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Geneviève Gobillot
Université Lyon 3
De retour, en 1983, d’un séjour de deux ans en Égypte, effectué grâce à une bourse
d’études de troisième cycle, j’avais pris la décision, à la suite d’une rencontre
significative avec les textes d’al-Hakîm al-Tirmidhî, de consacrer un doctorat d’état à cet
auteur. Je me suis à cet effet rendue directement auprès de Monsieur le Professeur Roger
Deladrière, alors enseignant à l’Université de Lyon 3, qui avait supervisé, quelques
années auparavant, la rédaction de mon mémoire de maîtrise, pour lui proposer un sujet
portant sur une étude générale de la pensée de ce mystique à partir de l’édition du Livre
de la profondeur des choses (Kitâb ghawr al-umûr). Après avoir examiné les quelques
dossiers que j’avais réalisés sur le sujet, il a accepté chaleureusement et généreusement
de diriger mon travail. Ce n’était pas une tâche de tout repos pour lui. En effet, je n’étais
pas encore, à l’époque, vraiment consciente de l’importance de “ces petites choses” sans
lesquelles un travail de recherche n’a aucune chance d’être, au moins, honnête. Les
précisions de ponctuation, de distribution des accents, quelques détails orthographiques et
même l’exactitude absolue des transcriptions phonétiques m’apparaissaient encore
comme des injonctions un peu vagues et des corvées dont l’étude des textes de Tirmidhî
aurait pu se passer sans trop de dommage. C’est grâce à l’extrême indulgence, à
l’immense patience et à la remarquable disponibilité de mon directeur de thèse que j’ai pu
prendre conscience, petit à petit, de l’importance de ce qui, en réalité, n’a rien à voir avec
des points de détail. Le Professeur Deladrière révisait, régulièrement, aussi bien
l’établissement de mon texte arabe que mes commentaires, sans omettre une virgule ni
même un accent circonflexe, catégorie avec laquelle j’étais particulièrement fâchée. Bien
entendu, sa direction de travaux ne se limitait pas à cela. Avec beaucoup de discrétion et
d’indulgence, il me signalait les analyses qui pouvaient être approfondies ou améliorées,
me prêtant souvent des livres qu’il m’envoyait par la poste. Il m’indiquait, sans chercher
à imposer sa propre conception, les références les plus pertinentes et les pistes
d’interprétation les plus justes et, lorsqu’il m’arrivait d’être découragée, il savait toujours
me rendre confiance en mettant en avant les points positifs de ma réalisation.
Une telle délicatesse et une telle sollicitude ne s’oublient jamais, quel que soit, par la
suite, le cours des événements de la vie. Puissent les jeunes chercheurs et étudiants qui
ont eu, en assistant à ce colloque, l’occasion de rencontrer le professeur Deladrière et
ceux qui le connaîtront par l’intermédiaire de cet ouvrage d’hommages, mais surtout par
la lecture de ses nombreux travaux, ouvrages et articles, s’imprégner de son exemple et
tendre à leur tour vers l’idéal de recherche constante de la précision et d’honnêteté
intellectuelle sans faille qu’il nous montre. Puissent-ils se donner pour but de le diffuser à
leur tour, quand le moment viendra.
Puissent-ils prendre modèle sur cette exigence sans cesse en éveil qui l’a conduit à
ne négliger aucune des disciplines des études arabes et islamiques et à exceller aussi bien
2
statut du langage et peut, à divers égards, être considéré comme une introduction à la
présente publication. Néanmoins, cette première étude s’intéresse à l’ensemble des
fonctions spirituelles du langage en tant que mode d’expression et de communication,
alors que le but visé ici est de mettre en évidence, non plus les modalités du langage du
point de vue de l’évolution mystique de l’homme, mais les divers niveaux du
fonctionnement du discours par rapport à son origine divine. Il sera question, dans cette
perspective, de deux axes principaux, d’une part la puissance de la “parole” au niveau du
processus créateur, de l’existentiation des entités subtiles à la création du monde visible
par le “kun”, d’autre part, son efficacité dans l’économie du salut. Il ne s’agit plus, de ce
fait, du point de vue de l’homme qui tend à s’élever, mais de celui de Dieu qui “se
penche” vers lui pour lui en donner les moyens.
On ne rapellera jamais assez à quel point la question du langage est essentielle
chez Tirmidhî, qui lui a consacré au moins deux ouvrages complets : Kitâb al-furûq et 2
Tahsîl nazâ’ir al-qur’ân, ainsi que divers essais, dont son commentaire du verset : Lâ
3
ilâha illa-Lâh. . De plus, son ` Ilal al- `ubûdiyyât est, pour une part essentielle de son
4 5
contenu, basé sur des considérations relatives au langage. Chacun de ces textes présente
un angle d’approche différent. Par exemple, selon le Kitâb al-furûq, il n’existe pas de
vrais synonymes, de sorte qu’une même action, désignée par deux termes différents,
renvoie dans un cas, à un acte provenant du coeur et, dans l’autre, à une initiative du
“moi” égoïste. Tahsîl nazâ’ir al-qur’ân, met, au contraire, en évidence, la polysémie de
certains mots dans le Coran et la tradition islamique. On pourrait donc croire à première
vue qu’il y a contradiction entre les deux si Tirmidhî ne précisait lui-même, dans son
introduction à cet ouvrage, que “l’on trouve souvent dans le Coran un même mot
commenté selon divers aspects (wujûh) et, qu’au moyen d’un examen plus approfondi,
6
on s’aperçoit que, bien que les vocables servant à l’explication soient variés, ils peuvent
tous être ramenés à un seul terme, l’impression de diversité apparente de sens provenant
des “situations”, dans la mesure où le même mot peut désigner des états intérieurs aussi
bien que des événements extérieurs.
Dans cette perspective d’ensemble, la présente contribution se propose de mettre
en évidence le fait que le livre intitulé “La science des saints” (`Ilm al-awliyâ’) est 7
1Le Livre de la Profondeur des choses, “Racines et modèles”, Presses Universitaires du Septentrion,
Lille, 1996, chapitre VII, p. 173-194.
2Al-furûq wa-man` al-tarâduf, édité par Muhammad Ibrahîm al-Geyoushî, Le Caire, éd. al-nahâr, 1998.
3Tahsîl nazâ'ir al-qur'ân, édité par Husnî Nasr Zaydân, Le Caire, 1969.
4Paul Nwyia, " Al-Hakîm al-Tirmidhî et le lâ ilâha illâ-Llâh", in : Mélanges de l'Université Saint Joseph,
n° XLIX, Beyrouth, 1968, pp. 741-765.
5Edité sous le titre de Kitâb Ithbât al-`ilal, par Khâlid Zahrî, Université Mohamed V, silsilat nusûs wa-
wathâ’iq n° 2, Casablanca, 1998.
6Tahsîl nazâ'ir al-qur'ân, op. cit., p. 19.
7Voir manuscrit de Göttingen (Universitatsbibliothek, n° 256, folio 1 à 218) et édition Sâmî Nasr Lutf, Le
Caire, Maktabat al-hurriyyat-al-hadîtha, Jâmi‘at ‘Ayn shams, 1981.
3
entièrement construit, du moins pour l’un de ses axes fondamentaux, autour d’un
ensemble de questions relatives au langage, rectifiant par la même occasion une
affirmation erronée, portée à ce sujet dans une thèse dont l’auteur s’est étonné, on ne peut
plus hors de propos, du fait qu’il “n’y ait pas dans cet ouvrage de fil conducteur entre les
sujets “ .
