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confirmant cette nouvelle furent distribuées le 1er décembre

1958 ; et, une quinzaine plus tard, j’atterris à l’aéroport de


mon pays à bord d’un DC 4 affecté entre autres au transport
des étrangers expulsés par milliers. Les « sinistrés »,
comme on nous appelait alors, n’avaient pas le droit de
choisir une autre destination que leur pays d’origine.
En revenant au Togo, j’acquis comme un nouveau rang
dans la hiérarchie familiale pour avoir déjà travaillé à
l’étranger et géré mes propres finances. Considéré
prématurément comme un adulte, je pouvais désormais
faire ce que je voulais. Trois mois plus tard, je partis sans
entraves pour le Ghana.
C’était au seuil des indépendances de nos pays, en 1959.
L’indignation générale déchaînée par l’événement de Côte
d’Ivoire s’apaisa devant cette grande entreprise politique ;
un curieux vent de fraternisation, inconnu jusque-là,
soufflait sur l’Afrique. L’idée d’une prochaine unité du
continent, prônée par le Ghana, enclave anglophone dans
un ensemble de territoires d’expression française,
rapprochait soudainement des peuples longtemps séparés.
Accra, capitale du Ghana, devenait un point d’attraction.
Des aventuriers de toutes sortes y affluaient.
Dans cette ville, je me mis d’abord à perfectionner dans
un centre culturel mon anglais qui me serait utile dans mes
voyages et fréquentai en même temps l’Alliance française
pour combler les lacunes de mon instruction. J’eus bientôt
un emploi à la nouvelle ambassade de Guinée comme
dactylographe bilingue. (J’avais appris à taper à la machine
parce que, dans la répartition des travaux domestiques à
Lomé, mon père m’avait chargé, entre autres besognes, de
faire son courrier et celui du reste de la famille.) Peu après,
la « Voix du Ghana » créa une section française à la radio ;
j’y fus l’un des premiers recrutés et j’y travaillai le soir, sans
quitter l’ambassade. Dans ce pays de langue anglaise, le
nouveau régime de N’Krumah confiait alors des postes
importants aux Africains francophones qui parlaient
également l’anglais, et beaucoup de mes compatriotes
togolais assuraient leur avenir au sein des éphémères
institutions panafricaines. Au milieu d’eux, je paraissais
ridicule avec mon but si différent.
En juin 1961, j’appris qu’un paquebot des « Chargeurs
Réunis » ferait escale à Takoradi, port ghanéen, deux mois
plus tard. Le mois suivant, je donnai ma démission à mes
deux employeurs et, la veille de l’embarquement, je me
rendis à Takoradi par la route et passai la nuit dans le port.
Cette fois, mes économies me permirent d’aller plus loin. Je
payai donc mon passage jusqu’au Sénégal.
À bord, les repas devaient être excellents, le chef cuisinier
étant français. Mais je fus si rudement secoué par ce
premier parcours en mer que je ne pus même pas profiter
des mets servis sur le bateau avec du bon vin – le tout
compris dans le coût de la traversée.
Toutefois, en arrivant à Dakar, j’éprouvai une double
satisfaction ; d’abord, parce que je venais de faire un grand
pas me rapprochant de mon but ; ensuite, parce que j’avais
hâte de quitter le Ghana car la proximité de mon pays
représentait un sérieux danger pour la réalisation de mes
projets. En effet, considéré sur le plan familial comme un
adulte, cette nouvelle condition m’obligeait, selon la
tradition, à contribuer de façon effective aux cérémonies du
village. Un oncle pouvait donc surgir chez moi du jour au
lendemain. Sombre perspective pour mon budget ! Mais, en
voulant échapper à ces incursions probables, j’avais mis
tout mon argent dans le voyage pour m’en aller le plus loin
possible, faisant seulement des escales de quelques heures
en Côte d’Ivoire (où je repassai), en Guinée, au Libéria, en
Sierra Leone, en Gambie. Et, du port de Dakar, m’étant
rendu en taxi à un hôtel libanais, l’un des moins chers, je
me retrouvai dans ma chambre avec mes bagages et, pour
toute fortune, trente-cinq francs CFA en poche 1.
Je déjeunai dans la rue avec cette maigre somme en
achetant du pain, une cuillerée de margarine et un œuf dur.
L’après-midi, enfermé dans ma chambre pour le reste de la
journée, je fus en proie aux pires tourments. Que faire pour
régler la note de l’hôtel ? Je passai une nuit blanche.
De toutes les ressources que j’envisageais pour sortir de
cette mauvaise passe, une seule me revenait sans cesse à
l’esprit. J’avais remarqué, rue Félix-Faure, l’ambassade du
Ghana. Ma connaissance de l’anglais me servirait peut-être.
À l’ambassade, le lendemain matin, de bonne heure, une
charmante Togolaise m’apprit, en m’accueillant à la
réception, qu’un poste de traducteur de journaux se trouvait
vacant depuis quelques jours. « Attendez une minute »,
ajouta-t-elle en se dirigeant vers une porte. Elle revint et
m’introduisit dans le bureau du deuxième secrétaire. Ce
dernier, après m’avoir fait faire un test dont il jugea les
résultats satisfaisants, m’entraîna chez le premier
secrétaire. Tous deux étaient Éwé (dites Évé, le « w » étant
allemand), originaires de l’ancien Togo britannique, mes
compatriotes au temps de la colonisation allemande. Ils
témoignèrent un grand intérêt pour le but que je cherchais à
atteindre et me présentèrent au chargé d’affaires auquel je
racontai de nouveau mon histoire. Enfin, la place de
traducteur me fut offerte. Pour m’aider à résoudre mes
difficultés, on m’accorda sur-le-champ une avance de quinze
mille francs CFA. On fit plus : l’ambassade avait loué une
villa meublée pour le chauffeur ghanéen du chargé
d’affaires ; on la jugea trop grande pour lui et l’on me
proposa d’en occuper deux pièces.
J’aurais pu rester un an ou deux dans cette ambassade
pour réaliser les économies nécessaires à un voyage direct
et sans encombres au Groenland, mais je craignais que
cette vie confortable ne me décourageât à la longue de mon
but. Six mois plus tard, je donnai ma démission et partis
pour la Mauritanie.
De Nouakchott, la capitale, j’allai en Land-Rover à Port-
Étienne (aujourd’hui Nouadhibou). Je comptais traverser le
désert jusqu’en Algérie. Surprise à Port-Étienne : il n’y avait
plus de véhicules pour continuer le trajet… On m’apprit
alors que les voyageurs qui comptaient traverser le désert
jusqu’à Alger empruntaient la piste de Tamanrasset, qui est
à Agadès, au Niger, et non pas celle de la Mauritanie… Le
Niger se trouve au nord de mon pays ; il n’était pas question
de retourner si loin en arrière. Et, ne pouvant non plus
traverser le Sahara à pied, il fallut bien y renoncer et
trouver une autre solution : prendre le bateau pour l’Europe.
Mais Port-Étienne, port de pêche, n’était pas desservi par les
paquebots ; et, après avoir travaillé aux établissements
Peyrissac de cette ville, je retournai à Dakar, où il me fallut
à nouveau chercher du travail. Cette fois, j’eus un emploi à
l’ambassade de l’Inde.
La pénurie de moyens de transport pour passer les
frontières et l’impérieuse nécessité de trouver du travail à
chaque étape ne furent pas les seules difficultés que je dus
surmonter ; il y eut, en outre, celles de mes études que je
continuais par correspondance tout en voyageant. Pendant
les premières années, je reçus régulièrement mes cours et
tout alla bien. Mais, par suite de mes fréquents
déplacements, les devoirs, corrigés à Paris, subissaient un
sérieux retard pour me parvenir. Je choisis donc de
m’instruire seul, ce qui semblait mieux répondre au cas de
l’instable que j’étais, et j’entrepris sérieusement de lire tous
les classiques français en commençant par le XVIe siècle.
Mes grosses valises, en fin de compte, renfermaient plus de
livres que de vêtements.
Il m’arrivait de faire part de mes projets à de jeunes
compatriotes africains. Certains trouvaient que j’étais tout
simplement fou à lier ; d’autres, que je perdais un temps
précieux à voyager de la sorte, jetant mon argent par les
fenêtres. Et ils ajoutaient : « Mais que te rapportera
financièrement ce voyage une fois terminé ? » Comme si
toute entreprise ne devait avoir qu’un but lucratif !
L’opinion la plus surprenante fut exprimée à Dakar, par ce
vieux marabout :
— Tu as dû déjà naître dans ce pays des glaces au cours
d’une vie antérieure, me dit-il. Voilà pourquoi tu retournes à
tes origines.
Cela me fit sourire, car je m’imaginais difficilement avoir
été esquimau !
— C’est plutôt l’esprit nomade de tes ancêtres qui se
réveille ! rectifia Guy, un ami français, le seul jusque-là à
m’avoir véritablement encouragé.
Pour lui, mon séjour parmi les Esquimaux serait d’un
grand intérêt par les comparaisons que je pourrais établir
entre les mœurs esquimaudes et les coutumes africaines –
parallèle que personne n’avait encore jamais fait. Guy me
donna des lettres de recommandation pour mon arrivée en
France.
Six mois après mon retour à Dakar, je démissionnai de
l’ambassade de l’Inde et un mois plus tard, le 2 mai 1963, je
m’embarquai enfin pour Marseille.
Voilà comment, en cette ère des voyages interplanétaires,
je mis six années pour sortir de l’Afrique occidentale.
4
Étapes européennes

Au cours du voyage vers l’Europe, nous touchâmes deux


fois l’Afrique du Nord, à Casablanca et à Alger. Dans ces
deux villes, tout passager africain qui désirait simplement
mettre pied à terre pour quelques heures pendant les
escales était tenu de remettre son passeport à la police du
port. Il ne le récupérait qu’au moment où il remontait sur le
bateau. Ceux qui n’en avaient pas se virent
catégoriquement refuser l’autorisation de descendre du
navire, dont la passerelle resta sous bonne garde.
Apparemment, l’entrée libre des Africains dans d’autres
pays du continent n’était pas prévue au programme de la
fameuse unité qui, il fallait bien se rendre à l’évidence,
n’existait que dans les discours des dirigeants ! Comble de
l’ironie, nous passions plus librement les frontières au temps
de la colonisation… Maintenant, par un nationalisme
absurde entre pays dits frères, chaque territoire exigeait de
ses voisins passeport et visa, inventions des Blancs, tout en
calomniant ces mêmes Blancs dans l’esprit des peuples…
Heureux temps passé où seuls les tatouages, les
scarifications et le langage permettaient à nos pères de
voyager dans une Afrique sans frontières !
Par extraordinaire, sur ce parcours, il y eut une troisième
escale à Livourne, dans le sud de l’Italie, ce qui nous retarda
d’une journée. Enfin, le sixième jour de notre départ de
Dakar, le bateau jeta l’ancre à Marseille. Déjà l’air était
beaucoup plus frais mais bon à respirer.
Je débarquai sur simple présentation de ma carte
d’identité et trouvai que la France était une nation
accueillante : malgré les réactions passionnées qui ont
marqué les indépendances de nos pays, aucune restriction
n’était imposée à notre entrée dans l’ancienne métropole ;
par cette dispense de formalités dont bénéficient les
ressortissants de l’ex-Afrique française, je me sentis plus
libre en France que sur le sol africain. Mais la quantité de
navires ancrés dans ce grand port, le nombre incroyable de
voitures et de maisons superbes, la vie mouvementée des
habitants, tout me donna la vive impression d’affronter une
autre civilisation.
Je ne restai qu’un jour à Marseille, goûtant pour la
première fois au plaisir du touriste insouciant. Après avoir
passé une nuit agréable à l’Hôtel de la Poste, situé dans un
beau quartier du centre, je pris le train le lendemain matin
de bonne heure pour Paris et c’est confortablement installé
dans un compartiment de seconde que j’admirai le paysage
le plus varié que j’eusse jamais vu en sept heures de trajet.
Les chaînes élevées du Sud, couvertes d’une végétation
veloutée, firent graduellement place aux ravissantes plaines
du Centre. En ce mois de mai, la campagne parée d’une
verdure plus tendre et plus translucide que celle de nos
arbres ressemblait à un vaste jardin. Pendant tout ce
voyage, je ne vis aucune région absolument sèche ou
déserte, rien qui me rappelât ces grandes superficies arides
et rocailleuses de notre continent où des pierres plates
saillent du sol comme autant de langues assoiffées qui
implorent une goutte de pluie. En début d’après-midi, le
convoi traversa la banlieue parisienne et s’immobilisa
bientôt à la gare de Lyon.
Une foule grouillante de voyageurs descendit du train et
s’écoula lentement vers la sortie, où je fus littéralement
entraîné. Là, ceux qui désiraient avoir un taxi
s’impatientaient dans une queue interminable, attendant
leur tour. Je pris ma place dans la file et obtins un taxi une
demi-heure environ après l’arrivée du train.
À Dakar, mon ami Guy m’avait donné trois lettres et,
comme elles étaient destinées à des Français vivant à Paris,
l’idée ne me vint pas d’aller à l’hôtel. Je choisis l’une d’elles
au hasard : elle était adressée à M. Claude G., ancien
administrateur en chef d’outre-mer. J’ignorais qu’il fallait,
contrairement aux mœurs de mon pays, téléphoner avant
de se rendre chez une personne à qui l’on est recommandé.
En effet, dans ma famille, l’étranger qui vient de la part d’un
ami commun et qui prévient avant d’arriver à la maison, est
reçu avec beaucoup de réserve ; son attitude dénote un
manque de confiance peu louable pour ses hôtes. Il y a
toujours de la place dans une maison africaine ; il faut
seulement que l’étranger soit prêt à accepter notre
nourriture, nos nattes, en un mot notre façon de vivre.
Me croyant peut-être encore en Afrique, je donnai tout
simplement au chauffeur l’adresse de M. Claude G. qui
habitait le XVIe arrondissement. Puis, sans plus m’occuper
de rien, je me livrai tout entier au spectacle impressionnant
que présentait ce premier parcours dans Paris. Le taxi quitta
l’immense bâtiment grisâtre de la gare, tourna dans un
boulevard et se dirigea vers la Seine. Tout au long des rues
s’alignaient des groupes de maisons imposantes,
construites en pierres de taille ; elles étaient plus hautes
que les arbres et s’étiraient à l’infini comme des murailles…
Quand on levait les yeux, on n’entrevoyait que des bandes
de ciel faiblement lumineux sur lesquelles se détachaient
les toits chargés d’une foule de petites cheminées de grès
rose et d’antennes de télévision. Séparant les nombreux
étages, des lignes de balustrades en fer forgé et finement
travaillé couraient sous les fenêtres à deux battants. Seuls
les volets étaient ouverts ; derrière les vitres, tombaient les
plis opaques des rideaux blancs. Point d’oisifs accoudés aux
barres d’appui. Parfois une lumière nette frappait le haut
des immeubles et plongeait le bas dans l’ombre ; d’autres
fois, la lumière inondait les rues. Les avenues, larges et
droites, offraient alors des perspectives lointaines et
séduisantes qui débouchaient souvent sur quelque
monument majestueux. Les carrosseries des voitures
brillaient au loin dans les transparences de l’air comme des
paillettes d’or charriées par un torrent qui mugit dans des
vallées profondes. Le bruit qui régnait était bien différent du
léger bruissement des feuilles de palmiers : c’était le
grondement sourd de milliers de véhicules roulant en files
compactes et dégageant une forte odeur de gaz
d’échappement.
Le taxi franchit le pont d’Austerlitz et s’engagea dans une
des quatre files de voitures qui longeaient les quais. Nous
voici arrêtés à un feu rouge. Des deux côtés de la rue, une
foule considérable remontait ou descendait les trottoirs.
D’autres traversaient la rue dans les deux sens, courant
presque. Les hommes étaient tous vêtus de complets gris,
sans couleurs vives. Ils marchaient vite, paraissaient
énervés. Les femmes avaient les cheveux teints de toutes
les couleurs. Dans la précipitation générale, elles allaient le
buste penché en avant et ne relevaient la tête que pour
jeter de temps à autre de rapides coups d’œil, comme à la
dérobée. Je ne reconnus point en elles la démarche souple
et noble ni le port majestueux de nos Africaines. Sans doute
la vie agitée de Paris ne permettait-elle que cette allure
trépidante et saccadée.
Mais ce qui m’intriguait le plus était justement ce que je
ne voyais pas : le métro. Était-il possible qu’en ce moment
une multitude de gens marchaient, voyageaient et surtout
respiraient sous terre, peut-être même sous les roues de ces
voitures ? J’eus l’impression de vivre dans deux villes
superposées.
Remontant vers l’autre rive, le taxi emprunta de nouveau
un pont d’où j’aperçus la tour Eiffel ; puis il longea une
avenue et me déposa bientôt à l’adresse de M. Claude G.
Resté seul, je ne parvins pas à ouvrir la porte d’entrée de
l’immeuble. Après l’avoir poussée franchement une fois ou
deux, j’attendis devant elle plus d’un quart d’heure, lui
donnant de temps à autre de petites poussées discrètes. Un
groupe de jeunes gens vint à passer pendant que je
poussais doucement la porte ; quand ils m’eurent dépassé,
ils se retournèrent et éclatèrent de rire… À deux pas, sur le
même trottoir, se trouvait un opticien. Ce dernier vint
plusieurs fois de suite sur le seuil de son magasin et fut
enfin surpris de me voir toujours là, face à la porte, avec
mes deux valises rangées contre le mur.
— Avez-vous appuyé sur le bouton ? me demanda-t-il.
En effet, sur la paroi latérale du mur de droite brillait une
plaque de cuivre où pointait un bouton. J’appuyai dessus ; il
y eut un déclic et la lourde porte à deux battants, en bois
verni et sculpté, céda d’elle-même. « Quels hommes
astucieux que ces Blancs ! » dis-je en entrant.
Je me trouvai dans un hall dont la porte de dégagement
était, elle aussi, fermée. Il y avait une plaque de marbre
fixée au mur, sur laquelle étaient écrits une dizaine de
noms. Devant chacun d’eux se trouvaient un bouton de
sonnette et un chiffre indiquant à quel étage résidait la
personne. M. Claude G. habitait au deuxième étage : je
sonnai. Peu après, un timbre retentit, et alors seulement
cette seconde porte s’ouvrit, donnant sur un escalier que je
montai non sans peine, une grosse valise dans chaque
main.
Au deuxième, la porte de l’appartement, déjà ouverte,
laissa entrevoir un homme aux cheveux grisonnants, aux
yeux gris, et qui me regardait avec étonnement.
Les seules fois que j’avais vu un administrateur en chef ou
gouverneur d’outre-mer, c’était à Lomé, au stade municipal,
pendant les fêtes de Jeanne d’Arc et du 14-Juillet qui
représentaient pour nous de grandes occasions, marquées
par de longues heures de défilé. Nous chantions à la gloire
de la « Mère-Patrie » pendant que nos pieds nus soulevaient
la poussière. La Marseillaise retentissait ; l’administrateur,
debout sur la tribune au milieu d’un cortège impressionnant
de fonctionnaires et de notables, s’immobilisait dans un
salut. Le soleil éclatant faisait reluire les boutons de sa
veste blanche, ses médailles et le cordon doré qui
rehaussait son képi. Je n’aurais jamais cru pouvoir gravir un
jour les degrés qui me séparaient à ce moment-là de cette
haute personnalité.
Mais l’homme qui se tenait à présent dans l’embrasure de
la porte était vêtu d’un léger et simple costume anthracite.
Un peu sceptique, je lui demandai :
— Suis-je bien chez M. G. ?
— C’est moi-même, dit-il surpris.
Son regard se tourna vers mes bagages.
— Je viens de la part de M. E. qui est conseiller technique
à Dakar, dis-je en lui remettant la lettre de Guy.
— Entrez, fit-il après avoir jeté un coup d’œil sur l’écriture.
Et, prenant une des deux valises, il m’introduisit dans le
salon où il me désigna un fauteuil. Lui-même s’assit en face
de moi dans un fauteuil à dossier haut. Le jour entrait par
trois hautes fenêtres ; la lumière atténuée par les rideaux
fins éclairait doucement sur le parquet un riche tapis
d’Orient orné d’admirables dessins qui représentaient des
rinceaux. Une perruche en cage se balançait sur son
perchoir, poussait des cris rauques en agitant les ailes et sa
voix éraillée semblait animer un paysage de forêt dont le
grand cadre doré brillait faiblement à l’autre bout de la
pièce.
Nous parlâmes d’abord de Guy, notre ami commun, puis
de mes voyages.
— Ainsi, dit mon hôte en remettant la lettre dans
l’enveloppe, vous voulez relier le Groenland à l’Afrique.
C’est en effet une entreprise peu banale pour un Africain.
Vous qui venez d’un pays qui dépendait de la France il y a
encore trois ans à peine, vous serez bien placé pour établir
un rapprochement entre ce que nous avons pu réaliser en
Afrique pendant un demi-siècle et ce qu’on a fait depuis
pour les Esquimaux… Je suis d’avance persuadé que nous
avons accompli des œuvres efficaces, ne serait-ce que dans
le domaine de l’alphabétisation. Et la preuve vivante de ce
que j’avance est vous-même : non seulement vous vous
exprimez dans un français correct, mais vous faites aussi
preuve d’une grande ouverture d’esprit sur le monde
extérieur, fruit d’une remarquable instruction.
J’en fus flatté. Mon hôte ne savait pas encore que j’étais
autodidacte.
— Mais dites-moi comment vous procédez, reprit-il. Avez-
vous une subvention de votre pays ou d’un organisme
quelconque ? Ah !… Il est regrettable que vous n’ayez pas
encore fait vos études supérieures car l’obtention d’une
bourse eût été simple…
Ces deux mots, bourse et subvention, revenaient presque
toujours dans mes conversations avec les autres. Et, chaque
fois, j’étais étonné d’apprendre qu’à notre époque il paraît
anormal de s’assigner un but sans demander d’aide. Quant
à mes études supérieures, il me semblait que j’étais plus
africain sans elles : un universitaire africain aurait méprisé
les risques que j’affrontais : il aurait plutôt préféré se mettre
à l’ombre d’un ministère.
— Votre exemple mérite d’être porté à la connaissance de
toutes les jeunesses d’Afrique. Vous méritez aussi qu’on
vous aide. Je partirai bientôt pour quelques mois au Maroc.
Mais, d’ici là, vous pouvez vivre chez moi.
Et il me fit visiter l’appartement, puis me montra la
chambre qui devait être la mienne. Mon hôte avait été
administrateur en Guinée puis au Dahomey. Par suite des
indépendances et d’une retraite prématurée, il partageait
maintenant son temps entre son somptueux appartement à
Paris et des voyages d’agrément en Afrique où il conservait
de nombreux amis.
Le soir même, il prit le métro avec moi et me fit voir la
place de la Concorde illuminée : j’en fus ravi. Nous
longeâmes ensuite l’avenue des Champs-Élysées jusqu’à
l’Étoile, ce qui représentait une distance considérable à
pied. Mais mon hôte était alerte malgré son âge. Grand et
svelte, le visage buriné par l’ardent soleil d’Afrique, il
marchait à longues foulées égales tout en m’expliquant
l’histoire qui se rattachait à chaque monument. C’est ainsi
que j’appris que la place de la Concorde n’avait pas toujours
eu le nom qu’elle porte aujourd’hui. À mi-chemin entre cette
place et celle de l’Étoile, je réagissais comme un enfant
devant les enseignes lumineuses et fantaisistes qui
égayaient les magasins et les devantures des cinémas. Tout
se passait pour moi comme dans un conte de fées où une
baguette magique donnait un aspect merveilleux à tout ce
que je regardais. Nous dînâmes dans un restaurant sur les
Champs-Élysées avant de rentrer. Et ce soir-là, en me
glissant dans de beaux draps, j’oubliai les longues nuits
sans sommeil passées dans les ports et dans les « taxis-
brousse » d’Afrique…
Environ trois mois après mon arrivée, M. G. s’apprêtait à
faire son voyage. Je n’avais pas encore réussi à trouver un
logement pour les quelques mois qu’il me restait à passer à
Paris. Une semaine avant son départ, il reçut à déjeuner un
de ses amis, M. Jean C. Légèrement voûté, ayant de
l’embonpoint, il était tout l’opposé de mon hôte et marchait
avec quelques difficultés à cause d’une artérite chronique
dont il souffrait depuis une quinzaine d’années. Par suite
d’une fracture due à une chute, il avait l’épaule gauche un
peu plus haute que l’autre. Cet homme rachetait ces légères
imperfections physiques par un cœur tendre, facile à
s’émouvoir. Son âme affleurait dans ses yeux bleu clair, et il
ne fronçait ses épais sourcils que pour témoigner, par une
expression douloureuse du visage, sa compassion à l’égard
des souffrances d’autrui. Brillant causeur, il récitait par
cœur, à 50 ans passés, des pages entières de Racine. Je me
souviens de l’enregistrement que nous fîmes sur bande et
au cours duquel il tint à lui seul les rôles de Phèdre et
d’Hippolyte, puis de Bérénice et celui de Titus sans avoir
recours au texte. « J’aurais dû être comédien », disait-il.
Jeune, il avait pensé effectivement le devenir. Mais ses
parents le destinaient à la comptabilité. Ce qui, au reste, ne
l’empêchait pas maintenant d’être au courant des
spectacles, du théâtre, de la mode, bref de tout ce qui se
passe à Paris sur le plan littéraire et artistique et de
connaître un grand nombre d’artistes. Esprit universel, il
montra un vif intérêt à mon égard. Ayant appris mes
problèmes de logement, ce vieux garçon qui tenait
farouchement à sa liberté m’offrit son hospitalité.
Je déménageai quatre jours plus tard. Mon nouvel hôte
habitait un appartement luxueux dans le XVIIe
arrondissement. Dès qu’on entrait dans le salon au parquet
ciré et luisant, meublé de sofas recouverts de velours, d’une
table chargée de journaux consciencieusement rangés et
d’une bibliothèque vitrée, on ne manquait pas d’être frappé
par l’ordre strict qui régnait autour de cet homme
méticuleux et quelque peu maniaque. Dans ma chambre à
coucher (dont les deux fenêtres donnaient sur la rue
Philibert-Delorme, si tranquille), il y avait trois grandes
armoires destinées au surplus de la bibliothèque. Les livres
étaient recouverts de papier pour être préservés de la
poussière, puis enfermés dans des enveloppes ou des
pochettes posées les unes sur les autres. Les piles
s’élevaient jusqu’au plafond des armoires.
Malheureusement il n’y avait pas d’étiquettes sur les
emballages et parfois M. Jean C. passait une matinée entière
à chercher un livre. Juché sur une chaise, il ouvrait et
refermait les enveloppes en répétant : « Je l’ai pourtant… »
Il avait accumulé « des lectures » pendant vingt ans en
prévision de sa retraite qu’il pensait, disait-il, prendre
incessamment. Cependant, une dizaine d’années plus tard
(je devais entretenir des relations épistolaires avec mon
hôte), il repoussait toujours sa fameuse retraite.
Je vécus pendant huit mois chez M. Jean C. à qui je garde
une profonde reconnaissance non seulement pour la
confortable sécurité qu’il m’apporta, mais aussi et surtout
pour sa grande bonté. Il devint pour moi un véritable père
comme on le verra par la suite.
Lorsqu’on a été reçu comme je l’ai été, il est difficile de se
mettre aveuglément du côté de ceux qui considèrent que le
Français est peu accueillant. Certes, j’ai connu comme
n’importe qui des mésaventures dans une ville aussi grande
que Paris ; mais elles furent largement rachetées par les
excellentes dispositions de deux hommes dont la bonté du
cœur et la simplicité des manières m’ont rendu plus
optimiste que jamais. Et c’est dans cet état d’esprit que je
continuai mon voyage à travers l’Europe.
Je pris le train pour Bonn en février 1964 après avoir
travaillé dans un entrepôt des magasins du « Printemps » à
Saint-Denis. On m’avait informé avant le départ qu’en tant
que Togolais je n’avais pas besoin de visa pour l’Allemagne.
Cependant, à la frontière belge, on m’en réclama un.
— L’Allemagne est plus loin, dit l’agent, vous n’y arriverez
que plus tard. Mais vous traversez en ce moment la
Belgique.
— S’il en est ainsi, je ne fais que traverser, répondis-je.
— Il vous faut un visa de transit. Je vous prie de bien
vouloir descendre.
C’était la police belge d’Erquelinnes. Un tampon s’écrasa
sur une page de mon passeport où l’agent écrivit : «
Refoulement pour défaut de visa. » Le train me déposa à la
frontière, en territoire français, devant la gare de Jeumont
où, point de mire des autres voyageurs qui se penchaient
impassibles aux fenêtres, j’essayai de faire bonne
contenance, sans éprouver le moindre sentiment
douloureux devant cet événement qui me dépassait. Le
convoi s’en alla tandis que je continuais à sourire, croyant
rêver.
Il était près de midi. Que faire ? Attendre un autre train
pour retourner à Paris ? De Jeumont je téléphonai à M. Jean
C.
— Je t’avais prévenu que tu aurais des difficultés en cours
de route ! Si tu ne peux pas continuer, reviens.
J’étais disposé à suivre son conseil quand le chef de gare
m’apprit qu’il y avait un consul belge à Hautmont, près de
Maubeuge. Un seul taxi desservait ledit canton.
— En faisant vite, ajouta le chef de gare, vous pourriez
encore attraper le train de l’après-midi pour Bonn.
Ce fut fait et je traversai la Belgique.
J’arrivai à Bonn vers 23 heures. N’ayant pas cette fois de
lettre de recommandation, j’envisageais d’aller à l’hôtel
lorsqu’un incident se produisit à la gare.
Parmi les passagers descendus à Bonn, je vis venir sur le
quai deux dames (plus exactement une femme d’une
quarantaine d’années et une jeune fille) qui, n’ayant pas
pris de porteur, avaient quelques difficultés avec les quatre
valises dont elles étaient chargées. Elles traînaient
littéralement deux de celles-ci, faisaient deux ou trois pas
avec, les déposaient puis retournaient chercher les deux
autres et ainsi de suite. Cela paraissait même les amuser.
Mais elles avaient en outre de petits paquets sur les bras, ce
qui ne leur facilitait pas la tâche.
Mon premier mouvement fut d’abandonner mes bagages
dans un coin, et d’aller vers ces deux charmantes personnes
pour leur proposer mon aide. Bien que surprises, elles
acceptèrent et j’allai déposer leurs valises au bord de la rue,
où elles devaient prendre un taxi, avant de m’occuper de
mes propres bagages.
Quand je revins sur le trottoir avec mes deux grosses
valises, un bon nombre de gens attendaient encore. Je ne
pensais déjà plus au service que je venais de rendre et,
parmi toutes ces personnes, je n’aurais sans doute pu
reconnaître les deux dames si l’une d’elles ne m’eût dit en
me revoyant :
— Jeune homme, vous êtes bien gentil.
Je répondis alors tout simplement :
— Oui, je suis gentil.
Le mot m’avait échappé, mais fit un effet des plus
inattendus. Les deux femmes étouffèrent de rire puis,
croyant avoir affaire à quelqu’un qui parlait mal leur langue
:
— Il n’y a peut-être pas longtemps que vous vivez en
Allemagne ? dit l’une d’elles.
— Je viens juste d’arriver et j’y resterai quelques mois
avant d’aller plus loin : je vais au pôle Nord.
Elles se regardèrent. Puis deux paires d’yeux bleus
intensément brillants se braquèrent sur moi. Toutes les
descriptions seraient trop faibles pour traduire leur
étonnement. Ces deux seuls mots : « pôle Nord », sortis de
la bouche d’un Africain, avaient simplement failli renverser
ces deux aimables personnes.
— Enfin, leur dis-je croyant les rassurer, je vais au
Groenland vivre parmi les Esquimaux.
— Mais vous allez y geler, mein Gott ! fit la plus âgée en
portant instinctivement la main au col de son manteau de
fourrure.
Ce fut à mon tour de manifester une grande surprise. Pour
la première fois, je compris le sens du mot « geler ».
— C’est le gouvernement de votre pays qui vous envoie
là-bas ?
— Pensez-vous ! le gouvernement de mon pays a de plus
grands soucis.
— De quel pays êtes-vous ?
— Du Togo.
— Togo ? Ach so ! Eine alte deutsche Kolonie vor dem
Krieg 1 !
— Ja.
— Mais il y a bien longtemps de cela. Comment donc
apprend-on encore l’allemand chez vous ?
— Il y a un « Goethe Institut » à Lomé.
Mais, pendant que nous parlions de mon pays, j’étais de
plus en plus préoccupé par ce mot « geler ».
— Qu’importe ! dis-je tout haut, geler ou non, j’irai quand
même. Car voilà bien des années que je suis parti de chez
moi pour connaître les Esquimaux.
Mes interlocutrices furent enfin persuadées de n’avoir pas
affaire à un plaisantin. Notre conversation devenait donc
plus intéressante à mesure que nous approchions des taxis.
À la demande de la plus âgée des deux femmes, je me mis
à parler avec entrain de mes voyages, de mes étapes. La
plus jeune, que sa compagne appelait Carola, était moins
bavarde : elle se contentait de me regarder et de sourire. Il
ne restait plus que trois personnes devant nous quand la
dame me demanda :
— Avez-vous un domicile à Bonn ?
— Je vais chercher un hôtel.
Il était près de minuit.
La dame se retourna vers la jeune fille et lui demanda :
— Mais… on peut le loger, n’est-ce pas, Carola ?
— Natürlich, dit cette dernière.
Et elles m’offrirent l’hospitalité.
C’étaient Mme veuve Anna S. et la jeune Carola sa
cousine.
Je vécus un an dans leur joli appartement situé sur la
Münsterstrasse, non loin de la gare. Un an pendant lequel je
travaillai dans une fabrique de boissons gazeuses à
Roisdorf, banlieue de Bonn, et préparai mon départ pour le
Danemark, ma dernière étape en Europe.
 
Ultimes difficultés à Copenhague. Le commissaire danois
qui allait me délivrer le visa pour le Groenland se trouvait
dans une situation délicate. Pour lui, laisser partir à
l’aventure et à titre personnel un jeune Africain pour ce
lointain pays glacé, c’était une responsabilité, un cas de
conscience.
— Quelle température fait-il dans votre pays ?
— Trente-cinq degrés en moyenne.
— Il fait moins quarante au Groenland. Cela représente
pour vous un écart de soixante-quinze degrés… Vous aurez
du mal à vous adapter. À moins que vous ne vouliez tenter
une expérience d’hibernation ? Encore faut-il pouvoir se
réveiller une fois l’hiver passé !
Il attira mon attention sur les dangers que je courais,
essaya de me faire revenir sur ma décision. Si mon visa de
séjour au Danemark était officiellement valable pour le
Groenland, qui dépendait du royaume, le commissaire me
signifia qu’il me fallait en plus une autorisation spéciale
pour m’embarquer.
— On vous en informera par lettre, conclut-il.
Au ministère s’occupant des affaires du Groenland, je ne
rencontrai pas le même découragement systématique mais
au contraire un empressement déroutant. Partout on
m’accueillait, on me fournissait toute sorte de
renseignements avec la conviction secrète que je ne
quitterais pas la charmante ville de Copenhague pour
m’enfoncer dans les glaces désolantes du Groenland.
L’ambassade de France, en la personne du directeur des
services culturels, intervint en ma faveur auprès du
ministère du Groenland.
Mon cas ne posait de véritables problèmes qu’au
commissaire. Je vivais depuis mon arrivée dans la ville au
Central Hotel, près de la gare. Je croyais n’y rester que
quelques jours ; mais trois mois s’écoulèrent et je n’avais
toujours pas obtenu l’autorisation d’embarquer. Qu’étaient
trois mois à côté de plusieurs années de persévérance ? Je
continuai de patienter et acceptai un travail de plongeur au
Frascati, un grand restaurant-brasserie situé à proximité de
l’Hôtel de Ville et spécialisé dans la cuisine française. Choix
judicieux, car mes repas y étaient gratuits. J’arrivais donc,
avec ma paye, à régler chaque semaine ma chambre
d’hôtel et à mettre de côté quelques centaines de
couronnes 2 par mois en attendant de venir à bout des
scrupules du commissaire. Ma tâche au Frascati consistait
précisément à laver uniquement les grands verres à bière.
En effet, les clients, installés à la terrasse de 10 heures du
matin à une heure très avancée de la nuit, faisaient
quotidiennement une prodigieuse consommation de ladite
boisson. Mes heures libres et mes jours de congé se
passaient à la Bibliothèque nationale ou au Musée national
qui renfermait une importante collection d’œuvres sur l’art
esquimau. Déjà, je comprenais le danois ; seule la
prononciation quelque peu rébarbative de cette langue
m’empêchait encore d’articuler correctement.
J’entretenais une correspondance régulière avec M. Jean
C., le seul ami que je conservais de mes précédentes
étapes. Ses lettres, pleines de conseils de prudence,
représentaient de véritables épîtres d’un père à son fils. Je
me livrai complètement à ce lien affectif qui se tissait,
écrivant comme à mon propre père, me déchargeant peut-
être ainsi du remords d’avoir laissé ma famille sans
nouvelles, une famille négligée depuis tant d’années et qui
maintenant me comprendrait difficilement. Bientôt mes
réponses à M. Jean C. commencèrent par « Mon très cher
papa ».
Au mois d’avril, mon père adoptif (c’est ainsi que je
l’appellerai désormais) m’offrit de revenir pour quelques
jours en France avant de quitter l’Europe. J’allai passer la
semaine de Pâques à Paris puis retournai à Copenhague. Les
difficultés persistaient du côté du commissaire. Il
s’inquiétait. :
— Comment vivrez-vous là-bas ? Avez-vous assez d’argent
?
Mon père adoptif vint alors à Copenhague se porter
garant, et l’autorisation tant attendue fut enfin inscrite et
légalisée dans mon passeport.
— Là-bas… ne vous faites pas écraser par un iceberg ! me
dit ce brave commissaire en guise d’adieu.
Huit ans s’étaient passés depuis mon départ du Togo.
Deuxième partie
L’ACCUEIL DU FROID
Juin 1965 - Septembre 1965
1
Un esprit venu des montagnes

