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LE BEAU A TRAVERS L'EXPERIENCE CLINIQUE – ENTRE L'IMAGE ET LA CONSISTANCE

1. LILA

Dans la partie précédente, je me suis interrogée sur la désignation affirmative dans le dire « tu es
cela » comme moyen de sortir de l'opposition binaire entre l'image du corps comme complet et le
corps réel comme « morcelé ». Malgré son inclusion dans la reconnaissance de l’image du corps
en tant que la représentation du sujet, le présent de cet acte de designer semble être oublié. Or
une telle désignation , considérée comme acte de création, devrait comprendre et non pas
négliger le manque Ce manque est bien le réel de l’écart entre l'image spéculaire et le corps.
Vouloir insister sur la fonction intermédiaire et créatrice de l'image du corps c'est envisager le beau
comme un concept spécifique à cet espace liminaire Le beau pouvait etre considere non pas
comme l’idéal de la complétude, mais surtout comme un effet entre l'imaginaire et le réel, un
trace du devenir symbolique du sujet.

Finalement, la façon dont l'image du corps et le concept du beau interagissent avec le sujet, n’est
pas possible a résoudre sur le terrain de la théorie mais devrait être observée à travers
l'expérience clinique. J'examinerai deux cas cliniques dans lesquels le signifiant « beau » joue un
rôle important. Les deux cas discutés contribuent également à une réflexion critique sur le registre
de l'Imaginaire qui ne se limite pas à l'image mais qui se défini comme une consistance.

Premièrement, pour étudier l'impact de l'image du corps comme limite, au sens d’une restriction, et
même comme partie du symptôme de la névrose hystérique, j'aimerais me pencher sur
l'expérience d'une femme dont le cas a été abordé par Alain Didier-Weil dans son livre Lila et la
lumière de Vermeer1. Ce cas, tiré de sa pratique psychanalytique, est instructif précisément grâce
au rôle particulièrement important mais ambivalent qu'y joue le concept du beau.

Lila est une femme, chanteuse de profession qui donne des concerts. Une déchirure , voire une
contradiction concernant l'expérience de son soi propre dans la sphère professionnelle et dans la
sphère privée concerne sa beauté. Lors d'un concert, Lila perçoit le regard du public comme un
regard d'écoute, qui l'invite à chanter et qu’elle traduit en une phrase : « chante et deviens belle »2.
Dans cette expérience agréable, être belle ne semble pas être le but de ce qu’elle fait, ce n'est
qu'un effet secondaire de l'action, résultant de la façon dont la voix transforme son corps et son
existence. C’est une transformation précieuse par laquelle sa voix permet de mettre à jour une

1 DIDIER-WEIL Alain, Lila et la lumière de Vermeer, Editions Denoël 2003

2 DIDIER-WEIL Alain, Lila et la lumière de Vermeer, Editions Denoël 2003 p.14

1
partie secrète d'elle-même qui demeure insaisissable pour elle hormis cette expérience. Lila est le
nom que cette femme s'est elle-même donné pour nommer cette partie mystérieuse. Alain Didier-
Weil écrit que Lila comparait le regard du public avec un autre regard, celui de l'homme avec qui
elle avait une relation. Cet autre regard dans lequel elle lit son désir sexuel agit autrement sur
elle.en la conduisant à se replier sur elle-même. Un tel regard était pour elle équivalent au
jugement « tu es belle », mais Lila l’interprétait en plus comme l’ordre : « sois belle et tais-toi »3.
Cela provoquait un sentiment lancinant de tromperie, d'inadéquation de sa propre parole
lorsqu'elle était juxtaposée à la belle image qu'elle croyait être la seule chose que l'homme voyait
en elle.

Remarquons que la première dimension du beau qui, littéralement permet l’existence de « Lila »
est liée à l'aspect temporel du devenir, belle , et ceci de manière indirecte, à travers le chant,
comme son effet. C'est ainsi que s'ouvre l'espace de l'identification , dans son aspect de
métamorphose décrit dans Le stade du miroir comme « la transformation produite chez le sujet ».
tandis que l'autre beau, celui qui la contraint dans l’injonction « sois-belle et tais-toi », est le beau
arrêté de l'image, l’image en tant que silencieux et qui reste hors du temps.

A travers la lecture de ces deux phrases nous voyons que ce qui est oublié dans l'identification,
dans l'affirmation « tu es cela »,est le présent créatif de cette transformation elle-même, au profit
d'une insistance exclusive sur l’objet-visée de la représentation narcissique.

Pour la patiente d'Alain Didier-Weil, l'impératif que lui impose le regard masculin, « sois belle et
tais-toi », est cruel et idiot. Le problème relève malgré tout de cette construction névrotique :, alors
qu'elle le qualifie d'idiot, elle confirme sans cesse son influence dans sa vie. Mais en quoi est-ce
bien elle, et pas l'homme qu'elle rencontre, qui affirme cet impératif idiot ? Lila affirme qu'il fait
partie de sa conception du désir masculin, selon laquelle, chez les hommes, la capacité à
percevoir la beauté est toujours limitée au sexuel. En termes kantiens, l'homme, tel que Lila le voit,
n'est pas en mesure d'atteindre le beau, puisqu'il est guidé par un intérêt qu’est le but sexuel. Lila
estime que ce sont les femmes qui sont capables percevoir le beau, n’importe ou et partout, « à
travers une fleur ou une goutte d'eau tombant du ciel »4 sans cet intérêt sexuel. Lila associait la
diffusion du beau dans le monde, possible grâce à sa sublimation désexualisée au mystère de la
féminité. Lila voyait les hommes comme étant limités à ce domaine ; capables d'atteindre ce
sublime seulement si la condition de sa désexualisation soit clairement établie par une
convention. Ils ne peuvent pas percevoir le beau qui dépasse ce qui est sexuel n’importe ou et par
hasard, mais seulement quand ils lui confèrent un cadre institutionnel clair comme pour les œuvres

3 Op. cit.
4 Op. cit. p. 15

2
d'art au musée. Elle affirme que, « la beauté sublime des dites madones ne leur serait pas
apparue si, l’ayant croisée dans la rue, ils l’avaient regardée à travers leur fantasme sexuel »5. Lila
affirmait que l'homme qui voit avant tout la beauté sexuelle, est incapable d'atteindre cet élément
lié à quelque chose de secret et d'inconnu. Il ressort de cela que pour Lila existe d'un côté ce qui
est exclusivement sexuel et de l'autre ce qui est secret et inconnu ; c’est un élément qu'elle ne
relie pas à la sexualité.

Au quotidien, le partenaire de Lila ne voit pas en elle cette part mystérieuse, parce qu'il ne voit
qu'une belle image ; cette croyance constitue sa vision tout faite du monde, dans laquelle Lila sait
trop bien comment sont les hommes. Unetelle opinion, si commune sous la forme d’une plainte
chez les femmes, qui glisse parfois dans le plaisir d’une méchanceté donne à réfléchir sur la
névrose engage une attitude problématique par rapport au savoir. D'un côté, le savoir est censé
être une forme de contrôle. De l'autre, dans la stratégie du symptôme, il existe comme une sorte
de croyance que le sujet se trouve pour la combattre. Ce que j'appelle rapport problématique au
savoir peut aussi être cerné dans les questions de Lila lors de son adolescence. Ce sont des
questions concernant la beauté et le désir de l’homme, mais des questions que j'appellerais
volontiers questions apparentes.

A l'adolescence, Lila a commencé à se questionner sur l'universalité du beau, tout en liant le désir
masculin à l'universel. En voyant des images de belles femmes sur toutes sortes de publicités, elle
se demandait « En quoi ce désir, qui peut être causé par n’importe quelle image affichée sur les
panneaux publicitaires, peut-il me concerner « en propre »? »6. De cette manière, Lila fit émerger
le problème de sa beauté de femme dans le cadre du dilemme du rapport entre l'universel et le
particulier... D'un côté, elle s’interrogeait sur le fantasme masculin mais de l'autre elle n'y
consentait pas et ne croyait pas que c'était bien elle qui pouvait être concernée par le désir
masculin. Il semble que Lila se soit posé cette question de manière à être sûre de n'arriver à
aucune réponse. C'est comme si elle avait trouvé le moyen de confirmer que le désir masculin est
quelque chose auquel il faut dire non, et bien logiquement, puisqu'il est aveugle et puisqu'il ne la
concerne pas vraiment, dans sa singularité. Car si ce désir est dirigé vers quelque chose, ce n'est
pas vers cette chose qui lui est propre et unique , mais vers une fin bien définie : l'épuisement de
ce désir par la satisfaction sexuelle.

Seulement, en dénonçant le beau dans sa dimension sexuelle, Lila limite elle-même la


compréhension du beau et de la sexualité qu’elle considère à n'être qu'un but. Elle exclu ainsi tout

5 Op. cit.
6 Op. cit.

3
articulation entre le sexuel et l’inconnu qui est inépuisable. Si pour Lila ce qui est inconnu en elle
n’existe qu’à condition d’être exclu de sa relation avec un homme, c’est qu’une telle garde la
préserverait de l’angoisse liée à l’énigme du désir de l'Autre. Elle veillait pour que ce qu'elle ne
peut pas savoir elle-même ne surgit jamais dans un rapport, face à un Autre. Bref, ainsi elle se
défend contre l’impossibilité de savoir comment, en tant que quoi est-elle ciblée par le désir de
l'Autre. Dans sa relation avec l'Autre désirant, à travers la fixation du sens du beau comme ce qui
est sexuel, Lila contrôlait sa propre image et la possibilité de se soustraire de ce désir.