8
Tout au contraire, le Kitâb `ilm al-awliyâ’ présente le cas, assez exceptionnel pour
un ouvrage de ce volume et abordant plusieurs aspects de la vie spirituelle, d’être
construit autour d’une question principale, la signification de son titre étant, précisément,
qu’une certaine manière de comprendre et d’utiliser le langage constitue le fondement de
la science des saints. En effet, comme il le précise dans un autre de ses ouvrages : “Les
noms sont sortis des lettres et ils retournent aux lettres. Ceci est le trésor caché de la
science (`ilm). Nul ne peut le saisir, hormis les awliyâ’...Pour eux seulement, le voile qui
recouvre les lettres est soulevé, de même que le voile qui recouvre les Attributs, je veux
dire les Attributs de l’Essence” . 9
suivant : “Lorsque Dieu rend nécessaire la prière pour son serviteur, celle-ci n’étant autre
que cette miséricorde suprême qui a précédé sa colère, il fait sortir son coeur des ténèbres
de la passion et de l’âme ainsi que des désirs pour le conduire de la lumière de la
splendeur vers la beauté de la grandeur et de la magnificence, afin que ce coeur soit
toujours transporté en toute occasion, avec Dieu” . 14
Cette description illustre, en d’autres termes, ce que Dieu réalise, selon Tirmidhî,
lorsqu’il “plonge le coeur dans l’eau de la miséricorde” . Cette opération, qui correspond
15
à la sibgha, n’est autre que la fitra ou conception originelle, commune à tous les
humains , présents dans la préexistence en tant que “coeurs”, comme nous l’avons
16
montré ailleurs . 17
entre les simples croyants et les saints, mais aussi entre les saints du sidq et ceux de la
minna. .20
C’est en ce sens que Tirmidhî précise à propos des saints des degrés supérieurs
que leur statut est différent de celui de la majorité des hommes croyants et pieux : “Une
autre catégorie reçoit plus encore que cette miséricorde qui précède sa colère. Lorsqu’Il
rend nécessaire pour son serviteur cette prière qui n’est autre que la miséricorde que nous
avons mentionnée, Il fait sortir son cœur des obscurités de la passion pour le transporter
vers la lumière de Son noble visage. Ceux-ci sont les ravis, les élus, l’élite de ceux qui se
trouvent dans Sa proximité. Cette miséricorde reste toujours avec les catégories de
personnes dont il a été question jusqu’au Jour de la rencontre avec Dieu dans le monde
de la paix. Ceci est le don de la prière du Seigneur en faveur de Son serviteur” . 22
raisonnement selon lequel l’apocatastase doit être déduite de la prière de Dieu “Ma
miséricorde précède Ma colère”, Tirmidhî apparaît comme précurseur de la pensée d’Ibn
`Arabî, l’une des grandes différences entre eux, sur ce point, étant que le premier s’est
entouré, pour s’exprimer sur cette question, de beaucoup plus de précautions encore que
le second .24
21A propos de l’importance de l’amour chez al-Hakîm al-Tirmidhî, voir : "Un penseur de l'Amour (hubb)
le mystique khurâsânien Al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 318/930)", in : Studia islamica, fascicule LXXIII,
1991, p. 25-44. Voir aussi :`Ilm al-awliyâ’, folio 177 : " La vue (basar) est dans l'oeil extérieur et
provient de la lumière de l'esprit, alors que la clairvoyance (basîra) est attribuée à l'âme (nafs) et vient du
coeur (qalb) par la lumière de la connaissance qui est la lumière de la fitra". Selon la suite du texte, cette
lumière de la connaissance ou fitra a été conférée aux hommes le Jour des Décrets. Dieu a manifesté ce
jour-là la science qu'Il a de ses créatures. alors qu'il n'y avait ni Trône ni Escabeau, ni Paradis, ni Enfer, ni
lieu ni instant, ni temps ni être créé. Il les a placés devant Lui et les a regardés jusqu'à ce que son regard
les pénètre. C'est cela l'origine de la lumière de la connaissance de la fitra : la lumière du regard de Dieu
qui les a pénétrés, alors, ils ont eu une connaissance Le concernant. De plus, selon ghawr al-umûr, la
fitra est composée de cinq choses : la compréhension (fahm), l'entendement (dhihn), la mémoire (hifz),
l'intelligence (dhakâ’) et la science (`ilm). Ces mêmes éléments se retrouvent dans de nombreux autres
passages de l'oeuvre, avec en général, une variante, le mot dakâ’ étant souvent remplacé par le mot `aql,
comme dans ce passage de al-masâ'il al-maknûna : " Le serviteur a un corps dans lequel sont contenus :
l'esprit (rûh), l'intelligence (`aql), la finesse (kays), l'entendement, la mémoire et la science. Les cinq
derniers éléments sont les soldats de l'esprit et chacun d'entre eux vit de la vie du coeur. (texte édité par
Geyoushî, p. 50, manuscrit, folio 5b.). Cela signifie que ces cinq éléments, pour être agissants,
nécessitent une action du coeur. La fitra est transmuée en lumière de la connaissance, sous le regard de
Dieu, sinon, il ne s'agit que de cinq aptitudes ou dons qui s'avèrent insuffisants pour atteindre le salut : "
Le Jour du Pacte, Dieu accepte la reconnaissance des unitaires car il y a en eux une connaissance remplie
de Son amour et parce qu'ils L'ont accepté par amour. La reconnaissance des autres étant vide de cet
amour, il ne l'a pas confirmée" Le livre de la profondeur des choses, p. 90. A propos d'Iblîs il est dit : " Il
a reconnu Dieu au moyen de la fitra seule et il n'avait pas reçu la lumière de la connaissance, c'est
pourquoi il a été parmi les renégats" Ibid., p. 94-95. Si les cinq éléments de la fitra sont correctement
utilisés, une lumière jaillit de la connaissance qui se trouve en eux à l'état potentiel, il s'agit de la lumière
de la connaissance, qui n'est autre que l'état exalté de la fitra. Ibid., p. 225.
22`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 47. Dieu accomplit là un acte avant la création des
choses par le “kun”, acte qui s’inscrit, précisément, dans un état de préexistence dans lequel ne se
trouvaient que les coeurs, la miséricorde et l’amour, existenciés directement par la mashî’ a divine,
comme on va le voir un peu plus loin.
23Kitâb al-amthâl min al-kitâb wa-l-sunna, éd. `Alî Muhammad al-Bijâwî, Dâr al-Nahda al-misriyya,
1975, p. 297, chapitre intitulé : La vie des Gens de l’Enfer, p. 297.
24Voir à ce sujet pour Ibn `Arabî : Al-Futûhât al-makkiyya, II, pp. 534-35, mais aussi Fusûs al-hikam, éd.
`Afîfî, I, 169. En effet, Ibn `Arabî consacre plusieurs passages à cette question, alors que Tirmidhî, en
7
Un exemple parmi les plus frappants et les plus explicites de la manière dont se
déploie le langage divin est, justement, celui de la Rahma (la miséricorde).
Tirmidhî précise, dans `Ilm al-awliyâ’, que la Rahma est elle-même tirée du nom
de Dieu al-Rahmân., la tradition suivante, attribuée à Ibn `Abbâs, venant compléter cette
explication : “La première chose que Dieu a créée a été la matrice (rahim). Elle s’est
dressée et a appelé à l’aide contre la rupture (qatî`a). Dieu lui a dit : Je t’ai créée de ma
main et je t’ai fait l’honneur de te donner un nom tiré de Mon nom. Telle est ta place
auprès de moi que tous ceux qui t’atteindront m’atteindront”. Cette tradition est appuyée
par une autre, attribuée à Ka`b al-Ahbâr : “La matrice est un rameau sorti du flanc du
miséricordieux (shijna min mankib al-rahman). Celui qui l’atteint, elle lui permet
25
un hadîth attribué à l’Envoyé de Dieu : “la miséricorde ne descend pas sur une nation
dans laquelle se trouve un homme qui a rompu les liens du sang. Dieu déteste favoriser
une telle nation en faisant descendre sur elle la miséricorde, à cause de la présence de cet
homme.
Concernant cette injonction de fidélité à l’égard des liens du sang, le Sage de
Tirmidh s’appuie sur une série de hadîths figurant dans tous les recueils des
traditionnistes les plus connus. On y trouve le terme wasla associé aux liens du sang et
opposé à qatî`a (la rupture), ainsi que l’affirmation que celui qui rompt les lien du sang
se coupe de Dieu . Néanmoins, pour ce qui est de la tradition de Moïse et de l’aspect
29
revanche, l’idée de la miséricorde tenant lieu de chemise à Dieu ne fait pas non plus
partie du corpus de ces traditions.
Ainsi, le rapprochement entre la Miséricorde divine, le salut, la matrice et “l’objet
textile” représenté par la chemise, pourrait être saisi, à première vue, comme une image
totalement originale, “inventée”, en quelque sorte, par Tirmidhî, si l’on ne tenait pas
compte de l’importance que cet auteur a accordée au corpus des isrâ’iliyyât, comme il le
rappelle d’ailleurs lui-même en renvoyant directement à la Torah dans son texte.