Mes derniers préparatifs avaient été simples. Une tournée


à Nyhavn, quartier pittoresque près du port, m’avait procuré
une paire de vieux souliers de l’armée américaine vendus
bon marché, un paletot à doublure ouatinée, deux pull-overs
de laine et deux paires de moufles. C’est avec cet
équipement, fort léger en fait, que je m’apprêtai à répondre
à l’appel du Nord. Mon père adoptif m’avait offert son
appareil photographique à soufflet qu’il possédait depuis un
quart de siècle. Enfin, j’emportais du papier pour tenir un
journal. Le tout fut serré dans un sac à dos.
J’avais choisi de voyager par bateau : dans mon cas, il eût
été imprudent d’affronter brusquement un grand froid après
quelques heures de vol, alors qu’une traversée de plusieurs
jours me permettrait de m’habituer progressivement au
climat. Idée sage pour moi qu’on accuse souvent de
manquer de sagesse.
Le Martin S, un cargo-mixte, se trouvait au port depuis le
mois de mai, chargé de denrées et prêt à effectuer le
premier voyage de l’année. Il se rendait à Julianehaab (dites
en danois Youliênë-Hoob), l’une des premières
agglomérations du sud-ouest du pays. Je pris mon billet
pour cette destination.
En fait, mes projets étaient presque aussi incertains que
mon fragile équipement car, tout en sachant que je voulais
vivre avec les Esquimaux, je n’avais encore qu’une idée très
vague quant à l’endroit précis où je devais séjourner dans
ce vaste pays 1. Mais en débarquant dans l’extrême sud, je
pourrais longer ensuite toute la côte occidentale vers le
nord et vivre ainsi dans plusieurs agglomérations.
Le bateau quitta le port le 19 juin dans l’après-midi, par
un temps brumeux et triste. Sur le quai, un petit groupe de
dix personnes chaudement vêtues agitait la main en signe
d’adieu. Bientôt, Copenhague disparaissant, on se sentit un
peu comme au Grand Nord. Ce n’était que le début de
l’aventure.
Nous n’étions que neuf passagers. Entre nous régnaient la
plus franche camaraderie et un excellent esprit qui s’était
manifesté dès les premiers instants de la traversée. Les huit
autres voyageurs se composaient de deux Danoises, la
mère et la fille, qui allaient rendre visite à un parent, d’une
Groenlandaise avec son enfant et d’un pasteur. Il y avait
aussi un jeune Danois nommé Chris, ouvrier spécialisé dans
le bâtiment, qui allait porter son art aux Esquimaux « pour
les aider à mieux vivre dans des maisons plus modernes »,
et Adam, Groenlandais de 32 ans, cuisinier en Suède… Ce
dernier allait passer ses vacances dans son pays natal après
une absence de douze ans. Sa femme, suédoise, et sa fille
de 8 ans ne l’accompagnaient pas. Mais la passagère dont
le but en étonnerait plus d’un était une jeune Groenlandaise
nommée Tupaarnaq. Elle venait de suivre pendant un an les
cours d’un institut de beauté au Danemark et s’en
retournait à Narsaq, son village, pour y ouvrir le premier
salon de coiffure !
J’eus bientôt ma première surprise de la traversée. Le
premier jour, les dames se dorèrent au soleil jusqu’à 21
heures ! Le deuxième jour, jusqu’à 22 heures ! Le troisième
jour, jusqu’à 23 heures ! Quand on se quittait si tard sur le
pont, je lisais ensuite dans ma cabine à la lumière du soleil !
La brève et pâle « nuit » qui s’ensuivait (elle n’avait de nuit
que le nom) disparaissait peu après comme un brouillard.
Vers 3 heures du matin, c’étaient de nouveau le jour et le
soleil ! Un soleil dont les rayons rouges et vifs pénétraient
dans la cabine. Cette courte nuit diminuait de jour en jour à
mesure que nous approchions du Groenland. « Si cela
continue, me disais-je, bientôt il n’y aura plus de nuit du
tout… » Tous les deux jours, au réveil, on reculait d’une
heure la pendule du bord pour se conformer aux fuseaux
horaires. Je fus surpris d’apprendre qu’il n’est que 21 heures
au Groenland quand il est minuit à Paris et 23 heures dans
mon pays. Je me demandais : « Avec l’absence totale de
nuit pendant six mois au Groenland, quel est le compte de
sommeil des habitants ? » Question insoluble pour l’instant.
Quant à moi, j’avais déjà perdu la notion du temps et ne
savais plus au juste à quelle heure me coucher.
Depuis le départ, le beau temps nous promettait une
véritable croisière d’agrément. Chaque matin, une
charmante hôtesse danoise réveillait les passagers pour le
petit déjeuner. Tels des pensionnaires d’un hôtel, nous
gagnions un à un la salle à manger. Les tables, recouvertes
de nappes blanches où s’alignaient des serviettes nouées
ou arrangées en manière de cônes, donnaient un air de fête
à la salle. Après le déjeuner, on se retirait au fumoir puis on
se livrait à la sieste. Tout l’intérieur du cargo offrait un
aspect séduisant. Les cabines s’accordaient avec le reste.
Individuelles, aux cloisons en bois verni, elles comprenaient
chacune une douche et des toilettes. Outre la couchette,
elles renfermaient un divan, deux fauteuils, une table basse
fixée au centre et une moquette vert olive. Le Martin S était
un cargo neuf qui entreprenait son deuxième voyage.
Le quatrième jour, nous avions encore pu nous étendre au
soleil jusqu’à 23 heures. Ce plaisir ne se répéta pas le
lendemain. La mer manifesta sa première violence, qui
redoublait et se calmait tour à tour. Enfin le vent se leva et
ne nous quitta plus. La mer grossit. Les vagues devinrent
furieuses et déferlèrent sur le pont. Les portes se fermèrent
avec fracas. Chacun alla se confiner dans sa cabine. J’entrai
dans la mienne en vomissant et m’étendis sur la couchette.
Les autres passagers restituaient dans les cursives le
contenu de leur estomac. Aucune position sur la couchette
n’était confortable : celle du navire réglait la vôtre et vous
retournait continuellement sur un côté puis sur l’autre. Cela
dura toute la journée. Dans les toilettes attenantes à ma
cabine, l’eau de la cuvette des W.-C. montait et s’abaissait
suivant les oscillations du navire. Disparaissant
brusquement, elle remontait en jaillissant jusqu’au plafond.
Quand on sortait des toilettes, le bateau horriblement
penché vous empêchait d’avancer ; puis il se balançait
lentement dans un effroyable roulis qui entraînait la porte ;
la poignée vous échappait des mains, la porte s’ouvrait
largement, vous livrait passage avant de se refermer avec
un bruit assourdissant et vous vous retrouviez sur votre
couchette qui vous recevait pour amortir la chute. Nous
n’étions plus qu’une poignée d’hommes loin de toute terre,
enfermés dans ce navire qui, ballotté par les vagues,
paraissait à présent bien petit et insignifiant au milieu de
ces « montagnes liquides ». L’idée d’un naufrage nous
torturait tous, quoique personne ne l’exprimât. Aucun de
mes précédents voyages en mer ne m’avait laissé à ce
sombre désespoir où nous étions réduits.
La « nuit » du mercredi 23 juin fut exceptionnelle. Ce fut
une nuit rude d’agitation, d’objets se renversant à bord avec
fracas, d’horribles craquements du navire et de bagages
roulant d’un bout à l’autre de la cabine. Puis la mer se
calma tout à coup le matin. Elle devint tranquille comme un
lac. Le vent se refroidit alors à tel point que ma respiration
fut quelque peu oppressée : nous approchions de la
banquise. Vers 13 heures, nous vîmes en effet les premiers
morceaux de glace.
C’étaient, par-ci par-là, des blocs de dimensions et de
formes inégales qui flottaient au gré de la houle. Les plus
petits ressemblaient à des cygnes nageant et quelques-uns
à des chameaux accroupis qui se seraient lentement
balancés. Il y en avait des blancs, des verts, des bleus. Un
clair soleil froid comme l’acier les éclairait et faisait de la
mer un monde féérique : une grande nappe bleue parsemée
de gros morceaux de cristal. Partout se multipliaient des
scintillements éblouissants.
Une demi-heure plus tard, ces blocs avaient la taille des
termitières et la partie immergée, beaucoup plus grosse,
formait sous l’eau glauque une énorme masse bleue que
nous voyions en passant. Un peu plus tard encore, ils
atteignaient la hauteur des collines : c’étaient les fameux
icebergs, amenés par le courant polaire qui longe la côte.
Bientôt nous en vîmes par centaines et leurs dimensions ne
devaient cesser de m’étonner.
Cependant, les petits morceaux devenaient plus serrés,
plus compacts et plus unis. Le soir, ce n’était plus qu’une
large plaque de glace qui s’étendait sur toute la surface de
la mer, avec çà et là des montagnes blanches. Le bateau,
traversant très lentement cette épaisse banquise, laissait
derrière nous un chenal aussitôt recouvert par des glaçons.
Les cloisons du navire devenaient de plus en plus froides. La
brume s’étant levée quelques instants plus tard, nous nous
arrêtâmes au milieu des glaces durant la courte nuit,
attendant le jour pour une meilleure visibilité.
Le surlendemain, samedi 26 juin, le soleil se leva à 2
heures du matin. Sa lumière nous parvint avec une telle
intensité que nous pûmes repartir. Le bateau reprit sa lente
marche entrecoupée de secousses, de reculs, d’arrêts. On
avait les mains engourdies dès qu’on les sortait des poches
; un froid âpre nous mordait les oreilles, le nez ; on se
sentait la figure gelée quand on y portait la main. Ma
respiration devenait de plus en plus difficile : à cause de
picotements désagréables dans les narines, je trouvais
pénible d’aspirer profondément cet air glacé ! J’enfilai mon
plus gros pullover puis mes moufles de laine et, comme la
semelle de mes chaussures américaines se trouvait d’une
épaisseur insuffisante, je mis à chaque pied deux épaisses
chaussettes de laine.
Ce samedi, après sept heures d’endurance et de cette
navigation difficile, nous aperçûmes la terre ! C’était le cap
Farvel, l’extrémité méridionale du Groenland ! Les
montagnes se dressaient au loin derrière un léger brouillard.
Cette vue nous redonna espoir.
Mais le capitaine, d’ordinaire souriant et d’aspect
rassurant, devint sérieux, ne quittant plus son poste de
commandement. C’est qu’en effet, dans ces régions du cap
Farvel, bien des bateaux avaient fait naufrage après avoir
échappé aux tempêtes : il fallait éviter les icebergs. Je me
souviens de la fête que le capitaine organisa sur le bateau
le soir de notre arrivée à Julianehaab, pour célébrer la bonne
fin de notre voyage. (Le Martin S devait faire naufrage
l’année suivante alors que je me trouvais au Groenland.)
Nous arrivâmes le dimanche 27 juin vers midi. Le soleil
nous parut beaucoup plus chaud quand le bateau, sortant
enfin de l’immense banquise, s’engagea dans le fjord qui
conduit à Julianehaab. Devant nous maintenant se
profilaient contre un ciel bleu de hautes montagnes grises
au sommet enneigé et aride. Une brume les auréolait. Dans
le fjord, quelques icebergs de plus petite taille flottaient
dans l’eau tranquille.
Julianehaab est encore appelé Qaqortoq, « La Blanche ».
Ce nom esquimau, image du désert blanc, lui vient du fait
que les masses de glaces et les icebergs qui dérivent vers le
sud le long des deux côtes du pays s’accumulent dans cette
région. Emprisonnés dans une banquise large d’une
centaine de kilomètres et de trois à dix mètres d’épaisseur,
ils empêchent pendant des mois, jusqu’à dix certaines
années, les navires d’accéder à la côte est.
Qaqortoq se présenta d’abord, lorsque nous nous
trouvions dans le fjord, comme une agglomération d’une
trentaine de petites maisons de bois peintes en jaune, en
vert, en bleu ou en rouge. Elles étaient disséminées au pied
d’une grande montagne au milieu des lichens verts, tendres
comme du gazon et égayés de fleurs jaunes. Cette toundra,
seule végétation qui tapisse le sol rocheux de cette terre
arctique, exerce un enchantement irrésistible sur le
voyageur qui vient de passer plusieurs jours en mer 2. La
grande montagne cachait d’autres maisons, visibles après
l’entrée du bateau dans le port, sorte d’embarcadère en
bois avec un entrepôt en maçonnerie. Qaqortoq (nous
l’appellerons désormais par son nom esquimau) est
composé en tout de quelque trois cent cinquante maisons
de bois affreusement identiques, perchées sur les flancs des
rochers ou éparpillées dans les vallées, et de mille huit
cents habitants. C’est l’une des « villes » les plus peuplées
du pays, en dehors de Godthaab ou Nuuk, la capitale, qui
n’a elle-même que cinq mille habitants.
Nous abordâmes le débarcadère et je vis, à travers le
hublot de ma cabine, toute la population rassemblée sur la
place à côté de l’entrepôt. Des hommes de taille assez
petite bien que métis pour la plupart, vêtus de pantalons de
grosse toile et de pull-overs ou d’anoraks ; des femmes
grassouillettes dans des manteaux européens qui leur
tombaient jusqu’aux pieds, portant des foulards et des
kamiks, bottes en peau de phoque. Elles tenaient par la
main des enfants potelés dont le corps faisait presque
craquer leurs petits paletots. Le nombre des enfants était
impressionnant ! Tous regardaient silencieusement le
bateau qui, après huit jours de voyage dont deux passés à
lutter contre la barrière de glace, arrivait là, dans leur
village, apportant les denrées si longtemps attendues,
surtout, oui, surtout le café, le tabac et l’alcool ! Ne
devançons pas les faits…
Jamais habitants d’un pays montagneux ne furent
d’aspect plus pacifique. Ils ne cessaient de sourire,
échangeant des commentaires admiratifs sur l’Umiarsuaq,
la grande barque, et se moquant ouvertement de l’allure
gauche des passagers qui, tels des convalescents, titubaient
sur le pont.
J’étais préoccupé de savoir quelle serait leur première
réaction en voyant descendre du bateau… un Noir ! Ils
n’avaient encore jamais vu, sinon dans des journaux, un
homme de ma race. Tel un acteur qui se prépare avec soin
avant de paraître sur scène, je pris mon temps pour me
rhabiller dans ma cabine en mettant un pull-over moins
chaud sous mon paletot. Je rajustai sans hâte mes moufles,
rejetai dans le dos le capuchon du manteau puis, les mains
en poches, je sortis.
Eh bien ! en me voyant, ils cessèrent tous de parler. Le
silence fut tel qu’on eût pu entendre une mouche voler. Puis
ils sourirent à nouveau, les femmes en baissant un peu les
yeux. Quand je fus devant eux, tous levèrent la tête pour
me regarder en face. Des enfants saisirent le bas du
manteau de leurs mères ; quelques-uns se mirent à crier de
peur, à pleurer. Certains prononcèrent les mots Toornaarsuk
et Qivittoq (dites Krivitoq), esprits vivant dans les
montagnes… Voilà ce que j’étais pour les enfants et non pas
un Inuk 3 comme eux. Pareils à tous les enfants du monde,
ils évoquaient spontanément ce à quoi je leur faisais penser.
Je ne pouvais, hélas, en dire autant des adultes. Fiers et
secrets, ces derniers dissimulaient leurs sentiments derrière
un sourire immuable, doux mais énigmatique. Aucun d’eux
ne rectifia l’opinion des enfants. Cependant, le maintien
tranquille des mères mit quelques-uns en confiance et, en
me regardant approcher, ils essayèrent de sourire à leur
tour ; un sourire hésitant, peu rassurant.
La foule se fendit en deux pour me laisser passer.
J’entendis alors distinctement le mot kusanaq prononcé par
une femme, un mot flatteur que je ne compris pas sur le
moment et qui signifie : « beau ». Beau dans quel sens ?
Pour les enfants j’étais un être surnaturel et redoutable qui
vient exterminer le village. Il faut croire qu’en dehors du fait
d’être noir, ma taille, 1,80 mètre, contribuait à inspirer cette
frayeur aux enfants dont les parents ne dépassaient guère
1,60 mètre. Et peut-être pour cette femme aussi, petite et
vivant avec de petits hommes, j’étais beau précisément à
cause de ma taille. Ma taille leur en imposait donc, mais de
différentes façons suivant leur âge. Elle semait la terreur
parmi les enfants, frappait d’étonnement les hommes et
agréait à cette femme qui résumait sans doute à ce
moment l’opinion de toutes les autres. J’ajouterai tout de
suite que, deux jours plus tard, la radio de Godthaab, la
capitale, annonçait ainsi l’arrivée d’un Africain dans le pays :
« C’est un homme très grand avec des cheveux comme de
la laine noire, des yeux non bridés mais en forme d’arc et
ombragés de cils recourbés. »
Le futur patron de Chris nous emmena chez lui pour boire
de la bière. Tous les enfants abandonnèrent leurs parents et
nous suivirent. Il en sortait de chaque maison ; ce fut
bientôt derrière moi un attroupement si important que le
mince effectif de la police de Qaqortoq fut obligé de nous
suivre lui aussi dans une voiture qui allait au pas afin
d’empêcher les enfants de bousculer « l’étranger ». La
scène me fit penser aux Lilliputiens entourant Gulliver. Parti
pour découvrir, j’étais moi aussi une découverte.
Adam fut accueilli par ses parents.
— Je vais essayer de trouver une maison où l’on veuille
bien t’héberger, me dit-il en nous quittant.
Il revint me voir chez le patron de Chris et m’annonça que
tout le monde voulait m’héberger ! Mais quand sa propre
sœur, âgée de 28 ans, mariée, apprit qu’il cherchait un
logement pour moi, elle voulut absolument m’avoir chez
elle.
Nous dépassâmes la petite église de bois. Bientôt la
maison fut en vue. Comme toutes les constructions de la
ville, elle était isolée, séparée d’une cinquantaine de mètres
des autres habitations. À cause du sol accidenté (constitué
de roches nues fortement usées par l’érosion glaciaire) et
d’un ruisseau qui coulait tout près, la maison reposait sur
une fondation en maçonnerie. On accédait au seuil par trois
hautes marches de bois.
Nous nous trouvâmes dans une entrée non chauffée,
longue de deux mètres environ où des vêtements étaient
accrochés à des clous. Des bottes de caoutchouc noires
jonchaient le plancher et l’on voyait des seaux en plastique
rangés contre le mur, à côté d’un tonneau. Sans frapper,
Adam tira la deuxième porte donnant dans le salon. Une
petite femme souriante nous accueillit.
— Velkommen, dit-elle en danois en me souhaitant la
bienvenue.
— Tak (merci).
Nous nous installâmes confortablement dans des
fauteuils.
— Cigarette ?
— Merci, je ne fume pas.
Elle en alluma une.
Des plantes vertes et des pots de géraniums ornaient le
bord des fenêtres. Une table basse supportait un combiné
radio-tourne-disques. Une grande peau de phoque était
étendue sur le plancher et les griffes de l’animal brillaient
entre les pieds d’un sofa qui occupait le quart de la pièce.
Les murs de bois disparaissaient sous des photos de famille,
des images de Jésus et de grands portraits de chacun des
membres de la famille royale du Danemark.
Mon hôtesse aspira fortement sur sa cigarette.
— Ton ami boit-il du café ? demanda-t-elle à Adam.
— Aap, répondit ce dernier.
La jeune femme apporta aussitôt de la cuisine les tasses
et la cafetière. Je m’attendais tout simplement à la voir nous
servir du Nescafé. Mais non ! c’était du véritable café dont
l’arôme suave et pénétrant me surprit.
— Comment a-t-elle pu faire ce café en moins d’une
minute ? demandai-je à Adam.
— Ici, dans toutes les maisons, la cafetière est en
permanence sur le fourneau et attend les visiteurs,
répondit-il.
En quelques minutes, nous venions de consommer chacun
cinq tasses de café servi avec des biscuits. À partir de la
troisième tasse, elle nous versait dans le café quelques
gouttes d’akvavit, alcool danois. La conversation s’animant,
Adam déploya tout son vocabulaire de danois et d’anglais
pour nous servir d’interprète.
— Mikili (entendez Michel), dit mon hôtesse en se tournant
vers moi, je m’appelle Paulina. J’ai dit à Adami que tu
habiteras chez moi. D’accord ?
— D’accord.
— Apporte ce soir tes bagages. Venez voir.
Elle nous conduisit à l’étage, car il y avait un étage. Deux
chambres se faisaient face.
— Tu prendras celle-ci, dit-elle en désignant la chambre de
droite.
Il y avait un lit métallique recouvert de draps blancs, lavés
mais non repassés, et d’un édredon. Une chaise se trouvait
près du lit. C’était la chambre de Paulina et de son mari.
Avant notre arrivée dans la maison, Paulina avait déplacé
ses propres effets et ceux de son mari pour les mettre dans
la chambre des enfants (celle de gauche) afin de me
réserver la meilleure des deux pièces.
— Hanssi et moi nous coucherons en face dans la
chambre des enfants.
— Et eux ? demandai-je.
— Sur le plancher.
Je protestai, d’autant plus que Hans, le mari de Paulina,
ouvrier au chantier naval et absent à ce moment, n’était
pas au courant des nouvelles dispositions que prenait sa
femme. Mais Paulina ne voulut rien entendre.
— D’ailleurs, ajouta-t-elle, Hanssi est presque toujours
saoul et peut aussi bien dormir sur le plancher… Connais-tu
l’immiaq ? reprit-elle vivement quand nous fûmes revenus
dans le salon.
— Pas du tout.
Elle disparut dans la cuisine, apporta trois verres et les
remplit d’un liquide jaunâtre qu’elle alla puiser avec un bol
dans le tonneau que j’avais vu dans l’antichambre.
— C’est l’immiaq, bière groenlandaise.
Je trempai les lèvres dans le verre rempli jusqu’au bord. La
boisson avait un goût aigre qui me rappela vaguement celui
du cidre sec.
— Mamarpa ? (Est-ce bon ?) fit-elle un peu inquiète.
— Aap, mamarpoq, dis-je.
Alternativement, nous buvions du café et de l’immiaq.
— Adami, reprit vivement Paulina, va chercher la
nourriture.
Adam apporta de la cuisine une assiette pleine de gros
filets de je ne sais quelle viande et la déposa sur la table
ronde.
— C’est du mattak, m’apprit Paulina.
— Du mattak ?
— Oui… De la peau de baleine crue.
Ces filets de viande avaient l’épaisseur de la pulpe de
papaye ou de la chair du melon. Nous prenions chacun une
tranche de cette peau que nous serrions entre les incisives
et, retenant d’une main l’autre bout, nous la coupions à
l’aide d’un couteau, à l’esquimaude, c’est-à-dire de bas en
haut et tout près de nos lèvres, au grand risque de nous
trancher le nez.
Le mattak se compose de deux couches superposées ; si
la partie supérieure (la peau naturelle de cette espèce de
baleine), d’un blanc mat et un peu ferme comme du
cartilage, est assez tendre, bonne, voire succulente, la
couche inférieure, rosée, est au contraire très dure à
mastiquer.
Ce nouveau régime alimentaire n’était pas sans
m’effrayer. Je me demandai si j’allais me nourrir uniquement
de peau de baleine pendant mon séjour au Groenland. Il ne
tenait qu’à moi de revenir sur ma décision : le bateau, qui
devait se rendre dans deux autres agglomérations avant de
reprendre la route du Danemark, restait quelques jours à
Qaqortoq. L’idée me vint de repartir pour l’Europe, mais
j’hésitais… Simplement à cause d’un morceau de peau de
baleine, pouvais-je renoncer brusquement à ce que j’avais
eu tant de mal à réaliser ?
Je mangeai ma portion de peau de baleine, et mon
accueillante hôtesse me demanda si j’aimais le mattak. La
crainte de la décevoir me fit répondre par un « oh oui ! ».
Alors elle m’en servit, à moi seul, tout un plat auquel elle
joignit une énorme quantité de graisse de phoque jaunie et
sanguinolente. Très lentement et difficilement mais en
souriant, j’arrivai à finir une bonne partie de cette nourriture
qui n’était relevée par aucune épice, pas même du sel…
Dans mon for intérieur, redoutant une atroce indigestion, je
me reprochais sévèrement mon excessive complaisance,
mais sans laquelle je n’eusse pu gagner sur l’heure la
précieuse amitié de mon hôtesse.
Paulina retourna dans cette cuisine qui ne cessait de me
réserver des surprises et apporta des ammassat, petits
poissons séchés ressemblant à des harengs grêles. Ces
salmonidés appelés aussi capelans se consomment
également avec de la graisse de phoque. Sans cet appoint,
je les trouvai meilleurs. Mais Adam et sa sœur
désapprouvèrent.
— Ici, me dirent-ils, il faut consommer beaucoup de
graisse pour mieux résister au froid.
Je quittai la maison de Paulina vers la fin de l’après-midi,
en compagnie d’Adam qui rotait.
— Apporte ce soir tes bagages, me dit encore sa sœur.
En somme, j’étais satisfait de cette première visite où rien
n’avait manqué à l’accueil. Je retournai sur le bateau sous la
bonne escorte des enfants et de la police. En effet, pendant
tout ce temps, les enfants avaient encerclé la maison.
Mon premier soin fut d’aller revoir le capitaine et lui
demander si je pouvais continuer, pendant le peu de temps
que le Martin S resterait à Qaqortoq, à prendre mes repas à
bord.
— Au moins une fois par jour, lui dis-je, pour varier.
Il m’accorda cette faveur en ajoutant même que je
pouvais encore, pour deux ou trois jours, disposer de ma
cabine.
Telles des abeilles s’agitant autour d’une ruche, des
jeunes filles à la face ronde, vêtues d’anoraks aux couleurs
vives et de pantalons collants, envahirent le bateau, se
répartirent dans les cabines des marins danois. J’entendis
dans la cursive : « Mais où donc est la cabine de Mikilissuaq
(Michel le Géant) ? » L’une d’elles entra.
Quelques instants plus tard, elle dormait profondément
sur la couchette. La porte s’ouvrit de nouveau peu après, et
un petit homme souriant, à la mèche rebelle, franchit le
seuil de la cabine, accompagné d’Adam. C’était Hans, le
mari de Paulina.
— Illumut ! (Rentrons !) me dit-il.
La jeune fille, qui se réveilla alors, objecta :
— Naamik ! Il habitera chez moi. N’est-ce pas, Mikili ? Je
suis seule avec mon père…
— Mais ma femme a déjà préparé son lit ! lança Hans
courroucé. Mikili, illumut ! Mes enfants viendront chercher
tes bagages.
J’essayai d’expliquer à la charmante et malheureuse jeune
fille que la femme de Hans m’avait en effet déjà offert
l’hospitalité. J’avais accepté et j’étais tenu par ma parole.
Je me laissai donc entraîner par Adam et son beau-frère.
Ils ne m’emmenèrent pas tout de suite à la maison ; nous
allâmes causer quelque temps au « café-bar ». Là, des filles
mères consommaient de la bière, avec des enfants blonds à
côté d’elles ou sur leurs genoux, conséquences de trop
nombreuses visites de bateaux…
Je ne retournai sur le cargo que pour assister à la soirée
organisée par le capitaine. J’y fis la connaissance d’un
certain nombre de Danois vivant dans l’agglomération. En
dehors des filles, aucun Groenlandais n’était invité. La
boisson coulait à flots. Chris passa cette nuit avec une jeune
femme du pays enceinte de trois mois.
Je quittai le bateau peu avant la fin de la soirée. Hans
m’attendait, assis sur une pierre près de l’entrepôt, et me
conduisit chez lui.
Tel fut le premier accueil de ce long séjour sur la côte
ouest du Groenland.
2
Drôles de mœurs

La maison de Hans, peinte en jaune, s’élève sur une


éminence rocheuse à l’autre bout de Qaqortoq, entre la rue
principale qui descend vers le chantier naval et le ruisseau
qui prend sa source dans les hautes montagnes dont les
versants est, en ce mois de juin, disparaissent sous un
manteau de neige. Ce ruisseau traverse le village et se jette
dans le fjord.
Ma fenêtre est sans rideau et s’ouvre sur la rue principale
qui se déroule tel un ruban. Le sol très accidenté, dont les
roches nues s’arrondissent en dos de tortues aux contours
marqués de touffes d’herbe, va s’abaissant vers la berge. La
vue que j’ai de ma chambre domine ainsi les habitations
éparpillées çà et là et donne directement sur le fjord où se
dressent les icebergs. Frappant obliquement les maisons,
étirant les ombres et roussissant la toundra, une lumière
intense indique que nous sommes au matin. Un matin qui
succède à une nuit sans obscurité. À part quelques
mouettes qui planent au-dessus du fjord, rien ne bouge
dans cette étrange lumière matinale. Le silence est
impressionnant.
Soudain, près du seul et unique pont, un homme en gros
pull-over et en kamiks sort de chez lui. Il tire doucement la
porte, descend les marches de bois et, les mains dans les
poches, s’arrête et se tourne vers le fjord. Pendant au moins
cinq minutes, il reste immobile dans cette attitude. Les
jambes de son pantalon de grosse toile godent à l’endroit où
elles s’enfoncent dans les kamiks et les larges plis qui se
forment aux bras et sur le devant de son pull-over lui
donnent une taille ramassée. Pendant une bonne demi-
heure, cet homme ne cesse d’aller et venir devant sa
maison, apparemment sans but. Il ne se livre sûrement pas
à une promenade matinale, du moins pas ce qu’on entend
par ces mots. Ses va-et-vient sont circonscrits entre sa
maison et la rue qu’il ne traverse ni ne longe. Puis je le vois
faire quatre ou cinq fois le tour de la maison, avec la même
allure, les mains toujours dans les poches et le visage tendu
vers l’avant. Cet homme s’ennuie peut-être, me dis-je. Le
voilà qui se plante au bord de la rue, la tête tournée vers la
maison de Hans. Le bas de son visage est mangé par une
barbe clairsemée. Ses longs cheveux lui cachent les oreilles
et tombent droit sur ses épaules. Toute l’apparence d’un
Robinson Crusoé ! L’expression de son visage change et il
esquisse un sourire. Est-ce possible qu’il me voie d’aussi
loin ? Je lui fais un signe de la main. Il me répond puis se
remet à faire les cent pas dans la lumière intense du soleil.
Peu après, un deuxième homme sort de sa maison, habillé
comme le premier, puis un troisième. Ces gens ont une
capacité incroyable : à un moment, je crois voir une dizaine,
une vingtaine d’hommes. Mais non, ce sont ces trois-là qui
disparaissent et réapparaissent, chacun allant et venant
autour de sa maison. Il est 6 h 30.
Chez Hans, à cette heure, toute la maison s’agite. Les
portes s’ouvrent et se referment avec bruit. Les six enfants
de la maison, couchés aussi tard que les grands, sont levés
avant les parents. Leur vacarme tient lieu de réveil-matin !
Du salon les tout petits appellent : « Anaana, où sont donc
mes kamiks, mon anorak, mon… ? – Tassa ! » crie Hans qui
réclame le silence. Mais les enfants réclament leur mère, et
les cris de Hans ne produisent aucun effet.
Alors Paulina descend, vêtue d’une vieille robe parsemée
de fleurs aux couleurs délavées et lâche autour de la taille.
Elle est bientôt suivie de Hans, pieds nus, en caleçon long
jauni et crasseux dont les élastiques sont relâchés autour
des chevilles.
Après leur toilette, Paulina m’appelle. Pendant que, torse
nu devant une cuvette d’eau, je me lave avec une serviette
mouillée et sale (j’ai des serviettes propres dans mes
bagages mais Hans a tenu à ce que j’utilise la sienne dont
toute la famille vient de se servir), les enfants se
rassemblent devant la porte de la cuisine pour me regarder.
Ils échangent des commentaires, les parents se prennent à
rire. Paulina fait la navette entre la cuisine et le salon,
mettant la table pour le petit déjeuner. Une bonne odeur de
café emplit la maison. De ma chambre où je suis remonté,
j’entends Paulina crier : « Mikili, kaffemik ! »
Tartines, confitures, gruyère, tout est servi avec
générosité. Le pain est déjà acheté en tranches au
pisiniarfik ; on y étale une épaisse couche de beurre, puis de
confiture ou de la gelée de groseilles sur laquelle on dépose
enfin une belle tranche de gruyère. Délicatesse danoise !
Je m’installe entre Faré, l’avant-dernier de la famille, et
Naja, la benjamine. Les quatre autres enfants me regardent
déjà avec moins d’insistance. Moins de vingt-quatre heures
ont suffi pour les habituer à moi. Naja, en me faisant de la
place, ne m’a-t-elle pas appelé qattanngutiga, mon frère ?
Hans et Paulina sont assis à chaque bout de la table. Tout à
coup, Naja se met à pleurer. Elle veut boire du thé et non du
café comme d’habitude. Mais il n’y a plus de thé à la
maison. Croyez-vous que ses parents vont lui donner une
correction pour la faire taire ? Vous vous trompez ! Hans
laisse son café, sort et va chercher du thé. Paulina se lève et
le prépare. On vide dans l’évier le café au lait qui se trouvait
dans la tasse puis on sert du thé à Naja, tout cela
accompagné de douceur, de mots tendres. Mais la petite
pleure de plus belle, elle hurle maintenant. « Sunaana,
Paninnguaq ? » (Qu’est-ce qui ne va plus, ma petite fille
adorée ?) dit Paulina qui se met à la consoler. Naja ne veut
pas boire son thé dans la tasse mais… dans la soucoupe !
On enlève la tasse sans insister et l’on place la soucoupe
devant elle. « Fais exactement comme tu le veux toi-même
», continue la mère d’une voix égale où ne perce aucun
énervement. Naja verse le thé dans la soucoupe et,
avançant ses lèvres, elle aspire la boisson en faisant
beaucoup de bruit, au grand amusement de toute la famille.
Pendant ce temps, Faré, assis à ma droite, se prend dans la
bouche le gros orteil de son pied gauche, l’autre pied sur la
table et presque dans sa tartine.
C’est au milieu de cette scène, qui aurait fait le bonheur
d’un Breughel, que se termine notre petit déjeuner.
Paulina débarrasse la table. Je l’aide à faire la vaisselle
pendant que Hans joue avec Naja, cachant des objets
qu’elle trouve toujours, triomphalement. Cela dure depuis
un bon moment parmi les rires quand Paulina intervient
soudain :
— Tassa ! dit-elle, vous dérangez peut-être le Qallunaaq 1 !
— Mais non, j’aime les enfants.
— Combien de meeqqat as-tu dans ton pays ? reprend-
elle en me montrant ses doigts.
— Aucun.
— Comment ! Toi si grand ?… C’est que tu n’as pas de
femme ? Oh ! Ici il t’en faudra !
— Bien. Mais qui s’occupera ici de mes enfants quand je
serai reparti en Afrique ?
— Mon mari ! dit-elle le plus naturellement du monde.
Précisons que des six enfants de Paulina, les deux
premiers, Hendrik et Tage (prononcez Taë, le « g » étant
muet en danois entre deux voyelles), ont pour père un
ouvrier danois maintenant rentré dans son pays. Le
troisième, Assa, est né d’un Groenlandais. Les autres, deux
fillettes et un garçon (Nuka, Naja – La Mouette – et Faré)
sont de Hans qui est heureux d’avoir tous les enfants sous
son toit.
Il est 8 heures. Hendrik, l’aîné, met ses bottes de
caoutchouc noires et sort en courant vers le ruisseau,
bientôt suivi de la marmaille. En sortant, les enfants n’ont
fait que pousser la porte d’entrée, qui n’a même pas été
fermée à clé pendant la nuit. Au reste, la clé est depuis
longtemps perdue et la serrure la suivra sous peu car,
retenue seulement par la vis supérieure gauche, elle oscille
comme le balancier d’une pendule chaque fois qu’on claque
la porte. Les enfants la claquent si souvent et si fort que
toute la maison en tremble, entraînant ledit balancier dans
un mouvement fou. Par la fenêtre, Paulina suit du regard les
enfants.
— Avec ces six meeqqat, soupire-t-elle, je suis déjà à 28
ans une vieille femme…
— Naamik ! protesté-je, car elle ne l’est pas.
Un peu plus tard, la porte s’ouvre, mais cette fois si
discrètement que seul un léger grincement nous fait tourner
la tête. C’est Louisa la voisine, accompagnée de sa fille
Sophia. Louisa est en jupe bleue et en corsage et marche
les pieds tournés vers l’intérieur. Démarche de crabe !
— Pulaarpunga ! (Je viens vous rendre visite.)
À 8 heures du matin ! Timide, elle s’assoit sur le sofa, le
premier siège qu’elle rencontre, où sa fille se blottit contre
elle. Paulina se tourne vers la mère et la fille :
— Kaffemik ?
— Aap.
— Qaagit ! (Venez donc vous asseoir à la table !) dit
Paulina, très à l’aise.
Louisa accepte. La porte s’ouvre de nouveau peu après.
Un autre visiteur puis un quatrième puis un cinquième et
ainsi de suite. Les visites commencent, vont se poursuivre
sans interruption toute la journée. Les gens se relayent pour
ainsi dire. Ceux qui ont déjà pris le café chez eux acceptent
d’en reprendre quand on leur en offre. Ils en reprendront
dans d’autres maisons en sortant d’ici. À l’arrivée de
nouveaux visiteurs, Paulina remet les tasses sur la table. À
chaque fois elle me sert, se sert et sert Hans. Voulant
connaître la capacité d’absorption des habitants, je ne
refuse jamais d’en reprendre, bien qu’ayant bu à satiété.
— Illit pikkori (Tu es bien), me dit Hans qui envoie sur-le-
champ chercher de l’immiaq.
La conversation s’anime. Paulina apporte les verres. Les
mots baja (prononcez baya, bière), akvavit (dites akouavit),
eau-de-vie danoise à base de pomme, et pisiniarfik
reviennent fréquemment dans la conversation. On cherche
Hendrik pour l’envoyer au pisiniarfik.
À 10 heures, entre Adam.
— Kaffemik ?
— Aap.
Il s’assoit et se tourne vers moi :
— On va bientôt sortir, Michel.
— Pour aller où ?
— Faire des visites.
Il est en complet gris, cravaté ; et moi en pull-over.
— Attends que je m’habille.
— Mais non… tu es bien comme ça, répondent en chœur
Hans et Paulina qui s’apprêtent à nous suivre.
Avant de sortir, Paulina refait du café qu’elle laisse sur le
fourneau, dispose les tasses sur la table en prévision des
visiteurs qui, la porte restant ouverte, pourraient venir en
notre absence.
Puis, pour nous aussi commencent les visites ! D’abord
aux parents d’Adam. La mère de ce dernier, dans sa joie de
revoir son fils après douze années de séparation, a brassé la
veille un tonneau d’immiaq. Éméchée, soufflant
bruyamment, elle m’accueille en me baisant la main.
— Aap, je le répète ! dit-elle l’index en l’air. Ici tu n’as pas
de famille, pour toi je serai une mère !
Nouvelles tasses de café chez ma mère adoptive,
nouveaux verres d’immiaq.
Nous ressortons un peu plus tard, entourés et suivis par
les enfants. En passant devant la boutique, nous y entrons.
C’est un vrai supermarché ! Sous les néons qui brillent à
l’intérieur malgré le jour continu, des centaines de boîtes de
conserve s’alignent sur les étagères. On voit des tissus, des
allumettes, des réveil-matin, des casseroles, des fusils. Il y a
du tabac, du café, du thé ; des caisses de bière, pommes de
terre en sachets, farine de blé, boîtes de lait et du lait en
poudre, oranges, pommes. Tiens ! Il y a même des bananes
! Voilà des costumes de laine près des anoraks de toile et
des chaussures de cuir. Toutes les boissons alcoolisées
figurent en bonne place : whisky, gin, rhum, Vermouth,
Cinzano, Dubonnet, Cognac, kalhùa (liqueur à base de café),
vodka, akvavit. En un mot, on trouve de tout au pisiniarfik.
Partout dans le village les gens se croisent. « Tiens !
J’allais chez toi… dit l’un. – Eeh ! vas-y et attends-moi ! Je
vais revenir tout à l’heure ! Oui… massakkut ! tout à l’heure
! » Je consulte mon calendrier de poche pour être sûr que
nous sommes bien aujourd’hui lundi, jour ouvrable.
Cependant, la plupart de ceux que nous rencontrons sont
éméchés ou reviennent du pisiniarfik avec un ou deux gros
cartons de bière Tuborg ou Carlsberg qu’ils portent
généralement sur les hanches. Certains m’invitent même à
les suivre pour un bajamik, une partie de bière, mais Hans
qui me considère un peu comme sa propriété, s’y oppose
catégoriquement. « Naamik ! Una ajorpoq ! (Non, celui-là
n’en vaut pas la peine !) », répète-t-il à chaque invitation
qu’on m’adresse. Le nombre de ceux qui ne sont pas dignes
de notre visite augmente à chaque pas. La coutume
esquimaude veut que l’étranger rende visite à tout le
monde dans le village, mais nous dépassons un grand
nombre de maisons sans nous arrêter. Hans se montre fier,
hautain. N’a-t-il pas, hier au soir, trié soigneusement sur sa
porte ceux qui voulaient entrer pour voir ce Qallunaaq d’un
type nouveau ? Les pauvres malheureux qui se sont vu
refuser cet honneur (sans doute ceux avec qui Hans avait
une vieille querelle à régler) tournaient autour de la maison
si proche et soudain si lointaine, dressant la tête, me
montrant du doigt chaque fois qu’ils m’apercevaient par la
fenêtre.
On salue Hans de gauche et de droite. Il est considéré, il
en est conscient, cela flatte son orgueil. Après tout n’est-il
pas – et grâce à sa femme – l’hôte attitré du premier
Africain arrivé dans le pays ? Cela impose le respect, s’il
vous plaît !
Longeant la berge, nous nous approchons de deux kayaks.
Si l’un est en peau de phoque, l’autre est fait de toile, de
bâche peinte en blanc. J’apprends qu’il ne reste plus que ces
deux-là dans la ville. Autrement dit, il n’y a plus que deux
chasseurs à Qaqortoq… Des barques à moteur appartenant
aux habitants flottent attachées à des amarres ou aux
proéminences qui font saillie sur la roche.
Nous laissons sur notre droite le débarcadère, l’entrepôt
et le petit chantier naval. Une rue courbe nous mène près
du Gæstehjem, petit hôtel. Puis l’agglomération se termine
devant le terrain de football. Plus loin, ce ne sont que
montagnes et vallées profondes pleines de grosses pierres
verdies et veloutées par la mousse et la toundra.
Le village totalise quelque huit kilomètres de rues
tortueuses. La plus longue, celle qui serpente depuis le
chantier naval jusqu’aux montagnes qui s’élèvent derrière
la maison de Hans fait tout au plus un kilomètre. C’est pour
parcourir ces courtes distances que certains Danois, par
prestige, utilisent leur voiture ! On a même introduit deux
taxis dans l’agglomération. Les habitants les prennent avec
joie et, tassés les uns sur les autres, font ainsi un trajet qui
équivaut à l’intervalle compris entre deux stations de métro
parisien.
Ne pouvant aller plus loin, nous rebroussons chemin,
empruntant une rue qui court derrière le « Forsamlinghus ».
Au fait, nous sommes sortis soi-disant pour des visites. Mais,
à cause de l’attitude dédaigneuse affectée par Hans, notre
sortie tourne à une sorte de parade dans le village. Et nous
serions rentrés sans avoir visité aucune maison si, en
passant près d’un bâtiment, un groupe de vieux debout à la
terrasse d’un étage, ne nous avaient fait un signe de la
main. Nous répondons, et ils envoient un petit garçon qui
court jusqu’à nous pour demander à Hans si « son étranger
» peut leur rendre visite.
— Quand ? dit Hans.
— Massakkut (tout de suite) ! précise l’enfant.
— Quel est ce bâtiment ? demandai-je.
— Utoqqaat illuat ! répond Hans en riant.
— Old people’s home, traduit Adam.
— On y va ! dis-je.
Hans cède et nous nous dirigeons vers l’asile de vieillards
de Qaqortoq et des villages environnants.
En arrivant au milieu d’eux sur la terrasse de l’étage, je
suis surtout frappé par leur taille, plus petite que celle des
autres Groenlandais que j’ai vus jusqu’à présent. Nullement
gros ni rondouillards, ils sont minces et petits comme les
Chinois. Quelques-uns sont chaussés de kamiks, d’autres de
bottes de caoutchouc noires. Les jambes de leur pantalon
de grosse toile noire sur lequel tombe leur pull-over,
s’enfoncent dans le haut des chaussures. Les cheveux de
ces vieux, encore très foncés pour la plupart, abondants,
raides, coupés long et laissant voir une partie des oreilles,
semblent de gros bérets qui leur couvrent les trois quarts du
front, au-dessus des yeux étirés et riants.
On m’entoure, on me serre la main. Les vieilles poussent
des cris devant ma taille. Les hommes paraissent intimidés
en levant les yeux vers moi. La plupart d’entre eux ont entre
60 et 65 ans. Beaucoup sont arrivés à l’asile à l’âge de 60
ans (âge d’admission pour les hommes et 55 ans pour les
femmes).
Après le café que l’on sert toujours au visiteur,
contrairement à la calebasse ou au bol d’eau qu’on offre
dans mon pays, les vieux proposent de me faire visiter
l’asile : la salle à manger, grande, haute de plafond, aérée,
puis la bibliothèque (parmi les livres reliés en toile noire, je
feuillette les traductions en esquimau des Trois
Mousquetaires, de l’Odyssée, de Davy Crokett et de
l’Ivanhoé de Walter Scott !) et enfin la cuisine, aux
installations modernes. La garde de l’asile est confiée à une
Danoise et ces vieux mangent rarement du phoque. Pour «
leur refaire une santé », la cuisine est souvent danoise…
Maintenant chacun d’eux désire me montrer des
souvenirs personnels. Nous faisons alors le tour des
chambres. Je suis frappé par la propreté de celles-ci alors
que ma visite n’était pas prévue. Les pièces sont grandes ;
ils y vivent à deux, les chambres des hommes s’alignent
d’un côté du couloir, celles des femmes de l’autre. Dès le
seuil, on est impressionné par l’arrangement des objets à
l’intérieur. Le jour éclaire deux tables chargées des effets
personnels de chacun des occupants : pipes, tabac, cigares,
pages de journaux, de revues, des crayons. Dans un angle
on voit toujours, dans les chambres des hommes, une boîte
à outils ; dans celles des femmes, des caisses apportées de
leur village ; celles-ci contiennent des ulu, couteaux en
forme de demi-lune servant entre autres à gratter les
peaux, des aiguilles de toutes tailles, des tendons de
phoques séchés – tous objets nécessaires au travail qu’ils
font, les uns et les autres, pour leur compte. C’est ainsi que
les vieux sculptent des statuettes dans de l’ivoire de morse
qu’ils vendent aux fonctionnaires danois. Les vieilles
s’occupent dans l’asile à coudre à la main d’élégants
costumes traditionnels en peau de phoque pour les jeunes
personnes de l’agglomération qui ne savent plus les faire.
Elles utilisent comme fil des tendons de phoque séchés,
roulés par torsions sur la joue après avoir été réduits en
fibres. Une femme m’en fait la démonstration. Deux autres
s’enferment pendant quelque temps dans leur chambre puis
en ressortent parées du costume national. L’émerveillement
est total.
Ce costume féminin de la côte sud-ouest, véritable chef-
d’œuvre de patience, est composé de trois pièces : les
kamiks, le takisut et l’anorak.
Cet anorak des femmes se distingue de celui des hommes
en ceci qu’il ne comporte pas de capuchon. C’est une sorte
de tunique en toile, à carreaux clairs et foncés comme un
damier. Il est doublé extérieurement par le nui, grand collet
fait uniquement de perles multicolores qui recouvre les
épaules, la poitrine et le dos. Une savante opposition des
couleurs en fait des motifs réchampis, réguliers, superbes.
Ces motifs diffèrent non seulement d’une région à l’autre,
mais dans un même village, voire au sein d’une même
famille. C’est l’invention de l’ouvrière qui recherche son
propre effet décoratif. Autrefois, avant le contact avec les
Européens, des vertèbres teintées de petits poissons étaient
utilisées en guise de perles pour fabriquer le merveilleux
nui, cette pièce attrayante de l’ajustement féminin. Le haut
de l’anorak se termine par un ilupaaqusit, bande de peau
noire qui entoure le cou et que l’on retrouve aux poignets.
Les kamiks, en peau de phoque traitée, débarrassée de
ses poils, sont d’un blanc immaculé. Et, tandis que les
kamiks noirs des hommes s’arrêtent au-dessous des
genoux, ceux des femmes, décorés en bas de mosaïques
faites de petits morceaux de cuir colorés, puis de dentelles
aux genoux, montent jusqu’au haut des cuisses où ils se
terminent également par une bande horizontale de fourrure
noire. Entre ces bottes, d’une élégance peu commune, et la
tunique se trouve la troisième et dernière pièce de cet
ensemble, le takisut : c’est une culotte en peau de phoque,
si courte qu’elle ne descend que jusqu’au niveau des hautes
bottes, tandis qu’en haut elle ne monte pas même au-
dessus des reins, endroit où elle est tout juste recouverte
par le bas de la tunique. De sorte que, note un éminent
ethnologue danois, quand on voit se baisser pour la
première fois une Groenlandaise en costume national, on a
vite l’impression qu’une catastrophe va se produire.
À chaque cuisse le takisut est orné, sur le devant, par trois
raies de fourrure verticales, une foncée entre deux
blanches.
Si les motifs qui décorent le nui n’ont pas de signification
particulière, la couleur des kamiks est au contraire pleine de
sens. Les petits enfants des deux sexes portent
indifféremment des kamiks rouges, couleur du soleil et de la
vie. La distinction apparaît vers l’âge de 7 ans, parfois plus
tôt ; les garçonnets adoptent alors la couleur des kamiks
des hommes ; les fillettes, celle des femmes et tout le
costume féminin, car on suppose qu’à cet âge elles en
savent autant sur la vie que leurs mères… Il n’existe, par
exemple, aucune différence entre le costume d’une jeune
fille de 14 ans après la confirmation et celui d’une femme
mariée, de sorte qu’un étranger peut les confondre sans
courir le risque d’être rabroué. Mais, au-delà de 50 ans,
qu’elles soient ou non veuves, les femmes échangent leurs
beaux kamiks blancs contre des noirs, toujours aussi hauts
mais sans dentelle. Elles les garnissent parfois de
décorations modestes et très sobres en mosaïques de cuir.
Leur tunique reste la même, mais elle est dépourvue de
l’élégant collet de perles, et l’aspect en est quelque peu
triste. Enfreindre cette règle et faire la belle à un âge
avancé, c’est donner libre cours aux chansonnettes
railleuses que les Groenlandais savent si bien improviser.
Le mot anorak vient d’anori en esquimau, le vent. Cette
veste est destinée avant tout à protéger du blizzard et du
froid. Un coupe-vent. Mais si celui des femmes répond bien
à ce souci, il est également prévu pour les rendre belles : la
confection d’un ensemble féminin demande cinq à six mois
de travail ; les vieilles y consacrent une bonne partie de leur
temps et de leur ingéniosité.
Une de celles qui me montrent le costume s’appelle
Arnannguaq, « la jolie petite femme ».
— Si tu veux, me dit-elle, je te ferai un bel anorak blanc
que tu porteras le dimanche.
— D’accord.
Une Groenlandaise donne le meilleur d’elle-même
lorsqu’elle se met à confectionner les habits que portera son
mari ou quelqu’un qui est connu dans sa communauté.
Cependant, bien qu’apprêté avec le plus grand soin,
l’anorak des hommes est et sera toujours un travail
expéditif à côté de celui des femmes. Car, lorsque j’ai
demandé à Arnannguaq :
— Quand sera prêt mon anorak si j’apporte le tissu
demain ?
Elle a jeté un regard en dessous et répondu en souriant :
— Oh ! tu sais… un anorak d’homme est prêt en deux
jours.
C’est au milieu des rires déclenchés par ces mots que
nous retournons dans la salle à manger pour un kaffemik.
Ces vieux paraissent heureux grâce à leur situation
matérielle assurée. Mais leur drame de la solitude n’est pas
atténué pour autant : pas de vie familiale dans l’asile.
Contrairement à ce que l’on peut croire, tous les vieux de la
région ne vivent pas ici. Mais pourquoi ceux-là, une
vingtaine, ont-ils été ou se sont-ils séparés de leur famille ?
J’aurais continué de croire que c’était à cause de la fameuse
coutume selon laquelle les jeunes tuaient les vieux, les
considérant comme des bouches inutiles, si je n’avais pas
vu plus tard à Qaqortoq d’autres vieux passant
tranquillement leurs vieux jours au sein de leur famille.
Toutefois, l’autorité qu’ils exercent dans le village et dans
leur maison est beaucoup plus restreinte que celle des vieux
en Afrique où, tant que vit le grand-père, le poids du père et
même celui de la tante (au Togo) est insignifiant dans les
conseils de famille. Au village, nos vieux, qui sont les
maîtres de cérémonie, décident soudain de réunir un conseil
et font venir de la ville toute leur progéniture, tel un roi qui
convie sa cour. Et ils organisent, acceptent ou rejettent les
alliances des membres de leur famille selon qu’ils les jugent
satisfaisantes ou contraires à leur désir. Tandis qu’un vieux
Groenlandais contredit rarement les siens. Ici, un père ne
gronde ni ne punit son enfant, mais au Togo le respect dû à
l’âge, la soumission passive, abjecte, sans murmure et la
croyance tenace que les vieux détiennent des secrets
néfastes ou bénéfiques leur confèrent tant d’autorité que
non seulement les familles mais aussi des régimes
politiques s’appuient sur eux et sur les chefferies
traditionnelles. Je vois mal le jour où nos patriarches
togolais se résoudront à finir leur règne dans des asiles de
vieillards…
Autrefois au Groenland et chez les autres peuples
esquimaux, les vieux, pour ne pas gêner la marche d’une
migration, décidaient de rester en arrière et de mourir
lentement dans les igloos abandonnés. C’était une décision
spontanée, stoïque, sans contrainte, et qui pour eux était
noble.
Mais aujourd’hui les vieux se suicident parfois. Un vieux
en arrive à cette extrémité quand il est kamappoq, fâché.
Fâché contre lui-même. Il sort de chez lui et ne revient plus.
Cela se passe surtout en hiver ; il part et marche longtemps
sur la banquise sans tenir compte des endroits où la glace
est boueuse et, d’un coup, comme il l’espère, il s’enlise.
Parfois il en parle à sa famille, laquelle ne fait rien pour l’en
empêcher. Le vieux a pris sa décision et n’en démordra pas
! Ceux qui se tuent de cette manière sont souvent ceux qui
avaient été de grands chasseurs. Diminués par l’âge et se
voyant obligés d’être à charge, ils ne se résignent pas
facilement à ce changement du sort.
Aalu (déformation du nom Aron), un ancien chasseur de
l’asile, se met à raconter une histoire. Une vieille histoire de
chasse. Transporté par son récit, Aalu parle si vite qu’Adam
n’arrive plus à traduire. Les mots rythmés se succèdent
rapidement. Après chaque flot de paroles, les auditeurs
approuvent de la tête en répétant : « Suuuu !… » Ils ont
déjà peut-être écouté cent fois la même histoire dans l’asile,
mais tous sont suspendus aux lèvres du conteur. Ne
comprenant plus rien, j’observe les mouvements du vieux. Il
est assis au milieu de la salle, à même le plancher. Son
visage est luisant de sueur, il pagaye, contourne les rochers.
Soudain ses yeux brillants se figent devant lui. Il fixe
obstinément un objet. Il enlève ses moufles, se tord les
mains. « Issipoq (Qu’il fait froid) ! ». Le voilà détachant
quelque chose de son kayak : c’est le harpon. Il parodie si
bien les gestes que je le regarde le souffle coupé. D’une
main vigoureuse, le long harpon redoutable pour le phoque
part vers l’objet imaginaire qu’Aalu n’a cessé de fixer un
seul instant. Puis il se renverse par terre. Il simule
maintenant le puisi mortellement atteint à la nuque et qui
s’enfonce, entraînant sous l’eau la pointe du harpon. Cette
pointe mobile, reliée à une longue courroie, est restée dans
la chair de l’animal tandis que la hampe détachée flotte à la
surface de l’eau. Attachée à l’autre bout de la courroie, une
vessie tenant lieu de flotteur permet au chasseur de repérer
l’animal blessé qui s’enfonce. Mais puisi perd beaucoup de
sang. « Imaq aappilappoq (la mer est toute rouge) ! » Il
remonte à la surface et Aalu l’achève. Maintenant il est
toqu, mort. À l’aide d’un tube, c’est-à-dire de son poing
fermé, Aalu souffle avec force de l’air dans le corps de
l’animal par le trou de la blessure. Ce geste seul dure
plusieurs minutes parmi les rires. Le phoque gonflé flotte à
présent. Aalu l’attache le long de sa légère embarcation et
revient parmi nous de sa chasse fructueuse ! Le voilà qui
traîne le phoque sur le plancher de la salle à manger au
moyen d’une lanière passée dans le nez de l’animal.
— C’est un bien grand phoque ! dit Arnannguaq qui se
lève.
Elle dépèce l’animal et nous en montre la peau.
— Elle servira à faire un anorak pour Mikilissuaq ! ajoute-t-
elle au milieu des mimiques.
Jamais pantomime n’a autant égalé, voire surpassé le
pouvoir de la parole.
Nous quittons ces braves vieux de l’asile qui m’ont
demandé de leur faire d’autres visites.
 
