les trotskystes et les autres. Où plutôt, ceux qui étaient déjà
arrivés au grade de trotskystes et ceux qu’on devait s’efforcer d’y amener.
Je n’étais pas adhérent du MPPT, mais je pris ma carte au Parti des
travailleurs dès son congrès de fondation; en dehors du nom, plus court,
mais tout aussi ridicule pour d’évidentes raisons d’euphonie, ça ne
changeait pas grand chose.
Il en allait plus ou moins de même à l’AJS, en dehors du fait que les
courants n’y étaient pas aussi formalisés. En principe, tout jeune
révolutionnaire pouvait y adhérer ; cette clause visait essentiellement ceux
qui se réclamaient instinctivement de l’anarchisme. Mais la référence réelle
restait le trotskysme et la direction était trotskyste. C’était donc, comme
l’appelaient nos adversaires politiques, un autre «cache-sexe» du Parti
communiste internationaliste. Dans notre cercle local, un camarade étudiant
qui se considérait comme anarchiste adhéra à l’AJS, en faisant valoir ses
positions. Peu après, pressé par le camarade Charles, il intégra le Parti.
Dans la cellule étudiante, cela fut mal perçu, puisqu’il n’avait nullement
renoncé à l’anarchisme et gardait une grande réserve vis-à-vis du
- 491 -
trotskysme. Il avait annoté intégralement le Programme de transition (sous-
titré L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe internationale) de
Trotsky, livre de chevet des lambertistes, ainsi que les statuts du Parti, en
pointant toutes les formes autoritaires et les aspects démagogiques. Il n’en
manquait assurément pas. Pour une raison que j’ignore, c’est moi qui ai
conservé cet exemplaire annoté, qui avait fait le tour de la cellule et fait
l’objet de nombreuses, mais fort utiles discussions. J’ai relu ces notes : j’y
souscris pour l’essentiel.
Pour ce qui est des relations entre Parti communiste internationaliste,
MPPT et AJS, la situation est la même que pour toutes les organisations de
jeunesse liées à des partis politiques : on proclame officiellement
l’autonomie de l’organisation de jeunesse, mais c’est une fiction totale.
L’AJS – qui a disparu ensuite, si je ne m’abuse, dans une nouvelle crise
interne – avait bien du mal à publier sa propre presse, mais elle avait droit à
une tribune régulière dans Informations Ouvrières. Sa structure était
souple, avec des réunions régulières des délégués de cercle. Mais cette
souplesse était liée au fait que son épine dorsale restait les militants du Parti
communiste internationaliste. Cette fiction existe de la même manière entre
les JCR et la LCR ; on peut créditer Lutte ouvrière de ne pas s’y adonner.
Elle met les militants dans une position extrêmement inconfortable, car il
faut sans cesse justifier cette autonomie, qui ne trompe personne; et cela
engendre des frustrations dès lors que les militants s’aperçoivent eux-
mêmes du problème.
13. Quel regard portes-tu sur le programme et les positions politiques
du Parti des travailleurs, sur celui du Courant communiste
internationaliste, et des autres courants ?
Le livre de formation proposé aux militants est celui de Pierre Foulan,
Introduction à l’étude du marxisme. Il commence, dès les premières lignes,
par affirmer la nécessité du «Parti révolutionnaire capable d’assurer la
direction de la révolution prolétarienne», celui-ci étant assimilé, dans la
dernière ligne du livre, à l’OCI lambertiste. Fermez la parenthèse.
L’activité essentielle du militant lambertiste, c’est de construire le Parti ; le
reste n’est que moyens. Le lambertisme s’ouvre sur un drame historique à
son échelle, c’est-à-dire la scission avec la Quatrième Internationale [en
1953]. Son activité internationale est donc vouée à la «reconstruction» de
celle-ci, tâche que souhaitent également assumer la majeure partie des
scissions du lambertisme. A l’échelle nationale, c’est le recrutement de
militants qui est donc l’objet essentiel de l’activité. Vendre un journal, c’est
avoir un «contact», et ce contact peut devenir un militant. Faire signer une
pétition, de même. Militer dans le syndicat, c’est donner l’exemple que les
trotskystes sont les meilleurs militants, et ainsi de suite. L’objet immédiat
de la lutte n’a en soi qu’un intérêt très limité, voire aucun, du moment
qu’elle se termine par le renforcement de l’organisation. Donc, bien qu’il
- 492 -
ait officiellement un programme – le Programme de transition – le Parti
n’a en réalité d’autre objectif que son propre renforcement.
Il faut expliquer ici quelques particularités du lambertisme au sein de la
galaxie trotskyste. Pour commencer, la relation avec les syndicats et les
partis «ouvriers» (le Parti socialiste et le PCF). Sur ce point, le lambertisme
n’a en apparence pas dévié d’un pouce du trotskysme des années 30. Les
partis réformistes sont considérés comme des partis ouvriers – ce qui est
vraisemblable sociologiquement pour le PCF, beaucoup moins pour le Parti
socialiste – donc susceptible un jour ou l’autre de voir jaillir sur leur flanc
gauche de larges scissions qu’il convient d’amener sur la bonne voie (un
mode de pensée commun à l’ensemble des courants trotskystes, mais qui
prend ici toute sa saveur). De toute façon, l’idée fondamentale du Parti des
travailleurs, telle qu’elle apparaît dans sa presse, c’est d’être à l’image du
vieux mouvement ouvrier dans toutes ses composantes, un peu comme le
Parti socialiste d’avant 1914 (d‘où, également, l’attachement à
l’anticléricalisme). C’est pour ça que, du temps de Stéphane Just, le slogan
central de l’OCI était «gouvernement PC-PS sans organisations
bourgeoises» (c’est-à-dire sans les radicaux de gauche, en gros), position
que les disciples de Stéphane Just continuèrent d’adopter longtemps après
que même mes lambertistes l’eurent abandonnée – même s’il restait sous-
jacent à de nombreuses prises de position.
Par contre, dans la relation aux syndicats, il y avait un double langage. La
pratique est d’inspiration léniniste, si on ne conserve de Lénine que l’esprit
de manœuvre : prise de contrôle d’un maximum d’instances, par tous les
moyens, au nom de la lutte contre la bureaucratie réformiste. Mais cela
contraste curieusement avec l’un des quatre points du programme du
MPPT, qui est l’indépendance mutuelle des partis et des syndicats. Cette
notion a évidemment un usage purement tactique, puisqu’elle permet de
faire pièce au PCF et au PS, plus éventuellement aux trotskystes d’en face,
mais du point de vue léniniste, c’est du plus grand comique.
Autre spécificité lambertiste essentielle, régulièrement rabachée : «Les
forces productives ont cessé de croître». Cette assertion de Trotsky dans le
Programme de transition, qui justifie son sous-titre sur l’ « agonie du
capitalisme », est fondée sur une conception de la décadence du
capitalisme, qui existe au sein du mouvement socialiste depuis la Seconde
Internationale. Elle est fondée sur la loi classique de la baisse tendancielle
du taux de profit, reprise et développée par le Capital de Marx. Chez les
lambertistes, cette tendance prend des formes absolues, à la limite du
catastrophisme. Stricto sensu, que «les forces productives aient cessé de
croître» suppose que le nombre de prolétaires dans le monde soit en
diminution et que les machines soient de moins en moins productives, mais
cette évidence ne semble pas choquer les militants, dont la formation
marxiste est du reste insuffisante pour le constater. Que cela ait pu sembler
- 493 -
vrai pour Trotsky après la crise de 1929 et l’imminence de la guerre
mondiale, c’est une chose ; que cela soit resté vrai depuis en est une autre.
Dans leur littérature théorique, les lambertistes vont heureusement un peu
plus loin que ça ; l’intérêt pratique de ce «décadentisme» étant de faire
pièce aux théories mandeliennes du néocapitalisme, qui laissaient penser
que le capitalisme était capable de se ressourcer et qui s’écartaient du strict
ouvriérisme de l’ancien trotskysme. Il est intéressant de constater que l’un
des plus économistes influents du courant altermondialiste est François
Chesnais, ancien lambertiste, et que la dernière scission en date (le CRI, le
groupe Communiste révolutionnaire internationaliste) se soit focalisée sur
cette question : l’un et l’autre ont été obligés de constater qu’au lieu
d’employer la notion de baisse tendancielle du taux de profit comme l’un
des moteurs de la globalisation capitaliste, les lambertistes en déduisent
simplement l’incapacité du capitalisme à satisfaire les besoins de
l’humanité – ce dont on ne doutait pas. L’économie politique à la sauce
lambertiste n’est d’aucun secours pour expliquer le capitalisme global.
C’est sans doute pour cela que le Parti des travailleurs dénonce le
mouvement altermondialiste dans son ensemble et lui préfère la compagnie
plus patriotique des souverainistes de gauche, staliniens et républicains.

14. Quelles actions militantes t'ont le plus marqué ? Quelle analyse


ferais-tu du fonctionnement interne de l'organisation, de son action de
propagande et de son mode de recrutement ?
Revenons donc à la pratique. Sauf cas particuliers, les lambertistes évitent
de participer aux manifestations qu’ils n’ont pas initiées – en dehors peut-
être des défilés contre la guerre. Ils y participent parfois comme militants
syndicaux. Par contre, ils aiment organiser des manifestations tout seuls,
quitte à dénoncer ensuite le peu d’intérêt de la presse pour leurs puissants
défilés. J’ai le souvenir, en 1989, d’une manifestation parisienne dans
laquelle une poignée de militants est-allemands agitaient le drapeau du pays
en voie de disparition (les lambertistes se sont toujours targués de sections
clandestines dans les pays de l’Est et avaient, de manière évidente, un bon
réseau d’information). Dans la série drapeau, une conférence au Zénith –
l’une des distractions favorites des lambertistes étant de remplir cette salle
pour un meeting – deux drapeaux étaient agités dans la salle : celui de la
Quatrième Internationale et celui des nationalistes catalans. Cette
cohabitation m’irritait, car il me semblait étrange de mettre au même plan
deux causes aussi dissemblables. Du reste, il y eut un couac à cette
conférence : il y avait deux délégations espagnoles, les «mères contre la
drogue» et des Basques – ce devait être Herri Batasuna393, tout simplement

393
Herri Batasuna (Unité populaire). Parti indépendantiste basque créé en 1978 et
proche de l’ETA, groupe de lutte armée. Interdit en 2003, ce parti avait obtenu
- 494 -
– qui avaient fait des déclarations tout à fait contraires sur le terrorisme.
J’avais eu entre les mains divers vieux journaux du Parti et je connaissais
les liens qui l’unissaient avec différents groupes nationalistes, comme le
Sinn Fein394, et on disait dans le Parti que le président du syndicat des
travailleurs corses, notoirement proche des nationalistes, était un camarade.
Je crois savoir qu’après l’exclusion de Pedro Carrasquedo – coupable
d’avoir négocié avec l’Etat français une trêve avec l’ETA sans en avertir le
bureau politique… – cette orientation favorable aux régionalistes s’est
retournée au profit d’un soutien de plus en plus marqué aux souverainistes
les plus franchouillards, au nom de l’opposition à l’Union européenne.
Une autre chose marquante, quoique je n’y eusse jamais participé
directement, était, dans ces années-là, l’opposition des lambertistes aux
centres de rétention pour les immigrés. Il faut dire que quelques camarades
du Parti étaient assez investis dans le soutien aux immigrés, via leur propre
réseau associatif. Cela n’allait pas au-delà de manifestations contre ces
camps, mais cette insistance était relativement rare à l’époque dans le reste
de l’extrême gauche ; on était avant les grands mouvements de sans-
papiers.

La propagande lambertiste est centrée sur sa presse, Informations


ouvrières et La Vérité. Lorsque j’ai rencontré le Parti communiste
internationaliste, je trouvais Informations Ouvrières assez intéressant, car il
y avait souvent de bons dossiers sur les nouvelles lois, ce qui était très
pratique pour les militants, qui pouvaient dans la discussion s’y référer en
connaissance de cause, citer des extraits importants, etc. Cela reste ma
conception d’un bon journal de propagande : il doit avoir un réel contenu
informatif, différent de la presse classique, et servir d’outils pour les
militants – je connais de nombreux trotskystes qui ne lisent pas les
journaux qu’ils vendent, tant ils les trouvent eux-mêmes insipides. Mais
rapidement, le journal a changé pour devenir de plus en plus autocentré,
faisant l’éloge de la réussite des campagnes financières entreprises par les
militants. A la rigueur, si les informations avaient été plus rigoureuses et
moins autosatisfactoires, cela aurait pu faire un bulletin interne, mais
certainement pas un journal de propagande. Lors de la création du Parti des
travailleurs, le journal fut sous-titré, à l’imitation de l’Huma, «organe
central du Parti des travailleurs». Mais comme les lambertistes sont friands

12,2 % des voix aux élections régionales de 1996, disposait de 650 élus dont 18
députés régionaux et 2 députés nationaux. (Y.C.)
394
Parti nationaliste irlandais créé en 1905, présent au nord comme au sud de
l’Irlande, proche de l’IRA, l’Armée républicaine irlandaise. Implanté dans la
communauté catholique, il compte 5 députés en Irlande du Nord avec 24,3 % des
voix et 11 députés en Irlande du Sud avec 11,9 % des voix. (Y.C.)
- 495 -
de gauloiseries, cela n’a pas duré, l’organe central ayant été jugé par trop
équivoque.

La vente du journal – La Vérité, à vocation théorique, étant moins


diffusée quoique plus intéressante – est un élément central de l’activité
militante. Chaque semaine, nous tenions une table de presse dans la fac,
avec une affection particulière pour les tables massives, bardées d’affiches
et de slogans, formant barrage à l’entrée du hall. Bien évidemment, on
évitait de les tenir le même jour que les autres organisations, mais il nous
est arrivé d’envoyer le plus costaud des camarades prier instamment un
pauvre militant de la LTF (Ligue trotskyste de France, prosoviétique)
d’aller vendre ailleurs. Il était assez vexant de constater qu’il vendait plus
que nous, bien que seul militant local de sa petite organisation. Il faut dire
que la qualité d’un militant s’évalue au nombre de journaux vendus, quelles
ques soient les conditions dans lesquelles ils l’étaient. Cela amenait à
préférer les coups faciles (amis, parents) afin de faire du chiffre,
indépendamment de l’efficacité. Mais certains n’hésitaient pas, comme le
camarade Charles, à faire le tour des cités-U pour vendre au porte à porte
afin de tenir leur chiffre. Je crois que nous n’étions pas très doués pour la
vente, outre le caractère peu attractif de ce que nous avions à proposer. Je
n’ai pratiqué, à cette époque, ni la criée, ni la vente de marché – sauf
exception – ni le porte-à-porte. Je le regrette un peu, parce que cela aurait
été une expérience enrichissante.

15. Qu'est-ce que le militantisme au Parti des travailleurs et au


Courant communiste internationaliste t'a apporté ?
De manière générale, je pense avoir appris beaucoup de choses au PCI,
mais je n’ai aucune idée de ce qui serait arrivé si j’avais choisi une autre
voie, Lutte ouvrière par exemple. Paradoxalement, je suis resté attaché à
certaines idées que le PCI répand sans y croire lui-même, et je crois ne pas
être le seul militant à avoir ce réflexe : l’anticléricalisme, l’anti-
substitutisme, la critique de la bureaucratie, l’éloge des conseils ouvriers, le
rejet de toute forme de soumission au stalinisme et à ses dérivés
nationalistes, la sympathie pour les courants anarchistes, par exemple. Sur
la question centrale de l’organisation, je suis plus mitigé. Il est clair que je
ne vois plus la question de la même manière qu’autrefois, sous l’influence
du communisme de conseils et de l’autonomie, mais je sens que, dans la
pratique, j’ai des réflexes très organisationalistes. Le manque de rigueur
dans l’action militante m’agace souvent ; faire une table de presse
régulière, des campagnes financières, des réunions publiques, etc., cela
oblige à voir l’action militante non pas dans les coups d’éclat, mais dans le
travail de longue haleine, parfois répétitif, astreignant et peu gratifiant.

- 496 -
Mais je crois que le faible développement de la gauche communiste395
actuelle est en grande partie liée, non à son apparente radicalité politique,
mais à un style de militantisme qui laisse peu de place à ce travail dans la
durée.
16. En quoi a-t-il été négatif pour toi ou pour les autres ?
17. Pourquoi et comment as-tu rompu avec le CCI et le Parti des
travailleurs ? Comment a été perçue ta décision par l'organisation,
comment l'as-tu expliquée et quels débats a-t-elle suscitée ? Quel
jugement portes-tu aujourd'hui sur l'organisation?
La rupture fut assez pénible. Nous sortions de la difficile période du
procès des fascistes qui avaient agressée notre camarade A.D., durant
laquelle nous avions subi le harcèlement quotidien des fachos, des insultes,
des coups, des menaces. La guerre du Golfe, déjà, avait été un autre
moment difficile, d’autant plus que la position lambertiste – soutien à l’Irak
– était loin d’être facile à défendre. Au début de l’année 1992, je me
retrouvai seul militant sur la face et notre cellule fut dissoute. La
responsable de la cellule Lille-Moulins ne m’aimait guère. Il faut dire
qu’elle avait un grief précis contre moi : j’avais rencontré ses deux filles
lors d’une conférence de la Libre Pensée et je les avais convaincues de
rejoindre l’AJR. Leur mère, bien que responsable régionale du parti, avait
d’autres idées sur le devenir de sa progéniture, qu’elle destinait aux classes
prépas. Le militantisme risquant de compromettre leur belle scolarité, elle
fit tout pour s’y opposer, sans hésiter à me calomnier. Comme je la savais
prompte à l’exclusion, j’évitai l’esclandre sur ce sujet ridicule. Peu après, il
fut question au sein de la Libre Pensée d’inviter Christian Eyschen, l’un des
dirigeants de l’association et membre du Comité central – sinon du Bureau
politique – du Parti communiste internationaliste, pour une conférence. Je
l’avais déjà vu : c’était un conférencier fort habile, qui me semblait
susceptible d’intéresser des étudiants. Je proposais de doubler la conférence
prévue le soir en ville par une autre le midi à l’université : cette proposition
fut accueillie favorablement, y compris par les lambertistes. Eyschen
répondit d’abord favorablement. Puis, peu de temps avant la date prévue, il
décommanda la conférence à la fac, mais non celle du soir. J’étais très
déçu. En fait, c’était une opération bien manœuvrée : lors d’une réunion de

395
Quand il évoque la « gauche communiste » Nicolas Dessaux ne fait pas allusion
à une fantomatique « gauche » du PCF, mais à ce que les médias appellent
improprement « l’ultragauche ». Dans les milieux militants, l’expression la
« gauche communiste » désigne ceux qui se réclament des courants critiques de la
Troisième Internationale, les gauches dites allemande (KAPD), hollandaise
(Gorter, Pannekoek) et italienne (Bordiga), la troisième étant beaucoup moins
critique que les deux premières vis-à-vis du Parti bolchevik avant 1917 et du
léninisme ensuite (Y.C.).
- 497 -
cellule, on me reprocha de passer trop de temps à construire la Libre Pensée
et pas assez le Parti ; détail piquant, celui qui me reprochait cela était D.G.,
le trésorier de la Libre Pensée. Lorsque, au cours de son prêche délirant, il
en vint à me traiter «d’ami des gauchistes et des fascistes», je posai ma
carte et sur la table et quittai la salle.
Quelques jours après, un camarade de la cellule, que je considérais
comme un bon copain, vint me dire d’un air gêné que j’étais convoqué à
une réunion parce que le Parti avait quelque chose à me dire. Je suppose
qu’on devait m’y signifier officiellement mon exclusion ; je ne m’y suis pas
rendu.
Quelques mois plus tard, rencontrant une ancienne camarade, Léonard,
j’acceptai de me rendre à un de leurs meetings au Zénith – encore. On
n’insista pas beaucoup pour que je revienne ; je me contentai d’un
réabonnement à Informations Ouvrières. Pourquoi, malgré la manière dont
cela s’était terminé, ai-je repris contact ? Aujourd’hui, je ne m’en souviens
plus bien, mais je crois savoir que c’est tout simplement en raison du
sentiment d’isolement politique. Je connaissais suffisamment les autres
organisations trotskystes pour savoir qu’aucune d’elles ne m’attirait
particulièrement ; pour l’essentiel, je partageais toujours les points de vue
lambertistes. Un souvenir pénible, mais plein d’ironie amère : à la rentrée
1992, à peine arrivé à la fac, je rencontre L.B., militant de la LTF dont j’ai
déjà parlé. Il me posa quelques questions fort intéressées sur le Parti; je
devinai qu’il s’était fait exclure de sa propre organisation et qu’il cherchait
un nouveau point de chute. Face à mes maugréements, il finit par
comprendre qu’il m’était arrivé la même mésaventure. Après cela, il finit
par patauger dans le marais stalinien du «comité Erik Honecker de
solidarité internationale». Les dernières nouvelles que j’ai eues de lui
m’apprenaient que, après une tentative de suicide, il était entré en hôpital
psychiatrique. Je crois m’en être mieux tiré.
Cette année-là, une lutte étudiante fut engagée contre l’ex-lambertiste et
ministre de l’Education Lionel Jospin, qui proposait une énième réforme de
l’Education nationale – nous avions adopté pour slogan «Si nos bourses
augmentaient à chaque réforme, on serait riches !» J’y participai, pour la
première fois en dehors de tout cadre politique prédéfini. Le principal
obstacle à franchir était le barrage formé par les syndicats étudiants
(UNEF-ID et UNEF-SE) et les gauchistes de tout poil, dont la phraséologie
et la pratique manipulatrice rebutaient les étudiants. Le grand succès fut
donc de parvenir à s’organiser sur la base de l’exclusion des syndicats –
même si les plus malins des gauchistes parvinrent à conserver une place. La
coordination nationale se révéla être, comme on pouvait s’y attendre, une
inter-orgas trotskyste, où les jeux de manipulation étaient du même acabit
qu’au sein des syndicats. Mais localement, il fut possible de se débarrasser

- 498 -
de l’essentiel des gêneurs, malgré quelques déboires liés au manque
d’expérience de ce type de situation.
Après cela, mon activité militante alla en déclinant. Je restai quelque
temps à la Libre Pensée, dont la lambertisation allait bon train, puis ma
participation cessa sans rupture, faute de temps et d’énergie à y consacrer.
En dehors de quelques participations très symboliques à des manifestations,
je me contentai de compléter et élargir ma culture politique, jusqu’en 1999
où j’ai repris du service, avec la rencontre de l’anarchisme et de
l’ultragauche.
J’ai eu l’occasion de lire un certain nombre d’articles et de livres
consacrés à l’histoire du trotskysme et du courant lambertiste, dont, bien
évidemment, celui de Christophe Bourseiller. J’y ai appris pas mal de
choses qui ont éclairé le sentiment que j’avais et aiguisé mon animosité
envers cette organisation ; il y a aussi un certain nombre d’allégations qui
sont à mon sens erronées. Je constate aussi que s’il arrive souvent de
rencontrer d’anciens militants de la LCR, plus rarement de Lutte ouvrière,
qui ont gardé de bons souvenirs de leur organisation, c’est rarissime pour
les anciens lambertistes, qui vouent généralement une haine féroce au Parti.
Il y a sans doute d’excellentes raisons à cela ; je n’échappe pas à la règle.
J’ai essayé dans ces lignes de décrire les choses telles que je les avais vues
à l’époque, mais c’est loin d’être un exercice facile.
Il me semble important d’expliquer comment s’est opéré pour moi le
travail de déconstruction du trotskysme qui m’a amené sur mes positions
actuelles. J’ai mis longtemps à me déshabituer à l’idée de parti, et comme
je l’ai déjà expliqué, elle n’est pas totalement disparue de ma façon
d’envisager les choses dans la pratique. Pendant plusieurs années, j’ai
continué à me considérer comme trotskyste, quoiqu’il n’y ait pas plus
absurde qu’un bolchévik-léniniste sans organisation. J’ai lu la presse de
tous les groupuscules possibles et imaginables du trotskysme, sans en
trouver un à mon goût. C’est important, parce que c’est un peu ça qui m’a
amené à penser qu’au fond, le problème était peut-être le trotskysme lui-
même.
La relation ambiguë qu’entretient l’ensemble des courants trotskystes à la
gauche réformiste et/ou stalinienne me posait problème. Il faut rappeler le
contexte particulier du démantèlement des pays « socialistes » : lorsque
j’étais aux JCR, la perestroïka de Gorbatchev était vue comme la réalisation
des thèses de Trotsky sur la révolution politique en URSS, et si les
lambertistes avaient moins de sympathie pour la bureaucratie en déroute, ils
n‘en voyaient pas moins la confirmation de la lucidité du Prophète. Je me
souviens d’avoir signé une pétition adressée au chef de l’Etat soviétique
pour obtenir la réhabilitation de [Karl] Radek, et je ne crois pas qu’il
s’agissait d’un gag. Or, pour moi, l’antistalinisme était – encore – une
réalité pratique, en opposition radicale à la ligne du PCF (c’était les tristes
- 499 -
années Lajoinie) et à la platitude navrante des militants communistes.
Quand au Parti socialiste, dont je connaissais bien les jeunes militants
encravatés, j’avais du mal à l’identifier à un «parti ouvrier» selon la doxa
trotskyste. Une fois admis que ces prémisses étaient fausses, une bonne
partie de la ligne trotskyste s’effondrait : il n’y avait pas grand-chose à
attendre d’une rupture à gauche des partis réformistes et de leurs satellites.
C’est déjà ce qui m’avait amené à quitter les JCR, c’est ce qui me
permettait ensuite de critiquer le suivisme trotskyste dans son ensemble.
L’expérience de l’organisation de la lutte contre les syndicats en 1992 me
fut d’un grand secours, car elle me montra de manière concrète que ceux-ci
n’étaient pas une aide pour le mouvement, mais une gêne, et que celui-ci ne
parvient à exister pleinement que lorsqu’il s’organise sur la base de ses
propres objectifs, non en fonction d’une ligne définie en dehors de lui et à
long terme. Cela signifiait également qu’un mouvement révolutionnaire
n’avait rien à attendre des organisations officielles de la gauche, mais qu’il
devait exister sur ses propres bases, dans son contexte historique réel et non
en fonction de réalités passées plaquées sur le présent.
Nico (20/03/03, texte revu en mai 2006)

Post-scriptum de Nicolas Dessaux

Karim avait ajouté quelques questions, auxquelles je ne crois pas avoir


répondu directement. A mon sens, la réponse se trouve déjà dans ce que j'ai
raconté : la transformation du PCI en CCI, liée à celle du MPPT en Parti
des travailleurs, n'a rigoureusement rien changé du point de vue qui était
alors le mien, celui de militant trotskyste. Le Parti restait le Parti, quell que
soit le nom qu'il se donne. Elle a d'ailleurs été avalisée sans difficulté par le
congrès, comme faisant partie d'une stratégie programmée de longue date.
Je n'étais pas adhérent du MPPT, qui dû reste n'avait qu'une existence
limitée – il faisait plutôt office de cercle de sympathisants qu'autre chose –
et j'ai sans doute brièvement adhéré au Parti des travailleurs, puisque telle
était la consigne, mais je ne crois pas me souvenir d'une seule réunion.
Etudiant, l'AJS était le cadre de mon militantisme public, mais de toute
façon, tous les adhérents étaient également membres de la cellule
trotskyste, ou amenés à le devenir rapidement.
A la différence de Karim, qui faisait grand cas de la distinction entre
l'Internationale révolutionnaire de la jeunesse –- qui a succédé à l'AJS après
je ne sais quelle crise interne –- et le CCI, nous, c'est-à-dire les jeunes
lambertistes, n'y accordions qu'une importance toute relative : il s'agissait
surtout d'un argument destiné à faciliter l'intégration de jeunes non encore
initiés aux subtilités du trotskysme, et notamment ceux qui se réclamaient
de l'anarchisme – en raison du curieux philo-anarchisme propre au
lambertisme. Cela faisait de toute façon trop de cadres militants à tenir pour
- 500 -
un si petit groupe – entre six et dix personnes sur la fac – et la seule
solution tenable était de «griller les étapes» de l'intégration pour pouvoir
fusionner les différentes réunions. Que le MPPT et l'AJS soient autant de
cache-sexe du Parti communiste internationaliste, selon l'expression
consacrée, nous n'en doutions pas, même si nous soutenions le contraire
face aux «gauchistes» (toutes les autres organisations d'extrême gauche).

- 501 -
Réponses
de Charles Huard
Je me suis efforcé de répondre au questionnaire dans l’état d’esprit ou
j’étais à l’époque. Depuis, j’ai côtoyé les lambertistes en adversaire
politique (limite ennemi), et j’ai une idée plus complète de ce qu’ils sont.
D’autant que je bosse à la Sécu (depuis les cinq dernières années donc sans
rapport avec mon passage chez eux) dans le plus gros organisme, la CRAM
Ile-de-France, j’ai participé activement à la création de SUD Protection
sociale en confrontation farouche avec Force Ouvrière évidemment
contrôlé par le Parti des travailleurs.

Quand, comment et pourquoi as-tu adhéré à l’AJS ? Quels étaient tes


précédents militants ?

J’adhère à l’AJS (le cercle Marcel Hic de Clichy) vers 1973, à 17 ans, je
réside alors dans un foyer Léo Lagrange de jeunes travailleurs à Clichy.
L’AJS animait une association paravent : l’ANJR (Association nationale
des jeunes résidents). Je n’ai pas eu l’impression qu’elle ait eu une réelle
assise, mais le gars de l’AJS/OCI qui était aussi dans ce foyer se présentait
comme ça.
Je venais de la banlieue parisienne (Choisy-le-Roi). J’ai quitté l’école
avant le lycée (15 ans) avec une attirance pour les idées de gauche que je
trouvais plus généreuses, et plus particulièrement les idées révolutionnaires
que je trouvais plus exaltantes (à l’école les enseignants de gauche me
paraissaient plus sympathiques, au club de foot FSGT (Fédération sportive
et gymnique du travail) les entraîneurs étaient au Parti communiste, au
patronage laïque les moniteurs se disaient plutôt «anars»).
N’ayant pas fréquenté le lycée, je n’ai pas eu l’occasion de côtoyer les
différents courants révolutionnaires (anars, maos, trotskos) et me faire une
idée sur eux. Lorsque le mec de l’AJS me branche, ça me paraît déjà ça.

Quand, comment et pourquoi as-tu adhéré à l’OCI ?

J’étais très actif à l’AJS, dans le cercle de Clichy regroupant une


quinzaine de membres, et dont les deux principaux animateurs qui étaient
aussi à l’OCI (dont le gars du foyer) m’ont branché sur l’Organisation. La
vision qu’ils m’en avaient donnée était un peu élitiste. Après une phase
initiatique, si tu te révélais digne, tu étais proposé à l’organisation mère
dans laquelle les affaires sérieuses commençaient.
- 502 -
As-tu suivi des formations (GER, etc.) durant ton militantisme à
l’OCI ?
J’ai suivi un GER (Groupe d’études révolutionnaires), que d’ailleurs je ne
regrette pas car il m’a donné l’occasion de lire beaucoup (dont des choses
très intéressantes qui ont participé à me forger une réflexion libertaire
comme par exemple L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat
d’Engels, et anti-léniniste comme par exemple La révolution trahie de
Trotsky ). Plus tard je lirai des bouquins libertaires encore plus
convaincants comme par exemple La révolution inconnue de Voline.
Comment se déroulaient-elles ?
J’avais eu à acheter des plaquettes de formation (environ sept et une
bonne quinzaine de bouquins : en plus de ceux déjà citées, je me rappelle
de Que faire de Lénine, Nos tâches politiques et Le programme de
transition de Trotsky, Le capital de Marx). Chaque plaquette correspondait
à une réunion de travail, l’ensemble s’étalant sur 7 ou 8 mois. Je devais lire
la plaquette et quelques livres et j’en discutais avec mon responsable de
GER à la réunion de travail, à laquelle participaient aussi deux autres
membres de l’OCI (dont l’un des deux animateurs de mon cercle AJS).
Nous discutions aussi de mes tâches militantes dans une forme, je trouve
aujourd’hui, assez caractéristique des lambertistes et aussi de Lutte
ouvrière, avec des objectifs (contact avec des sympathisants, diffusion du
journal, campagne de soutien, etc.) et le contrôle des résultats.
Je garde de ce GER une impression partagée. La satisfaction d’avoir
compris pas mal de choses, le sérieux (voire la rigueur) de l’organisation
des choses, mais aussi un début de malaise, du fait de l’embrigadement que
je ressentais. Je me sentais un peu dépossédé de ma liberté, notamment du
fait qu’à l’époque j’étais très instable dans le boulot et donc souvent
fauché. En tant que stagiaire à l’OCI (je n’y aurais été intégré qu’à la fin du
GER), je devais déjà filer une cotise assez conséquente (je ne me souviens
pas du montant). Comme je n’arrivais pas toujours à verser cette cotise, ils
ont décidé de me mettre comme sous tutelle. Je leurs soumettais mon
budget et je rendais compte de ma régularité professionnelle.
Quelles étaient les différentes formes de ton militantisme ?
Je militais surtout dans la jeunesse, et notamment dans le foyer (150
résidents) car trop instable pour militer en entreprise.
En plus des tâches militantes décidées en GER, je participais aux activités
du cercle AJS. Nous intervenions souvent dans le cadre de grandes
campagnes décidées centralement (probablement à l’OCI) selon un mode
resté inchangé. Signature de pétition, reprise de contact avec les signataires,
entretien des contacts sympathisants. La finalité de tout cela étant de
recruter ou de tisser des liens d’influence avec des membres d’autres
structures (syndicats, associations, organisations politiques, pouvant servir
à d’autres occasions). J’y parvenais assez bien (j’ai dû recruter une dizaine
- 503 -
de personnes en trois ans). Nos apparitions pour faire signer des pétitions,
quelquefois pour diffuser un tract d’appel à une manif, accompagnées
toujours de la vente du journal Jeune Révolutionnaire plutôt irrégulier (7 ou
8 numéros sur trois ans) et aussi Informations Ouvrières (hebdomadaire de
l’OCI) se faisaient très régulièrement sur les marchés et sur la place à
Clichy. Quelquefois nous allions à la porte des lycées, ou à un endroit
particulier (les puces, un grand marché parisien, une porte de Paris). En
relation avec ces campagnes politiques nous collions aussi des affiches.
Quelle quantité de ton temps consacrais-tu au militantisme ?
Tout mon temps libre était consacré sous une forme ou une autre à
l’activité militante.
Dans quelle section (AJS) et dans quelle cellule (OCI) militais-tu?
Comment y était organisé le travail ? Comment se déroulaient les
réunions ? Quelles étaient les relations entre militants ? Aviez-vous
beaucoup de discussions et de contacts extra-réunions ? Aviez-vous des
discussions théoriques ?
Concernant l’OCI, j’ai arrêté à la fin du GER sans intégrer de cellule. Je
n’ai donc eu qu’un aperçu extérieur de l’organisation. Ils semblaient
fonctionner par cellule de boîte (sur Clichy ils étaient «établis» à la
SNECMA avec trois ou quatre militants). Je me souviens avoir fait adhérer
un gars à l’AJS qui ensuite est passé par un GER et s’est fait embaucher à
la SNECMA. D’autres étaient évidemment à la Sécu et fonctionnaient aussi
en cellule de boîte. En plus il devait y avoir un fonctionnement
géographique (ils devaient être une petite dizaine sur Clichy auxquels
étaient rattachés probablement ceux des communes avoisinantes, une autre
petite dizaine). Je crois que c’était sur cette organisation géographique
qu’était échafaudé leur centralisme démocratique.
Concernant l’AJS, le fonctionnement n’était pas très organisé. Nous
avions des réunions régulières (nous étions une quinzaine), dans lesquelles
nous préparions surtout les apparitions. Nous n’avions pas de débat
politique, nous ne décidions pas des orientations. Les responsables étaient
autodésignés (évidemment membres de l’OCI).
Nous confectionnions un journal ronéotypé, qui nous rassemblait et nous
unissait sur quelque chose. C’est peut-être sur les articles que nous avions
des discussions.
Nous étions souvent ensemble pour bouffer, sortir, faire la fête. Comme
dans beaucoup d’autres organisations de jeunesse d’ailleurs.
La drague était un mode (ou un prétexte) de recrutement.
Sur ce secteur du Nord-Est parisien nous devions être une cinquantaine
de membres de l’AJS ou de l’OCI (ou des deux). Cela représentait
probablement la principale force numérique d’extrême gauche.