L’une d’entre elles ne peut manquer d’être évoquée ici : il s’agit de la tradition du
“sein d’Abraham”, tout particulièrement développée en milieu chrétien, la première
mention connue de cette expression se trouvant dans (Luc; 16, 19-31), passage où il est
dit que Lazare repose in sinu Abrahae alors que le riche est précipité en Enfer. Jerôme
Baschet, qui a consacré un ouvrage à l’évolution des représentations du sein d’Abraham
en Europe au Moyen Âge, a noté que le mot sinus en latin désigne aussi bien le pli de la
toge ou du manteau que, d’une façon euphémique, le ventre maternel ou l’utérus . Il est 31
curieux de constater que ce rapprochement coïncide exactement avec celui établi par
Tirmidhî entre la chemise (qamîs) de Dieu et la matrice (rahim) alors que, dans le cas de
l’arabe, il n’y a pas de parenté étymologique entre les deux termes. De plus, il se trouve
que les représentations les plus anciennes du sein d’Abraham en milieu chrétien sont
précisément celles qui ont fait figurer les élus sur la poitrine du patriarche, enveloppés
d’un pli de son vêtement . Il est donc tout à fait plausible que Tirmidhî en ait eu une
32
à l’époque de Tirmidhî est un hadîth rapporté par Ibn Hanbal dans son Musnad. Il s’agit
28`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 97 : “dhakara dhalika `an al-tawrâ”. Il pourrait s’agir
du passage suivant : “ Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir” Tb, 4,15.
29Sahîh al-Bukhârî, Dâr al-qalam, Beyrouth, 1987, tome 8, chapitres 531 à 536, entre autres : fasl silat
al-rahim.
30Ibn Mâjah, Sunan, Kitâb al-zuhd, n° 16, Ibn Hanbal, Musnad, II, 248, 276, 414, 427, 442. Il convient
de noter que ce hadîth du pagne et du manteau a un équivalent dans la tradition juive, selon laquelle les
attributs divins constituent la tunique de Dieu.
31Le sein du Père, Abraham et la paternité dans l’occident médiéval, Gallimard, Paris, 2000, p. 206-207.
32ibid., p. 196. Le premier exemple connu pour l’occident chrétien est celui du Psautier de Bury-Saint-
Edmunds, daté de 1040. Il a pu être précédé de représentations orientales bien antérieures.
33Confessions, IX, 6, édition, éd. P; de Labriolle, Paris, 1989, II; p. 212-213. Cité par J. Baschet, Le sein
du Père, op. cit., p. 103.
10
du récit suivant : " D'après Abû Rajâ` al-`Utâridî, d'après Samura Ibn Jundab al-Fazârî
(60/679) (Muhammad raconte à ses compagnons une vision en songe (ru'ya) au cours de
laquelle deux hommes sont venus le chercher et lui ont fait parcourir un long trajet durant
lequel il a vu différentes scènes qui, presque toujours, représentaient des supplices
infligés à un ou plusieurs individus). A un moment, les deux hommes lui dirent : "
Avance, avance". Nous arrivâmes dans un jardin planté d'arbres et tout illuminé d'une
lumière printanière. Au milieu de ce jardin se tenait un homme si grand que sa tête
semblait toucher le ciel. Autour de lui se tenaient des enfants si beaux et si nombreux que
je n'avais jamais vu tel groupe de ma vie. Je demandai : " Qui est cet homme et qui sont
ces enfants? Pour toute réponse , les deux hommes me dirent : "Avance, avance" (la
marche se poursuit et les visions se succèdent jusqu'à la fin du songe. Ensuite, le
Prophète donne à ses compagnons l'interprétation de ce songe. Il leur explique que les
supplices sont les peines attribuées à ceux qui ont mal agi durant cette vie et que chaque
faute (hypocrisie, mensonge, laxisme) entraîne une punition spécifique dans l'autre
monde. Arrivé à l'interprétation du passage précédent, il poursuit en ces termes : "En ce
qui concerne l'homme de haute taille que j'avais vu dans le jardin, il s'agit d'Abraham.
Quant aux enfants qui étaient autour de lui, ce sont tous les enfants morts selon la fitra.
Quelques Musulmans demandèrent alors : " O Envoyé de Dieu, les enfants des
polythéistes s'y trouvaient-ils? Il répondit "les enfants des polythéistes s'y trouvaient" . 34
L’intérêt de cette tradition réside dans le fait qu’elle évoque, avec beaucoup de
netteté, certaines représentations du sein d’Abraham, que l’on peut supposer avoir été
“visibles” à l’époque. L’élément le plus favorable à cette hypothèse est, sans aucun
doute, la précision concernant les enfants. En effet, Jérôme Baschet a consacré un
chapitre de son ouvrage à la question de l’unité et de l’uniformité des fils d’Abraham,
expliquant que dans les représentations du sein d’Abraham, “la seule évidence constante
est le fait de manifester leur jeunesse, la plupart des représentations semblant renvoyer
soit à la seconde enfance (7-14 ans), soit à l’adolescence” . Ceci correspond, selon lui,
35
essentiellement à l’idée que, dans le sein d’Abraham, il n’y a plus que des élus
“redevenus enfants”, conformément à la parole de Jésus : “ Si vous ne retrournez pas à
l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux (Mathieu, 18, 3). La
tradition prophétique, en faisant seulement mention d’enfants et non pas d’élus au sens
général, semble bien témoigner d’un contact direct avec ces figurations, sans que la
symbolique évangélique qui les sous-tend n’apparaisse dans l’interprétation qui en est
donnée.
En revanche, dans la tradition musulmane, l’aspect “universel” de la fraternité des
élus dans le sein d’Abraham est remarquablement développé puisqu’il est précisé que
“les enfants des polythéistes y étaient aussi”. Cette vision va même au delà des
interprétations chrétiennes les plus courantes à l’époque, selon lesquelles, s’il y a égalité
et fraternité entre des élus, tous représentés comme de jeunes enfants, seuls les croyants
chrétiens étaient concernés . Comme nous l’avons signalé ailleurs, il est vraisemblable
36
que cette tradition ait été utilisée comme argument dans des milieux mu`tazilites
puisqu’elle aurait pu servir, entre autres, d’argument en faveur de leur doctrine du `adl.
selon laquelle Dieu n’envoie pas les enfants en Enfer . 37
34Musnad, II, 8. Ce hadîth a été rapporté également par Bukhârî, toujours d'après Abû Rajâ’ et Samura,
mais selon une version beaucoup plus courte qui ne donne pas la totalité de l'interprétation du songe et
dont le passage concernant la fitra est absent (fi -`adhâb al-qabr, bâb 7).
35Le sein du Père, op. cit., p. 169.
36Ibid., p. 20.
37Voir à ce sujet : Geneviève Gobillot, La Conception originelle (fitra), ses interprétations et fonctions
chez les penseurs musulmans”, Cahiers des Annales islamologiques, 18, Le Caire, 2000, chapitres 4 et 5.
11
L’image atteint néanmoins une extension tout à fait exceptionnelle chez Tirmidhî,
par la manière dont il utilise l’étymologie, la matrice, chemise de Dieu, étant dérivée de
la miséricorde suprême qui enveloppe depuis toujours tous les hommes, y compris les
damnés, enfants et adultes, les sauvant ainsi d’un Enfer éternel, comme il l’affirme dans
son Kitâb al-amthâl : Ainsi, ses textes convergent vers l’idée qu’il doit exister une
38
revanche, cette relation entre les deux chemises chez Tha`labî. Dans le passage de son
ouvrage Qisas al-anbiyâ’ consacré à Abraham, il rapporte la tradition suivante : “D’après
Ibn Ishaq et d’autres, Dieu a envoyé l’ange de l’ombre sous l’apparence d’Abraham.
Celui-ci réussit de cette manière à s’approcher de lui afin de lui prodiguer ses soins.
Gabriel se rendit auprès de lui avec une chemise de soie et lui dit : ne sais-tu pas, O
Abraham, que Dieu a décrêté que le feu ne ferait aucun mal à ceux qu’Il aime? Puis il le
revêtit de la chemise .” Un peu plus loin, dans le passage consacré à l’histoire de Joseph,
42
il précise que la chemise envoyée par Joseph à son père était bien celle d’Abraham déjà
mentionnée “.43
38Voir supra p. 5.
39De nombreux traducteurs préfèrent traduire ce mot par “tunique”, mais nous conservons ici le mot
chemise, en raison de son acception particulière chez Tirmidhî, au sens où, pour lui, il s’agit,
précisément, duvêtement porté à même la peau.