Le lendemain soir, Adam et l’un de ses cousins, Gerhart,
viennent me chercher pour une visite. Dehors, nous sautons
sur les grosses pierres dans le ruisseau pour prendre un
raccourci. Encore cinq minutes de marche et nous voilà
franchissant le seuil d’un bâtiment moderne situé en face de
l’hôpital. C’est la résidence des aides-infirmières
groenlandaises, toutes des jeunes filles…
De chaque côté du couloir s’alignent cinq chambres et,
dans chacune d’elles, s’élèvent deux lits superposés.
Gerhart, qui semble bien connaître les lieux, entre
hardiment dans les chambres pour y chercher les filles,
pendant que nous nous installons, Adam et moi, dans le
hall. Nous n’avons pas à attendre longtemps : des filles
sortent, suivies de notre ami, et arrivent toutes gaies,
apportant électrophone et disques. Léa, en prévision de la
danse, demain samedi au « Forsamlinghus », s’est mis des
bigoudis et a du mal à tourner la tête. Le hall se transforme
en salle de danse. La bière coule à flots, continuellement
nous allons pisser dans les douches en ouvrant les robinets
d’eau.
— On va passer la nuit ici, me chuchote Gerhart. Vingt
filles et pas un homme, ajunngilaq ! Comprends-tu ? Mais
attention… il y a une surveillante danski, une Danoise !
Vers 21 heures, la musique et le bruit des voix s’arrêtent
en effet, comme par enchantement, à la vue d’une vieille
Danoise. C’est la redoutable surveillante qui, chaque soir à
la même heure, ferme la porte d’entrée et emporte la clé
non sans avoir jeté un coup d’œil dans les chambres.
Dès qu’elles l’ont entendue arriver, les filles se sont
dépêchées de nous cacher dans leurs chambres. C’est ainsi
que nous nous sommes retrouvés, Adam et moi, dans la
chambrette de Lydia et de Kathrina et contraints d’y passer
la nuit, Adam dans le lit d’en haut avec Kathrina et moi dans
celui d’en bas avec Lydia.
Cette petite aventure devait nous amuser pendant une
semaine.
Le jour suivant, je vois arriver vers le soir Gerhart
souriant. Il porte une chemise propre, des souliers neufs et
vernis.
— Il y a bal ce soir ! T’as oublié ?
On me prête une cravate, et nous voilà montant et
descendant le terrain rocheux au pas de course, vers le «
Forsamlinghus ». De tous les chemins accourent des jeunes
gens en pantalon de tissu et des jeunes filles aux cheveux
noirs tombant sur des anoraks rouges de fabrication
européenne. Tous se dirigent vers la maison du village. On
se presse, car vers 22 heures la porte du dancing est
verrouillée à cause de l’encombrement, et tant pis pour les
retardataires ! Gerhart, qui s’y trouvait dès 21 heures, avait
remarqué mon absence et était ressorti pour venir me
chercher.
Nous arrivons essoufflés et nous nous coulons vers les
bancs réservés aux hommes. Dans la salle éclairée à
l’électricité, les femmes sont installées sur des sièges placés
contre un mur et les hommes le long du mur opposé. La
règle est générale, me laisse entendre Gerhart ; même les
mariés s’y conforment. Cela me paraît bizarre. Les deux
sexes ainsi séparés s’observent, les regards se croisent,
s’invitent, ou sont chargés de jalousie. Dès que commence
la musique, chaque homme a déjà fait son choix, repéré sa
cavalière. Le groupe des hommes s’élance vers celui des
femmes. C’est une ruée impétueuse, une horde de kamiks
noirs qui charge. Dans la précipitation on se bouscule, sans
se donner la peine de s’excuser. Après l’assaut, les jeunes
gens timides n’ont plus que les mal aimées et les vieilles.
L’armée de kamiks noirs a passé… Il arrive que deux
hommes se jettent sur la même fille, la tirant chacun par un
bras. « C’est moi le premier ! » entend-on vociférer. Il n’est
pas rare qu’un troisième, plus rusé, emmène la cavalière
tandis que les deux autres, ébahis, entament sur place une
joyeuse conversation, étonnés d’avoir eu le même goût.
Ce soir-là, le juke-box, rangé dans un coin, est remplacé
par un orchestre composé d’un accordéoniste, de deux
guitaristes et d’un chanteur qui chante en anglais en se
tortillant. Leur chevelure noire et tombante, parfois agitée
par une ardeur extrême, les fait ressembler naturellement
aux Beatles, qu’ils essayent d’imiter.
Maintenant les danseurs se balancent sur un rythme lent.
L’ampoule électrique inonde un mélange de têtes blondes,
celles des Danois, et brunes, celles des Groenlandaises. Les
danseurs danois se cambrent sur leurs jeunes cavalières,
leur enfermant solidement la taille dans leurs grandes
mains.
Au morceau suivant, un twist, aucun des assistants ne se
lève.
— Tu dois savoir très bien danser. Ta présence intimide les
autres, me dit Gerhart. Personne ne voudra plus se montrer
sur la piste si tu ne danses pas. Lydia aana ! takkuuk !
asasannguaq ! (Elle est là, Lydia ta petite chérie, regarde !)
ajoute-t-il d’un air entendu.
Je traverse la salle et, sous les regards qui convergent sur
moi, l’entraîne vers la piste. Un grand sourire trahit son
émotion. Nous sommes les seuls danseurs.
Qui m’avait déjà dit que les Esquimaudes avaient la taille
lourde ? Sous la robe de soie de Lydia, un corps gracieux se
meut docilement. Elle suit harmonieusement mes pas. Je la
serre contre moi et lui caresse le cou. Des applaudissements
frénétiques approuvent ce geste. Au milieu des cris joyeux
qui nous accompagnent à la fin de ce tango, un jeune
Groenlandais en paletot traverse la salle à grands pas. Il me
tape sur l’épaule et dit : « Kammassuak (mon grand ami) ! »
Il glisse la main dans la doublure de son paletot, sort une
bouteille à moitié pleine d’akvavit et m’en fait boire à même
le goulot…
La consommation de boissons alcoolisées est interdite
dans l’établissement où l’on ne vend que de la limonade et
de la bière. C’est pourquoi les habitants boivent de l’alcool
chez eux avant de partir et arrivent non pas toujours ivres
mais éméchés, ce qui les excite étrangement et les dispose
à ce comportement fougueux, eux généralement si timides !
Dehors, les hommes pissent contre les murs.
Le bal se termine vers 1 heure du matin et dehors nous
retrouvons le froid, la nature calme et morne, la lumière du
soleil, les montagnes grises et sévères, le blanc reflet
provenant des glaces sur la mer et, sur les rochers, les
maisons éparpillées, à l’aspect triste et dont on connaît
depuis longtemps le nombre par cœur. Je rentre chez Hans
avec Lydia.
À 3 heures du matin, pendant que nous dormons, un
individu s’est introduit dans la chambre. Il me touche les
cheveux en riant. Réveillé sous le contact d’une main
rugueuse, je vois penché sur moi un homme aux longs
cheveux, barbu et qui, regardant tour à tour Lydia et moi (la
lumière du jour entre intensément par la fenêtre), répète
dans un sourire béat : « Kusanaq ! kusanaq ! (joli, joli) ». Je
le regarde, peu rassuré. Est-ce un ivrogne ? À son aspect
terrifiant, Lydia se blottit de plus en plus contre moi. Il entre
par deux fois dans la chambre de Hans et Paulina, descend
ensuite à la cuisine, y mange des ammassat puis s’en va.
On se souvient que la maison n’est pas fermée à clé la
nuit. Les propriétaires, interrogés le lendemain, ignorent qui
c’était. Cela ne les a pas préoccupés outre mesure.
Le soir, je vais rendre visite à Lydia qui est couchée,
fiévreuse, et ne peut venir au cinéma avec moi. Je vais voir
Gerhart.
— Lydia ne peut pas venir ? Qu’à cela ne tienne ! Tu
prendras Christine. Si elle n’est pas au cinéma, nous la
verrons après au « Nanoq ».
Je sais que le « Nanoq » est le deuxième dancing, ouvert
seulement le dimanche, jour où la maison commune sert de
cinéma.
Mais qui est Christine ?
— Elle travaille au pisiniarfik. Tu verras, elle est bien,
kusanaq ! Beaucoup de Danski la désirent…
Au « Forsamlinghus » une affiche géante annonce le film,
L’Homme à l’imperméable, film français avec Eddie
Constantine. J’ai déjà vu L’Homme à l’imperméable. Mais, le
Martin S étant reparti, ce vieux film représente le seul lien
qui me rattache encore au monde européen. Aussi, vers 18
heures, je m’installe avec Gerhart au « kino ». La salle est
comble.
Le film, en français, est sous-titré danois. Dix minutes
après le début de la séance, les images s’immobilisent tout
à coup sur l’écran.
— Panne de projecteur ? demandai-je à Gerhart.
— Naamik ! répond-il en se renversant dans son fauteuil.
Une voix sourde jaillit du micro et explique en esquimau
toute la partie du film que nous venons de voir. Puis les
images se remettent en mouvement, et cet étrange
phénomène se reproduit toutes les dix minutes, ce qui a
pour conséquence de rendre la séance extrêmement longue
et d’obliger à raccourcir, voire couper certaines séquences.
En effet, les Danois ayant horreur des doublages parce
qu’il leur paraît inconcevable qu’un acteur étranger leur
adresse la parole en danois (en cela ils n’ont pas tout à fait
tort, leur langue n’étant pas de celles qui charment par les
sons), tout film étranger est projeté dans sa version
originale et sous-titré danois. Mais voici le moment où les
choses se compliquent : il s’agit de montrer ces films
étrangers sous-titrés danois aux Esquimaux du Groenland
qui comprennent rarement le danois, la langue de la mère-
patrie, et nullement la langue étrangère parlée dans le film.
Mettre également des sous-titres en esquimau représente
des frais. La solution adoptée jusqu’ici est donc
d’immobiliser les images toutes les dix minutes sur l’écran
et, tout en restant dans l’obscurité, d’expliquer aux
spectateurs la séquence qui vient de se dérouler. Vous
parlez du plaisir qu’en ressent quelqu’un qui comprend bien
le français !
À la sortie, je demande à Gerhart s’il a bien compris le
film.
— Aap ! dit-il avec un grand sourire.
Et plus de commentaires.
 
Quelques jours plus tard, nous allons, Gerhart et moi,
passer une demi-heure chez Lydia.
— Asavakkit ! (Je t’aime !) dit-elle en m’accueillant. Très
ému, je lui caresse la joue. Au moment de partir, elle me dit
:
— Reviens ce soir à 19 heures avec Adam.
— Pourquoi Adam ?
— Pour qu’il passe aussi la nuit avec Kathrina comme la
première fois, précise-t-elle.
Nous refusons ce soir toutes les invitations pour répondre
à celle-là. Mais qui voyons-nous, Adam et moi, en entrant
dans la chambre de Lydia un peu plus tôt que prévu ? Karl !
Karl, le propre frère de mon ami Adam, allongé dans le lit
auprès de Lydia ! Ils boivent de la bière en riant. Les voyant
ainsi côte à côte sous le drap, je ne peux m’empêcher
d’éprouver un profond dépit. Karl attire Lydia contre lui et
me fait signe de me glisser aussi dans le lit. Je refuse et sors
sans rien dire après avoir supporté les discours d’Adam qui
tonne contre les Danois de n’avoir pas encore « amélioré la
vie matérielle de ses compatriotes et modernisé le pays ». Il
leur préfère les Américains. Lydia le désapprouve. Karl se
met à dormir la tête sur la poitrine de Lydia qui, toute à lui
en ce moment, ne me prête aucune attention.
Je vais rendre visite à une de ses voisines nommée Anita
puis je reviens. Lydia est seule, Karl et Adam sont partis.
C’est alors à mon tour de tonner non pas contre la vie
matérielle mais contre la dispersion de sentiments. Je
mélange en parlant le danois et l’esquimau. Comment ! dis-
je, est-ce ça m’aimer ? Qu’entend-on dans ce pays par
asavakkit ? Mais tout ce que je dis n’effleure même pas
Lydia, elle semble ne rien comprendre à mon attitude. Alors,
j’exagère la scène et la traite d’infidèle. Elle se met à
pleurer enfin. Debout au milieu de la chambre, je reste
impassible à la vue de ses larmes. Kathrina arrive et ne dit
mot en voyant sa collègue sangloter, le visage appuyé
contre l’oreiller. Mise au courant de ce qui se passe, elle me
qualifie de jaloux. Elle non plus, à ma grande surprise, ne
comprend rien à ma colère. La jalousie est un sentiment
blâmé dans le pays. Elle ajoute :
— Avant ton arrivée Karl et Lydia ont toujours été
ensemble.
— Ah bon ?
Je sors tout songeur. Ainsi Karl est l’ami de Lydia. Dans ce
cas, qui devrait se montrer jaloux ? Lui certainement !
Je retourne chez Adam. La première personne que je vois
est Karl. Il m’appelle son frère, me fait asseoir et m’apporte
le café. Ce n’est pas tout. Adam, ce Groenlandais
européanisé, me demande en sirotant son café :
— As-tu essayé Kathrina ? Elle est bien.
— Mais c’est ton amie ! lui dis-je ébahi.
— Oui mais…
Je comprends et baisse les yeux.
Ce partage de femmes entre amis est sans doute
alléchant. Je veux bien partager celles des autres mais pas
la mienne. Mon comportement et notre manière de voir
doivent refléter assez en ce moment deux mondes, le leur
et le mien, inconciliables en ce domaine.
 
Je commence à être dégoûté des mœurs des habitants.
Un soir, je vais chez Lydia, qui vient de finir son travail. Nous
allons au dancing et rentrons coucher chez moi. Le
lendemain matin la mère d’Éric – le frère de Gerhart – entre
dans ma chambre m’apportant des supports de bougie. Elle
n’a pas frappé, cligne de l’œil et sourit en voyant une fille
dans mon lit. Impossible d’avoir une vie intime ! Réveillés
par elle, nous nous mettons peu après à table pour le café.
Karl arrive alors. Lydia court le rejoindre ! Ils s’asseyent côte
à côte à l’autre bout de la table et je surprends la main de
Lydia sur la jambe de Karl. Puis elle revient presque aussitôt
vers moi. Mécontent, je sors.
Deux femmes – chacune debout sur le seuil de sa maison
– m’invitent à qui mieux mieux. Mon embarras. Puis je
décide d’aller les voir l’une après l’autre.
Chez la première : Les deux lits de la chambre sont
jonchés de vêtements en désordre. Photos aux murs ; ici
quelques images de Jésus, là la Vierge tenant l’Enfant dans
ses bras. Il y a une carte colorée du Groenland, travail
d’écolier :
— C’est mon fils qui l’a dessinée. J’ai deux meeqqat, une
fille et un garçon, tous deux de père danois.
Elle se penche sur moi pour m’embrasser. J’évite son
baiser. Elle se blottit contre moi, m’appelle darling. Un poste
radio diffuse de la musique en crachotant. Ensuite elle me
propose des colliers de perles qu’elle étale devant moi sur la
table.
— Je n’ai pas d’argent, dis-je.
Me négligeant alors tout à fait, elle se met à repasser une
jupe d’étoffe à petites fleurs rouges.
— C’est pour ce soir… Viendras-tu au dancing ?
— Peut-être.
— Oh ! viens-y ! viens-y !
Le fer à repasser, un fer en fer et d’une facture qu’on ne
voit plus, est chauffé par une grande cuisinière qui sert en
même temps d’appareil de chauffage. Il y a une poupée
dans un des deux lits. Chez la seconde : Elle est saoule et
couchée, le regard fixé au plafond. Bien qu’éveillée, elle ne
m’a pas entendu frapper à la porte. J’entre cependant, me
place devant elle et l’appelle, mais elle ne bouge pas
pendant plusieurs secondes, les yeux grands ouverts et
toujours rivés au plafond. Enfin elle se redresse et s’assoit
dans le lit (il y en a deux également), promène les yeux
sans me voir : on dirait le regard dévié d’un louchon. Je
refuse de m’asseoir.
— Come again, répète-t-elle sans savoir vraiment ce
qu’elle dit.
Oui, je suis de plus en plus déçu. Seules la danse et la
boisson occupent la vie des habitants. Ce n’est pas le
Groenland dont j’avais rêvé. Je voulais vivre avec des
chasseurs de phoques, être tiré en traîneau, habiter un igloo
! Mais, en dehors de deux kayaks, il n’y a plus de chasseurs
de phoques à Qaqortoq, pas un seul traîneau, pas un chien.
Et pas d’igloo, pas un seul !
Pour me rendre compte de ce qui reste des activités
traditionnelles, je consulte les chiffres officiels et apprends
que la population de Qaqortoq a, de 1959 à 1960, tué un
ours, un marsouin, 413 phoques et 61 renards, soit 476
animaux en un an pour une agglomération de 1 741
habitants à l’époque.
Depuis, ces chiffres vont diminuant chaque année.
— Aujourd’hui, la population se livre presque uniquement
à la pêche à la crevette et à la morue, me dit-on.
Mais, en dehors d’Éric, de Locarno, un Suisse naturalisé
danois, et de quelques-uns qui s’absentent fréquemment du
village pour aller à la pêche, aucun de ceux que je fréquente
ne se livre apparemment à une activité précise. Gerhart qui
me traîne partout nuit et jour semble ne rien faire. Parlerai-
je de Karl ? Il me donne plutôt l’impression d’être un
parasite vivant aux dépens de ses frères et surtout d’Adam.
Quant à Hans, qui prétend travailler au chantier naval, il ne
s’est jamais rendu un seul jour au travail depuis mon
arrivée. Pourtant Paulina offre toujours café et boisson aux
visiteurs. Avec quel argent ? Eh bien ! disons-le tout de suite
: un grand nombre de Groenlandais encore valides vivent
tout simplement d’allocations de l’État danois.
La cause ? On met des enfants à l’école mais on ne leur
apprend rien des activités traditionnelles. Mieux encore : on
déprécie devant eux cette vie qui est pourtant la leur.
Devenus adultes, ils ne savent même pas chasser en kayak.
Voilà les Groenlandais actuels de cette côte méridionale.
— Mais y a-t-il encore des localités où vivent des
chasseurs de phoque, avec des chiens, des traîneaux et des
kayaks ?
— Avannamuut ! (il faut aller plus au nord).
— Où exactement ?
— Naluvara ! (Est-ce que je sais ?) Immaqa (peut-être)
Sisimiut, Ilulissat, Toûli…
Les noms de ces trois agglomérations en danois sont :
Holsteinsborg, Jakobshavn, Thulé, des villages lointains.
— C’est là-bas que tu verras les Esquimaux.
Et ces Groenlandais civilisés du Sud, descendants
d’Esquimaux, prononcent à leur tour, comme jadis les
Algonkins, ce mot « Esquimaux » avec mépris.
De toute façon, je me dispose à faire le voyage du Grand
Nord, envisageant même quelques semaines de séjour dans
chacun des villages intermédiaires.
Les transports locaux posent cependant un problème. Un
trajet de Copenhague à n’importe quelle grande
agglomération du Groenland est plus facile qu’un
déplacement d’une localité à l’autre. Il existe quelques
hélicoptères pour ce service, mais leurs vols dépendent des
conditions atmosphériques. On peut les attendre d’un jour à
l’autre pendant un mois !
— Tu peux prendre ici ou encore à Narssaq le bateau
Kununnguaq qui va jusqu’à Upernavik, près de Thulé, tous
les quinze jours, de juin à septembre.
Ce long trajet direct est donc possible. Mais mon intention
de vivre quelque temps dans chacun des autres villages ne
s’en accommode pas.
Hans et Gerhart discutent et m’annoncent qu’en
procédant comme je l’entends, je serai certainement bloqué
par les glaces pendant six mois dans la région
d’Egedesminde (Aasiaat en groenlandais) où je me verrai
obligé d’attendre l’été prochain pour pouvoir continuer ma
route vers le nord par bateau. (C’est effectivement ce qui
arriva.)
— Ou bien, si l’hiver te surprend à Sisimiut
(Holsteinsborg), tu auras la possibilité de poursuivre ton
voyage en traîneau.
Je dois donc établir des plans très détaillés pour ces
déplacements. Je ne puis le faire sans connaître l’itinéraire
des petits bateaux côtiers. Tout cela nécessite de nouveaux
renseignements qu’on n’avait pas pu (et qu’en aucun cas on
ne pouvait) me fournir à Copenhague. Je m’y livre avec
d’autant plus d’acharnement que la vie inactive de
Qaqortoq me rend nerveux. Il me faut la route et l’espace !
 
Pourtant, ce n’est que le 12 août (après un long séjour à
l’hôpital pour suspicion de maladie vénérienne… ou de
maladie tropicale !) que je vais enfin pouvoir partir 2.
Ce jour-là, il est 19 h 30 lorsque je fais mes adieux à Lydia,
à mes hôtes puis me rends au port. Adam vient avec moi et
m’aide, avec un jeune garçon, à monter mes bagages sur le
Kununnguaq.
Nous quittons Qaqortoq à 21 h 30. Il fait encore jour à
cette heure au mois d’août. Tous les habitants sont devant
l’embarcadère pour voir partir le navire. On me souhaite
bon voyage et bon retour. Mais je ne devais plus jamais
revoir Qaqortoq « la Blanche » !
3
La pêche au loup marin

Pendant tout le temps que nous naviguons pour sortir du


fjord, la mer est calme, plate comme un fleuve ; de chaque
côté, les montagnes se succèdent. Nous dépassons des
îlots, des icebergs. Le soleil se lève à 2 heures du matin
derrière le bateau, du côté de Qaqortoq dont je ne reconnais
plus l’emplacement au milieu des hautes montagnes grises.
Je ne voyage pas dans une cabine séparée mais avec les
Groenlandais, sous la dunette où l’on couche à plusieurs,
tête-bêche, sur de longues banquettes qui servent de sièges
dans la journée. Quoiqu’il y ait un compartiment pour les
hommes et un pour les femmes, on s’y mêle toujours.
Nous arrivons à 10 h 30 le lendemain à Arsuk (ou Arsouk),
petite agglomération. Ce village est situé près d’Ivittuut,
autre village plus animé où l’on exploite la cryolithe, un
minerai d’aluminium qu’on extrait sous la forme de pierres
très froides au toucher (d’où son nom). Faute de
débarcadère à Arsuk, nous jetons l’ancre au large et une
barque à moteur assure la navette entre le village et le
bateau. Nous repartons peu après, et arrivons à 17 heures à
Frederikshaab, où je descends.
La ville est entourée d’îlots et de récifs qui en obstruent
l’accès, et le débarquement se fait comme à Arsuk.
Frederikshaab, en esquimau Paamiut, situé à 300
kilomètres de Qaqortoq, compte 1 040 habitants. Son nom
esquimau signifie « Les Habitants de l’Embouchure ».
Je suis accueilli par les Steffensen, une famille
groenlandaise. La femme, après m’avoir fait entrer dans le
salon, ouvre la porte de la chambre à coucher pour me
présenter à son mari. Il est ivre et dort. Sans se gêner, elle
allume pour me le faire bien voir…
Leur fils unique Steffen, un garçon de 15 ans aux cheveux
coupés en brosse, est assis sur le canapé. Il m’aide à ranger
mes bagages, et, après un tour dans l’agglomération et au
petit dancing en sa compagnie, nous nous couchons vers
minuit, dans le salon. Le père de Steffen dort toujours.
L’homme ivre se réveille au milieu de la nuit et se montre
au salon, vêtu d’une chemise à carreaux ouverte sur la
poitrine et d’un pantalon de drap noir. Il est accompagné de
sa femme qui le tient par la main. Le poêle à charbon brûle
encore et sa lueur rouge, en les éclairant sur le seuil de leur
chambre, fait reluire leurs visages gras. La femme a mis une
vieille robe lâche, vêtement que portent la plupart des
Groenlandaises pour se coucher la nuit. Tous deux
s’approchent du poêle, comme des trolls qui s’accroupissent
devant un feu de forêt et, pendant que la femme alimente le
feu pour la nuit, l’homme se dirige en titubant vers la porte
d’entrée où se trouve un seau en plastique. Et là, presque
en face de moi, il déboutonne son pantalon froissé sur
lequel brillent par endroits des plaques de mucosité séchée.
Après avoir vidé sa vessie, le voilà qui s’empêtre dans mes
bagages et manque de tomber. Sa femme, à son tour,
s’approche du seau, soulève sa robe (elle ne porte rien en
dessous) et s’assied sur le bord du récipient.
Après quoi, remettant de l’ordre dans mes bagages,
dérangés par son mari, elle lui dit avoir accueilli un étranger
sous leur toit. Elle me montre du doigt et tous deux, me
croyant endormi, s’approchent doucement, se baissent et
m’examinent. « Il est vraiment noir ! » observe l’homme.
Puis ils retournent se coucher. À l’aube, croyant aussi que je
dors, leur fils Steffen, qui pourtant a passé la soirée au
dancing avec moi, se redresse sans bruit et me regarde
longuement. Il étend le bras et passe doucement la main
sur mes cheveux. Il recommence trois fois de suite. Dans
ses yeux brille une indescriptible curiosité.
C’est donc le lendemain, samedi, que je fais
véritablement connaissance avec mes nouveaux hôtes.
Steffensen a 50 ans mais sa femme, qui en a une dizaine de
moins, paraît plus vieille que lui, étant plus ridée,
desséchée, avec des pommettes très saillantes. Tous deux
sont originaires d’Arsuk.
J’ouvre mon sac à dos pour me changer et m’aperçois
qu’il est mouillé et sent fortement l’urine. La toile est
humide même à l’intérieur.
— C’est Steffensen qui a pissé tout ça ? demandai-je en
me tournant vers lui.
La question est posée avec une telle vivacité que tout le
monde se met à rire. Je sors une première feuille de papier
sur laquelle apparaît une large auréole et la montre en
disant :
— Regardez ! elle est aussi grande que la carte du
Groenland !
Cela nous fait rire une bonne partie de la journée.
Dans tout le pays, en ce mois d’août, le temps est
pluvieux, brumeux et, pour ceux des Groenlandais qui n’ont
d’autres activités que celles que leur procurent les Danois,
ces longues journées de fin de semaine s’annoncent
affreusement vides. Aux fenêtres des maisons voisines,
collés contre les vitres froides, des visages chargés d’ennui
observent le temps.
Derrière la maison des Steffensen, la longue vallée évasée
qui contient le village se prolonge telle une ancienne auge
glaciaire jusqu’au bord où se dressent des icebergs. Le fond
de la vallée est relativement plat et, comme les maisons
éparpillées sont séparées d’une trentaine de mètres les
unes des autres, un grand espace s’ouvre entre elles et l’on
voit distinctement vers le centre l’église de bois. Les angles
du toit et les clochers superposés la font ressembler à un
joyau chinois. À gauche, des poteaux télégraphiques
s’alignent dans la plaine.
Paamiut est partagée en deux parties égales par une rue
principale, la Gerth Egedesvej ou rue Gerth Egede, elle-
même traversée par quatorze petites rues dont quatre
seulement portent des noms, les autres pas encore. Il y a
une rue du Service des Eaux, la Vandværksvej, une rue du
Pont de l’Est, la Østerbrovej, sans qu’il y ait de pont, et une
rue du Cimetière. Non loin de cette dernière s’élèvent huit
baraques de forme oblongue, recouvertes de bâches d’un
vert olive comme celles des baraquements militaires et
installées en plein désert, dans un renfoncement de la
vallée. Elles sont habitées par de jeunes Groenlandais qui
n’ont pratiquement pas de contacts avec les autres. Ce sont
des jeunes gens qui ont quitté leurs villages des environs
pour s’établir à Paamiut, se soumettant ainsi à une politique
du gouvernement qui tend à rassembler toute la population
groenlandaise dans les grandes agglomérations du Sud, afin
de faciliter l’administration du pays. Ces jeunes travaillent
au chantier naval ou bien, d’anciens chasseurs, essaient de
devenir pêcheurs, la pêche à la morue et à la crevette étant
considérée comme une économie d’avenir pour le
Groenland. Les baraques qui leur tiennent lieu d’habitations
sont appelées Diogenehytter, huttes de Diogène. Des «
Diogène » malgré eux ! Le plus surprenant est que leurs
compatriotes groenlandais ne leur offrent pas l’hospitalité
pour les aider à quitter ces froides baraques situées entre le
cimetière et un bras du fjord où l’on jette les immondices :
bois pourris, cartons de bière et de sucre, sacs, récipients
tordus ou défoncés, ailes d’oiseaux, têtes de moutons,
boîtes de conserve, bottes usées, bouteilles en verre et en
plastique, gants troués, bas de femmes. Une fumée âcre se
dégage de ce tas de pourritures que survolent des
corbeaux.
C’est près de cet endroit malsain que se tassent, outre les
huit baraques, les plus pauvres maisons du village et d’où
s’élèvent rarement des cris de joie, tandis qu’à l’autre
extrémité s’étirent deux longs bâtiments abritant les
ouvriers danois qui, le soir, s’amusent énormément ; la
musique hurle de partout ; dans la rue on est étourdi par les
accords disparates de plusieurs électrophones. Jusque dans
l’Arctique, tu n’es qu’un vain mot, ô Égalité !
Ces ouvriers danois vivent en célibataires au Groenland
avec des kiffaks, des domestiques qu’ils engagent en grand
nombre pour la lessive et le café. De leurs amours
ancillaires naissent des enfants pour peupler le Sud. Puis un
jour, ils s’en vont, abandonnant kiffaks et enfants.
 