- 504 -
Quelles étaient ta profession et ton âge à l'époque de ton militantisme
? En quoi ton militantisme à l’AJS/OCI avait-il des conséquences sur
ta vie professionnelle ?
J’avais 17 ans et j’y suis resté jusqu'à 19 ans (départ au service militaire).
Je travaillais dans ce que je trouvais (le bâtiment, le gardiennage, les
marchés). Mon activité militante n’avait pratiquement pas de conséquences
dans mon boulot (je me souviens d’une fois dans le bâtiment avoir croisé
des gars du FRAP (groupe mao portugais assez porté sur la lutte armée)
que j’ai mis en rapport avec des responsables de l’OCI. C’était pendant la
révolution portugaise [de 1974].
Quelles relations avais-tu avec la direction de l’AJS ? Comment se
déroulaient les élections aux différentes tâches (secrétaire, trésorier,
etc.), le vote des mandats ? Quelle importance jouait cette répartition
des tâches dans ta vie militante ?
J’ai croisé quelquefois des dirigeants de l’OCI (parmi nos tâches
militantes nous allions faire des trucs au local rue du faubourg-Saint-Denis,
j’ai ainsi fait plusieurs fois le gardien dans un local à l’entrée de
l’immeuble. J’étais d’ailleurs impressionné par le côté très sécurisé du
siège de l’OCI). Je me souviens de Pierre Lambert, de Charles Berg, de
Stéphane Just, mais je n’étais pas en rapport avec eux.
Par contre j’ai été plusieurs fois en réunion avec les dirigeants de l’AJS et
l’AER (Alliance des étudiants révolutionnaires). Il devait y avoir aussi un
intitulé pour les lycéens dont je ne me souviens pas. Il s’agissait de J.C.
Cambadélis et de Benjamin Stora (dont le blaze était Saigon). Je me
souviens du jour où Saigon à été pris par les Khmers rouges et a été
rebaptisé Ho Chi Minh Ville. Nous avions charrié Benjamin Stora en
l’appelant ainsi.
Durant mes trois ans à l’AJS il n’y a pas eu de congrès. Les réunions
étaient plutôt des moments où nous prenions les instructions de campagne.
Mais j’étais dans la catégorie «jeunes travailleurs» et nous étions
potentiellement moins intéressants que les étudiants ou les lycéens futurs
étudiants.
Comment se déroulaient les congrès de l’OCI ?
Je ne sais pas.
Quelles étaient vos relations avec les autres organisations se
réclamant du trotskysme ? Et avec les autres organisations d'extrême
gauche ? Etais-tu adhérent d'organisations syndicales ou politiques où
militent traditionnellement les « lambertistes » : Libre Pensée, Force
Ouvrière... ? Comment perçois-tu les rapports entre ces organisations,
le Parti des travailleurs, et ses différents courants ?
Je n’avais pas, et l’ensemble du cercle aussi, de relations avec d’autres
trotskystes. Je n’en voyais que dans les manifs parisiennes, et comme nous
avions la consigne de rester dans le cortège, même là je les voyais de loin
- 505 -
(par exemple, je crois n’avoir jamais lu de tracts d’eux dans cette période)
J’ai l’impression que ces contacts avaient lieu surtout au lycée et à la fac.
On m’avait donné à lire une plaquette de l’OCI sur eux. Les pablistes de la
Ligue (Ligue communiste ou des JCR à l’époque) étaient décrits comme
des petits bourges (ce qui n’est pas forcement faux). Lutte ouvrière, je ne
me souviens pas, mais il me semble qu’ils apparaissaient comme des
adversaires secondaires, à la différence des pablistes.
Nous étions plutôt en bagarre avec les Jeunesses communistes. Je me
souviens d’une manipulation dans un lycée où nous étions présentés
comme « l’AJS ». Ceux des JC avaient compris de « la JS » [la Jeunesse
socialiste]. Nous leurs avions fait accepter le principe d’un tract commun
(je ne sais plus sur quoi). C’était pour nous un haut fait d’arme de publier
un tract sur ce lycée signé AJS-Jeunesses communistes. Sauf que les
lycéens JC ont été raconter le truc au chef JC, ce dernier a compris qui nous
étions vraiment et le lendemain à la porte du lycée, où nous venions
distribuer le tract, nous étions accueillis par des gros bras et il y a eu de la
baston.
Quelles étaient les relations entre les différents courants de l’OCI ?
Comment percevais-tu et comment perçois-tu le rôle et l'action du
Courant communiste internationaliste au sein du Parti des travailleurs
? Quel regard portes-tu sur les autres courants ?
A l’époque l’OPA sur le MPPT, puis le Parti des travailleurs n’était pas
en œuvre. L’OCI était sans une tête qui dépasse. Encore une fois je n’étais
pas intégré dans l’OCI. J’avais donc un regard de l’entrée. Mais je me
souviens de l’affaire des « varguistes 396 », sans m’en rappeler les prémices.
Mes responsables (de cercle AJS et de GER) m’avaient passé la consigne
qu’ils étaient manipulés par des agents (je crois bien qu’ils disaient de la
CIA), et qu’en aucune façon je ne devais avoir de rapports avec eux. S’ils
prenaient contact avec moi, je devais aussitôt les avertir. Si je recevais un
courrier d’eux, je devais leur remettre sans l’ouvrir (comment j’aurai su que
le courrier était d’eux sans l’ouvrir ?!!). Lors d’une manifestation
parisienne (peut-être la manifestation pour sauver Eva Forest, Garmendia et
Otaegui – des militants basques mis à mort par Franco juste avant sa
disparition) les varguistes ont cherché à apparaître protégés dans le cortège
de la Ligue. Ils se sont fait exploser par le service d’ordre de l’OCI.
Quel regard portes-tu sur le programme et les positions politiques de
l’AJS, sur celui de l’OCI, des autres courants ?

396
Partisans de Michel Varga, alias Balasz Nagy, réfugié hongrois après 1956,
exclu de l’OCI pour avoir été à la fois un agent soviétique et un agent américain !
On remarquera que, trente après les faits, un témoin interviewé par Karim Landais
(Alexandre Hébert) croit encore à sa culpabilité ! (Y.C.)
- 506 -
Pour ce que j’en percevais à l’époque. J’étais d’accord avec l’AJS et
l’OCI sur la critique du stalinisme et du réformisme.
Staline a accaparé le pouvoir en URSS, il a mis en place une bureaucratie
qui lui a survécu. Il a passé un deal de coexistence pacifique avec
l’impérialisme américain. Les autres partis communistes sont aux ordres de
Moscou.
Les réformistes des Partis socialistes ont trahi la classe ouvrière. Ils sont
passés dans le camp de la bourgeoisie. Ils agissent pour faire accepter aux
travailleurs la domination capitaliste.
Il faut reconstruire un vrai parti des travailleurs et une nouvelle
internationale pour espérer faire la révolution. L’embryon de ce parti c’est
l’OCI et l’embryon d’internationale le Comité d’organisation pour la
reconstruction de la Quatrième Internationale (le CORQI)
Et entre eux (ou dans les Partis communistes et Partis socialistes) et nous,
des centristes pas vraiment staliniens, pas vraiment réformistes. Entre les
deux, que nous devions gagner à nous
Les anarchistes (pour lesquels j’avais déjà de l’attirance, mais sans rien
en connaître) m’étaient présentés par les responsables comme des
révolutionnaires qui se trompaient et qui pouvaient, avec une formation
politique, devenir de bons trotskystes.
Tout cela me semblait fonctionner plutôt bien. Ce n’est d’ailleurs pas sur
l’analyse ou le positionnement politique que j’ai ressenti un malaise, mais
plutôt sur la pratique militante et surtout la morale militante qui m’est
apparue de plus en plus sectaire (au sens d’ouverture d’esprit et d’attitude
dans le débat).
Je n’avais pas du tout d’informations sur les autres courants. Je m’étonne
d’ailleurs aujourd’hui de ne pas avoir cherché à en avoir. Mais peut-être
que j’étais suffisamment saturé avec le contenu AJS/OCI pour aller en
chercher ailleurs.
Quelles actions militantes t'ont le plus marqué ? Quelle analyse
ferais-tu du fonctionnement interne de l' (des) organisation(s), de son
(leur) action de propagande et de son (leur) mode de recrutement ?
Je n’ai pas de souvenir marqué d’actions militantes en particulier, mais
plutôt le souvenir d’une ambiance, d’une atmosphère militante. Les sujets
de campagnes, les thèmes de mobilisations semblaient assez secondaires.
Le principal était la grille d’analyse qui était portée dessus. Toujours la
même (ce qui d’ailleurs servait à la conforter). La finalité n’était de
chercher à changer quelque choses à la situation, mais d’utiliser cette
situation pour servir les desseins politiques de l’organisation (sa
construction, ses prises de contrôle).
J’ai été impressionné par l’ambiance conspiratrice qui régnait (plus à
l’OCI qu’à l’AS). En entrant au GER on m’a dit de prendre un blase (j’ai
pris Delamare – une nostalgie amoureuse) en m’expliquant la nécessité de
- 507 -
se protéger contre la police. Le discours sécuritaire reposait sur les
expériences passées (les persécutions staliniennes, les agissements de la
CIA dans le mouvement ouvrier, les infiltrations policières). Tout cela était
développé en culte du martyr (il y avait d’ailleurs un gars de notre coin à
l’OCI qui avait perdu un œil dans une bagarre avec une équipe de collage
pour Kaspereit du RPR).
Cette nécessité de se protéger servait aussi de prétexte à des attitudes
moralisatrices (sur l’usage des drogues, sur l’homosexualité). Derrière une
mise en garde contre le risque de manipulation par la police d’un homo ou
d’un consommateur de chichon, je devinais le jugement de déviance petite
bourgeoise.
Dans le même ordre d’idée j’avais été choqué lors d’un débat sur le sport,
dans un stage d’été AJS. Le discours était très «Un corps sain pour un
esprit sain.»

Qu'est-ce que le militantisme au Parti des travailleurs et au Courant


communiste internationaliste t'a apporté ?
Je pense que mon militantisme à l’AJS/OCI m’a simplement apporté une
première expérience du politique, en me faisant prendre par un bout le
problème. Je ne sais toujours pas (après m’être quelques fois posé la
question) si, en commençant autrement, je serai parvenu à autre chose
aujourd’hui. La logique voudrait que oui, mais je pense que cela ne serait
pas très différent de mon positionnement politique actuel.
J’ai sans doute gardé une aversion profonde contre l’embrigadement, le
sectarisme, la manipulation (développés jusqu'à la caricature chez les
lambertistes).

En quoi a-t-il été négatif pour toi ou pour les autres ?


Je pense que j’aurai été tout de suite plus à l’aise dans une organisation
communiste-libertaire. J’aurai peut être mieux mis à profit cette période
17/19 ans durant laquelle j’avais une grande soif de politique.

Pourquoi et comment as-tu rompu avec le Courant communiste


internationaliste et le Parti des travailleurs ? Comment a été perçue ta
décision par l'organisation, comment l'as-tu expliquée et quels débats
a-t-elle suscitée ? Quel jugement portes-tu aujourd'hui sur
l'organisation ?
J’ai rompu avec l’AJS/OCI lorsque je suis parti à l’armée (en 1975/1976).
J’avais la consigne d’y aller, d’y être un bon soldat et d’apprendre à faire la
guerre aux bourgeois (j’ai demandé à faire le peloton des élèves gradés).
Une fois là-bas les choses se sont présentées différemment. Nous étions
dans la période des comités de soldats. J’y ai participé et j’ai rencontré

- 508 -
d’autres militants politiques (pablistes397, communistes). J’étais auparavant
un peu forgé à l’idée que nous (les lambertistes), nous étions seuls contre
tous. Là j’ai réalisé que ça n’était pas ça et que, parmi les autres, il y avait
aussi des camarades et que tous n’étaient pas à fusiller. J’ai donc
simplement rompu le contact avec l’AJS/OCI, sans donner beaucoup
d’explications (un courrier peut-être). En sortant de l’armée (après avoir été
soumis à des arrêts de rigueurs et été dégradé de brigadier-chef à deuxième
classe) je ne suis pas retourné à Clichy. Donc ça c’est terminé comme ça.
Concernant mon jugement sur l’organisation (si la question concerne bien
le principe d’organisation) :
Mon engagement politique à l’origine correspond plutôt à quelque chose
d’affectif (la générosité des idées de gauche, l’exaltation des idées
révolutionnaires). Par la suite, après un début de compréhension du système
(les mécanismes d’oppression et d’exploitation dans la société), mon
engagement politique se poursuit avec, se rajoutant à l’affectif, la volonté
d’œuvrer modestement à la transformation de la société. J’ai rencontré des
gars de l’OCA (Organisation Combat Anarchiste), en arrivant à Orléans
juste après l’armée en 1976, au moment où ils engageaient des contacts
avec l’UTCL. L’approche politique des communistes libertaires (l’OCA
était alors devenue ainsi) me plaisait bien, notamment à propos des
questions organisationnelles. Je considérais nécessaire de m’organiser pour
mener le combat politique, de la manière la plus efficace possible. C’est
toujours ma position.

397
Dans le vocabulaire « lambertiste », ce terme désigne non seulement les
partisans de Pablo (à l’époque regroupés dans la minuscule AMR, Alliance
marxiste révolutionnaire) mais aussi les militants de la LCR (Y.C.).
- 509 -
Réponses
de Marie-Cécile Plà

Marie-Cécile Plà a été interviewée par Karim Landais, malheureusement


la bande est difficilement audible et l'entretien n'avait pu être mené à son
terme. Marie-Cécile a bien voulu répondre à un questionnaire inspiré de
celui de Karim qu'elle a adapté en fonction de ses préoccupations actuelles.
Qu'elle en soit ici remerciée. (Y.C.)

Peux tu me dire un peu quelles sont tes origines sociales et de quel


milieu tu viens?
Je viens, du côté maternel, d'une famille déclassée qui vivait dans la
région nantaise. C’était des ouvriers depuis plusieurs générations, pas des
paysans, Le père de mon arrière-grand-mère était gascon et compagnon du
tour de France, c'était l’élite ouvrière, une famille qui a été totalement
détruite par la guerre de 14. Une mère en rupture familiale, qui était partie
au Maroc, probablement parce qu’elle ne pouvait pas travailler en France
ayant un diplôme inférieur à ses aspirations, mais qui, pays puissance
coloniale aidant, pouvait aller jouer les infirmières au Maroc.
Ma famille paternelle est catalane, un grand père-héros de la guerre civile
qui avait appris à lire tout seul dans la traduction espagnole des Raisins de
la colère de Steinbeck, un père alcoolique au dernier degré, de langue
française, dans l’armée française. Illettré plutôt qu’analphabète, en rupture
familiale lui aussi, il s’était engagé dans l’armée mais avec des faux papiers
à 17 ans. Une sombre histoire pas très claire. Je ne l’ai de toutes les façons,
pas vraiment connu. Beaucoup d’alcool des deux côtés et pas d’hommes,
des générations de femmes seules, veuves ou abandonnées.

J’ai été abandonnée à neuf mois et élevée par mon arrière-grand-mère à


Nantes. Elle était ouvrière dans une usine de fonderie et socialiste, pas
communiste surtout pas communiste. Pour elle, les communistes étaient des
mécréants. J’ai été élevée dans la dévotion à Monsieur Blum et bercée par
les récits des grèves ouvrières et des charges de chevaux. J’ai participé aux
dernières manifestations contre la fermeture des chantiers navals de Nantes,
je devais avoir trois ou quatre ans, je m’en souviens très bien.

- 510 -
J’ai été récupérée puis re-abandonnée, je suis même allée vivre un
moment en Catalogne.
Je suis revenue ado, dans une cité de la banlieue parisienne, c’était le
fascisme des petits Blancs, un milieu très pauvre financièrement, mais aussi
très pauvre sur le plan affectif et intellectuel.
Ils étaient nés trop tard, ils ont très mal vécu la décolonisation, ils se
seraient bien vus en petits maîtres blancs au-dessus d’une masse
d’inférieurs serviles. Ils étaient plus Français que les Français, plus cathos
que les cathos. Ils auraient adoré être des bourgeois. Ils n’aimaient ni les
Juifs ni les Arabes, mais ils avaient toute une hiérarchie, le Juif était
intelligent et dangereux, l’Arabe stupide, le Je-sais-plus-quoi était sournois,
le Noir constituait le chaînon manquant entre le singe et l’homme ! Ils
étaient très clairement à droite, droite, et traînaient avec eux tous les vieux
poncifs coloniaux.
Je vis à Paris intra muros depuis 1975, surtout pas en banlieue.
Quand j’étais petite, je croyais que j’étais noire, à Nantes comme je
venais d’Afrique et qu’ils ne savaient pas d’où venait mon père et qu'ils ne
l'avaient jamais vu, ils pensaient qu’il devait bien me rester quelque chose
de l'Afrique; tu as vu ma peau! Plus blanc que moi c'est albinos!
Je me faisais traiter de «bougnoule», tout le monde disait que j’étais
noiraude, je me suis fait insulter toute mon enfance par les mômes du
quartier. J’ai appris à me battre.
Ton premier engagement c’était à l’AJS ?
Non, je suis entrée au MRAP à treize ans, peut-être un peu pour les faire
braire, mais le racisme c’est un truc contre lequel je me suis tout de suite
positionnée. Je ne suis pas restée au MRAP à l’époque, j’ai pris ma carte un
jour, mais ils ne m’ont jamais rien proposé ni une réunion ni quoi que ce
soit d’autre.
J’y suis entrée de nouveau, il y quelques années, pour des raisons
tactiques, j’étais au collectif Mumia et je voulais affirmer ma position, y
avoir une légitimité et y représenter une organisation, depuis je passe ma
vie à me demander si j’ai bien fait.
Cela faisait partie de la révolte parentale ?
Oui et Non. À l'adolescence, on confond évidement sa souffrance propre
avec celle du monde il faut grandir pour faire et la séparation et renouer les
liens. Quand j’avais 14/15 ans, je voulais rentrer chez les situationnistes,
j’adorais les situationnistes mais quand je les ai rencontrés, ils étaient déjà
finis.
Peux-tu brièvement m’indiquer ton itinéraire politique, les
organisations, syndicats, comités, etc., par lesquels tu es passée ?
Je suis entrée à l'AJS en 1972, j'avais 16 ans. J'étais trop jeune pour avoir
une idée du panorama politique général, trop demandeuse de cadre pour

- 511 -
suivre mes inclinaisons libertaires. En dehors des Jeunesses communistes,
il n'y avait rien autre au menu de mon quartier, comme dit la chanson.
J'ai fait le parcours type de la jeune engagée, fière comme un pou quand
un adulte te donne un rendez-vous mystérieux et qu'il t'annonce qu'on a
parlé de toi et qu'on a décidé de te proposer l'entrée au parti, etc. C'est
comme ça qu'on devient trotskyste! J'ai mis quelques années à m'en sortir et
encore quelques autres à me remettre dans l'action. Mais j'ai un peu milité
chez les parents d'élèves, histoire de me prouver que je savais faire des
choses, puis je suis entrée au collectif Mumia Abu Jamal dans lequel je suis
toujours. Là je me suis vraiment débarrassé de la paranoïa trotskyste et j'ai
vraiment appris à travailler avec des gens très différents. J'ai fait une brève
tentative d'organisation marxo-trosko-humano-libertaire d'obédience
italienne et comme je travaillais et réfléchissais autour de l'immigration et
des sans papiers j'ai fait partie de la première vague du réseau RESF. Je
suis assez immergée dans ce réseau qui me prend maintenant 90% de mon
temps libre.
Quelle a été ta motivation initiale pour militer ? Cette motivation a-t-
elle changé et comment avec le temps ?
Au début on confond son désordre intérieur avec l'état du monde. Je ne
dis pas que la souffrance est une condition de l'engagement social mais que
chez beaucoup de militants, on retrouve une enfance fracassée. Grandir
c'est aussi ça, remettre les choses à leur place, séparer et renouer. Il faut se
réconcilier avec soi et les autres, enfin, c'est le travail d'une vie. C'est parce
qu'on a appris à aimer les gens qu'on essaie de rendre la planète un peu plus
habitable, pas parce qu'on se croit investi d'un destin messianique ou qu'on
a tout compris à tout; ça, c'est la version trots. Une vie de militant c'est long
et c'est souvent plus rempli de défaites que de victoires, il faut tenir la
longueur. Maintenant, dans le travail avec des gens sans papiers, dans ce
que je fais, et après les rencontres qui sont d'une richesse incroyable, ce qui
me plaît c'est l'assurance absolue d'être du côté des bons. Et en plus on
gagne!
As-tu eu des rapports avec des organisations politiques
traditionnelles : de gauche ? d’extrême gauche ? Quelles leçons en as-
tu tirées ?
C'est la partie AJS OCI qui t'intéresse; donc il faut comprendre que dans
ces organisations il y a les bons ; nous, et les autres ; les salauds, les
vendus, les vérolés, les crypto machin chose, etc. La crise de la civilisation
se réduisant à la crise de sa direction révolutionnaire, rien n'existe en
dehors des appareils; surtout pas les personnes, les individualités. J'ai
découvert par la suite à quel point le monde vu du PCI pouvait se trouver
petit; l'Afrique en particulier n'existait pas du tout. On ne parlait que des
pays dans lesquels on était censés avoir une organisation sœur. Quand tu es
dans ce type de groupe, le monde t'est présenté à travers le filtre de
- 512 -
l'organisation; ça ne me fait pas plaisir de dire ça, mais c'est le même
fonctionnement que la secte. Tu es trop pris par les tâches toujours
urgentissimes pour aller voir ailleurs, et quand tu y es depuis ton plus jeune
âge, tu n'as aucun ami en dehors! Tu ne peux pas faire confiance aux
«étrangers» et puis on y cultive aussi une culpabilisation de tout ce qui est
de l'ordre du plaisir qui éloigne des tâches. Tu es toujours un peu coupable
de quelque chose. Comme chez les chrétiens, oui!
Quelles ont été les différentes formes de ton militantisme ? Vois-tu
une évolution cohérente? Cette évolution est-elle liée aux hauts et bas
des luttes ou à une réflexion personnelle ou les deux ?
J'ai d'abord milité dans l'UCL (l'Union des comités lycéens) de l'AJS,
puis j’ai fait un petit passage très bref chez les étudiants ; je les ai détestés
tout de suite et ils me l'ont bien rendu, je ne citerai pas de noms, ça leur
ferait de la pub. Un peu chez les instits, au sein du syndicat maison ; à la
fin, j’étais responsable de cellule, je n'en n'ai pas un très bon souvenir ; je
n’étais pas vraiment l’index sur la couture du pantalon ; le plus difficile à
vivre c’étaient les rapports humains très durs, basés sur la hiérarchie, faits
de méfiance mutuelle, d’autoritarisme, et bien entendu de machisme. J’ai
heureusement fait autre chose après ; ça m’a réparé.

Ma cohérence, je la retrouve du début à la fin. Je ne me suis pas trahie, je


ne me suis pas vendue et je suis toujours sur le terrain. J'ai cherché et je
cherche encore. Il y a plein de choses que je ne réaliserai pas, mais je crois
que ce qui compte ce n'est pas tant d'avoir de bonnes idées que de les
balancer à qui les veut et les fera siennes en les transformant. Je te donne
un exemple: je caresse depuis longtemps l'idée de construire une école en
plus de l'école officielle; langues et cultures des pays du monde, repenser
l’histoire, la pédagogie aussi etc. Bon, je ne développe pas ici, mais je ne
vois pas bien comment concrétiser ça, alors j'en parle, à droite, à gauche un
jour quelqu'un va se dire, mais oui... Et ce ne sera probablement pas
exactement ce que j'avais moi en tête, ce sera autre chose mais ce sera mon
idée de départ qui aura permis que ce truc-là se réalise, etc.

Quel a été et est le rapport entre ton activité professionnelle et ton


militantisme ?
Je suis rééducatrice scolaire, après avoir été longtemps institutrice puis
institutrice spécialisée auprès d'enfants handicapés puis malades. J’ai pas
mal bougé. L'engagement auprès des enfants est de même nature que mes
engagements politiques; aider, être utile, humaniser le monde, renforcer les
liens de solidarité, d'entraide, donner une idée de l'action collective, faire
rayonner un maximum de culture pour un maximum de gens et même si
certains plats sont empoisonnés, convier au grand banquet de la vie quand
même.
- 513 -
Quelles actions militantes t’ont le plus marquée ?
Elles m'ont toutes marquée à des degrés divers mais la bataille de ma vie,
si on en considère la longueur, c'est celle pour la libération de Mumia Abu
Jamal peut-être aussi parce que c'est là que j'ai pu constater, sans l'ombre
d'un doute, la duplicité du Parti des travailleurs, ex-PCI ex-OCI, leurs
mensonges éhontés et leur capacité à réduire le monde aux théories qu'ils
s'en faisaient. C’est cette bataille-là qui m’a vraiment permis de conquérir
ma liberté intérieure et de concrétiser ma créativité.
Qu’est-ce que le militantisme t’a apporté et continue à t’apporter ?
Môme, ça m'a donné une structure, ça m'a obligé à lire, à travailler, à
vivre autrement qu'autour de mon nombril. Ça m'a donné des réponses
provisoires qui m'ont permis d'avancer. Par la suite, le simple fait de se
rendre utile, de travailler à des lendemains qui grincent un peu moins.
Militer et je ne suis pas certaine d'apprécier l'expression, ça signifie qu'il y
a de gens qui comptent sur toi. S’ils comptent sur toi, t'es pas tout seul et tu
peux te regarder dans une glace. Ça m'a fait, et ça me fait encore,
rencontrer des gens formidables, mes amis ou mon compagnon pour ne
citer que lui.
Comment se fait la transmission des leçons tirées de chaque lutte ?
Un comité de lutte peut-il tirer les leçons de façon aussi efficace qu’une
organisation politique léniniste ou anarchiste classique ? Les
organisations révolutionnaires classiques tirent-elles des leçons
fructueuses des luttes ?
Les organisations léninistes ne tirent jamais de leçons de rien. Tout est
écrit ; il suffit de s'inspirer des grands: - «Relis Que faire, et tu sauras
comment penser!» Mais le monde a changé depuis Lénine; les gens peut-
être pas tant que ça, mais le monde, les paysages, la société, si! Je n’ai pas
l’impression que les comités, collectifs, quel que soit le nom qu’ils se
donnent, partent d’une expérience collective préalable. Les mail-listes
n’annoncent que des nouvelles ou des appels à la mobilisation, jamais de
textes qui seraient l'ébauche d'une véritable réflexion. On a les penseurs,
peu de penseurs, d’un côté ; les activistes de l’autre. On mobilise toujours
de la même façon, avec pour seule différence qu'on compte beaucoup plus
sur les médias qu'avant. Tracts, manifestation, pétitions, rassemblements,
centralisations, ordres du jour, on vote à la majorité. Pas ou très peu de
réflexion et surtout de mise en pratique de la résistance non violente, de
comment préserver la parole des minoritaires, ou même réfléchir à ce que
signifie être minoritaire. La pire expérience d'autoritarisme, je l'ai vécue
avec des trotsko-libertaires d'inspiration italienne ; avoue que se faire virer
à deux d'un groupe de 5 il fallait le faire!
Comment se sont posés les rapports dirigeants-dirigés dans les
comités de lutte auxquels tu as participé ? Au sein du comité lui-
même ? Dans les commissions éventuelles de ce comité ? Entre ce
- 514 -
comité et un éventuel organisme centralisateur ? Entre le comité et les
gens concernés et mobilisés ?
C’est toujours très compliqué. Problèmes de mandats, de représentativité,
de talents personnels et d’egos surdimensionnés. Celui qui représente une
organisation dans un collectif a-t-il toute latitude pour prendre des
initiatives ou bien se réfugiera-t-il constamment derrière une décision
ultérieure de son organisation ? Menace-t-il d’un veto possible ? A la fin
des fins, on a toujours affaire aux individualités ; j’ai d’excellents rapports
avec certains membres de Lutte ouvrière et de très mauvais avec nombre de
libertaires ou anarchos, alors qu’on pourrait s’attendre à l’inverse. Les trots
pensent que les seuls progrès quantifiables se mesurent en termes
d’organisation, mais les structures ça se pervertit ; je crois aux gens, pas
aux appareils.
Après une lutte, combien de gens concernés par le problème
particulier qui les a mobilisés au départ continuent-ils à agir et
comment ? Quels types de liens réussis-tu à entretenir avec eux ? Te
sens-tu un (e) spécialiste des comités de lutte ?
C'est la question à dix francs. Peu, toujours très peu. Chez les sans
papiers c'est presque une loi d'airain. Je ne me sens spécialiste de rien. Je
sais faire des choses, écrire des textes ou des discours avec une petite
tendance au lyrisme mais..., tenir une sono dans une manif, organiser un
peu. Je sais faire plein de petites choses et j’essaie de transmettre ce savoir-
là.
Peux-tu dégager de façon plus générale l’utilité, voire le caractère
indispensable, pour toi du militantisme des comités et associations non
partidaires ? Quels liens établis-tu entre ces activités et un changement
social radical ?
A RESF, c'est la préoccupation de beaucoup d'entre nous ; certains
pensent que notre faiblesse est de ne pas «être politiques», que nous
agrégeons de braves gens certes, mais qui ne feront pas avancer les choses ;
je pense que cette faiblesse est notre force parce qu'on se doit de sortir du
petit monde des militants et qu'il est vital de mettre en mouvement et en
réflexion des milliers de «braves gens». Le risque existe de se transformer
en assoc caritative mais je ne crois pas que cela soit un risque réel.
Réhumaniser le monde se confond avec faire la révolution. Avant la
révolution comme après, il faudra bien vivre avec les méchants, on ne peut
pas refaire la Terreur et tuer tout le monde. Il faut sortir du «eux et nous» et
apprendre à vivre ensemble. C'est un enjeu de civilisation.

Marie-Cécile Plà

- 515 -
- 516 -
Etudes
sur
l’OCI-
PCI
et le PT

- 517 -
Au parti
du
mensonge déconcertant
J'ai, de 1999 à 2001, alors que j'étais encore un tout jeune homme, milité
dans les rangs du Parti des travailleurs. Aujourd'hui, à près de quatre ans de
distance, je porte sur cet engagement le même regard que Pierre Monatte
portait sur le Parti communiste français: je suis content d'y être entré, et
encore plus d'en être sorti.
Mon contentement s'explique aisément: j'ai appris, au sein du Parti des
travailleurs, les méfaits de la bureaucratie, du contrôle social, et de la
soumission volontaire ; j'ai découvert, en peu de mots, ma qualité
d'anarchiste. Quiconque a milité dans un parti communiste et n'en a pas
hérité une haine féroce à l'égard de toute forme de domination a, selon moi,
milité en vain. Continuant aujourd'hui d'être militant, je considère
également cette expérience comme positive dans la mesure où elle m'a
appris la nécessité de la rigueur, de l'analyse, de la théorisation, toutes
qualités souvent étrangères au milieu libertaire, qui se complaît, d'après
moi, dans un empirisme sentimental portant à croire que l'anarchisme se
repose – bien à tort – sur ses acquis.
Mon expérience du Parti des travailleurs, c'est une expérience des
relations de pouvoir, une expérience tellement intense qu'elle me fait
parfois affirmer, devant certains amis perplexes: «Voyez, je sais ce qu'était
l'URSS.» Le Parti des travailleurs – ô euphémisme – m'a sensibilisé au
problème de l'articulation entre efficacité et liberté, entre organisation et
démocratie. C'est le seul mérite de ce parti du mensonge déconcertant:
avoir malgré lui et contre lui éveillé et radicalisé des vocations
authentiquement révolutionnaires.
Je me suis élevé, à dix-huit ans, contre le milieu d'enseignants dont j'étais
issu: son désir d'ostentation sociale et culturelle, sa suffisance et son
conformisme dans tous les domaines me hérissaient le poil. Critiquant
intuitivement, à l'instar d'Alain Bihr, une strate «d'encadrement du
capitalisme», j'ai intégré l'université avec la ferme intention de me
déclasser. A cet âge, sortant de ma campagne, j'avais pour seule qualité des
dispositions d'autodidacte, soit un goût prononcé pour ce que Fernand
Pelloutier appelait la culture de soi-même.
Je ne connaissais l'idée révolutionnaire qu'à travers quelques lectures
hasardeuses et disparates, et je me rappelle aujourd'hui avec amusement ma
- 518 -
découverte de l'anarchisme à travers des autocollants de la Fédération
anarchiste à Marseille, les naïves questions alors posées à mon père, ou
encore mes premiers journaux révolutionnaires, L'Egalité et Le Monde
libertaire, achetés en fin de terminale au hasard d'une librairie du Vaucluse.
Malgré mes carences, j'étais déterminé: ma discipline, l'histoire, je la
choisis plutôt que l'anglais dans le seul et unique but d'acquérir une culture
politique.
En première année, en septembre 1998, j'étais un mélange original de
romantisme révolutionnaire et de systématisme bolchévisant. La radicalité
et les certitudes m'attiraient: en crise d'identité, j'avais besoin de croire et
d'agir fermement. Or, si j'étais devenu communiste en contemplant par le
biais télévisuel, impressionné et bouleversé, les attitudes extatiques de
milliers de Chinois face à Mao sur la place Tien an Men, c'est par hasard,
pourtant, que je me suis trouvé aux côtés de militants maoïstes, qui
noyautaient la section locale de l'UNEF.
Autour de cela, ma vie militante était un joyeux pot-pourri d'approches de
la LCR ou de Voie Prolétarienne et d'engagement dans une association à
mi-chemin entre la Ligue et ATTAC. Je mêlais comme je le pouvais des
thématiques altermondialistes, quoique le terme n'existât pas encore, et une
identification à l'histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Une
contradiction demandait à être résolue: ce fut le rôle de ma rencontre avec
un militant du Parti des travailleurs.
En avril 1999, le Parti des travailleurs, et surtout son organisation de
jeunesse officieuse, la CMJR (Conférence mondiale de la jeunesse pour la
révolution) était très investi dans son Comité International Vie Sauve pour
Mumia Abu-Jamal. C'est ainsi que, au cours d'une diffusion398 à la fac, je
rencontrai ce jeune militant, étudiant en géographie, et que je lui fis part de
ma connaissance de la situation de ce pauvre Mumia, ainsi que, partant, de
ma recherche d'une alternative politique à une situation sociale sclérosée. Il
suffit dans le même temps qu'un notable local du PCF l'interpellât quant à
son appartenance au Parti des travailleurs pour que je le bombarde aussitôt
de questions sur ce parti au nom mystérieux.
Un copain de mon association eut beau, le soir même, me mettre en garde
contre sa réputation de noyautage: j'étais déjà conquis. A peine deux
semaines et deux réunions plus tard, j'adhérais à la section de mon nouveau
camarade, avant d'être transféré sur une autre, plus proche de ma fac et de
ma cité universitaire. Ce qui me décida à adhérer, ce fut, outre l'empathie et
la culture de mon contact, l'apparente hétérogénéité du parti: à moins de
dix-neuf ans, j'estimais, malgré des orientations communistes, ne pas être
encore en mesure d'opter pour un mouvement particulier et structuré, et je

398
Dans le vocabulaire du PT le mot « diffusion » désigne tantôt une distribution
de tracts tantôt une vente du journal (Y.C.).
- 519 -
fus littéralement emballé par l'existence de différents courants au sein du
Parti des travailleurs.
Cela me laissait la possibilité d'agir tout en réfléchissant à l'opportunité
de devenir, au choix, socialiste, communiste, trotskyste ou anarcho-
syndicaliste. Rétrospectivement, il me semble que l'idée d'appartenir à un
parti méconnu de beaucoup et, qui plus est, à une citadelle qui semblait
assiégée, ne me laissait pas non plus de marbre: mon désir de rupture
socioculturelle et politique requérait toujours plus de marginalité.
Mon adhésion au Parti des travailleurs inaugura mon premier véritable
engagement: d'abord du fait de l'investissement militant quotidien, mais
aussi de l'identification morale et de l'implication affective, liée à
l'inscription dans un nouveau réseau de sociabilités. Le Parti des
travailleurs est véritablement différent des autres organisations d'extrême
gauche: comme jadis le PCF, même s'il n'en a pas la taille, il offre à ses
militants tout un réseau d'implications qui lui sont propres et qui le
marginalisent vis-à-vis des autres partis, dont les militants se côtoient bon
gré mal gré par le biais de luttes et d'initiatives communes.
Le Parti des travailleurs, qui rejette son appartenance à l'extrême gauche,
tranche par son isolement et sa profonde ignorance du paysage
révolutionnaire, qu'il ne considère d'ailleurs pas comme tel. Ses adhérents
sont au Comité Mumia, au Comité pour un véritable syndicat étudiant, à
l'Association pour la défense de la démocratie communale, au Comité pour
l'abrogation du traité de Maastricht, au Comité de défense de la
gynécologie médicale, toutes initiatives «de front unique» impulsées par lui
seul dans le but de faire venir à lui de nouveaux adhérents.
En deux ans, il ne m'est arrivé qu'une fois de participer à une
manifestation unitaire. Toutefois, les militants non trotskystes, comme moi,
ne recevaient aucune formation, et l'alternative se posait en ces termes:
désirer intégrer un système de pensée, vouloir accentuer son engagement,
sa culture politique, et intégrer le courant trotskyste, ou se satisfaire de
n'être qu'un pion engagé dans des activités exclusivement concrètes sans se
préoccuper des méandres idéologiques et bureaucratiques de l'organisation.
A dire vrai, le Parti des travailleurs se satisfait bien de cet état de choses:
la quasi-totalité de ceux qui ont choisi un courant ont intégré le CCI,
Courant communiste Internationaliste, courant trotskyste du Parti des
travailleurs ; c'est également le cas, pour l'essentiel, des responsables et des
dirigeants. Le Parti des travailleurs, lui, n'est qu'une organisation para-
syndicale au programme minimum, axé sur la lutte contre la
déréglementation européenne, donc bon pour séduire, autour de
revendications très précises et très concrètes, des fonctionnaires, des élus,
des travailleurs directement concernés par la remise en cause des
conventions collectives.
Le militantisme au Parti des travailleurs tournait autour d'une réunion
- 520 -
hebdomadaire, la «prise d'Informations Ouvrières», Informations
Ouvrières, hebdomadaire du Parti des travailleurs, d'ordinaire dévolue aux
cadres du «bureau», les adhérents devant se contenter d'une «réunion de
section», à intervalles mensuels. Les militants trotskystes, eux,
bénéficiaient d'une réunion hebdomadaire supplémentaire, généralement la
veille ou l'avant-veille de la réunion du Parti des travailleurs, afin de leur
permettre de discuter d'une orientation commune. Quoique sans commune
mesure avec le rythme militant des années 60 à 80, période «d'imminence
de la révolution», j'ai souvenir, en tant qu'étudiant, d'un rythme régulier:
toutefois, le militantisme concernait peu le Parti des travailleurs en tant que
tel, et nous passions surtout du temps au sein de nos différents comités,
sortes d'entonnoirs incolores qui nous permettaient petit à petit, au moins
en théorie, d'amener le meilleur vin dans la bouteille. Les adultes, je crois,
étaient un peu plus tournés vers une activité purement politique,
essentiellement par le biais d'une diffusion hebdomadaire sur un marché
populaire. Il ne m'est arrivé qu'une ou deux fois, par exemple, de participer
à une diffusion matinale de tracts à l'intention des travailleurs d'un hôpital.
N'ayant pas eu, depuis, d'expérience organisationnelle similaire, je ne
juge du caractère soutenu du militantisme qu'en comparaison avec celui des
jeunes militants des JCR, que je fréquentais beaucoup sur le campus. Nous
nous moquions largement de ceux-ci, les «pablards»399, et de leur
incapacité à s'investir sérieusement dans une activité et à engager des
actions efficaces. Nous les voyions à l'œuvre, dans les grèves étudiantes:
quoique supérieurs en nombre, ils n'avaient aucune activité coordonnée, se
contentaient de faire individuellement un peu d'agitation sur un registre un
peu «manifestif», mais assurément pas politique.
La comparaison ne tenait pas la route: nous-mêmes, organisés, structurés,
nous réunissant une ou plusieurs fois par jour au plus fort de l'action,
invisibles et dispersés mais unis, nous étions parfaitement capables
d'orienter une assemblée ou un mouvement sur nos positions et d'en
prendre la tête. Début 2001, notre rôle dans la grève contre les projets Lang
avait été également reconnu au niveau national, où l'on nous avait dépêché
un camarade du Bureau politique, chargé d'évaluer l'opportunité de se
servir de notre fac comme fer de lance de notre initiative d'un «Comité pour
un véritable syndicat étudiant». A côté de cela, les JCR nous apparaissaient
bien plutôt comme un club de rencontres.
Toutefois, malgré notre activisme, nous avions bien du mal à attirer à
nous de nouveaux militants. J'ai d'ailleurs toujours eu beaucoup de mal à
employer le terme «recruter», estimant que les véritables militants se