40Kitâb al-furûq, op. cit., p. 158.
41Qisas al-anbiyâ’, Dâr al-hadîth, Le Caire, sans date, p. 224.
42Qisas al-anbiyâ’ al-musammâ `arâ’is al-majâlis, al-maktaba al-Sâfiyya, Beyrouth, sans date, p. 68.
43Ibid., p. 121.
12
n’y est fait aucune allusion à la cécité de Jacob. Seul un passage du Livre des Jubilés
pourrait permettre de supposer l’existence ancienne d’une tradition à ce sujet : Joseph,
ayant retrouvé ses frères en Egypte leur dit : “ Ne pleurez-pas sur moi, dépêchez-vous de
faire venir mon père chez moi pour que je le voie avant de mourir(...) et ce sont les yeux
45
de mon frère Benjamin qui regardent .” Concernant la chemise d’Abraham, il est fait
46
allusion à un vêtement qui ne brûle pas dans le Sepher Hayashar (34-43) et le Ma’ase
Abraham (32-34): “Abraham demeura dans le feu de la fournaise, indemne, sans que ses
vêtements fussent roussis, bien que le feu eût détruit les cordes qui le liaient .” 47
Néanmoins, ces textes, tous deux postérieurs au Coran, semblent bien avoir été
influencés par la tradition islamique .” 48
En tout état de cause, si l’on considère comme vraisemblable que Tirmidhî s’est
inspiré de certaines figurations du “sein d’Abraham” pour établir un lien entre la
miséricorde divine qui “enveloppe” tous les hommes, la chemise de Dieu, la matrice, les
liens du sang, la fraternité et la miséricorde entre les humains comme condition de
l’accession (directe) au Paradis, il y a néanmoins ajouté, comme paramètre spécifique de
son système, le “retour” de tous, sans distinction, au bonheur originel, du fait qu’ils sont,
dès l’origine, à l’intérieur de ce vêtement de miséricorde divine.
Le second trait original de sa pensée est que la représentation de cet ensemble de
concepts gravitant autour de l’image du “sein d’Abraham” se trouve chez lui fragmentée
et redistribuée entre les figures d’Adam et de Dieu lui-même. En particulier, la notion de
paternité, à propos de laquelle Jérôme Baschet dit que “l’image du sein d’Abraham n’est
qu’une voie parmi d’autres vers une compréhension plus large des conceptions de la
parenté et, en particulier, de la parenté spirituelle ”, est partagée, dans le texte de
49
Tirmidhî, de la manière suivante : Adam est cité en tant que “Père de l’humanité” (Abû-l-
bashar) et garant des “liens du sang” entre tous ses fils, sortis, à l’origine, d’une même
50
matrice et appelés à pratiquer entre eux la “fraternité des élus”. Dieu est investi de
“l’enveloppement” dans le vêtement de miséricorde et de la “protection paradisiaque”
des hommes. Il revêt ainsi, bien que de manière totalement spirituelle, un aspect essentiel
de la figure paternelle, attribuée dans d’autres contextes à Abraham . Un tel choix n’a
51
rien de déroutant, d’une part si l’on tient compte du fait que “depuis des périodes très
anciennes, une substitution est apparue entre “sein d’Abraham et “sein de Dieu” notant
qu’il s’agit d’un continuum dans lequel, entre les pôles abrahamique et divin, de
multiples gradations et mélanges sont possibles “, d’autre part, si l’on se souvient que
52
44Genèse, IV, 3.
45L’éditeur du texte signale que, précisément, le texte se trouve mutilé à cet endroit.
46Jubilés, XLIII, 16. Cet ouvrage, qui pourrait être contemporain du Rouleau du temple, aurait été écrit
sous le règne de Jean Hyrcan et peut être définit comme un récit parallèle à la Bible tout en lui apportant
certains compléments. Le texte utilisé ici est la version éthiopienne qui remonte au XV° siècle. Voir La
Bible, écrits iintertestamentaires, N.R.F. Gallimard, 1987, p. 791-792.
47Robert Graves- Raphaël Patai, Les mythes hébreux, Fayard, Paris, 1987, p. 149.
48Le premier texte est un Midrash tardif (XII° siècle), compilé en Espagne, rédigé en hébreu. Le second
avait été rédigé à l’origine en arabe.
49Le sein du Père, op. cit., p.23.
50Expression commentée par Tirmidhî dans son Livre de la profondeur des choses : En ce qui concerne
son nom en tant qu’être agissant, Adam est le père de l’humanité”, p. 233.
51Le sein du Père, op. cit., p.162.
52Le sein du Père, op. cit., p. 164.
13
Tirmidhî n’hésite pas à décrire ailleurs Dieu comme un père et même, comme une mère,
53
berçant le walî sur son sein pour le consoler des épreuves qu’il a subies . 54
De plus, dans son texte, la miséricorde a un statut différent des autres attributs
divins, puisqu’elle est à l’origine de la venue à l’être de quelque chose de purement
humain : la matrice (ou lien du sang). C’est pourquoi il souligne le fait que cette
dérivation n’avait rien de nécessaire, mais a été réalisée pour le bien des hommes.
D’autre part, son interprétation s’inscrit, une fois de plus, dans le prolongement de
significations véhiculées par les traditions canoniques relatives aux liens du sang, qui les
représentent par une image “tangible”, celle du “rameau de Dieu” (shijnatu-L-lâhi) . 56
53Folios 78a-78b du manuscrit faisant partie de l’ensemble, encore inédit, conservé à Chester Beatty: n°
4459. Le passage concerné précise que Dieu ne dévoile pas aux hommes l’ampleur de sa miséricorde
envers eux afin de ne pas gâcher leur foi. Il est semblable à un homme qui garde un trésor pour son
enfant, mais ne le lui dévoile qu’à sa maturité, lorsqu’il est en état de “supporter” ce don, sans en être
corrompu.
54Voir à ce sujet, Khatm al-awliyâ’, éd. Osman Yahya, Beyrouth, 1965, p. 419-421 et Al-durr al-
maknûn, op. cit., f. 131-132. Il se trouve que la figure d’Abraham a, elle aussi, été investie de cet aspect
maternel, Le sein du Père, op. cit., p. 209.
55Kitâb al-furûq, op. cit., p. 155. Il convient de rappeler que, selon le Lisân al- `arab, le mot qamîs,
désigne l’”enveloppe du coeur” ghilâf al-qalb.
56Sahîh al-Bukhârî, trad. 535, man wasala wasalahu-Llâh. L’utilisation de ce terme par Tirmidhî (signalé
supra p. 6) confirme qu’il s’est largement inspiré de cet ensemble de traditions sur les “liens du sang”.
57Il établit d’ailleurs avec le persan la comparaison suivante : “ “La première d’entre les langues, c’est la
langue arabe, langue du Paradis, la plus abondante, la plus nuancée, la plus riche quant au partage des
lettres . On l’appelle `arab parce qu’elle est déclinable. Elle élucide et clarifie les sens cachés comme ne
peut le faire aucune autre langue. On dit majestueux (jalîl), considérable (`azîm), grand (kabîr) et chacun
de ces mots a une signification particulière. Or, si on les traduit tous les trois en persan, on dit seulement
buzurg . Le sens est alors diminué puisque buzurg n’aboutit qu’à une seule signification; par ailleurs,
jalîl, `azîm et kabîr donnent respectivement (par dérivation) l’éminence (jalâla), la supériorité (`azama)
et la grandeur (kibar)“. `Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 4.
14
Pour compléter ce qui vient d’être exposé, Tirmidhî estime bon de donner la
précision suivante, au sujet des modalités de la création par la parole divine : “Le
Seigneur” est son nom, “Allâh” est son nom, le rahim est apparu en lui (badâ), le feu a
trouvé son commencement (badat) dans sa lumière alors que le “Jour” (du Jugement)
58
Dieu, la parole au moyen de laquelle Il a créé la plupart des choses, le “kun” dit “de
puissance et de Suzeraineté” (la suzeraineté étant dérivée de son nom “Le Seigneur”
(rabb). La troisième est un “kun” spécial, plus rapide que le premier et qui vient du
Pouvoir. C’est le cri qui fera advenir le Jour du Jugement.
