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adversaires. Pourtant, çà et là, les attaques contre


des journalistes, des employés du gouvernement ou
Terrée, la société civile afghane s’attend à
des civils ont déjà commencé, affirme le New York
des représailles Times. À Jalalabad, à la frontière pakistanaise, une
PAR MATHIEU MAGNAUDEIX
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 18 AOÛT 2021 manifestation antitalibans a été violemment matée.
Des femmes cloîtrées chez elles
À Kaboul, notre interlocuteur, une figure de la lutte
anticorruption en Afghanistan, n’a pas encore été
visité. Mais cette figure publique, engagée depuis
longtemps pour la démocratie et contre l’archaïsme
rétrograde des talibans, ne se fait aucune illusion: lui et
d’autres feront bientôt partie des cibles des nouveaux
Des habitants de Kaboul assis près de l'ambassade de
France, le 18 août 2021. © Photo de Wakil Kohsar / AFP
maîtres de Kaboul.
Responsables d’ONG et militants pour les droits «Ils ne m’ont pas encore identifié, mais ils finiront
humains se font discrets depuis la prise du pouvoir par par se venger, dit-il. Pour eux, la société civile,
les talibans à Kaboul. Certains ont déjà quitté le pays ce sont des désobéissants qui vont à l’encontre
ou tentent de le faire. Beaucoup craignent d’être pris de leur vision religieuse. Le but des talibans est
pour cibles. de transformer la société et les esprits. Ils n’ont
Assis à son bureau, au cœur de la capitale afghane, pas changé. Ils ne peuvent pas changer. Ils vont
l’homme qui nous parle au téléphone raconte une persécuter les défenseurs des droits humains, qu’ils
ville étrangement calme, deux jours après la prise de considèrent comme des opposants à leur vision
Kaboul. «Il n’y a pas beaucoup d’activité, nous dit-il purement religieuse.»
via WhatsApp, ce mardi 17août en milieu de journée. Ses collaborateurs, en particulier les femmes, ont
Dans les rues, on ne voit que les travailleurs. Les gens déjà été menacées par le passé : elles sont désormais
plus éduqués, eux, se cachent et restent très prudents. cloîtrées chez elles, «terrifiées».
Il y a très peu de femmes.» Ce militant anticorruption nous parle sous condition
Les talibans, raconte-t-il, passent de maison en maison d’anonymat. Si les menaces se font plus directes, il
à la recherche d’armes. Ils paradent dans les rues, envisagera peut-être l’exil. «Je ne suis pas assez fou
mettent en scène des captures de citoyens présentés pour mourir. Mais si je pars, tout ce que j’ai semé sera
comme des «pilleurs». Leurs voitures crachent des perdu. Pour l’heure, je reste et je travaille pour mon
slogans qui se veulent rassurants. pays.»
Sous surveillance
Défenseurs des droits des femmes, activistes, militants
de la paix… la société civile afghane, en pleine
ébullition depuis deux décennies, s’est tue: les
téléphones ne répondent plus, les courriels restent sans
réponse. Nombre d’activistes, pour certain·e·s ciblé·e·s
Des habitants de Kaboul assis près de l'ambassade de
de longue date par les talibans, n’utilisent plus du tout
France, le 18 août 2021. © Photo de Wakil Kohsar / AFP leurs réseaux sociaux.
Pour l’instant, les nouveaux maîtres de Kaboul prônent Vice-présidente de la Fédération internationale pour
à coups de messages lénifiants la retenue contre ceux les droits humains (FIDH) et directrice exécutive
qui les ont combattus, promettant l’«amnistie» à leurs de la fondation Armanshahr, Guissou Jahangiri est