Depuis mon arrivée il y a deux jours, les enfants ne
quittent plus de la journée les alentours de la maison où je
vis. Ils guettent ma sortie, me suivent partout. Dès qu’ils
savent mon nom, mon âge, et surtout dès qu’ils me serrent
la main, ils deviennent mes grands amis. À des moments où
je ne les attends pas, ils viennent par petits groupes me
rendre visite. Ils me demandent où j’aimerais aller, ce que je
désirerais voir et m’emmènent en barque dans les fjords
voisins, m’apprennent leur langue, me confient les histoires
qu’ils savent sur chaque habitant du village.
Dimanche, ils sont venus me chercher vers 20 heures
pour aller cueillir des paarnat, petites baies noires qu’on
ramasse dans la montagne. Ils m’entraînent avec eux et me
font asseoir dans une vallée pendant qu’ils partent à la
cueillette de ces petits fruits qu’ils apportent à pleines
mains et que nous mangeons joyeusement. Les plus âgés
de ces jeunes amis ont dix ans.
— Afrika nuanni ? me demandent-ils.
— Oui, l’Afrique est un beau pays.
— Soorlu tamaani ? (Aussi beau que notre pays ?)
L’amour pour leur pays et pour ce qu’ils possèdent prime
sur tout. Par exemple, en présentant leur nourriture à
l’étranger, ils lui demandent souvent dès la première
bouchée : « Mamarpoq, ilaa ? » (C’est bon, n’est-ce pas ?) Et
leur joie est immense quand on répond : « Aap, mamarpoq
» (Oui, c’est bon).
Je leur réponds que l’Afrique est une terre aussi belle que
le Groenland. Ils me font énumérer ce qu’on trouve en
Afrique. Nous parlons de forêts, de bêtes féroces. Ils en ont
entendu parler à l’école, mais, n’ayant jamais vu d’arbres,
leur curiosité est piquée à vif. Comment pousse un arbre ?
Quelle hauteur peut-il avoir ? J’explique de mon mieux.
Pendant que nous conversons ainsi, d’autres familles
cueillent aussi dans la montagne des paarnat dont elles
emplissent des seaux en plastique. Nous apercevons une
jeune fille et l’un de mes jeunes amis, la désignant d’un clin
d’œil, me demande :
— Una, mamaq, ilaa ? (Elle est bonne à croquer, n’est-ce
pas ?)
— Aap ! Mamaq assut !
Ma réponse les fait sauter de joie. Ils poussent des cris en
riant et en tapant des mains. La fille, qui heureusement
pour nous n’a rien entendu, disparaît derrière une montagne
et nous nous remettons à croquer nos fruits.
Un peu plus tard, nous nous engageons dans une longue
et belle vallée herbeuse ombragée par la grande chaîne de
montagnes qui s’étire à gauche. À l’autre bout, le soleil du
soir se mire dans un petit lac. Des ruisselets murmurent
entre les grosses pierres. Un épais tapis de mousse amortit
nos pas. Je marche au milieu de mes amis.
— Comme il est grand ! s’écrie l’un.
— C’est mon frère ! dit un autre en me prenant la main.
— C’est le mien ! fait une fillette qui me saisit l’autre
main.
Puis ils m’invitent à visiter leur école. Je m’y rends le
lendemain, lundi, et suis frappé par l’atmosphère amicale
qui règne entre maîtres danois et élèves. Ils s’entretiennent
librement. Pour connaître et mieux comprendre leurs élèves,
les instituteurs prennent le soir des leçons d’esquimau.
Maîtres et élèves sont des amis. Douce atmosphère qui fait
plus de bien à ces enfants que la rigidité et les coups de
bâton adoptés par nos maîtres en Afrique. Je n’ai jamais vu
auparavant des enfants aussi joyeux d’aller à l’école (même
au Grand Nord pendant les plus grands froids) et aussi
détendus en classe.
Le seul tort qu’on leur fait est celui de négliger leur
culture et de vouloir les instruire suivant des normes
valables pour l’Europe.
À 11 heures le samedi 28 août, j’arrive à Godthaab, la
capitale, appelée en esquimau Nuuk, « capuchon » ; le nom
viendrait d’une montagne qui domine l’agglomération, un
haut sommet en dents de scie, dont le point culminant
émerge comme une tête hors du capuchon d’un anorak.
Son nom danois Godthaab (prononcez Gott-Hoob) signifie
bonne espérance. En effet, située dans le détroit de Davis,
entre l’épaisse banquise permanente du sud et les régions
désolantes du nord, la presqu’île où niche Nuuk jouit d’une
bonne position : les bateaux venant d’Europe, en coupant
au large, n’ont souvent qu’à traverser des packs pour s’y
rendre, de sorte que la capitale est accessible en toutes
saisons.
Le port, fait d’armatures métalliques et de grosses poutres
soutenant la surface en béton armé, est assez grand et cinq
ou six cargos peuvent y accoster. À droite, un prolongement
de l’ouvrage est réservé aux embarcations de pêche.
Sur le quai s’est formé un groupe de vingt personnes dont
le nombre ne cesse d’augmenter. Un autobus, le seul du
Groenland, attend les passagers.
Onze magasins et boutiques, une roulotte de marchand de
saucisses chaudes comme on en voit dans les rues de
Copenhague, deux églises, deux hôpitaux, dont l’important
« Dronning Ingrids Sanatorium » (sanatorium de la reine
Ingrid), quatre cafés-bars, une station radio et une caserne
de pompiers, un terrain de football, trois jardins d’enfants,
deux écoles et un lycée, un internat de jeunes filles, une
bibliothèque municipale et un hôtel, enfin 644 maisons
constituent cette ville de près de 5 000 habitants. C’est ici,
dans la capitale, que se trouve l’unique prison du
Groenland, une prison de six places… Elle est grande
comme deux maisons d’habitation réunies, sans étage et
passerait inaperçue si elle n’était entourée de grillage,
chose inhabituelle au Groenland. Ma première impression
est celle de me trouver devant quelque basse-cour. Je fais le
tour de la clôture, haute de quatre mètres environ. La porte
également grillagée est grande ouverte. Après avoir
traversé la cour et franchi le seuil du bâtiment à l’intérieur,
on suit un couloir de trois pas. Au bout, se trouve le gardien,
assis devant une table, à côté de la cuisine.
— Je n’ai présentement que cinq pensionnaires, tous des
jeunes gens de 25 à 30 ans. Deux d’entre eux viennent du
sud du pays, le troisième de Godthaab même, et les deux
derniers du nord, l’un de Holsteinsborg et l’autre
d’Egedesminde.
Le geôlier n’est pas armé.
— Nous prévoyons dans deux ans une prison de dix-huit
places étant donné l’ampleur des crimes et des délits
depuis quelques années.
— Quels sont les crimes les plus fréquents ?
— Vols et meurtres…
— Puis-je voir vos pensionnaires ?
— Ils sont libres dans la journée et ne sont généralement
pas là. Mais vous pouvez visiter les cellules.
Dans chacune d’elles sont disposés un placard sans porte,
une table, placée sous la fenêtre, et un lit recouvert de
draps bien propres et d’une couverture. La caisse vernie
d’une belle guitare brille sur un lit ; sur l’étagère fixée au-
dessus du lit, je feuillette deux gros livres pornographiques
pleins de photos. Chaque cellule est arrangée et garnie
selon les goûts de l’occupant. La dernière à droite est
inoccupée et, à travers la porte entrebâillée, je n’aperçois
que le matelas et la table nue.
Nous sommes en train de visiter la cuisine quand arrive
un jeune prisonnier de 27 ans, originaire du Sud, vêtu d’un
pantalon et d’une chemise blanche sans col. Il vit depuis six
mois dans la maison d’arrêt.
— Il ne me reste plus qu’une semaine à tirer, me dit-il.
— Que penses-tu du séjour ici ? Pas trop dur, non ?
Sourire, léger haussement d’épaules.
Les prisonniers sont seulement tenus de passer la nuit
dans la maison d’arrêt. On ferme la porte à 18 heures et on
l’ouvre le lendemain vers 8 h 30. Les détenus peuvent alors
se rendre à leurs occupations. Chacun d’entre eux travaille
où il veut, pour son compte, et paie les repas qu’il prend à la
prison.
— Je suis employé à la cuisine de l’hôpital où je gagne 2
couronnes 91 øre 1 de l’heure. Parfois je travaille au port en
aidant au débarquement quand un cargo arrive, pour me
faire un peu plus d’argent. Mais là encore je dois rentrer
avant la fermeture de la prison. Personne ne nous suit
quand nous allons travailler.
— Vous pouvez donc vous évader si vous voulez ?
— Oh oui, j’ai même essayé une fois.
Il en rit de bon cœur et ses yeux noirs brillent entre des
paupières étirées. Il jette un coup d’œil dans la direction du
gardien qui sourit à son tour.
— Ce n’était pas pendant la journée, tu sais, poursuit-il,
mais la nuit. J’ai escaladé la clôture par là (il sort me
montrer l’endroit tandis que le geôlier débonnaire retourne
s’asseoir à sa table) et je suis parvenu de l’autre côté du
grillage, juste là ! Ce n’est pas difficile, tu sais. J’ai été
écorché mais je suis arrivé à sortir sans faire de bruit. Je
voulais prendre un bateau pour retourner dans mon village ;
mais on m’a repris le lendemain pendant que je buvais chez
un ami. C’est pour cela que je suis maintenant obligé de
faire les six mois complets.
En général, on libère après la moitié de la peine les
prisonniers qui se conduisent bien et travaillent
régulièrement.
— Si vous êtes aussi libres que cela, pourquoi donc as-tu
essayé de t’enfuir ?
— Je trouvais que la loi des Blancs n’était pas juste. On
nous jette en prison pendant le même laps de temps que
pour un crime qui serait commis en Europe, alors qu’on ne
cesse de répéter que notre espérance de vie est plus courte
que celle des Blancs. Une peine de six mois au Danemark
devrait être de trois pour nous.
Notre jeune détenu ne peut évidemment se faire une idée
de la vie carcérale en Europe.
— Qu’as-tu commis comme crime ?
— J’ai volé.
Les crimes mineurs sont jugés au Groenland même, mais
tout meurtrier est escorté sur un bateau jusqu’à
Copenhague où il entend sa condamnation avant d’être
renvoyé et « incarcéré » au Groenland.
— Portez-vous des uniformes ? demandé-je au jeune
homme, en pensant aux prisonniers du Togo qui, pieds nus,
portent des uniformes kaki, une culotte et une vilaine
chemise avec un grand numéro cousu sur la poitrine et dans
le dos !
— Non, chacun s’habille comme il veut.
Aucun signe extérieur ne les distingue donc des autres
habitants, et cela est important sur le plan psychologique. Si
quelques rares personnes évitent leur compagnie, la
majorité des habitants ne les repoussent pas, et c’est ainsi
qu’ils entrent librement dans les maisons, dans les débits de
boissons où ils ne sont autorisés à consommer que du café
et du sodavan, du jus de fruits. On leur défend l’alcool, mais
ils en prennent chez des amis, « seulement une petite dose
», car l’ami trop généreux pourrait avoir des ennuis. Enfin ils
n’ont pas le droit de recevoir des filles la nuit, mais ne sont-
ils pas assez libres dans la journée ?
 
Pour me rendre au port de pêche, le lendemain, je
descends un interminable escalier qui épouse la pente
abrupte du rocher. C’est à cette pente rocheuse que
s’accrochent les maisons des pêcheurs. Des filets sèchent
sur les toits, des tas de mouettes tuées pendent aux portes.
Une fois en bas, je m’engage sur un pont étroit ; des
pêcheurs, assis près d’ancres rouillées, réparent des filets
suspendus à la rampe du pont dont un seul côté est muni de
garde-fou… Je monte à bord du bateau d’un pêcheur,
Christian, et lui propose de l’accompagner à la pêche.
— Une pêche dure longtemps, tu sais. Nous partons pour
une semaine ou deux, parfois plus.
— Cela ne fait rien.
— Reviens demain, nous partirons peut-être.
Immaqa ! Peut-être ! (Le « k » se prononce un peu comme
le « r » guttural français.) Telle est la réponse que vous
obtenez presque toujours en posant une question directe à
un Groenlandais.
Immaqa ! Cela dure depuis dimanche. Nous sommes
aujourd’hui mercredi et ne sommes pas encore partis. Le
lendemain, jeudi, je rencontre Christian vers 11 heures. Il
revient du magasin, chargé de provisions, pain, sucre, café,
pot de moutarde, et d’un bidon de pétrole. C’est clair, nous
allons partir enfin. L’achat du pétrole est rarement
trompeur.
— C’est demain le départ, Christian ?
— Naamik !
— Quand alors ? Ullume (aujourd’hui) ?
— Suuuu… Massakkut !
— Et tu ne m’as rien dit ?
— Je t’attendais !
Je retourne à la maison mettre rapidement de l’ordre dans
mes affaires, puis reviens au port d’où nous partons à 12 h
30 sur un de ces bateaux de faible tonnage à deux mâts,
très répandus dans le pays. Ces embarcations ont un rouf
en forme de guérite, élevé au milieu du pont. C’est la
timonerie, avec un compas, la barre, une radiotélégraphie,
un sondeur et un loch, appareil servant à mesurer la vitesse
du bateau. Sur le gaillard arrière, une trappe descend dans
une chambrette qui, pendant toute la durée de la pêche,
tiendra lieu de logement pour les quatre hommes que nous
sommes. Pour nous chauffer, un simple réchaud à pétrole.
Faire passer les Groenlandais du métier de chasseur à
celui de pêcheur a entraîné beaucoup de difficultés. Tous les
peuples esquimaux, du Groenland à l’Alaska, étaient divisés
en mangeurs de phoque, de caribou ou de poisson. Ceux qui
se nourrissaient de viande ne consommaient pas de poisson
et vice versa. Ceux qui mélangeaient les deux étaient peu
nombreux. Ainsi un drame s’est produit dans la région de
Thulé, où la chasse au phoque a été particulièrement
mauvaise au cours d’une année. Des habitants se sont
laissés mourir de faim tout en ayant du poisson à portée de
la main.
Un autre exemple, survenu peu avant mon arrivée à
Christianshaab, est significatif. Un jour, les hommes
employés par l’usine de poisson ont quitté en courant leur
travail et se sont jetés sur leurs kayaks, des phoques ayant
été signalés dans la baie. Et, comme cette chasse
improvisée a été bonne, ils ne sont plus retournés à l’usine.
L’univers des chasseurs qui se font pêcheurs met du
temps à se recréer. Ils ne deviennent pas immédiatement
des mangeurs de poissons : ils les vendent à l’usine, mais
comptent, tout en pêchant, chasser du phoque pour leur
propre nourriture. Et si le pont de notre bateau est jonché
de filets, de baquets pleins de cordes, mes compagnons
transportent aussi le matériel pour tuer et préparer le
phoque.
C’est ainsi qu’une heure après notre départ, nous nous
aventurons dans une anse. Christian me confie la barre, puis
les trois Groenlandais se mettent à l’affût à l’avant du
bateau, munis de leurs fusils et parcourant des yeux la
surface de l’eau tranquille. Je ne vois rien et je demande :
— Que cherchez-vous ?
— Puisi !
Nous avons mis le moteur du bateau au ralenti, mais il
résonne toujours assez pour inquiéter les phoques, attentifs
et soupçonneux. Nous allons d’une anse à l’autre. Tout
l’après-midi, il n’a été question que de phoques et d’oiseaux
marins, ptarmigans, eiders, guillemots, de tout sauf de la
pêche ! Des heures s’écoulent. Mes compagnons ne se
soucient guère du carburant gaspillé et cependant pas un
phoque n’est tué, pas même un oiseau. La nuit commence à
tomber et ils ont dû abandonner.
Nous sommes en septembre. Le soleil, qui depuis des
mois ne se couchait plus, se met à décliner. À 16 h 30, le
ciel est bas et sombre. Seule une lueur dore encore l’horizon
derrière les sommets. Nous longeons une montagne dont un
chaînon très étiré va s’abaissant en un chapelet de récifs,
long de plus d’un kilomètre ; une balise flotte à l’autre
extrémité ; cette longue chaîne de récifs, qu’au loin je
croyais unie et d’un seul trait, est sectionnée et offre des
passes. L’endroit est parsemé d’écueils.
— Où irons-nous pêcher ?
— À Fiskenæsset (Qeqertarsuatsiaat en groenlandais).
— Mais nous arrivons à Færingehavn (Kangerluarsoruseq
en groenlandais).
— Aap ! On ira au cinéma ce soir…
Situé à 60 kilomètres au sud de la capitale, Færingehavn
compte treize habitants. C’est pourtant un « port
international ». Des chalutiers étrangers s’y ravitaillent en
carburant dont les grands réservoirs sont installés au pied
des hauts sommets couverts de neige. Nous entrons dans le
village par un passage étroit entre deux montagnes et nous
trouvons devant les cinq maisons d’habitation : deux
rouges, deux jaunes et une blanche, plus grande, à deux
étages et aux nombreuses fenêtres. Il faut ajouter à ces
maisons un foyer de marins et, en face du port, une usine
où l’on réduit en poudre, semble-t-il, le poisson ou les têtes
de poissons. Il faut croire que cette usine installée dans un
hameau de treize habitants, y compris les enfants, n’a pas
besoin d’un effectif énorme pour fonctionner. En prévision
des chalutiers, le port est assez long et décrit un angle
obtus à son extrémité. Nous accostons à l’autre bout, contre
un bateau de pêche.
L’unique rue du hameau aboutit à un pont de bois qui
s’arrête devant le foyer des marins où nous entrons. Le local
sert d’église le dimanche et, en dehors des chaises et des
tables destinées à la consommation de la bière, d’un
vestiaire et d’une cuisine, il y a une chaire et deux pianos
dont le plus neuf est fermé et rangé dans un coin. Le plus
vieux est à la disposition de tout le monde et va jouer qui
veut. Des livres de cantiques, plus ou moins usés, bâillent
dans une caisse. Des cases renferment des journaux, la
plupart scandinaves. Et ceux qui n’ont ni envie de lire ni de
s’asseoir devant le piano peuvent soit se livrer à des jeux
mécaniques – dont un baby-foot – installés dans la salle, soit
contempler aux murs des peintures représentant des
paysages et des scènes groenlandais ou boire tout
simplement, un personnel groenlandais étant prévu pour
accueillir les marins et les pêcheurs.
Nous commandons un café. Treize jeunes marins
espagnols font un ramage étourdissant. Je m’entretiens
avec eux et nous reprenons ensemble un café. Ils pensent à
l’Espagne, qu’ils ont quittée depuis trois mois, et se
plaignent du froid !
Deux autres jeunes marins, finlandais ceux-là et saouls,
entrent dans le foyer. Ils marchent en titubant. Les voilà qui
s’asseyent comme des pantins désarticulés. Ils
commandent un café, mais se mettent à ronfler l’un en face
de l’autre, la tête appuyée sur leurs bras croisés pendant
que le café fume sur la table. La serveuse les réveille ; ils
promènent dans la salle des yeux hagards, paient, se lèvent
et sortent, tenant à peine sur leurs jambes. La serveuse
reprend le café auquel ils n’ont pas touché. C’est ici, à
Færingehavn, que, l’année précédente, un jeune Finlandais
ivre s’est tranché le sexe et l’a jeté à la mer. Transporté au
dispensaire, il devait y mourir.
Nos amis restés à Nuuk doivent nous imaginer en train de
pêcher en ce moment, mais pas du tout ! Nous passons
agréablement une partie de la soirée au foyer des marins.
Nous y revenons même une seconde fois avant d’aller voir
Don Camillo, un film avec Fernandel. Trois drapeaux égayent
la petite salle de cinéma, celui du Danemark à gauche, de la
Norvège à droite, de la Suède au milieu et au-dessus de
l’écran.
Une pluie battante et un vent violent nous accueillent à la
sortie. Arrivés transis de froid dans la chambrette de notre
bateau, nous nous apercevons que le réchaud à pétrole fuit.
Le réservoir est percé et des bulles d’air s’en échappent,
mais le réchaud marche tout de même ; il faut seulement
pomper sans discontinuer pour maintenir la pression, sans
tenir compte du jet de pétrole qui sort de l’orifice et nous
éclabousse la figure. Nous dînons de tartines de pâté, de
fromage et de confiture de fraises tout en avalant du café
dans un bol qui passe de main en main. Puis nous éteignons
le réchaud et bouchons l’ouverture en y étalant de la
peinture avec un tournevis. La chambrette dégage des
exhalaisons fétides, mélange des odeurs des peaux de
renne et de phoque, du pétrole brûlé et de la sueur. Le
plancher est crasseux, dégoûtant. C’est une épreuve que
d’y passer la nuit. Christian me fait coucher à sa place
habituelle, sur une peau de phoque, dans la cavité latérale
de gauche. J’en ressens une impression à la fois funèbre et
douce car cette cavité ressemble à un cercueil, en a la
longueur et la forme oblongue. Je roule mon paletot sous ma
tête en guise d’oreiller. Abel est couché dans la cavité
opposée et, comme il n’y en a que deux, Christian et Jørgen
(prononcez Yonn) s’étendent tête-bêche au-dessous de celle
d’Abel, sur un banc. La tempête hurle dehors et nous
entendons le fouettement de l’eau contre la coque. Le
bateau se balance sur place. Craignant qu’il ne donne de la
bande, nous nous levons au milieu de la nuit et quittons le
port pour un autre emplacement près d’un débarcadère. Il
fait si sombre qu’au cours de cette manœuvre, Abel, debout
à l’avant, éclaire les montagnes avec sa lampe électrique
pour nous guider. Un autre bateau de pêche, s’éloignant du
port en même temps, nous suit lentement, feu de bâbord
rouge, celui de tribord vert et une lampe allumée au haut du
mât. Nous nous rangeons dans une baie où se trouvent déjà
d’autres embarcations et assistons toute la nuit à un
concert de craquements.
Il n’a pas non plus été question de pêche la journée du
lendemain vendredi mais il y a à cela une bonne excuse, la
tempête. Les pauvres petites embarcations sont
effroyablement agitées dans la baie. Toute la journée, le ciel
reste gris, le vent court à toute vitesse à la surface
écumante de la mer. Les gens du bateau voisin plument des
eiders pour les faire bouillir ; le vent leur arrache
littéralement les plumes des mains. L’épaisse fumée
blanche de l’usine, qui répand une forte odeur de poisson,
chemine de droite à gauche comme le panache d’une
locomotive qui roule à toute allure ou bien, rabattue tout à
coup par le vent violent, fait penser à une masse d’eau
écumante qui se précipite d’une grande hauteur.
Une accalmie nous permet, le soir, de retourner voir un
western. En cours de route, un Danois s’écrie en me voyant
: « Diable ! Le pauvre Noir… Mais il va geler dur comme
pierre ! » Et il m’offre de l’akvavit que nous buvons dans la
rue, lui et moi, à même le goulot.
Au sortir du cinéma, le vent est plus terrible que dans la
journée. Nous marchons la tête tournée de côté, tantôt
courbés, tantôt penchés droit vers l’avant, contre le vent qui
nous soutient en même temps que la pluie nous fouette. De
retour sur le bateau, nous changeons encore une fois
d’emplacement pour nous abriter dans une baie plus sûre.
C’est le cas de le dire, nous quittons Færingehavn le
dimanche contre vents et marées. La tempête sévit toujours
et nous avons 88 kilomètres à faire pour arriver à
Fiskenæsset sur une mer déchaînée. Sans nous risquer au
large, nous côtoyons des îlots plantés de balises,
empruntant des passes. Nous nous arrêtons néanmoins
dans chaque anse, à la recherche des phoques auxquels les
hommes ne cessent de penser. Abel et Jørgen se tiennent à
l’avant, fusil à la main. Mais toujours pas de phoques ! Ils
tirent sur des oiseaux, sans en atteindre un seul. Je
commence à mettre en doute l’adresse de mes
compagnons.
Quelque chose d’autre vient les distraire peu après. En
débouchant d’une passe, nous apercevons une embarcation
de pêche dont le moteur est moins puissant que le nôtre et
qui avance lentement. Elle est si basse qu’au loin elle
semble patauger dans l’eau.
— Si on la prenait en remorque ? suggère Christian.
Et, au lieu de continuer notre route à droite en sortant de
la passe, nous tournons à gauche et faisons trois kilomètres
pour aller remorquer le rafiot. À bord se trouvent trois
hommes en pull-over, accroupis sous une bâche pour se
protéger des vagues et des embruns. Ils se redressent à
notre approche. Avec un large sourire, ils attrapent la grosse
corde que nous leur lançons et l’attachent solidement à
l’avant de leur bateau dont ils arrêtent aussitôt le moteur,
par économie de carburant (les malins !) puis nous
repartons. D’un bord à l’autre on se parle en criant pour
couvrir le bruit de la machine, on se lance des projectiles,
on rit. Enfin on s’amuse beaucoup et il n’est plus question
de phoques.
Mais, trois quarts d’heure plus tard, d’autres personnes
nous appellent d’une barque amarrée au pied d’une
montagne. Mes compagnons demandent alors à ceux que
nous remorquons de détacher la corde et de nous la
renvoyer, ce qu’ils font sans rétorquer. Ils poursuivent leur
route pendant que nous faisons un détour pour aller voir
ceux qui nous appellent. Ce sont trois autres pêcheurs ; ils
n’ont aucune difficulté dans la tempête. Seulement ils ont
fait bouillir trop de mouettes. Ils nous passent la marmite.
Nous mangeons en discutant avec eux pendant une demi-
heure, puis nous repartons en les remorquant jusqu’à une
certaine distance de Fiskenæsset. Tout en appréciant cette
entraide des Groenlandais qui se manifeste hors des
villages, je plains leur inaptitude à aller droit au but.
— Regarde, des maisons ! s’écrie Christian.
— Où çà ?
— Dans la brèche de cette chaîne de montagnes.
— Mais quelle brèche ?
— Là !
Je ne vois rien pendant dix bonnes minutes.
— Pas possible ! As-tu les yeux aussi embués que ça ?
Enfin je distingue un point blanc qui scintille par moments
à travers la brume. Le point se précise peu à peu et, un
quart d’heure plus tard, je reconnais une maison à côté
d’autres.
— C’est Fiskenæsset.
Nous y arrivons à 18 heures.
— Il est trop tard pour pêcher maintenant. Allons faire un
tour, proposent mes compagnons.
Partout dans ce village se dressent de grands séchoirs à
poissons, en forme de charpentes. Nous dépassons l’église,
basse et peinte en rouge. Après avoir acheté au magasin du
pain, du sucre, du lait et de la confiture, nous allons rendre
visite à une famille. Des bouteilles de bière vides sont
accumulées derrière la porte. La famille est en train de dîner
: la mère et ses deux filles sont installées dans le salon-
cuisine tandis que, dans la pièce à côté, trois hommes sont
attablés devant un grand plat de saumon bouilli. Ces
derniers nous font asseoir et nous mangeons avec eux,
plongeant la main dans l’assiette commune. C’est la
première fois que je vois dans ce pays des femmes manger
séparément des hommes. J’en suis surpris, mais cette
séparation et la manière dont nous nous goinfrons entre
hommes, en racontant des histoires, me rappellent
tellement l’Afrique que je ne pose même pas de questions.
Après avoir pris le café trois fois de suite dans d’autres
maisons, nous retournons sur le bateau où nous recevons à
notre tour des visites. La chambrette est encombrée de
gens accroupis sur le plancher. Des visages hilares, des
joues grasses, jaunes et huileuses brillent à travers la fumée
des cigarettes. Tout en buvant du café avec bruit, on rit
beaucoup en jouant aux dames. Le débarcadère est bouché
par la foule des enfants. Quelques-uns, montés sur le pont
du bateau, se poussent sur le pas de la chambrette et
essayent d’entrer. Dehors, Abel tente de les éloigner, mais
ils ne reculent pas d’un pouce et se penchent tous pour me
regarder. Chacun de mes gestes déclenche des rires.
Il n’y a pas d’électricité à Fiskenæsset, village de 300
habitants. Dans toutes les maisons on s’éclaire avec des
lampes à pétrole et, dans la rue, avec des lampes de poche.
Nous allons au dancing, plein à craquer. À la lumière de la
lampe à pétrole, tant de jeunes femmes aux joues luisantes
m’adressent des œillades si peu discrètes que, craignant de
vexer leurs maris, je cesse de soutenir leurs doux regards.
On ne vend que de la limonade au comptoir. Aussi, pour
mélanger secrètement de l’akvavit à la nôtre, Christian nous
emmène dehors, derrière le bâtiment ; il sort l’alcool de la
doublure de sa veste et se met à faire les dosages,
proportionnellement. Une fille nous surprend, avale une
gorgée de la bouteille de chacun. Nous retournons dans la
salle mais en ressortons peu après pour regagner le bateau.
Dehors, l’obscurité est totale. Les lumières des lampes de
poche trouant la nuit s’étirent en faisceaux çà et là.
Le lendemain lundi, quatrième jour de notre départ de
Nuuk, nous nous levons à 7 heures. Après avoir pris le café,
nous quittons l’embarcadère et nous arrêtons non loin de là,
dans une baie, non plus à la recherche de phoques mais
enfin pour les préparatifs de la pêche, la plus curieuse à
laquelle j’aie jamais participé.
J’ai dit qu’il y a sur le bateau des baquets, quinze en tout,
pleins de cordes. Celles-ci sont bleues et il y en a plus de
500 mètres dans chaque baquet. Soigneusement lovée, la
corde contenue dans chaque récipient est garnie, tous les
trente centimètres environ, d’avancées ou d’empiles, lignes
secondaires de cordes plus fines, longues de 20 centimètres
environ. Chacune d’elles est armée d’un hameçon. Il s’agit
de joindre bout à bout les cordes des quinze baquets et de
tendre sous l’eau cette longue ligne ou arondelle, d’où
pendront des centaines d’hameçons.
Pour commencer, nous sortons de la cale de grands
emballages de maquereaux congelés venus de Norvège et
qui serviront d’appâts. Nous les coupons en morceaux. « Pas
trop gros, pas trop petits, mais comme ça… Oui, voilà ! »
m’explique Christian. Puis, sous une pluie fine, nous nous
accroupissons devant le premier baquet dont le contenu est
versé sur le pont. Nous commençons par un bout de la
corde, embecquant un à un les hameçons. La corde est, au
fur et à mesure, enroulée de nouveau en spirale dans le
baquet, mais de façon que les deux extrémités pendent sur
le bord du récipient. Je saurai plus tard pourquoi. La plupart
des hameçons retiennent encore d’anciens appâts de
maquereau en putréfaction. Nous les enlevons pour en
mettre des frais. Nous jetons à la mer les morceaux pourris.
Cela attire des oiseaux, qui viennent planer au-dessus de
nos têtes, mais personne ne s’en occupe, le travail étant par
trop absorbant.
Le premier baquet terminé, nous attaquons le suivant et
en versons également le contenu sur le pont. Mais, avant de
commencer à mettre les appâts, nous attachons solidement
un bout de cette corde à une des extrémités de celle du
baquet précédent. À midi, tous les hameçons sont garnis
d’appâts et les quinze baquets alignés sur le pont, un bout
de chaque corde grimpant sur le bord de son contenant
pour entrer dans le baquet suivant.
Après cette première phase, je me demande comment
nous nous y prendrons pour tendre cette longue corde sous
l’eau. Je m’imagine déjà la ligne livrée à la mer, entraînée
par le courant et perdue à jamais.
Nous nous éloignons encore de 2 kilomètres du village.
Arrivés à un endroit que Christian juge bon pour commencer
à tendre la ligne, nous prenons une grosse corde sans
hameçons. Nous attachons un ballon jaune à une de ses
extrémités, une lourde pierre au milieu et l’autre extrémité
au bout de la corde du premier baquet puis jetons le tout à
la mer. Le ballon flottant et la pierre reposant au fond, nous
pouvons dès lors tendre notre ligne sous l’eau sans qu’elle
apparaisse à la surface, étant maintenue par la pierre, ni
qu’elle se perde, étant signalée par le ballon. Nous nous
déplaçons lentement en bateau et la tendons ainsi sur des
kilomètres, pendant une heure. La fin de la ligne est
également attachée à une corde sans hameçons ayant elle
aussi une pierre en son milieu et un autre ballon à
l’extrémité.
— Taama ! (Terminé !) s’écrient mes compagnons quand
ce deuxième ballon a été jeté à l’eau.
— La ligne doit rester sous l’eau jusqu’à 22 heures, me dit
Christian.
C’est la deuxième phase. Il est 13 heures et nous
songeons à déjeuner. Les fusils sont là, mais les oiseaux qui
nous ont suivis tout le temps se sont maintenant dispersés
et le village a disparu depuis longtemps derrière nous entre
les montagnes. Nous accostons contre une roche tapissée
de lichens. Laissant le moteur tourner au ralenti, nous nous
aventurons à pied dans la montagne où pendant une heure
nous cueillons et mangeons des paarnat avant de retourner
au village.
Christian allume aussitôt le réchaud pour le café. Peu
après, il remet la casserole sur le feu. Une odeur de viande
bouillie se répand dans la chambrette.
— Qu’est-ce qu’on va manger ?
— Tuttu.
— Encore du renne ?
— Suuuu…
Cette viande bouillie sans assaisonnement m’a déjà fait
vomir deux fois de suite à Færingehavn pendant la tempête.
Or, il nous reste des paquets de maquereaux :
— Nous avons du poisson, je crois ?
— Vraiment ? Où çà ?
— Dans la cale.
Lorsqu’ils ont réalisé que je parle des maquereaux, mes
trois compagnons se regardent étonnés.
— Mamanngilaq ! (Ça n’a pas bon goût !) disent-ils. C’est
tout juste bon comme appâts, pour les poissons carnassiers.
Mais si tu en veux…
Donc, après avoir fait bouillir la viande que mes
compagnons avalent sans sel, nous mettons sur le feu des
maquereaux. Je suis seul à en manger, sans
assaisonnement non plus. Le reste est jeté par-dessus bord
et la casserole bien lavée pour la première fois, avec de
l’eau de mer.
Il nous reste trois heures avant de retourner à notre ligne ;
nous les passons à faire des visites, buvant du café dans
une maison, de la bière dans une autre. Au cours de ces
visites, un jeune homme appelé Pavia s’offre à venir à la
pêche avec nous. Christian accepte, une cinquième
personne ne sera pas de trop pour le travail qui nous attend.
Il est 18 heures quand nous revenons nous préparer sur le
bateau. Comme la pêche pourrait durer tard dans la nuit, je
porte sur ma chemise un deuxième pull-over et Abel m’en
prête un troisième, très épais, que je passe sur les autres.
Quant à mes trois compagnons, ils mettent des vêtements
en toile cirée par-dessus leurs pantalons et pull-overs, moins
pour se protéger du froid que pour préserver les lainages de
l’eau salée. Nous nous munissons d’un bâton portant un
gros clou recourbé à un bout, et d’un marteau pour achever
les poissons. Un couteau est prêt, qui servira à leur trancher
la tête et à les vider sur place. Christian distribue les rôles
puis se met à la barre. Et nous partons pour la troisième et
dernière phase de cette pêche, la phase la plus longue et la
plus impressionnante.
Nous atteignons le premier ballon à 18 h 30. Déjà le soleil
s’enfonce à l’horizon et ses rayons d’or percent des nuages
vermeils tachetés de noir. Il fait froid.
Avec le bâton à clou recourbé, j’attrape le bout de la
grosse corde reliée à la ligne et hisse le ballon sur le pont.
Nous le détachons et le rangeons dans un coin, puis je
passe la corde autour d’une poulie fixée verticalement sur le
rebord de l’embarcation et la remonte lentement pendant
que le bateau avance au pas. La première pierre émerge :
nous la détachons également et je continue de haler la
corde à laquelle se sont accrochées des algues à larges
feuilles rousses percées d’innombrables petits trous. À côté
de moi sont alignés Abel, muni du bâton à gros clou ; le
jeune homme du village, armé du marteau, du couteau et
attendant de pied ferme les poissons ; enfin Jørgen à l’autre
bout, prêt à lover la ligne dans le premier baquet à mesure
qu’elle arrivera jusqu’à lui. Derrière nous sur le pont, des
caisses vides sont disposées pour recevoir les poissons.
Mais quels sont ces poissons carnassiers contre lesquels
nous allons livrer bataille avec notre marteau, notre gros
clou recourbé et notre couteau de cuisine ?
— Des qeeraq !
Cela ne signifie encore rien pour moi, mais d’avance je
suis aussi excité que les autres. On me prodigue force
conseils de prudence à l’égard de ces qeeraq qui sont « très
dangereux ».
Quand la ligne parvient enfin à portée de ma main, nous
détachons la grosse corde. Ma tâche consiste maintenant à
tirer progressivement hors de l’eau la ligne enroulée autour
de la poulie pendant que le bateau avance toujours
lentement. Des poissons capturés brillent sous l’eau ; déjà
les premiers se rapprochent du rebord de l’embarcation,
suspendus aux hameçons. La plupart ont le corps gris,
ocellé comme la fourrure du léopard, et ils sont gros. Quand
ils sont tirés jusqu’à la coque du bateau et que je les monte
lentement, mes compagnons crient et me préviennent :
— Qeeraq ! N’approche pas ta main !
Abel s’avance, enfonce la pointe du gros clou dans le
corps du premier, qui se débat. Il a engamé, mais Abel
décroche sans difficulté l’hameçon, remonte le poisson au
bout de son clou et le laisse tomber sur le pont. Pavia
l’assomme alors d’un violent coup de marteau porté à la
tête, qu’il tranche immédiatement. Il le vide aussitôt avec
une incroyable dextérité et le jette dans une des caisses
derrière nous.
Pendant qu’Abel monte un à un les poissons à bord et que
Pavia les achève et les vide, j’ai un moment de répit et
j’examine une des têtes tranchées. Jamais je n’ai vu de
poisson ayant des dents aussi puissantes et composées de
plusieurs rangées. Ce sont des crocs ! Si l’on m’avait parlé
de ce poisson sans que je ne l’aie vu moi-même, j’aurais cru
qu’on se moquait de moi.
Pavia n’arrive plus à vider seul ces gros poissons
assommés qui s’accumulent sur le pont. On passe donc un
deuxième couteau à Abel qui me remet le bâton à clou
recourbé, et c’est à moi qu’il revient maintenant, tout en
tirant la ligne hors de l’eau, de monter les qeeraq sur le
pont. Ce travail est peu aisé au début car, dès qu’ils sentent
le clou dans la chair, les poissons se débattent et se tordent
violemment, ce qui ne me facilite pas la tâche. La pointe du
gros clou leur entre dans le corps après une certaine
résistance de la peau ; aussi, je me vois obligé de frapper
fort du premier coup comme le faisait Abel, soit dans le cou
pour que la pointe puisse s’enfoncer profondément, soit
dans les côtes ou encore dans les vertèbres pour accrocher
un os afin que le poisson ne tombe pas à l’eau au moment
de le monter. Mais dix minutes après avoir pris le bâton, je
réussis à manier le clou avec la même rapidité et presque
avec la même impassibilité qu’Abel. La plupart des qeeraq
cessent de bouger un instant sur le pont dès qu’ils ont reçu
un violent coup de marteau sur la tête. Mais parfois il faut
porter plusieurs coups à la nuque des plus gros.
Invariablement, ils poussent des râles quand le couteau leur
fend le ventre et quelques-uns laissent alors échapper
comme un jet d’urine. Dans les caisses où on les jette sans
tête et privés de leurs entrailles, ils remuent encore
faiblement. Tout le gaillard avant est souillé de sang. À 19 h
30, l’horizon sillonné de nuages noirs et gris sur fond
empourpré est d’un rouge foncé comme un lac de sang qui
se fige, tandis que le pont du bateau est glissant et rouge
du sang des qeeraq.
Nous jetons à la mer les têtes et les entrailles, les
poissons inutiles, surtout des plats et d’autres encore, assez
gros et gris. Quelques appâts ressortent intacts avec leur
hameçon, mais Jørgen love la ligne dans les baquets sans en
tenir compte. Parfois la ligne s’embrouille en sortant de
l’eau, on s’arrête pour la démêler puis on se remet à
l’ouvrage. Les oiseaux planent et foncent sur les entrailles
fumantes. Quelques-uns, posés sur l’eau, se contentent de
nous suivre, en mangeant goulûment.
La mer est noire comme de l’encre. La lumière mourante
du soir se reflète encore dans les sombres monticules des
vagues. À 20 heures, nous allumons une des deux lampes
des mâts. Un quart d’heure plus tard, la seconde est
allumée. Des étoiles paraissent dans le ciel. Vers 21 heures,
derrière une chaîne de montagnes, la lune se lève, grande,
jaune, basse et presque à ras des flots. Le temps se
rafraîchit considérablement, et il devient de plus en plus
difficile de tirer la ligne les mains nues, mais des gants
m’auraient gêné. Chacun de nous continue de travailler
sans se faire relayer, moi tirant et montant les poissons,
deux autres les assommant pour les vider, le quatrième
lovant la ligne sans discontinuer et le dernier conduisant
toujours au pas, ne s’arrêtant de temps à autre que pour
nous permettre de défaire la ligne lorsqu’elle s’est
emmêlée. C’est un véritable travail à la chaîne, mais il faut
dire aussi que chacun de nous répond au besoin de remuer
constamment pour lutter contre le froid.
C’est à 22 heures que nous atteignons la deuxième pierre
et le second ballon, et c’est la fin de la pêche, qui a
vraiment été fructueuse.
Nous revenons la nuit au village avec une cinquantaine de
grandes caisses de qeeraq stockées dans la cale. Nous
versons de la glace pilée sur le poisson, mangeons de la
viande de renne bouillie puis nous couchons.
Le lendemain matin, nous vendons à l’entrepôt du port les
loups marins qui seront surgelés puis exportés aux États-
Unis. Je dois préciser que la chair en est succulente, même
sans assaisonnement.
Christian et les autres ont décidé de prolonger d’une
semaine leur séjour à Fiskenæsset, avant d’aller à Søndre
Strømfjord (Kangerlussuaq en groenlandais) chasser le
renne. Quant à moi, je dois retourner dans la capitale et
prendre dans cinq jours le Kununnguaq pour Sukkertoppen
(Maniitsoq en groenlandais), une des dernières
agglomérations de la région méridionale. Ne pouvant donc
rester davantage avec les autres pour mener en leur
compagnie la vie quelque peu insouciante du Sud, je rentre
à Nuuk le lendemain, mardi 7 septembre, avec le Dr. Hels,
sur le bateau du corps médical.
Ce dernier est venu chercher un malade : un enfant de
quelques mois, aux cheveux assez abondants et coupés en
brosse, aux yeux noirs et brillants et dont les mains très
petites sont violacées. On l’emmène à Nuuk sans ses
parents. Une infirmière danoise, grande, maigre, parlant
français, l’a porté à bord. Le médecin ne vient à Fiskenæsset
qu’une fois par mois. Des urgences, dit-il, le font venir
quelquefois plus tôt que prévu mais hélas, dans ces cas-là,
un déplacement se révèle parfois inutile, le bateau mettant
douze heures pour parcourir les 148 kilomètres qui séparent
cette agglomération de Nuuk.
Le Dr Hels, qui m’invite à dîner chez lui à Nuuk, appelle sa
femme par radiotéléphone lorsque nous nous trouvons à
vingt minutes environ de la ville et lui annonce qu’il rentre
avec un invité. « Ma femme parle français et mieux que moi
», me dit-il après la communication.
À notre arrivée un peu plus tard dans la maison, leur fille,
en me voyant, devient soudain toute rouge et se met à
hurler pendant que son frère aîné, âgé de 3 ans et demi,
interroge avec curiosité ses parents. Le médecin revient
dans le salon en riant beaucoup et me répète une question
que le petit garçon a posée à sa mère : est-ce que mon
pénis est de la même couleur que ma peau ?
Parlant français avec mes hôtes devant une table bien
dressée, j’ai eu un moment l’impression d’être ailleurs qu’au
Groenland, et cependant nous mangeons un rôti de renne
succulent. Oui, oui, ici je trouve le renne excellent. En effet,
quand elle est bien préparée, bien accommodée et non
simplement bouillie, la viande de renne constitue l’un des
mets les plus savoureux de l’Arctique.
4
L’automne et « l’hystérie polaire »

Thomas P… m’avait prévenu qu’une dépression nerveuse


dite « hystérie polaire » se manifeste chez certains individus
à l’approche de l’hiver, plus précisément en automne. La
personne atteinte passe d’un état passif et apathique à une
fureur active, casse tout ce qui se trouve à sa portée, puis,
épuisée, retombe dans l’hébétement. La médecine serait
impuissante devant cette curieuse affection nerveuse ou
psychique, déclenchée par plusieurs phénomènes :
l’approche de la longue nuit polaire qui va durer plus ou
moins six mois suivant la latitude, la morne clarté
oppressante de l’automne, l’inactivité dans laquelle
s’amollissent les gens (au cours de cette période transitoire,
le commencement du gel ne permet plus longtemps les
déplacements en kayaks, et la jeune glace n’est pas assez
épaisse et résistante pour les traîneaux), l’ennui mortel qui
en résulte, une idée obsessionnelle (en automne, les gens
ne savent que faire d’eux-mêmes ni de ceux qui les
entourent), les effets du manque de sommeil pendant l’été
arctique. Les Groenlandais avec qui j’ai vécu pendant l’été
avaient le sommeil léger et disaient tout haut leurs rêves ;
parfois ils se levaient et arpentaient la pièce en continuant
de parler. N’ayant pas de rideaux assez épais pour créer
dans leur chambre l’obscurité nécessaire, leur sommeil était
très agité durant tout l’été. Certains individus dont les nerfs
ont été mis à rude épreuve par ces insomnies supportent
mal l’automne, la lente approche des longs mois de nuit, et
sont sujets à des crises. Ce que je rapporte n’a rien de
surprenant. N’a-t-on pas vu, pendant la dernière guerre, des
soldats français vivant à quatre mètres sous terre, dans les
fortifications de la ligne Maginot, frappés d’hystéries
causées par « l’obscurité et l’inactivité » ? On a appelé ces
crises « la bétonite ». Les généraux, constamment occupés,
n’en étaient pas atteints. Dans l’Arctique, ces hystéries se
manifestent aussi bien chez l’autochtone que chez
l’étranger.
 