Il a néanmoins ajouté une quatrième remarque à propos de la création; il s’agit de
l’affirmation suivante: “Toutes les choses qui concernent les hommes dans ce monde et
dans l’autre vie sont sorties de son nom Allâh. C’est ce nom qui “saisit” les coeurs des
unitaires et des polythéistes et les fait soupirer. Ce qui les rassemble vient de ce nom. Le
retour de toute chose se fait vers Dieu” . 61
volonté générale (mashî’a), puis d’une organisation (tadbîr), puis des décrets “mesurés”
(maqâdîr), puis d’une chose assurée (ithbât) sur la tablette, chose qui devait se produire
dans un temps déterminé, puis d’une volonté particulière (irâda), à travers ses paroles
“kun”, puis cela fut déterminé. Lorsque Dieu a dit “kun”, la chose avait été
(successivement) dans les états selon lesquels Il en a eu une science, Il l’a mentionnée, Il
a voulu de manière générale, Il a organisé, Il a décrété les mesures, Il a authentifié. Ainsi,
la mention est l’exécution de la science, la volonté générale est l’exécution de la mention,
l’organisation est l’exécution de la volonté générale, les décrets “mesurés” sont
l’exécution de l’organisation, l’authentification est l’exécution des décrets, la volonté
particulière est l’exécution de l’authentification, quand à la détermination, elle est
l’exécution de la volonté particulière et “kun” est l’exécution de la détermination. Dieu a
dit : “ Nous avons une parole que nous adressons à la chose lorsque Nous le voulons.
Nous lui disons “sois” et elle est”. La chose sera lorsque nous la voulons d’une volonté
particulière. Puis il a dit “kun” et la chose a été comme un clin d’oeil et plus rapide.
Il se peut aussi qu’une chose n’ait pas besoin de ces paroles pour être. En effet, si
Dieu veut (en terme de volonté générale, mashî’a), guider le coeur de l’homme, il le
plonge dans la miséricorde, puis il le lave et le guide, c’est à dire qu’il l’étend au moyen
de la lumière du Bon Vouloir, puis Il le fait vivre par la lumière de la Vie, puis il lui
donne la connaissance par la lumière de la connaissance, puis il lui confère l’intellect par
la lumière de l’unicité, le sauve par la lumière de l’amour et l’apaise par la lumière de la
splendeur. C’est cet apaisement qui est la sérénité (tu’ma’nîna)” . 62
On trouve là nettement confirmation que toute une partie des réalités existantes,
en l’occurrence, plusieurs entités subtiles, ont été existenciées par Dieu avant le “kun””.
Il s’agit de ce qui a trait au coeur et aux lumières par lesquelles Dieu le “conditionne”.
Ceci correspond exactement au fait, explicité ailleurs par Tirmidhî, que les entités
humaines, telles qu’elles se sont présentées dans la préexistence étaient des coeurs et rien
d’autre que des coeurs, les esprits ayant été créés beaucoup plus tard, au moyen de la
parole “kun” . Ces entités, ces coeurs “conscience”, ainsi que tous les processus qui
63
peuvent les affecter, sont donc apparus antérieurement, au stade de la volonté générale
(mashî’a), qui suit immédiatement la science de Dieu et la mention qu’il fait des
créatures. A cette étape de la création figure également, ainsi que nous l’avons montré
plus haut, le surgissement de la miséricorde (rahma) “apparue” à partir du nom al-
Rahmân. C’est ainsi que Dieu a pu laver les coeurs avec l’eau de la miséricorde et leur
conférer la sibgha ou fitra originelle , dans l’état de préexistence. C’est dans ce sens
64
Par ailleurs, l’une de ces lumières a un statut différent des autres. Il s’agit de la
lumière de l’amour dont Tirmidhî dit, précisément, que : “l’amour est la lumière de Dieu,
car Dieu l’a subordonnée à Lui et parce qu’elle a pris son origine en lui (minhu badâ) et
même : “La lumière de l’amour n’est autre que Dieu lui-même” . L’amour partage donc
66
mots a produit certaines entités. Ainsi, selon leur aspect créaturel, toutes ces entités sont
issues d’une expression, en langage clair et accessible à l’homme, de la réalité divine par
le Créateur Lui-même. Ce souci de clarté s’étend au mode de création par le “kun” . En
effet, “ Dieu, s’Il l’avait voulu, aurait pu s’exprimer simplement grâce aux lettres
isolées : Sa parole “sois!” est à l’origine une seule lettre, dont le nûn est le support. Dieu,
lorsqu’Il a dit kun ! aurait pu dire “K” sans nûn. Sa création aurait été réalisée. Il a voulu
prononcer K avec son support pour faire comprendre à Ses créatures Son discours et le
sens de ce discours dans Sa révélation, conformément aux lois du langage des hommes et
à leur énonciation “.
69
Il reste à s’interroger sur les “causes finales”, au niveau des créatures, de cette
“économie divine” appliquée au verbe.
afin qu’ils reconnaissent la transcendance du maître des mouvements qui confère tous les
mouvements pour perpétuer leur vie. En effet, ce sont des mouvements qui ont donné
naissance aux désobéissances, à la légèreté par rapport au droit de Dieu ainsi qu’à
l’abandon de Sa glorification. Il y a eu la vie qui donne commencement à la création et
ils ont reçu la vie par le mot “subhân” et l’élévation de toute chose vient de sa
sanctification. Les créatures sont sorties du Saint, saintes, puis elles ont été souillées par
les choses périssables. Si elles Le sanctifient, la beauté qu’elles avaient reçue reste avec
eux en dépit des souillures. S’il n’en était pas ainsi, la sainteté serait perdue pour eux. Ils
perdraient la bonté et la beauté des choses. Le bienfait de “subhân” vient de la vie de
toute chose par Sa glorification car la vie a commencé avec les mouvements. Or, Dieu
transcende les mouvements. Lorsqu’est apparu le mouvement de la créature, sont
apparues les fautes et l’audace. Dieu les a alors exhortés à Le glorifier” . 71
Le centre de la question est ici, comme on le voit, l’Esprit. Or, il semble que l’on
puisse distinguer, dans ce paragraphe, deux esprits : L’un est l’esprit de Dieu lui-même,
l’autre, l’esprit en tant que première chose créée. Très nettement, il s’agit ici de ce second
esprit, puisque l’on a vu que les seules entités existenciées sans le “kun” étaient les
coeurs, la miséricorde, les “lumières” et l’amour. Cet esprit, qui confère la vie à tout ce
qui respire et se trouve donc lié, étymologiquement, à sa désignation de rûh, confère
également et conjointement, le mouvement. Or, selon Tirmidhî, c’est précisément le
mouvement, lié au monde d’ici bas, qui apporte à la création son imperfection. Nous
nous trouvons là devant une analyse de type philosophico-religieuse relative à
l’imperfection du mouvement et au caractère divin de l’immobilité, tout à fait
comparable, par exemple, à celle de Grégoire de Nysse, car issue, au fond, sur ce point
précis, d’une même représentation de type “aristotélicien” de cet aspect de la divinité :
72
Dieu qui, par l’intermédiaire de l’esprit créé, est à l’origine du mouvement, n’est pas
affecté par ce même mouvement, caractéristique du bas monde imparfait et périssable.
Pourtant, la vie est inséparable du mouvement, celui, bien entendu, de l’esprit créé qui est
à son origine, l’esprit de Dieu ne pouvant en être touché. C’est pourquoi les coeurs, bien
qu’affectés nécessairement, dans le monde d’ici bas, par le mouvement de la vie, tendent
néanmoins vers un idéal de stabilisation qui les rapproche du Créateur . 73
Or, le moyen de combattre les effets négatifs du mouvement dans le monde est,
précisément, le langage : “Ce langage est celui que Dieu confère à des hommes qu’il
particularise par la science. Leur degré est élevé par rapport à ceux des autres créatures
dont la majorité sont, dans ce domaine, pauvres par rapport à eux. Certains parmi eux
agissent en faveur des créatures au moyen de la langue, afin de faire parvenir la science
aux oreilles des autres par la mise en évidence (ibâna) des lettres et le discernement des
significations jusqu’à établir devant eux la preuve de Dieu. Ce sont eux qui donnent la
preuve (al-qâ’imûn bi-l-hujja) , en tout instant et à toute époque; ce sont eux qui ont saisi
74
le Pacte, le Jour où il les a fait sortir des dos pour le manifester aux gens et faire en sorte
qu’ils ne le cachent pas . Or, la manifestation claire (bayân), c’est la manifestation de la
75
parole par la langue pour traduire la science qui est accumulée dans la poitrine. Alors, il
la mesure et la distingue par son intellect puis la manifeste par la langue pour que les
ouïes l’entendent” . 76
Dans son Kitâb `ilm al-awliyâ’, Tirmidhî accorde une grande place à la question,
bien connue des mystiques, de savoir laquelle des deux attitudes : la gratitude et la
patience, doit être considérée comme supérieure à l’autre. Sa réponse se manifeste une
fois de plus très clairement, à travers l’importance accordée aux nuances du langage :
“Concernant la gratitude, Dieu a dit : “ Recherche de l’aide au moyen de la patience et
dans la prière. Cela signifie que celui qui est patient a besoin d’aide. D’autre part, Dieu
n’a pas dit : recherche de l’aide “avec” ceux qui prient, car cette aide est déjà à eux. En
effet, celui qui prie est au degré de la gratitude, degré qui se trouve “avec” les patients
mais “dans” ceux qui prient. ne vois-tu pas que l’envoyé de Dieu a dit : “ J’ai placé la
prunelle de mes yeux “dans” la prière. Il n’a pas dit “ par la prière” mais “dans la prière”.