Même si Didier-Weil n'en parle pas, je remarque que même l'apparition d'un élément inconnu
pendant le concert qui était dans un sens contrôlé par Lila. En voici l’exemple dans le fait que la
convention d’un concert établi le cadre des rapports entre Lila et le public, en limitant les surprises.
Dans ce contexte professionnel et artistique, l'Autre, représenté par le public, se prête à la
pacification, dans un cadre qui exclut tout désir individuel et corporel.

Lila aurait pu persister dans ce que j’ai appelé sa vision des hommes. Peut-être que sans l’analyse
et sans ce qui a fait un événement pour elle dans ce processus, les répétitions dans ses relations
l'amèneraient à la conclusion que c'est elle même qui a choisi ces hommes qui veulent qu’elle soit
belle et se tait. Néanmoins, une telle conclusion semble limitée car elle ne répond pas à la
question de savoir pourquoi, même de manière inconsciente, Lila devrait faire un tel choix. Que lui
apportaient ces répétitions, hormis la mince satisfaction de voir confirmée son opinion quelque peu
ironique sur les hommes ? Quel bénéfice trouvait-elle dans ce désolant silence contraignant, où le
désir de l'homme la réduit, selon elle-même, à une belle image ? Si l’on devait retrouver ses
déclarations, je pense que l'on en peut déduire que l’envers et de silence de Lila et
d'insatisfaction est la possibilité de garder quelque part en réserve ce qui est indicible. Ainsi, Lila
s'est faite elle-même la gardienne de l'énigme de la féminité auquel elle croyait, en lui attribuant
une sorte de pouvoir qui pouvait faire peur : « Le désir sexuel de l’homme était ainsi pour elle, la
conséquence d’un détournement de leur regard qui, effrayé par la rencontre du sublime féminin, se
trouvait pouvoir être rassuré par l’assomption de l’objet sexuel anonyme. »7

En termes kantiens, Lila avait raison en affirmant que le sublime n'a pas de représentation propre.
Toutefois, en un sens, elle n'a pas accepté qu'il y ait quelque chose, y compris concernant la
féminité, qui non seulement ne peut pas être représenté mais aussi ne peut pas être su. Le
mystère ne se situe pas dans le non-savoir , le mystère est plutôt la forme la plus condensé de la
promesse d'un sens caché. De plus, Lila estimait que le désir sexuel des hommes était même le
résultat direct de leur aveuglement et de leur ignorance. Ainsi, sa relation symptomatique aux
hommes était l'expression d'un mécanisme typique de névrose hystérique. L'existence du désir

7 Op. cit. p. 17

4
masculin était pour elle la preuve que quelque chose a été laissé de côté dans ce désir et qu'elle
pouvait donc le mépriser. Comme s'il y existait une raison pour laquelle il devrait rester insatisfait.
Selon elle, le désir masculin délaissait la reconnaissance du sublime féminin. Évidemment, Lila a
choisi le genre d'hommes qui correspondait à ce qu’elle pensait des hommes, point. Mais alors,
pourquoi était-elle tant attachée à leur façon de désirer dont elle se plaignait en même temps  ?
« […] Pourquoi avait-elle épousé d’une façon si étroite le symptôme de l’homme ? ».8 Cela
impliquait un certain avantage, que j’appellerais l'avantage de contrôler l'inconnu ; en incarnant
son indexe par ce qui manquait de son image d’une belle femme.

Quelque chose d'autre devait avoir lieu pour que Lila examine sa propre part dans cette relation
et remette en question son innocence. Alain Didier-Weil parle d'un événement en particulier. Dans
l’après-coup, elle a considéré cet événement décisif pour son entrée en analyse. « Longtemps,
dans l’après-coup, elle chercha à comprendre ce qui causa le choc bouleversant qui ce jour-là la
« retourna », littéralement »9. L’événement en question était une expérience esthétique.

Rappelons également ses deux expériences différentes et répétées liés à la beauté, avant
l'événement mentionné. Concernant la position désagréable, d'une existence condamnée au
silence, il s'avère que Lila était coincée dans le dilemme entre ce qui est permanent (l'image) et ce
qui est vivant (sa parole). L'image de sa beauté exclu sa voix et toute possibilité de parole. Du
point de vue de la structure, il est inévitable que l'image du corps et le lieu du sujet en tant qu’un
point d’ou l’on parle s’excluent, dans la mesure où ce sont deux choses provenant de deux ordres
heterogenes. Pour Lila, cette incompatibilité était ce qu’elle a souligné excessivement, ce qui
demeurait inoubliable et inadmissible ; car dans la différence de l’écart entre les deux – l’image et
la parole – se trouve une perte.

Cependant, pour Lila, son image comme belle garantissait la possibilité de s’absenter de ses
relations avec les hommes. Cette position dans laquelle elle répétait l'expérience de la perte (celle
issue de l’incompatibilité entre l'image de soi et sa parole), tout en mettant cette perte au compte
de l'Autre, l'homme. Il semble également que c'était toujours l'homme, et non pas Lila, qui y perdait
là-dedans si aveugle qu'elle le considérait au sublime féminin.

Dans une telle situation, l'apparition de quelque chose de nouveau et d'inconnu semble
impossible. L'impératif du « sois belle » définit exactement ce qui est attendu et se ferme à tout ce
qui sort de ce cadre. Dans cette construction, le temps semble enfermé dans une boucle. La

8 Op. cit. p. 16
9 Op. cit. p. 18

5
dialectique temporelle évoquée par Lacan dans Le stade du miroir permet de le décrire en tant qu’
«un drame dont la poussée interne se précipite de l'insuffisance à l'anticipation »10.

Rappelons que Lila a eu une autre expérience du beau, de se trouver belle, lorsque cette qualité
est apparue comme effet de son chant. Une distinction nette entre ces deux expériences peut être
retracée au niveau de la construction grammaticale des deux phrases par lesquelles Lila les
décris. La grammaire du verbe reflète la structure du temps. Dans la première phrase, « sois belle
et tais-toi », le futur, limité à l'impératif, l’enferme et l’aliène. La deuxième phrase : « chante et
deviens belle » indique le devenir et la possibilité d'atteindre quelque chose. Dans les deux cas le
beau paraît néanmoins comme une sorte de mot dernier, soit il fait une sorte de clôture, soit il est
annoncé.

Est-ce que la deuxième expérience de Lila, celle du chant, lui permet de s'ouvrir sur quelque
chose qui n'est pas aisément définissable, quelque chose d'inattendu ? Dans la mesure où sa
beauté n'est pas le but mais l'effet secondaire de son chant, peut-être. Lila affirme que, quand elle
chante, elle a l'impression que se dégage d'elle-même quelque chose d'inconnu et qui ne peut être
vu ; mais dont l’existence ne fait aucun doute. Est-ce ainsi que Lila obtient un premier
pressentiment de ce qui, bien qu'inconnu, existe ? La question du beau a longtemps occupé Lila,
cela concerne son narcissisme, son désir et sa relation aux autres. Il semble cependant que,
pendant une longue période de sa vie, la question du beau et de ses limites n'ait été une question
qu'en apparence. Un semblant de question, dirais-je, qui portait en lui surtout sa réponse bien
symptomatique. En effet, en tant que question rhétorique, cela lui a permis de subsister dans
l'impasse du manque de satisfaction, dont l'Autre était coupable. C’était une expérience
surprenante qui a fait renaître pour Lila la question des limites du beau et, au sein de son propre
analyse, elle est devenue une véritable question. Le genre de question qui mériterait qu'on y
consacre tout le temps nécessaire pour y trouver une réponse.

Qu'est-il donc arrivé à Lila ? Lors d’une exposition, en regardant une peinturede Vermeer, elle
s'est soudainement sentie « regardée » par cette peinture . La manière de peindre de Vermeer, et
avant tout la mystérieuse façon dont la lumière éclaire les personnages de ses tableaux, a soudain
touché quelque chose en elle. « La lumière de Vermeer se donnait comme une clarté éclairant en
elle une « chose » dont elle n’avait jamais soupçonné qu’elle put exister sinon en étant portée à
l’existence par son chant. Cette « chose » n’était autre, en effet, que cette part secrète d’elle-
même qu’elle avait baptisée Lila. »11  

10 LACAN J. Le stade du miroir, op. Cit. p. 97


11 DIDIER-WEIL A., Lila et la lumière de Vermeer, op cit p. 20

6
Lorsque Lila a essayé de suivre cet effet d'illumination qui lui avait épatée d'avoir touché sa
dimension corporelle, cela l'a amené à la comparaison avec la peinture d'un autre artiste, Le
Lorrain. Elle aimait bien ses tableaux. En les regardant elle a souvent été conduite à considérer
sa propre beauté autrement que dans son rapport aux hommes, plus calmement.