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en contact avec beaucoup d’entre eux. «La société «La situation s’était déjà aggravée, explique-t-elle à
civile afghane, dit-elle, vit depuis longtemps dans une Mediapart en visioconférence, depuis son exil. Il y a
situation de guerre et d’autocensure. Les talibans ont eu des assassinats : des femmes journalistes et des
multiplié les assassinats ciblés contre les défenseurs activistes ont été ciblés. Avec l’arrivée au pouvoir des
des droits humains. Mais là, c’est pire. Beaucoup talibans, tout est devenu incertain. Dans les régions
préfèrent se taire. Ils ne regardent plus leurs réseaux qu’ils contrôlent, on voit qu’ils n’ont pas changé.
sociaux, car les talibans les surveillent. Quand ils À Herat, ils ont interdit aux filles d’étudier et aux
peuvent, ils essaient de ne pas dormir chez eux.» professeurs de travailler. À Balkh, ils ont tué une
Quelques voix nous parviennent qui crient leur jeune femme. À certains endroits, ils exigent déjà des
désespoir. Première femme élue maire d’une ville listes de femmes. Leur but, c’est de les empêcher de
afghane, Zarifa Ghafari, 29ans, dont le père a été participer à la vie sociale: les enterrer vivantes.»
tué par les talibans en novembre 2020, a expliqué
au quotidien INews qu’elle attendait la mort. «Je
suis juste assise avec [ma famille] et mon mari. Ils
viendront pour des gens comme moi, et me tueront.
Je ne peux pas quitter ma famille. Et de toute façon,
où irais-je?» Son témoignage, rare et désespéré, a été
Humira Saqib. © Institute for Economic Empowerment of Women
repris par tous les médias internationaux.
Saqib craint désormais des représailles massives
«Des milliers d’Afghanes et d’Afghans risquent de
contre la société civile. «À Herat, les talibans ont
subir les représailles des talibans – universitaires
marqué certaines maisons. À Kaboul, ils ont établi des
et journalistes, militant·e·s de la société civile et
listes d’activistes avec leurs adresses. L’Afghanistan
défenseur·e·s des droits humains – et de se retrouver
va devenir un paradis pour les fondamentalistes. Les
livré·e·s à un avenir des plus incertains»,alerte
violences sexuelles et de genre vont exploser. Ce pays
Agnès Callamard, la secrétaire générale d’Amnesty
va devenir un lieu sûr pour les terroristes, un grand
International.
problème pour la région et le reste du monde.»
Alors que les gouvernements mondiaux, à commencer
Mohammad Naeem Ayubzada, lui aussi, a décidé
par le président français Emmanuel Macron,
de partir. Sa tête était mise à prix. Délégué de la
s’inquiètent d’un flux nouveau de migrants,
société civile afghane à la conférence de paix de
Amnesty plaide pour l’octroi de visas et des
Genève en 2020, Ayubzada passait à la télé. À la tête
évacuations massives. «Bien sûr que beaucoup se
de sa Fondation pour des élections transparentes en
posent la question de fuir, explique Guissou Jahangiri
Afghanistan (TEFA), il est un avocat connu de la
de la FIDH. Mais fuir où? Il n’y a pas de visas et les
démocratie, et sa détestation des talibans n’est pas un
consulats sont fermés.»
mystère. «J’ai déjà reçu des menaces de leur part.
Pour échapper à une vengeance qu’elle savait certaine, L’an dernier, ils ont assassiné un de mes collègues.
la journaliste Humira Saqib, 41ans, a préféré fuir Ces derniers temps, j’avais préparé mon départ. Je me
Kaboul il y a trois jours. Destination : un pays qu’elle suis échappé en dernière minute, grâce à beaucoup de
ne souhaite pas nommer pour protéger sa famille et ses gens qui m’ont aidé.»
amis. Mariée de force à l’adolescence comme tant de
jeunes filles afghanes, Saqib, cofondatrice de l’agence Spectateur d’une tragédie en cours
Afghan Women News Agency, est devenue une figure Ayubzada est arrivé en Turquie. Pendu au téléphone,
du combat pour l’émancipation des femmes. il s’inquiète pour sa famille et ses collègues. «Certains
ont été arrêtés dans la province de Balkh, et je n’ai pas
de nouvelles d’eux. Dans certaines villes, les talibans

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s’en sont pris à notre matériel. Contrairement à ce attendons plus. Je demande humblement à la France
qu'ils disent, ils vont commencer à se venger dès qu’ils et à l’Union européenne d’aider les défenseurs des
seront installés au gouvernement.» droits humains afghans. Aidez-les. Laissez-les quitter
Mohammad Naeem Ayubzada a commencé à militer le pays, au moins pour quelques mois, le temps que la
pour la démocratie en Afghanistan il y a vingt ans, situation se clarifie. L’Union européenne ne peut pas
au moment du 11-Septembre et de l’intervention nous laisser seuls. Nous avons besoin de vous. Aidez-
américaine en Irak. «J’ai été très optimiste. Mais nous. Aidez notre pays.»
aujourd’hui, tout ce que nous avons fait durant deux Au téléphone, Mohammad Naeem Ayubzada avoue
décennies est réduit à néant.» l’état de choc dans lequel il se trouve. Le voilà
Depuis son exil turc, il a entendu Emmanuel Macron spectateur d’une tragédie en cours. Sain et sauf, mais
s’inquiéter d’un afflux de migrants. «Je ne m’attendais dévasté. «D’un coup, j’ai perdu ma famille, les valeurs
pas à cela,dit cet amoureux de la France. Nous auxquelles je crois et vingt ans de ma vie. Je ne sais
pas quoi faire.»

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