Il s’agit là de l’ouverture du coeur dans la prière et du fait que le coeur se trouve réjoui de
76`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, f. 58-59. Cette exégèse n’est pas très éloignée de celle de Saint
Augustin, selon lequel Dieu s’est adressé à l’humanité en langage humain pour remédier au tarissement
de la source intérieure de l’âme, conséquence de la faute d’Adam et Eve. La seule différence est le
fondement de l’interprétation, selon laquelle l’imperfection humaine un état de fait certes regrettable,
mais non pas objet de reproche, puisqu’il est la conséquence inéluctable de l’état créé de l’être.
77`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 52-53.
19
la proximité du discours intime avec Dieu. Ceci ne se trouve pas dans le jeûne car celui-
ci prive des passions et nécessite une aide. C’est pourquoi cette ouverture du coeur se
trouve au moyen de la patience, dans l’aide, et, directement, pour ceux qui prient, dans la
proximité” . 78
constate que la gratitude est de la substance (jawhar) de la foi alors que la patience est de
la substance de l’islam. Le processus qui explique cela est le suivant : “ Le serviteur s’est
trouvé apaisé envers son Seigneur, il a alors été appelé croyant. Il s’est donc
immédiatement constitué lui-même esclave de Dieu et a été appelé musulman (soumis à
Dieu). les deux choses se sont produites conjointement et d’un seul tenant. Le coeur était
pris dans un tourbillon de poussière et hésitait en recherchant son Seigneur. Lorsque la
miséricorde l’a atteint et que la lumière de la bonne direction est venue à lui, il s’est
apaisé par rapport à cette tourmente. L’on a dit : il est confiant (amina), de même qu’il
était bouleversé au moment où il avait peur de quelque chose. Lorsque cette peur a
disparu et que le coeur a ressenti de la gratitude loin du bouleversement, on a dit : Il s’est
confié (âmana). Or, âmana est de la forme af`ala alors que amina est de la forme fa`ila.
(C’est à dire que dans âmina, il y a “accomplissement” de l’action par le sujet et non pas
seulement état). Ainsi, il s’est confié à son seigneur en se remettant à lui et en lui
obéissant. Toutes ces significations s’ordonnent les unes aux autres. En effet, son âme
charnelle s’est soumise à Dieu par l’adoration provenant de l’abandon confiant en lui.
C’est pourquoi l’on a dit : “Il est croyant-musulman et il a été nécessaire de le désigner
comme croyant et soumis à Dieu en même temps, en une démarche unique. Ensuite, il a
reçu l’ordre de reconnaître cette situation (par le langage) de manière à ce que son sang et
ses biens deviennent sacrés. Il l’a exposée devant les créatures afin que sa reconnaissance
de ce fait devienne une preuve contre son semblable s’il ne respecte pas cet aspect sacré.
Celui qui respectera cet aspect sacré sera récompensé et celui qui le bafouera sera puni.
Dieu a donc pris quelque chose de son propre droit qu’il lui a transmis face aux hommes.
En effet, celui qui ne reconnaîtra pas cela ne recevra pas la preuve” . 81
D’autre part, il est décrété que cet homme sera fidèle toute sa vie au moyen de ces
deux noms. “Ceci constitue une explication de la foi et de l’islam et résout les différends
entre ceux qui avaient des opinions divergentes à ce sujet, les uns disant que foi et islam
sont une seule et même chose, les autres qu’ils sont deux choses différentes” . 82
la science n’est rien d’autre que la marque qui est elle-même la figuration des choses
78`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 50. Ce passage complète et explicite deux autres textes,
dont l’un figure dans Al-durr al-maknûn, op. cit., f. 75a et l’autre dans Kitâb Al- Salât wa maqâsidihâ
édité par Husnî Nasr Zaydân, Le Caire, Matâbi` al-kitâb al-‘arabî, 1965. p. 5.
79Voir : G. Gobillot, “Patience (sabr) et rétribution des mérites, gratitude (shukr) et aptitude au bonheur
selon al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 318/930), Studia Islamica, LXXIX, 1994, p. 51-78, p. 51-78.
80`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 54.
81Ibid.,même folio.
82Ibid., folios 55-56. Question posée dans Al-durr al-maknûn, f. 90 a, Profondeur des Choses, p. 176.
83Cette idée a été développée par al-Muhâsibî dans sa Wasâya. Il dit : “ La gratitude consiste à savoir que
le bienfait vient de Dieu et que tout binefait adressé aux créatures du ciel et de la terre trouve son
commencement en Dieu” al-Wasâya, éd. `Abd al-Qâdir Ahmad `Atâ, Le Caire, 1965, p. 267.
20
dans la poitrine. Cela vient du fait que la poitrine est la maison du coeur dans laquelle
brille la lumière”. Or, ce fonctionnement de la gratitude est, à son tour, figuré au niveau
du langage lui-même : “La gratitude, dans le langage, signifie l’ouverture du coeur
jusqu’à l’apparition du bienfait. Les arabes disent shukr et kushr en les présentant comme
deux noms composés chacun de trois lettres identiques, tous deux induisant un sens
identique, à la seule différence qu’ils correspondent à deux attitudes nettement
différenciées. Si l’homme découvre ses dents (dans un sourire) on dira kashara, s’il
découvre son coeur, on dira shakara.” . 84
On retrouve ici l’idée que dans la patience et le jeûne, il n’y a pas d’expression
par la parole, alors qu’il y en a une dans la gratitude qui est l’état de la prière, du fait que
connaître les choses, se les figurer au moyen du langage, c’est être reconnaissant envers
Dieu et être patient, c’est rester muet . De même que le gnostique est, pour Tirmidhî, le
85
saint du degré le plus élevé, celui qui peut parler, alors que le saint qui a dû fournir de
gros efforts pour accomplir le chemin de la voie et s’est dépouillé de son âme charnelle
est muet, de même, on peut affirmer que le langage de la prière d’action de grâce,
expression du mouvement “positif” de la gratitude envers Dieu, constitue la science des
saints par excellence.
et de jubilation : “ La vue de “Celui qui possède” les remplit de plaisir et ils trouvent un
repos au coeur du désir au moment du retour vers Lui. parce qu’ils ont goûté le sens
plénier de la servitude, lorsqu’ils disent “Nous sommes à Dieu”, ils sont remplis de
plaisir au moyen de cette parole tout comme lorsqu’un serviteur dit : “je fais partie des
esclaves de ce bas-monde, j’appartient au prince ou “Je suis son serviteur”. Les autres
serviteurs l’admirent et il s’enorgueillit devant eux...Lorsqu’ils disent : c’est à Lui que
nous retournons, ils s’annoncent à eux-mêmes la bonne nouvelle du retour vers Lui et se
réjouissent en mentionnant le désir qu’ils ont de lui.” . Ainsi, le plaisir, qui se manifeste
87
par la joie (farah) est à la fois condition et signe de ce retour vers Dieu . 88
du mouvement. Nous nous trouvons en effet devant le cas de figure suivant : Dieu, stable
et immobile par nature, a créé un esprit (rûh) qui a été à l’origine du mouvement de la
vie. Or, de ce mouvement, sont sorties aussi les fautes et les désobéissances des hommes.
