Introduction :
Les pouvoirs publics que sont l’Etat, les administrations de Sécurité Sociale et les collectivité locales (régions,
départements, mairies) cherchent à réduire les inégalités considérées comme injustes au nom d’une certaine
conception de la justice sociale. La justice sociale désigne les principes d’égalité auxquels doit obéir la répartition des
ressources (revenu, patrimoine, prestige, pouvoir, etc.) entre les membres d’une société.
Ce sujet nous invite à montrer que si l’intervention de l’Etat-Providence a fait consensus pendant les Trente
Glorieuses et a obtenu des résultats (baisse des inégalités, élévation du niveau des diplômes, etc.), à partir des
années 1980, l’Etat Providence commence à être critiqué. Ce sujet nous invite donc à expliquer ce que Pierre
Rosanvallon appelle dès 1981 une triple crise de l’Etat-Providence. Selon lui, les pouvoirs publics seraient confrontés
à une crise de financement car l’intervention massive de l’Etat au nom de la justice sociale est chère et dans un
contexte de crise est soumise à de nombreuses critiques ; une crise d’efficacité car l’Etat ne réduirait pas
suffisamment les inégalités ; une crise de légitimité car l’Etat interviendrait trop alors qu’il faudrait laisser le marché
fonctionner davantage ainsi que les intérêts individuels.
En quoi l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale est-elle limitée et fait-elle débat ?
Dans une première partie, nous analyserons le problème de financement. Puis nous montrerons que les pouvoirs
publics sont confrontés à un problème d’efficacité. Enfin nous verrons qu’ils sont aussi confrontés à un problème de
légitimité.
A. Depuis les années 1980, les dépenses publiques augmentent plus rapidement que les recettes.
Depuis les années 1980, les dépenses publiques augmentent plus rapidement que les recettes. En effet, les pouvoirs
publics font face à un problème de financement. L’intervention de l’Etat permet de réduire les inégalités mais cette
intervention a un coût. Pour assurer le financement de la protection sociale, il faut que les recettes (les impôts, taxes
et cotisations sociales) compensent les dépenses (les prestations sociales). Or, depuis les années 1980, l’écart se
creuse entre les recettes et les dépenses publiques ce qui entraîne une augmentation du déficit public.
Le déficit public doit être comblé par de la dette publique. L’Etat doit donc emprunter auprès des banques ou des
investisseurs en émettant des obligations (bons du Trésor) pour financer ses dépenses. Or, la dette peut devenir
insoutenable si elle atteint des montants trop élevés et que les investisseurs n’accordent plus leur confiance en l’Etat
pour rembourser. C’est pourquoi l’Etat doit chercher à réduire ses dépenses ou augmenter ses impôts pour assurer
sa fonction de redistribution et maîtriser ses finances publiques (surtout dans le cadre européen qui impose le respect
de règles budgétaires, voir chapitre sur l’Union européenne).
Cette contrainte de financement pousse l’Etat à mettre en place des mesures. Le financement de la protection sociale
peut passer par une augmentation des recettes et donc un prélèvement de plus en plus d’impôts. C’est pourquoi un
nouvel impôt a été créé en 1990 pour financer la protection sociale : la CSG (contribution sociale généralisée) qui est
un impôt proportionnel prélevé directement sur les salaires. Toutefois, les prélèvements obligatoires ne peuvent
augmenter dans les mêmes proportions que la hausse des dépenses publiques et l’augmentation de la fiscalité peut
entraîner des effets néfastes (manque de consentement de la population, effets désincitatifs). La contrainte de
financement pousse donc l’Etat à chercher à réduire ses dépenses publiques. Cela peut se faire de différentes
façons :
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- Baisse des prestations sociales : déremboursements de médicaments, baisse des APL (allocations
logement), etc.
- Moindre fourniture de services collectifs : désinvestissement dans l’éducation, l’hôpital, etc.
- Des réformes successives du système de retraites ou des allocations chômage. Par exemple, passage du
nombre d’annuités pour pouvoir partir en retraite à taux plein de 37,5 ans à 42 ans, augmentation de l’âge
légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans. Ces réformes permettent alors d’accroître les recettes (les actifs
travaillent plus longtemps) et de réduire les dépenses (les retraités touchent moins longtemps leurs pensions)
au détriment du bien-être la population.
Remarque : « Le trou de la Sécu » désigne justement le déficit des Administrations de Sécurité Sociale. Il se résorbait
pour quasiment atteindre l’équilibre en 2017. Toutefois, il réaugmente depuis 2017 notamment du fait d’une baisse
des recettes (mesures d’allégement de cotisations sociales salariales et patronales) ce qui conduit à chercher à
baisser les dépenses (réformes de l’assurance chômage notamment).
