Elkabbach), La Quinzaine
littéraire, no 46, 1er-15 mars 1968, pp. 20-22.
- Michel Foucault, on vous dit, peut-être contre votre gré, philosophe. Qu'est-
ce pour vous que la philosophie ?
- C'est à peu près vers les années 1950-1955, à une époque d'ailleurs où,
précisément, Sartre lui-même renonçait, je crois, à ce qu'on pourrait appeler la
spéculation philosophique proprement dite et où finalement son activité, son
activité philosophique, il l'investissait à l'intérieur d'un comportement qui était
un comportement politique.
- Vous avez écrit, en conclusion de votre ouvrage Les Mots et les Choses, que
l' homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé
au savoir humain. L' homme est, dites-vous, une invention dont l'archéologie
de notre pensée montre la date récente et peut-être la fin prochaine. C'est l'une
des phrases qui a soulevé le plus de remous. Quelle est à votre avis la date de
naissance de l' homme dans l'espace du savoir ?
Or ce qui s'est passé, et c'est en cela qu'on peut dire que l'homme est né au
XIXe siècle, ce qui s'est passé c'est que, à mesure que l'on déployait ces
investigations sur l 'homme comme objet possible de savoir, bien qu'il se soit
découvert quelque chose de très sérieux, c'est que ce fameux homme, cette
nature humaine ou cette essence humaine ou ce propre de l'homme, on ne l'a
jamais trouvé. Lorsqu'on a analysé par exemple les phénomènes de la folie ou
de la névrose, ce qu'on a découvert, c'est un inconscient, un inconscient qui
était tout traversé de pulsions, d'instincts, un inconscient qui fonctionnait selon
des mécanismes et selon un espace topologique qui n'avaient rigoureusement
rien à voir avec ce que l'on pouvait attendre de l'essence humaine, de la liberté
ou de l'existence humaine, un inconscient qui fonctionnait, on l'a dit
récemment, comme un langage. Et, par conséquent, l'homme se volatilisait à
mesure même qu'on le traquait dans ses profondeurs. Plus on allait loin, moins
on le trouvait. De la même façon pour le langage. Depuis le début du XIXe
siècle, on avait interrogé les langues humaines pour essayer de retrouver
quelques-unes des grandes constantes de l'esprit humain. On espérait que, en
étudiant la vie des mots, l'évolution des grammaires, en comparant les langues
les unes avec les autres, c'est en quelque sorte l'homme lui-même qui se
révélerait, soit dans l'unité de son visage, soit dans ses profils différents. Or, à
force de creuser le langage, qu'est-ce qu'on a trouvé ? On a trouvé des
structures. On a trouvé des corrélations, on a trouvé le système qui est en
quelque sorte quasi logique, et l'homme, dans sa liberté, dans son existence, là
encore a disparu.
- C'est pour cela que, lorsque vous parlez de la fin de cette invention récente,
vous dites «peut-être ».
- Bien sûr. De tout cela, je ne suis pas sûr, dans la mesure où ce qu'il s'agit de
faire (parce qu'il s'agissait pour moi de faire), c'est en quelque sorte comme un
diagnostic du présent.
- Mon travail à moi ? Vous savez, c'est un travail qui est très limité. C'est ceci,
très schématiquement : essayer de retrouver dans l'histoire de la science, des
connaissances et du savoir humain quelque chose qui en serait comme
l'inconscient. Si vous voulez, l'hypothèse de travail est en gros celle-ci :
l'histoire de la science, l'histoire des connaissances, n'obéit pas simplement à la
loi générale du progrès de la raison, ce n'est pas la conscience humaine, ce
n'est pas la raison humaine qui est en quelque sorte détentrice des lois de son
histoire. Il y a au-dessous de ce que la science connaît d'elle-même quelque
chose qu'elle ne connaît pas ; et son histoire, son devenir, ses épisodes, ses
accidents obéissent à un certain nombre de lois et de déterminations. Ces lois
et ces déterminations, c'est celles-là que j'ai essayé de mettre au jour. J'ai
essayé de dégager un domaine autonome qui serait celui de l'inconscient du
savoir, qui aurait ses propres règles, comme l'inconscient de l'individu humain
a lui aussi ses règles et ses déterminations.
- Vous venez de faire allusion à Sartre. Vous aviez salué les efforts
magnifiques, disiez-vous, de Jean-Paul Sartre, efforts d'un homme du XIXe
siècle pour penser le XXe siècle. C'était même, disiez-vous toujours, le dernier
marxiste. Depuis, Sartre vous a répondu. Il reproche aux structuralistes de
constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage en quelque sorte que la
bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx. Qu'en pensez-vous ?
- Je vous répondrai deux choses. Premièrement, Sartre est un homme qui a une
oeuvre trop importante à accomplir, oeuvre littéraire, philosophique, politique,
pour qu'il ait eu le temps de lire mon livre. Il ne l'a pas lu. Par conséquent, ce
qu'il en dit ne peut pas me paraître très pertinent. Deuxièmement, je vais vous
faire un aveu. J'ai été au Parti communiste autrefois, oh! pour quelques mois,
ou un peu plus que quelques mois, et je sais qu'à ce moment-là Sartre était
défini par nous comme le dernier rempart de l'impérialisme bourgeois, la
dernière pierre de l'édifice par lequel, etc., bon, cette phrase, je la retrouve avec
un étonnement amusé, quinze ans après, sous la plume de Sartre. Disons que
nous avons tourné autour du même axe, lui et moi.
- Ce reproche ne m'a jamais été fait par aucun historien. Il y a une sorte de
mythe de l'histoire pour philosophes. Vous savez, les philosophes sont, en
général, fort ignorants de toutes les disciplines qui ne sont pas les leurs. Il y a
une mathématique pour philosophes, il y a une biologie pour philosophes, eh
bien, il y a aussi une histoire pour philosophes. L'histoire pour philosophes,
c'est une espèce de grande et vaste continuité où viennent s'enchevêtrer la
liberté des individus et les déterminations économiques ou sociales. Quand on
touche à quelques-uns de ces grands thèmes, continuité, exercice effectif de la
liberté humaine, articulation de la liberté individuelle sur les déterminations
sociales, quand on touche à l'un de ces trois mythes, aussitôt les braves gens se
mettent à crier au viol ou à l'assassinat de l'histoire. En fait, il y a beau temps
que des gens aussi importants que Marc Bloch, Lucien Febvre, les historiens
anglais, etc., ont mis fin à ce mythe de l'histoire. Ils pratiquent l'histoire sur un
tout autre mode, si bien que le mythe philosophique de l'histoire, ce mythe
philosophique que l'on m'accuse d'avoir tué, eh bien, je suis ravi si je l'ai tué.
C'est précisément cela que je voulais tuer, non pas du tout l'histoire en général.
On ne tue pas l'histoire, mais tuer l'histoire pour philosophes, ça oui, je veux
absolument la tuer.
- Quels sont les penseurs, les savants et les philosophes qui ont influencé,
marqué votre formation intellectuelle ?
- Eh bien ça, c'est un reproche. Il est normal qu'ils le fassent. Encore une fois,
la différence n'est pas en ceci que nous aurions maintenant séparé le politique
du théorique, c'est au contraire dans la mesure où nous rapprochons au plus
près le théorique et le politique que nous refusons ces politiques de la docte
ignorance qui étaient celles, je crois, de ce qu'on appelait l'engagement.
- Est-ce la raison d'un langage ou d'un vocabulaire qui sépare actuellement les
philosophes et les savants du grand public, des hommes avec lesquels ils
vivent, leurs contemporains ?