Arrivé le 12 septembre à 20 heures par une nuit sombre à
Sukkertoppen (183 kilomètres de Nuuk), je suis hébergé par
Erik Rasmussen, un Groenlandais paisible et taciturne de 35
ans environ, père de sept enfants. Télégraphiste,
actuellement en vacances, Erik passe toutes ses journées à
la maison et s’ennuie. Sa femme, qui s’occupe de la
marmaille, travaille à l’usine de poisson de l’agglomération.
La famille vit dans un appartement de trois pièces. À la
cuisine, deux banquettes rembourrées, placées contre les
murs, permettent à toute la famille de s’asseoir à table. Erik
et sa femme dorment par terre sur un matelas dans la
chambre la plus proche de l’entrée, avec un ou deux des
enfants les plus petits. Les autres couchent dans la seconde
chambre, entassés dans deux lits superposés, deux ou trois
dans la même couche.
L’appartement est situé sur l’aile droite d’un long
bâtiment où sont logés quatre ou cinq autres familles
groenlandaises et, à l’extrémité gauche, un dentiste danois
et sa femme. Les appartements ont tous le même nombre
de pièces mais les Danois, avec leurs deux enfants, n’ont
pas les mêmes problèmes d’espace vital qu’Erik, chez qui il
est impossible de bien dormir à cause de l’odeur d’urine et
d’excréments d’enfants qui persiste dans le linge même
lavé, et à cause du bruit qui règne jour et nuit dans la
maison. Cela suffirait à ébranler les nerfs les plus résistants.
Au milieu de la nuit, le plus petit des enfants, âgé d’un an,
se promène et se traîne d’une chambre à l’autre en imitant
avec ses lèvres le bruit d’une voiture. Puis il pleure et se
calme tour à tour. Personne ne se donne la peine de le
recoucher. Perdu dans l’obscurité, il hurle de plus en plus
fort, souvent jusqu’au matin.
Le lundi 20 septembre, au petit déjeuner, je suis étonné
de voir Erik tout à coup furieux non pas contre l’enfant qui
nous empêche de dormir, mais contre une de ses filles âgée
de 3 ans et qui ne lui a rien fait. Il n’a pas répondu à une
question sans importance que je lui ai posée afin d’engager
la conversation et essayer de le calmer. Il paraît très calme
cependant, mais ne parle plus à personne… Sa femme,
devinant peut-être ce qui se passe, me cligne de l’œil. Je ne
comprends toujours pas. Erik n’a pas bu.
Il se recouche après le petit déjeuner mais ne dort pas. À
l’heure du déjeuner, on l’appelle. Il se lève et vient
s’asseoir, les yeux hagards, mais taciturne. Chacun est
maintenant persuadé qu’en lui se passe quelque chose. Les
enfants l’évitent, se montrent moins bruyants. Nous devions
aller à la pêche, mais à cause de son humeur, il n’en est
plus question. Les choses en restent là après le repas.
Le soir, vers 19 heures, sa femme me demande en sortant
de la cuisine :
— As-tu vu Erik ?
Je ne l’ai pas revu de l’après-midi. Et la femme de
s’affoler. Elle sort, revient, ressort très agitée. Le petit Alfred
âgé de 2 ans, à une question de sa mère, répond tout
simplement : Politi. Erik, qui a cinq filles et deux fils (les
deux derniers), témoigne plus d’affection aux deux garçons
et sort souvent avec Alfred. Tous deux se promenaient,
semble-t-il, quand la police a arrêté le père et laissé l’enfant
errer seul dans les rues. Au mot politi, la femme sort pour la
troisième fois mais revient peu après, toute rouge. Le
contraste est frappant entre la couleur de son visage et la
peau jaunâtre du plus petit des enfants qu’elle porte dans
ses bras. On se met à table : elle ne mange presque pas, ne
s’occupe de personne, pas même des enfants. Elle répète :
« Peut-être va-t-il y passer la nuit… C’est la première fois !
Oui, c’est la première fois que ça lui arrive ! » Et elle ressort
en courant comme une folle. Je garde les enfants mais suis
prêt à aller au commissariat si la femme revient sans son
mari.
À ce moment, Erik rentre, ramené par deux agents dans la
voiture de la police. En le voyant couvert de sang, la figure
boursouflée et toute tirée vers la droite, je demande aux
policiers ce qui est arrivé.
— Il est entré dans une maison et s’est battu avec un
homme et ses deux fils qui ne lui ont rien fait. Il est sorti de
là puis s’est mis à narguer les gens dans la rue, se disant le
plus fort de toute l’agglomération. Surveillez-le, ne le laissez
pas sortir ce soir… Qu’il se repose… Ça passera.
Et les agents nous quittent en dispersant l’attroupement
formé devant la maison.
Sans regarder personne, Erik va droit aux toilettes puis
entre dans la cuisine où il se met, avec ses doigts, à manger
comme un affamé. Les enfants se taisent et le regardent
avec crainte. Il débouche et boit alors une des bouteilles de
bière que nous avions achetées la veille en prévision de la
pêche. Sa femme lui sert encore une grande quantité de
nourriture, plus que nous n’en avons mangé tous les neuf
(c’est du poisson rouge bouilli, sans légumes), puis elle
s’assied à son côté, les larmes roulant dans les yeux,
débordant de tendresse, les mains levées vers la poitrine de
son mari comme prête à se protéger s’il esquisse un
mouvement violent ou à l’étreindre s’il se fait doux, et c’est
le cas. Alors seulement Erik dit :
— Ils étaient trois ! pingasut ! Trois ! Et moi, seul, ataaseq
! seul !…
Et, après s’être empiffré, il ajoute en se levant :
— Maintenant, je vais me battre !
Nous faisons tout pour l’en dissuader. En vain. Et, pour ne
pas le contrarier, nous sortons avec lui sous la pluie, sa
femme et moi.
Heureusement, il ne s’est pas mis à courir. Il s’arrête
même une fois pour acheter des cigarettes puis nous
continuons de marcher. Mais, à cause de la pluie et des
enfants restés à la maison, sa femme se décide à rentrer
après m’avoir demandé de ne pas abandonner Erik. Me voilà
marchant dans la nuit, seul aux côtés de cet homme qui
semble avoir perdu la raison et qui répète en marchant : «
Je vais le tuer ! Je vais le tuer ! »
Dans la petite vallée, près du cimetière, nous franchissons
à droite un pont, puis Erik entre dans une maison. J’y entre
aussi et observe rapidement les occupants, une jeune fille
assise au fond, une femme âgée, deux jeunes gens et un
homme d’âge mûr, ce dernier en gilet de peau couvert de
sang. C’est donc ici qu’Erik est venu provoquer la bagarre.
Ces gens nous regardent, stupéfiés, sans rien dire. Erik leur
adresse des menaces puis fait demi-tour. « La prochaine fois
que je vous reverrai, répète-t-il plusieurs fois sur notre
chemin de retour, je vous tuerai tous ! » Comme il marche
en titubant, on se retourne sur notre passage. Il pisse contre
un mur, fait le tour de la maison puis tourne trois ou quatre
fois autour d’un tracteur rangé sur le bas-côté de la rue.
Nous rentrons enfin. Il s’allonge sur le fauteuil où il a
l’habitude de se mettre après dîner.
Le lendemain, Erik ne s’est levé qu’à 12 h 30 pour faire
place à sa femme qui balaie le salon. Il est allé se recoucher
aussitôt dans la chambre et ne s’est réveillé qu’à 22 heures,
sans avoir rien mangé de la journée.
Après ces vingt-quatre heures de sommeil il ne se
souvient plus de rien. Le surlendemain, mercredi, il est
redevenu lui-même, taciturne comme à l’ordinaire, mais
plus gai.
Personnellement, l’automne arctique n’a eu sur moi aucun
effet néfaste. Mon rôle d’observateur attentif, qui me
demande sans cesse une tension d’esprit, ma constante
préoccupation d’aller plus au nord et le fait de savoir que je
ne vis que pour quelque temps dans la localité de
Sukkertoppen y sont, peut-être, pour quelque chose. Ma
situation est donc différente de celle des habitants plus
désespérément plongés dans ce monde et dans leur petit
cercle de vie. Cependant, le temps est parfois si morne que
j’ai le moral bien bas. Certaines nuits, je me réveille en
sueur, angoissé, pris de je ne sais quelle peur. C’est pendant
l’automne que j’ai fait le plus de cauchemars.
La première neige est tombée le 15 septembre. On dirait
que tous les oiseaux blancs du monde sont en train de
perdre leurs plumes, tant les flocons sont abondants. Entre
les gouttes de pluie qui tombent obliquement, s’alourdissent
les flocons de neige qui tombent droit et fondent
immédiatement en touchant le sol. La pluie a recommencé
deux heures plus tard, plus forte, et les tourbillons de neige
plus violents.
Le quatrième jour après cette première chute de neige,
les flaques d’eau qui stagnent dans des crevasses sur les
plateaux ont commencé à geler. La surface se présente
comme une plaque de verre tandis que les bords
ressemblent à de la bougie fondue qui se durcit. Cinq jours
plus tard, un petit lac au pied de la montagne gèle aussi. La
mer reste encore libre de glace, mais l’obscurité croît de
jour en jour.
C’est le soir du jour où la première neige est tombée que
j’ai été effrayé par un phénomène bizarre. Je rentrais seul, la
nuit était silencieuse. Levant soudain les yeux, je vois au-
dessus de ma tête de longues traces blanches que le vent
fait tournoyer. On dirait la lueur de quelque foyer invisible.
D’éclatants rayons obliques s’en échappent, fusent dans
l’espace, se projettent et forment un grand rideau
phosphorescent et à gros plis, qui se meut en changeant de
couleurs, varie rapidement entre le blanc, le jaune, le rose
et le rouge. Le rideau monte tout à coup puis s’abaisse en
se déplaçant. Le vent l’agite mollement comme une
immense draperie transparente emportée par la brise et
soutenue uniquement par l’air. Ses mouvements sont tantôt
réguliers, tel l’ondoiement des vagues, tantôt précipités,
saccadés, avec les soubresauts d’un cerf-volant. Il y a des
changements continuels dans l’intensité, la marche, le
chatoiement et les ondulations de cette curieuse voile
démesurée qui flotte dans l’atmosphère. Je la regarde
depuis quelque dix minutes, fasciné et frappé de stupeur.
Mais, ne sachant toujours pas de quoi il s’agit, je rentre vite
et en parle à mes hôtes qui, sans daigner sortir,
m’apprennent que je viens de voir une aurore boréale. Je
ressors pour l’observer de nouveau, tant cette première
vision a été plus impressionnante que tout ce que j’ai pu lire
sur ces aurores polaires.
Les aurores boréales resplendissent dans un ciel sombre
et se déplacent aussi souvent de l’est à l’ouest que de
l’ouest à l’est. Leur éclat correspond à celui de la pleine
lune. Elles ont parfois le même aspect que les nuages
ordinaires et ne s’en distinguent que par leur mouvement
ondulatoire et leur lumière phosphorescente.
Mon visa de trois mois vient d’expirer, et le chef de la
police, un Danois, me convoque à son bureau. Il a reçu du
Danemark un télégramme me concernant et, me faisant
comprendre que je suis en situation irrégulière, me
demande ce que je compte faire.
— Renouveler mon visa.
Au Groenland, la police ne prend aucune initiative. Le chef
doit écrire à Copenhague qui décidera. Combien de temps
cela mettra-t-il ? On ne peut le savoir à l’avance. Et, comme
il ne me reste plus qu’une semaine à passer à Sukkertoppen
avant l’arrivée du bateau côtier qui doit m’emmener plus au
nord avant la formation de la glace, le commissaire me
recommande de m’adresser à son collègue de Holsteinsborg
dès mon arrivée dans cette agglomération.
J’ai dû faire renouveler cinq fois mon visa au Groenland.
Chacun de ces visas prolongeait de trois mois mon séjour,
mais ne m’autorisait pas à travailler dans le pays. Mon père
adoptif s’inquiétait, se demandait comment je pouvais vivre
dans de telles conditions et m’apporta la plus inoubliable
des aides en m’envoyant, chaque mois, la somme de 600
couronnes grâce auxquelles je m’acquittais surtout des frais
de mes déplacements sur le bateau côtier. La plupart de
mes hôtes, dont la famille d’Erik, ne me demandaient pas
de payer pour habiter chez eux. Je contribuais à la
nourriture en allant à la pêche ou en achetant de temps à
autre des provisions pour nous tous.
Ainsi, une fois, j’ai acheté du marsouin pour notre repas.
C’était une grosse partie de l’échine, vendue avec d’épais
morceaux de graisse. La viande était noire comme du sang
coagulé. En la voyant, Erik s’est écrié :
— Nous ferons demain un repas complet avec un dessert !
— Quel dessert ?
— Eh ! des paarnat !
Et le lendemain dimanche, nous nous sommes mis en
route le matin de bonne heure (Erik et sa femme, tous les
enfants et moi), pour aller cueillir des paarnat. Nous ne
sommes rentrés de la cueillette qu’à 15 heures avec un
récipient et un sac en plastique pleins de ces baies.
Le soir, un gros morceau de marsouin bouilli était déposé
sur la table, flanqué de larges plaques de graisse fumantes,
aux bouts recourbés, et accompagné d’un bouillon noir, à
base de sang et qui contenait du riz, des carottes, des
pommes de terre. Puis arriva le premier dessert : des
paarnat versés dans un grand plat ovale. Le second dessert,
servi aussitôt après, était un mélange de paarnat et de
sucre sur lequel nous avons versé du lait. Puis, le ventre
plein, nous sommes sortis prendre l’air tandis que les
enfants restés à la maison jouaient au timmisartoq
(hélicoptère), avec les vertèbres à trois branches du
marsouin. Les enfants groenlandais jouent avec toutes les
dépouilles d’animaux. C’est ainsi qu’après un repas
d’oiseaux ils s’amusent avec la poitrine osseuse des
volatiles qu’ils font bondir sur une table en appuyant le
doigt sur l’extrémité la plus basse.
 
J’ai quitté Sukkertoppen le 26 septembre. Avec cette ville
finissaient pour moi le Groenland méridional sans chiens,
sans traîneaux, et les paysages gris, sans glace. Il me
restait à découvrir le désert blanc et froid dont je ne cessais
de rêver, avec ses chasseurs de phoques : le Grand Nord.
Troisième partie
HIBERNATION
Septembre 1965 - Juillet 1966
1
Sisimiut, la porte du Nord

Depuis six heures, nous longeons dans le détroit de Davis


une suite de hauteurs couvertes de neige et presque bleues
à la base. L’après-midi, nous laissons notre route pour
entrer, à droite, dans les eaux tranquilles de Søndre
Strømfjord. Le bateau doit déposer à l’autre bout du fjord les
passagers partant pour le Danemark, et prendre ceux qui
viennent d’arriver par avion et attendent le navire pour se
rendre dans leurs agglomérations respectives.
Søndre Stømfjord, base américaine, dispose d’un hôtel de
cinquante-six places et d’un petit aéroport civil, le plus
important du pays : ici transitent les avions qui survolent le
pôle Nord en direction de Los Angeles.
Nous nous engageons dans ce fjord de 190 kilomètres, le
plus long de la côte ouest. Le navire suit l’étroit chenal
tortueux, bordé d’imposantes chaînes de montagnes aux
sommets déchiquetés qui se mirent dans l’eau bleue, verte
par endroits. Les versants sont obstrués de glaciers sinueux,
inactifs pour la plupart et noircis de moraines. Dès l’entrée
du fjord, qui offre un spectacle grandiose et romantique, le
film projeté à bord a été interrompu pour diffuser un air de
musique solennel. Et, pendant que la musique résonnait,
amplifiée par le fjord encaissé, on a décerné au petit
nombre de passagers que nous sommes des certificats
d’honneur de la marine attestant que nous avons voyagé
au-delà du cercle polaire, que nous venons de dépasser.
Cette distribution de papiers imprimés m’a paru si
grotesque que je ne me suis pas dérangé pour aller
chercher le mien, préférant me livrer à l’étrange sensation
que j’éprouve devant ce paysage impressionnant.
Nous naviguons pendant des heures et n’arrivons qu’à la
nuit à l’autre extrémité du fjord. Le bateau mouille à un
kilomètre environ de la côte ; des lumières brillent dans une
échancrure, à droite, mais l’aéroport est encore à 12
kilomètres d’ici, loin dans les terres. Une barque fait la
navette entre le terrain d’aviation et l’endroit où nous nous
sommes arrêtés, empruntant un bras du fjord trop étroit
pour le navire. Mais ce service n’est assuré que dans la
journée ; nous passons donc la nuit à bord et attendons le
lendemain pour le débarquement des passagers.
Au petit matin, la barque de service emmène ceux qui
vont prendre l’avion, revient deux heures plus tard avec les
autres voyageurs. Un bateau de pêche aborde le navire
avec des carcasses de rennes et des peaux fraîches tendues
sur la vergue. On achète de la viande pour les repas des
passagers puis nous quittons Søndre Strømfjord à 9 h 30 par
un temps orageux. Nous ressortons du fjord où la mer est
verte et écumante. Un vent froid se déchaîne, accompagné
de gouttes de pluie. En débouchant sur la haute mer, le
bateau, pris dans la tempête, est soumis à de violents roulis
jusqu’à notre arrivée à 21 heures à Holsteinsborg. Un
chaland vient chercher à quelques kilomètres de la côte les
passagers qui se rendent dans ce village. Le chaland et le
navire tanguent tellement sur place dans la mer en furie
qu’on soutient sur la passerelle les femmes qui descendent.
L’une d’elles perd pied, et serait tombée dans l’abîme avec
ses bagages si on ne l’avait retenue à temps. La nuit
engloutit bientôt le petit bateau à fond plat dans lequel nous
nous tenons tant bien que mal et qui se dirige vers
l’agglomération, tandis que derrière nous le Kununnguaq
n’est plus qu’un grand halo lumineux sur la mer.
Le chaland nous dépose devant le quai encombré de gens,
de bagages et de marchandises que des barques vont
transporter jusqu’au bateau côtier. Deux taxis attendent des
clients, j’en prends un pour aller chez Lars Peter Olesen,
beau-frère d’un de mes amis, Erik, et pour qui j’ai une lettre.
Lars Peter, professeur au Knud Rasmussens Højskole, lycée
Knud Rasmussen, habite dans cet établissement scolaire
situé à l’autre bout de la ville. L’agglomération, dotée d’une
seule rue principale, est bâtie tout en longueur. Nous nous
mettons en route pour traverser d’un bout à l’autre cette
petite ville enneigée (1 750 habitants). Les phares de la
voiture éclairent des traîneaux près des portes et j’entrevois
des yeux qui luisent dans la nuit. Telle est ma première et
fugitive vision des chiens esquimaux.
Dès que j’ai mis les pieds dans la cour du lycée, des filles
s’écrient : « Kinaana ? » (Qui c’est, celui-là ?). La cour
s’agite. Lars Peter, qu’une des filles est allée chercher, est
aussi très surpris en me voyant, mais dissimule son
étonnement en bon Groenlandais instruit. Malgré la lettre de
son beau-frère, il me fait comprendre, sans vouloir parler
esquimau, qu’il ne peut me recevoir ni m’héberger. Quelles
que soient ses raisons, je note simplement que c’est la
première fois que l’on me refuse l’hospitalité dans le pays,
mais ce refus vient d’un Groenlandais qui vit plus ou moins
à l’européenne et qui foule aux pieds – du moins suis-je
tenté de le croire –, l’une des traditions les plus sacrées de
son pays.
Je remonte dans le taxi avec l’intention de retourner sur le
Kununnguaq (qui sera dans la rade jusqu’au lendemain) afin
d’aller immédiatement dans l’agglomération suivante. À
l’angle d’une rue transversale, je me ravise et demande au
chauffeur de m’arrêter là. Holsteinsborg est un grand centre
de pêche, malgré son nom esquimau, Sisimiut (terrier de
renard). C’est aussi la « limite des chiens », point de
jonction de deux modes de vie, porte du Grand Nord, ville
de transition dont il faut, me semble-t-il, connaître la
mentalité pour mieux comprendre ceux qui vivent plus au
nord. Après tout, Lars Peter n’est pas le seul habitant de la
ville. Je descends donc de la voiture et me dirige vers la
première maison qui s’élève au bord de la rue. Je frappe, on
ouvre ; un homme et sa femme, jeunes, tous deux vêtus de
pull-over gris, se montrent.
— Je viens d’arriver et je pense séjourner quelque temps à
Sisimiut. Pourriez-vous m’héberger ?
— Bien sûr. Entre.
Je règle la course du taxi, 17 couronnes, et rentre mes
bagages dans la maison.
Le couple me fait asseoir à côté des quatre enfants de la
maison : un garçon, Aqqaluk, 9 ans, et trois filles, Risa,
Rigmor et Nuka respectivement âgées de 11, 6 et 4 ans. La
petite me dit qu’elle a voyagé, il n’y a pas très longtemps,
avec sa mère sur le Kununnguaq où elle m’a déjà vu.
— Tu es monté à Nuuk et tu es descendu à Maniitsoq. Je
voulais te parler, mais tu marchais si vite.
— À notre retour, ajoute la mère, elle parlait tellement de
toi que j’ai dû lui acheter une poupée noire.
— Je suis contente que tu viennes habiter chez nous,
reprend l’enfant et, s’approchant de moi, elle se met à
passer sa petite main dans mes cheveux.
Nous buvons du café jusqu’à 23 heures.
— Tu dormiras aujourd’hui dans le salon, me dit le père ; à
partir de demain tu auras une des deux chambres à l’étage.
L’homme, jetant un regard sur le canapé où je coucherai
cette nuit, fait remarquer à sa femme que mes pieds
déborderont, étant donné ma grande taille.
— Lève-toi voir un instant, me dit-il.
Et, pour savoir si je tiendrai ou non sur le canapé, il étend
ses bras et les applique sur moi pour évaluer la longueur de
mon corps, d’abord de la tête au genou, puis du genou au
pied. Il s’accroupit ensuite, écarte les bras devant le lit
improvisé, le long duquel il reporte avec soin les mêmes
mesures.
— Ça ira si tu replies un peu les jambes, ajoute-t-il en se
relevant au milieu des rires provoqués par ces mots.
Mes sympathiques hôtes sont Ludvig et Jakobina
Andreassen.
La nuit a été atroce à cause des aboiements féroces des
chiens sous la fenêtre. On eût dit que vingt démons se
livraient un combat au pied de la maison. Le vacarme est tel
que je me lève pour regarder à travers la vitre, et assiste à
la querelle d’une meute déchaînée. Le spectacle est
indescriptible. Deux des chiens qui viennent de s’accoupler,
et dont les ébats ont dû déclencher la bagarre, restent
collés l’un à l’autre par les postérieurs ; les autres, une
quinzaine, s’agitent autour d’eux en aboyant rageusement ;
ils cernent et mordent impitoyablement le malheureux
couple qui, ne pouvant fuir, tourne en rond et se défend tant
bien que mal. La mêlée est effroyable ; on n’entend que des
halètements rauques et saccadés, des cris rageurs,
grondements hargneux, claquements de mâchoires. Attirés
par le bruit, d’autres chiens accourent des quatre coins du
village et, ne sachant qui attaquer, mordent cruellement
dans le tas. Les bêtes, tout en s’infligeant des morsures
cuisantes, montent les unes sur les autres et forment
comme un monticule vivant qui se meut puis s’écroule. Des
corps chauds et fumants bondissent pêle-mêle comme s’ils
avaient des ailes. La plupart, trahissant leurs intentions
criminelles, sautent à la gorge de leurs adversaires surpris
et maintiennent leur prise ; la gueule se ferme comme un
étau sur le cou, et, sans lâcher, le fouille avec des
mouvements de mastication. Le malheureux couple tient
bon, mais la lutte est par trop inégale. Tantôt le mâle et la
femelle sont d’aplomb sur leurs pattes de derrière, poils
hérissés, babines retroussées ; tantôt ils sont renversés
mais continuent de lutter dans cette mauvaise posture,
essayant toujours de se séparer l’un de l’autre mais en vain.
Molestés par leurs assaillants, ne sachant plus à qui s’en
prendre, ils se mordent aussi sans pitié. Ils réussissent,
toujours soudés l’un à l’autre, à se retrancher contre la
maison où ils font mieux face à leurs poursuivants scindés
en deux groupes. Après dix minutes d’une mêlée infernale
sous la fenêtre, de volées de griffes et de crocs, les
adversaires s’assoient tout à coup sur leurs croupes et,
après avoir regardé gémir leurs victimes, poussent des
hurlements plaintifs en pointant le nez vers le ciel. De loin
en loin, d’autres chiens de l’agglomération joignent leurs
voix à celles de la bande. Les cris ne font plus bientôt qu’un
seul hurlement prolongé comme le son strident de plusieurs
sirènes ; puis ils diminuent peu à peu et s’arrêtent avant de
renaître… Ces animaux, on le voit bien, ne sont pas des
chiens d’appartement et ne dorment pas dans les maisons.
Ils passent la nuit dehors, dans la neige et le froid, même
lorsque la température dépasse quarante degrés au-
dessous de zéro !
Plusieurs de ces chiens pèsent une bonne cinquantaine de
kilos et mangent autant qu’un être humain. Un chien moyen
avale 2 à 3 kilos de nourriture par jour, sinon plus. Or un
chasseur groenlandais possède généralement à l’heure
actuelle quinze à vingt chiens. Il en faut huit à treize pour
constituer un bon attelage, quoique ce nombre ait été de
moitié au début du siècle.
Ceux de Holsteinsborg, quand je les ai bien regardés le
lendemain, après le rude combat qui m’a empêché de
dormir, n’ont pas répondu au portrait qu’on en trace dans
les livres qui les présentent comme des chiens vigoureux. Ils
sont étiques, maltraités et abandonnés pour la plupart. Ces
chiens efflanqués, apparemment sans propriétaire, se
traînent à longueur de journée devant le port de pêche,
attendant que quelqu’un leur donne de la nourriture ; ils y
reçoivent plutôt des coups de pied. On leur jette parfois un
poisson inespéré, sur lequel ils sautent férocement en se
battant. De l’autre côté de la rue, quatre d’entre eux sont
pendus près d’un filet de pêche, le cou tendu par la corde,
la gueule légèrement inclinée vers le bas, ensanglantée et
entrouverte.
Dans cette agglomération où la pêche est devenue
l’activité principale, les habitants montrent assez qu’ils ont
de moins en moins besoin de chiens. Ceux qui ont bien
pêché en été et en automne (la saison de la pêche à la
morue commence ici le 3 mai et se termine le 29 octobre)
ont assez d’argent pour vivre pendant l’hiver en achetant au
magasin des denrées d’origine étrangère. Ils n’ont plus
besoin de suivre la piste avec les chiens comme autrefois, à
la recherche de la nourriture.
Tout le monde, il est vrai, n’est pas pêcheur à Sisimiut. Il
s’y trouve encore quelques chasseurs. Mais ce sont ceux qui
ne possèdent pas encore de bateau de pêche. Ceux-là
n’abandonnent pas leurs qimmit et les nourrissent bien
parce qu’ils leur sont encore utiles. Et les chiens pendus ?
C’est pour faire des pantalons avec leur peau.
— Toutes ces bêtes, me dit Ludvig, y compris celles des
chasseurs, sont maigres au début de l’hiver. On ne leur
donne, en été, qu’une quantité de nourriture imannguaq
(juste ce qu’il faut). Certains ne les nourrissent même pas
du tout. Quand il n’y a pas d’aput (neige), on n’a pas besoin
d’eux. Certains transportent alors leurs chiens dans des îles
désertes pour les six mois d’été et ne leur apportent à
manger qu’une fois tous les deux ou trois jours. C’est en
septembre, comme maintenant, qu’on les ramène tout
décharnés dans l’agglomération. Ils sont alors nourris
régulièrement, dans l’unique but de leur redonner des
forces pour les rudes travaux que réserve l’hiver. Tu n’as pas
encore vu tous les qimmit de la ville. La plupart sont encore
dans les îles.
» Ces chiens s’occupent de la propreté et de l’hygiène.
Dès qu’une femme sort de sa maison pour vider le seau
hygiénique, les chiens la suivent et se ruent sur les
excréments. De plus, ils se mangent entre eux. Si, au cours
de la bagarre de cette nuit, une des bêtes avait été
grièvement blessée, les autres l’auraient dévorée. Les chiots
mal protégés par leur mère sont expédiés en quelques
bouchées – c’est peut-être pour cette raison que seules les
chiennes qui vont mettre bas sont quelquefois autorisées à
dormir à l’intérieur, dans le couloir d’entrée, où elles vivent
pendant quelques semaines avec leur portée.
Le plus affreux est que ces chiens mangent aussi les
hommes ! Ils se jettent parfois sur les petits enfants quand
ceux-ci, en passant près d’une meute, ne tiennent pas un
bâton ou un fouet à la main pour leur faire peur. Ces bêtes
attaquent même les adultes : une d’entre elles bondit sur
vous en aboyant, les crocs dehors ; des dizaines d’autres
surviennent aussitôt en hurlant ; vous êtes sans bâton ni
fouet au milieu d’une meute déchaînée de 200 ou 300
chiens affamés qui n’obéissent plus à la voix d’aucun
homme. Il n’est pas rare de rencontrer dans le nord du
Groenland plus d’une mère affligée qui vous dit en évoquant
des souvenirs douloureux : « J’ai eu en tout neuf enfants,
dont deux ont été mangés par nos chiens. » Car ils dévorent
les bébés que les parents laissent seuls dehors ou dans les
maisons mal fermées. Cela explique sans doute les doubles
portes dont sont munies, dans tout le pays, les entrées des
maisons. On pourrait contester cette hypothèse en
alléguant que dans les villages du Sud, où il n’y a plus de
chiens, les entrées sont également pourvues de deux
portes. Mais ils n’ont été exterminés qu’au XVIIIe siècle dans
ces localités, à cause de leur appétit vorace pour les brebis
et les volailles que les Danois introduisaient alors dans la
région méridionale 1. Si l’usage des doubles portes a survécu
aux chiens, c’est simplement parce qu’une habitude de
plusieurs siècles ne disparaît pas du jour au lendemain.
Quand un être humain a été victime des chiens, les
Groenlandais ont coutume d’enterrer un cercueil vide. La
police danoise abat les chiens qui ont pris part au festin, et
leurs corps sont jetés à la mer pour empêcher les habitants
de les manger à leur tour. On passe en revue tous les chiens
du village pour reconnaître les coupables. Mais
curieusement, à ce moment-là, chaque propriétaire,
groenlandais ou danois, défend ses bêtes ! Cependant, ceux
des chiens qui ont l’air repu ou ont le museau taché de sang
sont soupçonnés et fusillés en présence de leurs congénères
innocents. On peut se demander si ces derniers ont
vraiment conscience du crime commis par leurs
compagnons et savent pourquoi ils sont abattus. Ces
mesures, d’ailleurs, n’empêchent pas les accidents de se
reproduire. Mais n’allons pas trop vite dans notre récit et
n’affirmons encore rien dont je n’aie été le témoin oculaire.
Nous reverrons ces chiens en maintes occasions (surtout
dans les villages où on les compte par centaines, parfois
trois ou quatre fois plus nombreux que les habitants), et
saisirons mieux, dans la mesure du possible, leur étrange
comportement.
L’après-midi, je vais voir quelques-unes des îles où ces
animaux sont abandonnés pendant l’été. Markus B., danois,
directeur de l’école primaire, m’emmène dans sa barque à
moteur. En abordant une de ces îles, les chiens se sont mis
à aboyer et à dévaler la pente rocheuse, croyant que nous
leur apportions à manger. D’autres, sur une deuxième île,
nous ont regardés passer sans bouger. Non loin d’eux se
trouve une tête osseuse de requin bleu avec la colonne
vertébrale, qu’on leur a apportée il y a quelques jours et
dont ils ont dédaigné les os. Il faut que ces animaux soient
particulièrement résistants pour survivre au traitement
qu’on leur inflige pendant les six mois d’été, et
singulièrement disposés pour continuer d’aimer l’homme, si
tant est qu’ils l’aiment.
 
En dehors des chiens, des traîneaux, de la neige et de la
longue nuit polaire qui commence, cette agglomération
n’est en rien différente de celles du Sud. La vie quotidienne
des habitants est la même. Ici également la boisson joue un
grand rôle, « l’exode rural » cause les mêmes ravages. Avec
des enseignants danois, je vais entre autres à
Uummannaarsuk, village de la commune de Holsteinsborg.
Il n’y a pas une âme, pas un chien… Tous les habitants, des
chasseurs, ont abandonné massivement leur village pour
devenir des pêcheurs à Holsteinsborg où ils sont plutôt
devenus des chômeurs pour la plupart. Une institutrice
danoise qui nous accompagne et qui a adopté à
Holsteinsborg deux enfants des « émigrés »
d’Uummannaarsuk pour les empêcher de mourir de faim, a
ramassé dans une de ces maisons abandonnées une vieille
lampe à huile de phoque en stéatite aux bords ébréchés.
Derrière les portes se trouvent des tonneaux où l’on
conservait de l’eau potable ou de la glace pour la faire
fondre. Nous voyons des plates-formes qui servaient de lits ;
dans d’autres maisons, où il n’y en a pas, les habitants
couchaient à même le sol, sur des peaux. Dans un grenier,
nous découvrons une cargaison de peaux de renne. Les
portes de ces maisons désertes battent au vent comme
après une cruelle razzia. C’est triste et lugubre. Je n’ai
jamais rien vu de tel de ma vie. Nous trouvons par terre
dans le village des lambeaux de peau de renne et une vieille
culotte de femme que ramasse une autre Danoise. C’est
ainsi qu’après les méfaits de la centralisation, se manifeste,
dans les villages abandonnés, le goût du… pillage.
 
Knud Oleson, beau-père de mon hôte, est venu nous
rendre visite. Âgé de 55 ans et né à Thulé où son père était
catéchiste, Knud a plutôt le type méditerranéen. Ses
cheveux frisés, grisonnant sur les tempes, sa petite
moustache et ses joues pleines lui donnent un air séduisant.
Timide, il nous salue en souriant puis, au lieu de s’asseoir
avec nous autour de la table, il s’installe à côté de Risa, sa
petite-fille de 11 ans, et la questionne discrètement pour
savoir mon nom, mon âge et si j’ai des frères et sœurs. Peu
après arrive sa femme, plus vieille et plus petite que lui. Il
se lève alors et vient avec elle s’asseoir près de nous. Est-ce
à cause de sa réserve et de la curiosité retenue qui se lit
dans ses yeux ? On sent en présence de Knud ce je ne sais
quoi qui révèle l’homme d’une vieille race, d’une
aristocratie. Sa politesse est exquise, ses manières, simples
et avenantes. Son sourire n’est pas une grimace, mais
tranquille et doux. C’est un ancien chasseur de phoques, de
narvals, de morses et de baleines et qui, par suite d’un
accident de chasse, a été hospitalisé pendant douze mois à
Copenhague qu’il regrette de n’avoir pu visiter. « Je n’y ai vu
que l’hôpital, les médecins et les infirmières en blanc », dit-il
en souriant. Boitant légèrement et ne pouvant plus chasser
depuis son retour, il a dû accepter un travail de magasinier
au port. Père de neuf enfants, cinq garçons et quatre filles
dont Jakobina, il est aujourd’hui grand-père de vingt-six
petits-enfants.
La conversation roule sur les préparatifs du prochain
anniversaire de Rigmor, qui va avoir 6 ans. À six jours de la
célébration de ce digne événement, on met tout au point.
Le grand-père et les oncles de la petite participant aux frais,
Jakobina et sa mère discutent entre elles : « Voyons,
combien faudra-t-il de kilos de café, de paquets de sucre, de
biscuits ? Et le repas qui aura lieu le soir ? Quel vin, quel
dessert ? »
Tout en parlant, Jakobina nous sert le café puis apporte de
la graisse de renne. Chacun coupe un morceau de cette
graisse et le met dans son café chaud, sucré ou non, et
arrosé d’akvavit. J’imite les autres. La graisse fond en partie
et forme à la surface de petits cercles huileux. Le café bu, il
reste au fond des tasses un bout de graisse que l’on prend
avec sa cuillère pour le manger accompagné d’un morceau
de sucre.
— Comment le trouves-tu ? me demande Knud.
— Mais c’est très bon !
— Eh bien, tu viendras en prendre à la maison.
Je devais revoir Knud presque chaque jour. Nous nous
attablions chaque fois devant ce mélange délicieux de café-
akvavit à la graisse de renne, puis devant des petits verres,
pendant que mon hôte évoquait gaiement ses souvenirs de
chasse et ses rencontres avec le grand explorateur dano-
groenlandais Knud Rasmussen qui fut un ami de son père.
Son admiration s’étend également aux ethnologues
travaillant dans sa région natale de Thulé, en particulier à
Jean Malaurie qui, par des activités multiples (livres, films,
congrès), a donné un caractère international aux graves
problèmes que rencontrent les minorités arctiques face à
l’administration des Blancs. C’est en effet à l’initiative de
Jean Malaurie et sous sa présidence qu’avec René Cassin,
prix Nobel de la paix, se sont rassemblés, pour la première
fois de leur longue histoire de milliers d’années, les
Esquimaux de Sibérie, de l’Alaska, du Canada et du
Groenland. Cette rencontre a eu lieu en France, en
novembre 1969. C’est ainsi qu’ont été internationalisés pour
la première fois les problèmes esquimaux. Les Groenlandais
avec lesquels je suis resté en contact se sont toujours
montrés reconnaissants de cette action française qui les a
beaucoup aidés.
 