399
Pablards, ou pablistes, termes péjoratifs désignant encore, plus de cinquante ans
après la scission de 1953 (!), les militants de la Ligue communiste révolutionnaire
(Y.C.).
- 521 -
recrutent d'eux-mêmes et que seuls les moutons, c'est-à-dire les individus
inintéressants politiquement, succombent à une démarche marketing.
Pourtant, le mode de recrutement «lambertiste» était parfaitement codifié,
ce qui aurait pu laisser supposer qu'il avait fait ses preuves: son mode
d'approche était fondé sur la pétition, concernant un sujet éminemment
pratique et, pour tout dire, relativement consensuel ; c'était l'occasion de
prendre les coordonnées d'individus, que l'on recontactait ensuite pour les
informer de la continuation du mouvement, avant de les amener peu à peu à
avoir une discussion plus générale sur la situation sociale et politique et
d'introduire enfin l'existence du Parti des travailleurs.
Le problème, toutefois, résidait dans le fait que nous n'avions aucune
empathie vis-à-vis des gens avec qui nous discutions: nous étions dans une
perspective strictement comptable, suivant un schéma réglé d'avance et
quelque peu vieilli, ne prenant aucunement en considération la diversité des
attentes et des expériences individuelles, ne partant pas du quotidien et du
vécu des individus, ne tenant surtout pas compte d'un nouveau rapport de la
société au militantisme.
Nous-mêmes, je crois, n'avions qu'une chose à l'esprit: recruter au plus
vite afin de pouvoir nous vanter en réunion de notre efficacité. Dès lors,
nous voulions aller beaucoup trop vite, et nous ne cherchions pas même à
convaincre: nous faisions de la vente forcée, avec les mêmes procédés que
des représentants en meubles ou en téléphones portables, avec qui plus est
une tendance aveugle et acritique à l'autocélébration, considérant toute
discussion comme une preuve d'intérêt soutenu, et toute invitation réussie à
un meeting comme une pré-adhésion.
En réalité, je crois que ce rigide fonctionnement d'entreprise, qui nous
faisait proposer aux gens des «bons d'invitation», sous la forme de petits
cartons, pour tel ou tel meeting ou événement, avait tout pour faire peur, et
notamment aux jeunes, généralement vigilants vis-à-vis des tentatives
d'embrigadement et de récupération. Pour tout dire, les quelques personnes
que nous avions fini par associer à nos activités avaient été conquises de
manière tellement superficielle qu'elles finissaient assez rapidement par
partir.
J'ai en mémoire le cas d'un jeune qui milita pendant six mois à la CMJR
en étant à ce point étranger au discours de l'organisation que, à peine sorti,
sans d'ailleurs avoir rompu, il s'empressa de voter pour les Verts. Le constat
était sans appel: aucun jeune ne fut durablement recruté à la CMJR en deux
ans, malgré l'instauration de pathétiques «cartes de lecteurs de Jeunesse
Révolution» ; au Parti des travailleurs, je ne parvins moi-même qu'à attirer
deux filles sans personnalité politique, dont l'une s'éloigna peu à peu du
parti, et l'autre semble en être actuellement devenue une bonne militante
sans cervelle.
Ils étaient bien rares, en effet, ceux qui avaient de la personnalité
- 522 -
politique ! La majorité des jeunes militants que je fréquentais étaient eux-
mêmes fils de militants du Parti des travailleurs: la plupart ânonnaient
bêtement des schémas appris par cœur, qu'ils reproduisaient parfois même
avant d'être convaincus. Leur manque de curiosité intellectuelle me sidérait,
moi qui, pour pallier l'absence de formation, fréquentais assidûment les
bouquinistes et avais des lectures aussi bariolées qu'orientées par mes
propres affinités. Quant aux «vieux», la plupart infirmiers, professeurs,
ouvriers et employés, il y en avait, je crois, également de deux types: les
adhérents, masse de manœuvre incolore, et les militants, soumis à une
formation non remise au goût du jour depuis les années 60 ou 70.
Cependant, il s'agit là d'un jugement rétrospectif: je n'ai moi-même
assisté qu'à deux réunions du Courant communiste internationaliste, et nous
parlions fort peu, mes camarades trotskystes et moi, du fonctionnement de
leurs cellules. Une chose, pourtant, à l'évidence, unissait la diversité des
statuts et des personnalités: l'absence d'esprit critique et d'autonomie de
pensée, la soumission inconditionnelle et passive à une idéologie et à une
culture politique signifiantes ; tout cela se manifestait par des personnalités
aussi bien moutonnières que dictatoriales. Les membres du courant
trotskyste du Parti des travailleurs, surtout, étaient d'un sectarisme
intransigeant. Cela n'éludait pas, bien sûr, les rapports de sympathie,
d'autant que, chez les jeunes, les tempéraments n'étaient pas encore
affirmés.

Anouchka (Karim Landais)

- 523 -
Ce texte de Karim fut écrit pour la revue Ni patrie ni frontières et à
l’occasion d’une réunion internationale de discussion entre des militants
polonais, anglais et français, le 18 juin 2005, à laquelle il participa une
semaine avant sa mort (Y.C.).

Le Parti des travailleurs


et l’Europe
«Celui qui ne sait pas défendre de vieilles conquêtes n’en fera jamais de
nouvelles. La formule de Trotsky s’applique à chacune des conquêtes
arrachées par la classe ouvrière. Au-delà, elle vaut pour la question, plus
générale, de la démocratie. La classe ouvrière défend intégralement et sans
réserve la démocratie et toutes les conquêtes qui s’y rattachent. L’objectif
de la lutte des classes est, rappelons-le, d’arracher la propriété privée des
moyens de production des mains du petit groupe de spéculateurs,
profiteurs, exploiteurs et capitalistes qui la monopolisent. [...] La classe
ouvrière ne peut réaliser cette tâche si elle renonce aux garanties et
conquêtes arrachées par les étapes précédentes de la lutte de classe, au
premier rang desquelles: la démocratie» (Daniel Gluckstein, Itinéraires, p.
197).

1/ L’Europe, c’est la déréglementation

Les XIXe et XXe siècles ont vu la classe ouvrière conquérir un certain


nombre de droits politiques et sociaux. Or, ceux-ci sont de plus en plus
contestés: remise en cause des conventions collectives, diminution des
services publics et privatisations, rentabilisation de la Sécurité sociale et de
la santé, remises en cause de la laïcité et de l’égalité des citoyens. Pour le
Parti des travailleurs (PT), la situation actuelle de la France s’inscrit dans la
continuité depuis le «tournant de la rigueur» de 1983.
«Tout salarié, en France, bénéficie de droits collectifs. Inscrits dans le
Code du travail, les statuts, les conventions collectives, les accords de
branche, et régis par le principe de faveur, ces droits résultent des rapports
de force établis par la lutte collective des travailleurs [...] depuis un quart de
siècle, tous ces droits sont sapés et remis en cause par les gouvernements
successifs appliquant les politiques du Fonds monétaire international et de
- 524 -
la Banque mondiale, relayées par l’Union européenne» (Informations
Ouvrières, éditorial du n° 669, 2 décembre 2004).
Ce qui caractériserait, en effet, la politique de ces vingt, vingt-cinq
dernières années, depuis 1983 en passant par le tournant de Maastricht en
1992, c’est le rôle déterminant du contexte européen. «En parfaite
continuité, tous les gouvernements, depuis 1983, ont appliqué la même
politique imposée par la Banque centrale européenne et la Commission
européenne» (Angelo Geddo, «Serrez-vous la ceinture», Informations
Ouvrières, n° 675, 20 janvier 2005, p. 10). En effet, écrit Roger Sandri en
1999: «actuellement, 70% des textes et règlements nationaux procèdent des
directives imposées par les institutions de l’Union européenne et, en
premier lieu, de la Commission des communautés européennes. Ainsi, les
Parlements nationaux sont désormais conduits à voter, près de trois fois sur
quatre, des textes qu’ils n’ont ni proposés, ni élaborés, ni discutés» (Roger
Sandri, «Face au néo-totalitarisme», Entente internationale des travailleurs
et des peuples, 1999, p. 41).
Et c’est ainsi qu’Informations Ouvrières, le journal du Parti des
travailleurs, peut conclure: «Vingt-deux ans d’alternance, c’est-à-dire
d’application continue des politiques destructrices décidées à Bruxelles»
(Informations Ouvrières, éditorial du n° 694, 2 juin 2005). On peut dès lors
comprendre pourquoi, pour le Parti des travailleurs, politique nationale et
politique européenne ne requièrent pas deux niveaux d’analyse et d’action.
A propos de l’«euroloi» Fillon, qui, selon le parti, sacrifierait des
disciplines entières, réduirait massivement les heures d’enseignement,
viderait de leur substance les diplômes nationaux, en particulier le
baccalauréat, et livrerait la jeunesse à l’exploitation patronale, le Parti des
travailleurs écrit: «Qu’il «réforme» les retraites, le Code du travail ou
l’Ecole, le ministre Fillon obéit au même donneur d’ordres: l’Union
européenne, ses directives et son projet de traité constitutionnel» (Hubert
Raguin, «Comment sauver l'Ecole publique du démantèlement programmé
par l’«euroloi» du ministre Fillon ?», Informations Ouvrières, n° 675, 20
janvier 2005, p. 8).
Il peut dire encore: «Ils annoncent 8000 suppressions d’emplois à France
Télécom, 3900 à la SNCF. Responsable: l’Union européenne. Qui peut dire
le contraire ?» (Informations Ouvrières, n° 677, 3 février 2005, page de
couverture.) Certes, il ne s’ensuivrait pas que les dirigeants nationaux
n’auraient aucune responsabilité à assumer, car «aucune mesure de l’Union
européenne n’aurait pu être élaborée sans la participation des dirigeants»
(Rapport introductif de D. Gluckstein au XIIIe congrès du Parti des
travailleurs – 28, 29 et 30 janvier 2005 –, Informations Ouvrières, n° 677, 3
février 2005, p. 7) mais il s’agirait de comprendre que l’Union européenne
représente la mise en place d’un nouvel ordre politique fondamentalement
anti-démocratique, même si, il faut le signaler, l’Europe, pour les
- 525 -
lambertistes, «a constitué et constitue un instrument de l’impérialisme
nord-américain». Pour eux, en effet, «on peut désigner l’OTAN, d’une part,
l’euro, d’autre part, comme les deux instruments de l’ordre impérialiste
mondial, dominé par le capital financier des Etats-Unis» («Rapport sur la
situation mondiale et les tâches de la Quatrième Internationale», in La
Vérité, n° 630, mai 1999, p. 43).

2/ L’Europe, c’est le néo-totalitarisme


Parallèlement, pour le Parti des travailleurs comme pour quelques
organisations qui lui sont proches, et notamment la Libre Pensée, la
construction européenne représente en effet la mise en place d’un ordre
néo-totalitaire, inspiré de la doctrine sociale de l’Eglise, dont la
caractéristique, qui le rapprocherait du fascisme, serait son essence
corporatiste. «Ce néo-totalitarisme est l’antithèse de la démocratie politique
et représentative, au sens où il exige la récupération et l’intégration des
forces économiques et sociales composantes de la société civile dans les
structures politiques, vers un organicisme total et global, effaçant toute
séparation entre l’individu et le citoyen fondus en une seule et même
personne dans le communautarisme d’un Etat total» (Roger Sandri, op. cit.,
p. 142).
A l’instar de la Charte du travail pétainiste, et suivant le principe de
subsidiarité, inspirateur de l’Italie fasciste et du Portugal salazarien,
l’intégration des organisations professionnelles via la Confédération
Européenne des Syndicats (CES) représenterait un enjeu particulièrement
important.
La question de la démocratie est à l’ordre du jour depuis longtemps: «A
l’époque de l’impérialisme décomposé, toutes les formes de la démocratie
sont remises en cause, notamment: la liberté d’expression, de réunion,
d’information indépendante, la liberté absolue de conscience, par la stricte
séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’existence même des syndicats ouvriers
indépendants indissociable de la démocratie. (…) C’est pourquoi la IVe
Internationale, loin de repousser les revendications démocratiques, les
inscrit dans l’action d’ensemble d’émancipation de la classe ouvrière (…).
La démocratie est le cadre le plus favorable à l’organisation indépendante
de la classe ouvrière» (Manifeste du IVe congrès mondial de la Quatrième
Internationale, 27 mars – 2 avril 1999, in La Vérité, n° 24, mai 1999, p. 25).
Indissociable de celle des acquis sociaux, et au centre de la réflexion
européenne du Parti des travailleurs, la démocratie, pour ce dernier,
s’incarne dans le cadre républicain, lié à la grande Révolution de 1789. «Le
suffrage universel ne contient pas à lui seul toute la démocratie. Pour
répondre aux exigences qui sont celles de millions, et qui seront contenues
dans le vote non, nous le savons, il va falloir se battre. Il va falloir se battre
pour reconquérir tout ce qui a été perdu. Il va falloir se battre pour
- 526 -
reconquérir les droits remis en cause. Nous voulons, nous, que ce 29 mai
ouvre une étape nouvelle de la reconquête de la démocratie et des droits. Et
la démocratie, outre le suffrage universel, c’est la liberté de s’organiser.
C’est la liberté de s’organiser au plan syndical. Et c’est la liberté de
s’organiser en parti politique» (Informations Ouvrières, éditorial du n° 693,
26 mai 2005).
Dès lors, tout en défendant l’indépendance syndicale et politique, il
s’agirait de lutter contre la remise en cause de toutes les conquêtes de la
révolution que sont la démocratie communale, dont le Parti des travailleurs
fait l’éloge et qui est incarnée dans l’existence des 36 000 communes
françaises, mise en péril par l’intercommunalité forcée ; de défendre
également l’existence des départements face à «l’Europe des régions», qui
représenterait un retour aux pagi de l’Ancien Régime.
Pour le Parti des travailleurs, la construction européenne, c’est bien la
révolution française à l’envers. «La République est en danger. La
République une et indivisible, celle que nous a léguée la Révolution de
1789, celle qui a érigé l’égalité des citoyens en principe de gouvernement
où que ses citoyens se trouvent sur le territoire national, celle qui s’incarne
dans l’existence de la démocratie communale et dans l’existence de
syndicats indépendants et de partis politiques, notre République est
menacée» (Serment de la place de la République, Comité national pour le
non, adopté le 22 janvier 2005.) Or, il semble que pour le Parti des
travailleurs, cette révolution ait deux significations contradictoires: d’une
part, selon la position marxiste traditionnelle, il s’agit d’une transition
historique, positive et fondamentale, entre deux modes de production,
d’une transition également porteuse de conquêtes politiques ; mais d’autre
part il semblerait que la Révolution française soit également perçue comme
un événement fondateur d’un régime politique, la République, qui acquiert
de plus en plus dans l’idéologie du Parti des travailleurs une valeur en soi.
Ce dernier tente le difficile exercice de continuer à dénoncer la Cinquième
République, celle du «coup d’Etat permanent», tout en défendant le
caractère démocratique de ses institutions: Assemblée nationale, cantons,
communes, etc.

3/ République, nation: des mots d’ordre plus qu’ambigus

En réalité, il semble de plus en plus que, pour le Parti des travailleurs, la


lutte des classes et les perspectives socialistes, pour peu qu’elles soient
présentes, s’inscrivent dans le cadre d’un combat manichéen entre le bien et
le mal, entre la République et l’Europe. Cela se traduit notamment par un
certain nombre d’ambiguïtés autour des notions de république et de nation,
dont on peut se demander si elles sont des revendications transitoires ou
définitives.
- 527 -
A la manifestation du 22 janvier 2005, Daniel Gluckstein déclare:
«Aujourd’hui, en manifestant pour la victoire du vote non à la
“Constitution”, nous voulons permettre qu’à nouveau triomphe la
République» (Discours de Daniel Gluckstein à la manifestation du 22
janvier, Informations Ouvrières, n° 676, 27 janvier 2005, p. 5.) Il
semblerait dès lors qu’il existe une confusion entre des acquis sociaux et le
système politique dans lequel – mais aussi contre lequel – ils ont été
conquis:
«Le triomphe de la République, c’est le retour à la laïcité de l’Ecole et de
l’Etat [...], c’est l’abrogation de la réforme de l’Etat, l’abrogation de la
régionalisation, [...] le retour au statut de la fonction publique d’Etat [...],
c’est l’abrogation de l’intercommunalité forcée, c’est le retour aux libertés
des 36 000 communes, c’est le retour à l’EDF-GDF de 1945, la
renationalisation de l’électricité, du gaz, des chemins de fer ; le retour de la
Poste au service public ; la réouverture des services fermés dans les
hôpitaux, les maternités. Le triomphe de la République, cela veut dire le
retour au Code du travail, aux conventions collectives, aux statuts. Cela
veut dire le respect de l’indépendance des syndicats, qui, en toute
indépendance, ont la liberté de négocier les augmentations de salaires, et
pas d’être les exécutants des ordres du gouvernement et de l’Union
européenne. Le triomphe de la République, c’est l’interdiction des plans de
licenciements et de délocalisations, l’arrêt de la mise en jachère des terres,
[...] c’est l’abrogation de toutes les lois de déréglementation dictées par
l’Europe, les lois de droite et de “gauche”. C’est le retrait du projet de loi
Borloo, c’est l’abrogation de la loi Aubry !» (Discours de Daniel
Gluckstein à la manifestation du 22 janvier, Informations Ouvrières, n°
676, 27 janvier 2005, p. 5).

En effet, si cette République doit être une république sociale – et le Parti


des travailleurs ne se prive pas de comparaisons avec la Commune – il
semble que l’insistance du parti sur la souveraineté nationale traduise un
véritable repli national, et l’on peut se poser la question de la signification
de la notion de «démocratie politique», sur laquelle le Parti des travailleurs
insiste beaucoup. Pour lui, par exemple, «La victoire du vote NON est
porteuse du rétablissement de la démocratie politique» (intervention de D.
Gluckstein au rassemblement du 21 mai 2005 au mur des Fédérés). S’agit-il
de la démocratie authentique, que les marxistes qualifient de prolétarienne,
ou de la démocratie bourgeoise ? Dans ce dernier cas, est-ce vraiment une
revendication tactique, donc transitoire ? N’y a-t-il pas également une
orientation chauvine ?
Le Parti des travailleurs, il est vrai, parle bien plus des peuples que du
peuple ; à propos de la victoire du non au référendum, notamment, ce sont
ceux-ci qui sont donnés comme vainqueurs: «Le 29 mai, il y a, dans notre
- 528 -
pays, des vainqueurs et des vaincus. [...] Vainqueurs également, tous les
peuples d’Europe, qui partagent avec le peuple français la même aspiration
à la souveraineté, à la défense des droits, des garanties, des conquêtes
démocratiques, et les mêmes inquiétudes sur la machine à détruire toutes
les conquêtes de civilisation humaine que représentent l’Union européenne
et sa “Constitution”» (déclaration du Bureau national du Parti des
travailleurs, 29 mai 2005).
Et qui plus est, la nation tend à se présenter comme le cadre exclusif
d’exercice de la démocratie: «Lisons la Constitution du 3 septembre 1791,
héritière de la Révolution française. La souveraineté est une, indivisible,
inaliénable et imprescriptible, elle appartient à la nation, aucune section du
peuple, ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. La nation, de qui
seule émane tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation.»
(Informations Ouvrières, éditorial du n° 691, 12 mai 2005.) Enfin, le «front
unique» défendu par le Parti des travailleurs s’étend, au-delà du Parti
socialiste et du Parti communiste, et depuis le Comité pour l’abrogation du
Traité de Maastricht, aux militants du Mouvement des Citoyens (MDC),
parti chauvin, ou encore, à des gens comme Georges Gastaud, du Pôle de
Renaissance communiste en France (PRCF), qui font référence «à la fois au
patriotisme populaire et à l’internationalisme prolétarien» («Un meeting
attentif et résolu adopte le serment de la place de la République»,
Informations Ouvrières, n° 676, 27 janvier 2005, p. 4.).

4/ Des enjeux particuliers du TCE


«Ne vous abstenez pas !» (Informations Ouvrières, éditorial du n° 676,
27 janvier 2005) tel est le mot d’ordre lancé en janvier par Daniel
Gluckstein. Pour le Parti des travailleurs, il est impossible de combattre
indépendamment de la Constitution européenne: être contre les
privatisations, pour les services publics, prôner une démarche «lutte des
classes», cela implique nécessairement de lutter pour la victoire du «non».
«C’est clair: il n’y a pas de défense possible des services publics, des
communes, des statuts et acquis sociaux de la démocratie et de la
République si on ne dit pas: Non à la Constitution européenne!» (Comité
national pour le non à la constitution européenne, Appel à la manifestation
du 22 janvier 2005).
Ou encore: «Le combat pour le vote non et celui pour l’abolition des
mesures anti-ouvrières constituent pour le Parti des travailleurs un tout
indissociable» (XIIIe congrès du Parti des travailleurs, Informations
Ouvrières, n° 677, 3 février 2005, p. 9).
Mais en quoi consiste la stratégie du Parti des travailleurs ? Quels sont sa
place et son poids ? Le Parti des travailleurs défend en général une ligne de
front unique, mais à la condition que celui-ci se réalise sous sa houlette, ce
qui, vu son peu de poids électoral et sa marginalité médiatique, le
- 529 -
condamne souvent à l’isolement. Pourtant, le 16 octobre 2004, à Ivry, le
Parti des travailleurs a mis sur pied un «Comité national pour la victoire du
vote non», qui semble avoir obtenu certains succès. A son meeting du 16
avril 2005 sont en effet présents Maurice Dehousse, ex-vice-président du
groupe socialiste au Parlement européen et ancien député de Belgique, ainsi
que Marc Dolez, député socialiste du Nord.
«Un spectre hante l’Europe: celui de la victoire du vote non à la
“Constitution” européenne en France» (Informations Ouvrières, éditorial
du n° 668, 25 novembre décembre 2004) affirme Daniel Gluckstein. Mais
quels sont les enjeux de la victoire ? Le Parti des travailleurs répond
souvent à cette question de façon aussi abstraite qu’affirmative. «Que le
non l’emporte, et c’est un coup d’arrêt à cette politique. Que le non
l’emporte, et c’est la porte ouverte enfin à un véritable changement de
politique, fondé sur la satisfaction des revendications» (Informations
Ouvrières, éditorial du n° 686, 7 avril 2005). «Est-ce seulement un vote, un
référendum ? Non, messieurs les «grands responsables», c’est une révolte
sociale» (Informations Ouvrières, éditorial du n° 694, 2 juin 2005).
Pourtant, il semble qu’il garde certaines réserves: «La victoire du vote
non a pour enjeu que des questions seront posées, qui, bien sûr, ne
trouveront pas réponse le 29 mai. Mais posées avec force le 29 mai au soir,
elles appelleront des réponses auxquelles personne ne pourra déroger»
(Informations Ouvrières, éditorial du n° 694, 2 juin 2005).

Evgueni Bakounine (Karim Landais)

- 530 -
Le lambertisme
à la croisée
des chemins
LE MYTHE DES ORIGINES

Il n’est pas aisé d’identifier les raisons exactes de la fondation du


Parti des travailleurs (PT) par le PCI (Parti communiste
internationaliste, trotskyste) en 1991. Le contrôle de la mémoire, même
chez les anciens militants, a à ce point affûté les subjectivités qu’il est
difficile de savoir si l’on pourra véritablement un jour relater l’histoire
du mouvement lambertiste, ce courant politique né de la scission du
principal parti trotskyste français en 1952 et animé essentiellement
depuis 1955, et sous différentes appellations, par le dénommé Pierre
Lambert.
Il semble que le PCI ait cherché à concrétiser une déviation opportuniste
dont l’objet était d’associer de la manière la plus étroite possible le parti à
ses contacts militants au sein du syndicat Force Ouvrière, en définitive de
s’adapter à celui-ci, ou au sein d’autres structures larges. En 1985, il fonde
le Mouvement pour un parti des travailleurs (MPPT), puis le Parti des
travailleurs, parti fondé sur une charte minimaliste qui stipule : «Il combat
pour la reconnaissance de la lutte des classes, pour la laïcité de l’Ecole et
de l’Etat, pour l’abrogation des institutions antidémocratiques de la
Cinquième République, et pour l’indépendance réciproque des partis et des
syndicats». Il combat enfin pour la convocation d’une Assemblée nationale
constituante et souveraine qui «décidera des formes de la démocratie
voulue par le peuple». Il comporte quatre courants: un courant communiste,
un courant socialiste, un courant anarcho-syndicaliste et un courant
communiste internationaliste (CCI, trotskyste).

Du point de vue théorique, l’initiative peut sembler liée à deux principes:


la formulation, au début des années 80, de la «ligne de la démocratie» et la
continuation de la tactique trotskyste de «front unique». [Il faut ici donner
quelques précisions. Dans ses statuts, le PCI reconnaissait le droit de
tendance, «c’est-à-dire le droit pour des militants du parti de se regrouper
sur la base d’une orientation politique ouvertement défendue au sein du
parti, droit qui se situe dans le cadre de l’action centralisée du parti». «La
fraction se distingue de la tendance en ce qu’elle tend à instaurer une
- 531 -
discipline en son sein, par exemple une discipline générale de vote». Le
courant, lui, est une entité plus floue, proche de la tendance.]
En apparence, en effet, le MPPT peut sembler prolonger l’initiative des
Comités d’alliance ouvrière (CAO), lancée en 1968 par l’Organisation
communiste internationaliste (OCI) pour associer des non-trotskystes aux
militants de l’OCI sur une base d’action commune. En réalité, l’opération
en est une caricature.
Défini en 1921 par le IIIe congrès de l’Internationale communiste, le front
unique consiste en une unité des militants et des organisations ouvrières (en
particulier communistes et social-démocrates) sur des revendications
précises et limitées400 [Jean-Jacques Marie, Le trotskysme et les trotskystes,
A. Colin, 2002, p. 211]. «Les principes qui le gouvernent peuvent être
résumés par la métaphore militaire : «Marcher séparément, frapper
ensemble». Cela veut dire tout à la fois l’indépendance politique et
organisationnelle des forces révolutionnaires prolétariennes, et l’unité
d’action contre un ennemi commun». («Le front unique», in Théorie
marxiste, sur le site de Pouvoir Ouvrier, 4 octobre 2000.) Le Front unique
ouvrier en est théoriquement une version radicalisée: il s’agit «de créer le
maximum d’unité d’action pour le prolétariat contre la bourgeoisie. Au
cœur de cette tactique se trouve le besoin de l’indépendance de classe. Son
principe fondamental est le défi lancé par l’organisation révolutionnaire
aux dirigeants réformistes ou centristes des organisations ouvrières de
masse ou d’une certaine taille: «Rompez avec la bourgeoisie !»» (ibidem.)
Mais si le front unique ouvrier a été le mot d’ordre principal de l’OCI-PCI
dans les années 70 et 80, il faut noter que ces principes peuvent être
interprétés de diverses manières. (Ainsi du «Front unique à la base», prôné
par le Parti communiste en direction des militants communistes et
socialistes mais contre la direction de la SFIO. Plus récemment, des

400
La définition du « front unique » fait l’objet de débats permanents depuis
maintenant soixante-dix ans dans l’extrême gauche et l’ultragauche « léninistes ».
A l’origine, il s’agissait – dans l’esprit des dirigeants de l’Internationale
communiste – de démasquer les dirigeants sociaux-démocrates auprès de leur base
ouvrière, opération qui semblait relativement réaliste, à la fois parce que
l’Internationale considérait l’immédiat après-guerre comme une période
révolutionnaire, parce que les partis communistes étaient des organisations de
masse et enfin parce que les partis sociaux-démocrates avaient encore des millions
de militants ouvriers en Europe. En admettant même que cette tactique ait été
fondée au debut des années 20 (ce qui reste à démontrer car il ne faut pas oublier
que la direction de l’Internationale coïncidait avec celle de l’Etat soviétique, ce qui
créait des interférences constantes entre la diplomatie et la stratégie communistes)
son application, dans une situation ni révolutionnaire ni pré-révolutionnaire et avec
des forces groupusculaires, est évidemment absurde et ne peut conduire qu’à des
interprétations de plus en plus opportunistes (Y.C.).
- 532 -
dirigeants socialistes, ex-trotskystes, ont prétendu rappeler à leurs
anciennes formations quel était le sens du front unique: toujours voter pour
la gauche contre la droite. Voir I.M., «Au Parti socialiste, l’extrême gauche
décryptée par ses ex», in Le Monde, 6 décembre 2003.) Il semble que
l’interprétation lambertiste appliquée à partir du début des années 80 en soit
un véritable travestissement opportuniste, oubliant que le front unique
consiste en une unité conditionnée, visant sur le long terme à amener les
autres militants et organisations sur ses propres positions. De ce fait,
l’initiative de 1984-1991 ne ressemble ni à celle des CAO, ni à la stratégie
dite de la Ligue ouvrière révolutionnaire (LOR), qui était promulguée par
l’OCI dans les années 60-70.
Il se trouve que l’année de création du MPPT par le Parti communiste
internationaliste, 1985, suit l’année d’exclusion de Stéphane Just, dirigeant
historique du courant lambertiste. En effet, les conceptions de ce dernier,
ainsi que celles des quelques militants qui l’entourent, posent un problème
à l’application en interne de la nouvelle ligne, dite «de la démocratie». Car
il semble que ce qui était une préconisation strictement tactique devienne,
pour Lambert, et selon Stéphane Just, une «ligne politique fondamentale»
(Stéphane Just, «De l’utilisation tactique à la ligne de la démocratie», in
Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du Parti
communiste internationaliste). Il se serait agi, pour le Parti communiste
internationaliste, d’utiliser d’une part les illusions des masses envers la
démocratie (bourgeoise), et de s’insérer d’autre part dans la crise du Parti
socialiste (qualifié par Lambert de parti ouvrier parlementaire), afin de faire
éclater la contradiction entre l’existence d’un parlement à majorité PS-PC
et le régime de la Cinquième République, dans lequel ce parlement est
marginalisé […]. L’objectif avoué de cette orientation est d’ouvrir une crise
institutionnelle permettant de substituer à la Cinquième République une
véritable démocratie parlementaire, dans laquelle la majorité PS-PCF de
l’Assemblée pourrait gouverner au compte des masses laborieuses (Daniel
Assouline, Crise du PCI lambertiste [Eléments de bilan (pour un congrès
trotskyste)], La Vérité (LOR), 1986, p. 8).
Il s’agit donc d’un projet bien en deçà du réformisme. Or, il se pourrait
que cette conception soit à l’origine des positions politiques du Parti des
travailleurs: en projetant d’instrumentaliser les illusions démocratiques des
masses pour les jeter à l’assaut de la Cinquième République, le PCI
renforce plus la foi en la république qu’en la révolution.
Après s’être enchaîné au Parti socialiste en appelant en 1981 à voter
Mitterrand dès le premier tour, après avoir demandé à la majorité PS-PCF
qu’elle marque une rupture en décrétant qu’elle s’appuie sur le pouvoir qui
lui a été conféré par les urnes pour appliquer son programme, le PCI subit
le tournant de la rigueur et la dérive du Parti socialiste. Celle-ci est si
importante qu’elle remet en cause la conception traditionnelle du PCI qui
- 533 -
veut que, en cas de crise, les travailleurs se tournent vers les organisations
traditionnelles de leur classe, ce qui justifie le front unique. Il est vrai que le
Parti socialiste et le Parti communiste ne peuvent plus prétendre à ce statut:
pour pallier cette situation, pour représenter «la majorité de 1981», le PCI
impulse le MPPT, puis le Parti des travailleurs, qui pourrait se présenter, au
terme de quelques contorsions idéologiques, comme une organisation de
front unique permanent (Résolution adoptée par le 29e congrès du Parti
communiste internationaliste, in Informations Ouvrières, n° 1191, janvier
1985, p. 6). En effet, en étant constitué de différents courants (trotskyste,
communiste, socialiste, anarcho-syndicaliste), celui-ci aspire à devenir la
seule véritable organisation de la classe ouvrière, notamment en récupérant
les militants sincères qui ne manqueront pas d’être déçus par la «nouvelle»
politique des partis socialiste et communiste. Pour ce faire, le PCI déclare
se dissoudre, en 1992, en simple Courant communiste internationaliste
(CCI) du Parti des travailleurs, à égalité avec les trois autres. Or, s’il
semblait auparavant entendu en interne, suivant les conceptions
traditionnelles du parti, qu’il s’agissait là de considérations tactiques
destinées à former un cadre de réception des militants déçus en attendant
leur conversion au trotskysme, la réalité doit nuancer ce schéma préconçu,
auquel les «justiens» étaient notamment attachés. (Le terme de ««justiens»»
est employé pour désigner les militants ayant quitté le PCI avec Stéphane
Just ou à la suite de l’action de son Comité au sein du Parti communiste
internationaliste. Il peut également désigner les militants du Comité une
fois celui-ci transformé en organisation ainsi que, après la mort de Stéphane
Just en 1997, les militants répartis dans les cinq structures concurrentes
nées de la scission de l’organisation…)
Toutefois, cela ne veut pas dire, loin de là, que le lambertisme en a enfin
fini avec ses pratiques de noyautage. Cela dit, le nouveau parti n’est ni une
nouvelle SFIO ni tout à fait un instrument entre les mains des trotskystes.
Car s’il est vrai que le CCI semble aujourd’hui rassembler la moitié des
cotisants et la majorité des militants, si les dirigeants du Parti des
travailleurs y appartiennent également, si les courants autres que le courant
trotskyste semblent n’avoir guère d’existence réelle, il semble que le Parti
des travailleurs ait outrepassé sa vocation initiale de simple parti-croupion.
Il apparaît que la volonté de contrôle, qu’il s’agisse de celle du parti ou de
ses chefs, a émoussé la doctrine au point de faire en sorte qu’être trotskyste
n’est plus le but ultime: le lambertisme est au-delà du trotskysme, et ses
positions électorales, notamment, illustrent le chemin parcouru par un
courant politique qui est passé du trotskysme, avec ses erreurs, au
commencement du social-chauvinisme le plus dangereux. En effet, c’est
bien à partir du Parti des travailleurs que le noyautage s’exerce.
Or, ce parti, à bien des égards, reste un vrai mystère. Dénoncé comme
l’initiateur de nombreuses pratiques d’infiltration, il répond qu’il s’agit là
- 534 -
de propagande bourgeoise. Pointé du doigt par ses ex-militants pour ce qui
concerne l’absence de démocratie interne, il s’écrie qu’il s’agit là de
calomnies de renégats. Quasiment absent des médias pour ce qui est de ses
positions politiques quotidiennes, le Parti des travailleurs affirme qu’il
s’agit là d’un complot qui prouve que son activité dérange. Pourtant, il est
clair que, si le grand public peut ignorer jusqu’à l’existence du PT, et que
ce parti ne fait par ailleurs aucun effort pour arranger cette situation, son
programme et sa culture politique sont également mal connus de l’étroit
milieu des militants ouvriers et révolutionnaires. Il est vrai que lui-même
tend à s’en écarter, rejetant le qualificatif d’«extrême gauche», pour
privilégier une image et une situation de citadelle ouvrière assiégée par des
forces réactionnaires coalisées. Dès lors, il faut avouer que bien des idées
circulent sur son compte et que, du fait que celles-ci manquent
d’argumentation ou de précision, elles sont conduites à en rester au statut
de rumeurs, emprisonnant public et militants dans le cadre d’une seule
alternative: adhérer au discours que l’organisation produit sur elle-même ou
participer à sa diabolisation sans se soucier du flou ambiant.
Cet article n’a pas la prétention de combler ce vide ; mais il pouvait
apparaître comme utile, alors que le trotskysme, «spécialité française»,
représenté dans l’hexagone par au moins 18 entités, y a réalisé en 2002 un
score électoral de 10 %, d’éclairer la nature exacte du Parti des travailleurs
et de proposer un panorama de ses positions électorales. Les élections, en
effet, semblent être à même de susciter la cristallisation des traits
caractéristiques de son programme et de sa culture politique, en particulier
sur un point prédominant: le rejet de l’Europe.