Afin que les humains puissent revenir à cette stabilité et à cet équilibre, il leur faudra
“changer” en quelque sorte la direction du mouvement qui les a animés, en le
“réorientant” vers Dieu et ce, essentiellement au moyen du langage qui est à la fois
mouvement réel (de la langue) et “expression du mouvement” par la médiation des
verbes et de toutes les désinences casuelles.
Quant au plaisir et à la joie, ils ont été, également, selon Tirmidhî, à l’origine de
la création et se trouvent ainsi intimement liés à ce processus de mouvement. Le
déroulement des événements a été le suivant : Dieu, au moment de façonner Adam de Sa
main, a été rempli de joie (farah), sachant que le père de l’humanité servirait de “moule”
(qalab) à Muhammad . 90
D’une part, cette joie a trouvé son corollaire dans l’amour que Dieu a porté aux
humains depuis le Tout Commencement : “ Tout a commencé pour eux par Son amour
envers eux et la joie qu’Il a éprouvée à leur sujet... Ceci est un secret entre Dieu et Son
serviteur . L’origine de la substance lumineuse qui relie le ciel à la terre n’est autre que
91
l’amour que Dieu porte à son serviteur et la joie qu’Il ressent à son sujet . Enfin, l’amour
92
fondement de la walâya.
D’autre part, cette joie a été la cause d’une certaine précipitation dans la création
d’Adam. En effet ce qui, chez Dieu, équilibré et stable par excellence, ne peut être un
défaut, devient au niveau des fils d’Adam, êtres créés, une faiblesse. C’est de cette
manière que la précipitation humaine se trouvera être l’origine des désordres du
mouvement des créatures et, de ce fait, des fautes et des désobéissances auxquelles il a
été fait allusion .94
Dans une telle perspective, de même que le mouvement des paroles de louange et
de gratitude “reconduit” tous les mouvements de celui qui les prononce vers Dieu, de
même, la joie se fait “monture des coeurs” pour retourner vers Lui . Ce phénomène se 95
produit lors de la prière d’action de grâces. La joie qui avait pu, par l’agitation
désordonnée qu’elle avait produite, égarer les hommes, devient à la fois condition et
signe du retour vers une autre joie, qui est celle d’avant la création. C’est ainsi que
Tirmidhî précise que les gens du Paradis sont reconduits par Dieu à la “joie du Tout
Commencement” (farah al-bad’i), dans laquelle se rencontrent, sans toutefois se
confondre, joie divine et joie humaine . 96
89Dont l’équivalent est, chez Ibn `Arabî, le bonheur (sa`âda), comme dans Futûhât, II, pp. 534-35.
90Manuscrit de Chester Beatty: n° 4459, f. 116b et aussi, al-masâ’il al-maknûna (al-durr al-maknûn), éd.
Geyoushi, p. 98.
91Kitâb al-amthâl, op. cit., p. 104-105.
92`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 60b.
93`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 138a-b.
94“L’homme est sorti de la porte de la joie, car Dieu l’a créé à Son image. Ainsi, au moment où Il
procédait à cette création, est venue la précipitation (`ajala) de la joie”, Al-durr al-maknûn, f. 26a. Iblîs
en profite pour “précipiter” ce mouvement et le désorganiser davantage en “agitant les veines, lieu de
passage des passions”. Voir : Kitâb al-manhiyyât, maktabat al-qur’ân, Le Caire, 1986, p. 192.
95`Ilm al-awliyâ’, manuscrit de Göttingen, folio 54b.
96Manuscrit de Chester Beatty: n° 4459, f. 116b, f. 78a.
22
Dieu a dit : “Il y a deux sortes de sciences : une science dans le coeur qui est la science
utile et c’est celle que nous avons décrite. Elle reste dans le coeur car l’oeil du coeur voit
l’image de ce qui a été mentionné dans la poitrine, à l’intérieur de la maison et le coeur se
stabilise, et une science de la langue qui est la preuve de Dieu envers les fils d’Adam,
ceci est la science de la mémoire. Elle n’a pas de séjour fixe dans le coeur, mais elle est
mémorisée. Or, la mémoire est proche de l’intellect. Donc cette science est le lieu de
séjour de l’intellect et l’entendement sait, au moyen de cette science, distinguer ce qui est
bon de ce qui est mauvais, ce qui est préjudiciable de ce qui est utile. La science de
l’entendement te fait voir ce que te propose l’oeil de la tête. La première science est le
lieu de la connaissance. Elle est la science de la certitude qui te fait voir ce que te
présente l’oeil du fu’âd. Elle te montre les choses par leur forme afin que tu adores Dieu
en voyant Son organisation. C’est la connaissance des unitaires, alors que la
connaissance des gens de la certitude permet de distinguer. Les deux sont une même
connaissance, mais les gens de la certitude ont été favorisés par l’élargissement de la
poitrine afin qu’ils sachent à propos de leur Seigneur ce qui échappe aux autres unitaires
qui sont les gens de la crainte respectueuse que Dieu a mentionnés” ... “La science que
100
l’on entend par les oreilles et qui réside dans la mémoire n’a rien à voir avec le coeur, si
ce n’est le fait qu’il a foi en elle. Quant à la connaissance, elle se trouve dans le coeur et
autour d’elle sont les océans de la science concernant Dieu, science incluse dans les noms
de Dieu et dans ses attributs. C’est la science de ce que l’on peut connaître de Lui,
comme Sa noblesse, Sa beauté, Sa grandeur, Sa splendeur, Sa joie, Sa miséricorde, etc...
Or, cette science, qui se développe dans la poitrine, s’y installe précisément, par la
médiation du langage dans la mesure où la poitrine est le lieu même de la formation de la
science issue des lettres Ces choses que l’on peut connaître sont le don fait à l’âme. “Si
101
l’âme ne connaît pas le Seigneur par ces attributs, elle reste perplexe, pauvre, frustrée et
humiliée... Chaque nom établit un lien entre le ciel et la terre et un chemin qui conduit
vers Dieu. En lui se trouve un pilier sur lequel s’appuyer et un moyen pour accéder au
Seigneur. Chaque nom est pour lui une guérison qui lui permet d’aller vers son Seigneur,
une substance cachée qui remplit ce monde et l’autre, qui se répand dans le royaume
céleste jusqu’au dessus du trône. Les unitaires ont reçu cela de la générosité de Dieu et de
la puissance de sa compassion, de l’étendue de Sa miséricorde. La base de cette
substance lumineuse est l’amour de Dieu envers Son serviteur et la joie qu’Il ressent à
son sujet ”. Il dit dans un autre passage : “Lâ ilâha est une parole qui, si elle est portée
102
par les cieux et les terres, les brise et les réduit en morceaux; c’est une parole qui
embellit...qui fend les airs qui sont en haut, qui fend les océans célestes, qui fend
l’épaisseur des sept cieux, qui traverse les rangs des chérubins...elle fend les rideaux et
traverse les étendues plus vite qu’un éclair ou qu’un clin d’oeil...jusqu’à ce qu’elle
s’installe à sa place, sur le trône du Miséricordieux” . A propos de la formule “Gloire à
103
Dieu” il dit : “ Ceci est une parole qui a rempli la vie de ce bas monde. Ainsi, si tu la
prononces, elle l’emporte sur tout ce que j’ai créé. Ceci est très important parce que la
parole, lorsqu’elle atteint l’homme, envahit sa poitrine de sa lumière et, lorsqu’il la
prononce, elle s’élance dans toute la lumière de son rayonnement. On rapporte dans un
khabar que le serviteur, lorsqu’il dit “gloire à Dieu”, la lumière de cette parole remplit ce
qui est entre le ciel et la terre:; s’il la dit une deuxième fois, cette lumière remplit ce qui
est entre la terre et le trône. S’il la dit une troisième fois, elle remplit ce qui est entre le
trône et la couche humide de la terre” . “La parole “louanges à Dieu” sort des bouches
104
des serviteurs sous forme de lettres composées. Les lumières sont leurs vêtements et elles
descendent avec elles des cieux pour les serviteurs” . 105
Ainsi, on aboutit à l’idée que les mots sont une substance, de la catégorie de la
lumière, et correspondent par leur nature aux choses qu’ils désignent. Il est possible de se
les figurer comme une entité subtile, à la fois constituant et prolongement de ces choses
nommées. Cette description s’impose encore davantage lorsqu’il s’agit des noms de
Dieu, dotés de la stabilité parfaite de l’état divin et dont la substance est immédiatement
assimilable à une lumière, matière subtile qui sert de pont entre le ciel et la terre . 106
Les noms sont nourriture pour les coeurs, parfums ou encore joyaux. Néanmoins,
leur efficacité diffère en fonction des êtres qui les prononcent : “Lorsque les serviteurs
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prononcent ces paroles, leur situation est différente par rapport à ces lumières. l’exemple
de cela est celui des anneaux. Tu ne trouveras aucun anneau dont le poids ne soit situé
entre un et deux mithqâl (3/7 de dirham). De manière générale, les anneaux ont ce poids
d’argent. Il n’y a donc pas ici de grande différence entre les anneaux des serviteurs.