En regardant les tableaux de Le Lorrain, Lila s’y est regardé se sentant belle et lumineuse dans
leur lumière. Il ne s'agissait pas de se comparer avec les personnages représentées car Le Lorrain
a peint surtout des paysages et des panoramas. Il s’agissait d’une impression d'être
merveilleusement inondée de lumière et inclus dans le tableau où celle-ci provenait d'un point
clairement défini et représenté par le soleil. La lumière du soleil couchant tombait en biais,
faisant ressortir des éléments du paysage et « (…) en se réfléchissant sur la surface de son corps
et de son visage, elle avait fait saillir, en pleine clarté, la visibilité de sa beauté. »12 Pour Lila, l'effet
d'apaisement du regard est lié au fait que l'œil qui la implicitement regardait ne pouvait pas être
perturbé par la séduction sexuelle qui émanait d'elle parce qu'il était articulé à cette lumière en soi
même perturbante et qui outrepassait le sexuel. Cet « œil », dans la peinture de Le Lorrain était
anonyme, réduit au point du soleil, comme un point géométrique.

Tachons de comparer son expérience avec celle du jeune Jacques Lacan, telle qu'il l'a décrite
dans son Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, lors d'un de ses
leçons consacrées au regard en tant qu’objet petit a. Lacan parle de lui en tant que jeune
intellectuel d'une vingtaine d'années. : « […] je n’avais d’autre souci que d’aller ailleurs, de me
baigner dans quelque pratique directe, rurale, chasseresse, voire marine. Un jour, j’étais sur un
petit bateau, avec quelques personnes, membres d’une famille de pêcheurs dans un petit port. A
ce moment-là notre Bretagne n’était pas encore au stade de la grande industrie, ni du chalutier, le
pêcheur pêchait dans sa coquille de noix, à ses risques et périls. C’était ses risques et périls que
j’aimais partager, mais […] il y avait aussi des jours de beau temps. Un jour, donc, que nous
attendions le moment de retirer les filets, le nommé Petit-Jean […] me montre un quelque chose
qui flottait à la surface des vagues. C’était une petite boite, et même, précisons, une boite à
sardines. Elle flottait là dans le soleil, témoignage de l’industrie de la conserve, que nous étions,
par ailleurs, chargés d’alimenter. Elle miroitait dans le soleil. Et Petit Jean me dit :
 Tu vois, cette boite ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas !
[…] si ça a un sens que Petit Jean me dise que la boite ne me voit pas, c’est parce que, en un
certain sens, tout de même, elle me regarde. Elle me regarde au niveau du point lumineux. »13

12 Op. cit. p. 17
13 LACAN J. Le Seminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamenteaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris
1973, p. 109-110

7
Lacan situe l’objet-regard dans une boîte sur laquelle la lumière est réfléchie, la lueur se reflétant
à son tour pour s'abattre sur lui en tant que sujet. Mais Lacan décrit comment en se reflétant au
fond de l’œil du sujet, la lueur est en effet aveugle à ce sujet. Le sujet n'est qu'un écran pour cet
éclat, une surface sur laquelle s'abat la lumière du regard. Dans cette construction, le sujet en tant
que lieu d'où l'on regarde, 'se trouve réduit au trou ponctuel sur la surface, en tant ce qui retient la
lumière-regard. Situé en face des rayons de lumière, en fonction de l'écran sur lequel elle tombe il
redevient, comme écran, une chose en excès par rapport au point géométrique d’ou il regarde.
Quand cette lumière fait que « au fond de mon œil, se peint le tableau »14, le sujet se trouve
« dans le tableau », qui, en tant que tableau, exclu nécessairement le lieu du sujet, entendu
comme le point d'où il regarde. Dans cet affrontement le sujet, devenant écran pour le regard, et
permettant au tableau de se constituer au fond de son œil, reste à la fois insaisissable pour lui-
même, a la fois exclu du tableau et y inclus comme objet

Dans le récit de Lacan et dans celui de Lila il est question d'être réduit à une surface reflétant la
lumière. Cependant ils le vivent de façon opposée : Lacan parle d’être exclu, alors que Lila parle
d’être incluse dans le tableau.

Dans le récit Lacan, le contexte de son expérience est également important. Le « tableau » dont il
est exclu n'est pas une œuvre picturale mais une scène précise, une situation dans laquelle Lacan
s'est retrouvé. C'est ce contexte qui provoque l'auto-ironie de Lacan, au-delà de ce qui lui faisant
honte dans la la situation. Lacan, jeune intellectuel est sur un bateau avec un groupe de pêcheurs,
pour qui la pêche fait partie de leur vie quotidienne et qui gagnent leur vie par un travail physique
difficile. Lacan n’y convient pas  : « Je faisais tant soit peu tâche dans le tableau »15.

Par une double coupure : le moment où l’on voit la boîte sur les vagues les mots prononcés par
Petit Jean font que, soudain, ces morceaux d'expérience deviennent une « scène » d'un tableau.
mais la description de cette expérience montre quelque chose de bien plus universel que l‘histoire
personnelle de Lacan ce qui implique qu’il appartient à une certaine classe sociale. Le sujet, en
tant que lieu d'où l'on regarde, est exclu du tableau, qui est pourtant projeté sur ce lieu et ne peut
émerger qu'à travers lui. Le sujet est le destinataire du regard qui, en même temps, l'exclu en tant
que celui qui regarde. « Le point du regard participe toujours de l’ambiguïté du joyau »16,
l'ambiguïté réside, par exemple, dans le fait que ce qui a de la valeur est reflété par celui qui lui en
donne et, en s'y opposant, l'exclut.

14 LACAN J. Op. Cit. p.111


15 Op. cit. p. 110
16 Op. cit. p. 111

8
Tout comme Lila, fidèle au précepte « sois belle et tais-toi » sentait que par l'image d'elle-même
elle était exclue de la situation en tant que sujet, en tant que lieu d'où elle pouvait parler. Mais, par
contre, dans l’expérience ou elle se sentait incluse dans le tableau, en regardant la peinture de Le
Lorrain, Lila ne vit pas une situation qui implique d'autres personnes. Se baigner dans la lumière
de Le Lorrain est quelque chose d'agréable, et c'est la deuxième fois, après l'expérience du
concert, qu'elle vit sa propre beauté de manière agréable. Alain Didier-Weil écrit que la lumière fait
ressortir cette limite de son corps qu'est la peau. Mais sa beauté est contenue dans un ensemble
plus vaste qu'est le tableau et ne le dépasse pas, ne se distingue pas. Face à une source de
lumière spécifique (le soleil) le corps de Lila est décrit de l'extérieur, par la surface de sa peau.
Cette peau n’est qu’encore une surface sur laquelle la lumière s'abat, comme si elle faisait partie
du paysage. C'est presque comme si, mise à jour par la lumière, Lila pouvait, dans son
imagination, se fondre dans l'environnement en oscillant entre apparition et disparition, calmement.
La lumière ne la distingue pas comme beauté éblouissante, comme peut le faire le désir de l'Autre
mais c'est cette lumière même qui est éblouissante. L'œil, dans le cadre de la peinture de Le
Lorrain, n'est pas assigné à la place d'un sujet, mais à un point de perspective géométrique et
anonyme.

Cette peinture confirme la thèse de Lila selon laquelle il existe une beauté qui dépasse le sexuel.
C'est une beauté dans laquelle Lila succombe à l'illusion de se voir comme si elle faisait partie d'un
tableau qui l'absorbe et l'incorpore à cette beauté. Elle ne se plaint pas, ni pour passer inaperçue,
ni pour être remarquée ; à la différence de Lacan qui « fait tâche dans le tableau ».

Cette façon paisible de vivre la beauté sera confrontée à l'effet très différent qu’aura la peinture de
Vermeer sur elle. Lila décrit la différence entre ces deux expériences en comparant les sources de
lumière des deux artistes. A sa suite, Alain Didier-Weil se réfère aux détails formels de l'esthétique
picturale – le domaine normalement réservé aux historiens et critiques d'art – car, pour Lila, ils
sont également un moyen de décrire cette expérience. Une expérience esthétique, non pas sans
incidence sur sa vie, dans laquelle une limite que constitue son idée de beau soit transgressé.

Chez Le Lorrain, la source de lumière est clairement définie, elle tombe sur les éléments du
paysage et, en même temps, potentiellement, dans son imagination, sur le corps de Lila. Elle
éclaire son corps de l'extérieur, Didier-Weil la décrit en tant que le dessin avec une limite et une
forme définies. Il considère que cette expérience s'enferme dans un espace optique géométrique,
où un point défini de la source de lumière permet de contrôler une forme-représentation tout aussi
défini que prend le corps de Lila. 

9
Mais il faut souligner que « La clarté issue d'un point spatialement visible »17 n'est cependant pas
la même chose que ce « point lumineux »18 qui est l'objet-regard dans la conceptualisation de
Lacan et nous y reviendrons. Selon l'interprétation de Didier-Weil, la lumière de Le Lorrain dessine
la forme du corps et, en lui donnant un contour, s'arrête à la limite de la surface de la peau. dans
cette conceptualisation, le contour est contrasté par ce que c’est la tâche de couleur chez
Vermeer, et une corporalité éclairée de l'intérieur, colorée, une chose qui ne peut être facilement
limitée par des bornes d’un dessin et qui, en dépit de sa visibilité, par son caractère plus flou
s’échappe a la catégorie de représentation.

