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Une volonté de destruction dont, déclare alors Bourdieu (et on ne peut que
rester stupéfait devant la justesse, tenace, du diagnostic), il faut considérer
qu’elle est fondée sur l’opposition entre une « une vision éclairée des élites »,
une rationalité néolibérale d’une part, et les « pulsions du peuple » d’autre part,
c’est-à-dire en fait un peuple raisonnablement attaché au maintien de l’État
social en dépit de l’injonction, cent fois réitérée, à consentir à sa disparition.
C’est même pourquoi, ajoute Bourdieu, il appartient au mouvement social et
aux intellectuels de combattre, ensemble, la rationalité néolibérale de
ces « technocrates » qui ont « fait main basse sur l’État ».
Lorsque donc, durant le printemps 1993, lors d’un cours au Collège de France
intitulé Anthropologie économique, Bourdieu revient sur les fondements sociaux
et historiques de l’économie – avec pour ambition de réintégrer « les conduites
économiques dans l’univers des conduites humaines » –, il faut garder à l’esprit
ce paradigme d’une « connaissance plus respectueuse » des hommes et de
leur réalité.
Sans doute Pierre Bourdieu n’est-il pas encore le sociologue militant de l’hiver
1995. Il vient pourtant tout juste de faire publier La Misère du monde, état des
lieux des formes de la souffrance sociale contemporaines après deux
décennies de ralliement des socialistes à l’ordre néolibéral. Surtout, ce cours
mobilise les acquis d’une connaissance des sociétés précapitalistes, que
Bourdieu avait élaborée lors de son séjour dans l’Algérie des années 60, celle
de la guerre d’indépendance.
À travers une analyses des conduites, qui mobilisait aussi bien les acquis de la
phénoménologie que ceux de la science économique et sociale, Bourdieu
découvrait donc que des dispositions économiques, sociales, mais aussi
politiques, qui paraissaient, et nous paraissent encore évidentes, sont le produit
d’une construction historique, liée à l’émergence d’un monde,
d’un cosmos économique – le capitalisme – qui ne nous apparaît comme une
nécessité historique que parce qu’il a façonné les catégories de perception et
d’action à travers lequel nous l’appréhendons comme allant de soi.
Faut-il en conclure, pour autant, que notre univers économique en soit
désormais réduit à n’être plus qu’un vaste marché, une entité autonome et
auto-organisatrice fondée sur des dispositions, notamment économiques et
sociales, à en reproduire les lois d’airain ; et où les agents n’agiraient plus qu’en
fonction du seul calcul rationnel, d’« anticipations rationnelles » comme le
prétendent les théoriciens néolibéraux ?
S’il est vrai que le marché n’est pas un empire dans un empire, que ce que la
société et l’histoire ont fait, l’histoire et la société peuvent le défaire, on peut et il
faut inventer les nouvelles formes d’un travail politique et social, capable de
prendre acte des nécessités économiques, mais pour les combattre et, le cas
échéant, les neutraliser.
C’est si vrai en effet que, comme le remarque Bourdieu, lorsqu’il analyse
l’histoire du marché au sens moderne, la concurrence entre les producteurs
suppose, en droit, une concurrence pour la construction du marché qui
s’exerce, notamment, par l’action de l’État (notamment l’octroi de monopoles, à
travers la possession d’un titre garanti par l’État, mais aussi, à travers la
politique monétaire, l’accès au crédit, etc.). C’est dire que le marché est en
fait « un artefact social construit en grande partie par l’État pour la concurrence
entre les producteurs ».
Autoritarisme néolibéral