néanmoins, la différence se situe au niveau des chatons dont les pierres précieuses sont
très différentes. On pourra donc trouver une pierre précieuse qui sera le chaton d’un
anneau et dont la valeur ne dépassera pas un dirham. Par ailleurs, on pourra trouver un
chaton en pierre précieuse dont la magnificence sera indescriptible et dont le prix
atteindra mille dinars ou davantage. De même, pour la prononciation de ces noms, les
gens sont différents dans la manière de les énoncer vocalement par la parole, la lecture ou
l’invocation. Par exemple, une parole qui sort d’un coeur dont le matériau est la vie de
l’autre monde ou d’un coeur dont le matériau est le royaume céleste, ou encore d’un
coeur dont le matériau est le royaume suprême face à Dieu, ce coeur s’illumine au moyen
de la lumière de ce lieu (d’où provient le matériau) et toute parole qui sort de ce coeur
sort de cette lumière” . 109
De même, l’exemple du dhikr est celui d’un homme qui respire l’odeur du musc.
Il y a des degrés différents dans la manière de le sentir : Un homme le sentira à l’intérieur
de son sac, alors qu’il est, de plus, enfermé dans une bouteille, fermée par un bouchon,
106Al-durr al-maknûn, f. 75b. Ibn `Arabî a repris cette idée que la prière est le chemin du retour vers
Dieu. Voir à ce sujet, Fusûs al-hikam, éd. `Afîfî, I, 214 et 217. Un rapprochement s’impose avec la
conception manichéenne de la prière selon laquelle cette activité contribue, avec le chant et la musique, à
“libérer, purifier et faire monter en direction des régions célestes les particules de lumière retenues
captives ici-bas”. Ces prières contribuent, avec les cantiques et les particules lumineuses des âmes, à
former la “colonne de lumière” qui monte tout droit au ciel. Voir Henri-Charles Puech, Sur le
manichéisme et autres essais, Flammarion, 1979, p. 190-191. Cette situation n’est pas le seul cas
d’emprunt d’un concept ou d’une image manichéenne par Tirmidhî. Voir à ce sujet notre ouvrage, La
conception originelle, op. cit., p. 55 et 56, note 138.
107Ibid., f. 108.
108Ibid., f. 103.
109Ibid., f. 103-104. On ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement entre ce passage et le titre de
l’ouvrage d’Ibn `Arabî Fusûs al-hikam.
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Enfin, les paroles données par Dieu aux hommes sont des remèdes : “La colère
tire son origine de l’orgueil (kibr). Il a fait de la prière de takbîr son remède. La faute tire
son origine des causes secondes, Il a fait de la louange son remède. Le comportement
honteux tire son origine des mauvaises moeurs. Il a fait de la glorification leur remède . 111
Mais le remède suprême n’est autre que Son nom “Allâh” prononcé dans le dhikr : “ La
vie de ce bas monde tout entière est poison, car elle est constituée de passions qui
éloignent de Dieu. Grâce au nom de Dieu, ce poison est combattu au point qu’il perd
toute virulence. Le nom “Allâh” est donc l’antidote de la vie de ce bas monde “. 112
manière, le “verbe”, en tant qu’il vient de Dieu et, à la fois, reconduit à Lui, se présente
véritablement comme source de salut pour l’homme.
Quels seront alors les résultats de l’utilisation d’un langage sans fondement
intérieur? : “Si, dans l’épreuve, le serviteur se montre patient, son secret louable apparaît
comme étant en accord avec sa langue. Si, au contraire, il est révolté, son secret blâmable
apparaît, à savoir son hypocrisie. En effet, il dit avec sa langue : “J’accepte que Dieu soit
mon Seigneur, puis il s’efforce d’échapper à cette suzeraineté” . 114
110Ibid., f. 109-110.
111Ibid., f. 83.
112Manuscrit de Chester Beatty: n° 4459, f. 79b.
113Ibid., f.107-108.
114Ibid., f. 40-41. Il convient de noter la ressemblance
de ce passage, aussi bien du point de vue formel
que de celui du sens profond, avec le passage évangélique : “Ce n’est pas en disant Seigneur, Seigneur
qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les
cieux (Matthieu, 7, 21) et aussi (Luc, 6, 46). Ce principe revêt par ailleurs une grande importance,
puisque c’est à partir de lui que la méditation spirituelle de Tirmidhî se constitue comme fondement
d’une éthique.
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Pour Dieu, volonté, langage et acte ne font qu’un et il est souhaitable, pour le plus
grand bien de l’homme, que son discours, dans ses modalités, se rapproche le plus
possible de ce langage divin. Dans une telle perspective, les conditions d’efficacité des
paroles sont, comme on l’a vu, la sincérité totale et la vertu du coeur de l’être qui les
prononce. C’est ainsi qu’elles deviennent efficaces, à l’image du langage de Dieu, même
si celui de l’homme ne peut atteindre la même qualité. Néanmoins, il est possible de
trouver un modèle dans le langage des saints, dans la mesure où il n’y a chez eux aucune
dichotomie ni distanciation entre la prononciation et la pensée, entre le verbe et
l’intention, entre la parole et l’adhésion du coeur, et même de tout l’être. On retrouve ici
le sens profond de l’expression : “n’avoir qu’une seule parole”. Selon cette exégèse de
Tirmidhî, il n’existe bien qu’une seule parole : la formulation accompagnée de pureté
d’intention, de sincérité, de fidélité par les actes et d’adhésion profonde. C’est à cette
seule condition que se reconnaît le vrai langage. Quant à celui qui n’est pas assorti ou,
plus encore, qui se trouve démenti par les actes, il n’a plus droit au statut de parole, mais
devient un simple test permettant de dévoiler la conscience hypocrite de celui qui en a
fait usage. Il oeuvre alors en sens inverse de la fonction du discours que Dieu a voulu
apporter aux hommes, à savoir une protection contre les malheurs et une sauvegarde à la
fois physique, morale et spirituelle. C’est ainsi que la parole de l’hypocrite, comme celle
de l’homme qui coupe ses liens avec l’humanité en refusant de mettre en pratique la
miséricorde, devient sa propre condamnation et une preuve manifeste contre lui.
Ce principe explicatif permet de mieux saisir l’axe essentiel du Kitâb al-furûq,
autre ouvrage de Tirmidhî consacré au langage. En effet, de même que la contradiction
entre la parole et l’acte constitue une dénonciation de leur auteur, de même la précision
du langage permet de mettre en évidence les intentions profondes, radicalement
opposées, de deux personnes accomplissant en apparence le même acte.
Dans les deux cas, le verbe, de par la fonction que Dieu lui a conférée, tout
comme de par son origine et son lien à toute la création, possède en lui-même une
puissance en quelque sorte autonome, y compris lorsqu’il est envisagé au niveau humain.
De même que la parole de Dieu a été instituée par Lui-même comme une force capable
de Le contraindre à toujours faire triompher Sa miséricorde, de même, la parole de
l’homme est en mesure, aussi bien de réaliser le salut de celui qui parle que de devenir
pour lui un “juge”, arrachant le voile des secrets de ses actes ainsi que des intentions qui
les régissent . 118
115Ibid., f. 76.
116Ibid., f. 73.
117Ibid., f. 78.
118En plus d’une coïncidence frappante de la théorie exprimée dans ces textes avec une conception de la
double fonction du Verbe en théologie chrétienne, il peut être intéressant de rappeler que c’est sur des
principes extrêmement proches de ceux-ci, à savoir une certaine “autonomisation du langage”, dépassant
les limites de la conscience individuelle, que s’élaboreront les bases de la psychanalyse moderne, aussi
bien en ce qui concerne l’aspect “thérapeutique”, mental et physique, que la question du “dévoilement”
des intentions cachées, dans les rapports du mot d’esprit avec l’inconscient, par exemple.
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