L'effet inouï que la peinture de Vermeer produit sur Lila relève de l'impact de la lumière qui est très
différente de celle de Le Lorrain. Cette lumière est souvent épaisse et explicite mais, selon Lila, sa
source, n'est pas facile de déterminer. Elle n'est pas contenue dans le tableau, comme le soleil
dans les paysages de Le Lorrain. Vermeer utilise davantage la coloration, la tâche, plutôt que du
dessin. Ainsi la lumière semble venir de l'intérieur de la figure. « Cette clarté agissait comme si elle
ne connaissait pas l’existence de cette limite visible qu’était la peau et tendait à éclairer quelque
chose d’intérieur et d’invisible. »19 Pour Lila, elle fonctionnait comme si elle éclairait: « ce qui de
son corps ne se prêtait pas à être dessiné mais coloré : la couleur de la chair n’était-elle pas ce qui
du corps était soustrait au pouvoir du dessinable, c’est-à-dire au pouvoir de la représentation? »20.

Quelque chose que Vermeer a « vu » en elle lui a permis de répondre: « «Oui, je suis cette
image », alors même qu’elle n’avait aucun savoir sur cette image qui lui était invisible. »21 Cette
chose était identique à sa part secrète, celle qui surgissait comme effet de son chant et qu'elle
avait auparavant baptisée Lila. Une chose dont le réel « ne pouvait pas être pense par elle » mais
qui « avait pu être touchée »22. Et lorsque Didier-Weil lui a fait remarquer que c'est en référence à
la peinture qu'il a été dit « toucher n’est pas penser »23, Lila remarque que « penser pouvait
empêcher d’être touchée »24.

Car le corps (pas tant une image que la dimension réelle de la jouissance dans la corporalité d'une
substance vivante) est justement ce qui échappe à la représentation et à la pensée. La substance,
substance jouissive qu’est un corps suppose une unité mais ne se décrit pas comme une forme de
l'image. Elle est plutôt son contenu ; comme nous le verrons, le concept qui nous permet de saisir
cette dimension réelle de la corporalité est sa consistance, propre au registre de l'imaginaire.
17 DIDIER-WEIL, A. op. Cit. p. 19
18 LACAN J. Op. Cit. p. 110
19 DIDIER-WEIL, A. Op. Cit. p. 19
20 Op. Cit.
21 Op. Cit. p. 20-21
22 Op. Cit. p. 21
23 L’auteur évoque les mots du peintre Delacroix
24 DIDIER-WEIL, A. op. Cit. p. 21

10
Sous l'influence de l'expérience de la peinture de Vermeer, Lila commence à se rendre compte de
sa propre responsabilité dans cet arrangement où l'homme ne voyait, selon elle, que ce qu'elle lui
a attribué. Cette chose, qui dépasse la sexualité, est une chose inconnue qui ne pouvait jusqu’au
là jamais apparaître dans une relation. Non pas à cause de l’aveuglement de l’Autre, mais parce
que Lila elle-même ne pouvais pas s'ouvrir à ce qui pourrait la surprendre, rester inconnu mais en
même temps la concerner dans son corps : et cela dans la rencontre avec un Autre désirant.
Remarquons que cette position l'a préservée de l’angoisse face a l’énigme du désir de l'Autre, car
en prévoyant sa propre beauté Lila refusait non pas de se retrouver à la place de l'objet du désir
mais – et là est le point crucial – d’y être sans l’orchestrer, soit sans pouvoir maîtriser la réponse
précise à ce qu'elle y est .

Les formulations de Didier-Weil reflètent le caractère mystérieux de cette expérience. Il écrit que
Vermeer devait voir Lila « d'un lieu non spatial », où la source de lumière était invisible car elle
venait « d'un autre temps ».

Lila, est « touchée » par la lumière de Vermeer et la possibilité de s’y reconnaitre comme si elle
suivait l’affirmation « tu es cela » ; mais le « cela » y dépasse aucune représentation et atteint son
corps. Les paroles de Lila qui portent sur cette expérience sont une affirmation paradoxale d'un
inconnu. En termes kantiens, un tel jugement relève plutôt du sublime que de la catégorie du
beau et Lila elle-même laisse tomber ce signifiant « belle ». Pour elle, une conséquence
importante de cet événement est la volonté que cette façon inédit de voir peut être partagé.

Cette poussée vers la transmission a sa structure propre et Didier-Weil la reconstruit en


s’appuyant sur le développement freudien des trois temps de la pulsion. Lila qui a été d’emblée
« touchée » par cet autre type de lumière a ensuite consentie d’« être cela » c’est à dire qu’elle a
accepté l'existence de ce dont elle n'a pas de contrôle dans son être à elle, ce qui l'a amenée à
regarder et à agir différemment avec ceux qui l’ont entoures . Dans la pousse vers la transmission
de cette expérience ; il s'agit d'une transition entre 'être « vue », et « se donner à voir » ( cette fois-
ci hors de son contrôle) et puis, un pas vers encore un autre moment qui la permet de regarder
différemment son monde. C'est cette dernière étape qui a fait ressortir l’existence d’: « une chose,
ni belle, ni laide, qui était tout simplement l’aptitude à exister »25. Elle en a pris conscience
lorsqu'elle s’aperçut qu'elle parlait avec légèreté avec son partenaire de choses totalement
banales.

25 DIDIER-WEIL, A. Op. Cit. p. 23

11
Cette expérience, décrite comme « état de grâce »26 n'était pas un délire. Car l'affirmation « tu es
cela » est articulé dans l’expérience de Lila, à un élément inconnu.

Ce sont bien les détails de son expérience qui permettent de saisir la différence entre l'impact de
l'image et le registre de l'imaginaire que Lacan, dans l'étape tardive de son enseignement, a
appelé consistance. Didier-Weil n'a pas utilisé cette catégorie bien qu'elle me semble
particulièrement pertinente pour ce cas. Est-ce que c'est justement le concept de la consistance
qui permet d'aller au-delà de la dimension aliénante de l'image, en ouvrant l'espace de « l'aptitude
à exister » ?

A la différence de l'image, la consistance est une catégorie qui a besoin d'un espace en trois
dimensions. Elle contient, c’est le cas de le dire, la dimension du réel puisqu’elle donne une
cohésion au corps . La consistance n'apparaît pas lors de l'étape de la conceptualisation du Stade
du miroir, Lacan développe son concept plus tardivement . Le texte Le stade du miroir concerne
principalement la coupure symbolique introduite dans le corps réel, mobile, et morcelé par la forme
de l'image spéculaire. Je pense que nous pouvons néanmoins identifier dans ce texte certaines
traces de ce qui donnera ensuite le concept de consistance.

L'image du corps, extérieure au sujet, agit comme un objet - elle imagine ce qui manque au sujet.
Elle est lui et ne l'est pas en même temps; elle l'exclut. Cela fournit la matrice du fantasme dans
lequel le sujet reste dans une relation d'inclusion et d'exclusion par rapport à l'objet auquel il
substitue son être dans son rapport à l'Autre. (L’image du corps en donne la matrice pour
s’articuler, dans le cas de la névrose, avec les signifiants pulsionnels qui feront l’assise des modes
d’apparition et de disparition du sujet

Cette image extérieure met en évidence le sentiment interne de l'incapacité motrice mais elle est
surmontée par l'enfant, précisément pour vérifier qu'il existe une relation étroite entre les
mouvements du corps et l'image reflétée. La consistance s'exprime dans cette corrélation. Dans
Le stade du miroir, la constance de l'image est avant tout juxtaposée au mouvement. Mais en
effet, est-il possible de maintenir une cohérence au sein d'un mouvement — et par extension,
dans toute entreprise humaine ? C'est une des questions fondamentales que se pose le
névrosé, par rapport à ses propres actes. Est-ce que la cohérence du mouvement par lequel le
sujet est porté n'a tout simplement pas sa représentation, et ne se prête donc pas à la pensée
mais peut être ressentie ? Malgré la juxtaposition de l'image et du mouvement, il s'agit de
surgissement d’une chose qui, malgré l'incompatibilité de ces registres, permet leur coexistence.

26 DIDIER-WEIL, A. Op. Cit.

12
Je pense que dans la formulation « tu es cela » le « tu es » est ce qui désigne et deviens le
facteur créant une telle possibilité .

A la fin de l'article Le stade du miroir, Lacan parle des effets du « je » (comme ce qui est crée sur
le fond de l'image spéculaire) qui s'observent dans l'expérience. Quels sont ces effets ? Lacan
parle de « inertie propre aux formations du je  » propre à la névrose27, ce que j’interprèterai
comme une résistance passive. L'inertie est un concept qui nécessite la référence au
mouvement, c'est-à-dire non seulement à l'espace mais aussi au temps. Mais, pour qu'une chose
soit inerte, elle doit être définie par une consistance . Est-ce que la plainte névrotique par
rapport à la consistance du « je » porte sur le sentiment que cette consistance se trouve réduite à
la qualité de ce qui résiste  ? Par rapport à la folie, Lacan parle des effets de « je » en tant que
« captation du sujet par la situation »28. Je propose de le lire comme la façon de faire apparaître
ce « je » en tant qu'objet auquel, à son tour, toute consistance n'est donnée que par la menace
extérieure du piégeage.