A. L’efficacité des actions mises en place par l’Etat est remise en cause car la fiscalité est peu
redistributive voire parfois anti-redistributive (régressive).
L’efficacité des actions mises en place par l’Etat est remise en cause car la fiscalité est peu redistributive voire parfois
anti-redistributive (régressive). En effet, dans certaines situations, plus les revenus sont élevés, moins ils sont
imposés. D’après les études de Thomas Piketty, le système fiscal privilégie les ménages les plus riches. Si l’on
additionne l’ensemble des prélèvements (impôt sur le revenu, TVA, cotisations sociales, CSG), 40% des revenus des
plus pauvres est prélevé alors que les impôts ne représentent que 33% du revenu des 0,001% des plus riches. Cette
faible progressivité de l’impôt est due :
- A la baisse du poids de l’impôt sur le revenu, seul impôt véritablement progressif. Les tranches les plus
élevées de l’impôt sur le revenu ont été supprimées. Des années1980 à aujourd’hui, le taux d’imposition de la
dernière tranche de l’impôt sur le revenu a baissé de 65 % à 45 %.
- A un système fiscal français majoritairement basé sur des impôts proportionnels (cotisations sociales, CSG)
prélevés sur les salaires et non payés par les revenus du patrimoine (donc par les plus riches car les revenus
des plus riches sont essentiellement des revenus du patrimoine).
La TVA est aussi un exemple d’impôt régressif car elle pèse plus faiblement dans le revenu des plus aisés qui
consomment une part plus faible de leur revenu. En effet, leur taux d’épargne est plus élevé que celui des plus
précaires qui consomment quasiment l’intégralité de leurs revenus.
Quand on observe la répartition des prélèvements en fonction du niveau de richesse, on constate donc que les plus
riches contribuent relativement moins en TVA car une grande partie de leur revenu est épargnée et non consommée.
La part de leur revenu consommé est donc plus faible que celle des plus modestes qui consomment l’intégralité ou
presque de leur revenu. Les plus riches contribuent aussi relativement moins en cotisations sociales car la part des
revenus du travail dans leurs revenus est plus faible. En revanche, ils contribuent plus en impôts sur le capital car
leurs revenus sont majoritairement issus de leur patrimoine (possession d’actifs immobiliers ou d’actifs financiers).
Ce sont surtout les impôts progressifs qui réduisent les inégalités de situation, or leur progressivité a été réduite ces
dernières années :
- Le poids de l’impôt sur le revenu a été réduit et E. Macron a allégé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en
2017
- Les tranches les plus élevées de l’impôt sur le revenu ont été supprimées (pendant les Trente Glorieuses, la
dernière tranche de l’impôt sur le revenu dépassait 65%.
- La taxation des revenus du capital (intérêts, plus-value, dividendes) a été réduite en 2018 avec l’instauration
d’un taux unique de 30% (appelé « flat tax ») alors que ces revenus étaient auparavant imposés en partie au
barème progressif de l’impôt sur le revenu.
En général, la fiscalité française est très peu redistributive comparativement aux autres pays européens.
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Attention : les 1% des plus riches paient plus d’impôts en valeur absolue que les plus modestes mais la part que
représentent les impôts dans l’ensemble de leur revenu est faible que celle des plus modestes. Donc en proportion
des revenus, d’un point de vue relatif, les ménages à partir des 1% les plus riches paient moins d’impôts.
B. Ce système est peu redistributif car les prestations sociales d’assurance réduisent peu les inégalités
entre les riches et les pauvres.
Ce système est peu redistributif car les prestations sociales d’assurance réduisent peu les inégalités entre les riches
et les pauvres. En effet, ce sont les plus gros cotisants qui perçoivent le plus de prestations sociales de retraite et de
chômage. Celles-ci ne réduisent donc pas vraiment les inégalités de situation. Par exemple, les 10% les plus pauvres
reçoivent 20 milliards € de prestations sociales tandis que les 10% les plus riches en perçoivent 63, soit 3 fois plus.
Le système de retraites est même inégalitaire car il privilégie ceux qui ont une plus longue espérance de vie, à savoir
les classes sociales supérieures. C’est donc une redistribution verticale à l’envers : les plus pauvres (ouvriers,
employés) cotisent toute leur vie active mais du fait de leur espérance de vie en profitent peu lors de la retraite, alors
que les plus riches cotisent également, mais vivent bien plus longtemps en retraite.
L’école n’assure pas totalement une égalité des chances réelles du fait du processus de démocratisation ségrégative.
Si de plus en plus d’enfants de milieux modestes accèdent à des études longues, ils se concentrent dans certaines
filières perçues comme moins prestigieuses. Il persiste encore des inégalités de réussite scolaire et d’accès au
diplôme selon l’origine sociale (voir chapitre sur l’école).