Le mardi 5 octobre, je suis réveillé par des voix inconnues
qui s’entretiennent bruyamment en bas et par des pleurs
d’enfants. C’est l’anniversaire de Rigmor qui commence
avec le jour. Dès le petit matin, des gens viennent boire du
café les uns après les autres, sortent en disant qujanaq
(merci), pendant que d’autres arrivent, seuls ou par petits
groupes. Les cadeaux qu’ils apportent à la petite
s’accumulent en vrac sur le canapé : robes, kamiks en peau
de phoque garnis de poils de chien à l’intérieur, pantalons
munis de sous-pieds, écharpes, chocolat, etc. La plupart des
gens n’apportent rien. Je sors acheter des pellicules et en
même temps une poupée pour l’enfant. Sourire aux lèvres,
la mère accueille les visiteurs, les sert, fait la navette entre
la cuisine et le salon avec les trois cafetières qui se relayent
sur la table chargée de biscuits, de gâteaux et de graisse de
renne. Toute la journée, Jakobina n’est occupée qu’à faire
une chose : du café. Beaucoup de gens reviennent trois,
quatre, cinq fois dans la journée. Il faut croire que toute la
ville ou du moins les trois quarts des habitants se sont
donné rendez-vous ici, car cet incroyable service du café,
qui a commencé le matin de bonne heure et n’a cessé un
seul instant, ne s’est terminé qu’à 18 h 30. Jakobina a
demandé un jour de congé pour cette fête, mais la fatigue
qu’elle en a ressentie ensuite l’a obligée à rester deux jours
de plus à la maison.
Le repas qui a lieu le soir est réservé à quelques parents
et aux intimes. Huit chaises entourent la grande table où
nous nous installons. On a mis une nappe blanche et des
serviettes arrondies en bonnet d’évêque dans les assiettes.
À ma droite, trône Knud, assis à un bout de la table et
faisant face à Ludvig son gendre. En face de moi, sourit la
vieille femme de Knud, placée entre son mari et un de leurs
fils marié à une maîtresse d’école originaire de Nuuk, lequel
fils est flanqué par un de ses amis, pêcheur. Les deux sièges
à côté de moi sont inoccupés. Jakobina fait le service. Tous
les yeux brillent à la vue de deux grandes bouteilles de vin
rouge et blanc d’Espagne, de cinq litres chacune, qu’elle
vient de poser sur la table. Nous mangeons un rôti de
phoque coupé en tranches dans un grand plat ovale,
accompagné de chou rouge, de carottes, de pommes de
terre et de sauce. Chacun a devant lui quatre verres
remplis, l’un de vin rouge, l’autre de vin blanc, le troisième
de bière, le dernier de jus de fruits, et boit alternativement
ce qu’il veut. Un cinquième verre est réservé à la liqueur.
Nous en sommes au troisième tour de phoque quand
arrivent la maîtresse d’école en robe de grossesse, la
femme du pêcheur et un couple dont le mari (la sueur sèche
sur son front où collent ses cheveux) se met à manger sans
attendre que sa femme, qui n’a pas encore de chaise, soit
assise. Je lui cède la mienne, mais Ludvig proteste et la fait
asseoir à sa place. Dans l’ouverture de son décolleté, ses
seins opulents se soulèvent à chaque mouvement en même
temps que s’ouvrent ses narines. Des femmes qui arrivent
par la suite s’installent dans des fauteuils ou sur le canapé
et dînent à une petite table basse. Bientôt toutes les autres
femmes nous abandonnent pour se rassembler autour de
cette table où même la femme de Knud les rejoint. Les
hommes se mettent à causer librement entre eux. Nous
mangeons ensuite une salade de fruits puis un curieux
mélange de paarnat et de foie de morue. Alors Ludvig, après
ce dessert, sort du gin, du whisky « Long John », de la bière
et du jus de fruits. Chacun se sert, Knud sourit, son fils
devient muet, les femmes gloussent, le pêcheur parle en
donnant des coups de poing sur la table, la fumée des
cigarettes nous enveloppe. On joue du piano, nous dansons.
Je quitte le groupe et monte me coucher vers 23 h 30, la
tête bourdonnante. Je suis dans cet état accablant de haut-
le-cœur qui vous fait jurer à vous-même de ne plus jamais
boire. C’est ainsi que, sous prétexte de célébrer
l’anniversaire d’une fillette que personne n’a vue à table au
cours de la soirée, les adultes ont organisé une fête pour
eux-mêmes. Ces bombances, pour être agréables,
appauvrissent les familles et les épuisent aussi
physiquement. De même que Jakobina, Ludvig n’a pu
travailler pendant les deux jours qui ont suivi le festin.
Le lendemain est une journée froide, triste, sans soleil,
grise, une véritable journée arctique. La neige n’a pas cessé
de tomber depuis plusieurs jours et tout le paysage n’est
plus qu’un désert blanc. Maintenant il tombe de la grêle
qu’un vent violent fait crépiter par intermittence sur les
carreaux. La nature est floue. On ne distingue plus les
maisons ni l’imposante chaîne de montagnes qui se dresse
de l’autre côté de la rue. Nous déjeunons paresseusement
des restes du dîner de la veille, puis on apporte un énorme
os de renne que nous raclons avec un couteau pour
récupérer le peu de chair qui y reste. Nous en mangeons
aussi la moelle. Écrasés par le temps, nous consommons
tour à tour de la bière, du café, du sherry avec des gâteaux.
La tristesse et l’ennui gagnent lentement, impitoyablement
tout le monde et Jakobina, en s’asseyant sur le sofa près de
son mari, lui pose la tête sur l’épaule.
Le soir, il ne reste plus à la maison que des guillemots que
nous avons tués quelques jours plus tôt. Nous en prenons
quelques-uns, les plumons et les faisons bouillir. Les oiseaux
sont à peine cuits. Il y a une mare de sang dans la grande
assiette commune où nous mangeons avec nos doigts ; le
sang coule sur les mains, sur les poignets et barbouille le
visage des enfants. Les cœurs des guillemots, que les
enfants se sont partagés, ne sont même pas cuits. Les
habitants mangent presque toujours les oiseaux de la même
façon : chacun en prend un et commence par les cuisses ;
puis il dévore les flancs, en arrachant la chair avec les
doigts, de l’épaule au croupion. La carcasse est ensuite
écartelée pour chercher le foie et les poumons. Finalement,
on va prendre les têtes et les gésiers dans la marmite.
Le 11 octobre, enfin, je reprends à minuit le Kununnguaq
qui effectue un de ses derniers voyages avant que la mer ne
soit prise par la glace. Je vais encore plus au nord, à
Jakobshavn, afin de chercher dans la région un village où je
pourrais hiverner pendant les six mois de nuit polaire.
2
Mitti, d’Ilulissat

Plus l’hiver approche et moins les quatre pièces situées


sous la dunette sont encombrées de voyageurs. Au cours de
cette traversée, je me retrouve dans l’une d’elles avec
seulement quatre compagnons de voyage, un couple et ses
deux enfants. Le nombre des passagers de cabines est
également fort réduit à cette époque.
À la cafétéria, le lendemain, deux témoins de Jéhovah
viennent s’asseoir à ma table à l’heure du petit déjeuner.
L’homme, Chris, un Danois, et sa femme Joan, une Anglaise,
séjournent depuis un an à Jakobshavn (prononcez Yakobs-
Haoun) où ils essaient difficilement de faire des adeptes
parmi les habitants. Leur but, me disent-ils, n’est pas tant
de fonder une congrégation que de prêcher la bonne
nouvelle.
— Mais les Groenlandais voyagent tellement et changent
si souvent de village que nous devons suivre
d’agglomération en agglomération ceux que nous avons
déjà contactés afin d’approfondir avec eux les études
bibliques commencées. Nous revenons de Godthaab ;
pendant tout notre voyage, à l’aller comme au retour, nous
descendons à chaque escale pour revoir certains de nos
anciens « étudiants » que nous avions connus à Jakobshavn
il y a moins d’un an… Nous en verrons d’autres à
Egedesminde (prononcez Eesminë), la prochaine étape.
Je mesure avec scepticisme leurs chances de faire
beaucoup de conversions d’ici la fin du monde qu’ils disent
très imminente, et qui plus est, au sein d’un peuple déjà
fortement christianisé et entièrement luthérien.
— Mais une fois de plus, précisent-ils, il ne s’agit pas
nécessairement de conversion. Il faut seulement que le
monde entier se rende compte que nous sommes
aujourd’hui les seuls vrais témoins du Dieu vivant. Seuls
ceux qui nous écoutent et font comme nous en prêchant de
maison en maison seront sauvés ; tous les autres, de
quelque religion qu’ils soient, périront avec Satan lors de la
« bataille d’Armageddon » que Dieu lui livrera, bataille que
nous attendons d’un moment à l’autre.
Tant de fanatisme me fait sourire doucement mais nos
divergences de vues ne nous empêchent pas de devenir de
très bons amis.
Un jeune prêtre catholique groenlandais de taille élancée,
vêtu d’un pantalon et d’un anorak, entre dans la salle et
s’assied près de nous. Il se rend également à Jakobshavn
pour dire la messe dans la maison de l’unique catholique de
la ville, un Suisse marié avec une Groenlandaise.
— Nous sommes trois prêtres catholiques dans tout le
pays et vivons à Godthaab où nous avons une dizaine de
fidèles. Un de nous trois suit actuellement des cours de
mécanique et de pilotage aux États-Unis ; à son retour, il
s’occupera d’un petit avion que nous allons acheter, les
voyages par bateau revenant trop cher.
Âgé d’environ 30 ans, le père Finn Lynge (prononcez Funn
Lunngue) parle le français comme un Français et
couramment l’anglais et l’italien, sans compter le danois et
sa propre langue. Inutile d’ajouter qu’il connaît le latin et
l’hébreu. Cet homme très simple, dont la conversation libre
et franche et les manières n’ont rien d’empesé malgré sa
vaste culture, est une personnalité exceptionnelle, l’une des
plus impressionnantes que j’aie rencontrées dans le pays.
Curieux, je lui demande comment il s’y est pris pour faire
des études aussi approfondies, posséder parfaitement tant
de langues et surtout devenir le seul prêtre catholique
groenlandais alors que tous ses compatriotes sont
luthériens.
— J’ai quitté très jeune mon pays pour poursuivre mes
études au Danemark où je me suis converti au catholicisme,
puis me suis destiné à l’état ecclésiastique, me dit-il. Un
prêtre danois m’a conseillé à ce moment-là d’aller en France
pour avoir une bonne formation religieuse. Je suis entré pour
plusieurs années dans un séminaire près de Lyon, avant
d’aller à Rome. Si la langue française m’a paru bien difficile
au début, je m’y suis vite retrouvé grâce au latin. C’est
plutôt l’esquimau, que j’approfondis actuellement, qui me
semble une des langues les plus difficiles car il comporte
des nuances infinies. Je le parle mais ne puis me vanter de
l’écrire correctement.
Et il sort de la poche de son anorak, et me montre, un
manuel scolaire qu’il lit pour réapprendre sa langue
maternelle.
— J’ai toujours préféré tout ce qui est français, reprend-il.
— La langue ou le peuple ?
— L’une et l’autre, car les Français, qu’on les aime ou non,
sont toujours intéressants et restent ce qu’ils sont, quelles
que soient les opinions des autres, et cela est vraiment
admirable.
À notre arrivée à Egedesminde à midi et demi, Finn Lynge
(comme chacun l’appelle en toute simplicité sans faire
précéder son nom du titre « père ») désire y visiter la
nouvelle église protestante, de style moderne, et je
descends avec lui. Nous suivons pendant quelque temps
l’étroite rue qui monte en ligne droite et aboutit à une voie
transversale devant la vieille maison en pierre de Niels
Egede, fils du premier pasteur et qui fut commerçant dans
la localité. Le grand supermarché occupe tout l’étage de
l’entrepôt, un long bâtiment noir, la plus grande
construction de la ville. La nouvelle église protestante
ressemble plutôt à une maison de ferme au toit bas et n’a
rien d’une église. Elle ne porte même pas une croix ; celle-ci
se dresse au-dessus du clocher, petite tour construite
séparément, à quelques mètres du bâtiment.
Pendant que Finn Lynge entre dans l’église, Chris et Joan,
les témoins de Jéhovah, me rejoignent et m’emmènent
prendre le café chez une de leurs « étudiantes », une
femme de 86 ans, aimable et accueillante. Les nombreux
enfants qui nous ont suivis jusqu’au seuil de la maison, en
se poussant pour m’apercevoir à l’intérieur, ont brisé un
carreau de la fenêtre. Il n’y a pas eu d’étude biblique, mais
une simple visite.
Après avoir quitté la vieille femme, Joan achète un fer à
repasser au magasin puis nous retournons à bord. Une
Groenlandaise qui monte sur le bateau s’arrête devant moi
et, me serrant la main :
— J’ai beaucoup entendu parler de toi. C’est dommage
que je ne t’aie pas rencontré tout à l’heure en ville !… Mais,
la prochaine fois que tu viendras à Egedesminde, ne
manque pas de venir me voir au Middag Kaffe,
l’établissement que je viens d’ouvrir, pour que je t’offre le
café. N’oublie pas ! C’est au Middag Kaffe.
Nous quittons cette escale à 14 h 15. Les hauteurs qui
bordent le chenal où nous naviguons s’écartent peu à peu
puis s’interrompent. De tous côtés maintenant la vue
s’étend au loin, découvrant un paysage moins montagneux
que celui du Sud. Nous ne rencontrons plus que des chaînes
d’îlots, aux flancs desquels s’étirent de longues traînées de
brume. Nous côtoyons les icebergs qui deviennent de plus
en plus fréquents, de plus en plus importants. Ceux de cette
région viennent du fjord glacé de Jakobshavn qui en produit
la plus grande quantité dans le Nord. Vers 17 heures, nous
apercevons à droite l’île de Disko, grande tache blanche
séparée du reste du pays. En arrivant à la hauteur de cette
île, je vois sur notre droite le fameux fjord de Jakobshavn
dont l’embouchure et les alentours offrent une vue
chaotique et impressionnante de ces masses de glace
détachées de l’inlandsis assez proche. Derrière ces énormes
montagnes blanches apparaît l’agglomération de
Jakobshavn dont le nom esquimau est Ilulissat (Montagnes
de Glace). Nous arrivons à 18 h 30 dans le port, bondé
malgré la nuit sombre.
Sur le quai, des enfants m’aident à porter une partie de
mes bagages et nous suivons mes nouveaux amis Chris et
Joan qui m’ont proposé de déposer mes bagages chez eux
en attendant que je trouve un logement. Leur maison est
l’une des premières du village. Elle se blottit au pied d’une
pente raide ; la neige ayant été balayée par le vent, cette
pente rocheuse est couverte d’une couche de glace sur
laquelle je glisse sans cesse. À peine ai-je levé un pied que
l’autre avance tout seul. Dans la descente, je jette devant
moi mon sac à dos pour me servir de butoir dans cette
incroyable valse sur la glace. Dans les toutes petites
inclinaisons du sol, on me tient par la main pour
m’empêcher de me retrouver par terre. Je suis surpris de
voir les enfants marcher sans la moindre difficulté : ils se
laissent glisser avec aisance en tournant la jambe de façon
à avoir le bord extérieur d’un pied dans le sens de la marche
et descendre ainsi presque comme en chasse-neige. Ils nous
quittent au bas de la pente et repartent en courant avec
agilité sur la roche glissante.
En dehors de l’étroit couloir d’entrée, la maison à toit plat
de Chris et sa femme se compose d’une seule pièce
partagée en deux par un rideau qui sépare le lit du « salon »
où l’on voit une table avec une machine à écrire, trois
chaises, un poêle, quelques casseroles puis la vaisselle. Le
seul luxe qu’ils semblent s’être offert, est, outre le lino sur le
plancher, le papier peint qui tapisse les murs de bois. La
couche de glace qui calfeutre la fenêtre à l’extérieur
empêche de regarder au-dehors. Dans le « salon » sont
alignés les deux seaux dont Joan se sert pour apporter à la
maison, selon la saison, de l’eau de la fontaine ou de la
glace à faire fondre. Pour compléter la très petite
subvention que leur accorde leur association religieuse,
Chris a accepté un travail de manutentionnaire au magasin.
— Si tu veux aller au petit coin, me dit-il dès que nous
sommes entrés dans la maison, tu connais les habitudes du
pays.
Et il me montre simplement le seau en plastique placé
dans le couloir d’entrée.
En attendant qu’augmente la chaleur du poêle qui vient
d’être allumé, Joan prépare le café pour nous réchauffer, et
nous sommes en train de le boire lorsqu’une Groenlandaise
en anorak bleu, capuchon sur la tête, entre dans la maison.
Ses pommettes saillantes donnent l’impression de tendre la
peau de son visage, tandis que la naissance du nez peu
proéminent et fin semble commencer au niveau des yeux
bridés et brillants. Elle est très jolie. Après avoir salué, elle
retire son anorak ; un pull-over beige au col en V,
recouvrant le haut d’un fuseau rouge qui lui moule les
jambes, souligne le galbe d’une belle poitrine. En souriant,
elle secoue légèrement la tête et fait ondoyer sa chevelure
noire qui lui tombe dans le dos, tandis qu’une frange de
cheveux lui cache le front jusqu’aux sourcils.
— Bonjour, Mitti, disent Chris et Joan. Assois-toi. Où est
ton mari ?
— Il va arriver.
Chris lui offre sa chaise et s’installe sur le lit. À peine
s’est-elle assise que nous voyons entrer un jeune Danois
appelé Ib, le photographe de l’agglomération et le mari de
notre charmante visiteuse. Amis de Chris et Joan, ils
viennent leur souhaiter la bienvenue. Nous reprenons un
café avec le jeune couple et c’est à ce moment qu’Ib,
apprenant que je ne sais pas encore où loger, me propose
de séjourner chez eux.
— Mais nous n’avons qu’un sac de couchage que tu
pourras étendre par terre dans mon atelier.
J’accepte.
La maison d’Ib et Mitti est située à l’autre bout de
Jakobshavn, du côté du fjord glacé. C’est une maison à
étage, dont une autre famille groenlandaise occupe le
dessus. En plus de toilettes modernes, l’appartement
comporte deux pièces. Ib, qui a installé leur lit au fond et à
gauche du salon-cuisine rectangulaire, a transformé en
chambre noire leur chambre à coucher qui se trouve à droite
et dans laquelle nous rangeons produits et matériels afin d’y
aménager une place où dresser mon lit.
La première chose que nous avons faite le lendemain
matin, Ib et moi, a été de donner à manger à ses chiens.
Nous leur apportons dans un seau des têtes de poissons que
nous leur jetons. L’après-midi, Mitti m’emmène avec elle
faire ses courses et me présenter à ses parents. Au lieu de
suivre la rue, nous prenons un raccourci en gravissant une
éminence rocheuse et glissante. Une fois sur le plateau, on
découvre un groupe de bâtiments, dont l’église, l’asile des
vieillards, le nouvel hôpital, et la mer qui décrit un demi-
cercle. Les Sistag, parents de Mitti, habitent derrière l’asile
des vieillards. À côté de la maison s’élève un enclos sur le
toit duquel sont hissés des traîneaux. Les chiens de la
famille, une trentaine de bêtes vigoureuses, sont enfermés
dans cet enclos fait de grillage et de planches. Le père de
Mitti nous accueille et nous annonce avec joie qu’il a tué six
phoques ce matin. Les peaux fraîches, enlevées avec les
membres antérieurs, griffes comprises, emplissent une
cuvette dans le salon. Les poils mouillés restent comme
collés sur les peaux, lourdes à cause de la couche de
graisse dont elles ne sont pas encore débarrassées. La mère
abandonne son travail pour nous faire le café. Nous le
prenons avec le frère de Mitti, adolescent de 15 ans, et sa
sœur aînée Emma qui, par son aspect, son allure et sa
coupe de cheveux, ressemble étrangement à un garçon.
Nous allons ensuite faire les courses au magasin. Pour
rentrer, nous passons devant la maison d’enfance de
l’explorateur Knud Rasmussen, qui est fermée et a l’air
abandonnée. Dans la cour, le vent agite les lambeaux de
peau qui recouvrent encore un vieil umiaq (ancien bateau
de femmes en peau de phoque) renversé sur des supports.
 
Cette agglomération est la plus groenlandaise de toutes
celles que j’ai connues jusqu’à présent à cause du nombre
de kayaks, de chiens robustes et de traîneaux plus grands
que ceux de Sisimiut 1. On voit une quantité impressionnante
de séchoirs d’où pendent des poissons, de la graisse de
phoque, des peaux de renards. Si, avec ses 1 750 habitants,
Jakobshavn possède une vingtaine de petits bateaux pour la
pêche à la crevette et une usine modeste pour le traitement
et la mise en boîtes, cette conserverie n’emploie qu’un
nombre restreint de gens. La plupart des habitants vivent de
la chasse, les parages du fjord glacé étant très giboyeux. On
y chasse le phoque, mais aussi la baleine qui se montre
occasionnellement, surtout la baleine blanche. En dehors
d’un grand nombre d’habitants vivant à proximité du port
(partie de la ville où demeurent le plus grand nombre de
Danois), tous ceux du quartier situé près du fjord glacé sont
uniquement des chasseurs de phoques. Leurs maisons,
séparées de celle d’Ib par un terrain rocheux, sont
construites avec de vieilles planches et s’élèvent sur une
fondation de tourbe. Ce sont les habitations les plus pauvres
et elles sont une quinzaine.
En dépit de l’abondance de gibier, la viande de chien
entre couramment dans l’alimentation. Selon Mitti, la viande
de chien, une fois bouillie – pendant quatre heures de temps
– devient « aussi tendre que celle du mouton ». C’est du
moins ce que m’assure Ib, qui en mange souvent chez ses
beaux-parents – lesquels feront, du reste, un repas de chien
demain. J’apprends qu’une autre famille a du chien à
manger ; l’animal n’étant pas encore dépouillé, je vais dans
la maison pour assister au dépeçage.
C’est une famille très pauvre, la vue des objets dans la
maison le confirme. Je franchis le petit couloir d’entrée et
pénètre dans l’unique pièce étroite où vivent six personnes,
les parents et leurs quatre enfants ; le mobilier se compose
d’un buffet béant, sans battants, poussé contre le mur
derrière le fourneau qui se trouve à gauche en entrant,
d’une chaise branlante et enfin de deux grabats qui,
installés dans les angles au fond de la pièce, se touchent,
celui de gauche placé dans le sens de la largeur et l’autre
dans le sens de la longueur. Les quatre enfants sont assis
sur les lits recouverts d’édredons usés et jouent au milieu
de vieux vêtements. Leur mère, très petite de taille, avec
une grosse tête enfouie sous une abondante chevelure noire
et luisante, se promène lentement dans la chambre en
fumant une cigarette, le coude droit dans sa main gauche
posée sur son bas-ventre qui bombe sous son pantalon.
Regard vague, sans expression. Son mari est sorti et elle
l’attend car c’est lui, me dit-elle, qui doit dépecer le chien.
Pour passer le temps, je m’amuse avec les enfants.
Karl arrive enfin. Il prend un couteau et nous nous
rapprochons du chien qui gît sur le plancher. Tué depuis trois
semaines et resté pendu dehors à l’air libre pendant tout ce
temps, l’animal, gelé, tout raide, est placé depuis une heure
près du fourneau afin que la chaleur le ramollisse ; mais
hormis la peau, un peu molle au toucher à présent, ses
membres sont encore rigides. Ses mâchoires écartées
expriment un rictus moqueur ; entre ses babines apparaît,
au-dessus de sa langue noirâtre, son palais rosâtre marqué
d’une trace noire au milieu. Karl s’accroupit, tourne le chien
sur le dos et commence par l’articulation du coude gauche
où il pratique une incision pendant que sa femme tient la
patte droite de devant pour empêcher la bête de rouler ;
puis, poussant la pointe du couteau dans l’entaille sous les
poils, il la fait glisser lentement, coupant la peau jusqu’à la
poitrine qu’il traverse pour remonter au coude droit. Sur son
passage, il écarte immédiatement de la chair, par de petits
coups de couteau plus profonds, la peau dont la partie
interne est verdâtre. Excités, les enfants qui attendent le
foie cru et autres friandises encore dissimulées sous la chair
s’agitent autour de nous et gênent leur père. « Tassa ! » crie
ce dernier pour les faire taire. La tête ricanante de l’animal
ne cesse de se pencher d’un côté puis de l’autre chaque fois
qu’on le tourne dans un sens ou dans l’autre. Le bout de la
lame joue le plus grand rôle ; il descend maintenant de la
poitrine au ventre. Par maladresse, Karl fait un trou dans
l’estomac mais rien n’en sort, cette poche étant encore
gelée. Karl attaque ensuite la partie gauche du cou, coupe
sous la mâchoire juste au-dessous de l’œil, emporte l’oreille,
scalpe la tête où brille le crâne très propre. Après avoir
aiguisé le couteau contre le fourneau, il fend jusqu’à l’aine
la peau des pattes postérieures, l’une après l’autre, et
rejoint, par ces deux coupures obliques, l’entaille du ventre
qui, dépouillé, semble plus distendu, plus obèse. Après une
séparation adroite du derme des flancs, du dos et de la
croupe, Karl enlève la peau en moins de dix minutes, mais
laisse sur l’animal la queue velue, la peau autour des yeux
et des mâchoires, et celle des quatre pattes pliées en l’air,
c’est-à-dire des articulations jusqu’aux griffes. Sur la chair
rosâtre apparaissent des taches rouges, des nerfs noirs. Je
n’ai vu à aucun moment le sang de la bête toujours gelée
comme de la pierre. Le plus surprenant est que,
contrairement à l’usage établi suivant lequel seules les
femmes écorchent les animaux et surtout le phoque, il
semble que ce soient plutôt les hommes qui dépouillent les
chiens, que l’on mange crus ou bouillis.
Ce sont les chiens enragés qui sont tués et servent de
nourriture. Celui que mangeront demain les parents de Mitti
l’était aussi. J’ignore si (de même que la chaleur et
l’ébullition détruisent le bacille botulique) la longue
exposition, à l’air glacé, des chiens atteints de rage annule
ou diminue les risques qu’encourent ceux qui les mangent
crus ; car, de tous les mammifères dont se nourrissent les
Groenlandais, seuls les chiens sont exposés de cette façon.
 
Cherchant dans les environs une plus petite
agglomération où je pourrais passer la nuit polaire au milieu
de Groenlandais uniquement, j’effectue le 25 octobre, sur
les conseils du père de Mitti, un premier voyage à Rodebay,
village de 170 habitants et de six cents chiens situé à 23
kilomètres au nord de Jakobshavn, en face de l’île de Disko.
Le seul Danois de l’endroit est le maître d’école. Premier
Blanc à s’installer dans l’agglomération, il y séjourne depuis
un an seulement, s’occupant de trente-cinq élèves dans une
petite classe-chapelle. Knud me fait un accueil enthousiaste.
— Quitte vite Jakobshavn et viens vivre ici, me dit-il. Au
moins j’aurai quelqu’un avec qui discuter. Ma maison est
grande ; tu disposeras de la chambre du dessus.
Âgé de 30 ans, Knud est célibataire. Sa solitude dans ce
village isolé de la colonie danoise commence à le rendre
neurasthénique. Le palasi 2, un Groenlandais appelé Abili ou
Abélia (forme corrompue d’Abel), l’assiste dans son travail.
Nous passons une partie de la soirée chez ce dernier, qui
boit et débite des obscénités comme n’importe qui. Au
moment de le quitter, il me dit : « Si tu veux… j’ai une
cousine pour toi ce soir. » Knud est scandalisé par la
proposition. Après avoir rendu visite à quelques-uns des
habitants, tous chasseurs, nous retournons chez le maître
d’école où nous discutons longtemps avant de nous coucher
vers 5 heures du matin.
Je retourne à Jakobshavn le lendemain dans une
embarcation avec les deux jeunes gens qui m’ont emmené
à Rodebay. En chemin, nous nous arrêtons pour chasser des
eiders. À notre arrivée la nuit, Mitti préfère faisander les
deux canards que j’ai rapportés. Elle les vide puis apporte le
foie et les gésiers que nous mangeons crus, elle et moi.
 
Le 6 novembre, au crépuscule, c’est-à-dire à 16 heures, a
lieu sur la berge, en face de l’église, le dépeçage d’une
baleine. Il se forme un attroupement d’hommes d’un côté,
de chiens de l’autre. Les poils blancs de ces derniers, dont
les queues velues sont recourbées sur leur croupe, forment
une masse grouillante, tant ils sont serrés sur la roche
glissante, se disputant férocement les morceaux de viande
qu’on jette de temps à autre dans leur direction. La baleine
est retenue sur la berge au moyen d’une grosse corde
attachée à une barre de fer fichée en terre, et sa tête
volumineuse est tournée vers la mer. On dépouille d’abord
tout un côté de l’énorme animal puis on le retourne : on
enlève par plaques rectangulaires la peau avec une épaisse
couche de graisse, puis des plaques de viande rouge. Les
couteaux s’enfoncent aisément dans la chair ; on les aiguise
en les frottant l’un contre l’autre. Une vapeur chaude
s’échappe du corps de l’animal. Sur place, on mange la
peau tendre (le mattak), un peu douceâtre. Mélangée au
sang chaud de la baleine, l’épaisse couche de glace qu’on
piétine forme une boue rouge qui fait glisser sur le sol
rocheux. Beaucoup de dépeceurs se servent de leur main
gauche. Des visages indifférents se tournent pour regarder,
devant l’église, un attelage de chiens qui, dressés sur leurs
pattes de derrière, sautent et hurlent, regardant avec
avidité d’autres chiens libres en train de manger sur la
roche. Leurs jappements ont quelque chose à la fois de
féroce, de triste et de risible.
En ce début de novembre, le froid et le blizzard sévissent
à Jakobshavn en même temps que la lumière diminue
chaque jour. Les matinées sont ternes jusqu’à 11 heures,
moment où le soleil qu’on ne voit plus jette une faible lueur
jaune or sur l’île de Disko au loin. On distingue confusément
les icebergs immobiles dans la mer, pareils à de grands
fantômes difformes. Les maisons sont éclairées dès 16
heures, et dans tout le village on ne voit plus que leurs
carreaux jaunes qui trouent la nuit çà et là. Si la neige qui
couvre le sol rend la nature floue et vaguement lumineuse,
il fait toutefois si sombre qu’un jour, à 16 h 30, je me suis
pris dans les traits d’un attelage que je n’ai pas vu venir ; je
n’ai entendu que les cris du conducteur et les claquements
du fouet.
Une nuit, le blizzard a soufflé sans arrêt ; mugissement
sourd et monotone entrecoupé de bruits sonores,
semblables à ceux des vagues rabattues fortement par une
tempête. Le lendemain matin, 12 novembre, plus de neige !
Le blizzard sec et chaud l’a complètement balayée. Il n’y a
plus sur le sol rocheux que des plaques de glace et de la
boue, tandis que l’eau suinte maintenant des pentes
tapissées de neige la veille. Le ciel est de nouveau bleu. Il
ne fait même plus froid, on pourrait sortir en bras de
chemise. Aussi, c’est légèrement vêtu que je vais dîner avec
Mitti chez Chris et Joan. Mais lorsque nous quittons nos amis
vers 23 heures, le temps a brusquement changé ; un vent
glacial s’est mis à souffler, la mer est déchaînée. Je rentre
transi de froid sous ma chemise, les oreilles gelées et les
mains gourdes.
Les jours où le ciel est dégagé, la lune nous éclaire dès 17
heures. Basse et d’une grosseur extraordinaire qui m’a
effrayé la première fois, elle se lève du côté de l’île de
Disko, mais, lorsqu’on vient de l’autre extrémité de
Jakobshavn, elle semble être posée juste au-dessus des toits
devant vous, avec sa face argentée semée de grandes
taches grises. Ses effets sur les icebergs sont indescriptibles
et les faux jours magnifiques qu’elle crée sont plus clairs
que la lumière du jour. Trompé une nuit par son éclat, je me
suis levé à 3 heures du matin. Je me suis néanmoins vite
aperçu de mon erreur, mais le « jour » était si beau que je
me suis promené pendant une demi-heure dans le village
endormi. Comme il est 7 h 30 à Paris lorsqu’il est 3 h 30 au
Groenland, j’ai pensé, devant cette nature calme et
silencieuse, aux Parisiens en train de s’engouffrer dans le
métro, la vapeur au bout du nez. Et au beau soleil qu’il doit
faire chez moi en Afrique !
 
Au cours de mes préparatifs de retour à Rodebay je songe
à me procurer des vêtements de peau et j’en parle au père
de Mitti.
— Les pantalons en peau de chien sont bien chauds, me
dit-il. J’ai quelques peaux que je donnerai à ma femme pour
t’en faire un. Un pantalon à longs poils tout blancs t’irait
bien et tu as déjà un anorak blanc dont Mitti garnira la
bordure du capuchon avec de grands poils de chien blancs.
Avec deux gros pull-overs dessous, ça te tiendra bien au
chaud. Et tu seras vraiment kusanaq, ajoute cet homme qui
me considère un peu comme son fils.
D’ailleurs, la famille me tient déjà pour un des siens et le
père et la mère parlent souvent en plaisantant du beau
garçon grand et fort que je pourrais faire à une de leurs
filles.
Mais, avant mes vêtements, le père et son gendre Ib sont
préoccupés par la célébration du 23e anniversaire de Mitti,
qui aura lieu le 16 novembre, dans quelques jours. Comme il
n’existe pas de nettoyage à sec dans le pays, Ib, en
prévision de l’événement, a envoyé ses pantalons de
lainage et son manteau à nettoyer au Danemark, comme le
font tous les Danois. La veille du 16, il est allé faire un grand
repas de chien chez ses beaux-parents. Le lendemain au
soir, toute la famille et les voisins emplissent notre salon
pour la fête. Ib, saoul, s’endort sur mon matelas au moment
où l’on pousse table et chaises pour danser. Une danse un
peu trop langoureuse avec Mitti attire sur nous tous les
regards, et nos voisins de l’étage la félicitent de… m’avoir
conquis ! La mère, flattée, extériorise sa joie. Le père me
regarde avec insistance :
— Elle est bien, ma fille, n’est-ce pas ?
— Il n’y a pas son égale…
— Est-ce qu’elle te plaît ?
— Qui ne la désirerait pas ?
Les derniers invités, les voisins, sont partis à 4 heures du
matin. Le père de Mitti, en se levant pour rentrer avec sa
femme, s’arrête un instant devant moi pour me laisser
entendre, en me faisant un clin d’œil vers Mitti, qu’il invitera
Ib après-demain à venir à la chasse avec lui pour quelques
jours…
— Nous irons au-delà du fjord glacé et camperons sous
des tentes au bord de la glace.
En effet, le lendemain il convoque Ib chez lui pour lui en
parler ; et jeudi, le 18, il part dès 8 heures avec son gendre,
pour me laisser seul avec sa fille.
— Mon père t’aime beaucoup et moi aussi, me dit ce soir-
là Mitti en s’allongeant contre moi sur le matelas où je
couche.
Son père et Ib sont restés quatre jours absents. Pour nous,
ce sont quatre jours pleins. À partir de ce moment, Mitti n’a
cessé de m’offrir de petits cadeaux : bonbons, chocolat,
paquets de bougies colorées et deux chandeliers pour les
maintenir.
 
La nuit tombe maintenant à 15 heures ! Nous ne verrons
plus, pour de longs mois, la moindre lueur de soleil. Je suis
moralement écrasé par cette nuit sombre qui s’est accrue
petit à petit pour enfin régner complètement. Si j’étais
arrivé directement de l’Afrique au nord du Groenland en ce
moment-ci, je crois que cette absence totale de soleil
pendant des mois m’aurait rendu fou, et c’est pour moi une
chance d’avoir vécu progressivement le lent déroulement
de la nuit polaire.
La mer n’est pas encore prise pour autant. Seule une
croûte de glace blanchâtre, salie par la roche, flotte le long
de la côte. Les chasseurs du quartier pauvre, au bord du
fjord glacé, redoublent d’efforts pour tuer le plus de
phoques possible avant le gel de la mer. Je passe désormais
tout mon temps parmi eux, les aidant à leur retour de
chasse. Parfois cinq ou six kayaks arrivent de front, couverts
d’une épaisse couche de glace formée, au contact de l’air
glacial, par l’eau de mer. Nous tirons les kayaks sur le
rocher puis enlevons la couche de glace en la raclant ou en
tapant dessus avec un couteau à glace ou un simple
morceau de bois. Un chasseur revient chaque jour avec
deux ou trois phoques, quatre au maximum, en plus des
oiseaux, eiders, lagopèdes, guillemots.
Après avoir ramassé les oiseaux, les fusils, les harpons et
les pagaies que le chasseur porte parfois lui-même en
sautoir, nous nous dirigeons vers la maison en tirant le
phoque. Pour ce faire, on lui passe dans l’œil une double
courroie qu’on noue devant la bouche, ce qui grossit le nez
d’une façon hideuse. Les chiens sautent sur l’animal, le
mordent et lèchent les traces de sang sur le sol rocheux
couvert de glace. En traversant la rue, pour ne pas abîmer
la peau du phoque sur le gravier, nous plaçons sous l’animal
une plaque de tôle ramassée sur le bas-côté. Si nous ne
trouvons pas de plaque de tôle ou de carton assez épais et
si le phoque est trop gros pour être soulevé, nous passons
une courroie à travers ses deux paumes, puis l’un d’entre
nous le hisse sur son dos en tenant solidement les deux
bouts de la courroie sur la tête, de la nuque au front, par-
dessus le capuchon de l’anorak. Dans son dos, le phoque
pend jusqu’à terre, le museau rejeté en arrière. Le kayak est
porté, soit par un seul homme qui le maintient sur sa
hanche en passant l’avant-bras dans l’ouverture, soit par
deux hommes qui tiennent chacun un des bouts effilés.
Nous l’attachons devant la maison du chasseur, sur des
pieux ou sur un séchoir, loin de la portée des chiens qui
dévorent tout ce qui est en peau, même les fouets. Un
nœud coulant permet au chasseur de descendre rapidement
son embarcation et de la porter seul jusqu’à l’eau quand un
mammifère marin est signalé.
Un jour, cinq pêcheurs en pantalons de peau et vivant
ensemble dans une des maisons du fjord arrivent dans une
barque avec deux phoques, dont l’un très gros, à l’abdomen
blanc, ayant seulement deux petites taches noires dans le
dos. Une belle peau ! L’animal, tué au fusil, a été atteint au
cou où s’ouvre une large plaie. J’aide les pêcheurs à tirer les
bêtes jusqu’à leur maison.
Celle-ci comprend deux pièces, avec un lit dans chacune
d’elles, des vêtements jetés sur les couches, enfin deux
enfants et une seule femme. On me donne une chaise,
l’unique chaise de la maison. Les pêcheurs se déshabillent.
Ils paraissent plus jeunes, moins gros et curieusement plus
grands que dans leurs pantalons de peau. Ils roulent ceux-ci
par terre, les laissent là, près de leurs bottes, et passent
dans la salle voisine. Les deux phoques sont placés sur des
cartons jetés sur le plancher.
La femme se baisse, les jambes écartées au-dessus d’un
des deux phoques, pour le dépecer. Avec son ulu elle incise
d’abord l’animal du ventre à la tête, sous la mâchoire. Tout
au long, la graisse jaune sous la peau s’ouvre comme deux
lèvres énormes. La peau munie d’une certaine couche de
graisse est dégagée sur un côté puis sur l’autre. On voit
apparaître par endroits la chair un peu noire. La femme
casse les deux membres de devant, laissés sur la peau. Le
corps dépouillé, entouré de gras, gît sur la couche de
graisse de la peau maintenant étendue sous le phoque. Du
sang coule sur les cartons et déborde sur le plancher. Un
coup d’ulu dans le ventre ; les entrailles sont vidées dans un
seau. La femme fait alors plusieurs incisions le long des
intestins qu’elle vide de leur contenu en les serrant entre les
doigts et en les tirant de l’autre main. Les poumons, coupés
en tranches, sont mangés crus par les enfants qui, avant de
porter les morceaux à la bouche, les frottent sur la graisse.
Leurs mains, leurs lèvres, leurs joues sont barbouillées de
sang. La peau et les membres embryonnaires de derrière en
forme de nageoires sont laissés sur l’animal. Puis, avec ses
deux mains jointes, la femme puise le sang dans le ventre
et le verse dans un autre seau. Elle nettoie ensuite le ventre
avec un chiffon ; le tissu est imbibé de sang, elle le tord au-
dessus du seau pour en récupérer la moindre goutte. La
femme est elle-même couverte de sang : elle tend ses deux
bras à son mari, l’un des cinq pêcheurs, qui lui retrousse les
manches jusqu’aux épaules. L’ulu est aiguisé contre un
autre couteau. La femme casse les côtes du phoque. Toute
la viande, enlevée morceau par morceau (peut-être selon
des règles précises), emplit un grand récipient. Sur les
cartons, la graisse maintenant est rouge de sang. D’un bout
à l’autre, la femme dégage la peau de la graisse qui roule,
plus épaisse que la pulpe du melon dans son enveloppe.
Cette graisse, coupée en morceaux, est donnée aux chiens
par-dessus la clôture de leur enclos. Il faut les voir sauter
dessus ! Quelle irruption ! En sortant de la maison, je vois
sur le pas de la porte un grand nombre de chiens, oreilles
dressées, yeux perçants, et qui attendent leur tour.
Arrivé plus tard avec Mitti chez ses parents, je vois sur le
plancher du salon un tout petit phoque retiré du ventre de
sa mère tuée. Naturellement il ne vit plus. Il a un corps rosé,
les membres de devant plus rouges, les poils indistincts,
légèrement brillants, avec des anneaux plus foncés qui se
dessinent sous la peau, une bouche triangulaire et des
gencives sans dents. Son cordon ombilical pend encore. Il
n’a pas de langue, on la dirait collée au palais. Deux trous
minuscules remplacent les ouïes et, au-dessus des yeux non
encore ouverts, on aperçoit deux taches. On sait que le
massacre des bébés phoques (déjà nés) n’existe pas au
Groenland ; la présence de ce petit animal dans le salon
n’est que pur incident.
 
Impatient de me voir à Rodebay, Knud le maître d’école a
envoyé un Groenlandais me chercher avec sa barque. Le
départ n’étant pas prévu pour ce jour-là et mes vêtements
de peau n’étant pas prêts, j’ai dû renvoyer l’homme avec
une lettre en réponse à celle de Knud. Cependant, je presse
la mère de Mitti pour mon pantalon, mais elle ne pense pas
le terminer avant un mois, époque où la mer sera gelée…
Deux jours plus tard, je rends visite à Karl, qui m’emmène
prendre le café chez un de ses voisins nommé Aqqaluk. La
femme de ce dernier vient de faire pour son mari un
pantalon en peau de chien tout blanc mais trop long pour
lui. Je l’essaie, il me va bien ; et je l’achète ainsi qu’une
paire de kamiks pour 250 couronnes.
— C’est trop cher ! disent tous les membres de la famille
de Mitti.
Et le père, la mère, Mitti, ses frères et sœurs attendent de
pied ferme Aqqaluk. Lorsqu’on est adopté par une famille,
non seulement elle cherche à vous intégrer dans la vie
communautaire mais s’empresse également de vous
défendre et vous protéger des agissements malhonnêtes.
Aqqaluk, en fin de compte, n’empochera que 120
couronnes. Tout le monde maintenant affirme que c’est une
bonne affaire. Mitti borde de poils blancs le capuchon de
mon anorak. La femme de Karl, pour 20 couronnes, me
confectionne des moufles faites, à l’extérieur, de peau de
chien noire à poils très longs et, à l’intérieur, de peau de
phoque afin que la main puisse se fermer tant bien que mal.
Je sors dans mes vêtements de peau ; admiration
générale. Ils me paraissent cependant très gros et triplent le
volume de mon corps. À cause des longs poils, je marche les
jambes un peu écartées. Mais, dans l’ensemble, je me sens
à l’aise ; les semelles plates des kamiks épousent mieux la
roche et m’empêchent de trop glisser.
 