Dans le Séminaire XXII RSI, lorsque Lacan développe le concept de consistance, il dit qu’elle « est
autre chose que (…) la « non-contradiction » 29. Il insiste sur l'aspect métaphorique du terme, en
montrant que c'est ce qui fait tenir ensemble 30, selon la signification du préfixe latin con : avec.
Lacan distingue la consistance de la dimension géométrique en affirmant qu'on ne peut pas
appliquer ce concept à la ligne géométrique. Dans le même séminaire, Lacan avance également
que la consistance du corps est conditionnée non seulement par l'image mais surtout par la
soustraction de ce qui manque à cette image31. Pour que le corps ait sa consistance, il faut que
quelque chose soit élidée de son image. Mais ce « quelque chose » doit aussi avoir sa propre
consistance qui est la consistance du manque. C'est bien ce que Lacan appelle le phallus ; il est
donc logique, que quand son soutien est absent, soit quand le manque n'a pas une forme
suffisamment cohérente, que cette consistance du corps soit troublée, comme dans la psychose.

27 « (…) cette inertie propre aux formations du je où l'on peut voir la définition la plus extensive de la
névrose » LACAN J. Le Stade du miroir, Op. Cit. p. 99
28 « (…) la captation du sujet par la situation donne la formule la plus générale de la folie (…) » Op. Cit.
29 LACAN J. Le Séminaire, livre XXII R.S.I., leçon du 14 janvier 1975, Staferla, p. 24
30 «( …) c’est bien cette sorte de figure, en tant qu’elle a ce quelque chose que je suis bien forcé d’appeler
une consistance réelle, puisque c’est ça qui est supposé : c’est qu’une corde, ça tient. On n’y pense jamais,
on ne pense jamais à ce qu’il y a de métaphore dans le terme de consistance. » LACAN J. Le Séminaire
livre XXII, Op. Cit.

31 « Faut dire aussi que le phallus c’est ce qui donne corps à l’Imaginaire. (…) le phallus ça n’est pas l’ex-
sistence du Réel (…) mais c’en est plutôt la consistance : c’est le concept, si je puis dire, du phallus. »
LACAN J. Le Séminaire livre XXII, leçon du 11 mars, 1975, Staferla p. 60

13
Le cas de Lila, cas de névrose hystérique, montre à quel point la belle image du « je » peut être
aliénante et inhibitrice : «sois belle et tais-toi ». Notons que l’autre expérience de Lila de sa propre
beauté comme agréable n'était qu’un effet qui est apparu dans un deuxième temps, à la suite de
son chant : « chante et deviens belle ». Contrairement à la parole, qui est interrompue par des
pauses, dans le chant la voix conserve une unique consistance malgré le passage par des
tonalités différentes. Nous pouvons également lire la rencontre avec la peinture de Vermeer en
tant que la révélation, pour Lila, de ce qui ne pouvant pas être pensée peut être cependant
touchée ; un réel qui a sa consistance propre.

Il mérite d’être noté que tant que Lila a eu la maîtrise sur ce qui est sublime et inconnu, elle en a
parlé en termes du beau. Lorsqu'elle a été confrontée à la peinture de Vermeer et qu'elle a accepté
de perdre le contrôle de l'image qu'elle représentait, Lila n'a plus utilisé ce terme. L'expérience lors
de laquelle est s'est identifiée à quelque chose, sans pouvoir savoir quelle en est l'image, est une
expérience dont on peut dire en termes kantiens qu'elle transcende le beau pour aller vers le
sublime. Pour Lila, la corporalité qui va au-delà de l’image-représentation, est vécue comme la
sensation d'illumination depuis l'intérieur.

Quand Lacan dit que l'imaginaire ne peut être réduit à imaginarité, il propose la topologie pour
mieux situer ce registre32. Puisque le terme de topologie apparaît pour la première fois dans cette
thèse, rappelons-nous que c'est un concept qui vient des mathématiques et qui désigne la
capacité des objets à conserver l'identité de leur forme malgré les transformations qu'ils éprouvent
avec le temps.

Au sein de la topologie, les trois registres heterogenes (le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire )
dans lesquels, selon Lacan, l'homme trouve son existence psychique, maintiennent leur identité en
rapport avec les autres registres, grâce à la rencontre de leur résistance et c’est sur la base de
leurs différences par rapport aux autres qu’il puissent également se nouer, soit tenir ensemble.
Pour y parvenir, il faut un espace et de trois dimensions avec le temps comme le quatrième terme.
En termes topologiques, le registre de l'Imaginaire est la consistance des choses et chaque
registre doit avoir une consistance qui lui est propre.

La consistance d'une chose donnée est ce qui oppose une résistance quand elle est saisie de
l'extérieur. La consistance est donc un facteur de différenciation et d'identité. Un corps est une
certaine unité qui résiste et peut être saisie de l'extérieur et qui peut avoir son propre mouvement
intérieur.  Mais en ce qui concerne le corps humain, ce qui lui est extérieur est décrit par Lacan
non pas comme un pur espace mais comme un trou. Lacan écrit : « concernant ce qu’il en est de

32 LACAN J., Op. Cit., p. 60

14
la consistance du corps, c’est au boyau qu’il faut en venir (…) [et] aussi bien au sphincter »33. Le
corps, à la différence aux autres « corps » en tant qu’objets solides, est vivant et sujet à des
échanges (incorporation et expulsion) de ce qui est à l'extérieur. Telle est, selon Lacan une
topologie « implicite » du corps.

Mais il existe aussi, selon lui, la perspective de capturer cette consistance en tant que projetée à
l'extérieur, une topologie « explicite ». Dans cette topologie, topologie qui, de s’en distinguer [d’une
topologie implicite], devient explicite, à savoir la sphère : en tant que toute supposition d’Imaginaire
34
participe d’abord implicitement de cette sphère en tant qu’elle rayonne. » C'est exactement
comme cela que Lila a décrit son expérience de la lumière de Vermeer comme ce qui l’avait
illuminée, par opposition à l'être éclairé par la lumière de Le Lorraine, clairement définie et venant
de l'extérieur.

Dans ce même moment du séminaire, Lacan propose une définition simplifiée de l'esthétique qui
rapproche son concept de l'expérience clinique. « l'esthétique, ce que vous sentez », dit Lacan. En
se référant au de Kant, Lacan dit que l'esthétique « n'est pas en soi, comme on dit,
transcendantale ». Cela signifie que ce que nous ressentons et ce que nous connaissons ne peut
être appliqué universellement à notre mode de connaissance en général. Dans le champ
psychanalytique, contrairement à celui de la philosophie, l'esthétique (donc ce qui est sensible)
« est lié à ce que nous pouvons très bien concevoir comme contingence, à savoir que c’est cette
topologie là qui vaut pour un corps. » 35

GERARD L.

L’idée du beau et le phénomène de « rayonnement » sont les principaux éléments signifiants d'un
autre cas clinique : il s'agit de Gérard Lumeroy, patient hospitalisé de nombreuses fois avec qui
Lacan s'est entretenu lors de son séjour dans l'unité Pinel de l'hôpital psychiatrique Saint-Anne 36.
Lacan a appelé sa structure psychique une « psychose lacanienne »37.

33 LACAN, Op. Cit. p. 74


34 Op. Cit.
35 « (…) l’esthétique, que ce que vous sentez, autrement dit, n’est pas en soi, comme on dit, transcendantale : que
c’est lié à ce que nous pouvons très bien concevoir comme contingence, à savoir que c’est cette topologie là qui
vaut pour un corps. Encore n’est-ce pas un corps tout seul ! S’il n’y avait pas de Symbolique et d’ex-sistence du
Réel, ce corps n’aurait simplement pas d’esthétique du tout, parce que il n’aurait pas de tore-boyau. » LACAN J.,
Op. Cit., p. 74
36 Présentation de malade Gérard L. à l’hôpital Sainte-Anne du 13 février 1976, d’après le sténogramme no. 3 bis ;
http://www.valas.fr/IMG/pdf/3_bis_p_manquantes_presentationclinique_3.pdf consulté le 20/04/2021
37 Présentation de malade, op. Cit. p. 34

15
J'aimerais examiner quelle fonction rempli le beau dans ce cas singulière de Gérard et comment
le problème de la consistance imaginaire est présente dans sa psychose, en lien avec ce signifiant
du « beau ». Bien que nous n'ayons aucune raison d'affirmer que le beau soit devenue pour lui un
support suffisant, néanmoins, il est un des rares, voir le seul, parmi les phénomènes et les
concepts répétitifs qui agissent chez Gérard qui lui ne tourment pas . Il souligne l'importance de
ce signifiant et, à sa suite, attire l'attention de Lacan là-dessus.