UNE ORIGINALITE BIENVENUE:


LE PROBLEME EUROPEEN
La réflexion sur la question européenne n’est pas absente au sein des
autres formations d’extrême gauche, et à plus forte raison de Lutte ouvrière
(LO) et de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qui possèdent des
députés européens401 . Or, nulle part ailleurs qu’au Parti des travailleurs, si
l’on excepte l’Union des anarcho-syndicalistes (UAS), elle n’acquiert cette
dimension rien moins que structurante. Et s’il est clair qu’il s’agit d’une
évolution politique non décelable au temps de l’OCI, il est difficile de
définir s’il s’agit aussi d’une réactualisation de conceptions antérieures ou
seulement d’une simple adaptation opportuniste à une situation qui a le
mérite, du fait de la casse du régime républicain, de donner une base plus
concrète à la « ligne de la démocratie ». Quoi qu’il en soit, il s’agit bel et
bien d’une relecture de la situation nationale à l’aune de nouveaux repères,

401
Depuis que ce texte a été écrit par Karim Landais, LO et la LCR ont perdu leurs
cinq députés au Parlement européen (Y.C.).
- 535 -
ceux-ci présentant l’avantage, toujours par rapport aux autres formations,
de pousser vers une théorisation et une caractérisation de la construction
européenne.
Or, pour comprendre quelle conception prévaut au sein du Parti des
travailleurs, le plus simple est de lire Informations Ouvrières en période
d’élections. Par exemple, pour le Parti des travailleurs, la décision à
prendre quant à la présentation ou non d’un candidat aux élections
présidentielles de 2002 doit s’examiner à la lumière de quatre constatations:
«la situation qui est faite aux travailleurs et à la jeunesse est marquée par
les plus graves attaques qu’on ait connues depuis longtemps» ; «la politique
qui est dictée par l’Europe de Maastricht est porteuse des plus grandes
remises en cause de la démocratie et des conquêtes sociales» ; «cette
offensive contre la démocratie et les droits ouvriers provoque dans ce pays
un rejet grandissant, rejet qui s’exprime d’abord et avant tout sur le terrain
social» ; «Cet immense mouvement de rejet va également s’exprimer dans
le cadre des élections par un mouvement d’abstention ouvrière et populaire,
qui, sans aucun doute, va atteindre des proportions sans précédent» (Daniel
Gluckstein, «Le Parti des travailleurs sera présent à l’élection
présidentielle», conférence de presse de D. Gluckstein à l’issue du conseil
national du Parti des travailleurs, les 12 et 13 janvier 2002, Informations
Ouvrières, n° 521, 16 janvier 2002).
L’Union européenne est en effet accusée de mener une politique «anti-
ouvrière et antidémocratique» (Daniel Gluckstein, «Le rejet: c’est la
marque du scrutin du 21 avril», Informations Ouvrières, n° 535, 24 avril
2002). Et sa construction est un phénomène capital aux yeux du Parti des
travailleurs:
Le traité de Maastricht, adopté par 51 % des voix lors d’un référendum en
1992, donne aux institutions européennes un grand nombre de pouvoirs
dans les domaines économique, financier et social. Le Parti des travailleurs
a mené campagne pour le non ; à ses yeux, Maastricht a pour fonction
d’organiser, au nom de la liberté de la concurrence, la privatisation des
services publics, la réduction des droits sociaux et des retraites, le
démantèlement des mutuelles alignées sur les assurances privées (Jean-
Jacques Marie, Le trotskysme et les trotskystes, op. cit., p. 165).
Plus encore, «dans le cadre des institutions de Maastricht, il n’y a plus
d’espace pour la démocratie» (Daniel Gluckstein, «Le temps du mépris»,
éditorial d’Informations Ouvrières, n° 515, 28 novembre 2001, p. 1). Le
Parti des travailleurs partage avec l’Union des anarcho-syndicalistes l’idée
d’une véritable «contre-révolution» («Déclaration de l’Union anarcho-
syndicaliste», décembre 2002, in L’Anarcho-Syndicaliste [Des anarchistes
dans la lutte des classes: de 1960 à aujourd’hui], Groupes Fernand
Pelloutier, 2003, p. 199). La «ligne de la démocratie», autrefois dénoncée
par Stéphane Just comme bancale, se révèle être tout à coup d’une criante
- 536 -
actualité. En effet, cette Europe serait porteuse d’un projet de société
corporatiste, basé notamment sur l’intégration des syndicats à l’Etat,
comme dans l’Italie fasciste et la France de Pétain, et ce par le biais notable
de la Confédération européenne des syndicats (CES), organisatrice du
dialogue social, donc de la collaboration entre les classes. Cette nouvelle
société serait chapeautée par le principe de subsidiarité, issu de la doctrine
sociale de l’Eglise, qui, comme le précise l’article I du traité de Maastricht,
est le principe de fonctionnement de l’Union européenne. Il s’agirait donc
d’un type particulier de totalitarisme et de collaboration/intégration,
directement inspiré de Rerum Novarum, notamment du fait de l’influence
cléricale et vaticane (il est vrai que, selon L’Anarcho-Syndicaliste, au début
des années 80, un tiers des députés socialistes étaient passés par des
organisations, notamment de jeunesse, catholiques), par les biais notables
du Parti socialiste (Jacques Delors, par exemple) et de la CFDT, cette
dernière étant perçue comme non décléricalisée (Voir Denis Parigaux,
L’Eglise et la classe ouvrière: l’Action catholique et la CFDT. Le sens d’un
engagement politique, Les tribunes libres d’Informations Ouvrières, Selio,
1987). Or, voici comment l’Eglise définit le principe de subsidiarité:
«Que l'autorité publique abandonne aux groupements de rang inférieur le
soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l'excès son
effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus
efficacement les fonctions qui n'appartiennent qu'à elle, parce qu'elle seule
peut les remplir: diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le
comportement, les circonstances ou la nécessité l'exigent. Que les
gouvernements en soient donc bien persuadés: plus parfaitement sera
réalisé l'ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la
fonction de subsidiarité de toute collectivité, plus grandes seront l'autorité
et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l'état des affaires
publiques» (Encyclique Quadragesimo Anno).
Ce principe, en garantissant la subordination au sein d’une hiérarchie
savamment ordonnée, explique le rôle directeur joué par les institutions de
Bruxelles, et notamment par la Commission européenne, en matière de
droit social. Le Parti des travailleurs dénonce une démocratie et des
élections vidées de leur sens: le Parlement européen ne serait qu’un
parlement-croupion, avec une simple vocation consultative ; le principe des
ordonnances permettrait à l’Europe de généraliser une harmonisation par le
bas des droits sociaux en rendant incontestables dans chaque Etat membre
les directives européennes déréglementatrices ; l’Europe des régions,
l’intercommunalité permettraient de vider de leur contenu démocratique les
instances départementales et municipales, les élus mandatés étant
remplacés par de simples relais aux ordres, chargés d’appliquer des
décisions issues du sommet. La région, notamment, est pointée du doigt
comme le nouvel échelon majeur de l’organisation territoriale de l’Etat, car
- 537 -
il semble que les exécutifs régionaux pourront bientôt déroger à la
législation nationale. «Le préfet de région acquiert un pouvoir supérieur à
celui des ministres de l’actuel gouvernement national», affirme en tout cas
Daniel Gluckstein (Informations Ouvrières, n° 626). Depuis quelques
années déjà, le Parti des travailleurs s’est fait une spécialité de dénoncer ce
dessaisissement de la démocratie.
Quoi qu’il en soit, il bénéficie de l’engagement syndical d’une grande
partie de ses militants: moins intellectuel, plus ouvrier, plus rigoureux, plus
«politique» à de multiples points de vue que la LCR, il centralise et diffuse
des informations précises et se veut plus engagé sur le terrain social. Son
programme minimum se veut au cœur des aspirations populaires:
– interdiction de tous les licenciements ;
– arrêt de toutes les privatisations et renationalisation de tous les services
publics ;
– retour aux 37,5 annuités pour tous, et maintien de la retraite par
répartition à taux plein à 60 ans ;
– refus de toutes les formes de fonds de pension et maintien des régimes
spéciaux ;
– rétablissement et garantie de l'unité de la Sécurité sociale, abrogation
des décrets de régionalisation, réouverture des centres de paiement ;
– libération du budget de la nation du carcan de Maastricht, qui permettra
de créer les milliers de classes et de postes d'enseignants nécessaires ; et qui
permettra, plus généralement, d'affecter les sommes nécessaires à la
création des 80 000 postes qui font toujours défaut dans les hôpitaux, à
l'ouverture des crèches et des PMI, et au bon fonctionnement du service
public de la Poste ;
– abrogation des contrats de travail précaire ;
– maintien des prérogatives des 36 000 communes (Bureau national du
Parti des travailleurs, 10 juin 2002).
Dénonçant les directives européennes, le Parti des travailleurs a beaucoup
insisté sur la réintroduction du travail de nuit des femmes dans l’industrie,
la remise en cause de l’interdiction du travail des enfants de moins de 16
ans, les attaques contre les droits des femmes au travail et les congés de
maternité. Informations Ouvrières a publié des analyses détaillées sur les
lois Aubry, le prétendu «trou de la Sécu», les attaques contre les retraites,
les privatisations. «La démocratie, la justice sociale exigent que soit
reconquise dans ce pays l’interdiction absolue du travail des enfants, que la
loi d’obligation scolaire jusqu’à 16 ans soit intégralement respectée, que le
Code du travail soit restauré dans ses fonctions et l’ordonnance du 22
février 2001 abrogée» (Daniel Gluckstein, «Faisons de ce 8 mars, journée
internationale des femmes, une mobilisation pour la reconquête des droits»,
Informations Ouvrières, n° 528, 6 mars 2002). De même, en avril/mai
2002, le Parti des travailleurs prend une position courageuse: après avoir
- 538 -
présenté son secrétaire national au premier tour, il boycotte le second…
quoique sous le jour original d’une égale soumission des candidats aux
institutions européennes:

«Un deuxième tour opposant Chirac à Le Pen, n’est-ce pas la poursuite


de cette impasse dans laquelle la soumission à Maastricht et la politique de
cohabitation ont conduit le pays ?
• D’un côté, Chirac voulant poursuivre dans tous les domaines la
politique anti-ouvrière et antidémocratique de l’Union européenne.
• De l’autre côté, Le Pen — l’ultra-réaction —, qui parle de
“changement”, mais qui, dans tous les domaines — et son programme
l’atteste —, est prêt à réaliser plus rapidement encore, et jusqu’au bout, la
même politique: réduction drastique des dépenses publiques, privatisations,
remise en cause des régimes de retraite et de la Sécurité sociale,
instauration des fonds de pension, remise en cause du Code du travail et des
droits ouvriers, mesures discriminatoires contre les travailleurs et les jeunes
d’origine immigrée, régionalisation… Bref, tout ce que demande l’Europe
de Maastricht» (Daniel Gluckstein, «Le rejet: c’est la marque du scrutin du
21 avril», Informations Ouvrières, n° 535, 24 avril 2002).

Le Parti des travailleurs est également à l’origine d’une critique cinglante


de la «démocratie participative», dont ATTAC et la LCR font grand cas, en
mettant en évidence qu’il s’agit seulement d’un système associant les
opprimés à leur propre exploitation. Chaque élection, quelle qu’elle soit, est
pour le Parti des travailleurs l’occasion de parler de l’Europe. Il critique la
participation irraisonnée des militants d’extrême gauche aux élections
européennes: «Comment se fait-il que, de 1999 à 2004, aucun député
français siégeant au Parlement européen, et en particulier aucun des
députés qui se réclament de la gauche ou de l’extrême gauche, n’ait
publiquement mis en cause le fait que le Parlement européen n’ait pas
d’autre fonction que d’enrober les directives européennes d’un joli vernis
démocratique ?» (Daniel Gluckstein, «Tous légitiment le Parlement
européen», éditorial d’Informations Ouvrières, n° 636, 14 avril 2004, p. 2).

Le Parti des travailleurs n’a de cesse de flétrir ces comportements


indignes, preuves selon lui que Lutte ouvrière et la LCR ont changé de
camp et qu’il se retrouve seul en course, seul véritable parti ouvrier. Mais si
certaines de ses analyses politiques sont tout à son honneur, on ne peut que
regretter que le Parti des travailleurs n’ait pas cultivé une tradition
d’autocritique, qui lui eût sans doute évité bien des pièges, et notamment
celui d’avoir cristallisé jusqu’à la caricature tous les défauts des
organisations politiques.

- 539 -
SIMPLIFICATIONS ET ALARMISME:
OBSTACLES A LA CONSTRUCTION
D’UNE ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE
Première constatation: les simplifications et les raccourcis, peu dignes
d’une organisation révolutionnaire, sont deux traits inhérents à la culture
politique du Parti des travailleurs. Cela se manifeste notamment par des
interprétations douteuses, par exemple à propos des élections
présidentielles de 2002: «Le rejet: si l’on considère l’ensemble du corps
électoral, il apparaît que six électeurs sur sept ont refusé de voter pour
Jacques Chirac, que 7 électeurs sur 8, ont refusé de voter pour Lionel
Jospin, 7 sur 8 aussi, ont refusé de voter pour Jean-Marie Le Pen» (Daniel
Gluckstein, «Le rejet: c’est la marque du scrutin du 21 avril», Informations
Ouvrières, n° 535, 24 avril 2002). Autre exemple caricatural: la virulente
protestation du Parti des travailleurs contre l’injonction qui lui est faite de
s’intégrer, sur les listes électorales, à la catégorie «extrême gauche», et la
conclusion qu’il en tire: «Chaque candidat est suivi de la mention de son
appartenance politique… sauf ceux présentés par le Parti des travailleurs,
qui ne comportent aucune mention. Plus généralement, comme le dit le
point 3 du texte soumis à la signature des candidats, cette grille signifie que
le Parti des travailleurs n’existera pas dans la centralisation des résultats…
ni, d’ailleurs, dans l’annonce de ses 200 candidats, dissous qu’il est dans la
mouvance “extrême gauche” avec laquelle il n’a rien à voir. Une telle
décision nationale scandaleuse ne constitue-t-elle pas un premier pas dans
l’interdiction du Parti des travailleurs ?» (D.S., «Le Parti des travailleurs
nié dans son existence ?», Informations Ouvrières, n° 538, 15 mai 2002.)
Peut-être plus caricatural encore, le rejet par l’Internationale
révolutionnaire de la jeunesse (IRJ), organisation de jeunesse officieuse du
Parti des travailleurs, des projets de certains hommes politiques de
dépénaliser les drogues douces: il s’agirait en effet de rien moins que
d’un… instrument d’endormissement de la jeunesse, un «moyen de
destruction» au service du gouvernement ! (M.B., «Cannabis, état de faits
ou fait exprès ?», in Jeunesse Révolution, n° 6, mars 2001, p. 6.)
Que les drogues, en poussant les individus vers des paradis artificiels,
participent à les détourner de la réalité, donc des luttes, cela est indéniable:
mais de là à dire que les appels de certains partis en faveur de leur
dépénalisation ne sont qu’une manœuvre démagogique en direction de la
jeunesse, il y avait un pas difficile à franchir. Or, plus encore, la
simplification se manifeste dans l’interprétation par le parti des résultats
électoraux. Ainsi de cette déclaration, qui n’est pas un simple effet de style
mais bel et bien la manifestation d’une constante:
«Ce 21 avril, les travailleurs et les jeunes de notre pays ont clairement
signifié: il faut en finir avec la politique imposée par l’Union européenne. Il
faut en finir avec les plans de licenciements-restructurations, qui plongent
- 540 -
le pays dans une désolation grandissante, chômage, précarité et pauvreté
frappant chaque jour davantage de larges secteurs de la population. Il faut
en finir avec les politiques de privatisation et de déréglementation. Il faut
en finir avec l’étranglement des services publics soumis aux contraintes
budgétaires de Maastricht. Il faut en finir avec les contre-réformes
destructrices de la Sécurité sociale et des retraites, et défendre le droit au
départ à taux plein après 37,5 annuités de cotisation pour tous, public et
privé. Il faut défendre l’existence des 36 000 communes menacées. Il faut
en finir avec la politique de démantèlement des hôpitaux et de l’instruction
publique.» (Daniel Gluckstein, «Le rejet: c’est la marque du scrutin du 21
avril», Informations Ouvrières, n° 535, 24 avril 2002.)
Il est vrai que, à lire Informations Ouvrières, on constate, comme chez
d’autres organisations, une identification constante de l’organisation à la
classe ouvrière: elle en est bien sûr l’avant-garde, mais elle a tendance à
considérer sa pensée propre comme celle de la classe ouvrière et à exercer
un monopole d’interprétation des désirs des travailleurs. Cela est
notamment le cas en période d’élection, où l’abstention semble être
généralement considérée comme un «rejet grandissant» de la politique du
gouvernement, mais aussi plus généralement, et parfois de façon
caricaturale, comme l’expression collective d’une pensée conforme à celle
du parti, indépendamment des diverses causalités du phénomène
abstentionniste. Ainsi à propos des élections régionales de mars 2004: «Le
28 mars, le peuple a rejeté l’Union européenne. Il exige: — le maintien de
la Sécurité sociale de 1945 — le maintien du code du travail — l’abandon
de la régionalisation» (Informations Ouvrières, n° 634, 31 mars 2004).
Cette substitution se traduit aussi par un mode d’action quotidien: la
présentation des militants de l’organisation ou du Parti des travailleurs, non
comme tels, mais comme d’anonymes représentants des travailleurs. Sur
une pétition, dans un article, dans un meeting, des militants s’introduisent à
des titres divers, comme responsables syndicaux, comme simples
travailleurs, sans mention de leur affiliation, donnant ainsi à la pensée de
l’organisation, à laquelle ils disent souscrire, une dimension universelle,
donnant également aux militants eux-mêmes l’illusion que le Parti est
soutenu par la grande masse des anonymes.
C’est sans doute pour la même raison que les publications du parti
rapportent à leur tour des citations de travailleurs anonymes, souvent très
simples, mais mises en exergue: «Un lecteur nous écrit: ʺ″Je n’irai pas voter
aux régionales et je ne serai pas seul !ʺ″» (Informations Ouvrières, n° 631,
10 mars 2004). «ʺ″Si la situation est si brillante, on se demande bien
pourquoi les infirmières, les cheminots et les fonctionnaires sont dans la
rueʺ″ (un cheminot retraité d’Abbeville)» (Informations Ouvrières, n° 483,
18 avril 2001). «Un emploi jeune: ʺ″Si on se retrouve sans rien dans cinq
- 541 -
ans, ça pourrait en énerver quelques-uns et moi le premier» (Jeunesse
Révolution, n° 2, juin 2000). Ainsi Daniel Gluckstein peut-il également
écrire: «Nous vous informons que le 21 février 2002, lors d’une conférence
internationale tenue à Berlin, des femmes de 27 pays se sont constituées en
comité international et ont lancé un appel pour la défense de leurs droits» ;
cette déclaration, sans autre mention, passe sous silence le fait que ce
comité, organisé sous les auspices d’une conférence de l’Entente
internationale des travailleurs et des peuples (l’Internationale animée par le
Parti des travailleurs), est bien loin d’être une rencontre fortuite de simples
militantes anonymes et féministes, d’autant qu’il est signé de la plupart des
responsables hommes du Parti des travailleurs. Cette substitution, en effet,
est à lier avec une pratique assidue du noyautage.
Ainsi, l’Internationale révolutionnaire de la jeunesse (IRJ), créée par des
jeunes trotskystes, présente l’apparence d’une création spontanée, et se
présente comme le fruit du regroupement en 1998 de «80 jeunes d’Algérie,
d’Allemagne, de Suisse et de 25 départements de France» («Qui sommes
nous ?», in Jeunesse Révolution, supplément départemental (13) à Paroles
de jeunes, bulletin de préparation de la CMJR (France), n° 2, octobre-
novembre 1999, p. 1) sans mention aucune des conditions de rencontre de
tous ces jeunes… au sein d’un camp d’été de la Quatrième Internationale.
(Puisqu’il existe presque autant d’Internationales que d’organisations
trotskystes, il faut préciser qu’il s’agit de l’Internationale à laquelle
appartient le Courant communiste internationaliste, et non le Parti des
travailleurs, même si l’Entente Internationale est essentiellement constituée
des organisations adhérentes à la Quatrième Internationale, à l’exception de
quelques organisations comme l’Union des anarcho-syndicalistes en
France.) Se présentant comme révolutionnaire, l’IRJ n’a pas de programme,
pas même de définition de la révolution. Il est vrai que l’absence de liens
officiels avec l’organisation «lambertiste» est censée garantir
l’indépendance de ces structures: or, en organisant l’implication des
militants trotskystes comme une fraction cachée, elle affirme de fait leur
inféodation et leur qualité de cheval de Troie du Courant communiste
internationaliste. En réalité, il s’agit là d’un trait essentiel de la pratique
politique du courant lambertiste.
Il en était en effet de même pour l’Alliance des jeunes pour le socialisme
(AJS), organisation de jeunesse puissante fondée en 1968. Il faut ainsi par
exemple attendre le numéro 4 de Jeune Révolutionnaire, son organe, pour
que le simple nom OCI (Organisation communiste internationaliste) soit
cité: l’article fait alors mention d’une lettre envoyée par le Comité central
de ce parti, présenté comme une organisation ayant la même ligne politique
(Comité central de l’OCI, «Lettre reçue par la rédaction de JR», in Jeune
Révolutionnaire, n° 4, 20 janvier 1968, p. 15). De manière plus claire,
l’AJS dit s’être proclamée «comme organisation des jeunes luttant avec
- 542 -
leurs aînés de l’avant-garde ouvrière pour la réalisation des tâches
grandioses de la révolution socialiste mondiale» et comme «école du
communisme» fondant son activité sur «les principes de Marx, Engels,
Lénine et Trotsky» (AJS, «Projet de manifeste», in Jeune Révolutionnaire,
n° 4, 20 janvier 1968, p. 11). Toutefois, l’«avant-garde ouvrière» est
présentée comme étant les Comités d’alliance ouvrière (CAO), un autre
satellite, et c’est en ce nom que Stéphane Just intervient à la «journée
d’études parisiennes de l’AJS», le 29 septembre 1968.
Les liens avec l’OCI ne sont donc pas clairs, et ils ne sont expliqués, de
1968 à 1978, dans aucun numéro de Jeune Révolutionnaire. Cela ne veut
pas dire que tout le monde soit dupe: les militants savent bien ce qu’il en
est, autant ceux de l’OCI que leurs adversaires, mais les récits d’ex-
militants montrent également que certains jeunes pouvaient croire en
l’indépendance de l’AJS et… ignorer la supercherie, même après avoir
adhéré à cette dernière.
L’organisation apparaît donc implicitement comme une création
spontanée de jeunes sans principes théoriques définis, et la confusion est
telle que le secrétaire de l’AJS de Loire-Atlantique en personne s’y perd:
«Nous avons commis au départ l’erreur de penser que l’AJS était la
branche jeune des CAO», dit-il dans Jeune Révolutionnaire («Interview du
secrétaire de la fédération AJS de Loire-Atlantique», in Jeune
Révolutionnaire, n° 4, op. cit., p. 14). En réalité, même réduite à une
indépendance organisationnelle, l’indépendance de l’AJS ne saurait être
défendue: non seulement les trotskystes y forment une fraction, c’est-à-dire
peuvent manipuler certains jeunes un peu naïfs, mais les documents
internes de l’OCI (Arch. Just., F°delta res 777/III/12:44, «Bilan travail
jeunes») détaillent clairement les finances de l’AJS, révélant une
circulation d’argent et sa qualité certaine de structure neutre permettant
d’attirer des individus sur des bases politiques et pratiques simples pour
ensuite orienter les plus déterminés vers l’OCI. Or, il s’agit d’une pratique
typique du lambertisme… et le plus déconcertant est que les militants
lambertistes semblent croire à leur propre discours.
Les élections peuvent également apparaître comme un élément au service
de cette politique. Ainsi, au-delà des municipales, la récolte des signatures
de maires aux présidentielles est l’occasion pour le Parti des travailleurs de
prendre contact avec des élus attachés à la défense de la démocratie
communale. Ce lien tient une place prépondérante dans le «Carnet de
route» d’Informations Ouvrières (n° 523). Il s’agit surtout de fidéliser et
d’affermir leur éventuel soutien par «la possibilité de constituer ensemble
des comités pour la reconquête de la démocratie et pour la défense des
services publics», qui ne seraient pas seulement «une simple projection du
Parti des travailleurs» mais «un point d’appui» (Daniel Gluckstein, «Le
Parti des travailleurs sera présent à l’élection présidentielle», conférence de
- 543 -
presse de D. Gluckstein à l’issue du conseil national du Parti des
travailleurs, les 12 et 13 janvier 2002, Informations Ouvrières, n° 521, 16
janvier 2002). Toutefois, ce ne sont pas eux qui sont destinés à servir de
points d’appui à l’élection présidentielle, mais l’élection présidentielle qui
est destinée à leur servir de piédestal: «La présentation d’une candidature à
l’élection présidentielle est un moment de ce combat, un point d’appui»
(ibidem). Il y a donc peut-être des raisons strictement tactiques à la lutte
contre l’intégration des 36 000 communes de France à des communautés de
communes, celle-ci étant perçue comme un outil de destruction de la
République, soit le second «aspect essentiel» (ibidem) de la campagne pour
les élections présidentielles d’avril-mai 2002.
Ce substitutisme quotidien, malgré des prétentions inverses, sert de
palliatif à la médiatisation du parti: il donne l’illusion aux militants que le
parti se développe, renforçant ainsi les liens de la communauté
organisationnelle. Il permet de créer des structures neutres et anonymes
d’accueil d’éventuels nouveaux adhérents, que ceux-ci ignorent ou soient
prévenus contre le Parti des travailleurs, dont l’existence va leur être
introduite petit à petit. L’Association de défense de la démocratie
communale, le Comité pour l’abrogation du Traité de Maastricht, le Comité
international «Vie sauve pour Mumia Abu-Jamal», le Comité pour un vrai
syndicat étudiant ou encore celui pour la défense de la gynécologie
médicale – la liste en serait longue – attirent ainsi des militants, des élus,
des professionnels, que le parti va tenter d’intégrer de plus en plus à sa vie
et à son action. A dire vrai, la pratique électorale du Parti des travailleurs ne
peut cacher que le recrutement et la collecte d’argent sont deux traits
essentiels de sa culture politique.

RECRUTEMENT ET ARGENT: LES DEUX MANNES D’UNE


ENTREPRISE POLITIQUE

Le recrutement, en soi, ne saurait être considéré comme un mal. Se


développer est l’objectif premier d’une organisation, et seule la CNT-AIT,
peut-être, peut témoigner d’une certaine défiance à l’égard de
l’accroissement du nombre de militants: «Vouloir construire une
organisation numériquement importante, en singeant les “grandes
organisations” du paysage politique ou syndical actuel conduit à tout, sauf à
la rupture» (Jean Picard, «Réflexions militantes», http://cnt-
ait.info/article.php3?id_article=902). Pour le Parti des travailleurs, en
revanche, la quête de nouvelles adhésions semble être un objectif
primordial.
Un tract connu et attribué à l’OJTR ne donne pas que dans la provocation
lorsqu’il écrit: «Pour certains du genre AJS, se montrer et se compter
devient même le summum de l’action !» Depuis les années 70 et 80,
- 544 -
l’organisation lambertiste a accru l’importance du développement
numérique et financier, armature de la «méthode objectifs/résultats»
caractérisée par la fixation par l’organisation, à échéances régulières, de
nouveaux objectifs très précisément définis à atteindre par les militants.
L’ouvrage de Benjamin Stora, La dernière génération d’Octobre, témoigne
ainsi, par leur intégration dans des chronologies où ils interviennent à
égalité avec les grands événements internationaux, de l’importance des
objectifs financiers définis par le parti. (Ce livre, l’avant-dernier-né des
souvenirs d’ex-militants lambertistes, présente l’étrange paradoxe de
figurer parmi les plus honnêtes, tout en évacuant un certain nombre de
réalités dérangeantes: on y remarque notamment l’absence de distance
critique de Benjamin Stora402 ainsi que son silence sur son activité au
Comité central de l’organisation403.)
A cette époque, la formation des militants se raccourcit: de plus en plus
de militants, extraits notamment des organisations de jeunesse et des
structures satellites, doivent être intégrés à l’organisation. Cette course folle
atteint de tels sommets qu’elle inquiète une partie des cadres, notamment
Stéphane Just et ses camarades. Toutefois, s’il s’est un peu assoupli, ce trait
est devenu constitutif de la culture politique du Parti des travailleurs.
Chaque couverture d’Informations Ouvrières est l’occasion de rappeler le
nombre d’abonnés, celui des adhérents, le montant des sommes récoltées
pour telle ou telle campagne, l’objectif à accomplir. Comme un clin d’œil
au «parti des 10 000» des années 60 et 70, le Parti des travailleurs organise
ainsi chaque année, en grande pompe, une «campagne pour les
abonnements d’été».
Les élections, notamment, cristallisent les déclarations autocélébratoires,
par exemple autour des présidentielles et législatives de 2002: «A travers
les 59 meetings et réunions publiques tenus par le candidat du Parti des
travailleurs, et les dizaines d’autres tenus dans toute la France, près de 400
nouveaux adhérents ont d’ores et déjà rejoint notre parti, et la diffusion de
notre hebdomadaire Informations Ouvrières a connu une progression
significative, passant le cap de 6200 abonnements permanents» (Daniel
Gluckstein, «Le rejet: c’est la marque du scrutin du 21 avril», Informations
Ouvrières, n° 535, 24 avril 2002). Informations Ouvrières est, à ma

402
La critique de Karim Landais est ici fort diplomatique vis-à-vis d’un collègue
historien. En effet, cette absence de sens critique de Benjamin Stora le pousse à
reprendre sans commentaires les chiffres, notoirement faux, publiés dans la presse
de l’OCI sur ces meetings et rassemblements divers ! (Y.C.)
403
Edwy Plenel, dans Ma part d’ombre, se montre tout aussi silencieux sur ses
activités internationales pour la LCR, ce qui est d’ailleurs parfaitement son droit –
à condition de ne pas appâter le lecteur par des confidences… sur ce qui restera
dans l’ombre ! (Y.C.).
- 545 -
connaissance, le seul journal où l’on peut lire pendant des pages et des
pages le récit par les militants, euro après euro, numéro après numéro,
adhérent après adhérent, de leurs gains comme de leurs ventes.
Il faut dès lors constater que ce trait provoque quelques conséquences
malheureuses. L’autocélébration occasionne la perte du sens des réalités.
Elle accroît le phénomène de «bulle», de contre-communauté, qui isole les
militants du monde extérieur et les lie affectivement à l’organisation.
L’alarmisme du parti quant à une situation sociale toujours plus dégradée,
des ennemis politiques toujours plus agressifs, l’absence de toute solution
alternative en dehors du Parti des travailleurs, légitiment l’emploi du terme
de secte. En faisant du développement de l’organisation un but en soi, et
non plus un moyen d’atteindre des objectifs, les militants sont amenés à
perdre le sens de l’engagement, à n’avoir plus de lien politique avec le
parti, voire à lui être aliénés, ce qui accroît encore l’emprise de la
bureaucratie partidaire. Plus que d’autres, le Parti des travailleurs a fait de
son auto-perpétuation une fin en soi, ce qui facilite toutes les évolutions
politiques.
Par exemple, le Parti des travailleurs, qui a de bon droit dénoncé la loi sur
la parité comme une atteinte à l’égalité, et qui se targue de ne pas bénéficier
de financements de l’Etat et de garantir son indépendance en reversant
ceux-ci à «un fonds d’aide ouvrière international», peut, sans créer de
remous internes, annoncer dans Informations Ouvrières qu’il va accepter de
se plier à la loi sur la parité sous peine de… perdre les financements qu’il
dit rejeter. On voit bien, alors, que ce n’est pas la mentalité en soi qui est à
mettre en cause: les moyens seront toujours reliés aux fins.

DES AMBIGUITES DE LA «RECONQUETE DE LA


DEMOCRATIE»

Les élections peuvent illustrer d’autres hésitations, d’autres volte-face,


qui ne se limitent pas à des considérations tactiques, même s’il s’agit
toujours officiellement de cela. Ainsi, alors qu’en 1994 Daniel Gluckstein
est à la tête d’une liste pour l’Europe des travailleurs et de la démocratie,
qui ne récolte que 0,43 % des suffrages, le Parti des travailleurs décide en
1999 de ne plus se présenter aux élections européennes. Après avoir dressé
la liste de tous les reculs sociaux imputables à la construction européenne,
Informations Ouvrières s’exclame: «Voilà le programme de l’après-13 juin.
Aucun mandat aux institutions européennes ! Ne votez pas !» («L’Europe
dont personne ne parle», Informations Ouvrières, n° 388, 9 juin 1999, p. 2).
Il s’agit en effet d’exprimer son rejet «des politiques de déréglementation et
de privatisation, de licenciements et de flexibilité découlant des traités de
Maastricht et d’Amsterdam», dont les différents gouvernements nationaux,
de droite ou de gauche, seraient tous des «relais». Il s’agit aussi de rejeter le
- 546 -
«prétendu «Parlement» européen» («Le rejet», Informations Ouvrières, n°
389, 16 juin 1999, p. 2).
Il est alors curieux de noter que la prise de position «travailliste» semble
à la fois relever d’un calcul démagogique et d’une position de principe, et
non d’une analyse politique. En effet, Marie-Claude Schidlower, tentant de
répondre à la question «Avons-nous eu raison ?», le fait par un article dont
la moitié est consacrée à l’énumération des chiffres de l’abstention. (Marie-
Claude Schidlower, «Avons-nous eu raison ?», Informations Ouvrières,
ibidem, p. 7). Cela veut-il dire, alors, que c’est l’attitude de la majorité qui
détermine la légitimité d’une position politique, ou, en d’autres termes,
qu’il faut tâcher de prévoir et de s’adapter aux fluctuations des masses ?
Comme si les travailleurs n’étaient pas suspects de réactions souverainistes
et d’opinions réactionnaires, ou simplement d’une attitude passive aux
multiples causalités !
D’autre part, si le Parlement est présenté, à bon droit, comme une
assemblée fantoche et sans marge de manœuvre, la perspective d’un usage
tribunicien de cette élection n’est absolument pas envisagée dans
Informations Ouvrières, comme si l’Europe devait signifier «le Mal»,
comme s’il y avait un abîme de nature entre Europe et Cinquième
République, que les lambertistes ont pourtant toujours dénoncée. Car il est
vrai qu’identifier la participation à des élections à une acceptation du
régime qui les organise est une position lourde de sous-entendus: le Parti
des travailleurs ne se retrouverait-il pas à légitimer la Cinquième
République et ses différents rouages, puisqu’il se présente aux autres
élections ?