De même, le service public de santé n’est pas sans connaître de nombreux échecs pour assurer l’égalité des chances
d’accès à la santé. En effet, les renoncements aux soins sont de plus en plus fréquents. Cela s’explique par le fait
qu’une partie des soins n’est pas remboursée par la Sécurité Sociale mais par des assurances complémentaires
privées (mutuelles) que les plus pauvres ne peuvent pas s’offrir.
De plus, les services collectifs souffrent enfin d’une exigence croissante de rentabilité qui les pousse à dégrader leur
offre et la qualité du service rendu. Les contraintes de financement qui pèsent sur les pouvoirs publics les conduisent
généralement à réduire les déficits publics par des baisses de dépenses publiques. Or, si les dépenses publiques
baissent, il devient plus difficile de financer des services collectifs de qualité. On assiste alors par exemple à des
fermetures de classes dans les écoles notamment en milieu rural, des fermetures de lits dans les hôpitaux, ou des
fermetures de lignes de chemin de fer. Dans une zone peu peuplée, un service collectif de transport (une ligne de
chemin de fer par exemple) est difficilement rentable ; si bien que l’on investit moins dans son fonctionnement ce qui
réduit la qualité du service rendu. Cette moindre qualité diminue encore plus la rentabilité (moins de demandes de la
part des usagers), ce qui ouvre la porte à la concurrence ou à la privatisation. De fait, à partir de 2021, des opérateurs
privés pourront occuper les lignes françaises de chemin de fer. Il se produit ensuite une segmentation des usagers
(certains vont opter pour des transports haut de gamme et d’autres pour du TGV low-cost) qui renforce la nécessité
de rentabilité.
Les pouvoirs publics sont aussi confrontés à un problème de légitimité. En effet, la fiscalité et la protection sociale
sont critiquées car elles entraînent des effets pervers c’est-à-dire qu’elles atteindraient un but inverse à celui
recherché. Ces effets pervers participent à remettre en question l’intervention des pouvoirs publics et entraînent une
baisse du consentement à l’impôt jugé injuste.
A. L’intervention de l’Etat en matière de fiscalité et de protection sociale peut créer des effets
désincitatifs
L’action des pouvoirs publics est remise en cause car elle entraînerait des effets désincitatifs.
La protection sociale entraînerait un risque de désincitation au travail. La rémunération joue un rôle incitatif pour les
économistes. Le risque en diminuant les inégalités et en égalisant les revenus est donc que les individus ne soient
plus incités à travailler ou à faire des efforts. Dans cette optique, les inégalités de revenu sont perçues comme justes
car elles encouragent le travail en récompensant l'effort individuel.
La protection sociale va ainsi être accusée de désinciter les individus au travail et de créer des « trappes à
inactivité (ou chômage) »et des « trappes à pauvreté ». Les prestations sociales (minimas sociaux, allocations
chômage, etc.) peuvent décourager à reprendre un travail car rationnellement les individus peuvent ne pas y avoir
intérêt si le salaire attendu est trop proche des prestations sociales. Ce raisonnement se base sur l’idée que les
individus font des calculs coûts / avantages et arbitrent entre emploi ou loisirs. Les prestations sociales perturbent ce
calcul et incitent les individus à ne pas reprendre d’emploi. Elles les encourageraient alors à rester au chômage ou
dans la pauvreté, comme pris dans une trappe. En effet, le coût d’un retour à l’emploi (frais de transport, de garde des
enfants…) associé à l’incertitude d’un contrat souvent précaire (CDD, intérim) pousseraient les individus à préférer
une pauvreté « garantie » à un travail incertain et faiblement rémunérateur.
Le Revenu de Solidarité Active (RSA) qui a remplacé le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) en 2009 visait à apporter
une troisième solution à travers un dispositif à deux dimensions :
- Le RSA socle : minimum social pour les plus pauvres, fixé à environ 560€ pour une personne seule.
- Le RSA activité, partie que les individus peuvent cumuler avec un revenu d’activité peu rémunérateur, rendant
toujours bénéfique le retour à l’emploi.
Dans cette perspective, il convient donc de ne pas trop lutter contre les inégalités de revenus car si le salaire était le
même quel que soit le niveau de travail, tout le monde se contenterait du minimum d'effort, ce qui est néfaste pour la
bonne santé de l’économie (pour la concurrence, pour l’innovation etc.). C’est donc une critique libérale de la
conception égalitariste strict de la justice sociale.
Toutefois, cette théorie est très contestée car elle n’est pas vérifiée dans les faits.