Gérard dit de lui- même : « je vis sans bornes »38 et que ce manque de limites lui fait
paradoxalement prisonnier. Le terme « bornes» et « limites » apparaissent de nombreuses fois lors
de ce même entretien avec Lacan. Le problème le plus important de Gérard est qu'il est un
« télépathe émetteur »39. C'est un problème de l'automatisme mental , tellement contraignant qu'il
l'empêche de vivre ; Lacan n'est pas très optimiste quant à son cas et affirme qu'il est fort probable
que sa prochaine tentative de suicide réussisse40 et que cela sera la seule issue pour sortir de cet
état insupportable. La télépathie de Gérard L. est horrible puisqu’il ne s’agit pas d’être le
destinataire de messages. Une telle position, ayant les caractéristiques d'un être persécuté,
permettrait peut-être, malgré tout, d'inventer un moyen de défense contre ce qui vient de
l'extérieur, tandis que la télépathie de Gérard, un « télépathe émetteur » implique que ce sont les
autres personnes qui entendent ses pensées. Ces pensées sont à leur tour une sorte
d'automatisme mental secondaire, dirais-je, puisqu’ils apparaissent, selon Gérard, comme des
« phrases réflexives ». Or, lorsque les hallucinations auditives que Gérard appelle « paroles
imposées », viennent à lui, sa parole réflexive est une tentative de « balancement »41 et constitue
en quelque sorte une réponse à ces paroles. Face à ces paroles de l'extérieur qui le persécutent,
l’on pouvait interpréter que la réponse de Gérard soit une tentative de prendre une place du sujet,
c'est-à-dire de prendre la place à partir de laquelle l'on parle, en répondant. Mais cette impulsion
de la parole réflexive apparaît comme automatisme et ces phrases réflexives ne sont pas
dépourvues d'agressivité envers Gérard. Mais surtout, la parole réflexive ne peut pas aider Gérard
à se construire un espace dans la langue qui serait le sien car, dans la télépathie qu'il produit, ses
phrases sont entendues par les autres. Gérard n'a donc aucun secret, aucune défense et c'est
pour cela que la vie lui est insupportable. C'est un des aspects de l’absence de limites et tant que
limites du soi.

Cependant, tout dans l'expérience de Gérard ne se réduit pas au symptôme de la télépathie. A


partir de ce signifiant « beau », Gérard va tenter de saisir poétiquement le fait qu'il n'y a pas de
différence entre lui et le monde et, en même temps, qu'il s'est détaché de la réalité. Ceci est

38 Présentation de malade, op. Cit. p. 22


39 « Je suis télépathe émetteur » op. Cit. p. 24
40 Présentation de malade, op. Cit. p. 34
41 Présentation de malade, op. Cit. p. 22

16
exprimé pour lui dans la phrase : « J'étais le centre solitaire d'un cercle solitaire »42. La difficulté
que je ressens moi-même à décrire et à saisir ce cas relèvent,me semble-t-il du fait que, pour
Gérard, les contradictions n’existent pas. Gérard les exploite, cependant les franchir n'est pas un
problème pour lui, ce qui peut d'une certaine manière indiquer qu'il manque de limites. Lors de sa
discussion avec Lacan il affirme : « Je n'arrive pas à me cerner »43.

On peut éventuellement affirmer que c'est Gérard qui se trouve dans le lieu de la limite, par
exemple lorsqu'il dit : « Je suis constamment en train de fluer l'imaginatif »44, ou bien quand il parle
« d'une disjonction entre le rêve et la réalité » ce qui signifie en même temps « qu'il y a une
équivalence et non pas une prévalence entre le monde et la réalité. Il se fait une disjonction. »45

De quelle prévalence s'agit-il ? Je pense que c'est l'ordre d'enchaînement qui pourrait déterminer,
au regard des exemples donnés par Gérard, soit la prévalence du rêve sur la réalité, soit la
prévalence de la réalité sur le rêve. Ainsi, il vit sans bornes et en même temps, il y a pour lui une
disjonction. Gérard dit également qu'il est très occupé par la question de la division et du lien
entre l'esprit et le corps « Je n'arrivais pas à me cerner complètement au niveau de cette situation
corps-esprit »46, dit-il par rapport à sa jeunesse, ce qui est une autre version de « je n'arrive pas à
me cerner ».

Ce qui l'occupe et lui tracasse est la question de comment la pensée peut émerger d'un
organisme biologique. La limite entre le corps et l'esprit ne lui laisse pas de répit ; je pense que
c'est parce qu'il ne peut pas reconnaître leur différence absolue, dans cette discontinuité que le
registre symbolique introduit comme fonction de coupure. « Comment passer d'un fait biologique à
un fait spirituel ? »47, demande Gérard. Il n'y a pas de réponse à cette question, point. Il y a ici une
sorte de trou, de manque radical dans le savoir. Lacan en parle doucement : « Mais vous savez
que nous n'en savons pas plus que vous ? »48. Quand Gérard parle de ses recherches, lorsqu'il
veut, par exemple, réduire la pensée et l'intelligence à la projection physique des ondes
cérébrales, on voit que dans le passage du corps à l'esprit, il cherche en fait non pas la limite mais
la continuité. Il fait en sorte de maintenir un continuum, pas seulement dans la « situation corps-
esprit », mais aussi en rapport avec la continuité de l'univers, il a écrit un travail transmis à
l'Académie des Sciences pour soutenir « l'absence de discontinuité de l'Univers, sinon il y aurait
un trou ou l'Univers s'engouffrerait dans une immense catastrophe. »49 Pour Gérard, la
42 Présentation de malade, Op. cit. p. 6
43 Op. Cit. p. 1
44 Op. Cit.
45 Op. Cit.
46 Op. Cit. p.10
47 Op. Cit.
48 Op. cit. p. 11
49 Présentation de malade, Op. cit. (notes d’introduction hospitalière p. 4)

17
discontinuité introduite par la différence et par le trou du registre symbolique ne serait pas fonction
de l'inconnue et ne symboliserait pas le manque qui maintient, réellement, la structure du monde,
mais pouvait devenir l'abîme menaçant qui engloutit cet univers.

Nous pouvons affirmer que le manque de limites dans sa vie s'exprime à travers sa télépathie
émettrice. Mais cela s'exprime aussi dans le manque de différences, le manque de délimitation
entre le corps et l'esprit. La description de ce cas démontre que, pour Gérard, les limites ne
fonctionnent pas comme quelque chose qui stabilise son monde et l'oriente. Sa psychose pourrait
peut-être être décrite de telle manière que Gérard se trouve dans un espace de limites, justement
comme quelqu'un qui est « constamment en train de fluer l'imaginatif ». Comment le signifiant
« beau » émerge-t-il pour quelqu'un qui « vit sans bornes » ?

Je note d'emblée que, le « beau », outre qu'il ne le menace pas, fonctionne aussi comme le mot
dernier pour designer des états de type mystique.

Gérard, qui dit qu'il vit sans bornes et affirme également : « J'étais le centre solitaire d'un cercle
solitaire »50. Quand une certaine incohérence lui sera indiqué — Lacan l’interroge en faisant valoir
que « le mot cercle implique plutôt l'idée de borne »51 — Gérard reprochera à Lacan de penser en
termes géométriques alors que lui, Gérard, se situe dans la topologie et c’est ainsi, en tant que
centre solitaire d'un cercle solitaire, qu’il s'imagine comme sujet 52. C'est l'idée à partir de laquelle il
fabrique une représentation de son espace dans lequel, comme il le dit, il rompe avec le monde;
c'est pour cela qu'il y a l'idée de cercle solitaire.

Gérard créé, comme il le dit, des mondes. Une vie sans bornes mais dans un cercle limité est une
sorte de monde, une construction étrange. A l'intérieur de ce cercle il semble n'y avoir aucune
limite, surtout aux mondes qu'il y créé. C'est un espace imaginaire qui n’est lui pas volé par la
télépathie émettrice. Grâce aux mots, Gérard créé des choses qui n'existent pas et c'est pour cela
que Lacan le qualifie de poète. L'opposition entre quelque chose de limité et d'illimité n'existe pas
pour Gérard et j'estime que c'est justement pour cela qu'il n'arrive pas à se cerner. Il se trouve
dans un réel, impassible à la différence.

Le concept du beau apparaît pourtant Il n’empêche que dans cette expérience de Gérard le terme
du beau apparaît et comme tel entérine cet état de fascination à laquelle il succombe. Il me semble

50 Présentation de malade, Op. cit. p. 6


51 Op. cit. p. 22
52 Je dois une telle lecture à un commentaire du psychanalyste Jacques Adam lors d'un séminaire du Forum du Champ
Lacanien sur le cas de Gérard L. mené à Paris le 14 janvier 2016.

18
que le terme du beau est lié au réel de cette expérience étrange et en est le dernier terme qui
l'affirme et qui n'est sujet à aucune argumentation ni compréhension.

L'expérience esthétique de Gérard est solitaire. Il est important de le souligner, surtout pour la
confronter à l'expérience de Lila. Bien que Gérard, dans le cadre de sa « récupération
inconsciente », affirme avoir « tendance à trouver tout le monde gentil, beau »53, ces sensations
esthétiques ne font pas événement, ne constituent pas pour lui une césure, de ce qui pouvait
transformer son rapport au monde.

Gérard considère qu'il est devenu sensible à la beauté pour la première fois lors de l'adolescence
en s'opposant à ses parents, en transgressant les questions d'éducation et de vie quotidienne : le
beau est apparu au début de ses tentatives de révolte et de l'affirmation de soi. Par rapport à son
propre visage il parle d'une beauté inhabituelle, lumineuse et irradiante, d'une aura autour du
visage. Il dit : « les gens en ont les larmes aux yeux de me voir si beau »54 ; et il ajoute : « certains
en plus perçoivent mes pensées ». Il ne dit pas si ceux qui perçoivent sa beauté sont les mêmes
que ceux qui entendent ses pensées, et l’on ne peut pas conclure que le beau est pour lui l’indexe
de ce par quoi il se sent persécuté.