Toutefois, la position adoptée par le Parti des travailleurs en juin 2004, à


partir des mêmes constatations sur la politique de l’Union européenne, est
tout autre. En 2004, il s’agit d’axer la campagne sur la défense de la
Sécurité sociale et… la dénonciation de l’Europe. D’une part, il est vrai, le
parti dénonce à nouveau la fonction du Parlement européen ainsi que le rôle
que les élus y jouent.
Mais il part de ce même constat pour aboutir à la conclusion: «Il y aura
donc des listes du Parti des travailleurs à ces élections européennes»
(Informations Ouvrières, n° 637, 21 avril 2004, p. 3). Daniel Gluckstein
change donc complètement d’optique: «Pour nous […] se présenter ou non
à des élections n’est pas une question de principe. Et je dirais, même
s’agissant d’institutions aussi frelatées et antidémocratiques que le
“Parlement” européen, ce n’est pas une question de principe». Dès lors, le
Parti des travailleurs semble adopter une position moins idéologique en se
déclarant déterminé à utiliser l’élection pour que son message, celui du
rejet de la Constitution européenne, de Maastricht, de l’Europe, «puisse
être entendu», «précisément […] dans ce cadre où les uns et les autres, à
- 547 -
part nous, sont sur le terrain de l’acceptation des institutions de l’Europe»
(ibidem). Il s’agirait encore de témoigner la volonté de résistance du parti.
A en croire Daniel Gluckstein, cette nouvelle orientation fut adoptée à la
majorité du Conseil national et validée par 85 % des délégués, contre 15 %
soutenant la position traditionnelle voulant qu’il serait contradictoire de se
présenter aux élections d’un régime qu’on dénonce. Tout en ne rejetant pas
a priori ces statistiques, il faut aussi préciser ce que tout ancien militant
sait: le contrôle social, à l’intérieur du parti, est si fort que l’accroissement
du nombre de consultations (bien réduit) n’empêcherait pas les militants de
continuer à avaliser des revirements pourtant contraires à leur formation et
à leur culture politique.
Quoi qu’il en soit, en cessant de considérer que le fait de se présenter ou
non à des élections relève d’une question de principe, une idée que certains
anarchistes primaires défendent, le Parti des travailleurs semble avoir fait
peau neuve. Réflexion sur l’usage des élections mise à part, une
organisation révolutionnaire doit pouvoir saisir tous les moyens de se faire
connaître et surtout de faire connaître ses idées. L’élévation du niveau de
conscience paraît devoir être une tâche de tous les instants. Toutefois, le
Parti des travailleurs est-il une organisation révolutionnaire ? Et son
Courant communiste internationaliste en est-il une ?
La question mérite d’autant plus d’être posée que le Parti des travailleurs
n’a de cesse de rejeter, pour le désigner, le qualificatif d’«extrême gauche»,
qui équivaudrait, selon lui, à la «gauche de la gauche», c’est-à-dire à une
fraction combative mais partie prenante d’une identité de gauche, au même
titre que le Parti socialiste ou les Verts. Il entend ainsi insister sur sa
filiation vis-à-vis de la «gauche» historique, dont il serait le dernier
représentant. D’une part, il est vrai qu’il oublie un temps pas si lointain où
le PCI servait de garde rapprochée au Parti socialiste mitterrandien, un
temps où il modérait ses critiques à l’encontre du gouvernement. D’autre
part, il faut noter que le programme du Parti des travailleurs est toujours un
programme minimum, l’ultime aboutissement étant toujours enfermé dans
la vague et démagogique formule de la «convocation d’une Assemblée
constituante qui décidera des formes de la démocratie voulue par le
peuple». Dès lors, il s’agit surtout pour nous de mesurer les conséquences
de son insistance sur le rôle de l’Europe.
En effet, s’il est vrai que, pour le Parti des travailleurs, l’horizon est la
«reconquête de la démocratie», c’est bel et bien la République, autrefois
honnie, qui est proposée comme un contre-modèle, positif, à celui, néo-
totalitaire, de l’Union européenne (Daniel Gluckstein, «L’actualité
confirme la nécessité de mettre à l’ordre du jour la reconquête de la
démocratie», Informations Ouvrières, n° 522, 23 janvier 2002). En réalité,
le Parti des travailleurs semble confondre la défense des acquis avec celle
des cadres dans lesquels (mais aussi contre lesquels) ils ont aussi été
- 548 -
conquis: la République et la nation, implicitement liées à l’idée de
démocratie.
«Au nom de l’Union européenne, sont remises en cause, avec la
régionalisation, l’unité de la République et de la nation, les conquêtes de la
Révolution française. […] Ces atteintes sont portées à un tel niveau,
remettant en cause les acquis de la démocratie politique, que la Quatrième
Internationale considère devoir inscrire dans son combat la défense de
toutes les conquêtes qui ont précisément fondé la démocratie politique.»
(Pierre Lambert, «La Quatrième Internationale et la démocratie»,
conférence donnée en décembre 2000, in Daniel Gluckstein et Pierre
Lambert, Itinéraires, Rocher, 2002, p. 208.)
Il ne s’agit pas de dire que le Parti des travailleurs a pris le parti de
l’impérialisme français mais, à trop diaboliser l’Union européenne, il en
arrive à certaines extrémités. S’il s’agit toujours de lutter contre la
Cinquième République, on ne peut que constater un accroissement de la
confiance en l’Etat et en la nation.
En premier lieu, en expliquant, à la différence de l’Union des anarcho-
syndicalistes, que l’Europe est le valet de l’impérialisme américain, le Parti
des travailleurs en arrive à présenter comme des victimes ceux-là mêmes
qui sont les artisans d’une politique capitaliste. Daniel Gluckstein, en
insistant sur le rôle de l’Europe – «l’Europe, c’est les privatisations,
l’Europe, c’est l’éclatement de la République une et indivisible, c’est les
décentralisations, c’est les délocalisations» –, développe une position très
confuse qui ne désigne pas la véritable cause du problème: le capitalisme.
Ainsi, à force d’insister sur l’étendue de la remise en cause, de multiplier
les comparaisons audacieuses entre la France de 2004 et l’Italie de 1926,
d’opposer Jules Ferry (véritablement glorifié dans Itinéraires) aux
différents ministres de l’Education nationale, le Parti des travailleurs ne
procède à rien de moins qu’à une réhabilitation de la Troisième
République.
Un maire d’une petite commune, Gérard Schivardi, porte-parole de la
révolte de 2 000 de ses collègues, a ensuite dénoncé la casse méthodique de
la République et des services publics par la régionalisation et les directives
de Bruxelles, et a invité à se saisir des élections cantonales de mars
prochain comme point d’appui et de ralliement. «[…] Oui, sans autre appui
que celui de milliers de travailleurs, de citoyens réunis dans les centaines
de petites réunions, dans les meetings pour organiser dans chaque ville
cette bataille, une force indépendante se rassemble, ʺ″fidèle à la République
de la Révolution françaiseʺ″, contre la régionalisation, pour la rupture avec
l’Union européenne, pour la reconquête de la démocratie, des services
publics et des droits fondamentaux des travailleurs» (Yann Legoff, «Un
appel entendu», Informations Ouvrières, n° 626, 4 au 10 février 2004, p. 2).

- 549 -
La République serait-elle l’égale du socialisme ? La notion de
démocratie, au cœur de ce projet de reconquête, n’est semble-t-il conçue ni
tout à fait comme la démocratie bourgeoise, ni comme le socialisme. Mais
est-elle un programme minimum ou un programme maximum ? A en croire
le Parti des travailleurs, l’abrogation du traité de Maastricht, programme le
plus minimum et le plus réformiste qui soit, constituerait une sorte de
panacée, un coup de baguette magique pouvant tout résoudre. Le parti, pour
autant, ne se penche aucunement sur les conditions et les conséquences de
la réalisation de cette mesure. De plus, à force d’insister sur l’«exception
française» et de donner au terme de nation, même opposé à l’Europe des
régions, un contenu positif, le Parti des travailleurs risque d’intégrer à sa
culture de nouveaux éléments douteux susceptibles de l’entraîner sur une
position bien savonneuse.
D’ores et déjà, le glissement s’opère. La lutte contre l’intercommunalité
s’accompagne ainsi d’un éloge de la démocratie communale. Le Parti des
travailleurs refuse de se présenter aux élections régionales de mars 2004,
mais valorise sa présence aux cantonales du même mois. Il met en évidence
le taux d’abstention aux premières, mais se garde de s’attarder sur celui des
secondes. Le Parti des travailleurs qui, depuis 1984, continue malgré tout
d’espérer la désaffection du Parti socialiste et du Parti communiste, fait
grand cas des discussions avec les anciens staliniens, qui sont
régulièrement extrapolées dans Informations Ouvrières.
Il en fut ainsi pour Jean-Jacques Karman, ou pour Rémy Auchedé, qui,
pourtant, après avoir fait liste commune avec le MDC aux régionales de
1998, soutient encore Chevènement aux dernières présidentielles. Mais,
plus encore, le Parti des travailleurs ne craint pas de présenter directement
des listes communes avec le MDC, l’odieux parti nationaliste de Jean-
Pierre Chevènement, auteur des circulaires du même nom. Il ne craint rien,
enfin, lorsqu’il affirme qu’il appartient au projet d’Assemblée constituante,
non de servir d’introduction à un changement révolutionnaire, mais de
«refonder une authentique République» («La démocratie, c’est le peuple
souverain», déclaration du Bureau national du Parti des travailleurs, 29
mars, Informations Ouvrières, n° 634, 31 mars avril 2004, p. 3). En résumé,
il semble bien que le Parti des travailleurs surfe sur une vague populiste
afin d’agréger à son organisation tous les déçus de l’Europe, tous ceux qui
vénèrent la République, quitte pour cela à faire des concessions au
souverainisme.

EN GUISE DE CONCLUSION

Le Parti des travailleurs développe quelques analyses intéressantes:


l’Europe est bel et bien une étape qualitative dans le cadre de l’association
capital/travail, la démocratie participative est bel et bien une fumisterie, les
- 550 -
étudiants ont bel et bien besoin d’un véritable syndicat. On ne peut que
constater le caractère souvent concis de ses informations et prises de
position, la précision et la lisibilité de ses revendications. Le Parti des
travailleurs a très tôt décrypté les mécanismes de constitution de l’Europe
de Maastricht, l’intégration approfondie des organisations syndicales et
politiques par le biais de la subsidiarité. Sa forte implantation syndicale lui
permet de détailler les projets de loi et les mesures gouvernementales avec
rigueur et d’en livrer parfois des analyses pertinentes, bien loin de
l’empirisme sentimental de certains anarchistes. Toutefois, une fois enlevée
ce qui se révèle être une armature para-syndicale, le consommateur
politique et le militant se heurtent au flou de son programme de plus long
terme. Or, c’est précisément son projet de société, et non pas ses
revendications – qui, si elles sont bienvenues, ne constituent pas la raison
d’être d’une organisation politique –, qui éclaire la nature du Parti des
travailleurs et conditionne les réactions que nous devons avoir à son égard.

En effet, la plupart des revendications du Parti des travailleurs sont des


exigences de court terme, auxquelles il est difficile de ne pas donner son
adhésion. Et c’est sur de semblables chartes minimalistes (défense de la
Sécu, abrogation du traité de Maastricht, etc.) que le parti se présente aux
élections, crée des comités, des associations, pour recruter des militants sur
des bases très concrètes, très précises, mais aux implications non moins
floues. Se cantonner à cela serait mésestimer la véritable nature du
lambertisme.
Ainsi, il serait vain de rechercher dans Informations Ouvrières une
quelconque dimension théorique ; de même, dans les années 60 et 70,
l’OCI aurait pu se targuer d’être la seule organisation d’extrême gauche à
n’avoir pas intégré à sa culture les perspectives relativement nouvelles du
féminisme. Pour le lambertisme, la réflexion théorique s’est arrêtée avec la
mort de Trotsky en 1940: dès lors, tout a été dit, et l’unique référence
devient le parcours même de l’OCI-PCI.
La théorie lambertiste manque singulièrement d’actualité, ce qui peut
encore accroître l’incommunicabilité entre ceux qui l’ont assimilée et les
«autres» militants révolutionnaires. Dans La Vérité, organe du CCI, les
seules réflexions sont économiques… et d’ailleurs parfois quelque peu
vaseuses. Malgré tout, un jeune qui adhère au Parti des travailleurs,
confronté à l’absence totale de formation et en quête de réflexions plus
théoriques, est presque nécessairement voué à adhérer au CCI, qui présente
l’avantage de dispenser une formation à ses adhérents, qui plus est
relativement cohérente. Toutefois, même au CCI, où l’on se réfère à la
révolution bolchevik, le long terme est flou, notamment en ce qui concerne
le Parti des travailleurs, car on oscille entre prôner une instrumentalisation
au service d’une révolution trotskyste et se limiter à une «Assemblée
- 551 -
constituante». Surtout, on sent bien qu’il y a un décalage entre la référence
à Trotsky et la défense de la République. Dès lors, étant donné l’absence de
démocratie interne, le long terme dépend des fluctuations de la lutte entre
les différents clans de la bureaucratie et des choix de celle-ci.
De fait, c’est uniquement en décortiquant les différents aspects de sa
culture politique que l’on peut être à même de se faire une idée des
évolutions possibles du Parti des travailleurs et de caractériser sa nature de
parti néostalinien. Sachant que la multiplicité des niveaux de
cloisonnement, notamment dans le cadre des relations brumeuses avec
Force Ouvrière, accroît le manque de lisibilité. Avoir milité au Parti des
travailleurs, comme Daniel Erouville (Qui sont les trotskystes ?,
L’Harmattan, 2004), sans avoir pris conscience du problème fondamental
que représente le phénomène bureaucratique, c’est avoir perdu son temps.
Tant que le lambertisme n’aura pas pris conscience de la nécessité d’une
réflexion profonde sur le phénomène organisationnel, et il est illusoire qu’il
s’y attelle, l’on ne pourra que craindre les dangers d’une évolution politique
vers des positions bien moins révolutionnaires, bien plus nationalistes, et
surtout prévoir son évolution vers des positions véritablement
réactionnaires. (Ainsi, le Comité pour la réintégration des exclus du Parti
communiste internationaliste, fondé par Stéphane Just après son exclusion,
avait progressé en tant qu’organisation en prenant quelques mesures
formelles pour le retour à une véritable démocratie interne. Toutefois, en
évoquant le «révisionnisme» comme principal problème du Parti
communiste internationaliste, en se cantonnant à l’analyse marxiste
traditionnelle qui fait de toute organisation politique le strict reflet de la
lutte des classes, en refusant de réfléchir au poids très important de la
culture politique et des comportements individuels, cette organisation ne
pouvait qu’imiter la maison mère.)
Où va le Parti des travailleurs ? Bien malin qui saurait répondre à cette
question. Toutefois, son rapport aux élections entre dans le cadre de son
rapport au monde. Il renforce parfaitement son visage de secte politique
isolée du monde réel et se complaisant dans un millénarisme d’autant plus
effrayant qu’il émane d’un groupe bureaucratique, d’une entreprise
politique se contentant d’engranger des bénéfices et ne se souciant que de
son auto-perpétuation sans aucune considération pour sa raison d’être et sa
finalité, d’une armée en marche au sein de laquelle les individus, s’ils ne
sont pas aux commandes, n’ont aucune autonomie de pensée.
Tout cela ne peut que conduire à considérer que le Parti des travailleurs,
qui n’est, pour reprendre l’expression de Georges Petit, que
«subjectivement antistalinien» (Petro (Georges Petit), «Trotskysme et
stalinisme», in Socialisme ou Barbarie, n° 10, juillet-août 1952, p. 40), est
un regroupement malfaisant pour lequel il ne saurait être question de voter
– pour ceux qui gardent des illusions sur le vote contestataire – et avec
- 552 -
lequel il ne saurait être question de s’acoquiner durablement. Il me semble
en effet, et c’est là pour moi la première leçon à tirer de la révolution russe,
comme la première leçon de mon engagement lambertiste (Tout jeune
militant, j’ai appartenu au Parti des travailleurs, et non à son Courant
communiste internationaliste, de 1999 à 2001), qu’il existe un rapport
intrinsèque entre démocratie interne et externe, entre
fonctionnement/culture organisationnels et projet de société. Ainsi, s’il est
vrai que le Parti des travailleurs peut encore donner, à ceux qui ont oublié
ce qu’il peut être, quelques leçons de militantisme ; s’il n’est pas exclu que
nous menions certains combats aux côtés de ses militants, il ne faut pas
oublier que ceux-ci, issus du trotskysme, nés en tant que secte de son
incapacité à comprendre l’origine de la bureaucratisation, n’ont plus avec
lui aujourd’hui qu’un rapport idéologique et ne sont même pas dignes de
figurer au sein de ce que Paul Mattick appelait le «vieux mouvement
ouvrier». De tous ceux qui se réclament de ce mouvement et de son
histoire, les militants du Parti des travailleurs sont en effet et sans conteste
ceux qui ont le moins appris de ce siècle.
Karim Landais

- 553 -
Présentation critique
Ecrit pour un séminaire404 intitulé «Approches sur la sociologie et
l'histoire des trotskystes», à l’Institut d’histoire contemporaine de
l’université de Bourgogne, cet article reprend sous une forme résumée les
principaux thèmes que Karim va développer dans son DEA. Contrairement
au Cahier noir, ce texte se veut une contribution scientifique, présentée
dans un cadre universitaire, même si l’écœurement du militant se fait
parfois sentir: sa discussion sur les statuts de l’organisation, auxquels il
accorde une grande attention, relève plus du sentiment d’injustice que de
l’analyse politique.
Karim s’applique ici à définir un vocabulaire adapté à décrire
l’organisation trotskyste à laquelle il consacre ses recherches. Il la compare,
quoique souvent de façon implicite, au Parti communiste français plutôt
qu’à d’autres organisations issues du trotskysme: même style ouvriériste,
même hostilité aux intellectuels, même patriotisme de parti, même
sectarisme, même violence, et surtout, même pratique de l’exclusion
dramatisée.
C’est que Karim s’intéresse tout particulièrement à la question des
relations de pouvoir et aux formes de socialisation dans l’organisation
politique. Il met en place son approche, sociologique et psychologique, de
l’action militante. En effet, lorsqu’on ouvre les nombreux livres consacrés à
l’histoire du trotskysme, on est assez vite découragé par l’énumération des
campagnes politiques, des divergences et des scissions, qui ne laisse pas
place à la réalité quotidienne des militants: c’est au contraire cet angle
d’approche, moins institutionnel, plus humain, que Karim a choisi.
On sent, entre les lignes, une interrogation profonde: comment ces
personnes qu’il a interrogées, qui ont pour la plupart passé une dizaine
d’années dans le Parti, ont-elles pu tenir un tel rythme, subir une telle
pression personnelle, intellectuelle et financière ? Lui-même, brièvement
militant du Parti des travailleurs – qui est loin d’avoir la même exigence
envers ses adhérents en dehors du courant trotskyste – n’a pas tenu aussi
longtemps. En termes de réponse, il hésite entre deux options: le
militantisme comme mode de vie, comme cadre de socialisation, avec ce

404
Le lecteur remarquera que, dans ce texte, les propos de Karim Landais sont
rarement affirmatifs et que de nombreuses phrases commencent par « il semble
que ». Cette lourdeur de style et cette prudence tranchent avec le ton parfois
pamphlétaire de ses écrits politiques. Elles correspondent aux règles en usage chez
les historiens, règles que Karim souhaitait respecter scrupuleusement, non
seulement parce qu’il y était professionnellement obligé, mais aussi parce qu’il
croyait au bien-fondé d’une certaine « déontologie » scientifique. (Y.C.).
- 554 -
que cela peut entraîner de conformisme, et la soumission à l’autorité, une
thématique qui va l’orienter vers la réflexion libertaire.
Mais parfois se dégage une autre piste, jamais explorée de façon
systématique: cet incommunicable sentiment de ne pas avoir le choix, parce
que le Parti est Le chemin de la révolution, et le socialisme la seule chose
qui donne un sens à la vie, «le seul but qu'une intelligence contemporaine
puisse s'assigner», selon la citation portée en exergue de la revue Carré
rouge – fondée par des lambertistes en rupture.
Curieusement, dans ses interviews, Karim consacre fort peu de place à
l’après-rupture, à l’après-exclusion. Qu’est-ce que cela fait, de ne plus
avoir de cadre de socialisation, d’être contraint de changer de mode de vie ?
Comment vit-on le fait de perdre le chemin de la révolution, ou de
découvrir qu’on a pris la mauvaise route pour s’y rendre ? La comparaison
avec les démissionnaires et exclus du Parti communiste français, qui ont
tous vécu ce drame personnel, aurait pourtant pu attirer son attention.
Le fonctionnement de la hiérarchie, les relations entre militants, les
pratiques de cloisonnement – dont il ne mentionne que brièvement les
raisons et les origines – suscitent l’intérêt de Karim. Il insiste surtout sur le
rôle des «petits chefs», la pression de l’encadrement, la mise en place d’une
couche de permanents salariés de l’organisation, qui tirent satisfaction de
leur position – et de leur propre place dans la hiérarchie. C’est à la fois le
résultat de sa méthode d’analyse, fondée sur la psychologie, et de son
propre ressenti d’ancien militant.
En dépit d’une approche qui se veut historique, cette approche évacue
trois questions.
Premièrement, comment s’est mise en place la structure lambertiste ? Il
faut rappeler que la logique de cloisonnement et de semi-clandestinité de
cette organisation a été façonnée successivement par la Résistance, par le
soutien aux nationalistes algériens du MNA de Messali Hadj, par la
pression constante exercée par l’hostilité du Parti communiste français, et
par la pratique de l’entrisme dans les syndicats et les autres organisations
politiques.
Deuxièmement, il évoque en une seule ligne un facteur essentiel, qui est
le sentiment de chaque militant d’être «dépositaire et représentant d’un
tradition». Or, cette sensation est un élément, psychologique en
l’occurrence, essentiel pour expliquer la manière dont les militants adoptent
et assument les pratiques de l’organisation.
Troisièmement, Karim n’explique pas véritablement le succès des
méthodes adoptées par les lambertistes, qui leur ont permis de devenir, à
partir d’une poignée de militants, un élément notable du paysage syndical
français – à défaut d’être une véritable force politique.
En définitive, s’il décrit correctement le fonctionnement de l’organisation
comme celui d’une «entreprise politique», en insistant sur sa machine
- 555 -
financière et sa structuration pyramidale, il évacue la question de son
efficacité, de sa rationalité interne du point de vue de l’appareil. Autrement
dit, le chercheur, qui cherche à mettre en place des outils d’analyse, se
heurte à l’ancien militant, frappé par l’injustice sans pouvoir, comme les
témoins qu’il interroge, échapper totalement à l’emprise ambiguë de
l’Organisation.

Nicolas Dessaux

- 556 -
Militantisme
et individualité
au sein de l’OCI-PCI
Cette intervention se base avant tout sur mon travail de DEA, soit l’étude
d’une douzaine d’entretiens ainsi que des archives de Stéphane Just à la
BDIC. Elle se base également surtout sur une période antérieure à la
fondation du Parti des travailleurs, pour laquelle je disposais de moins de
sources. Elle n’a donc pas la prétention d’écrire l’histoire de l’organisation
que l’on peut qualifier de «lambertiste», en raison du rôle fondateur de
Pierre Lambert, mais simplement de proposer quelques pistes introductives
à l’étude d’une organisation qui n’a pas autant suscité l’intérêt des
historiens que la Ligue communiste révolutionnaire, alors même que toutes
deux sont issues du même «vieux» PCI trotskyste en 1952 et qu’elles ont
eu une influence politique tout à fait comparable. En revanche, la
comparaison s’arrête là, car si la LCR peut être présentée comme une
organisation toujours en prise avec son époque, ayant fait évoluer son
identité trotskyste jusqu’à la remettre en cause, l’organisation «lambertiste»
s’est, au contraire, toujours présentée comme l’héritière fidèle de la doxa
trotskyste et des traditions du mouvement ouvrier. La maîtrise d’Emmanuel
Brandely, soutenue ici à Dijon sous la direction de Jean Vigreux, qui visait,
en proposant une première étude de l’OCI-PCI, à réparer une injustice de
l’histoire, mettait bien cela en évidence, quitte parfois à prendre le risque de
tomber dans un travers partisan qui consiste à consacrer l’organisation
officielle ou formelle. Par ailleurs, ce très utile travail, qui entendait
également répondre aux quelques ouvrages de journalistes, dont on connaît
l’empressement et les partis pris, ne permettait pas non plus de rompre avec
la tradition des militants qui écrivent sur eux-mêmes, du fait notamment de
l’orientation «événementialiste» qui le guidait. En effet, il me semble que
c’est tout le sens de ce séminaire d’insister encore une fois sur la nécessité
d’impulser à l’histoire des organisations une perspective beaucoup plus
sociologique, notamment en direction de la culture politique, afin de leur
restituer leur complexité et d’œuvrer en faveur d’une théorie qui permette
de les comprendre. Il me semble ainsi qu’il serait bénéfique d’accorder plus
d’intérêt aux relations de pouvoir, qui ne doivent pas se limiter aux
processus décisionnels, et d’ouvrir l’histoire à une orientation plus
psychosociologique, plus à même d’étudier l’interaction entre individu et
organisation. Or, l’histoire de l’OCI-PCI illustre à merveille la nécessité de
- 557 -
cette évolution: en effet, se focaliser sur l’histoire événementielle et
idéologique de ce parti serait n’aborder qu’un aspect somme toute
insignifiant de la réalité, qui exige que l’on s’intéresse à ce parti du point de
vue de ses militants, c’est-à-dire à la fois comme une entreprise politique et
une contre-société.

A. UNE ENTREPRISE POLITIQUE

J’emprunte la notion d’entreprise politique à Michel Offerlé, qui la


définit comme «un type particulier de relation dans laquelle un ou plusieurs
agents investissent des capitaux pour recueillir des profits politiques en
produisant des biens politiques» (Michel Offerlé, Les partis politiques,
PUF, 1986, p. 22). Appliquée à l’OCI-PCI, cette notion prend un sens
particulièrement fort dans la mesure où l’organisation léniniste a toujours
été conçue comme l’organisation la plus efficace, et l’OCI-PCI comme
l’héritière la plus digne de cette conception dans le mouvement trotskyste
français. Il s’agit de présenter ses méthodes particulières de taylorisation
politique et son incidence en termes de bénéfices de même nature. Comme
on va le voir, le parti tout entier est structuré pour accomplir des objectifs
concrets, articulés autour de la méthode objectifs-résultats, ce qui se traduit
en termes organisationnels par une structure extrêmement pyramidale.

1. Une organisation tournée vers l’efficacité

Ce qui caractérise avant tout le militantisme au sein de l’organisation


«lambertiste», c’est son aspect réglé et planifié, ainsi que, des années 60
aux années 80, son rythme soutenu. Philippe Campinchi rapporte à ce sujet
les propos d’André Bergeron, qui affirme: «Face aux communistes à 17
heures, mes militants mettent leurs chaussons et allument la télévision, les
trotskystes, eux, commencent leur porte-à-porte» (Philippe Campinchi, Les
lambertistes, Balland, 2001, p. 121). Il est difficile de donner des raisons
précises405 à ce fait, qui peut sans doute être lié à un contexte plus général
405
Cet « activisme » est déterminé par des facteurs qui n’ont, à mon avis, rien de
mystérieux: les organisations trotskystes sont (et ont toujours été depuis soixante-
dix ans) des groupes minoritaires disposant de faibles moyens matériels, ayant une
implantation ouvrière ou populaire extrêmement réduite et qui prônent des idées
allant le plus souvent complètement à contre-courant de l’idéologie dominante : si
elles veulent exister sur la scène politique, elles ont absolument besoin de militants
dévoués 24 heures sur 24, et pas seulement de permanents (d’ailleurs pour payer
ses permanents une petite organisation a besoin de cotisations élevées). Ce
volontarisme des trotskystes est loin de leur garantir le succès, comme en
témoignent par exemple leurs résultats électoraux, ou leurs maigres cortèges dans
les manifestations de masse. S’ils s’étaient montrés plus « cool », les trotskystes
- 558 -
d’ «imminence de la révolution» et de croissance de l’organisation, mais il
semble qu’il s’agisse à la fois d’une résultante d’une certaine taylorisation
politique et d’un facteur culturel.
J’emploie le terme de taylorisation à dessein, car il semble que
l’organisation soit avant tout habitée par un désir d’efficacité, qui lui fait
mettre en place ce que l’on appelle la «méthode objectifs/résultats», dont
l’objectif est de rationaliser l’action politique dans le but d’en tirer le plus
de bénéfices, et notamment en termes de croissance La méthode objectifs-
résultats consiste à donner à chaque militant des objectifs très précis en
termes de ventes de journaux, de signatures de pétition, de recrutement.
Lorsqu’on lit l’ouvrage de Benjamin Stora, La dernière génération
d’Octobre, on constate ainsi que les chronologies qui ouvrent chaque
chapitre donnent autant d’importance aux grands événements
internationaux qu’aux objectifs des campagnes financières de l’OCI,
formulés au franc près. Ces objectifs semblent être fixés au plus haut
niveau de l’organisation et répartis entre les différents secteurs jusqu’aux
cellules. Les militants s’engagent à les atteindre et doivent permettre à la
direction d’effectuer un suivi en tenant une comptabilité stricte dont ils
doivent répondre en réunion. Il est frappant de voir qu’ils tiennent une
place tellement importante que, toujours selon Benjamin Stora, la méthode
objectifs-résultats constitue, selon Pierre Lambert, «l’essence même du
bolchevisme». Les termes en sont ainsi politisés, voire militarisés, afin de
les resituer dans le cadre de la lutte des classes et du projet révolutionnaire
et de stimuler la vigueur militante. On parle ainsi de la «bataille pour le
journal».
Selon un ex-militant, Vincent Présumey, la centralisation des résultats
peut s’effectuer tous les soirs, le responsable de cellule transmettant les
chiffres au responsable départemental. Celui-ci cite encore le cas de
Christian Nenny, le dirigeant de Clermont-Ferrand, un des bastions de
l’OCI, qui prétend faire jurer aux militants qu’ils atteindront les objectifs.
Cette conduite martiale implique un engagement de tous les instants, propre
à culpabiliser les militants qui portent, en cas de résultats moindres, la
responsabilité directe de l’échec de la révolution prolétarienne. Ainsi,
Bernard, un autre ex-militant, explique, comme Vincent, qu’on les incitait à
vendre et à faire signer leurs proches, ce qu’ils faisaient d’autant plus
volontiers qu’ils avançaient eux-mêmes l’argent des journaux, qu’il leur
arrivait souvent d’acheter eux-mêmes en cas d’invendus, pour ne pas être
dénoncés. En effet, le fait de ne pas atteindre ses objectifs est considéré
comme une faute politique majeure, censée signifier que le militant en

auraient disparu depuis longtemps de la scène politique ! Dans ce cadre


défavorable, chaque organisation « invente » ses formes spécifiques de
militantisme afin de tirer le maximum de ses adhérents. (Y.C.)
- 559 -
question n’est pas assez convaincu, impliquant dès lors une nouvelle
discussion politique. De plus, ces objectifs peuvent être très importants,
exigeant par exemple, en 1973, une augmentation de 50 % des effectifs en
quelques mois.
Cette constante sollicitation des militants conduit à une séparation entre
ceux qui pensent et ceux qui agissent, soit l’appareil et la base, qui, en dépit
d’une bonne formation théorique, semble avoir peu l’occasion de penser en
dehors des cadres prescrits. En effet, les militants trotskystes ne militent
pas qu’à l’OCI. Ainsi, Vera Daniels parle des multiples engagements des
étudiants, qui sont à la fois à l’OCI, à l’AJS, à l’UNEF-ID, à la FERUF,
c’est-à-dire à la fédération des résidents de la région, voire à Force
Ouvrière pour ceux qui sont surveillants. Il y a encore les différents comités
et associations impulsés par l’organisation. Le terme le plus utilisé par les
ex-militants interrogés est «24 heures sur 24». Ils évoquent tour à tour les
collages de nuit, les pétitions, les manifestations, la lutte avec les staliniens,
la nécessité des camps d’été pour les étudiants, etc. Bernard, cadre militant
au milieu des années 80, évoque encore huit à dix réunions par semaine en
période calme. L’engagement financier est également très important, 10 %
du salaire, comme l’affirme Pierre Simon. Mais il faut rajouter à cela
l’abonnement aux publications de l’organisation, la participation aux
campagnes et aux activités financières comme l’achat des locaux, à Lyon,
par exemple. Bernard, qui gagne 3 500 francs par mois, dit avoir
systématiquement donné aux alentours de 500 francs. Toutefois, il ne
faudrait pas croire que ce militantisme, s’il est encadré, repose uniquement
sur la coercition: si ce système a pu se maintenir pendant plusieurs dizaines
d’années, c’est que les militants l’acceptaient. Bernard dit qu’ils trouvaient
que c’était normal. Ludovic explique avoir été plutôt demandeur. Charles
Berg, encore, affirme que rien n’était demandé. Il faut dire quand même
que les autres militants parlent d’un suivi régulier, et Pierre Simon évoque
quelque chose qui ne se faisait pas naturellement. Il faut donc évoquer une
pratique culturelle, mais reposant sur la négation par les militants de leurs
propres besoins et sur la régulation par ceux de la base, qui se culpabilisent
entre eux: ainsi, le fait d’acheter soi-même les journaux se fait-il en secret.
De même, Pierre Simon évoque les reproches de ses camarades lorsqu’il lui
arrivait d’acheter un meuble. Cela fait que le poids du militantisme se
ressent individuellement, et ne débouche collectivement et au mieux que
sur une résistance passive – et encore celle-ci n’est évoquée que par
Ludovic, qui a milité à la fin des années 90. En effet, il semble que la fin
des années 80 corresponde à une atténuation des exigences et de la rigidité
organisationnelle, même s’il est difficile de dire s’il s’agit d’un simple
contrecoup des départs à répétition, d’une conséquence de la fondation du
Parti des travailleurs et du CCI ou également d’une perméabilité du parti à
un phénomène de société, c’est-à-dire la volonté des individus d’avoir plus
- 560 -
de liberté, ce qui implique un nouveau rapport au militantisme.
Les bénéfices de cette taylorisation sont alors plus que mitigés. En
premier lieu, il faut dire que l’OCI remporte des victoires, réelles ou
perçues comme telles par ses militants, ce qui justifie leur engagement.
Sans doute faudrait-il faire un décompte précis des actions menées par les
trotskystes, mais il est indubitable que ceux-ci agissent efficacement, d’une
part sur le terrain économique, mais aussi politiquement: la libération de
Léonid Pliouchtch, par exemple, est un événement marquant qui cristallise
l’attention du paysage politique et médiatique. A en croire certains ex-
militants, comme Bernard, l’OCI-PCI est également la seule organisation
d’extrême gauche à remplir les grandes salles de spectacle parisiennes.
Toutefois, ce bilan doit également être mitigé par le fait que la grande
rigidité du parti ne convient pas à tout le monde: d’une part, le recrutement
semble se faire sans empathie, dans une seule perspective comptable, et,
outre le rejet que cela peut susciter, il semble que, dans le cadre d’une
autosatisfaction perpétuelle, voire d’une concurrence interne, les militants
fassent preuve d’un certain aveuglement en ayant tendance à considérer
toute discussion avec un individu comme une marque d’intérêt, et toute
invitation réussie comme une pré-adhésion. Mais en réalité, le cadre rigide
et pyramidal du parti, en bannissant la discussion, en excluant toute
contestation plutôt qu’en tentant de l’intégrer, perd de nombreux militants.
Et comme l’écrit Michel Dreyfus à propos du Parti communiste, si le parti
ne se renforce pas, il se construit bien en s’épurant.

2. Un cadre rigide et pyramidal

Le fonctionnement de l’OCI-PCI, en lien avec son souci de rentabilité


politique, repose sur plusieurs principes: la verticalité, le cloisonnement, la
discipline. De fait, à bien y regarder, il semble que le centralisme
démocratique soit plus une référence idéologique qu’un outil de
fonctionnement. Pierre Broué, opposant le parti bolchevik à l’organisation
«lambertiste», utilise à son égard le terme de «centralisme bureaucratique».
Il semble en effet que l’égalité entre les militants soit loin d’être une réalité
au détriment des militants de base, mais au profit de ce qu’on peut appeler
un «appareil». La séparation entre ceux qui pensent et ceux qui agissent
incite dès lors à interroger la nature de cet appareil et à rechercher le lieu
d’exercice du pouvoir.
L’organisation «lambertiste» reprend le mode de fonctionnement
bolchevik. Les cellules sont la base du parti: elles sont professionnelles ou,
par défaut, géographiques, puis fédérées en rayon, qui sont eux-mêmes
fédérés en secteurs. Certains ex interrogés expliquent toutefois que la
différence entre les deux n’était pas évidente. Mais lorsque Marcel Thourel,
ancien militant communiste, intègre le vieux Parti communiste
- 561 -
internationaliste, il s’exclame: «Du point de vue organisation, aucune
surprise». Il juge toutefois ce dernier plus démocratique, alors que
l’organisation «lambertiste» façonnée dans les années 50 semble beaucoup
plus proche du Parti communiste, la taille en moins. En effet, la structure
du parti est très pyramidale, et plus les militants sont bas dans la hiérarchie,
plus leur marge de manœuvre est étroite. En premier lieu, le cloisonnement
règne, probablement à l’origine pour garder le secret que nécessitent
certaines pratiques: le travail d’entrisme au sein du Parti socialiste, les
activités clandestines en Espagne, et surtout à l’Est, voire encore les
relations avec Force Ouvrière ou, à en croire Christophe Bourseiller, avec
la franc-maçonnerie, et même le service d’ordre, ne sont connues que d’un
nombre limité de militants, qui ne rendent de comptes qu’au Bureau
politique, voire, semble-t-il, qu’à certains membres et surtout à Pierre
Lambert. Pour certains ex, et même pour Alexandre Hébert, le Comité
central ne paraît que le lieu d’enregistrement des décisions et de répartition
des tâches. Pour beaucoup, c’est même une entité un peu mystérieuse, née
semble-t-il dans les années 70, le secrétariat du Bureau politique, qui est le
véritable centre du pouvoir. En dernière extrémité, les ex-militants
s’accordent à dire que Pierre Lambert en est le centre du centre. J.C.
Cambadélis écrit ainsi dans Le chuchotement de la vérité que ce dernier
administrait le groupe. Néanmoins, la notion de cercles dirigeants paraît
plus pertinente pour désigner les processus décisionnels. D’une part, des
personnages comme Charles Berg ou Jean-Christophe Cambadélis, l’un au
sein de la jeunesse, l’autre des étudiants, semblent avoir bénéficié d’une
certaine autonomie. D’autre part, il semble que certaines personnes aient
joué un rôle influent dans l’organisation, quitte à ne pas en être membres,
comme par exemple Alexandre Hébert. En tout état de cause, l’organisation
est pyramidale, et le centralisme démocratique, qui garantit une liberté
absolue dans la discussion et une discipline absolue dans l’action, semble
surtout se limiter à son aspect répressif. Par exemple, le rapport de l’OCI-
PCI aux élections n’est pas clair. Si les membres du Comité central sont
élus par le Congrès, certains ex, comme Bernard, évoquent une «sacrée
présélection» des candidats, proposés par la direction sortante. Aux niveaux
inférieurs, il semble que ce soit surtout la cooptation qui règne, même si
celle-ci semble surtout se faire sur un mode de suggestion: les responsables
de cellule, de rayon, de secteur sont choisis par l’échelon supérieur.
L’orientation et l’encadrement du militantisme se voient donc également
à la fragilité du processus démocratique. Certes, le débat existe, mais il
semble que la peur de la scission hante l’OCI depuis celle de 1952.
Alexandre Hébert, notamment, fait de cette phobie un des traits
fondamentaux du caractère de Pierre Lambert. Dès lors, comme l’écrit
Emmanuel Brandely, la création de tendances ne fait pas partie de la
culture politique de l’OCI-PCI, qui semble les considérer comme le
- 562 -
commencement d’une scission. Certains comme Charles Berg disent ainsi
que le centralisme démocratique est appliqué jusqu’au sein du Bureau
politique: à savoir que les débats y sont circonscrits et que la position
adoptée doit ensuite être défendue par tous les responsables qui y siègent.
Ce procédé maintient l’organisation dans la fiction d’une unicité de pensée
du sommet à la base et renforce la conviction, lorsqu’une opposition ou une
tendance se déclare, qu’il s’agit de l’œuvre d’une clique. Selon Alexandre
Hébert, le principe de Pierre Lambert est, à propos de Force Ouvrière, que
lorsqu’on dénonce la politique de la direction, c’est qu’on veut scissionner.
Selon lui, les trotskystes identifient l’organisation et l’appareil. Et si ce trait
fait vraiment partie de la culture de l’organisation, cela explique l’absence
de volonté de créer des tendances ainsi que le grand conformisme des
militants. Par ailleurs, les quelques tendances qui ont pu être créées, par
exemple celle de Pierre Broué, ou encore celle de Drut au tournant des
années 90, sont presque immédiatement suivies d’une exclusion. Cela peut
expliquer l’efficacité des mécanismes de présélection: en effet, si différents
points de vue peuvent se manifester dans le Bulletin Intérieur, celui-ci ne
paraît que peu avant le congrès, et encore, semble-t-il, encadré par le
Bureau politique. Plus encore, les congrès, apothéose de la démocratie,
peuvent connaître d’autres limitations: ainsi Ludovic Wolfgang apprend-il
à ses dépens que les débats d’un congrès ne sauraient prendre place en
dehors du cadre défini par le précédent. D’autre part, au niveau micro-
organisationnel, si des avis divergents peuvent s’exprimer en cellule, il
semble que cela concerne surtout des éléments mineurs, ne remettant pas en
cause les principes fondamentaux et n’entravant pas la marche de l’effort
militant.
Pour tout dire, un des paradoxes du courant «lambertiste» est d’associer
l’affirmation de ce que Nicolas, un ex-militant, qualifie d’«anti-
substitutisme» et des procédés d’action qui consacrent en réalité l’effort
inverse. Par exemple, pour ce qui est des différentes organisations de
jeunesse, celles-ci, qu’il s’agisse de l’AJS ou de l’Internationale
révolutionnaire de la jeunesse, se sont toujours présentées en externe
comme des organisations indépendantes, allant jusqu’à ne pas parler de
l’OCI-PCI dans leurs publications respectives, menant leurs propres
campagnes de recrutement. Or, à en croire certains ex-militants, ces
organisations avaient véritablement valeur de passerelle d’accueil avant
d’accéder à la véritable organisation, une fois qu’on était repéré, formé et
recruté. Les militants recrutés auraient même eu des consignes de
discrétion afin de ne pas faire croire à la récupération. Il semble en aller de
même pour les différents comités et associations créés par l’organisation
«lambertiste»: ils ressemblent à des structures neutres et plus larges, ce sont
des associations à but unique (pour la défense de la gynécologie médicale,
pour l’abrogation du traité de Maastricht, pour la libération de Mumia-Abu-
- 563 -
Jamal) à caractère de front unique. Toutefois, le fait de ne pas mentionner
le terme trotskysme en leur sein aboutit à l’exact inverse de ce qui était
attendu par l’organisation, à savoir démonter les accusations de
récupération.