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B. L’intervention de l’Etat peut être vécue comme injuste et entraîner une baisse du consentement à
l’impôt
L’ensemble de ces effets pervers entraîne donc une crise de légitimité de l’Etat-providence. En effet, la population
peut avoir un sentiment de ras-le-bol fiscal et être de moins en moins convaincue du caractère juste de l’intervention
publique. Ce système de protection sociale favoriserait l’assistance au détriment des actifs qui travaillent et qui eux ne
font que financer le système sans en voir les bénéfices, La conjugaison d’une forte pression fiscale associée au
sentiment des assurés sociaux qu’ils contribuent le plus mais que ce sont les autres qui profitent du système
d’assistance affaiblit le consentement à l’impôt, les Français considérant que payer
des impôts est de moins en moins légitime. La très grande majorité des Français
adoptent toutefois un comportement civique et déclarent leur revenu et payent des
impôts. Les stratégies de fraude ou d’exil fiscal restent très minoritaires. Cependant,
la contestation de l’utilisation des impôts est forte et le sentiment d’injustice fiscale
est paradoxalement plus présent dans les milieux populaires (qui bénéficient
pourtant davantage de la redistribution).
C. Ces arguments sur les effets désincitatifs de l’intervention de l’Etat sont contestables
Toutefois, ces arguments sur les effets désincitatifs de l’intervention de l’Etat sont contestables. Tout d’abord,
beaucoup d’individus quittent les dispositifs d’assistance pour prendre un emploi même peu rémunérateur car le choix
de travailler ne dépend pas que d’un calcul économique coût / avantage. Le travail est une instance de socialisation,
procure un statut social et permet une plus grande intégration sociale (sociabilité, estime de soi, sentiment d’utilité
sociale). Le souci d’intégration sociale l’emporte alors sur le strict calcul économique (voir rôle intégrateur du travail
dans le chapitre sur les mutations du travail).
Le discours sur l’assistanat qui consiste à stigmatiser les plus pauvres bénéficiaires des prestations sociales
s’apparente plutôt à un mythe, un préjugé. D’après ce discours sur l’assistanat, la protection sociale désinciterait les
individus à retourner à l’emploi et les enfermerait dans des trappes à inactivité et à pauvreté. Or, 34 % des personnes
qui bénéficiaient du RSA au 31 décembre 2011 et 23 % de celles qui percevaient l'ASS (allocation de solidarité
spécifique), exercent emploi un an plus tard. 44% des bénéficiaires du RSA et 58% des bénéficiaires de l’ASS fin
2011 cherchent activement un emploi fin 2012. Le problème ne se situe donc pas vraiment du côté des individus qui
bénéficient d’aides sociales mais du dynamisme du marché du travail, de la formation, etc. (voir chapitre sur le
chômage).
De plus, certains bénéficiaires ne touchent pas les prestations alors qu’ils sont éligibles. Environ 36% des
bénéficiaires des allocations n’ont pas recours à ces aides notamment soit par manque de connaissance, soit par
refus de la demander par crainte d’être étiqueté comme pauvre (voir processus de disqualification sociale de Serge
Paugam dans le chapitre sur les mutations du travail).
Conclusion : Par conséquent, nous avons vu qu’il existait différentes conceptions de la justice sociale en fonction de
la conception de l’égalité visée. En fonction de l’égalité visée, plusieurs mesures peuvent être mises en place par les
pouvoirs publics : fiscalité, protection sociale, services collectifs ou lutte contre les discriminations. Toutefois, l’action
des pouvoirs publics est confrontée à un triple problème : financement, efficacité, légitimité. Il n’en demeure pas moins
que cette action permet de corriger significativement les inégalités et de maintenir la cohésion sociale. La montée de
l’individualisme visible notamment dans la progression des solidarités privées (mutuelles santé, épargne retraite) et la
profusion de discours stigmatisants sur l’assistanat interrogent sur la capacité de nos sociétés à maintenir cette
cohésion sociale. Dans Le bel avenir de l’État Providence, l’économiste Eloi Laurent, souligne que « l’Etat-providence
est l’institution la plus efficace jamais créée au cours de la longue histoire de la coopération humaine. Faire reculer la
protection sociale, en France comme en Europe, en obéissant à des préjugés idéologiques à courte vue, ce serait
nous déposséder de notre bien commun le plus utile et mettre à l’arrêt le cœur de notre prospérité sociale. Faire
refluer l’Etat-providence reviendrait à nous appauvrir considérablement, et avec nous les générations futures. Et ce
serait aller à rebours de l’histoire : la planète entière aujourd’hui converge ou rêve de converger vers la protection
sociale, de la Chine aux Etats-Unis, du Vietnam au Rwanda. L’Europe ne peut vouloir y renoncer au moment même
où le reste du monde réalise combien elle est souhaitable ! ». Des propos qui semblent particulièrement justes dans le
contexte de la crise du Covid-19.
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