Bien que le beau ne semble pas représenter un tel soutien pour Gérard qu'il lui permettrait de
vivre, il est néanmoins important que le beau fonctionne séparément de son pire symptôme, la
télépathie émettrice. Gérard affirme ainsi : « je suis un esthète, je suis dominé par le sentiment de
la beauté, j'ai tendance à vivre un amour platonique avec les femmes en raison de leur beauté. »
Cette domination devient parfois de la stupeur : « Comme un enfant émerveillé de façon
permanente. J'ai les yeux grands ouverts, extatiques »55. La vision de la Vierge Marie qui était très
belle a provoqué chez Gérard un sentiment constant d'omniprésence, il pensait qu’il était à
plusieurs endroits à la fois, comme s’il n’était pas, en effet, limité par ses propres « bornes » à
lui. Cependant, dans la description de cette « crise mystique », l’angoisse n’est pas apparente.

Quant à la télépathie émettrice, elle concerne les pensées de Gérard exprimées en mots. Le délire
de la télépathie est, d'une certaine façon, cohérent avec son postulat de continuité du corps-
esprit ; elle devrait être possible si la pensée soit considérée comme biologique, une onde
physique que l'esprit projette vers l'extérieur. Mais, pour Gérard, l'intelligence ne se résume pas à
la parole. Il existe pour lui une autre intelligence qui consiste en des images qui passent très

53 Présentation de malade, op. Cit. p. 4

54 Op. cit. (notes d’introduction hospitalière p. 4)


55 Op. cit. (notes d’introduction hospitalière p. 7 )

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rapidement par son esprit, c'est « l'intelligence intuitive, qui n'est pas traduisible par la parole »56.
Elle constitue une sorte de limite du nommable, et je dirais que c’est l’Imaginaire qui devient très
réel de part son détachement du registre symbolique. La télépathie ne comprend pas ses images
mais, au niveau du cercle solitaire, c'est sur ces images que l'idée du beau est « centrée ». Si le
flux des images qui ne relève pas de la télépathie émettrice est « belle », nous pouvons alors
émettre l'hypothèse que le beau en nomme une sorte de refuge et penser à ce refuge en termes
spatiaux.

Je tiens également à souligner que grâce à ce signifiant du « beau », Gérard témoigne des états
où il vit le temps de façon que je propose d’appeler déshumanisée. Je propose d'utiliser ce terme
car il s'agit d'un temps qui ne s’articule qu’entre deux pôles purement abstraits, séparés de
l'historicité du sujet. Soit le temps est arrêté, comme l'éternité, il est l'intangibilité de la poussée et
le pur passage du temps. Je déduis ce premier aspect du temps en fonction de la description des
états extatiques de Gérard Après sa « crise mystique » et la vue de la Vierge Marie, Gérard i avait
l'impression d'être partout, de tout savoir et de tout prévoir : c'est pour cela que j'ai évoqué le
concept d'éternité. Le second aspect, celui d’un pure passage de la poussée du temps, apparaît
au niveau du cercle solitaire Ici les images affluent tellement vite que Gérard ne peut les saisir ni
leur donner un nom (il les compare au cinéma), et c’est à partir de cette « intelligence intuitive »
que Gérard centre son idée du « beau »57.

Par rapport à ce problème du temps dans ladite « psychose lacanniene », les commentaires de
Marcel Czermak sont importants. Il était l'un des médecins de Gérard à l'hôpital Sainte-Anne, qui a
également participé à a présentation de malade conduit par Lacan. Lors de son entretien avec
Pierre-Christophe Cathelineau58, Czermak conceptualise le cas de Gérard, dans le cadre de la
topologie des registres de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel. Il affirme que pour Gérard il n’y
a qu’une alternance exclusivement stochastique de transition entre les registres. Stochastique
signifie en mathématiques59 un type de variation aléatoire qui ne dépend que du passage du
temps. Je comprends ainsi que le passage entre les registres n’est pas délimité dans un espace
déterminé comme par la logique d’une historicité du sujet. La transformation de type stochastique
semble rendre le temps présent dans sa dimension réelle, inhumaine précisément dans la mesure
où elle ne prend pas en compte la perspective de l'individu. C'est une perspective qui permettrait

56 Op. cit. p. 11
57 Op. cit. p. 12
58 Entretien avec Marc Czermak, La Revue Lacanienne, Ed. ERES, p.67-77, accédé depuis www.cairn.info,
25/03/2019
59 Une définition proposée explique : Un phénomène stochastique dépend ou résulte du hasard, par
opposition au déterminisme qui relie une cause à une conséquence certaine. Article par Céline
Deluzarche https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/mathematiques-stochastique-18112/
accédé le 2/06/2021

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d'inscrire dans le passage du temps une histoire subjective, en donnant une importance et un
caractère déterminant aux tournants choisis.

Est-ce que le fait de qualifier de  « belle »" l'expérience de cet écoulement inhumain du temps est
une façon de l'humaniser ? Le beau apparaît comme un terme qualifiant le flux d'images au
niveau du « cercle solitaire », un flux si rapide que l'on ne peut pas le saisir, et qui est séparé de la
réalité. C'est de l'Imaginaire qui perd sa propre consistance car il est infini. Il devient trop réel,
dans la vie psychique intérieure du sujet, et détaché de la réalité.

D’autre part, au « niveau du rêve », le beau est lié pour Gerard à la luminosité et à la « vision
physique ». Gérard dit que la beauté qu'il y recherche est centrée sur le physique et une sensibilité
qui illumine, selon son idée de l'intelligence qui se jetterai sous forme d'ondes. Chez les personnes
dont il tombe amoureux, on pouvait dire en termes lacaniennes que la beauté est clairement liée à
la perception qu'a Gérard de leur consistance explicite. Ceci est indiqué par l'accent mis sur
l'aspect physique et la luminosité comme quelque chose qui se déverse de l'intérieur vers
l'extérieur. Il s'agit d'une topologie de la consistance vue de l'extérieur, d'une perspective qui
ressemble à celle du divin60.

Pour Gérard, le beau est un terme important. À l'intérieur du cercle solitaire, il désigne quelque
chose qui n'a pas de limites : le flux d'images. Par rapport à la beauté des autres personnes, en
tant que ce qui rayonne, le beau nomme une chose au point limite d’une transition, projection
d'une consistance vers l'extérieur.

J'estime que le beau s’articule trop peu avec la fonction symbolique, c'est pourquoi il n'est pas en
mesure de contrebalancer ce qui persécute le plus Gérard dans le registre symbolique. Car si l'on
retrace la construction de la télépathie émettrice, on peut la comparer à une tentative de constituer
un sujet dans le registre symbolique du langage.

Freud a été le premier à souligner que le sujet émerge de façon secondaire, comme effet logique
de l'assujettissement à la construction grammaticale du langage 61 Cette effet est exprimé par la
pulsion, qui ne s’installe pas de la même manière dans la névrose et dans la psychose. Je
discuterais plus en détail de cette construction de la pulsion et du rapport entre la pulsion et la
sublimation.

60 Nous pouvons rappeler les remarques de Lacan « une topologie qui (…) devient explicite, à savoir la
sphère : en tant que toute supposition d’Imaginaire participe d’abord implicitement de cette sphère en
tant qu’elle rayonne. » LACAN J. Le Séminaire livre XXII, leçon du 11 mars, 1975, Staferla p. 74
61 FREUD S. Pulsions et les destins de pulsions

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En ce qui concerne le cas de Gérard, j'aimerais attirer l’attention sur deux aspects de la
construction freudienne. Les trois différents temps et modes du verbe, liés au fait d'être en relation
avec l'objet pulsionnel, peuvent être exprimés comme une transition du passif, en passant par
l'actif, à la troisième voix, c'est-à-dire en se situant activement dans la position passive. Ladite
« troisième voix » le temps réflexif offre la possibilité de s'imaginer, et donc de se situer à l’égard
d’objet dans la relation à l'Autre.

Si nous prenons comme exemple la pulsion invoquante, cela serait : j’appelle, je suis appelé, je
me fais appeler.

Chez Gérard, la télépathie émettrice apparaît là où il répond, en quelque sorte, aux « paroles
imposées » dont il ne connaît pas la provenance. Il semblerait qu'ainsi, par ces phrases réflexives,
il essaye de reprendre sa place dans la langue. Mais ce langage de la parole imposée est détaché
de la réalité, « des phrases qui n'ont aucune signification rationnelle [...] et qui s'imposent dans
mon cerveau »62, dit Gérard. En répondant par une parole réflexive, Gérard ne s'adresse pas à
l'Autre cette parole se produit, s’impose. La réponse par des « phrases réflexives » est un genre
d'automatisme mental qui est en relation étroite avec la « parole imposée ». Dans sa parole
réflexive, Gérard est souvent agressif envers lui-même et il n’a aucune liberté, ni de se faire
appeler ni de se faire entendre. Ses réponses automatiques lui sont volés par le télépathie
émettrice qui ne lui fourni pas la place vide d'un sujet.