Le lendemain – le 30 novembre –, je suis allé au port
prendre le petit bateau du comptoir danois qui ravitaille le
village de Rodebay. Mitti m’y a accompagné. Sans me
regarder, elle m’a pressé la main. Nos adieux ont été
calmes, simples, sans tristesse ni larmes.
— Au revoir, Mitti.
— Oui, au revoir, a-t-elle dit, après avoir boutonné mon
paletot, tu me verras à Rodebay auprès de toi. Écris-moi.
Nous nous sommes regardés encore une fois, puis je suis
monté à bord, seul passager à côté du pilote, un gros
Groenlandais nommé Évat, et ses deux aides.
3
Mon hôte Thue

Partis à 10 heures et naviguant dans l’obscurité à la


lumière de la lampe du mât, nous arrivons une heure et
demie plus tard à Rodebay. Les quelque vingt maisonnettes
qui composent ce village bâti sur une pente douce s’élèvent
derrière la baie tranquille d’après laquelle des baleiniers
hollandais du siècle dernier ont baptisé le lieu du nom de «
Roo bay » (la Baie du Repos), devenu par altération
Rodebay. En esquimau, l’agglomération s’appelle Oqaatsut
(prononcez Okaït-soût), qui signifie cormorans.
Trois jeunes gens m’aident à porter mes bagages pour
aller chez le maître d’école. Knud bondit dehors comme un
fou et refuse catégoriquement et de façon brutale de me
recevoir. Comme si Rodebay lui appartenait, il me donne
même l’ordre de retourner immédiatement à Jakobshavn…
Devant cette attitude que je juge pour le moins étrange, je
vais chez le chef du village nommé Johan Dorf ; il manifeste
une réserve surprenante. Je cours chez le pasteur : il ne
veut pas se montrer, prétextant une soudaine indisposition.
L’accueil de sa femme est d’une froideur extrême. Eux qui
m’ont pourtant bien reçu il y a un peu plus d’un mois, et lui,
le pasteur, qui est allé alors jusqu’à me proposer de passer
la nuit avec sa cousine ! Tous les habitants s’enferment chez
eux, marquant ainsi leur refus unanime de m’accueillir.
Aucune porte ne s’ouvre quand je frappe. Je crois rêver…
Pendant une heure, je fais des allées et venues inutiles dans
le froid funeste et sur le sol couvert de glace ; mes pieds
s’engourdissent dans mes kamiks. Qu’est-ce qui a pu
changer si complètement ces gens en si peu de temps ? Je
comprends bien vite qu’ici le petit maître d’école danois fait
la loi.
Ému sans doute par ce traitement indigne, que tout le
village devait attribuer plus tard à Knud, un jeune homme
appelé Saqqaq (déformation locale de Zacharie), l’un de
ceux qui ont porté mes bagages à ma descente du bateau,
me retrouve assis dehors sur mon sac à dos et me propose
d’aller chez lui. Il m’emmène donc à l’autre bout de
l’agglomération, dans une petite maison, la plus isolée du
village et la plus délabrée que j’aie jamais vue. En entrant,
les occupants accroupis dans le salon tournent vers moi des
yeux fixes et étrangement brillants. Une fillette appelée
Maria, âgée de 13 ans, me retire mes kamiks et me fait
asseoir près du fourneau pour que je me réchauffe, tandis
que sa sœur aînée Marianna range mes bagages dans un
coin ; et c’est ainsi que je me retrouve hébergé par la
famille de Thue (prononcez Touë), l’homme le plus pauvre
de Rodebay et, je ne devais pas tarder à m’en apercevoir, le
plus mauvais chasseur et le plus détesté de tout le village.
Onze personnes vivent dans cette masure : Thue
Petersen, en dehors de ses sept enfants (quatre garçons en
bas âge et trois filles dont une séjourne à Egedesminde)
héberge son neveu Saqqaq, son gendre Hendrik Olsen, mari
de Marianna, et les deux enfants de ces derniers. La femme
de Thue, atteinte de tuberculose, est hospitalisée au
sanatorium de Godthaab. Comme Maria va encore à l’école
et que Marianna, l’aînée, s’occupe plus de son mari et de
ses enfants que de son père, il n’y a pour ainsi dire pas de
femme dans la maison. Thue, être sensible, vit dans une
profonde solitude au milieu de sa progéniture.
D’un coup d’œil, j’embrasse le contenu du salon. Un seau
contenant du charbon pour alimenter le feu se trouve près
du fourneau ; un autre, mis sur le feu, est rempli de
morceaux de glace que l’on fait fondre pour obtenir de
l’eau. Juste au-dessus du foyer, est suspendu un râtelier en
bois où sèchent des bottes, des moufles, des chaussettes de
peau et de coton. Sur le plancher crasseux traînent, près
d’un couteau, de vieilles boîtes vides de lait en poudre et
dont on se sert pour boire de l’eau ou du café. Un troisième
seau en matière plastique destiné aux besoins est placé
derrière la porte, à côté d’une petite table supportant une
cuvette blanche, jaunie à l’intérieur, pour la toilette
matinale.
Dans la chambre à coucher, où j’entre un peu plus tard
pour déposer quelques-unes de mes affaires, se trouvent
une table, chargée d’un transistor noir, et deux lits pour
cette nombreuse famille. Sous le lit de droite, dépassent
deux valises défoncées, aux fermetures rouillées, tordues,
inutilisables ; et, sous celui de gauche, deux cartons de
bière Tuborg, lesquels cartons et valises renferment ce que
possède la famille, hormis l’attirail de chasse de Thue.
Il n’y a pas de provisions dans la maison ni de cache de
viande à l’extérieur ; et les membres de la famille, ainsi que
les quelques chiens décharnés qui n’ont point d’enclos,
vivent comme par une grande famine : ils ont cet air sombre
que donnent les affres de la faim.
En apprenant dans quelle maison je suis accueilli, Knud se
ravise et m’envoie en fin d’après-midi, à quelques minutes
d’intervalle, deux lettres apportées par Pavia, son boy
groenlandais. « La famille qui t’a reçu est la plus misérable
d’ici et n’a rien, absolument rien à manger, m’écrit-il. Je te
prie donc de revenir chez moi si tu ne veux pas mourir de
faim ! »
— Dis à ton patron que je veux rester ici, et toi, ne reviens
pas une troisième fois ! dis-je en renvoyant Pavia.
Thue, de toute façon, ne veut pas que je le quitte. Sans
doute croit-il être tombé sur une mine d’or.
— Ne va pas chez Knud, me répète-t-il. Qallunaaq ajorpoq
(ce Blanc n’est pas bon) !
 
Mon séjour dans cette maison devait me révéler, une fois
de plus, le dramatique manque d’entraide dans un village
groenlandais et le profond mépris que les habitants
affichent à l’égard de leurs compatriotes pauvres. Thue
n’est pas invalide et n’a pas 60 ans. Il ne touche donc que
de faibles allocations pour cinq de ses enfants (c’est-à-dire
sans Marianna et la fille qui vit à Egedesminde, qui ont plus
de 17 ans), soit 55 couronnes par mois. C’est avec cet
argent qu’il achète du café, puis du lait en poudre que tous
les membres de la famille délayent dans de l’eau chaude et
boivent en guise de dîner.
Le soir, après ce repas, je sors prendre l’air. À peine ai-je
descendu les trois marches devant la porte qu’un des chiens
affamés saute sur moi. Je n’ai senti, sur ma cuisse, qu’un
coup rapide et violent accompagné d’un fort claquement de
mâchoires et d’un grognement. Les crocs n’ont
heureusement pu traverser mon gros pantalon en peau de
bête, sous lequel je porte deux vieux pantalons de laine.
Avant que j’aie eu le temps de le distinguer dans la nuit,
l’animal se sauve et disparaît en rampant sous la maison.
En effet, les chiens ont pris pour gîte le soubassement, cet
espace glacial compris entre le sol gelé et le plancher.
 
On me place un matelas dans le salon, qui est un peu plus
chaud que l’autre pièce où s’entasse toute la famille.
Marianna, son mari Hendrik et leurs deux enfants dorment
dans le grand lit de gauche ; Maria et deux de ses frères
moins âgés dans le second, tandis que Saqqaq, Thue et ses
autres enfants couchent à même le plancher. Ils ne ferment
pas la porte de communication afin de recevoir un peu de
chaleur du salon avant que le fourneau ne s’éteigne.
Je passe la nuit la plus atroce. J’entends dans l’autre
pièce, comme si c’était tout près de moi, Thue qui parle du
nez en dormant. Quelquefois, il se redresse sur les deux
coudes et, la tête dans les mains, les yeux fermés, il
continue à soliloquer tout en se balançant doucement sur
ses bras. Les enfants couchés par terre se redressent aussi
de temps à autre, puis frappent brutalement le plancher
avec leur tête, tout cela sans se réveiller. Un des garçons
pleure avec insistance tandis que le bébé de Marianna vagit
inlassablement sans qu’elle daigne se lever pour s’en
occuper. Au-dessus de ma tête, le vent glacial souffle à
travers la vitre cassée de la fenêtre. Je me relève pour
enfiler tous mes pull-overs plus mon paletot, et mes trois
pantalons.
Thue se lève à 7 heures. Ses gestes, qui seront les mêmes
les jours suivants, se déroulent avec une précision
rigoureuse. En voici l’ordre.
Serré dans une vieille chemise à carreaux qui s’ouvre sur
un gilet de corps sale, et dans une culotte longue de coton,
maculée de larges taches jaunes, il franchit le seuil de la
chambre à coucher et vient pisser dans le seau tout en se
grattant le corps, respirant fortement, toussant sans cesse.
Après quoi, il se met à chercher son anorak, puis ses
kamiks. « Naak kamikka, Maria ? » crie-t-il. Je dresse la tête.
En souriant, il me fait signe de me recoucher, mais je n’ai
plus sommeil et me lève aussi.
Les kamiks sont sous ses yeux ; mais il faut que ce soit
une femme qui vienne les retirer du séchoir et les lui
prépare en mettant les chaussettes de peau dans les bottes.
La petite Maria se lève ; les yeux encore chargés de
sommeil, elle entre dans le salon et attrape les kamiks.
Avant de les apprêter, elle allume un bon feu matinal, met
sur le fourneau le seau à demi plein de glace à faire fondre.
La glace se met à crépiter. Dans l’eau déjà obtenue, elle
ajoute d’autres blocs qui émettent les mêmes petits bruits
secs jusqu’à leur fonte totale. L’enfant fait bouillir à côté du
seau une certaine quantité d’eau pour préparer le café. Et,
pendant que Thue boit son café, que les autres se lèvent un
à un et viennent s’accroupir devant le feu, la petite Maria
sort dans le froid pour arracher, aux endroits non encore
recouverts de neige ou bien en grattant celle-ci, des lichens
qui serviront à rembourrer les kamiks de son père. Ces
lichens, qu’elle trie et tasse ensuite au fond des bottes,
constituent une couche isolante entre la semelle et la
chaussette de fourrure.
Nous encombrons le voisinage du fourneau. Chacun a déjà
pris son café. Saqqaq allume sa pipe ; Maria, assise de profil
devant moi, berce pendant quelque temps sur ses genoux le
bébé de sa sœur. Elle va remettre l’enfant dans le lit et
balaie le salon avec une aile de mouette. Jadis blanche,
l’aile est maintenant très sale, grise, sordide. Les balayures
ne sont pas jetées, mais entassées près du seau à charbon,
car elles servent à allumer le feu. La petite fait sa toilette et
part pour l’école.
Le départ de sa fille semble rappeler à Thue qu’il doit
bientôt aller à la chasse et il se prépare. D’abord, il va
s’asseoir sur le seau destiné aux besoins. Ce geste, que
nous accomplissons à tour de rôle après le café et qui ne se
déroule le matin que devant les membres de la famille,
revêt une plus grande importance dans la journée et surtout
le soir lorsqu’il y a des visiteurs. Vous êtes installé dans le
salon avec vos invités. Dès que l’un de vous a envie de faire
ses besoins, il se lève tranquillement, tourne le dos aux
autres en se dirigeant vers le seau ; arrivé tout près, le voilà
qui fait alors face à l’assistance. Si c’est un homme, il baisse
son pantalon – si c’est une femme, elle soulève sa robe –
sans fausse honte puis s’assied sur le bord du récipient. Et,
pendant qu’il fait… ce qu’il fait, il suit la conversation et
continue à discuter avec les autres.
Enfin Thue s’habille : sur sa culotte longue, il porte un
fuseau muni de sous-pieds, puis un pantalon de gros drap
noir dont le derrière brille de plaques de mucosité séchée ;
sur le gilet de corps, un seul pull-over et un anorak en toile
verte. Ensuite il met ses kamiks, puis double les manches
de l’anorak avec des demi-manches en caoutchouc, roses,
et qui vont du coude au poignet. Il rejette le capuchon dans
le dos pour enfoncer une coiffure sur la tête. C’est une sorte
de casquette en tissu vert, ouatinée à l’intérieur et sur la
visière, avec des pattes recouvrant les oreilles et terminées
chacune par un cordon que l’on peut attacher sous le
menton.
Il va chercher dehors un gros morceau de graisse pris sur
le toit et un tuiitsoq, tablier de kayak en peau de phoque ;
c’est une sorte de culotte sans entrejambe, terminée par un
ourlet dans lequel passe un cordon de cuir. Avant de se
glisser dans son kayak par l’ouverture circulaire, le chasseur
porte ce tablier par-dessus son pantalon, telle une jupe
étriquée ; puis, assis les jambes allongées dans le kayak, il
ajuste et attache le bas du tuiitsoq au rebord de l’ouverture,
ce qui lui permet de faire corps avec son embarcation et,
par là même, d’en rendre l’orifice étanche.
Resté à l’extérieur toute la nuit, le tablier gelé est raide
comme une plaque de tôle. Avec force, Thue le plie à
plusieurs reprises pour l’assouplir, l’astique avec la lourde
graisse jaune teintée de minces filets de sang. Il le pend
ensuite à un clou recourbé au plafond ; noire et luisante de
graisse, la peau est claire de place en place, aux endroits où
elle semble avoir été grattée plus fortement lors de sa
préparation. Thue chauffe ses moufles, les bourre du reste
de lichens qu’il froisse entre ses mains, décroche le tablier,
le chauffe, puis va s’embarquer dans son kayak.
Ses chasses ne durent que deux heures par jour. En effet,
à 11 heures, debout sur la côte, je le vois qui rentre déjà,
pagayant alternativement à gauche et à droite sans
discontinuer. Il accoste contre la roche, détache son tablier
qui est mou maintenant, puis se hisse hors du kayak,
prenant gauchement appui sur la berge rocheuse. L’entrée
et la sortie de cette frêle embarcation sont deux opérations
difficiles qui demandent un grand équilibre. Il décharge le
fusil, range la longue pagaie aux extrémités aplaties et
terminées par un os blanc bien poli. Le kayak, porté d’une
main sur la hanche, est attaché sur deux bois saillants du
grand séchoir devant la maison. Tout, jusqu’aux moufles, est
laissé dehors.
Thue n’a rapporté aucun gibier, pas même un oiseau. Il
me demande alors de l’argent pour acheter du café, des
biscuits et du puuluki (lard). Mais, au lieu de tout cela, il
achète dix bouteilles de bière ! Au moment où il entre dans
la maison avec son paquet sur le ventre, un de ses propres
chiens l’attaque et deux des bouteilles se cassent. Il me
demande encore trois couronnes ; puis trois autres et
quatorze øre pour envoyer chercher deux bouteilles de bière
en remplacement de celles qui sont cassées. Naturellement
je refuse, et mes rapports avec mon hôte se refroidissent
momentanément.
L’après-midi, cédant aux insistances de Knud, le maître
d’école, qui met son étrange attitude sur le compte de ses
nerfs, je vais lui rendre visite. Pendant qu’il me laisse chez
lui pour retourner en classe, sa voisine Cécilia, regrettant
aussi le comportement qu’elle et son mari Hans ont eu à
mon égard, vient me trouver et m’invite à prendre le café
chez elle où, à cause du froid extérieur, elle réchauffe les
chaussettes de peau de mes kamiks. Elle me sert du café,
Hans de la bière, et ils me font manger du phoque dont
Cécilia a bouilli les poumons pour son mari qui en raffole.
Cécilia, petite femme au teint cuivré, au visage allongé
curieusement ridé verticalement, aux longs cheveux noirs
grisonnants, ressemble à une Indienne d’Amazonie. Elle me
montre la peau encore fraîche d’un grand phoque tué
aujourd’hui par son mari. Mais, contrairement à ce que j’ai
souvent lu, Hans n’a pas partagé son phoque avec ses
voisins ; c’est ainsi que le ménage a de la nourriture en
abondance, pendant que la famille de Thue meurt de faim à
côté.
Même les chiens des autres habitants ne manquent pas
de viande. Les membres de la famille de Thue et moi, nous
regardons chaque jour à travers les carreaux un immense
troupeau de chiens qui dévore sur la banquise de longues
tranches d’eqalussuit, ces requins bleus que nous n’aurions
pas dédaignés en ce moment…
Voyant son père rentrer sans phoque comme à
l’accoutumée, Marianna lui adresse des reproches. Le soir,
Maria rentre de l’école ; elle ne mêle pas sa voix à celle de
sa sœur aînée pour accuser son père, mais dissimule tout ce
qu’elle ressent, sauf la gaieté. Fille exemplaire, elle ne
ressemble en rien à sa sœur qui parle sur un ton monocorde
en rétrécissant les lèvres sur ses dents, comme une chienne
en colère. Maria sort et se tient debout sur le seuil. Elle ne
se sent pas observée. Sa silhouette se détache en noir sur
le fond gris du ciel, le profil exactement placé sur la bande
rose de l’horizon, ses longs cheveux tombant sur ses
épaules. Pendant quelques secondes, elle regarde
vaguement au loin. Ce qu’elle éprouve à ce moment à l’idée
de passer encore une longue nuit sans nourriture, elle le
garde pour elle. Elle revient, sourit, appelle les enfants et se
met à jouer avec eux, regardant de temps à autre son père
avec beaucoup de sympathie.
Thue est revenu bredouille douze jours de suite. Le
treizième, il a tué son premier gibier, un pauvre malamuk 1 !
L’oiseau est tout de suite dépouillé par Maria qui en enlève
adroitement la peau avec les plumes. Les ailes, cassées au
niveau de l’humérus, serviront de balais. Mais que
représente un oiseau pour douze personnes affamées ? Pour
une raison que j’ignore, Saqqaq et Hendrik ne vont jamais à
la chasse, mais il est vrai qu’il n’y a qu’un kayak et un vieux
fusil.
Cela étant, Thue commence à abattre l’un après l’autre
ses chiens faméliques pour nourrir la maisonnée. Au
troisième chien qu’il allait tuer, je l’arrête.
— Je vais voir si je peux emprunter de l’argent à Knud, lui
dis-je.
Et, pour près de deux cents couronnes, j’achète de la
viande de phoque chez les voisins, du riz à la boutique, du
lait en poudre, cette fois uniquement pour le bébé de
Marianna, enfin des provisions pour une semaine, en
attendant (et cet espoir sera toujours déçu) que Thue rentre
un jour avec un phoque.
Une importante couche de givre rend opaques les
carreaux de nos trois fenêtres. Pour regarder à travers la
vitre pâle un coin du paysage d’un blanc laiteux, taché çà et
là de points noirs qui sont les hommes et les chiens dans la
neige, avec notre haleine chaude nous faisons fondre un
espace juste assez grand pour l’œil. La seule façon
d’empêcher ou de retarder la formation du givre est de
mettre des doubles vitrages. Thue n’en a pas les moyens ;
et, quand la maison est un peu chauffée, à 15 °C, le givre
fond et s’écoule : le long des traverses, l’eau s’accumule sur
les rebords des fenêtres, pénètre la boiserie, pourrit les
pièces d’appui et les dormants, puis glisse le long du mur et
inonde le plancher. Tout l’intérieur est dégoûtant, écœurant,
insalubre.
Partout dans la maison, à n’importe quel moment, assis
ou debout, les enfants chient ou pissent, surtout depuis
qu’ils mangent mieux. Avec deux doigts, Thue, comme les
autres occupants, dépose ses mucosités dans le seau à
charbon ou dans le seau à urine où l’on crache à chaque
minute, puis s’essuie la main sur le derrière de son
pantalon.
Aqqaluk, 11 ans, se met à quatre pattes dans la chambre
à coucher, attrape dans sa bouche et suce la verge de son
frère Agangut, 2 ans, debout sur le lit et simplement vêtu
d’une chemise. Au frémissement de l’enfant et à la vue de
son sexe en érection, tout le monde rit. Deux ou trois fois
par jour, Aqqaluk répète ce jeu sans être réprimandé par
personne.
 
Sauf Johan Dorf, le chef du village qui conserve encore un
air sombre et revêche quand il me rencontre, les autres
habitants, même le pasteur et sa femme, commencent à se
montrer aimables, obligeants. J’apprécie cet heureux
changement survenu chez ces gens parmi lesquels je vais
passer les longs mois d’hiver, coupé du reste du monde par
la glace qui déjà recouvre la mer.
En effet, au cours de ces deux dernières semaines, la
banquise s’est en partie formée presque chaque jour, mais à
chaque fois le blizzard la casse en mille morceaux. De
nouveau, les vagues se brisent violemment contre la roche
en jaillissant. Les plaques de la glace fragmentée se
balancent, grands nénuphars blancs.
Pour moi qui vois pour la première fois la mer geler,
j’observe attentivement cette lutte acharnée du froid, des
vagues et de la glace, aussi fasciné que je l’étais dans mon
enfance lorsque, caché derrière un arbre, j’assistais aux
combats de vie et de mort de deux reptiles.
La surface de la baie n’est plus, enfin, qu’un vaste dallage
blanc parsemé de nombreux points noirs et bleus qui le font
vaguement ressembler à du marbre. En marchant pour la
première fois sur la mer gelée, je ressens une impression
inoubliable, à la fois douce et craintive. Pendant que les
autres marchent fermement, je pose les pieds avec
précaution. J’ai peur mais ne le laisse pas paraître. Si la
glace, que rien ne soutient en dessous, se brisait tout à
coup ? Elle a peut-être moins d’un mètre d’épaisseur en ce
moment et la masse d’eau invisible coule sous nos pieds…
Je me vois couler dans l’eau glacée sans aucune chance
d’en ressortir, à cause de l’immense banquise qui
s’étendrait au-dessus de ma tête comme un plafond, et
mourir congestionné en peu de temps. Ces craintes sont
peut-être outrées par l’étranger que je suis, mais ne sont
pas imaginaires. Un petit nombre de Groenlandais se tuent
ainsi chaque hiver, avec leur attelage de chiens, la glace se
brisant sous leur poids. Un individu particulièrement
résistant qui réussit à se dégager peut encore mourir soit
par englacement (dû à l’eau qui se transforme en glace sur
son corps au contact de l’air libre), soit par craquement de
sa colonne vertébrale gelée, lorsqu’il se baisse. Les récits
que j’ai lus ou entendus dans le pays sur ces accidents me
reviennent en foule.
Il est 14 heures ; impossible de voir sans lampe. Des
habitants munis de lanternes s’affairent sur la glace ; de
grands icebergs échoués près de la côte sont maintenant
emprisonnés par le gel ; avec un ciseau à glace (sorte de
burin fiché au bout d’un long manche en bois), ils en
cassent de gros morceaux qu’ils chargent sur leurs
traîneaux et qu’ils feront fondre chez eux pour avoir de l’eau
potable.
Au large, la température de la mer gelée augmente
légèrement en profondeur ; le courant continue d’éroder à
la base des icebergs ainsi retenus dans la glace. Parfois, au
bout de quelques semaines d’immobilité, leur partie
supérieure devenant plus lourde que la partie immergée
leur fait perdre l’équilibre ; ces masses énormes se
retournent alors sur elles-mêmes avec un bruit sourd,
lézardant la banquise sur plusieurs centaines de mètres.
 
Le lundi 13 décembre, le bateau du Comptoir de
Jakobshavn effectue à Rodebay son avant-dernier voyage de
cet hiver. Évat, le pilote groenlandais, m’apprend qu’un
hélicoptère est arrivé à Jakobshavn peu avant son départ,
mais qu’il n’a pas pu attendre pour apporter le courrier ! Le
mandat que j’attends depuis le début du mois est peut-être
arrivé, me dis-je. Et je retourne à Jakobshavn avec le
bateau.
En ce mois de décembre, l’hélicoptère transportant le
courrier de Godthaab à Jakobshavn n’assure ce service
qu’une fois par semaine, le samedi. Ce vol hebdomadaire
est souvent annulé à cause du mauvais temps et retardé
jusqu’au samedi suivant. Mais il arrive que nous restions
deux, trois semaines, parfois un mois sans courrier. Le
prochain hélicoptère arrive alors un autre jour que le
samedi, et c’est le cas aujourd’hui. Si je ne reçois pas le
mandat maintenant, je ne l’aurai qu’entre mars et avril, à
l’arrivée du premier bateau de l’année à Rodebay.
Les cadeaux de Noël, envoyés du Danemark à quelqu’un
séjournant dans un village du nord tel que Rodebay, doivent
être expédiés au plus tard début novembre. Faute de quoi le
destinataire ne sera en possession de son précieux colis que
vers le milieu de l’année suivante, au moment de la fonte
des glaces.
Déjà, ce lundi 13 décembre, un grand arbre de Noël
illuminé décore la devanture du magasin de Jakobshavn. À
la poste, je reçois une lettre de mon père, datée de fin
novembre et annonçant le mandat, envoyé de Paris un jour
avant la lettre. Le préposé verse sur le plancher le contenu
des sacs de courrier, retourne les enveloppes, les paquets,
puis lève la tête et me dit :
— Je regrette, mais votre mandat n’est pas encore arrivé.
Compréhensif, le directeur du Comptoir, qui exerce entre
autres fonctions celle de receveur de la poste, me fait
avancer les six cents couronnes ; et je retourne le
lendemain à Rodebay avec le bateau du Comptoir.
L’embarcation est chargée de fruits, des pommes surtout,
destinés à Rodebay et à Saqqaq, autre village plus au nord.
Un jeune Danois de la Compagnie, nommé Ole Würtz,
accompagne ces marchandises qu’il livrera à la boutique
danoise de chacun de ces deux villages. Les caisses de
fruits empilées s’élèvent si haut que nous n’avons, Ole et
moi, qu’une place très inconfortable au sommet du
chargement où nous nous sommes hissés, d’autant plus
inconfortable que la mer est déchaînée. L’eau qui déferle
sur les gaillards se gèle instantanément, si bien qu’à notre
arrivée, le pont et la coque du bateau sont couverts d’une
épaisse couche de glace qu’on a dû enlever avec une pelle.
Les caisses de fruits, déchargées sur la banquise, sont
ensuite transportées en traîneaux jusqu’au village.
Sourire affectueux des habitants en me revoyant. Ils
poussent un « ah ! ». Les enfants de Thue m’attendent,
debout sur la glace. Je descends et nous rentrons à pied.
Déjà je marche avec beaucoup plus d’assurance sur la
glace, même aux endroits non couverts de neige.
Thue, tout de suite, me demande de l’argent pour aller
acheter vingt-quatre bouteilles de bière.
— Pas question, lui dis-je. Quand j’aurai remboursé à Knud
ce que je lui dois, il ne nous restera plus que quatre cents
couronnes pour plusieurs mois et c’est peu. Gardons cet
argent pour la nourriture. La baie est gelée et je t’aiderai
bientôt à pêcher à travers la glace.
Thue ne l’entend pas de cette façon. Dans des moments
comme celui-ci, les habitants alcooliques comme lui
deviennent mauvais, et je dois agir avec tact. Je sors
acheter de la viande de phoque pour toute la famille. À mon
retour, comme je n’ai pas mangé de la journée, on
m’apporte dans un plat un gros morceau de je ne sais quelle
viande, d’un rouge étonnant.
— Sunaana (qu’est-ce que c’est) ?
— Qimmip neqaa (de la viande de chien) !
Thue a encore tué un des siens pendant mon voyage à
Jakobshavn. Les os de l’animal emplissent une cuvette près
du fourneau.
Je repousse le plat. Malgré les nombreuses occasions qui
m’ont jusqu’ici été offertes, je n’arrive pas encore à
surmonter mon profond dégoût à manger du chien.
Inversement, les Groenlandais éprouveraient probablement
une répugnance analogue à manger de ces bêtes immondes
qu’apprécient certains peuples d’Afrique, à savoir le singe,
le caïman ou le serpent (auxquels personnellement je n’ai
jamais pu goûter, indépendamment de toute influence
religieuse). Et il est même à prévoir que leur répugnance
serait plus forte que celle que m’inspire le chien, du fait
même qu’ils ne connaissent pas ces animaux de notre
monde.
Les enfants emportent la viande et la mangent
joyeusement. Hendrik entre tout à coup, mange aussi un
morceau de chien cru et laisse dans son assiette l’os que
sillonnent de petits vaisseaux sanguins.
Pendant que le phoque bout (dans un des récipients non
lavés ayant contenu du chien !) je m’approche de Thue
assis dans un coin et d’humeur morose. Il ne veut pas
manger si je n’achète pas de la bière et de l’akvavit…
Finalement je lui donne cinquante couronnes.
— Encore cent ! hurle-t-il. Tu me dois de l’argent…
— Je te dois de l’argent ?… Comment cela ?
— Il faut que tu paies pour ton séjour chez moi.
Je ne m’attendais pas à ça !
— Mauvais Qallunaaq ! me lance-t-il.
Je refuse de lui donner les cent couronnes, car il les
dépensera certainement à acheter de la boisson.
Je ne me suis pas trompé : avec les cinquante couronnes
que je lui ai données, Thue invite plusieurs personnes à
boire, dont un vieux qui s’enivre et tombe brusquement par
terre. Sans s’en occuper, Thue et les autres, assis à même
le plancher, continuent de boire, écoutant au transistor
l’émission « Disques des auditeurs ». Trois fois de suite,
Aqqaluk sort leur acheter de la boisson, et en fin d’après-
midi, il ne reste plus une seule couronne à Thue qui, étendu
au milieu du salon, les yeux vaporeux, parle sans savoir ce
qu’il raconte.
Le soir, Hans et Cécilia m’invitent à prendre le café et,
trouvant que Thue n’est pas un bon hôte, me proposent
d’habiter chez eux. Hans est un bon chasseur ; outre son
kayak, il possède deux bons fusils, des filets de pêche, deux
traîneaux et vingt-quatre chiens vigoureux. La perspective
d’apprendre à chasser en compagnie d’un tel homme me
séduit ; et, cinq jours plus tard, je déménage de chez Thue,
aidé par Saqqaq et Poyo.
Des deux fils adoptifs de Hans et Cécilia qui n’ont pas
d’enfants eux-mêmes, l’un, Poyo, âgé de19 ans, s’occupe en
ce moment de pêche à travers la glace ; l’autre, Izâ, qui a
17 ans, travaille à Jakobshavn sur un bateau pêchant des
crevettes pour le compte de l’usine et ne vit pas à Rodebay.
 
Deux jours plus tard, une grande agitation s’empare
soudain du village. Un chenal tortueux, large d’un mètre
environ et long de près d’un kilomètre, s’est ouvert dans la
glace depuis la baie jusqu’à la mer. Une fracture comme
celle-ci, en laissant filtrer de l’air et une vague clarté dans la
mer sombre, attire les phoques. Ce chenal s’est ouvert sous
l’action du blizzard impétueux. Il n’est pas encore gelé, et
les habitants excités espèrent capturer au filet des phoques
qui viendraient y respirer.
Hans prend un rouleau de cordeau et un de ses qassutit,
filets rectangulaires, généralement bleus. Je porte la lampe
et nous nous rendons dans la baie. Avec son ciseau à glace,
il creuse un trou, s’en éloigne de quatre pas, en creuse un
deuxième puis un troisième, tous alignés le long de l’étroit
chenal. La distance qui les sépare l’un de l’autre est d’un
peu plus de trois mètres, et l’écart compris entre le premier
et le dernier correspond ainsi à la longueur du filet, soit près
de sept mètres. Il s’agit de placer verticalement dans la
mer, sous la glace, ce filet à grosses mailles en l’y
introduisant par le chenal, et de le retenir au bord de la
glace au moyen de trois cordeaux passés chacun dans un
des trous. Le filet, sans appât, représente simplement une
sorte de rets pour les phoques, myopes, qui traverseront le
chenal à cet endroit. L’animal se prend la tête jusqu’aux
épaules ou jusqu’au tronc dans une des mailles. En
cherchant à se dégager par des va-et-vient rapides, il entre
dans plusieurs mailles les unes après les autres et finit par
s’y entortiller. Ne pouvant plus remonter respirer à la
surface, il meurt. Et le chasseur, qui ne revient quelquefois
que tous les deux jours inspecter le filet, le retire puis remet
le « piège » en place.
Il arrive, mais rarement, qu’il trouve deux ou trois
phoques dans le même filet. Un chasseur peut posséder
jusqu’à dix qassutit, et les disposer dans des chenaux
différents, parfois à plusieurs kilomètres du village.
Pour que le filet soit d’aplomb sous la glace et que la
pression de l’eau ne le repousse vers le haut, des pierres
pas trop lourdes en garnissent le bas, à intervalles réguliers.
Parfois, comme je devais le voir plus tard à Christianshaab,
de vieilles portières de voiture suspendues aux deux
extrémités inférieures du filet font tout aussi bien l’affaire.
Après avoir creusé les trous et fixé les pierres ramassées
sur la berge, nous tendons le filet entre nous deux et le
faisons descendre dans l’eau en tenant chacun un des
cordeaux. Pendant que, debout près du premier trou, je
maintiens hors de l’eau un bout du filet, Hans, étendu de
tout son long sur la glace devant le dernier trou, une
manche de son anorak retroussée, passe son cordeau sous
la banquise, le ressort par le trou puis l’attache à un bloc de
glace posé devant l’orifice. Malgré ses mains nues et
engourdies par le froid, il attache successivement, sans se
presser, les deux autres cordeaux de la même façon.
— Ajunngilaq, takuuk ! (C’est bon, regarde !)
Je me baisse sur un des trous. Du bon travail en effet !
L’eau est tranquille, très claire, et je vois notre filet bien
tendu qui descend perpendiculairement vers le fond, le bord
supérieur frôlant la paroi interne de la banquise.
Nous ramassons le ciseau à glace, le reste du cordeau, la
lampe et nous rentrons.
Le lendemain matin, nous revenons sur les lieux, munis de
fil et de navette (parfois les phoques endommagent le filet
et il faut le réparer sur place), d’une lampe électrique, du
ciseau à glace et… et… d’un miroir de poche !
— Que ferons-nous avec le miroir ?
— Tu poses trop de questions, Mikili ! Attends et tu verras.
Le chenal s’est refermé. Mais la glace, qui est moins
épaisse à cet endroit, et les trois blocs nous indiquent
l’emplacement du filet. Hans creuse un trou. Nous nous
baissons ; l’eau est limpide et nous ne distinguons pas de
phoque. Mais par ce seul orifice nous ne voyons pas
l’ensemble du filet. Hans creuse un second trou sept pas
plus loin.
— Reste ici, me dit-il, et éclaire-moi le fond de l’eau avec
la lampe électrique.
Il retourne près du premier trou, s’allonge sur la glace en
tenant le miroir devant l’orifice. Il le tourne dans un sens
puis dans l’autre et inspecte ainsi le filet sur toute sa
longueur.
— Puiseqannilaq ! (Pas de phoque !)
C’est le soir que nous en avons pris un. Le phoque mort et
enroulé dans le filet se tient contre la paroi interne de la
banquise. Hans pratique alors, juste au-dessus de l’animal,
un trou que nous élargissons à mesure que nous le
dégageons de la glace.
Nous en avons, chaque semaine, capturé cinq ou six de
cette manière.
Ce sont presque tous des phoques hispada qui mesurent
entre 1 mètre et 1,60 mètre, appelés « phoques de fjord »,
stellés ou annelés. Ils doivent ces deux derniers noms aux
taches en formes d’anneaux qui ornent leur pelage. Leur
peau sert à confectionner des vêtements pour hommes,
surtout les pantalons des chasseurs, ou bien, lorsque les
poils sont enlevés, à recouvrir les kayaks 2 et jadis à faire
aussi les tentes. Vendue au Comptoir, une peau de phoque
stellé non abîmée par le harpon ou par un coup de fusil
(préparée par la femme qui la tend avec des cordeaux dans
un cadre de bois pour la rendre bien plate et lisse) rapporte
au chasseur 33 couronnes. Cinquante-deux mille phoques
stellés au plus sont tués chaque année. De toutes les
espèces, leur chair est la plus délicate. Il se trouve que c’est
aussi l’espèce préférée par les ours blancs. Ceux-ci les
capturent à travers la glace, et ont ainsi appris à l’homme à
chasser au trou de respiration.
Les phoques stellés ne migrent pas en hiver. Ces
mammifères peuvent rester immergés pendant vingt
minutes, mais viennent respirer à intervalles réguliers (de
sept à neuf minutes) ; aussi creusent-ils des trous de
respiration à travers la jeune glace dès qu’elle se forme sur
la mer. À mesure que la glace s’épaissit, ils entretiennent les
trous au moyen de leurs griffes, de leurs dents et de leur
haleine chaude. Les trous ainsi entretenus finissent par
prendre l’aspect de cheminées sous la banquise de deux
mètres. Ce sont les allu, trous de respiration du phoque,
masqués par la neige.
Lorsqu’il s’agit de chasse à l’allu, chasse pour laquelle on
se sert d’un harpon à tête détachable, ce sont les chiens qui
reniflent la neige et découvrent pour le chasseur les orifices
dissimulés sous la glace. Mais, pendant tout mon séjour à
Rodebay, aucun des habitants ne s’est livré à cette chasse
qui, après des préparatifs minutieux, demande une
endurance inouïe 3. Comme chaque phoque possède
plusieurs trous de respiration, il faut patienter jusqu’à ce
qu’il vienne respirer au trou devant lequel vous vous
trouvez. On cite des cas de chasseurs qui ont ainsi attendu
pendant deux jours pour tuer un animal, assis sur un
tabouret installé sur la glace. Le phoque a l’ouïe très fine et
il est méfiant. Le filet présente donc un grand avantage : on
peut le laisser tendu sous la glace et vaquer à d’autres
affaires.
La graisse de phoque peut être débitée à 24 øre le kilo,
mais Hans préfère toujours garder celle de nos phoques
comme nourriture, tant pour nous que pour les chiens.
Un jour que nous rentrons avec un de ces phoques, je lui
demande timidement si nous ne pourrions pas le partager
avec Thue.
— Ne peut-il pas chasser lui aussi ? réagit-il vivement.
Nous n’en reparlerons plus. Je suis maintenant convaincu
que je vis au milieu de gens qui ne sont pas différents des
autres hommes de la terre et dont on a simplement exagéré
le penchant communautaire.
 