A écouter les anciens militants, il me semble que cette ambiguïté est


sincère, mais il est probable qu’il s’agisse là d’une intériorisation par la
base du discours de l’organisation. D’autres, comme Bernard, affirment
sans nuances que le Parti des travailleurs était pour eux, à l’origine, un
véritable cache-sexe. Il semble paradoxalement que ce cache-sexe soit
devenu la plus grande ambiguïté des trotskystes: il n’est en effet ni tout à
fait une véritable SFIO, en raison du rôle prédominant que joue le CCI en
son sein, ni un véritable cache-sexe, dans la mesure où celui-ci a acquis une
certaine stabilité et intégré des militants qui, au bout de plusieurs années,
continuent à ne militer qu’au Parti des travailleurs. Seule la force de
l’idéologie peut expliquer la conciliation de ces deux traits contradictoires
que sont la culture de l’avant-gardisme et la promulgation d’initiatives de
front unique.
Ainsi Alexandre Hébert rapporte-t-il une anecdote: à Nantes, à la réunion
d’un Comité pour l’unité de la République, les militants trotskystes
trouvent le moyen d’inviter le secrétaire du Parti des travailleurs, ce qui
soulève l’indignation de ceux qui ont souscrit à ce comité et dénoncent une
manipulation. Or, les trotskystes croient alors qu’il s’agit d’une
manifestation de haine dirigée directement contre le Parti des travailleurs. Il
semble en définitive qu’ils n’aient pas une véritable culture de la
démocratie.
La recherche de l’efficacité, la peur de la scission, expliquent le fort
encadrement du militantisme. Il semble toutefois que la notion de
taylorisation politique soit insuffisante à définir le fonctionnement interne
de l’OCI-PCI. En effet, s’en tenir à cela serait ne considérer que
l’organisation formelle, soit l’organisation rationnelle, telle qu’elle a été
planifiée. Il reste à expliquer comment et pourquoi les individus peuvent
tout à la fois structurer et subir le fonctionnement organisationnel en allant
un peu au-delà du politique proprement dit.

B. LES LIMITES D’UN IDEAL-TYPE

1. Contre-société, contrôle social et orthodoxie

Le terme de «secte» est un des qualificatifs qui a été le plus employé à


propos de l’OCI-PCI par les médias et par ses adversaires. Ce terme, qui est
éminemment polémique, a globalement été rejeté par les historiens. Or, il
faut bien comprendre qu’il a deux sens. Premièrement, un sens commun,
- 564 -
qui ne saurait être applicable ici. Deuxièmement, un sens marxiste, que
rappelle par exemple le révolutionnaire américain Hal Draper, qui renvoie à
une organisation basant ses frontières sur des idées et un programme
abstrait, coupé des luttes sociales (Hal Draper, «Vers un nouveau départ,
l’alternative à la micro-secte», traduction partielle de l’original anglais
publiée par les Cahiers Léon Trotsky, n° 69, mars 2000, pp. 55-71). Il faut
bien sûr préciser que son utilisation se situe dans un cadre polémique, et
que ce n’est pas l’objet de mon discours. Toutefois, le rejet scientifique de
cette notion ne doit pas faire passer sous silence, comme l’écrit Anne
Morelli dans Militantisme et militants, que le comportement du militant, en
particulier de gauche, est comparable au comportement religieux.
En premier lieu, on peut par exemple se poser la question de la dimension
communautaire du parti. Ce thème a notamment été abordé par Annie
Kriegel qui, dans Les communistes français, évoque un parti «devenu un
mode et un milieu de vie». Le concept de contre-communauté, notamment,
est employé à propos du PCF par les historiens du communisme, et Annie
Kriegel, dans Le pain et les roses, l’utilise pour qualifier la social-
démocratie allemande. Il semble bien, en effet, à écouter les anciens
militants, que leur militantisme relevait du même phénomène. Plusieurs
militants évoquent les termes de «bocal», de «bulle», d’«univers» ; il est
vrai qu’il semble logique qu’un parti de masse, surtout s’il impulse un
rythme militant effréné, devienne pour des milliers de militants un lieu de
sociabilité exclusif, voire représente un milieu de vie attirant car alternatif
et donnant l’impression d’échapper à un système que l’on rejette. C’est un
peu le genre de conceptions que l’on retrouve chez certains anarchistes
individualistes, partisans des «milieux libres» où l’on expérimente la
société de demain. Il est vrai aussi que, encore aujourd’hui, quoique dans
une moindre mesure, on assiste à une diabolisation du monde extérieur, du
fait d’une culture politique propre à évoquer une bourgeoisie aux aguets,
éventuellement coalisée avec ceux que les «lambertistes» appellent les
« pablistes » (c’est-à-dire les militants LCR) et les staliniens. On évoque le
complot contre l’OCI ou même le Parti des travailleurs. Le parti acquiert
ainsi une dimension quasi messianique, et ceux qui le quittent paraissent
être passés de l’autre côté de la barricade, au point que l’on entretient leur
rejet. Les ex-militants évoquent ceux qui, encore vingt ans après,
continuent à changer de trottoir en les voyant, et ils se rappellent d’ailleurs
avoir fait de même. D’autre part, plusieurs ex-militants rapportent les
réprimandes et la désapprobation que peut susciter le désir d’accorder de
l’importance à une vie de famille, de conserver des amours ou des amitiés
en dehors du parti, surtout si celles-ci concernent des militants d’autres
organisations.
Toutefois, il me semble que plusieurs traits peuvent invalider cette notion
de contre-communauté. En premier lieu: la taille de l’organisation, qui
- 565 -
n’offre pas les structures multiples et variées (clubs de musique, de sport,
associations culturelles, etc.) nécessaires à la resocialisation intégrale de ses
militants. En deuxième lieu, et surtout, l’absence de volonté de la direction
d’impulser une telle démarche contre-communautaire. En effet, il
semblerait au contraire, comme j’ai pu l’écrire dans mon travail de DEA,
que la hiérarchie du parti se soit régulièrement élevée contre l’association
de la politique et de ce qu’un ex-militant appelle les «histoires
sentimentalo-sexuelles». Certes, il semblerait, comme l’a écrit Yves
Coleman à propos de Lutte ouvrière, qu’il s’agirait encore une fois de
rendre l’engagement militant plus rentable politiquement, de la même façon
qu’on reproche à Jan Valtin, dans Sans patrie ni frontières, d’avoir une
compagne et qui plus est d’avoir une compagne non communiste. Mais
aucun des ex-militants que j’ai rencontrés ne fait part d’une tentative
d’immixtion des cadres dirigeants dans sa vie personnelle et affective. Il
semblerait donc que le terme de contre-société, qui renvoie moins à un
principe d’autarcie, soit plus apte à qualifier l’organisation «lambertiste». Il
semblerait également que les tendances communautaires conviennent plus
particulièrement au monde des étudiants, à qui l’on impose, par souci de
compenser l’absence d’exploitation ouvrière, le rythme militant le plus
effréné, sans oublier de mentionner l’importance de l’UNEF-ID, et qui sont
plus particulièrement touchés par le phénomène de mélange des sentiments,
des relations sexuelles et du militantisme.
Dans un autre registre, les notions de contrôle social subjectif et
d’orthodoxie semblent plus appropriées pour expliquer le caractère du
militantisme au sein du parti. Alex Mucchielli définit le contrôle social
comme «la capacité d’un groupe social à rendre effectives ses normes et ses
règles, à faire en sorte qu’elles soient appliquées par ses membres» (Les
motivations, Paris, Que sais-je, PUF, 1981, p. 85). Celui-ci peut d’une part
être objectif, c’est-à-dire procéder d’un contrôle direct et conscient de la
part de certains agents, et on a vu que c’est un phénomène très présent au
sein de l’OCI-PCI, ou subjectif, c’est-à-dire faire suite à un «besoin de
quiétude culturelle» (ibidem, p. 84). Il s’agirait dans ce cas d’une notion
que je rapprocherais de celle d’orthodoxie. Jean-Pierre Deconchy qualifie
d’orthodoxe un individu qui accepte – et même demande – que sa pensée,
que son langage et que son comportement soient réglés par le groupe
idéologique dont il fait partie et notamment par les appareils de pouvoir de
ce groupe. Un groupe orthodoxe, c’est en fait un système social qui
programme ce type de régulation.
Dans le cas de l’OCI-PCI, l’existence d’une culture orthodoxe peut
expliquer, en même temps que la croyance au parti et que le manque de
culture démocratique, l’inertie militante face aux contradictions entre
théorie et pratique ou aux différentes exclusions qui ont marqué la vie de
l’organisation. En effet, j’évoquais (notamment dans mon mémoire) le
- 566 -
thème des statuts du parti, peu en accord avec sa vie politique: une
tendance semble être une quasi-impossibilité, et l’exclusion s’ensuit
généralement, ainsi que le rapportent l’intégralité des ex-militants
interrogés. On peut également évoquer les silences de ces statuts, qui sont
restés inchangés de 1967 à 1991, sur le fonctionnement de certains organes:
on ne parle pas des rayons, des secteurs, de l’organisation de la vie en
cellule. Peut-être plus grave encore, on ne parle pas du Bureau politique:
seul l’article V-5 y fait très implicitement référence en stipulant que «le
comité central peut déléguer ses pouvoirs entre deux de ses sessions à un
organisme et à un seul, qu’il désigne en son sein» (Statuts du Parti
communiste internationaliste, p. 8). Enfin, il est notable de constater que les
exclusions de militants de premier plan comme Michel Varga [alias Balasz
Nagy], Stéphane Just ou Pierre Broué n’ont pas donné lieu à beaucoup de
contestation interne et surtout à peu de départs. A ce sujet, un ex-militant,
Vincent Présumey, qui n’était pourtant pas favorable à Stéphane Just,
affirme que si les militants avaient été fidèles à leur formation et à leurs
idées initiales, ils l’auraient suivi ou auraient exigé sa réintégration. Il est
certain en effet que la «ligne de la démocratie» et l’orientation en faveur du
Parti des travailleurs à partir du début des années 80, qui représentent un
tournant majeur dans la ligne défendue jusqu’alors, n’ont pas suscité une
grande contestation, et le caractère très pyramidal de l’OCI ne peut
apparaître comme un élément signifiant en soi. L’orthodoxie apparaît donc
comme un élément constitutif de la culture politique lambertiste, peut-être
issu de plusieurs éléments comme la volonté des individus de rationaliser
un engagement prenant en affermissant leur sentiment de confiance, le
sentiment qu’il n’existe aucune autre alternative politique ainsi que
l’absence de culture démocratique ou encore leur attachement affectif à
l’organisation ?
En tout état de cause, ce trait ne peut que mettre en lumière une certaine
aliénation de la base militante, donc la place inégale des individus au sein
de l’OCI-PCI, situation ne découlant pas obligatoirement de critères ou de
nécessités politiques.

2. La place inégale des individus

La question du pourquoi du militantisme occupe régulièrement les


chercheurs en sociologie politique, notamment lorsqu’il s’agit d’aborder la
question des rétributions. Au cours des interviews menées dans le cadre du
DEA, les anciens dirigeants de l’OCI tels que Charles Berg, Pierre Broué
ou même Boris Fraenkel ont par exemple insisté sur le rapport trouble du
principal dirigeant de l’organisation avec l’argent. Toutefois, à défaut de
sources tangibles et de témoignages d’autres militants pour étayer cette
accusation, elle ne peut que rester au statut de rumeur. D’autre part, il est
- 567 -
litigieux de s’en tenir à une explication utilitariste. Si l’on ne saurait
imaginer un individu militant dans une organisation sans que cela ne lui
apporte aucun plaisir, s’il est certain que l'organisation doit apporter à
l'individu des bénéfices individuels qui vont l'inciter à consacrer de son
temps et de son énergie à la défense d'une cause, les rétributions du
militantisme ne se réduisent pas à des rétributions matérielles. Il existe des
récompenses immatérielles et le plaisir de militer, la satisfaction morale en
font partie. Dans un article intitulé «Economie des partis et rétributions du
militantisme» (Revue française de science politique, février 1977). Daniel
Gaxie distingue deux types de rétributions individuelles. Tout d'abord les
gratifications matérielles qui dépendent des capacités distributives de
l'organisation. Il peut s'agir de responsabilités ou d’un poste de permanent
au sein de la structure, d'un emploi, d'un poste dans l'appareil d'Etat lorsque
le parti gagne une élection. Ensuite, on a les gratifications symboliques qui
se situent à un niveau psychoaffectif. Ce sont la convivialité, l'estime,
l'admiration, le prestige ou encore l'acquisition d'un savoir, la constitution
d'un capital de relations sociales. Les satisfactions psychologiques sont
nombreuses. Dans mon DEA, j’ai choisi de mettre l’accent sur la pulsion
d’emprise, peu étudiée en psychologie, et à plus forte raison dans les
sciences sociales, alors même que, puisqu’elle semble consacrer l’existence
d’une aspiration inhérente à l’homme au pouvoir et à la domination, elle
devrait apparaître comme un des thèmes fondamentaux de toute recherche
sur le politique et a fortiori de tout projet politique. Elle pourrait ainsi
apparaître comme le principal moteur des relations de pouvoir. A l’opposé,
il y a cette fameuse soumission à l’autorité, qui peut être librement
consentie, que l’on a déjà évoquée, et qui a été médiatisée par la célèbre
expérience de Stanley Milgram.
L’expression de soi en milieu organisationnel dépend donc directement
de la place qu’on occupe au sein du parti ou par rapport au parti, des
possibilités et des obligations qu’elle confère, tout comme elle dépend de
données individuelles comme le niveau d’étude, la culture, l’expérience, le
caractère ou encore les motivations. Il y a, comme l’écrit Yvon Bourdet à
propos du syndicalisme, différents types d’engagements militants: les
«idéologues» (qui sont plus ou moins mus par des considérations morales),
les «pratiques» (qui veulent défendre leurs intérêts) et les «affectifs» (qui
ont agi sous influence). Néanmoins, une fois l’adhésion formalisée, tous les
individus réagissent et participent à des phénomènes psychosociologiques
qui apolitisent la démarche militante et mettent à mal la vision idéal-
typique de l’organisation en allant au-delà de sa formalisation, en rompant
le contrat qui en est la base. En l’absence de contrepoids, les militants
organisés sont donc aliénés et dépendants, ils sont aussi inégaux et n’ont
plus les mêmes motivations. Pour les militants de base, les rétributions du
militantisme consistent essentiellement en l’intégration d’un cadre de
- 568 -
socialisation, l’acquisition d’un savoir-faire militant, on devient le
dépositaire et le représentant d’une tradition, d’un projet fondamental, qui
peut faire office de substitut de personnalité. Cela, ainsi que les éventuels
combats gagnés, tout comme cette satisfaction morale de participer à une
grande œuvre, peuvent expliquer leur soumission à un pouvoir dont la ligne
directrice n’est pas toujours politique. Pour les cadres intermédiaires et
dirigeants, en effet, s’ajoute le plaisir d’avoir des responsabilités, de
planifier de coordonner, de diriger, qui peuvent devenir une fin en soi.
Les explications psychoaffectives abondent dans les récits des ex-
militants eux-mêmes lorsqu’il s’agit d’expliquer les comportements de
certains anciens camarades. On revient souvent sur la notion de petit chef,
sur des comportements machos, ou simplement guidés par des
préoccupations sexuelles.
Il est vrai que, dans le cas de l’OCI-PCI, les comportements individuels
pourraient avoir d’autant plus d’importance qu’ils ne sont pas pris en
compte par une doctrine et une culture politique axant les problématiques
organisationnelles sur une dimension socio-économisante. De même, le
manque de démocratie interne, dans le cadre d’un fonctionnement rigide et
hiérarchisé, pourrait être un élément aggravant. Enfin, il faut également
citer le cas particulier des permanents. Les permanents sont des «militants
professionnels», «dans la définition léniniste d’un révolutionnaire
professionnel» (Charles Berg). Toutefois, ils modifient la structure du
pouvoir, et ce à double titre:
– D’une part leur rapport au militantisme est changé: d’abord parce que la
vision de la réalité est altérée et s’idéologise ; ensuite parce que les
motivations ne sont plus les mêmes.
– D’autre part, certains, en fonction de leur place dans l’organisation,
pourraient être amenés à ne pas prendre position contre leurs supérieurs,
qui sont aussi leurs employeurs. Il pourrait même s’instaurer une norme
informelle de réciprocité de bonnes faveurs, propre à faciliter l’émergence
d’une véritable classe de permanents. Rolande Trempé reprend notamment
une partie de ces interrogations dans un article sur le mouvement ouvrier
français («Sur le permanent dans le mouvement ouvrier français», Le
Mouvement Social, numéro 99, avril-juin 1977, p. 39). Il semble à cet égard
que l’OCI-PCI ait bénéficié d’un important appareil de permanents par
rapport à sa taille: si, d’après Charles Berg, il n’y avait qu’un demi-
permanent au début des années 60, Stéphane Just en évalue le nombre à
plus de 100 au moment de son exclusion, en 1984 («Comment le
révisionnisme s’est emparé de la direction du Parti communiste
internationaliste»). Il faut ajouter à cela les permanents des organisations de
jeunesse successives (peut-être une dizaine au tournant des années 70) et
surtout les permanents syndicaux qui, à en croire certains ex-militants,
accordaient une partie de leur temps à leur organisation politique, même si
- 569 -
ceux-ci ne sont pas aussi dépendants vis-à-vis de l’organisation. Pour
Stéphane Just, la qualité de permanents d’une bonne partie des militants du
Comité central joue dans le sens d’une subordination, à plus forte raison
quand ils sont étudiants, car ils n’ont a priori aucun débouché professionnel
en cas d’abandon de fonctions. Pour Charles Berg, être permanent est
incompatible avec le fait d’avoir des opinions.
Tous ces facteurs jouent dans le sens d’une altération du contrat et du
projet organisationnel. Les comportements individuels, en lien avec la
culture politique et la structure organisationnelle, représentent donc un
facteur d’évolution de l’organisation, un facteur qui pourrait avoir
beaucoup modelé l’organisation «lambertiste». Les individus ont en
définitive un rapport paradoxal à l’organisation, qui apparaît comme une
structure aliénée, bâtie par les hommes mais leur échappant. Dans ce cadre,
certains ex présentent implicitement leur exclusion ou leur départ comme
une reconquête de leur libre arbitre face à une machine fonctionnant en
cycle fermé. Il est vrai que l’OCI-PCI, en comparaison avec la Ligue, s’est
remarquablement peu ouverte aux idées nouvelles: la doctrine politique est
figée, associant histoire du bolchevisme et du mouvement ouvrier, le relais
étant ensuite pris par l’histoire de l’organisation. Trotsky est présenté
comme un modèle indépassable. L’exclusion de Boris Fraenkel peut ainsi
témoigner d’une grande méconnaissance d’auteurs comme Wilhelm Reich,
condamné sans être lu. Plusieurs ex-militants expriment notamment des
regrets quant aux thématiques féministes, qu’ils auraient souhaité aborder
ou intégrer au parti. La question des genres semble être perçue comme
devant être résolue par la révolution, et Vera Daniels, militante lyonnaise,
affirme même qu’il était interdit de fréquenter les réunions féministes. Plus
encore, la quasi-totalité des ex citent l’expression «pas un point, pas une
ligne» pour désigner la volonté d’affirmer coûte que coûte l’actualité du
Programme de transition. Bernard ou Ludovic évoquent une lecture de
Lénine «à la cisaille» pour prouver que les forces productives se sont
transformées en forces destructives, ou encore que l’Europe est une
création de l’impérialisme américain.
Néanmoins, si ce cadre théorique paraît infiniment rigide, il ne me
semble pas que l’organisation «lambertiste» puisse être qualifiée de «parti
passoire». La plupart des ex-militants que j’ai interrogés sont restés autour
de 8-10 ans. Cela dit, il me paraît difficile de faire des statistiques à partir
de 15 témoignages, d’autant que l’on a généralement tendance à interroger
les ex les plus connus, qui sont souvent ceux qui y sont restés le plus
longtemps. Néanmoins, il faut noter que l’OCI, du fait même de son
intransigeance doctrinale, semble être restée en dehors du reflux militant de
l’après 1968, contrairement peut-être à la LCR. En revanche, et peut-être
encore contrairement à la Ligue, la rigidité de la structure organisationnelle,
qui rend le débat difficile, explique la violence de certaines exclusions et la
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difficulté à quitter l’organisation sereinement. La plupart de ceux que j’ai
interrogés ont quitté l’organisation de leur propre chef, même s’il semble
que leur départ était pour certains aussitôt transformé en exclusion. Le
nombre d’exclusions, ramené à une période s’étalant sur une cinquantaine
d’années, paraît toutefois assez important: plus d’un tiers de ceux que j’ai
interviewés ou compte interviewer. A l’exception notable de Charles Berg,
les ex-militants, s’ils ne vouent pas un ressentiment féroce à l’égard de leur
ancien parti, n’hésitent pas à le qualifier eux-mêmes de secte, à le
condamner politiquement, tout en entretenant de bons souvenirs,
notamment celui d’une formation politique de très bonne qualité, et ce
même pour des individus issus de grandes écoles.
Conclusion
Pour conclure, je dirais donc que, à certains égards, l’organisation
«lambertiste» est plus proche du Parti communiste que de la LCR. Son
apparent respect de la tradition en fait une intéressante porte de réflexion
sur l’identité communiste et cela pose par là même la question de l’identité
trotskyste. Toutefois, le militantisme au sein de l’OCI-PCI paraît à bien des
égards beaucoup plus original, requérant un investissement et une
intégration soutenus des individus, sans qu’il soit pour autant possible de
parler d’organisation totale. Il devient dès lors intéressant de questionner la
relation de ce mode de fonctionnement avec les mécanismes
psychosociologiques. Je crois que c’est Milton Friedman qui disait que tout
consommateur a un comportement de passager clandestin ; il me semble
que c’est aussi le cas pour les consommateurs politiques que sont les
militants, tout en comprenant bien que les individus subissent, peut-être
plus qu’ils n’en initient, des dynamiques qui échappent au contrat
organisationnel.

Karim Landais

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- 572 -
Glossaire
Ce glossaire a été rédigé pour tenter d’aider le lecteur non initié à
s’orienter dans le maquis des sigles et des organisations, et pour
comprendre les nombreuses allusions des personnes interviewées à des
personnalités ou événements peu connus. Il contient sans doute
quelques erreurs inévitables, étant donné les contradictions entre les
sources d’information disponibles et les points de vue partisans – y
compris le mien – qui les inspirent, mais j’espère qu’il sera néanmoins
utile. (Y.C.)

Action directe : Groupe clandestin à l’idéologie stalinienne, résultant de


la fusion des GARI (Groupes d’action révolutionnaire internationalistes) et
des NAPAP (Noyaux armés pour l’autonomie populaire). Si le sigle fait
référence à l’ « action directe » des anarchistes, il s’agit en fait d’un groupe
qui prône un anti-impérialisme réactionnaire, idéologie classique dans
l’extrême gauche maoiste voire parfois trotskyste. AD assasine en 1985 le
général Audran, responsable des ventes d’armes de l’Etat français et en
1986 Georges Besse, PDG de Renault. Jean-Marc Rouillan, Nathalie
Ménigon, Joëlle Aubron, et Georges Cipriani sont arrêtés en 1987 et
soumis à un régime de détention barbare et inhumain. Joelle Aubron est
morte d’un cancer en 2006. Nathalie Ménigon est devenue hémiplégique.
Quant à Georges Cipriani, il souffre de graves troubles mentaux. Sur ce
courant politique, on lira Pour un projet communiste, Textes de prison,
1992-1997, Le Prolétaire précaire et Je hais les matins, ouvrages écrit par
des militants du groupe. Ainsi que l’ouvrage collectif Paroles directes.
Légitimité, révolte et révolution : autour d'Action directe.
AMR : Alliance marxiste révolutionnaire, petit groupe rassemblant les
partisans de Michel Raptis, alias Pablo, après leur départ de la Quatrième
Internationale (Secrétariat unifié) en 1965. Après beaucoup de détours (le
PSU en 1975, puis les Comités communistes pour l’autogestion), certains
militants de ce courant sont revenus à la maison mère : la LCR de Krivine,
Bensaid et Besancenot. Les autres ont connu des trajectoires politiques
individuelles diverses, notamment dans la social-démocratie, toujours
accueillante aux « défroqués » du trotskysme.
Austromarxisme : idées développées par le Parti ouvrier social-
démocrate d’Autriche et ses théoriciens Max Adler, Victor Adler, Otto
Bauer et Karl Renner. Otto Bauer préconisa notamment l’ « autonomie
nationale-culturelle », pour mettre fin à la traditionnelle alternative
assimilation ou séparatisme devant laquelle se trouvent les minorités
nationales.
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Babœuf, François-Noël, dit Gracchus: (1760-1797) : journaliste,
pamphlétaire, agitateur politique. En 1796, il joue un rôle déterminant dans
la « conjuration des Egaux ». Un échec, qui le conduit à l'échafaud, mais lui
vaudra l'hommage de Karl Marx qui le crédita d'avoir fait « germer l'idée
communiste ».
Ben Bella, Ahmed (1916-), l’un des dirigeants de l’insurrection de 1954
en Algérie, il est emprisonné en France de 1956 à 1962. Premier président
de la République algérienne en 1963, il est renversé par Boumedienne en
1965, jeté en prison jusqu’en 1980 puis exilé.
Bensaïd, Daniel : Exclu de l’UEC à Toulouse, cofondateur de la JCR en
1966, participe au Mouvement du 22 mars à Nanterre en 1968. Philosophe
et dirigeant de la LCR, et de la Quatrième Internationale et auteur de
nombreux livres : Contes et légendes de la guerre éthique – Eloge de la
résistance à l'air du temps – Fragments mécréants. Mythes identitaires et
république imaginaire – Karl Marx, les hiéroglyphes de la modernité –
L'anti-Rocard ou les haillons de l'utopie – La discordance des temps.
Essais sur les crises, les classes – Le nouvel internationalisme – Le pari
mélancolique – Théorèmes de la résistance à l'air du temps – Les
trotskysmes – Lionel, qu'as-tu fait de notre victoire ? – Marx l'intempestif.
Grandeurs et misères d'une aventure critique – Moi la révolution – Qui est
le juge ? – Résistances. Essai de taupologie générale – Un monde à
changer, mouvements et stratégie – Une lente impatience
Berger, Denis « Porteur de valises » à 26 ans, il fait partie des réseaux de
soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie. Avec Félix Guattari et Gérard
Spitzer, il anime le groupe la Voie Communiste (1955-65) qui regroupe des
oppositionnels du PCF. Après Mai 68 il collabore au mensuel Les Cahiers
de Mai, puis participe activement à la rédaction de Futur antérieur. Est
apparemment revenu à ses premières amours, puisqu’il est membre
d’Espaces Marx, qui a remplacé l’Institut Maurice Thorez.

Bergeron, André (1922-), conducteur typographe, permanent FO à partir


de 1948, il devient secrétaire général du syndicat Force ouvrière en 1963 et
le restera jusqu’en 1987. Membre du Parti socialiste et président de
l’UNEDIC (l’assurance chômage) depuis 1958. Allié des lambertistes. Le
type même du bureaucrate syndical indéboulonnable.
Beria, Lavrenti (1899-1953). Fait carrière dans la Tchéka (la police
politique) puis dans la GPU. Exécuté après la mort de Staline.
Bleibtreu, Marcel : (1918-2001), l'un des principaux dirigeants du Parti
communiste internationaliste de 1944 à 1954. Exclu du PCI par Pierre
Lambert.
Bloch, Gérard (1900-1900). Militant des Jeunesses communistes, puis
trotskyste, il est déporté à Dachau. Mathématicien, il fut l’un des rares

- 574 -
intellectuels dirigeants de l’OCI à ne pas entrer en dissidence et à ne pas
être exclu.
Blondel, Marc : Né en 1938, il fut secrétaire général de Force ouvrière
de 1989 à 2004. Allié des lambertistes dans FO, il se montra toujours un
démagogue performant au service de la bourgeoisie quand il dirigea la
centrale syndicale dont il avait la responsabilité, parfaitement apte à parler
de « grève générale » et à défendre « l’indépendance du syndicalisme »,
tout en démobilisant les travailleurs.
Blum, Léon (1872-1950) : membre du Parti socialiste à partir de 1902.
Fait partie de la minorité qui en 1920 refuse d’adhérer à la Troisième
Internationale (la majorité fonda le PCF). Dirigeant de la SFIO, il préside le
gouvernement de Front populaire en 1936-37. Arrêté en 1940, déporté en
Allemagne, il redevient chef du gouvernement pendant quelques mois en
1946-47.
Bolchevisation : Selon la langue de bois de la Troisième Internationale :
« La bolchévisation consiste à savoir expliquer les principes généraux du
léninisme à chaque situation concrète dans chaque pays. La bolchévisation
est en plus l'art de saisir le 'chaînon' le plus important qui permet de tirer
toute la chaîne. Ce 'chaînon' ne peut être identique dans tous les pays à
cause de la diversité de leurs conditions sociales et politiques » (Thèses sur
la bolchévisation, Exécutif élargi de l'IC, 1925). En fait, il s’agissait d’une
reprise en main par la direction russe de l’Internationale communiste, et de
l’exclusion de tous les opposants de « droite » et de « gauche ». Le PCF
n’échappa pas aux purges.
Bordiga, Amadeo (1899-1970) : ingénieur, leader de la gauche
socialiste, puis du Parti communiste italien. Arrêté en 1926, libéré en 1930,
il est exclu du Parti communiste italien au Congrès de Lyon en 1926.
« Bordiguistes » : groupes se réclamant des idées d’Amadeo Bordiga. Ils
font partie de ce que les initiés préfèrent appeler la « Gauche communiste
italienne », courant apparu au sein de la Troisième Internationale dans les
années 20. Il existe aujourd’hui de nombreux groupes minuscules se
réclamant de Bordiga. Le terme de « bordiguisme » n’est pas reconnu par
les militants de ce courant politique, puisque pour eux le travail théorique
doit être rigoureusement anonyme et présenté comme une œuvre collective,
et non comme l’œuvre d’un individu, aussi « génial » fusse-t-il. Au cours
de la polémique contre les négationnistes français (notamment Pierre
Guillaume, Serge Thion et la librairie « La Vieille taupe », dite « numéro
2 », vu son évolution politique vers l’extrême droite) le nom de Bordiga est
apparu dans les médias et chez certains historiens mal renseignés, ou
malveillants, qui lui ont imputé la responsabilité d’une brochure intitulée
Auschwitz ou le Grand Alibi. Bien que ce texte ne soit ni négationniste, ni
antisémite (il est simplement très dogmatique car il se focalise uniquement
sur les aspects économiques du nazisme et réduit l’élimination des Juifs
- 575 -
d’Europe à la liquidation de la petite-bourgeoise juive par le grand capital
allemand), ce texte a été repris par toutes sortes de sites Internet et
d’individus antisémites ou fascisants. Bordiga méritait (et mérite) mieux
comme renommée posthume, comme en témoignent les nombreux livres ou
articles qu’il a écrits, et dont une bonne partie se trouvent sur Internet.
Boudiaf, Mohammed (1919-1992). Membre de l’OS (l’Organisation
spéciale, organisation qui précéda le FLN), il est un des organisateurs de
l’insurrection de 1954. Milite au sein du MTLD en France. Capturé par
l’armée française en 1956. Fonde le Parti de la révolution socialiste en
1962. Arrêté puis libéré en 1963. Condamné à mort par le FLN en 1964, il
est contraint à l’exil. Rappelé en 1992 par le président Chadli pour sortir le
gouvernement de l’impasse. Assassiné six mois plus tard en pleine réunion
de cadres du régime par un sous-lieutenant.
Brecht, Bertolt (1898-1956). Poète et homme de théâtre allemand,
auteur notamment de L’Opéra de quat’sous, Mère Courage et ses enfants,
Maître Puntila et son valet Matti, Le Cercle de craie caucasien, La
Résistible ascension d’Arturo Ui.
Brohm, Jean-Marie (1940-): exclu de l’OCI, se passionne pour les idées
de Wilhelm Reich. Professeur de sociologie, fondateur de la revue Quel
corps ? A publié notamment : Critique de la modernité sportive – Le
football, une peste émotionnelle (avec Marc Perelman) – La tyrannie
sportive (Théorie critique d'un opium du peuple).
Broué, Pierre (1926-2005). Historien trotskyste et dirigeant de l’OCI,
exclu en 1994 (lire son entretien avec Karim Landais dans ce volume).
Principaux ouvrages : La Révolution et la guerre d'Espagne (avec Émile
Témine) – Le Parti bolchévique, histoire du PC de l'URSS – Trotsky – La
révolution en Allemagne (1917-1923) – Léon Sedov – Quand le peuple
révoque le président : Le Brésil de l'affaire Collor – Rakovsky – Histoire de
l'Internationale communiste, 1919-1943 – Meurtres au maquis (avec
Raymond Vacheron).