A la suite de Gérard qui affirme que c'est un essai topologique pour construire un pont entre
l'imaginaire et le réel63, Pierre-Christophe Cathelineau souligne que cette structure de la parole
imposée et de la parole réflexive est topologique. Il semblerait que par la parole réflexive, Gérard
réponde intérieurement à une hallucination (la parole imposée) qui, en tant que telle, vient de
l'extérieur. Il affirme lui-même que la parole imposée est un pont entre le monde imaginaire et le
monde « dit réel » dans la mesure où elle doit parfois attaquer quelqu'un dans ce monde réel.
Cette action devrait être une nomination symbolique mais pourtant ne marche pas. Il y a quelque
chose dans la relation entre l'intérieur et l'extérieur qui reste absolument difficile à comprendre, la
logique s'écroule. Nous le voyons dans les déclarations de Gérard, lorsque d'un côté il différencie
les mondes dans lesquels il vit et quand, de l'autre côté, il n'est pas vraiment sûr de pouvoir les
différencier. Lors de sa discussion avec Lacan il déclare : « en vous répondant, j'ai peur de me
tromper »64. Gérard n'est pas sûr que ces mondes puissent être distingués.

62 Présentation de malade, Op. cit. p. 2


63 Entretien avec Marc Czermak, La Revue Lacanienne, op. Cit. p. 69
64 Présentation de malade, op. Cit. p. 5

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Afin que la le temps réflexif de se situer dans une position passive peut fonctionner, il est
nécessaire de passer par les étapes précédentes et leur séquence n'est en aucun cas aléatoire.
C'est parce que l'espace du sujet se créé en fonction de la structure du langage et selon la pulsion
qui porte symboliquement sur le réel du corps que nous nous trouvons enracinés dans le registre
symbolique. Ce registre est présent pour Gérard mais fonctionne mal. Il en témoigne quand il parle
de la disjonction des mondes et qu'ensuite il hésite à savoir s'il est vraiment conscient de la
séparation des ces mondes. Pour Gérard la loi de la différence, et donc des limites, n'opère pas de
manière suffisamment constante.

Il ne semble pas possible pour Gérard d'installer durablement une fiction symbolique, purement
potentielle, de  « se faire entendre » par l'Autre, qu'il pourrait ensuite rêver de réaliser comme
c’est le cas avec le fantasme nevrotique. De même, la phrase par laquelle Gérard affirme : « Les
gens en ont des larmes aux yeux de me voir si beau », n’exprime pas une stratégie inconsciente
de séduction mais une certitude.

Dans l'entretien cité, Marcel Czermak se demande ce qui fait apparaître cette dimension
particulière du beau chez les sujets psychotiques, « au moment pile où ils basculent d'un espace à
un autre »65. Il se demande pourquoi ils emploient ce terme du beau en insistant que cela n'a rien
à voir avec la beauté conventionnelle, Ça n'est pas une beauté esthétique, dit Czermak. Il ne
précise pas la nature du concept esthétique, mais nous pouvons en conclure qu'il s'agit d'une
conception courante du beau. Czermak soutient alors qu'il s'agit d'une jouissance étrange,
semblable à celle décrite par Schreber, terrible lorsque les nerfs du corporel se sont éteints en lui
et que, souffrant, il a appelé au secours.

Je ne suis pas entièrement d'accord avec une telle conception, peut-être trop générale
concernant la fonction du beau dans la psychose. Or, de la description de Gérard il ne ressort pas
que cette jouissance en lien avec la beauté soit quelque chose d'horrible. L’on parle de « crise
mystique » et la sensation d'être « dominé » par le sentiment du beau et seuls ces deux termes
évoquent un élément de violence.

Czermak à raison lorsqu'il démontre que la question du beau relève de la transition d'un espace
géométrique à l'espace qu'il appelle « étrange et autre » ; l'idée du beau est ici fortement présente
et émerge comme signe de cette transition. L'expérience clinique confirme donc que le terme du
« beau » est en lien étroit avec les limites, surtout par rapport à l'espace liminal de la transition
entre différents registres.

65 Entretien avec Marc Czermak, La Revue Lacanienne, op. Cit. p. 70

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Czermak, affirme que cette question du beau relève. Pierre-Christophe Cathelineau, quant à lui,
comprend le beau comme une relation directe entre le sujet et la dimension réelle dans une
rencontre insupportable pour le sujet. Cathelineau distingue le temps où Gérard s'adresse au
symbolique, répondant au discours imposé par la parole réflexive, et le temps où Gérard se réfère
à la dimension réelle, où il se sert de ce signifiant « beau ».

Gérard s'échappe de lui-même, « je n'arrive pas à me cerner », et échappe aux autres dans la
mesure où, dans sa folie, il a rompu avec le monde : dans ce sens il est dans le réel. Et il est
convaincu qu les autres lui trouvent beau : « Les gens en ont les larmes aux yeux de me voir si
beau ». L’importance de la beauté s'articule avec la domination de ce registre du réel. C'est la
dernière référence, le dernier nom que Gérard utilise en parlant de ces phénomènes. Et je
proposer de le lier avec le fait que Gérard se trouve dans un espace liminal, « entre » les mondes
« constamment en train de fluer l'imaginatif », comme il dit.

Il semblerait que, dès la puberté, Gérard ait trouvé une sorte de refuge dans la beauté. Il ne se
plaint pas de son caractère aliénant, contrairement à Lila. Néanmoins, à travers l'expérience du
beau, il n'arrête pas de rompre avec le monde. Peut-être que dans son cas, il manque de lien
entre le beau et des idéaux, ce qui pourrait devenir un moyen de socialiser son expérience et de
la relier à une dimension symbolique.

Malgré la variété de ses expériences et sa fascination pour la beauté, je ne remarque pas chez
Gérard une distinction entre le beau et le sublime, comme dans la définition de Kant. Il ne
rencontre pas, par ces expériences esthétiques la présence distincte, bouleversant comme cela fut
le cas pour Lila, de ce qui est absent en tant qu’une symbolisation de limite à la représentation
C'est cette même distinction qui permet à Lila de transgresser le limite du beau.

Nous pouvons aussi comparer l'expérience de l’étrange jouissance de Gérard avec l'expérience de
Lila, décrite comme un « état de grâce ». Didier-Weil parle de l'émergence d'un « autre espace »,
et de l'illumination comme un moment vécu dans un espace qui n'est pas géométrique et d'un
regard venant d'un temps autre. Ces éléments de description ont une connotation mystique.

Je remarque néanmoins que par rapport à l’expérience esthétique, convoquée par la peinture de
Vermeer, Lila ne se sert plus de la qualification de « beau ». Le moment où elle expérimente
quelque chose qui ne peut pas être pensé mais qui existe, qui la touche dans son corps. Il semble
que la possibilité d'une telle percée lui ait été ouverte par une expérience antérieure de la beauté,
qui lui a également permis de dépasser l'aspect aliénant de l'image. Elle l'a trouvée dans la forme
anticipée du verbe, « deviens belle », par l'intermédiaire de la voix. Mais seule sa expérience de la

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« consistance corporelle » par laquelle elle a consenti à ne pas contrôler sa propre image ont eu
pour Lila des répercussions éthiques. La césure créée par cette expérience devrait être décrite
non pas en termes du beau mais du sublime. « Le flux lumineux de la peinture l’avait instruite de
l’existence d’un réel qui, en conjoignant secrètement ce qui, en elle, était inouï et invisible, avait
porté à l’être une chose, ni belle ni laide, qui était tout simplement l’aptitude à exister. »66 Les
répercussions de cette expérience ne la conduisent pas à rompre avec le monde, et Lila n’en
reste pas dans un stupeur. Lorsqu'une autre manière de percevoir son existence et celle des
autres lui apparaît, elle ne se prends pas pour un démiurge, ce qui nous est suggéré par la
description de Gérard.

Lorsque Kant décrit la rencontre avec un phénomène qui montre au sujet les limites de
l'imaginaire, les limites de la représentation il avance le concept de sublime. Pour distinguer
l’excitation d’un tel rencontre de celle la beauté, Kant dit que le sublime, en violentant l'imagination,
suscite d'abord un plaisir négatif. Ensuite ce plaisir devient positif, c'est-à-dire qu'il provoque à
nouveau, selon Kant, le sentiment d'un afflux de forces vitales. Et c'est pour cela qu'il montre la
puissance des idées de la raison pure, qui n'ont pas de représentation. La puissance de la raison
pure qui s'exprime par le sublime est sa manière de donner une place à Dieu, Dieu comme garant
de l'ordre de l'existence du monde.

Pour Gérard, il n'existe pas un Dieu qui serait le garant de l'ordre, précisément en ce lieu où
apparaît dans la pensée la discontinuité, l'impossibilité de la représentation mentale, le manque.
Peut-être que lorsqu'il n'est pas sûr de faire la distinction entre le monde qu'il créé et le monde
réel, l'incertitude de savoir s'il est conscient de cette séparation lui conduit à l’angoisse — peut être
que cette angoisse découle d'un sentiment d'absence de limites qui amène Gérard lui-même à la
place de Dieu.

66 Entretien avec Marc Czermak, La Revue Lacanienne, op. Cit. p. 70

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