Brousse, Paul (1844-1912). Militant anarchiste puis socialiste réformiste


au sein du Parti ouvrier de Guesde puis, après la scission de 1882, à la
Fédération des travailleurs socialistes de France, qui prendront le nom de
« possibilistes » et dont l'orientation peut être résumée ainsi: « Abandonner
le tout, à la fois fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses,
immédiatiser nos revendications pour les rendre possibles. » Les
possibilistes seront, à la fin du XIXe siècle, un courant socialiste important,
partie prenante de la proclamation de la Deuxième Internationale. Ils
fusionneront dans le PSF de Jaurès en 1902, puis la SFIO en 1905.
Brousse, Paul (1844-1912). Il créa le Parti socialiste possibiliste en 1882
dont l’objectif était de transformer la société par des réformes et non par la
révolution.
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Broussiste : partisan de Paul Brousse.
Brown, Irving (1911-1989): organisateur syndical chez Ford à Chicago
et dans les mines de Harlan County au Kentucky, il mit au point avec Jay
Lovestone, ex-stalinien américain, un plan pour créer des syndicats
« libres » en Europe. Il embaucha des nervis et des gangsters dans les ports
français et distribua beaucoup d’argent à différents dirigeants syndicaux
tout en collaborant avec la CIA dans les pays où les partis communistes
avaient – ou étaient susceptibles d’avoir – une forte influence (France,
Italie, Allemagne et Grèce).
Bund : parti ouvrier socialiste juif créé en 1897 en Pologne, en Lituanie
et en Russie. Opposé au sionisme, il se bat pour l'émancipation des
travailleurs juifs dans le cadre d'un combat plus général pour le socialisme.
Le Bund sut développer un véritable mouvement culturel autour de la
langue yiddish. Ses militants participèrent à la guerre civile aux côtés des
bolcheviks, malgré leurs désaccords. Une partie des militants bundistes se
rallièrent au parti communiste. Les autres organisations bundistes furent
interdites en Union soviétique dès la fin de la guerre civile, en 1921. Le
Bund lutta contre l’oppression russe, polonaise et nazie. L’influence de
cette tendance politique est aujourd’hui minuscule au sein des
« communautés juives », les nazis ayant exterminé la plus grande partie des
militants et sympathisants de ce Parti, tandis que Staline les emprisonnait
ou les envoyait dans les camps. Après-guerre, le Bund dut se dissoudre en
Pologne, et il ne resta plus que quelques noyaux isolés aux Etats-Unis, en
Argentine ou en France.
Buonarotti, Philippe (1761-1837). Révolutionnaire français d’origine
italienne. Disciple de Babœuf, il fit connaître ses idées dans son histoire de
la Conspiration pour l’égalité (1828).
Cambadélis, Jean-Christophe : dirigeant étudiant de l’OCI passé au PS
avec environ 400 militants étudiants en 1986. Député du XIXe
arrondissement, proche de Dominique Strauss-Kahn, politicien arriviste et
ambitieux. Condamné le 6 juin 2006 à six mois d'emprisonnement avec
sursis et 20 000 euros d'amende, dans l'affaire des emplois fictifs de la
MNEF (la Mutuelle étudiante). Cambadélis est un cumulard : non content
de toucher son salaire de député il reçoit de 1991 à 1993, en qualité de
«sociologue», 420 499 francs par la Mutuelle interprofessionnelle de
France (MIF), filiale de la MNEF ! Non réélu en 1993, il reçoit jusqu'en
1995 quelque 200000 francs supplémentaires de la MIF, en tant
qu'administrateur «chargé des contacts auprès des ambassades ou des
universités». Entre 1993 et 1995, il a été également salarié d'une société
gestionnaire de foyers de travailleurs immigrés (Agos) entre les mains d'un
ancien cadre du Front national. Présenté par son copain Philippe Campinchi
dans Les lambertistes comme un « esthète de la politique » !…

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Cannon, James P. (1885-1973) : ancien militant des IWW (Industrial
Workers of the World), syndicat révolutionnaire, et du Socialist Party
américain, il est l’un des fondateurs du Parti communiste américain. Exclu
du PCA, il dirigea le Socialist Workers Party (trotskyste) des Etats-Unis
jusqu’à sa mort.
Carré Rouge : Revue animée, entre autres, par Jacques Kirsner, ex-
Charles Berg, dont l’interview figure dans ce volume.
CCI : Comité communiste internationaliste, organisation trotskyste
d’avant-guerre. Ne pas confondre avec le CCI du PT.
CCI: Courant communiste internationaliste (courant trotskyste au sein du
Parti des travailleurs depuis 1992).
CERMTRI : Centre d’archives prétendument indépendant, contrôlé par
les trotskystes du PT. Cf. les lettres de Karim dans ce volume, suite à son
exclusion de ce centre.
CES : La Confédération européenne des syndicats regroupe la plupart des
organisations syndicales européennes. Créée en 1973, elle comprend 76
confédérations syndicales nationales issues de 34 pays. La CGT n’en est
membre que depuis 1999.
CFTC : fondée en novembre 1919, la Confédération des travailleurs
chrétiens compte, à sa création, 150 000 cotisants (dont 43 000 employés,
36 500 cheminots, 14 800 mineurs, 7 000 fonctionnaires et 4 000
enseignants) et est en principe ouverte aux non-catholiques, même si elle
s’inspire de l'encyclique Rerum novarum. La C.F.T.C. rejette la lutte des
classes, mais prend part aux «grèves du Nord» de 1920-1921 et de 1928-
1929. En 1964, un congrès extraordinaire décide, par 14 198 voix contre
6051, de supprimer des statuts toute référence à la morale chrétienne,
adoptant le nom de Confédération française démocratique du travail. Les
minoritaires (CFTC maintenue) quittent alors l'organisation.
CGTU (1921-1936) : syndicat étroitement lié au PCF, né d’une scission
de la CGT en 1921. Fusionne avec la CGT en 1936.
Charte d’Amiens : Ce texte adopté par la CGT en octobre 1906, à
Amiens, affirme l'indépendance des syndicats par rapport aux partis
politiques et défend aussi l'idée d'un syndicalisme révolutionnaire : « Il (le
syndicat) préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère
que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera dans l'avenir le
groupement de production et de répartition, base de réorganisation
sociale. Le congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et
d'avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière
et qui fait à tous les travailleurs, qu'elles que soient leurs opinions ou leurs
tendances politiques ou philosophiques, un devoir d'appartenir au
groupement essentiel qu'est le syndicat. » Ces belles paroles n’empêchèrent
pas l’immense majorité des dirigeants de la CGT de soutenir l’Etat français

- 578 -
pendant la Première Guerre mondiale. Seule une petite minorité, regroupée
autour de Pierre Monate et Alfred Rosmer résista.
Chéramy, Robert (1920-2002). Milite au SNES de 1946 à 1968. En
1968, il fut l'un des secrétaires nationaux de la FEN où il assuma
d'importantes responsabilités jusqu'à sa retraite en 1980. Durant cette
période, il représenta la FEN au Conseil économique et social. Un parfait
bureaucrate syndical et un conseiller du sinistre Mitterrand.
Chesnais, François : économiste exclu de l’OCI, fait maintenant partie
du Conseil scientifique d’ATTAC. Auteur de plusieurs ouvrages dont :
Tobin et cie – Des taxes internationales sur le capital – La finance
mondialisée – Compétitivité internationale et dépenses militaires – Que se
vayan todos ! Le peuple d'Argentine se soulève (avec Jean-Philippe Divès
et Charles-André Udry) – Réflexions sur la guerre en Yougoslavie – Tobin
or not Tobin – Mondialisation du capital – L'Armement en France, genèse
ampleur et coût d'une industrie (avec Claude Serfati)
Ciliga, Anton (1898-1992), militant du PC yougoslave. S’installe en
URSS, rejoint l’Opposition de gauche trotskyste. Arrêté et déporté en 1930,
libéré en 1935. Il revint en Croatie dans la dernière année de sa vie où il se
livra à des déclarations ambiguës sur les oustachis et crapuleuses sur les
Juifs, propos utilisés par Franco Tudjman. Ouvrages en français: Dix ans
au pays du mensonge déconcertant – L'Insurrection de Cronstadt et la
destinée de la révolution russe – Crise d'état dans la Yougoslavie de Tito
Cochran, Bert (1913-1984) : Adhère au mouvement trotskyste américain
en 1938. Membre de la direction du SWP, il soutient les thèses de Michel
Pablo. Exclu en 1954, il participe à la revue New Politics, qui, malgré
quelques années d’interruption, existe toujours et défend les idées d’un
« socialisme du troisième camp », hostile au capitalisme et au stalinisme,
sous toutes leurs formes.
Craipeau, Yvan (1912-2001). Il rejoint les Jeunesses communistes puis
l'Opposition de gauche trotskyste. Avant-guerre Craipeau sera l'un des
principaux dirigeants de la section française de la IVe Internationale, le
Parti ouvrier internationaliste. En 1939, il s'oppose à Trotsky, considérant
que l'U.R.S.S. était devenu un capitalisme d'Etat. Durant la guerre,
Craipeau dirige le POI clandestin, puis le Parti communiste
internationaliste. Il quitte le mouvement trotskyste en 1948. Il participera
ensuite à divers groupements de la « Nouvelle Gauche » dont le Parti
socialiste unifié. Ouvrages : Le mouvement trotskiste en France [Des
origines aux enseignements de mai 68] – La révolution au XXIe siècle –
Mémoires d’un dinosaure trotskiste
CRI : (groupe Communiste révolutionnaire internationaliste). Groupe
trotskyste dont fait partie Ludovic Wolfgang interviewé par Karim Landais
dans cet ouvrage. Organe : Le Cri des travailleurs.

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CROUS : Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires.
Gèrent notamment les restaurants universitaires.
Danos, Jacques : démissionne du PCI suite à l’exclusion de Marcel
Gibelin. Coauteur d’un des livres de chevet de tout militant trotskyste : Juin
36.
Delaunay, Robert (1885-1941), peintre fauve, expressionniste puis
cubiste français. Sonia Delaunay (1884-1979) mena les mêmes recherches
que son mari et les appliqua aux arts graphiques, aux tissus et à la mode.
Demazière Albert (1914-) Membre du POI. Condamné à perpétuité par
le tribunal militaire de Vichy. Libéré en même temps que Blasco (Pietro
Tresso) et 76 autres détenus par une action de la Résistance, il s'évade du
maquis où Blasco sera assassiné par les FTP. Secrétaire général du PCI en
1945. Adhère au RDR en 1948, exclu du PCI.
Depreux, Edouard (1898-1981) : député, ministre de l’Intérieur (1946-
1947), puis de l’Education nationale (1948) sous la Quatrième République,
il participe à la création du Parti socialiste autonome (PSA) qui devint le
Parti socialiste unifié (PSU) dont il fut le secrétaire national de 1960 à
1967.
Djilas, Milovan (1911-1995). Adhère au Parti communiste yougoslave
en 1932. Dirigeant et théoricien stalinien, il participe à la guerre de
partisans, et fait la chasse aux trotskystes puis occupe des postes
gouvernementaux, avant de devenir un opposant en 1953, d’être exclu et
emprisonné, et de dénoncer la « nouvelle classe » au pouvoir.

Ecole émancipée : tendance de gauche au sein du Syndicat national des


instituteurs depuis 1910, brisée par les manœuvres successives des
trotskystes de l’OCI (en 1969) puis de la LCR, qui l’ont vidée d’une bonne
partie de ses militants, suite à l’éclatement de la Fédération de l’Education
nationale, après 1992.
EIT: Entente internationale des travailleurs et des peuples, organisation
internationale fortement liée au Parti des travailleurs mais qui prétend être
construite sur le modèle ouvert de la Première Internationale regroupant
syndicats et partis de différentes tendances
Faure, Paul (1878-1960): Membre du POF de Jules Guesde puis de la
SFIO. Secrétaire général de la SFIO entre 1920 et 1940. Favorable aux
accords de Munich et au régime de Vichy.
FEN (1945-2000) : Fédération de l’Education nationale. Eclate en 1992
et donne lieu à l’apparition de syndicats enseignants concurrents et rivaux :
UNSA, FSU, SUD Education, etc.
FER : Fédération des étudiants révolutionnaires, dissoute en 1968. Elle
fut reconstituée quelque temps en 1984-1986 après le départ des
« cambadélistes ».

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Filoche, Gérard (1945-): Membre de l’UEC et du PCF (1963-65).
Cofondateur et dirigeant des JCR en 1965, puis de la LCR, membre du
bureau politique de 1969 à 1994. Membre du Secrétariat unifié de la
Quatrième internationale de 1979 à 1994. Il sort de la LCR en juin 1994
avec les militants de Démocratie et Révolution. Cette tendance rejoint le
Parti socialiste en octobre 1994 et devient, sous le nom de Démocratie et
Socialisme, le mensuel de la Gauche socialiste, courant du PS qui cherche à
réaliser l’impossible : pousser le PS à gauche. Membre du Bureau national
du PS depuis novembre 2000. Inspecteur du travail, auteur de: Printemps
portugais – Édouard Balladur et les 5 millions de chômeurs – Pour en finir
avec le chômage de masse – Le travail jetable – 1968-98, une histoire sans
fin, mémoires – Ces années-là... quand Lionel... – Carnets d’un inspecteur
du travail – A celle ou celui qui portera les couleurs de la gauche en 2007
– On achève bien les inspecteurs du travail...
FIS : Front islamique du salut, organisation islamiste créée en 1989 et
dissoute en 1992. En effet, lors des premières élections législatives libres
en Algérie (1990), le FIS remporte 188 sièges et le FLN (Parti-Etat depuis
1965) seulement 15 sur 231. L’armée interrompt le processus électoral et le
FIS crée l’Armée islamique du salut qui mène une guerre sanglante autant
contre le régime que contre la population civile.
FLN : Front de libération nationale, mouvement nationaliste algérien créé
en 1954 qui mena la guerre d’indépendance jusqu’en 1962. Parti unique de
1963 à 1989, il a tellement colonisé l’appareil d’Etat, l’armée, la police, les
syndicats, la justice et l’administration qu’il semble indéboulonnable.
Fraenkel, Boris (1920-2006): trotskyste non orthodoxe, il quitta l’OCI
en 1967. On peut lire son livre Profession révolutionnaire, pour plus de
détails. Interviewé par Karim Landais dans ce volume.
Frank, Pierre (1905-1984): Ingénieur chimiste de formation, militant à
la CGTU et au PCF qui l’exclut en 1929. il fit partie du premier secrétariat
de Trotsky exilé dans l’île de Prinkipo, près d’Istanbul. Il participe avec
Raymond Molinier au lancement de la La Lutte de classe et de La Vérité, et
contribue à la création de la Ligue communiste (trotskyste) en 1934. Exclu
du Groupe bolchevik-léniniste en 1935, il dirige le PCI de 1936 à 1940.
Interné en Grande-Bretagne pendant la guerre, il fait partie de la direction
du parti trotskyste unifié (le PCI) en 1944 et de la direction de la Quatrième
Internationale avec Michel Raptis (Pablo). Il participe aux congrès
mondiaux de la Quatrième Internationale et assure la direction de la revue
portant le même nom. Auteur d’une Histoire de la Quatrième
Internationale et d’une Histoire de l'Internationale communiste (1919-
1943).
FSU : Créée en 1994, la Fédération syndicale unitaire est la première
organisation syndicale en France de l'enseignement et la première
organisation syndicale de la fonction publique d'État.
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FTP : Francs tireurs et partisans, mouvement de résistance créé en 1942
par le PCF, une fois que le pacte germano-soviétique eût été brisé par Hitler
et que les troupes allemandes eurent attaqué l’Allemagne en juin 1941.
Gauche communiste : désigne ce que les médias appellent
improprement « l’ultragauche ». Dans les milieux militants, l’expression la
« gauche communiste » désigne ceux qui se réclament des courants
critiques de la Troisième Internationale, les gauches dites allemande
(KAPD), hollandaise (Gorter, Pannekoek) et italienne (Bordiga), la
troisième étant beaucoup moins critique que les deux premières vis-à-vis du
Parti bolchevik avant 1917 et du léninisme ensuite.
Gauchisme : rendu célèbre par le livre de Lénine Le gauchisme, la
maladie infantile du communisme, ouvrage dirigé contre les tendances de
gauche au sein de l’Internationale communiste, ce terme fut remis en
circulation par le PCF en 1968 et dans les années suivantes. Dans la bouche
des trotskystes, et surtout ceux de l’AJS-OCI, ce terme avait une tonalité à
la fois méprisante et insultante, mais un contenu politique très flou, tant il
pouvait désigner des adversaires différents : des féministes aux
homosexuels militants en passant par les maos, voire tout autre groupe que
l’AJS-OCI.
GER: Groupe d’études révolutionnaires, structure de formation de l’OCI
Gibelin Marcel: dirigeant exclu du PCI par Lambert. Coauteur d’un des
livres de chevet de tout militant trotskyste : Juin 36.
Gluckstein, Daniel alias Seldjouk : né en 1953, dirigeant de la Tendance
léniniste-trotskyste au sein de la LCR, il crée la Ligue communiste
internationaliste en 1979, avant de devenir secrétaire général du PT et
coordinateur de l’Entente internationale des travailleurs et des peuples.
Gordon, Sam (1910-1982) : Dirigeant trotskyste américain, gagné à
l'Opposition de Gauche après avoir rencontré James P. Cannon dès 1929.
Membre de la direction du SWP, le parti trotskyste américain. Il assure
aussi la liaison avec les sections européennes de la Quatrième
Internationale durant la Seconde Guerre mondiale.
GPU ou Guépéou. Police politique stalinienne qui remplaça la Tchéka.
La GPU s’appela ensuite le KGB.
GRETA : regroupement d'établissements publics qui fédèrent leurs
ressources pour organiser des actions de formation pour adultes.
Grève de 1953 : Elle éclate le 5 août. Ce jour-là, la fédération Force
ouvrière des PTT appelle les travailleurs à une grève générale «illimitée».
A l'origine de cette mobilisation, on trouve de nouveaux décrets sur le
statut des employés de l'État: les grévistes cherchent à faire pression sur le
gouvernement pour qu'il revienne sur sa décision. Bien que la plupart des
dirigeants syndicaux soient en vacances, le mouvement gagne rapidement
divers services administratifs et municipaux, des entreprises nationalisées
(comme les chemins de fer, le métro, les mines) et même la métallurgie. Ce
- 582 -
n'est guère que vers la fin du mois que les grévistes consentent à reprendre
le travail. Une des rares grèves qui n'ait pas porté sur des revendications
salariales. Elle se termine fin août, les demandes des fonctionnaires ayant
été partiellement satisfaites.
Grinblatt, Jacques alias Privas (1917-1997), militant trotskyste,
dirigeant du PCI après 1944.
Groupe Octobre : petit groupe trotskyste de Henri Molinier pendant la
Seconde Guerre mondiale. Joua un rôle important dans la réunification en
1944.
Groupe ouvrier (russe) de Gavril Miasnikov. Expulsé du Parti bolchevik
en 1922, il réussit à faire paraître à Berlin le Manifeste du Groupe Ouvrier,
grâce à l’aide du KAPD, parti communiste de gauche. Arrêté et torturé en
1923, il s’enfuie en 1928 et réussit à entrer en France en 1930, en
particulier grâce à une campagne menée par Karl Korsch et L’Ouvrier
Communiste.
GUD, Groupe Union Défense, ou Groupe Union Droit : syndicat
d’extrême droite créé en 1968 après la dissolution du mouvement fascisant
Occident. Animé notamment par Gérard Longuet, futur membre du Parti
républicain, futur ministre des PTT (1986) puis de l’Industrie (1993). Au
départ parisien, le mouvement s’est implanté dans plusieurs villes de
province et a entretenu des liens étroits avec la mouvance dite « nationaliste
révolutionnaire », autrement dit fasciste : Troisième Voie et Unité radicale.
Guérin, Daniel (1904-1988) : socialiste de gauche dans les années 30,
dirigeant de la gauche du PSOP, il appartiendra, après-guerre, à différents
groupes marxistes libertaires dont l’UTCL et au Front homosexuel d’action
révolutionnaire (FHAR). Ses livres d’histoire sont une référence dans le
mouvement trotskyste. Ouvrages : Ni Dieu, ni maître. Anthologie de
l'anarchisme – Fascisme et grand capital – Front populaire révolution
manquée – La Lutte des classes sous la première République.1793-1797 –
Pour le communisme libertaire – La peste brune – Bourgeois et bras nus,
les enragés de la révolution – A la recherche d'un communisme libertaire.
Guesde, Jules (1845-1922), ancien communard, dirigeant « marxiste » du
Parti ouvrier français (créé en 1879), il participa à la création du Parti
socialiste SFIO en 1905 réunissant les différentes tendances de la social-
démocratie. Hostile à la participation ministérielle prônée par Jaurès et
Millerand, il fait triompher ses idées au congrès d’Amsterdam. Cela ne
l’empêcha pas de voter les crédits de guerre et de devenir ministre d’Etat en
1914
Guesdiste : partisan de Jules Guesde, ou, par extension, courant dont les
idées rappellent le guesdisme, notamment la subordination des syndicats
aux partis, ou bien un pseudo-radicalisme verbal pendant les campagnes
électorales.
Habonim : mouvement de jeunesse socialiste sioniste.
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Hachomer ou Hashomer Hatzair (Jeune Garde en hébreu) mouvement
de jeunesse juive et sioniste de gauche apparu en Pologne en 1913. Une des
forces à l’origine du Mapam et ensuite du Meretz israéliens, partis
socialistes sionistes.
Hadj Messali (1898-1974) L'un des tout premiers leaders
indépendantistes algériens, proche du PC à l'origine. Dirige successivement
l'Etoile nord-africaine (1933), l'Union nationale des musulmans nord-
africains (1935-1937), le Parti populaire algérien aussitôt interdit, l'Union
populaire algérienne (1938). En 1946, il fonde le Parti populaire algérien-
Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD). En
1947, il crée l'OS (Organisation spéciale), embryon d'organisation armée
dont nombre de cadres du FLN sont issus. Arrêté en 1952. Fondateur du
MNA (Mouvement national algérien) au début de l'insurrection algérienne,
il entre en conflit avec le FLN et ne sera pas associé au pouvoir après
l’indépendance.
Hansen, Joseph (1910-1979) : rejoint la Communist League of America
(trotskyste) en 1934. Secrétaire de Trotsky entre 1937 et 1940, dirigeant
ensuite du SWP américain.
Healy, Gerry (1913-1989). Militant trotskyste depuis 1937, membre de
la Quatrième Internationale, dirigeant de la Socialist Labour League (créée
en 1959), puis du Workers Revolutionary Party (créé en 1973),
organisation qui connaîtra plusieurs scissions puis explosera en 1985 quand
on découvrira qu’il acceptait des fonds de Khadafi et de Saddam Hussein,
mais aussi à cause de mœurs internes particulièrement nauséabondes. Il
édita un quotidien pendant plusieurs années en Grande-Bretagne.
Hébert, Alexandre (né en 1921) : dirigeant et permanent de l’Union
départementale FO de Loire-Atlantique, interviewé par Karim Landais dans
ce volume. Son « anarchosyndicalisme » est l’objet de vives critiques dans
les milieux anarchistes, cf. notamment l’article d’Ariane Miéville, dans le
tome 2 de Passions militantes et rigueur historienne. Rappelons que Karim
Landais fut membre de l’Union des anarchosyndicalistes animée par
Alexandre Hébert
IO: Informations Ouvrières, hebdomadaire édité successivement par
l’OCI, le Parti communiste internationaliste et enfin le CCI du PT, tout en
se présentant comme une « tribune libre de la lutte des classes ».
IRJ: Internationale révolutionnaire de la jeunesse, organisation proche,
très proche du Parti des travailleurs
Istiqlal : parti nationaliste marocain fondé en 1944. Il milita pour
l’indépendance du Maroc, entra dans l’opposition en 1963 et se rallia au
régime dans les années 1980.
Jaurès Jean (1859-1914) Philosophe, historien, dreyfusard, député
socialiste de Carmaux, membre du Parti ouvrier français, fondateur de

- 584 -
L'Humanité (1904), dirigeant de la SFIO, internationaliste et opposé à la
guerre, assassiné à la veille du conflit (31 juillet 1914).
JCR: Jeunesses communistes révolutionnaires créée en janvier 1966.
Organisation constituée à partir de militants exclus de l’Union des étudiants
communistes (secteur Lettres-Sorbonne) en 1965. Dissoute en 1968.
Aujourd’hui, organisation de jeunesse de la LCR, Ligue communiste
révolutionnaire.
JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) : mouvement d’action catholique
fondé en 1926 par l’abbé Guérin.
Jospin, Lionel : énarque lambertiste infiltré dans le PS, devient premier
secrétaire, puis ministre de l’Education nationale et Premier ministre (1997-
2002).
Joyeux, Maurice (1910-1991) adhère à l’Union anarchiste en 1935 et
participe aux occupations d’usines en 1936. Condamné à cinq ans de prison
en 1940 pour ses positions antimilitaristes, il s’évade après avoir organisé
une mutinerie, mais est repris. Libéré en 1944, il participe à la
reconstruction de la Fédération anarchiste, milite au syndicat FO et anime
la presse et la librairie de la FA.
Juquin, Pierre (1930-). Membre du Comité central, député, il devient un
opposant du PCF en 1985. Exclu en 1987, il fut un temps la coqueluche
d’une partie des sympathisants d’extrême gauche, comme José Bové
aujourd’hui l’est dans des milieux à peu près analogues… en attendant le
prochain mystificateur.
Just, Stéphane (1921-1997) : ouvrier électricien de la RATP, dirigeant
de l’OCI exclu en 1984, il fonde un petit groupe d’une quarantaine de
membres qui éclatera en cinq sous-groupes portant au départ tous le même
nom !
« Justien » : partisan de Stéphane Just.
Karlinsky, Basile (1925-2006) Après un bref passage au PCF, il entre au
PCI (trotskyste) à la fin des années 1940. Membre de la majorité française,
lors de la scission de 1952, il fut de la tendance Bleibtreu – exclue par
Lambert en 1955 – puis, successivement, du Groupe bolchevik-léniniste, de
la rédaction de Tribune marxiste, de l’UGS puis du PSU dans la tendance
socialiste révolutionnaire. Un temps journaliste à Libération et membre
d’ATTAC.
Kollontaï, Alexandra (1872-1952), menchevik, puis bolchevik. Anime
l’Opposition ouvrière avec l’ouvrier métallo A.G. Chliapnikov (1887-1937)
puis capitule devant Staline.
Kravetz, Marc : dirigeant de l’UNEF, puis journaliste à Libération.
Krivine, Alain (1941-): membre de l’Union des étudiants communistes,
il en est exclu en 1965, pour fonder avec Henri Weber (futur sénateur
socialiste) les JCR, Jeunesses communistes révolutionnaires en 1966.

- 585 -
Candidat de la Ligue communiste révolutionnaire aux élections
présidentielles en 1969, député européen entre 2001 et 2005.
Kuron, Jacek (1934-2004), membre des Scouts rouges, auteur avec
Modzelewski d’une Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais (1966) qui
présentait pour la première fois une analyse marxiste du capitalisme d’Etat
polonais, vu de l’intérieur. Ce texte lui vaut de passer trois ans en prison.
Fondateur du KOR (Comité de défense des ouvriers) en 1976 qui précéda
la naissance du syndicat clandestin Solidarnosc en 1980. Député de
Solidarnosc, puis ministre du Travail dans le premier gouvernement
Mazowiecki. Auteur de deux ouvrages traduits en français : La foi et la
faute – Maintenant ou jamais.
Lambert, Pierre (1920-): membre des Jeunesses socialistes de la Seine,
il rejoint le PSOP de Marceau Pivert après sa création en 1938. Membre du
groupe La Commune. Arrêté en 1940 et condamné à trois ans de prison.
Membre du POI en 1943, puis du PCI à la réunification en 1944. Prend le
contrôle du syndicat CGT des monteurs-levageurs. Exclu de la CGT, il
rejoint FO dans laquelle il fera une « belle » carrière de permanent
syndical. Candidat aux élections présidentielles en 1988, il recueille aux
alentours de 1% des voix.
Lambertistes : membres de l’OCI, du PCI ou du CCI du PT, groupes
dirigés par Pierre Lambert.
Langevin, André : directeur d’Informations ouvrières exclu en 1991.
LCR: Ligue communiste révolutionnaire (aujourd’hui la majeure partie
de la direction et des militants “historiques” de la LCR se trouvent au sein
du NPA créé en févirer 2009).

Lecoin, Louis (1888-1971): passa en tout quatorze ans en prison pour ses
idées pacifistes notamment pendant la Première et la Seconde Guerre
mondiale. Partisan de l’objection de conscience, antimilitariste, il milita
aussi pour bien d’autres causes, par exemple, contre la condamnation de
Sacco et Vanzetti ou la guerre d’Algérie.
Lequenne, Michel : correcteur, historien, critique d’art, membre de la
Quatrième Internationale de 1943 à 1988, et membre de la LCR. Auteur
notamment de : Marxisme et esthétique – Elles qui regardent Colomb –
Christophe Colomb, amiral de la mer océane – Le trotskisme, une histoire
sans fard – Christophe Colomb contre ses mythes. Interviewé par Karim
Landais dans cet ouvrage.
Libre Pensée : mouvement anticlérical, antireligieux créé au XIXe siècle
et dont l’une des branches a été récupérée par les lambertistes.
Löwy, Michaël, universitaire membre de la LCR. Auteur notamment de
Franz Kafka, rêveur insoumis – Walter Benjamin – L'etoile du matin,
surréalisme et marxisme – La guerre des dieux, religion et politique en
Amérique latine – Patries ou planète – La pensée de Che Guevara – Pour
- 586 -
une sociologie des intellectuels révolutionnaires, l'évolution politique de
Lukacs (1909-1929)
Lukacs, Georg (1985-1971) Philosophe et homme politique hongrois, il
fut un intellectuel stalinien docile et arriviste. Son livre Histoire et
conscience de classe, qui fait l’apologie du rôle du Parti à grand renfort de
références hégéliennes, est très apprécié par certains intellectuels
trotskystes.
Luxembourg Rosa (1870-1919) : marxiste appartenant à la gauche de la
Deuxième Internationale et critique vis-à-vis des bolcheviks. Assassinée
par l’armée allemande lors de la révolution de janvier 1919. Ouvrages : La
Crise de la social-démocratie – L’Accumulation du capital – Grève de
masse, parti et syndicats Réforme sociale ou révolution – La révolution
russe.
Maitan, Livio (1923-2004). Participe à la résistance antifasciste et
adhère au PSIUP (Partito socialista italiano di unita proletaria) clandestin
en 1943. Dirigeant des Jeunesses socialistes en 1947 et membre d’un
groupe trotskyste qui deviendra la section italienne de la Quatrième
Internationale deux ans tard, les GCR. Les trotskystes pratiquent l’entrisme
dans le parti stalinien italien durant les années 50 et 60. En 1989 la LCR
(l’ex GCR) italienne se dissout dans Democrazia Proletaria qui elle-même
se dissout dans le Partito della Rifondazione comunista de Fausto Bertinotti
à sa fondation en 1991. Maitan devient sénateur et un des dirigeants de la
« gauche » du PRC. Il participa à la direction de la Quatrième
Internationale à partir de 1948.
Maitron (le): monumental dictionnaire biographique du mouvement
ouvrier de France mais aussi d’autres pays. Du nom de son initiateur Jean
Maitron (1910-1987). Instituteur de 1936 à 1955, puis universitaire au
CNRS, membre critique du PCF, puis à l’UGS et au PSU jusqu’en 1968.
Créateur de la revue Le Mouvement social, il consacra près de quarante ans
à collecter des archives et ensuite à confectionner les différents tomes du
dictionnaire.
Mandel, Ernest (1923-1995) : Adhère au Parti socialiste révolutionnaire
(trotskyste) en 1937, participe à la Résistance et est arrêté et emprisonné
plusieurs fois. Participe activement à la direction de la Quatrième
Internationale à partir de 1946, au Secrétariat international puis au
Secrétariat inifié. Entre au Parti socialiste belge en 1950 où il reste jusqu’en
1964. Consultant pour la Fédération générale du travail de Belgique
(FGTB) pendant une dizaine d’années, puis professeur d’université. Auteur
de nombreux ouvrages, il a théorisé la plupart des tournants tactiques et
stratégiques de son courant pendant cinquante ans, de l’entrisme dans les
partis staliniens ou sociaux-démocrates à la participation aux mouvements
de guérilla (décision qui eut des effets catastrophiques entre 1969 et 1977
en décimant certaines sections latino-américaines) en passant par les
- 587 -
illusoires « réformes de structure anticapitalistes » ou le « contrôle
ouvrier ». Critique de l'eurocommunisme – De la Commune à Mai 68 –
Introduction au marxisme – La longue marche de la révolution – La pensée
politique de Léon Trotsky – La réponse socialiste au défi américain – Le
troisième âge du capitalisme – Les étudiants, les intellectuels et la lutte des
classes – Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier – Où va
l'URSS de Gorbatchev ? – Réponse à Louis Althusser et Jean Elleinstein –
Traité d’économie marxiste.
Mangan, Sherry (1904-1961) : membre du Socialist Party de Norman
Thomas, il est l’un des fondateurs du SWP américain le 1er janvier 1938. Il
profita de son travail de correspondant de presse pour le très respectable
groupe Time-Life afin d’être un agent de liaison au service de la Quatrième
Internationale, de 1940 à 1950, et joua un rôle important dans la solution
des conflits entre les diverses fractions trotskystes dans différents pays.
Pendant la Seconde Guerre mondiale il aida certains de ses camarades à
s’enfuir de la France occupée. Il dut arrêter de militer pour des raisons de
santé après 1950, fut victime de la chasse aux sorcières de McCarthy, mais
ne plia pas et resta en contact avec le mouvement trotskyste.

Marcoux, Nelu Grunberg (dit Spoulber ou). Trotskyste roumain arrivé


en France avec Barta, fondateur de l’Union communiste. Il milite par la
suite, puis au PCI à la direction duquel il participe. Emigre par la suite aux
Etats-Unis.

Maréchal, Sylvain (1750-1803). Ecrivain, poète, militant républicain,


théoricien de l'athéisme et précurseur des idées antiautoritaires. Il rencontre
Gracchus Babeuf et rédige le célèbre Manifeste des Egaux qui annonce la
société libertaire… ou communiste. Il échappera à la répression qui frappe
la conspiration des « Egaux » et consacrera la fin de ses jours à défendre
ses idées sur l'athéisme.
Marie, Jean-Jacques, historien et dirigeant de l’OCI-PT. Auteur de
plusieurs ouvrages dont : Trotsky, le révolutionnaire sans frontières –
Cronstadt – Staline – La guerre civile russe. 1917-1921, rouges blancs et
verts – Le trotskysme et les trotskystes – Lénine – Le goulag – Les peuples
déportés d'Union soviétique – 1953 : les derniers complots de Staline,
l'affaire des blouses blanches – Syndicat libre en U.R.S.S
Martinet, Gilles (1916-2006). Résistant, journaliste à l’Observateur
(sous ses différentes appellations) pendant trente ans, homme politique et
intellectuel de gauche. Militant au PCF avant 1938, il est secrétaire de
l’Union de la gauche socialiste (1957-1960) et cofonde le PSU (dont il est
le secrétaire national adjoint de 1960 à 1967) avant de rejoindre le Parti
socialiste en 1972 dont il est un des dirigeants. Membre du cabinet Rocard
en 1988.
- 588 -
Marty, André (1886-1966) : officier mécanicien socialiste, conduit une
mutinerie des marins de la mer noire en avril 1919. Gracié en 1923,
adhèreau PCF. Surnommé le « Boucher d'Albacète » pour son rôle dans
l'élimination des opposants à Staline en Espagne. Accusé de « travail
fractionnel » en 1951, il est exclu du P.C.
Messalistes, partisans de Messali Hadj, voir ce mot.
MJS : Mouvement des jeunes socialistes créé en 1993. Prétend être
autonome par rapport au Parti socialiste.
MNA : Décrit ainsi par le lambertiste Gérard Bloch : « Les militants du
MNA de Messali Hadj sont ce qui existe de plus proche comme parti de
masse, de ce que fut l’authentique Parti bolchevik de Lénine et Trotsky. »
L’autre branche principale du trotskysme français (le PCI de Pierre Frank)
joua, elle, la carte du FLN pour lequel il fabriqua des armes, des faux
papiers et des faux billets. Pablo fut même conseiller du FLN après la prise
du pouvoir par celui-ci.
MNEF : Mutuelle nationale des étudiants de France, objet des
convoitises des socialistes et des lambertistes comme en témoignent les
affaires judiciaires et les scandales financiers de ces dernières années.

Modzelewski, Karol (1937-): co-auteur de la Lettre ouverte au Parti


ouvrier polonais (1966), critique marxiste de l’exploitation dans les
démocraties populaires, puis conseiller de Solidarnosc. Auteur de deux
ouvrages traduits en français : Quelle voie après le communisme ? –
L'Europe des barbares VIe-XIIe siècles
Molinier, Henri (1898-1944) : ingénieur, frère de Raymond Molinier,
tué dans les combats de la Libération de Paris.
Molinier, Raymond (1904-) : membre du PCF, puis trotskyste à partir de
1926. Fonde le PCI en 1935. Emigre en Amérique du Sud pour y militer
puis revient en France.
Moliniéristes : partisans de Raymond Molinier.
Monatte, Pierre (1881-1960) : Correcteur, anarchiste devenu
syndicaliste révolutionnaire, il fonde La vie ouvrière en 1909. Défendant
des positions internationalistes durant la Première Guerre mondiale, il
rejoint le PC en 1923 mais en est exclu un an plus tard. Fonde la revue La
révolution prolétarienne, qui existe toujours.
Montoneros : organisation de lutte armée en Argentine, péroniste « de
gauche », influencée par la théologie de la libération et le marxisme. Active
entre 1970 et 1977, fut décimée par la dictature et l’infiltration policière.
Morenistes : partisans de Nahuel Moreno, expulsés de l’OCI en France
en 1981.
Moreno, Nahuel (1924-1987). Pseudonyme de Hugo Bressano. Il
commence à militer au sein du mouvement ouvrier argentin en 1943-44, en
fondant le Groupe ouvrier marxiste (GOM). En 1948, il participe au IIe
- 589 -
congrès mondial de la Quatrième internationale. S’oppose à l'orientation de
la direction de Mandel, Frank et Pablo en 1952. Mais, en 1963, participe à
la réunification qui aboutit à la constitution du Secrétariat Unifié de la IVe
Internationale. En Argentine le parti qu'il dirigea eut successivement
plusieurs noms (POR, PSRN, PO, PRT, PRT-La Verdad, PST, interdit en
1976 par la dictature, et MAS, fondé en 1982). Dans les années 60, tout en
défendant la révolution cubaine, Moreno critique les conceptions
« guérilléristes » du PRT-ERP (dirigé par Robi Santucho), ou des
Montoneros péronistes. En 1979, depuis son exil à Bogota, Moreno
impulse la formation de la Brigade Simon Bolivar, qui combattit le
dictateur Somoza au Nicaragua aux côtés du Front sandiniste de libération
nationale. Après un bref rapprochement avec le courant trostkyste dirigé
par Pierre Lambert, en 1982, Moreno forma la LIT-QI (Ligue
Internationale des Travailleurs - Quatrième Internationale).
Morrow, Felix (1906-1988) dirigeant du SWP exclu dans les années 50.
Auteur de Révolution et contre-révolution en Espagne, un classique. Vira à
droite dans les années 50 et devint journaliste pour Fortune et le Reader’s
Digest.
MPPT : Mouvement pour un parti des travailleurs (précéda la création du
PT, Parti des travailleurs)
MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), parti
nationaliste créé par Messali Hadj (voir ce mot).
Nagy, Balasz : Secrétaire du Cercle Petöfi (composé d’intellectuels
réformateurs) à Budapest en 1956. Réfugié politique hongrois après la
révolution de 1956, Nagy alias Michel Varga sera exclu de l’OCI en 1973
pour avoir été à la fois un agent soviétique et américain. On lira à ce propos
l’interview de Christian Béridel dans ce volume qui avance quelques
hypothèses intéressantes sur les causes réelles de cette exclusion. Ses
partisans créeront ensuite la LOR, Ligue ouvrière révolutionnaire, disparue
aujourd’hui et dont le dirigeant est sénateur PS.
Napuri, Ricardo: Expulsé en 1948 de l’aviation militaire péruvienne en
tant que lieutenant d’aviation pour s’être refusé à bombarder civils et
militaires de la rébellion du parti APRA du Pérou. Collaborateur du Che
Guevara entre 1959 et 1964. Cofondateur de la CGT péruvienne en 1968 et
cofondateur du Front ouvrier paysan étudiant et Populaire (FOCEP) qui
obtint 21 % des votes à l’Assemblée Constituante du Pérou en 1978.
Député et -sénateur du Pérou.
Naville, Pierre (1906-1994). Surréaliste, puis dirigeant de l'Union des
étudiants communistes et rédacteur en chef de Clarté. Rencontre Trotsky à
Moscou en 1927 et rejoint l'Opposition de Gauche. Il en devient
rapidement un des principaux dirigeants internationux. Il abandonne les
trotskystes en 1939 et militera après-guerre au PSU. Il deviendra un
sociologue reconnu pour ses recherches sur la psychosociologie du travail.
- 590 -
Signalons quelques-uns de ses livres politiques : La Révolution et les
intellectuels – Le Nouveau Léviathan – Trotsky vivant – Autogestion et
planification – L'entre-deux guerres : la lutte des classes en France (1926-
39, ce dernier étant un recueil d’articles publiés à l’époque dans des
journaux ou revues trotskystes.
Nin, Andrés (1892-1937). Journaliste et militant, il rejoint le Parti
socialiste ouvrier espagnol en 1917. L’un des fondateurs du Parti
communiste espagnol, il rejoint l’Opposition de gauche et fonde la Gauche
communiste d’Espagne. Crée le POUM, contre l’avis de Trotsky, en 1935.
Commissaire à la Justice du Conseil de la Généralité de Catalogne. Arrêté
par les staliniens en juin 1937, puis assassiné peu après.
OCI : Organisation communiste internationaliste dirigée par Pierre
Lambert et ayant précédé la création du MPPT et du PT.
Okrana : Police politique russe avant la révolution de 1917.
Pablistes : partisans de Michel Raptis, alias Pablo, et par extension les
trotskystes proches de ce qu’est aujourd’hui la LCR.

Pablo, Michel de son vrai nom Michel Raptis (1911-1996). Il provoque


une crise internationale dans le mouvement trotskyste en proposant, en
1952, à ses camarades de se dissoudre dans les partis staliniens en raison de
l’approche d’une troisième guerre mondiale. Théoricien de l’autogestion, il
fut conseiller de Ben Bella. Exclu de la Quatrième Internationale
(Secrétariat unifié) en 1965.
Parisot, Paul (1917) : membre du Groupe bolchevik-léniniste en 1935.
Dirigeant du POI (Parti ouvrier internationaliste) sous l’Occupation puis du
PCI (Parti communiste internationaliste). Ensuite passe au PSU et à la
CFDT.
PCI: Parti communiste internationaliste. Il y a eu plusieurs PCI en
France, un avant-guerre, un créé en 1944 et réunissant presque tous les
trotskystes, et enfin un PCI créé par les lambertistes. Le plus souvent, dans
les entretiens menés par Karim Landais, ce terme désigne l’organisation
« lambertiste » ayant précédé la création du MPPT et du PT, sauf dans
l’interview de Michel Lequenne.
Pijade, Moshe (1890-1957) : Dirigeant stalinien, peintre, critique d’art et
traducteur.
Pivert, Marceau (1895-1958) : dirigeant du Syndicat national des
instituteurs, puis de la Gauche révolutionnaire du PS-SFIO (Section
française de l’Internationale ouvrière), il fut exclu en 1938 et créa le Parti
socialiste ouvrier et paysan (PSOP) dans lequel militèrent une partie des
trotskystes français. Pivert s’exila au Mexique en 1940 et rejoignit la SFIO
après 1945 en adoptant des positions nettement plus modérées qu’avant la
Seconde Guerre mondiale

- 591 -
Pliouchtch, Leonid : mathématicien ukrainien, autorisé à quitter l’URSS
après trois ans de séjour en hôpital psychiatrique, exilé à Paris en novembre
1976. Sa libération donna lieu à une campagne internationale impulsée
notamment par l’OCI.
POI : Parti ouvrier internationaliste.
Possibilistes : voir Paul Brousse.
Poulaille, Henri (1896-1980), fils d’un charpentier anarchiste, il se
consacre à la littérature prolétarienne et est un des rares « intellectuels de
gauche » antistaliniens avant-guerre. Auteur notamment de Le pain
quotidien – Les damnés de la terre – Pain de soldat – Seul dans la vie à 14
ans.
PSU : parti résultant de la fusion de l’UGS (Union de la Gauche
socialiste) et du PSA (Parti socialiste autonome) en 1960. Ces cadres et
dirigeants caressèrent longtemps l’espoir de créer une « troisième gauche »
(au-delà des socialistes et des staliniens) pour finalement se résigner à
revenir piteusement au sein de la social-démocratie en 1974. Ce parti
passoire, dans lequel les trotskystes et les maoïstes tentèrent soit d’aller à la
pêche aux militants, soit d’y trouver un nid douillet, eut longtemps une
réputation radicale en raison de son engagement contre la guerre d’Algérie
et pour les luttes de libération nationale. Sa fin minable n’empêche pas une
partie de l’extrême gauche de vouloir régulièrement reconstituer un parti
similaire, attrape-tout et confusionniste, qui tienne un langage pseudo-
révolutionnaire, tout en conquérant des postes dans l’appareil d’Etat :
conseillers municipaux et quelques maires ou députés. Une minorité du
PSU rejoignit la LCR en 1973 et les dernières miettes du PSU constituèrent
après la disparition du PSU en 1989 ce qui s’appelle aujourd’hui Les
Alternatifs.
PT : Parti des travailleurs, organisation censée regrouper
«démocratiquement» quatre courants : trotskyste, communiste (du PCF),
socialiste (du PS) et anarcho-syndicaliste
Radek, Karl (1885-1939), militant de la social-démocratie allemande,
polonaise, et enfin russe. Membre de l’opposition de gauche, exclu du Parti
communiste en 1927, réintégré en 1929 après sa capitulation qui ne lui
portera pas chance puisqu’il sera condamné en 1937 et mourra en prison.
RDR : Rassemblement démocratique révolutionnaire: mouvement fondé
par David Rousset et Jean-Paul Sartre en 1948 pour « réunir dans l’action
tous ceux qui ne pensent pas que la guerre et le totalitarisme sont
inévitables ». Ce rassemblement hétéroclite, qui s’oppose au PCF stalinien
et au RPF gaulliste, ne dure qu’un an.
Reclus, Elisée (1830-1905): anarchiste, communard, géographe, auteur
d’une Géographie universelle.
Reich, Wilhelm (1897-1957) : médecin et psychanalyste autrichien.
Tente une synthèse entre marxisme et psychanalyse. Critique la morale
- 592 -
sexuelle imposée aux jeunes par le capitalisme et s’intéresse aux
mécanismes qui, dans le fascisme, peuvent séduire les masses. Exclu en
1934 du Parti communiste allemand. Auteur notamment de Psychologie de
masse du fascisme, La Révolution sexuelle et Ecoute, petit homme, livres de
chevet de nombreux militants d’extrême gauche dans les années 70.
Renard, Daniel (1925-1988) syndicaliste resté fidèle à l’OCI-PCI
jusqu’à sa mort.
Rousset, David (1912-1997). Etudiant socialiste, il rejoint la Ligue
communiste (trotskyste) en 1931, et est dirigeant du Parti ouvrier
internationaliste en 1936. Il est arrêté en 1943 pour avoir mené un travail
politique internationaliste en direction des soldats de la Wehrmacht, torturé,
emprisonné à Fresnes puis déporté à Buchenwald. A son retour il publie
deux livres fondamentaux L’Univers concentrationnaire et un roman Les
jours de notre mort. Militant contre les guerres coloniales en Indochine et
en Algérie, il s’intéresse aussi au Goulag chinois dès 1952. Il devient
gaulliste de gauche en 1965 et est élu député UDR (le parti gaulliste) en
1968. Cet intellectuel atypique a écrit d’autres livres importants dont La
Société éclatée et Sur la guerre. Son fils, Pierre Rousset, est membre de la
LCR et de la Quatrième Internationale.
SAC (1960-1982) : Service d’action civique, milice du parti gaulliste qui
recrute chez les anticommunistes et dans le milieu. De1968 à 1981, ses
membres auront des ennuis avec la justice pour : « coups et blessures
volontaires, port d'armes, escroqueries, agressions armées, faux
monnayage, proxénétisme, racket, incendie volontaire, chantage, trafic de
drogue, hold-up, abus de confiance, attentats, vols et recels, association de
malfaiteurs, dégradation de véhicules, utilisation de chèques volés, outrages
aux bonnes mœurs ».
Sandinistes : partisans du FSLN (créé en 1961) qui renversèrent la
dictature du général Somoza au Nicaragua en 1979. Quittèrent le pouvoir
en 1990 à la suite d’une défaite électorale.
Schachtman Max (1903-1972) : dirigeant des Jeunesses communistes au
début des années 20, il rejoint l’Opposition de Gauche. S’oppose à Trotsky
sur la nature de l’URSS en 1938-40 et crée le Workers Party. Entre au Parti
démocrate après 1958, sans être suivi par tous ses camarades dont certains
« continueront le combat » jusqu’à aujourd’hui.
Secrétariat unifié : organisme dirigeant de la Quatrième Internationale
(auquel est affiliée la LCR) depuis 1963. Le SU remplaça le Secrétariat
international, organe de direction entre 1951 et 1963.
Serge, Victor (1890-1947). Militant anarchiste, il est condamné à cinq
ans de prison en France. Il prend part à l’insurrection de juillet 1917 à
Barcelone, puis à la révolution russe en 1919. Membre du PC russe, il
sympathise avec Trotsky. Emprisonné en 1933, il est déporté en Sibérie.

- 593 -
Libéré à la suite d’une campagne internationale en 1936, il se réfugie en
France puis au Mexique. Auteur de nombreux romans et textes politiques.
SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière. Créée en 1905, suite
à la fusion des différents partis socialistes. Après les Congrès d’Alfortville
en 1969, elle devient le Parti socialiste et absorbe différents clubs de
notables « de gauche » chaque année jusqu’en 1971 où le PS intègre la
Convention des institutions républicaines de François Mitterrrand et une
fraction des militants chrétiens de la CFDT.
SNES-Sup : Syndicat national de l’enseignement supérieur.
Socialisme ou Barbarie : Cette tendance minoritaire animée par
Cornelius Castoriadis et Claude Lefort naquit au sein du PCI en août 1946.
En janvier 1949, les militants de cette tendance quittèrent le PCI et
fondèrent la revue Socialisme ou barbarie qui parut jusqu’en juin 1965 (n°
40). Pour connaître un peu mieux l’histoire de ce groupe et de la revue, on
se rapportera, malgré ses défauts universitaires, au livre de Philippe
Gottraux, Socialisme ou barbarie, Un engagement politique et intellectuel
dans la France de l’après-guerre, qui s’appuie sur de nombreux entretiens,
bulletins internes, tracts, etc., ainsi qu’aux textes politiques de Cornelius
Castoriadis (publiés dans la collection 10-18) et Claude Lefort (Eléments
pour une critique de la bureaucratie).
Solidarnosc : syndicat polonais indépendant créé en 1980. Présidé par
Lech Walesa, il est mis hors-la-loi en 1982 et redevient légal en 1989.
Stora, Benjamin : historien parti au PS en 1986 avec J.C. Cambadélis.
Spécialiste de l’Algérie sur laquelle il a écrit plusieurs livres bien meilleurs
que son témoignage personnel sur l’OCI.
Ta Tu Thau (1906-1945) : étudiant-ouvrier en France, il rejoint le
groupe trotskyste La Vérité, est expulsé suite à une manifestation.
Cofondateur du groupe La Lutte au Vietnam, arrêté de nombreuses fois, il
est assassiné par le Vietminh (les staliniens vietnamiens) en septembre
1945.
Trepper, Leonard : membre du NKVD (la police politique stalinienne),
il anima un réseau de résistants allemands antinazi (l’ « Orchestre rouge »)
qui se livra aussi à l’espionnage au profit de l’Union soviétique.
UEC : Union des étudiants communistes.
UNCAL : Union nationale des comités d’action lycéens créée par le PCF
pour combattre l’influence des Comités d’action lycéens contrôlés par les
trotskystes (Michel Field, Charles Najman).
UNEF : syndicat étudiant créé en 1907, il se politise lentement au fil des
années, surtout après la Seconde Guerre mondiale et pendant la Guerre
d’Algérie. Le syndicat regroupe jusqu’à 25 % des étudiants inscrits en fac
dans sa meilleure période mais il se divise en 1971 en deux (UNEF-US et
UNEF-Renouveau, qui deviendreont respectivement l’UNEF-ID et
l’UNEF-SE) pour se réunifier, en vain, en 2001, puisque entretemps sont
- 594 -
apparus de nouveaux syndicats étudiants : la Fédération syndicale étudiante
et la Confédération étudiante.
UNEF (Union nationale des étudiants de France)-Soufflot : branche
lambertiste de l’UNEF qui s’appela aussi UNEF-Unité syndicale, soutenue
par la CFDT et FO et l’OCI, de la scission de 1971 à la création en 1980 de
l’UNEF-ID.
UNEF-ID (indépendante et démocratique), fondée en 1980, regroupe
l’UNEF-US et le Mouvement d’action syndicale. Son premier président est
J.C. Cambadélis membre de l’OCI qui fait alliance avec les mitterrandistes
puis rentre au PS. Les tendances se multiplient (neuf en 1993 !) en raison
notamment des batailles de pouvoir au sein du PS. Fusionne en 2001 avec
l’UNEF-SE.
UNEF-Renouveau : branche animée par les étudiants du PCF de 1971 à
1982, soutenue par la CGT et le SNESUP ainsi que par les mitterrandistes
et les chevènementistes, du moins dans un premier temps. Devient ensuite
UNEF-Solidarité étudiante (SE). Fusionne en 2001 avec l’UNEF-ID.
UNI : syndicat étudiant de droite et d’extrême droite.
Unité et action : tendance du PCF dans la Fédération de l’Education
nationale.
USFP : Union socialiste des forces populaires. Parti « socialiste » né en
1975 d’une scission de l’UNFP. Vainqueur des législatives de 1997 (57
sièges) et de celle de 2002 (50 sièges). Son président Abderrahame
Youssoufi a été nommé Premier ministre en 1998.
Van Heijenoort Jean (1912-1985). Passa sept ans auprès de Trotsky de
1932 à 1939 puis quitta le mouvement.
Van, Ngo (1913-2005), ce militant trotskyste vietnamien arrivé en France
en 1948 travailla trente ans comme ouvrier électricien jusqu’à sa retraite en
1978. Il a notamment écrit Viêt-nam, 1920-1945, révolution et contre-
révolution sous la domination coloniale et Au pays de la cloche fêlée.
Tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, deux ouvrages
indispensables.
Varguistes : Partisans du militant hongrois Michel Varga, alias Balasz
Nagy, exclu pour avoir été à la fois un agent des services secrets
soviétiques et américains ! Le futur sénateur socialiste David Assouline
faisait partie des exclus…
Vigarello, Georges (1941-) : universitaire, auteur notamment de Histoire
du viol – Passion sport, histoire d’une culture – Du jeu ancien au show
sportif. La naissance d’un mythe.
Zeller, Fred (1912) : dirigeant des Jeunesses socialistes de la Seine,
exclu en juin 1935. Membre du Groupe bolchevik-léniniste puis du Parti
ouvrier internationaliste. Par la suite devient grand-maître du Grand Orient,
d’où des rumeurs récurrentes sur les liens entre la franc-maçonnerie et le
trotskysme, surtout lambertiste.
- 595 -
Zyromski, Jean (1890-1975) Avocat, rejoint la SFIO en 1912. Après le
congrès de Tours son itinéraire ressemble parfaitement à celui d’un sous-
marin stalinien : il dirige la tendance « néo-guesdiste », la Bataille
Socialiste (1927-1940) très proche du PCF. Pendant le Front populaire, il
refuse d'être directeur de cabinet de Léon Blum et crée le Comité d'action
socialiste pour l'Espagne. Rompt avec la S.F.I.O. en 1945 et rejoint le
P.C.F.

- 596 -
Bibliographie
condensée
Cette liste ne constitue qu’une petite partie des livres mentionnés par
Karim dans son DEA.

- ALEXANDER Robert Jackson, International trotskyism : a


documental analysis of the movement, Duke University Press, 1991
- ASSOULINE Daniel, Crise du PCI lambertiste [Eléments de bilan
(pour un congrès trotskyste)], La Vérité (LOR), 1986, 100p.
- BAECHLER Jean (pres.), Politique de Trotsky, Collection U, Armand
Colin, 1968.
– BARCIA Robert, La véritable histoire de Lutte Ouvrière [Entretiens
avec Christophe Bourseiller], Denoël, 2003, 326 p.
- BENSAÏD Daniel, Les trotskysmes, Que-sais-je ?, PUF, 2002.
- BESANCENOT Olivier, Révolution ! 100 mots pour changer le
monde, Saint-Amand-Montrond, Flammarion, 2003, 320 p.
- BIARD Roland, Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945 à nos jours,
Ligne de mire, Belfond, 1978, 412 p.
- BOURSEILLER Christophe, Cet étrange M. Blondel [Enquête sur le
syndicat Force Ouvrière], Bartillat, 1997.
- BRANDELY Emmanuel, L’OCI-PCI de 1965 à 1985. [Contribution à
l’histoire nationale d’une organisation trotskyste], mémoire de maîtrise
sous la direction de Jean Vigreux, Université de Bourgogne, juin 2001, 142
p.
- CALVES André, Sans bottes ni médailles, La Brèche, 1984.
- CAMBADELIS Jean-Christophe, Le chuchotement de la vérité, Plon,
2000.
- CAMPINCHI Philippe, Les lambertistes [un courant trotskiste
français], Editions Balland, 2001.
- CASSARD Jean-Pierre, Les trotskistes en France pendant la deuxième
guerre mondiale (1939-1944), [La Vérité.
- CHARPIER Frédéric, Histoire de l’extrême gauche trotskiste de 1929
à nos jours, Edition°1, 2002.
- COQUEMA Daniel, De Trotsky à Laguiller [Contribution à l’histoire
de la IVème Internationale], Plein Sud, 1996.
- CRAIPEAU Yvan, Le mouvement trotskiste en France [Des origines
aux enseignements de mai 68], Syros, 1971.
– CRAIPEAU Yvan, Mémoires d’un dinosaure trotskiste, Paris/Montréal,
L’Harmattan, 1999.
- 597 -
- DAZY René, Fusillez ces chiens d’enragés : le génocide des
trotskystes, O. Orban, 1981..
- DUPRE Michel, OLLIVIER François et FREYSSAT Jean-Marie, Ce
qu’est l’OCI, La Taupe rouge, 1977.
- FICHAUT André, Sur le pont [Souvenirs d’un ouvrier trotskyste
breton], Syllepse, 2003, 148p.
- FIELDS A. Belden, Trotskyism and maoism : theory and practice in
France and the US, New York, Praeger, 1998.
- FILOCHE Gérard, Ces années-là, quand Lionel…, Ramsay, 2001.
- FOUGEYROLLAS Pierre, La révolution prolétarienne et les impasses
petites-bourgeoises, Anthropos, 1976, 291p.
- FOUGEYROLLAS Pierre, Un philosophe dans la Résistance, Odile
Jacob, 2001.
- FRAENKEL Boris, Profession révolutionnaire, Clair & Net, Au bord
de l’eau, 2004.
- FRANK Pierre, La Quatrième Internationale [Contribution à l’histoire
du mouvement trotskyste], Maspéro, 1973.
- GLÜCKSTEIN Daniel et LAMBERT Pierre, Itinéraires, Editions du
Rocher, 2002.
- GOMBIN Richard, Le projet révolutionnaire [Eléments d’une
sociologie des événements de mai-juin 1968], Mouton, 1969.
- GOMBIN Richard, Les origines du gauchisme, Politique, Seuil, 1971,
187p.
- JARRIGE Pauline, Les organisations politiques d’extrême gauche
maoïstes et trotskystes à Bordeaux des lendemains de mai 1968 jusqu’en
1981, mémoire de maîtrise, Université de Bordeaux, 1997.
- JUST Stéphane, A propos de la brochure ʺ″Ce qu’est l’OCIʺ″, Selio,
1978.
- JUST Stéphane, Défense du trotskysme II : révisionnisme liquidateur
contre trotskysme, Selio 1971.
- JUST Stéphane, Défense du trotskysme, La Vérité, 1965.
- LUBITZ Wolfgang et Petra, Bibliography. An international list of
publications about Leon Trotsky and Trotskyism, 1905-1998, Munich, K.G.
Saur, 1999.
- MALAISE Céline, Etre trotskyste. Militants et militantisme trotskystes
en France de 1944 à la fin des années 50, mémoire de DEA d’histoire sous
la direction de Michel Dreyfus, Université de Paris I, 2002, 91 pages.
- MANDEL Ernest, La pensée politique de Léon Trotsky, La
Découverte/Poche, 2003.
- MARIE Jean-Jacques, Le trotskisme, Flammarion, 1977.
- MARIE Jean-Jacques, Le trotskysme et les trotskystes [, L’Histoire au
présent, Armand Colin, 2002.

- 598 -
- MOREAU François, Combats et débats de la Quatrième
Internationale, Vent d’Ouest, 1994.
- NICK Christophe, Les trotskistes, Fayard, 2002.
- OCI, Quelques enseignements de notre histoire, Documents de l’OCI,
numéro 7, Selio, [1979].
- PLENEL Edwy, Secrets de jeunesse, Stock, 2001.
PLUET Jacqueline, Trotski et le trotskisme, Armand Colin, 1971.
- ROCHE Jean-Louis, Les trotskiens (1968-2002), Les éditions du pavé,
2002.
- ROUSSEL Jacques, Les enfants du prophète [Histoire du mouvement
trotskyste en France], Spartacus, 1972.
- SINCLAIR Louis, Leon Trotsky, a bibliography. Abridged, amended
and supplemented, 1972, 724p.
- STORA Benjamin, La dernière génération d’octobre, Stock, 2003,
278p.
- STORTI Martine, Un chagrin politique [De mai 68 aux années 80],
L’Harmattan, 1996, 253p.
- THOUREL Marcel, Itinéraire d’un cadre communiste [1935-1950 : Du
stalinisme au trotskisme], Toulouse, Privat, 1980, 315 p.
- TREVES Guillaume, Du trotskysme au parti socialiste : rencontres et
ruptures dans la jeunesse autour des années quatre-vingt, mémoire de
l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, décembre 1992, 133 p.
- TURPIN Pierre, Le trotskisme aujourd’hui, L’Harmattan, 1988.
- TURPIN Pierre, Les révolutionnaires dans la France social-démocrate
(1981-1995), L’Harmattan, 1997.
- VASSEUR Laurence : Les moliniéristes 1935-1939, maîtrise d’histoire
contemporaine, Université Lille III, octobre 1983, 285p
- WEBER Henri, Qu’est-ce que l’AJS ? [Contribution à l’analyse de
l’extrême gauche], Maspero, 1971.

- 599 -
- 600 -
Table des matières

Introduction 1

Sur l’OCI-PCI et le trotskysme 3


Eléments pour une socio-histoire des relations de pouvoir ;
Introduction à une étude de l’OCI-PCI 5

Entretiens et réponses au questionnaire 173


Présentation :
« Il ne faut pas faire le jeu de l’ennemi de classe » 175
Entretien avec Pierre Broué 179
Entretien avec Michel Lequenne 214
Entretien avec Boris Fraenkel 238
Entretien avec Alexandre Hébert 257
Entretien avec Charles Berg 278
Entretien avec Pierre Simon 302
Entretien avec Vera Daniels 326
Entretien avec Christian Béridel 354
Entretien avec Vincent Présumey 393
Entretien avec Ludovic Wolfgang 435
Réponses de Nicolas Dessaux 479
Réponses de Charles Huard 502
Réponses de Marie-Cécile Plà 510

- 601 -
Quatre articles sur l’OCI-PCI et le PT 517
Au parti du mensonge déconcertant, inédit, avril 2005. 518
Le Pärti des travailleurs et l’Europe 524
Le lambertisme à la croisée des chemins, février 2005, inédit 531
Présentation critique (Nicolas Dessaux) 554
Militantisme et individualité au sein de l'OCI-PCI, intervention dans le
cadre de la Journée d'études du 10 novembre 2004, organisée par l'IHC-
UMR CNRS 5605 de l'Université de Bourgogne, parue en octobre 2005
dans les Cahiers d'histoire (revue d'histoire critique) n° 97. 557

Glossaire 573
Bibliographie condensée 597

- 602 -
Depuis septembre 2002
Ni patrie ni frontières a publié
Revues (photocopiées)
N° 1 : Sur l’URSS – Élections 2002 – Nouveau Parti
«anticapitaliste» – Lutte ouvrière (2002), 7, 5 €
N° 2 : Famille, mariage et morale sexuelle (2002), 7, 5 €
N° 3 : Que faire contre les guerres ? (2003), 7, 5 €
N°4/5 : États, nations et guerre ; Grèves de mai-juin (2003), 10 €
N° 6-7 : Les syndicats contre les luttes ? – Athéisme et religion
(2003), 10 €
N° 8-9 : Anarchistes et marxistes face à la question juive, au
sionisme et à Israël (2004), 10 € (l’essentiel des textes sont repris
dans la compil’ n° 1 et de nouveaux articles y ont été ajoutés, cf.
infra)
N° 10 : Religions, athéisme, multiculturalisme, citoyennisme,
«islamophobie» et laïcité (2004), 7, 5 € (l’essentiel des textes sont
repris dans la compil’n° 5 et de nouveaux articles y ont été ajoutés,
cf. infra), 7,5 €
N° 11-12 : Terrorismes et violences politiques (2004), 10 €
(l’essentiel des textes sont repris dans la compil’n° 4, et de nouveaux
articles y ont été ajoutés, cf. infra)
N° 13-14 : Europe ? Référendum ? Démocratie ? (2005), 10 €
N° 15 : «Quand les jeunes dansent avec les loups» – Tracts –
Analyses – Témoignages (2005), 7, 5 €
N° 16-17 : «Rêve général» – Tracts, interviews et analyses du
mouvement contre le CPE (2006), 10 €
N° 18-19-20 : Dieu, race, nation : mythes mortifères (2007), 10 €
(l’essentiel des textes sont repris dans la compil’ n° 5, et de
nouveaux articles y ont été ajoutés, cf. infra)

Revues (imprimées)
N° 21-22 : Offensives réactionnaires : Sarkozy – Blairisme –
Banlieues et guérilla urbaine – Trotskystes et obsessions électorales
– Questions noires en France (2007), 10 €
N° 23-24 : Justice sociale contre démocratie occidentale (2008),
10 €
N° 25-26 : Sans-papiers – Venezuela – Précarité (2008), 10€
- 603 -
N° 27-28-29 Gauchisme post-moderne – Iran, Israël, Venezuela –
Sans-papiers – Insurrectionnisme (2009) 12 €
N° 30-31-32. Travailleurs contre bureaucrates (1876-1968), 12 €
(2010)
N° 33-34-35 Les pièges mortels de l’identité nationale (2011),
12€
N° 36-37 Inventaire de la confusion (2011), 10 €
N° 38-39 De l’altermondialisme aux Indignés (2012), 10 €
N° 40-41 Soulèvements arabes (2012), 10 €

Brochures
– Emma Goldman et la révolution russe (2002, 4 €)
– La révolution russe : L. Goldner, C. Harman, M. Martin (2002,
4 €)
– Voltairine de Cleyre, militante anarchiste-féministe (2002, 4 €)

Anthologies et livres :
– Compil’ 1 : «Question juive» et antisémitisme, sionisme et
antisionisme (anthologie), 2008, 336 p., 10 €
– Compil’ 2 : Islam, islamisme, «islamophobie» (anthologie),
2008, 344 p., 10 €
– Compil’ 3 : La Fable de l’illégalité : les sans-papiers aux Pays-
Bas, les limites de l’altermondialisme et de l’écologie (recueil
d’articles), 2008, 360 p., 10 €
– Loren Goldner, Demain la Révolution (recueil d’articles) tome 1,
2008, 12 €
– Compil’ 4 : De la violence politique (anthologie), 2009, 300 p.,
10 €
– Compil’ 5 : Religion et politique (anthologie), 2010, 400 p. 12 €
– Compil’ 6 : Polémiques et antidotes contre certains mythes et
mantras gauchistes (anthologie), 12 €
– Encyclopédie anarchiste : La Raison contre Dieu (anthologie),
484 p, 2010, 12 €
– Restructuration et lutte de classes dans l’industrie automobile
mondiale (recueil articles d’Échanges et Mouvement 1979-2009),
230 p, 2010, 6 €
– Patsy, Le monde comme il va, Chroniques 1999-2010, 345 p.,
2010, 12 €

- 604 -
– G. Munis, Textes politiques, Œuvres choisies, tome 1. De la
guerre d’Espagne à la rupture avec la Quatrième Internationale
(1936-1948), 400 p., 2012, 12 €
– Michel Roger, Les années terribles (1926-1945), La Gauche
italienne dans l’émigration parmi les communistes oppositionnels,
326 p., 2012, 12 €

ABONNEMENTS ET COMMANDES : Tous les prix incluent


les frais de port. Certaines revues sont épuisées mais nous pouvons
les envoyer en format PDF par mail ou les photocopier. Les articles
les plus intéressants sont repris dans les «compil’». L’abonnement
coûte 28 € pour 3 numéros (simples, doubles ou triples) et 54 € pour
6 numéros (idem).
Site : mondialisme.org puis cliquer sur Ni patrie ni frontières et
chaque numéro ou rubrique
Contact : écrire à Yves Coleman (sans autre mention) 10, rue Jean-
Dolent 75014 Parisou bien yvescoleman@wanadoo. fr

- 605 -
Sur les soulèvements arabes
Ni patrie ni frontières n° 40-41, 10 euros. Mai 2012

Ce numéro porte essentiellement sur les révoltes dans les pays


arabes. La première partie, la plus longue, contient deux imposantes
brochures du groupe Mouvement communiste («Tunisie:
Restructuration à chaud de l’État après une tentative d’insurrection
incomplète» et «Egypte: Compromis historique sur une tentative de
changement démocratique»), qui tentent de nous donner quelques
clés sur ce qui s’est passé dans ces deux pays en 2011.
En dehors de nous fournir une chronologie précise, une
bibliographie, et de nombreuses données statistiques, ces articles
essaient de décrire et comprendre les forces sociales et politiques en
présence. Les auteurs partent d’un point de vue de classe et non de
considérations sur le «conflit des civilisations» ou le retard «culturel
ou anthropologique» des Arabes comme le font certains esprits
distingués.
Qu’ils approuvent ou pas le parti-pris marxiste orthodoxe de
Mouvement communiste et le fait que ces camarades placent au
centre de leurs espérances l’auto-organisation et les luttes des
prolétaires, les lectrices et lecteurs de cette revue disposeront
d’analyses sociales, historiques et économiques solides, loin de tout
triomphalisme gauchiste et de toute naïveté tiersmondiste.
L’idéal aurait sans doute été de publier un recueil de traductions
d’articles écrits par des groupes ou des individus militant sur place,
malheureusement cela ne nous a pas été possible – cette fois-ci.
La seconde partie de la revue, beaucoup plus polémique que la
première, commence par souligner la complicité des régimes de
Chavez et Castro avec les dictatures de Bachar al-Assad et
Mouammar Kadhafi, complicité dont les fondements économiques et
financiers ont apparemment échappé aux «anti-impérialistes», aux
altermondialistes de tout poil, au Monde diplomatique, à Acrimed,
etc. Bref, à tous ces militants qui sont prêts à payer 1 500 billets
d’avion pour montrer leur solidarité avec les Palestiniens soumis au
colonialisme israélien, mais pour qui les 10 000 morts (et le
compteur macabre continue à tourner à toute vitesse) massacrés en
quelques mois par le régime «anti-impérialiste» syrien, soutenu par
Castro et Chavez, leurs idoles, n’est qu’un «point de détail»...

- 606 -
Un article rappelle la complicité de tous les partis de
l’Internationale socialiste avec les régimes de Ben Ali et de
Moubarak, car les militants ont souvent la mémoire courte, très
courte.
Deux textes proposent quelques définitions provisoires des
modalités du racisme, des différentes formes de discriminations,
mais aussi de termes comme ceux de culture, peuple et civilisation.
Enfin, nous nous interrogeons sur la pertinence de certaines
déclarations du philosophe Cornelius Castoriadis à propos du monde
arabo-musulman. Cette réflexion est née d’une discussion avec un
collectif de «castoriadiens» (Lieux Communs). Le débat a tourné
court et s’est mal terminé, mais il aura au moins permis de révéler
que, même chez des individus «radicaux» qui prétendent avoir un
esprit critique; qui affirment échapper à tous les pièges des modes
intellectuelles réactionnaires; qui dénoncent ce qu’ils appellent avec
hauteur le simplisme, l’inculture et le sectarisme de l’extrême et de
l’ultra gauche, eh bien, même chez ces individus-là, on trouve des
pulsions xénophobes bien enracinées et des raisonnements
racialisants, parfaitement ordinaires, sous un vernis intellectuel
propre à épater les gogos.
Au nom du droit à la critique de la religion, de l’islam et de
l’islamisme, d’une dénonciation justifiée des régimes dictatoriaux
dans les pays dits arabo-musulmans, et au nom d’une prétendue
nouvelle pensée «révolutionnaire» favorable à «l’autonomie» (tarte à
la crème, déjà avariée, venue remplacer l’autogestion des années 60
et 70, idéologie désormais inutilisable) et à la «démocratie», ces
individus tombent en fait dans les pièges les plus grossiers que nous
tendent les politiciens, les médias et les intellectuels au service du
pouvoir.
Triste époque...

- 607 -
G. Munis: De la guerre civile espagnole à la rupture
avec la Quatrième Internationale (1936-1948) Textes
politiques - Œuvres choisies Tome I, 400 pages, 12 euros

G. Munis n’est pas très connu en France, même si plusieurs de ses


ouvrages sont déjà parus dans ce pays. Ce premier volume de ses
œuvres choisies retrace son évolution théorique, du trotskysme le
plus orthodoxe à des positions plus proches de ce qu’il est convenu
d’appeler les Gauches communistes – ce que les journalistes
désignent sous le nom d’«ultragauche».
Les documents réunis dans ce volume couvrent la période 1937-
1952, année où G. Munis est incarcéré par le franquisme. C'est une
période marquée d’abord et avant tout par la guerre civile espagnole,
puisque Munis se trouvait à Barcelone, où il tenta, avec une poignée
de militants, de construire une organisation révolutionnaire; la prison
et les tortures en Espagne, puis l’exil en France et enfin au Mexique;
sa collaboration avec Trotsky à Mexico ; la Seconde Guerre
mondiale, les mouvements de résistance et les discussions que ces
événements provoquèrent au sein des groupes trotskystes ; la
naissance des démocraties populaires et la construction d’un glacis
autour de l’URSS considérée désormais par Munis comme un
capitalisme d’Etat; la naissance de la guerre froide et les problèmes
nouveaux qu’elle posa.
Toutes ces questions peuvent paraître lointaines, voire dépassées,
mais elles sont toujours actuelles. Il suffit de voir avec quelle rapidité
la crise mondiale que nous subissons provoque de nouveau, à gauche
comme à droite, des discours anti-allemands ou anti-chinois,
l’apologie du protectionnisme, ou au contraire les appels au
renforcement des structures politiques de l’impérialisme européen,
pour vérifier que le poison du nationalisme est toujours là, même si
l’URSS et ses satellites ont disparu et même si le déclenchement
d’une nouvelle guerre mondiale en Europe ne semble, pour le
moment, pas crédible .
La lecture de ces textes, en grande partie inédits en français et en
tout cas introuvables, a aussi un autre intérêt: nous faire découvrir les
écrits d’un homme qui n’a jamais abdiqué son combat pour le
communisme, qui ne s’est vendu ni aux staliniens, ni à la social-
démocratie, ni à la bourgeoisie, et a su rester fidèle à ses convictions.

- 608 -
Michel Roger : Les années terribles (1926-1945). La
Gauche italienne dans l’émigration, parmi les
communistes oppositionnels

Où l'histoire d'ouvriers italiens émigrés


obligés d'échapper au fascisme
rejoint l'histoire, la grande Histoire !
« Suivre l'évolution politique de la Fraction italienne de la Gauche
communiste et de ses membres, nous conduit à comprendre les
questions politiques qui se posent à la classe ouvrière après
l'effondrement de l'Internationale communiste et à appréhender
autrement, et de façon plus vivante, le XXe siècle.
« Le lecteur d'aujourd'hui pourra aborder ainsi les questions
politiques fondamentales posées par la dégénérescence de
l'Internationale communiste, des partis communistes et l'échec de la
révolution russe qui a entraîné la montée du fascisme, du stalinisme
et la guerre d'Espagne pour enfin aboutir à l'horreur absolue de la
guerre impérialiste mondiale jusqu'à l'enfer atomique à Hiroshima et
Nagasaki.
« C'est au quotidien et parfois dans leur corps que ces ouvriers
italiens, nos camarades, ont subi cette vie de proscrits à travers
l'Europe où tous les gouvernements y compris le gouvernement
russe, les pourchassaient. Restés fidèles à l'internationalisme
prolétarien, malgré les horreurs de cette période, les camps de
concentration que certains ont connus, la relégation dans les îles pour
d'autres, ils ont combattu pour nous léguer une méthode critique et
vivante du marxisme et de la théorie révolutionnaire. En réaction
contre l'hystérie nationaliste de la Résistance, ils ont encore eu la
force de créer le Parti communiste Internationaliste en Italie en 1944
et la Fraction de la gauche communiste de France. »
Michel Roger.
Prix: 12 €

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Livres imprimés sur des papiers labellisés
FSC
Certification garantissant une gestion durable de la forêt
Dépôt légal 2e trimestre 2013
Achevé d’imprimer sur les presses du
Centre Littéraire d’Impression Provençal
Artizanord n° 203
42, boulevard de la Padouane – 13015 Marseille
www. imprimerie-clip. com
N° d’impression 07100227

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