Hans et Cécilia m’emmènent dîner chez Augustina et son
mari Jørgensen (prononcez Yonn’sen), leurs voisins et amis.
En arrivant dans la maison, aucun repas n’est préparé, mais
un phoque entier, pris au filet, nous attend sur le plancher.
L’animal est placé sur un carton, ses nageoires antérieures
posées sur son ventre obèse, le bas-ventre ouvert et les
intestins à demi sortis. À peine sommes-nous assis que
Cécilia se relève, saisit un récipient que lui apporte la
voisine et y vide les intestins en tirant dessus
alternativement d’une main puis de l’autre. Le ventre
s’abaisse lentement. Avec un couteau, Augustina élargit
l’incision vers la poitrine ; la couche de graisse qui apparaît
alors est plus jaune, c’est-à-dire moins rosée que celle déjà
exposée à l’air. Elle introduit la main dans le ventre, le
fouille habilement sans voir ce qu’elle attrape et arrache par
morceaux les poumons puis le foie que nous mangeons
crus. C’est le hors-d’œuvre… Non seulement nos mains sont
rouges du sang du phoque, mais il y en a jusque dans les
cheveux des enfants. Vient ensuite le plat de résistance,
tout aussi cru. Pendant que les deux femmes dépècent
l’animal et nous apportent les morceaux de viande, nous les
hommes nous buvons de l’immiaq qu’Augustina, entre deux
bouchées, nous sert abondamment. Son mari, homme
courtaud, d’abord grave, devient plus gai et plus hilare
après chaque verre. Attirant soudain sa femme contre lui, il
me demande :
— N’est-ce pas qu’elle est bien ? Dodue… potelée…
mamaq ! (appétissante). Si tu veux, renchérit-il en trinquant
avec moi, vous serez des kamerussat, elle et toi.
Kammak, déformation du mot danois kammerat
(camarade), signifie ici ami intime.
À ma grande surprise, Cécilia, à qui personne ne s’est
adressé, proteste et on voit qu’elle ne plaisante pas. Mais
Jørgensen répète ce qu’il vient de dire, sans tenir compte de
la présence des enfants qui écoutent en riant, assis sur les
trois lits. Leur mère, timide, ne dit d’abord rien elle-même.
Puis, pressée par son mari, elle me laisse entendre peu
après :
— Oui, nous serons des kamerussat si tu veux… Et je te
ferai de beaux kamiora pour tes kamiks, car ils ne sont pas
assez épais 4.
4
Un Noël groenlandais

Depuis quelques jours, on ne parle dans le village que de


Jul (prononcez Youl), Noël. Apparemment ce doit être la plus
grande réjouissance du pays.
Dès vendredi 17 décembre commencent les préparatifs :
les habitants lavent leurs maisons à grands seaux d’eau.
Ces gens, dont je ne devais voir aucun se laver entièrement
pendant tout l’hiver, tiennent toutefois à ce que leurs
demeures soient bien propres pour l’occasion. Et quand on
se représente la peine qu’il faut pour obtenir de l’eau, le
nombre de voyages à effectuer dans la baie pour y casser
de la glace, la quantité de charbon nécessaire pour la faire
fondre, on aura alors une idée, oui, seulement une idée de
l’importance de Noël !
Augustina est même venue nettoyer le plafond et les
murs du salon de Cécilia. Montée sur une table, elle passe
sur la peinture un chiffon qu’elle trempe dans un seau d’eau
savonneuse puis dans un produit blanc contenu dans une
boîte – ce qui redonne au plafond et aux murs un aspect
plus ou moins neuf, un peu luisant en tout cas.
Même chez Thue, on a lavé, frotté le plancher.
Dans une autre maison, Louisa coud des anoraks neufs
pour toute sa famille. L’épais tissu vert, doublé, est étendu
sur le lit et Louisa place dessus à tour de rôle un vieil anorak
de chaque personne puis coupe tout autour avec des
ciseaux. Comme son mari (prénommé également Knud) a la
main droite dans le plâtre, elle fait beaucoup plus large le
bout de cette manche.
— C’est seulement pour la fête, me confie-t-elle. Après, je
la réduirai à la bonne mesure.
Chaque soir après le dîner, le pasteur enseigne des
cantiques à un groupe d’hommes et de femmes qui se
rassemblent dans la salle de classe. Une partie des jeunes
filles fabriquent des sacs à main, des protège-miroirs et des
étuis à lunettes, le tout en peau de phoque, décoré de petits
losanges de cuir colorés, admirablement disposés en
mosaïque comme sur les kamiks des femmes. Une vieille
femme dirige leurs travaux.
Les activités des chasseurs ne sont pas suspendues pour
autant, mais considérablement ralenties soit effectivement
en vue des fêtes prochaines, soit à cause de la glace qui
s’étend sur la mer et oblige les hommes à porter leur kayak
jusqu’à l’eau libre. Quoi qu’il en soit, on ne chasse plus que
le matin ; l’après-midi, et cela jusqu’au soir, on se livre dans
les maisons à des jeux de société. À cette époque, seuls
quelques jeunes gens vont pour trois ou quatre jours dans
des campements éloignés du village et pêchent des
qaleralik 1 à travers des trous qu’ils pratiquent dans la glace.
Dimanche, le 19, Poyo y va aussi, avec un attelage de treize
chiens et une lampe à pétrole pour s’éclairer nuit et « jour »
pendant la pêche. Comme il ne reviendra que le 23 et que je
désire suivre les préparatifs de Noël, j’ai préféré
l’accompagner la prochaine fois.
Mercredi, peu après midi, Izâ (le second fils adoptif de
Hans et Cécilia) arrive en traîneau pour les fêtes. Courtaud,
la taille lourde, les lèvres épaisses et l’air amical, il marche
en se penchant d’un côté puis de l’autre tout en faisant
résonner ses bottes sur le plancher. Il donne
immédiatement 100 couronnes à Hans qui s’en réjouit et me
montre le billet. Un quart d’heure plus tard, je rencontre
Hans dans le village, portant un carton de vingt-quatre
bouteilles de bière. Avant mon retour à la maison, Hans est
saoul.
Le lendemain, le maître d’école, qui lave aussi le plancher
de sa maison, m’apprend la mort d’une enfant de trois mois
étouffée hier par ses parents saouls qui se sont couchés sur
elle toute la nuit.
Poyo rentre le 22 au soir, un jour plus tôt que prévu, avec
quarante flétans. Les poissons sont stockés dans l’enclos à
provisions, devant la maison, où se trouvent également nos
vêtements de peau et une grande quantité de viande de
phoque, de baleine et de la graisse. Pendant que Hans et
Cécilia sont couchés, nous bavardons longtemps en buvant
de l’immiaq, Poyo et moi. Il me raconte sa pêche. Tantôt il
s’installe devant moi sur le seau à besoins tout en
continuant de me parler, tantôt il s’assied sur le plancher,
éructant et avalant un morceau de flétan que nous
mangeons cru dans cette atmosphère puante. On tient le
poisson par la queue, le museau reposant par terre sur un
carton et l’on racle légèrement, avec un couteau, les
écailles grises qui ne s’en vont pas complètement ; puis on
taille dans la chair blanche. Le poisson est si durci par le
froid qu’on ne peut le plier en deux. Aucune goutte de sang
n’apparaît quand nous le coupons. La chair gelée de ce
poisson cru est excellente, mais en la mangeant j’ai
l’impression de broyer de minces lamelles de glace en
même temps que la chair. Ma bouche en est engourdie, j’ai
peur pour mes dents.
Poyo introduit dans le salon son grand chien noir pour me
le montrer. Nous lui donnons du pain et de la chair de flétan
dans le creux de la main. Nous lui ouvrons une fois la gueule
: de chaque côté de la mâchoire supérieure saille un grand
croc. Poyo m’apprend qu’on coupe ces deux dents à l’aide
d’une tenaille, de peur qu’elles ne poussent hors des lèvres
et ne représentent un grand danger lorsque les chiens,
devenus féroces, attaquent les hommes.
Jeudi 23 décembre. Au déjeuner, nous mangeons de la
viande crue de baleine puis de phoque accompagnée de
graisse. Directement sortie de l’enclos à provisions, la
viande est si gelée que je ressens, comme la veille, la même
impression de broyer des croûtons de glace.
L’après-midi, Cécilia se rend dans les deux boutiques du
village avec Izâ et Poyo pour les derniers achats en vue des
fêtes. Ils rentrent une heure plus tard, chargés de rameaux
de pin et de deux cartons, l’un contenant les ingrédients
nécessaires pour brasser ce soir quarante litres d’immiaq
pour le lendemain 24 décembre ; l’autre, tout ce qu’il faut
pour décorer le salon. Mais, comme les maîtresses de
maison ne procèdent aux décorations de Noël qu’au milieu
de la nuit, pendant que les autres dorment afin de leur
réserver une surprise le lendemain à leur réveil, Cécilia
range ce dernier carton dans un coin, sans l’ouvrir ; tandis
que, de l’autre, elle sort six bouteilles d’extrait de malt de
65 centilitres chacune, 100 grammes de houblon, autant de
levure de bière et huit paquets de sucre. Puis, pendant que
Hans, avec un couteau, fait des trous dans une tige de pin
pour y enfoncer les rameaux, elle s’apprête à préparer
l’immiaq.
Elle met sur le feu une marmite contenant 6 litres d’eau.
L’eau commence à frémir ; elle y verse d’abord les 100
grammes de houblon qu’elle laisse bouillir pendant une
heure pour parfumer le liquide. Ensuite elle laisse de côté la
marmite et son contenu et place sur le feu sa grande
lessiveuse pleine de glace. À mesure que la glace fond,
Cécilia ajoute d’autres morceaux de glace dans le récipient
jusqu’à ce que l’eau bouillante ainsi obtenue ait atteint les
trois quarts de la lessiveuse. Elle y verse alors le contenu de
la marmite en le filtrant, puis l’extrait de malt et les 8 kilos
de sucre. Après avoir de nouveau laissé bouillir le mélange,
elle y ajoute en dernier lieu la levure de bière et écume le
dessus de la boisson fumante, qui est déjà prête. La
préparation a duré cinq heures de temps.
Pour qu’il soit meilleur et moins râpeux au goût, l’immiaq
fraîchement préparé, m’apprend Knud, le maître d’école,
doit être refroidi jusqu’à 15 °C, puis laissé quatre ou cinq
jours dans un endroit frais, et enfin mis en bouteilles pour
deux ou trois semaines. Mais tout cela semble superflu aux
Groenlandais qui boivent leur immiaq encore chaud ou
tiède, au détriment de leur santé, paraît-il.
 
Le bébé mort par la faute de ses parents ivres a été
enterré aujourd’hui, et un service religieux a eu lieu à 14 h
30. Alors qu’il se trouvait à l’école, Knud a entendu, venant
de la chapelle dont la porte était ouverte, les coups de
marteau qui résonnaient sur le cercueil que clouait le père
de l’enfant morte. En route pour le cimetière, les parents
auraient beaucoup pleuré. Il y avait un grand nombre de
gens, dans leurs vêtements de tous les jours.
 
Vendredi 24 décembre. Je me réveille soudain vers 4
heures du matin et suis ébahi en parcourant des yeux les
murs du salon où je dors : la pièce est toute décorée ! Des
guirlandes ornées d’images colorées courent le long des
murs, formant des demi-cercles d’un coin du plafond à
l’autre. Ces images représentent, sur le mur d’en face, des
couples jeunes qui se tiennent par la main, les garçons en
culottes bleues, les filles vêtues de robes rouges et
bouffantes. Sur le mur opposé s’alignent des cœurs de
papier bicolore, rouge et blanc. Presque tout le mur de
gauche est transformé en une campagne scandinave en
miniature offrant des scènes de la vie rustique. On y voit
des danseurs et des musiciens à la face plus rubiconde que
les grands bonnets rouges et pointus dont ils sont affublés ;
un vieux, assis à l’écart des danseurs, rumine ses souvenirs
en fumant un narguilé, le visage envahi par une barbe bleue
; près de lui, deux gamins donnent à manger l’un du pain à
deux vaches, l’autre du foin à un cheval ; face au groupe, un
chat lape du lait dans une assiette ; plus loin, un cochon
accourt, tandis qu’une souris se dresse sur le seuil d’une
porte devant un homme ahuri et qui, en tablier, se tient
près d’un tonneau couché, dont le robinet laisse couler la
bière dans un broc posé sur le sol. Détail suggestif ! Le mur
de droite disparaît sous des photos d’un Noël précédent. Sur
le plancher, à gauche, trône l’arbre de Noël agrémenté de
nombreux petits drapeaux danois et de bougies de couleur ;
une autre, ronde et rouge, plus grosse qu’un ballon, est
posée au milieu de la table.
Je regarde tout cela, n’en croyant pas mes yeux. Quelle
peine a dû se donner Cécilia pour exécuter ce travail toute
seule sans faire le moindre bruit ! J’allais me rendormir
lorsque, vers 5 heures, et déjà endimanchée, elle revient sur
la pointe des pieds dans le salon pour quelques dernières
retouches à ses décorations, qu’au matin nous trouvons
tous à la fois sobres, éclatantes sans aucun détail superflu
et vraiment merveilleuses.
 
8 h-8 h 45. Les yeux encore chargés de sommeil, nous
assistons au premier service religieux.
 
10 heures. Dans tout le village, les fenêtres éclairées se
détachent en jaune dans le demi-jour. Des colonnes de
fumée s’échappent des toits, signe qu’on est en train de
faire fondre la quantité de glace nécessaire pour le café que
les visiteurs prendront dans chaque maison. Les étoiles
brillent encore. Par une fenêtre de l’école, j’aperçois Elias le
boutiquier : le visage rayonnant, il hisse un drapeau danois
devant sa maison.
 
13 heures. Deuxième service religieux. Dans la salle, tous
les enfants de 8 à 14 ans sont installés sur des chaises et
font face aux adultes assis sur les bancs. Les fillettes sont
en costume national, avec de longs kamiks blancs, ornés de
dentelles, qui forment des plis durs aux genoux et leur
arrivent au haut des cuisses, où commence la culotte de
peau ; leurs jambes trop petites se balancent en l’air, tandis
qu’elles penchent la tête de côté en souriant, les joues
encore colorées par le froid extérieur. Leurs longues tresses
de cheveux sont terminées par des rubans rouges ou
blancs. Les garçons ont mis pour la plupart des pantalons de
drap noir, des anoraks blancs et des kamiks noirs, mais
quelques-uns ont troqué l’ensemble traditionnel contre des
blue-jeans, des pull-overs et des bottes de caoutchouc.
Seules quelques femmes, dont Cécilia, sont en costume
national, leur mouchoir passé dans la doublure des bottes,
au genou droit. Les cheveux des hommes brillent, enduits
de je ne sais quelle crème. Pour la première fois depuis que
je suis à Rodebay, Thue franchit le seuil de l’église et entre
avec Aqqaluk, Maria et un de ses petits-fils. Le pasteur,
arrivé le dernier, fait aussitôt illuminer l’arbre de Noël placé
du côté des enfants. Exceptionnellement ce jour, les
hommes et les femmes se sont rassemblés sur les mêmes
bancs. Une partie du service est consacrée à des questions
posées aux enfants assis devant nous sur leur conduite
depuis le dernier Noël.
 
De 17 h à 17 h 45 a lieu le troisième service religieux de
la journée. Tous ceux qui ont assisté aux deux premiers sont
revenus. La salle est comble, la petite église craque, il n’y a
plus de place ! Le pasteur, m’apercevant debout, me
procure une chaise. Des cierges neufs sont placés devant le
Christ ; et, à l’endroit où les enfants étaient assis ce matin,
se trouve maintenant un chœur composé de quinze femmes
et de cinq hommes, qui se lève de temps à autre pour
apporter une note plus juste aux cantiques.
Après ce service, les enfants chantent de maison en
maison et partout on leur offre du thé et des gâteaux.
Maintenant les visites sont « ouvertes » pour les fêtes.
Chacun va se faire un devoir de rendre visite à tout le
monde ; l’immiaq, la bière et l’akvavit vont couler à flots.
Dans des moments comme celui-ci, le voyageur regrette de
ne pas avoir, comme la quasi totalité des ethnologues dans
l’Arctique, un logement à part et à l’écart des habitants.
 
Samedi 25 décembre. Au service religieux de 8 heures,
l’église est pleine ! Cela n’est pas étonnant, tout le village
éprouvant un désir insurmontable de chanter. Les cantiques,
en effet, résonnent plus fort que jamais.
Les visites commencent dès la fin du service, plus tôt
qu’hier. Nous prenons, Hans, Cécilia, Poyo et moi, un tardif
petit déjeuner chez le maître d’école, puis nous rendons
tous les cinq chez un couple qui a pris hier le café chez
nous. Le mari est un fils du représentant de la police de
Rodebay. Tous, le représentant, sa bru, ses petits-enfants,
son fils et d’autres frères de ce dernier vivent ensemble
dans la même petite maison. Des télégrammes reçus de
parents et amis à l’occasion des fêtes sont épinglés dans le
salon afin que les visiteurs puissent les lire en entrant… Et
ce n’est pas là une lubie du représentant, non, mais une
étrange coutume des habitants qui, par ce moyen,
cherchent à montrer à qui veut le savoir qu’ils ont des
parents, des amis, enfin des relations ! C’est ainsi que j’ai
vu hier chez Sophia et Knud treize télégrammes collés au
mur du salon, et un plus grand nombre dans certaines
maisons. On évalue l’importance de l’hôte par la quantité de
ces messages. En haut de chaque télégramme se trouvent
trois cases : la première, à gauche, encadre la date en rouge
; celle du milieu, l’adresse du destinataire et la dernière,
divisée en deux par un léger trait horizontal, porte en haut
le nom de Jakobshavn, en caractères bleus. Vient ensuite le
texte qui, presque toujours, commence par Asasara,
Asasakka ou Asasannguara, termes signifiant tous « Cher…
» avec des nuances différentes. Le message se poursuit
généreusement sur plusieurs lignes, sans le moindre souci
des frais, avec des mots d’une longueur époustouflante
renfermant chacun toute une phrase. On aligne ces
télégrammes de haut en bas, les uns sur les autres de façon
à montrer les trois cases et tout le message.
En fin d’après-midi, le maître d’école vient me chercher
pour l’aider à placer sur le canapé, dans son salon, un
homme saoul et incapable de rentrer chez lui. Je ne peux y
aller maintenant, ayant sur le lit tout le contenu de ma
valise où je mets un peu d’ordre. Il s’en retourne en
empruntant ma lampe de poche. À peine est-il reparti que
Saqqaq me rend visite. Je l’emmène peu après chez Knud où
l’homme ivre, qu’il a déjà étendu sur le canapé et dont le
visage est baigné de sueur, lève la tête dès que nous
entrons et nous regarde dédaigneusement. C’est Johan Dorf,
le chef du village…
Je dois, avant de raconter l’histoire invraisemblable qui va
suivre, rappeler que nous ne nous adressons pas la parole,
Johan Dorf et moi, depuis qu’il a refusé de m’accueillir à
Rodebay. De plus, cet homme se montre particulièrement
mauvais quand il a bu.
Nous repartons sans nous asseoir. Un vent violent
accompagné de neige hurle dehors jusqu’au lendemain.
 
Dimanche 26 décembre. À cause de la tempête, la journée
est relativement calme : les habitants exténués semblent se
reposer avant de reprendre la fête. Au service religieux, le
palasi lit pour la première fois le « Notre Père » en danois,
mais Knud, le seul Danois, sommeille sur sa chaise. Son
domestique, Évat, lui a donné hier un gros morceau de
phoque comme cadeau de Noël. Quant à moi, j’ai offert à
Cécilia une cocotte en fonte, et un paquet de dix cigares à
Hans.
Tous les adultes, hommes et femmes, aiment le cigare,
qu’ils fument d’une façon bien curieuse : ils n’en perdent
même pas la cendre… Après avoir tiré quelques bouffées
d’un cigare allumé, ils l’éteignent en crachant dessus,
l’introduisent aussitôt dans la bouche et, avec leurs dents,
arrachent la cendre toute chaude en même temps qu’un
morceau non consommé du tabac. Tournant et retournant
alors rapidement la langue – le bout du cigare est parfois
encore incandescent – ils le mâchent en roulant des yeux,
avalent avec un plaisir ineffable cette cendre en même
temps que des bribes de tabac, crachent de la salive noire
puis vous confient : « Mamaq ! » (C’est très bon !) Le reste
du cigare, mis dans la poche, sera, quelques instants plus
tard et à plusieurs reprises, rallumé, fumé, éteint et mangé
de la même manière. À les entendre, cela réchauffe le
visage et vous stimule lorsque vous êtes en kayak, dans le
froid.
Hans se montre donc très content en recevant mon
paquet de cigares et, tenant à me faire un cadeau à son
tour, m’apporte le soir un coquillage qu’il a ramassé sur la
roche et un stylo noir, propriété de l’école de Rodebay dont
le nom est gravé dessus.
À 18 h 30, je vais chez Thue, qui m’offre du café et un
gros biscuit dur. Hendrik et Marianna ont déménagé avec
leurs enfants pour aller vivre chez Søren Petersen ; la
maison est plus calme, mais triste et vide. Voilà donc Thue
seul maintenant avec ses deux plus jeunes enfants et
Saqqaq, qui eux ne l’ont pas encore abandonné, son kayak
avec lequel il ne rapporte jamais de phoque et dont il ne
pourra même plus se servir pendant de longs mois, à cause
de la mer gelée, son traîneau auquel il manque plusieurs
pièces de bois. Et personne, personne dans le village ne lui
vient en aide !
Aqqaluk n’a plus de chemise et en porte une de son père.
Pour que cette vieille chemise, trop grande pour lui, le serre
mieux, l’enfant, debout devant moi et la chemise sur le
corps, se met à faire avec un couteau, à côté des
boutonnières, des trous qui lui serviront de nouvelles
boutonnières. Et, tout en coupant le tissu, il baisse la tête
sur sa poitrine et renifle pour refouler la morve qui coule de
son nez.
 
Jeudi 31 décembre. À partir de 13 heures, des groupes
d’enfants vont de maison en maison, mais ne chantent plus
comme à Noël. Chez nous, Cécilia leur distribue des gâteaux
et ils repartent après avoir remercié.
C’est aujourd’hui que s’est produit le spectacle le plus
curieux que j’aie vu depuis le début des fêtes. Des jeunes
gens déguisés en esprits errent dans le village, dans la nuit
continue. Ils se groupent généralement au bord du chemin,
devant la maison non éclairée qui sert d’atelier à
l’agglomération pour la construction des kayaks et des
traîneaux. Ces « esprits » se présentent comme de gros
paquets de vêtements ; on les appelle des mitaartut (au
singulier mitaartoq). Ils me rappellent étrangement ces
personnages grotesques, sans masques, nommés zangbéto
dans les villages de mon pays, qui surgissent dans
l’obscurité, entrent dans les cases et, par leur présence
inopinée et terrifiante, font taire les petits enfants qui
pleurent la nuit. Mais, contrairement à ces zangbéto du
Togo, les mitaartut du Groenland ne jouent aucun rôle utile
dans la société. Ils se dressent tout à coup devant vous pour
vous effrayer, courent après tous ceux qu’ils voient passer,
exécutent une danse lourde, se roulent parfois à vos pieds
et restent presque toujours muets.
Chez Jøgensen et Augustina, nous sommes en train de
chanter autour de l’arbre de Noël avec les enfants de la
maison, en nous tenant par la main, lorsque arrive un
mitaartoq. Il est couvert d’une si grande quantité de
vêtements de peau qu’il doit à peine respirer. Il tient un
bâton à la main. Dès son arrivée, les enfants, effrayés, se
dispersent et se cachent, qui sous le lit, qui auprès de sa
mère ou de son père. Hans, oubliant les pieux cantiques que
nous chantions tout à l’heure d’une voix monotone, entonne
une chanson très allègre, sur un rythme endiablé. Le
mitaartoq se met alors à danser avec entrain, sautant en
l’air, frappant le plancher avec son bâton. Après quoi, on lui
donne un gâteau et il sort en disant quand même qujanaq,
le seul mot qu’il ait prononcé.
Je quitte la maison de Jørgensen pour aller chercher mon
magnétophone, car je voudrais enregistrer ces airs
entraînants sur lesquels dansent les mitaartut. Mais, en
cours de route, un couple m’aborde. L’homme, nommé
Eliassen, me dit :
— Tu auras l’occasion de revoir les mitaartut ; viens donc
prendre le café chez nous.
Je les suis.
Leur maison, où nous arrivons peu après, est pleine de
gens qui boivent et s’amusent en leur absence. Leur fille de
13 ans, mignonne, sert les visiteurs, aidée par Adina, sa
sœur de 6 ans.
Les personnes présentes sont déjà plus qu’éméchées.
Eliassen, faisant comme si sa femme n’était pas là, se
comporte de façon très libre envers une jeune visiteuse :
assis devant elle, il la taquine en répétant : « Tui ! » et
précipite la main entre ses jambes. Pendant ce temps, sa
femme, installée sur une chaise en face de moi, me gratifie
d’un regard langoureux ; son visage soudain s’épanouit
dans un sourire mielleux qui découvre sa mâchoire
supérieure où manquent trois dents ; des veines bleues se
dilatent sur son cou et sur sa poitrine mate où brille une
croix. Me fixant toujours des mêmes yeux doux, elle me dit
par trois fois : « Asavakkit (je t’aime) » en présence de son
mari qui, me voyant confus et gêné, se met à rire… J’ignore
si le terme asavakkit a quelque nuance pardonnable car, en
dehors des jeunes filles, Hans et d’autres hommes me l’ont
souvent dit mais en signe d’amitié. Sans doute ce mot
correspond-il également à « Je t’aime bien ».
Nous trinquons avec un verre puis aussitôt avec un autre,
car, en plus du café, chacun a devant soi trois verres
contenant des boissons différentes, et l’on vous remplit
aussitôt celui qui est vide. Dans le salon, des femmes me
sollicitent par des regards engageants ponctués de
mouvements lascifs.
Au milieu de tout ce bruit, la porte s’ouvre. Entre Thue,
assez bien habillé. Comme il est détesté ! Tous lui
reprochent de m’avoir laissé partir de chez lui. On ne le
chasse pas, mais on ne lui sert pas à boire. Il sourit, lèvres
fermées, et regarde longuement chacun des assistants.
Puis, d’un geste brusque, comme pour s’imposer, il saisit un
verre aux trois quarts plein d’immiaq au moment où nous
disons : « Skol ! », mais ne trinque avec personne et se met
à boire.
Arrivent alors des mitaartut, parmi lesquels je reconnais
Maria. Quelques-uns ont la tête prise dans de vieux bas
roses de femme, ce qui leur aplatit extraordinairement le
nez.
Mais bientôt on entend la cloche sonner. Il est minuit, et
des gens ivres se dirigent vers l’église pour le service
religieux. Aucun mitaartoq n’y a assisté.
C’est après cette messe qu’il faut voir Rodebay !
Transportés par la boisson et par les cantiques qu’ils
continuent de chanter en circulant dans le village, les
habitants en délire recommencent leurs visites. Moi-même,
je suis les mitaartut dans une dizaine de maisons. À la fin, je
m’arrête chez Knud où il y a encore de la lumière. Il est avec
un petit homme en anorak blanc. En se levant pour
m’accueillir, Knud me fait signe de ne pas parler fort ; dans
un coin peu éclairé du salon, à ma droite, une femme dort
sur le canapé, ramassée sur elle-même. J’accepte le verre
de bière qu’il m’offre pour le nouvel an et, cinq minutes plus
tard, je me lève pour aller me coucher.
En traversant la cour, je croise un homme qui braque sur
moi avec insistance le faisceau de sa lampe électrique.
Dans mon pays, agir ainsi est considéré comme une
provocation. Qui cela peut-il être ? À mon tour, je braque ma
lampe sur lui : c’est Johan Dorf… Chacun de nous baisse sa
lumière. Sans méfiance, je continue mon chemin.
Je suis déjà près de la porte de la clôture lorsque,
m’attaquant par-derrière, Johan Dorf me terrasse
brutalement. Je me relève, les doigts éraflés. Tel un chien
hargneux qui, après avoir sauté sournoisement sur un
homme, s’enfuit, ainsi Johan Dorf se sauve en courant chez
Knud. Je le suis pour avoir immédiatement une explication.
À peine ai-je ouvert qu’il se retourne, m’envoie un coup de
pied dans le ventre et me ferme la porte au nez. Je l’entends
alors crier de l’intérieur comme un fou : « Va-t’en d’ici,
pauvre Nègre ! »
C’est la première fois que je m’entends appeler ainsi. Je
me suis depuis longtemps aperçu qu’un homme qui, ayant
affaire à un homme de couleur, le traite de « pauvre Nègre
», de « sale Nègre » et de tout ce qui s’ensuit, est toujours
un homme complexé, aigri, minable, qui cherche à se
défouler ainsi de frustrations pour lesquelles le « pauvre
Nègre » n’est pour rien. En un mot, Johan Dorf, être envieux,
est jaloux du fait que les femmes m’adulent.
Je réussis pour la deuxième fois à ouvrir la porte ; il me
donne un autre coup de pied à l’estomac et la referme. Tout
en appelant Knud, je tire de nouveau la poignée, et le
salaud m’envoie un troisième coup. Voulant l’esquiver, je
glisse et tombe sur les marches. Je me relève pour ouvrir
encore la porte quand Knud se précipite dehors :
— Fuyons ! dit-il. Ils se battent chez moi.
Étourdi, faible tout à coup, je me laisse lâchement
entraîner.
— Allons nous réfugier à l’école… Nous sommes seuls…
Nous sommes des amis, Michel ! répète Knud pendant que
nous courons tant bien que mal dans l’épaisse couche de
neige, nous heurtant aux congères.
Nous entrons en coup de vent dans le bâtiment. Knud
ferme la porte à double tour et, dès que nous sommes assis,
se met à pleurer. C’est alors qu’il m’explique que la femme
couchée chez lui, saoule à ne pouvoir rentrer chez elle, est
la femme de Johan Dorf !
— Et qu’ai-je à voir dans tout cela, moi ?
J’essaie cependant de me contrôler, de ne pas
m’emporter. Knud prend ma lampe de poche pour aller voir
si le calme est revenu chez lui. Il revient, très agité, repart,
revient encore. Nous pouvons rentrer.
Dans la cour, il me fait attendre près d’un enclos qui
jouxte la maison, pénètre dans son salon, reparaît une
minute plus tard et m’appelle.
Deux hommes, étrangers à l’événement, sont assis
devant la table, l’air calme. La femme en question n’a pas
bougé, elle dort toujours. Nous parlons de l’étrange
comportement de Dorf et je fais part à Knud et à ses
visiteurs de mon intention d’aller rapporter le fait à l’homme
qui représente la police. Il existe dans chaque village un
chasseur pompeusement appelé Usted bestyrer,
littéralement administrateur de village, dont le rôle principal
est de renseigner la police. Les agents s’adressent d’abord à
lui en arrivant dans une petite agglomération où a été
perpétré un crime. Celui de Rodebay s’appelle Knud
Jøgensen.
On me répond qu’il est saoul comme une bourrique. Alors,
comme le village est abandonné à lui-même et que nous y
vivons sans loi, je décide, pour ne pas passer pour un sot,
de donner une leçon à Johan Dorf la prochaine fois que je le
verrai. J’ai 24 ans ; Dorf, gros et bouffi de lard, en a près de
38. Il n’est donc pas vieux et peut se battre.
Tout à coup la porte s’ouvre. Dorf entre et se dirige vers
sa femme. Je l’appelle, il me jette un regard méprisant. Alors
je le prends au collet. On me retient par mon vêtement, en
tirant si fort qu’il craque. Je l’enlève et me bats. La table se
renverse. Quoique Dorf arrive à se mettre sur moi, je lui
massacre passablement les pommettes à coups de poing,
écœuré moi-même à la vue des blessures que je lui inflige
et du sang qui coule. Mes kamiks glissent dans la bière, tout
le monde crie en même temps. Enfin, nous nous arrêtons, et
on tire Dorf de côté. Knud lui demande pourquoi il m’a
terrassé puis donné des coups de pied dans le ventre.
— Je ne me rappelle plus, dit-il en s’affaissant sur le
canapé, hors d’haleine.
Cette réponse idiote me fait bondir de nouveau sur lui et
le gifler. Et les coups de recommencer. Il s’assied encore
une fois, essoufflé. Entre brusquement le petit homme en
anorak blanc que j’avais vu chez Knud une heure plus tôt.
Mais je laisse ce pantin gesticuler sur place. Saqqaq arrive,
s’informe aussi de ce qui se passe et veut se battre de mon
côté. Peu à peu, tout s’apaise. On fait sortir Dorf. Il se
retourne ; Knud, en lui criant : « Out ! », lui envoie un coup
de pied aux fesses. Des gens l’emmènent avec sa femme.
Beaucoup de personnes dans le village ont peur de ce
lourdaud de Johan Dorf qui, du fait qu’il tient la boutique
danoise et s’occupe en simple exécutant des transactions
que le Comptoir réalise dans le village (achats de peaux de
phoque, de renard, etc.), aime qu’on le craigne et s’érige en
chef. Mais ce soir, avec son visage bouffi et en sang, il
traverse l’agglomération la tête basse. On me félicite pour
la leçon et Knud propose une collation.
Un groupe d’enfants chante à la fenêtre pour souhaiter
une heureuse année à Knud. Il les fait entrer, leur distribue
des gâteaux. Ce beau spectacle que représentent ces
enfants aux visages paisibles m’a calmé.
Mais cette soirée devait me réserver encore des surprises.
Les enfants partis, nous prenons place autour de la table du
salon et nous mettons, au nombre de cinq personnes, à
manger de la charcuterie. Il y a, outre Knud et moi, Évat son
boy, Saqqaq et un autre jeune homme appelé Pavia. Une
querelle s’élève bientôt entre les trois jeunes Groenlandais
au sujet de la qualité de l’immiaq de Knud. Saqqaq le trouve
trop faible, donc de qualité inférieure. Knud ne réplique pas.
Mais son domestique Évat ne peut supporter qu’on dénigre
la boisson de son maître. Lui et son ami Pavia font donc
sortir Saqqaq très calmement et de façon surprenante : ils
lui demandent de s’excuser et de remercier en serrant la
main à tout le monde, à commencer par Knud. Et il le fait
avant de s’en aller !
 
Samedi 1er janvier. Nous nous séparons à 8 heures.
Quelles ténèbres ! En partant je n’ai pas retrouvé ma lampe
de poche ; on a vu quelqu’un l’emporter après la bagarre,
mais on ne sait plus qui. Je rentre flanqué par Évat et Pavia
qui m’accompagnent jusqu’à la porte de la maison de Hans.
— C’est pour te protéger, me disent-ils.
Ils craignent des représailles éventuelles des amis de
Johan Dorf.
Notre Usted bestyrer ne m’a jamais rien demandé au sujet
de cette affaire. Retrouvant ses esprits après sa beuverie de
la veille, il a fait simplement cette réflexion devant moi : «
On dirait que Dorf est tombé d’un timmisartoq (hélicoptère),
car il est bien esquinté ! »
Quant à Dorf lui-même, il ne devait plus me chercher
querelle. Au contraire, il m’évita. Et, à partir de ce jour,
chaque fois qu’il eut une prise de bec avec quelqu’un dans
le village, ce dernier lui disait : « Tu veux me molester parce
que je suis petit et faible ? Je ne me battrai pas avec toi, tu
es plus fort que moi ; mais va donc provoquer Mikilissuaq et
tu verras… »
 
Le soir, a lieu au « Forsamlinghus » une grande danse à
l’occasion du Nouvel An. J’y vais avec Hans, qui ne sait plus
au juste où se trouve Cécilia. Nous prenons chacun une
couronne, prix d’entrée.
La maison du village, petite construction en planches, est
éclairée à l’intérieur par une lampe à pétrole. Hendrik,
debout à l’autre extrémité de la salle bondée, joue de
l’accordéon ; il est le seul musicien, mais tout le monde est
là pour l’accompagner.
Avec fierté, on chante d’abord le « Nunarput
utoqqarsuanngoravit » (« Notre Vieux Pays »). C’est un beau
poème de Hendrik Lund écrit vers 1912 et devenu
rapidement l’hymne national du Groenland, exécuté sur une
mélodie de Jonathan Petersen. Le poète fait l’éloge du
kalaaleq, l’homme groenlandais, qui non seulement survit
maintenant, mais survivra toujours, capable d’exploiter les
ressources de son pays. Et chacun de hurler le refrain :
« Mais nous devons viser des buts nouveaux
Nous développer afin d’être un jour
Les égaux respectés des autres nations ! »
Hendrik fait continuellement ronfler l’accordéon. Mais il
est peu commode de danser sur un hymne national !
Quelqu’un entonne alors « Narsaq ».
Cette chanson salue la localité la plus fertile du Sud où
vaches, poneys, moutons broutent paisiblement dans les
prés, entre les maisons de planches. C’est là, à Narsaq,
qu’abondent le fourrage, la nourriture, les vertes prairies
étendues au pied des collines ! Et les chanteurs de
comparer les délices de Narsaq à ceux des pays bibliques, le
Liban et Saron.
Au cours de cette danse, Søren et sa cavalière Amalia, qui
ont trop bu, tombent sur le plancher. Sans chercher à savoir
s’ils se sont fait mal, les autres les entourent et rient en se
tenant les côtes.
La chanson suivante est « Sunia ». Quand Sunia se montre
à l’autre bout du fjord, une baleine à la remorque de son
umiaq, grande est la joie du village. Les Inuits gaiement se
partagent l’animal. Alors, chaque habitant a de la viande et
de la graisse à volonté ! Mais Niels, Lukas et Markers
dévorent tant de mattak qu’il leur en reste dans la gorge ! Il
a fallu les bourrer de coups de poing dans le dos pour faire
descendre le mattak ! Les chanteurs terminent en formulant
le vœu de voir les Groenlandais capables de piloter un jour
de véritables baleiniers !
Mais la chanson la plus allègre, proposée par Hans,
s’intitule « Arnajaq », Blanche-Neige ! Car il existe en
esquimau une version chantée de ce conte 2. Dans cette
chanson, la méchante belle-mère, jalouse de la beauté de
Blanche-Neige, la rejette. Mais le renard, le corbeau noir, le
tétras et le lièvre des neiges lui montrent le chemin qui
mène à la hutte de tourbe des sept nains. Blanche-Neige y
arrive, met de l’ordre dans la maison, lave le plancher, règle
la flamme de la lampe à huile de phoque et prépare un mets
savoureux de poisson séché, de mattak et de viande de
renne. Les sept nains rentrent alors de la mine de charbon.
Ravis de voir leur maison reluisante de propreté, ils
adoptent Blanche-Neige et, transportés de joie, se mettent,
d’un pas rythmé, à danser le sisamaaq, l’étrange danse à
laquelle nous nous livrons en ce moment même. Formant un
grand cercle, nous faisons, au son de l’accordéon, quatre
pas à gauche, quatre à droite, puis tournoyons avec nos
cavalières insensibles au vertige. C’est un reel, un joyeux
branle écossais du XVe siècle, que les autochtones avaient
appris des baleiniers européens.
Malgré le tumulte et la gaieté qui règnent dans la maison
du village, je suis quelque peu déçu. Dans leur distraction,
les habitants de cette côte occidentale n’ont presque rien
gardé de leur patrimoine culturel, rien qui leur appartienne
en propre. Cet accordéon que Hendrik fait vibrer
infatigablement est un instrument de musique étranger.
Quant aux tambours esquimaux, faits d’un cadre de bois
circulaire avec une face recouverte d’une membrane
tendue, sur le bord desquels on tapait avec une fine
baguette – et curieusement jamais sur la membrane elle-
même –, on ne les trouve plus qu’au Musée national de
Copenhague ! Je regrette un peu les fêtes du Nouvel An de
mon village où nos danses, non copiées sur celles des
autres, sont rythmées par les pulsations des tams-tams.
Pour laisser reposer Hendrik, on apporte des disques et un
petit électrophone à piles, et nous dansons jusqu’au matin.
 
Sous des prétextes divers, la fête continue pendant la
première semaine de janvier. Le lundi 3, tout le village se
rassemble chez le pasteur où l’on boit jusqu’à 5 heures :
c’est son anniversaire. Le lendemain est celui de Knud, dont
la maison ne désemplit pas ; le jour suivant, c’est le tour
d’un autre et ainsi de suite.
Ceux qui ont suffisamment de provisions ne prennent
qu’une ou deux heures de répit par jour pour réparer leur
enclos ou leur kayak. Seul Thue continue d’aller
régulièrement à la chasse, mais seulement de 10 heures à
midi. Aujourd’hui il est rentré avec un eider et un petit
guillemot. Dans le salon très sombre, j’ai vu indistinctement
Maria qui faisait bouillir les oiseaux et Saqqaq accroupi.
Dans la seconde pièce où brûlait faiblement la lampe à
pétrole, Thue était assis devant de l’alcool. J’ai bu une tasse
de thé pendant qu’il se saoulait lentement à la « Patria »,
mauvais vin danois.
 
5 janvier. Ce soir, nous sommes exceptionnellement au
complet à la maison où chacun est occupé : Cécilia, assise
par terre et dé au doigt, rapièce les semelles d’une paire de
kamiks en se servant d’une aiguille, du fil de tendon de
phoque et de morceaux de peau neuve. Elle fait deux
raccommodages à chaque semelle, l’un au talon, l’autre à la
pointe des pieds. Poyo s’occupe du filet à phoques de Hans
pendant que celui-ci prépare un fouet à chien dont les
entrelacs, qu’il fait de façon curieuse avec une seule lanière,
ressemblent à une natte de cheveux. La lanière, qui mesure
environ 7 mètres de long, va diminuant d’épaisseur vers un
bout. Hans commence le « tressage » à quelque 15
centimètres de l’extrémité la plus épaisse – ces 15
centimètres représentant la partie de la lanière qui sera plus
tard attachée à un manche de bois. Il pratique dans la dure
bande de cuir une entaille dans laquelle il passe l’autre bout
de la lanière, tire dessus très fort comme pour faire un
nœud. Nouvelle entaille, nouveau nœud et ainsi de suite.
Les nœuds sont serrés, proches les uns des autres. Travail
difficile, mais cela forme une suite de beaux entrelacs,
sortes de petits triangles superposés dont le sommet de l’un
entre dans la base du suivant, en même temps que sur
chaque côté du fouet se déroule une magnifique succession
de lignes torses. Hans se sert non seulement de ses mains
et de ses genoux pour bien serrer les nœuds, mais aussi de
ses dents, usées jusqu’aux gencives : il tire avec, mâche le
cuir avec, le tout accompagné de vertigineux mouvements
de tête. Il fait en tout seize nœuds, après quoi il ajoute au
bout du fouet une lanière plus fine et lisse qui provient
d’une peau de bébé narval trouvé dans le ventre de sa
mère. C’est cette partie flexible et résistante qui servira à
corriger les chiens. Le fouet est terminé après trois jours de
travail. Le bas est attaché au manche de bois au moyen de
plusieurs rangées de ficelle qui passent tantôt sur le cuir,
tantôt dessous. Long de 9 à 10 mètres environ, le fouet est
bien propre, blanc maintenant. Mais quand il aura servi un
hiver !
Hans fabrique ensuite un casse-glace. Le manche, qui a 2
mètres, sera plus tard raccourci de 20 centimètres. Le fer,
plat et assez long, est à moitié inséré dans le manche fendu
à un bout, puis solidement lié par plusieurs rangées de
ficelle et renforcé plus bas par une plaque de tôle clouée. Il
y a six clous sur chacune des quatre faces. La lame,
biseautée, est aiguisée à l’aide d’une lime.
 
6 janvier. On voit encore dans le village quelques
mitaartut. Tout cela finit ce soir, c’est le dernier jour, la
dernière nuit, la fin des fêtes ! Demain seront enlevées dans
les maisons les décorations de Noël…
Comme nous sommes tous calmes à la maison ce soir ! La
lampe à pétrole et plusieurs bougies sont allumées à la fois
comme si la vivacité de leur éclat pouvait chasser le morne
ennui qui nous accable. Hans, qui toute la journée a été tour
à tour d’humeur maussade, morose, puis ombrageuse et
revêche, s’affale sur une chaise et respire bruyamment. Il
tient à la main un livre en esquimau mais somnole. Cécilia,
silencieusement, fait des va-et-vient incessants du salon à
la cuisine où est assis Poyo, plus muet qu’une carpe. Est-ce
la fatigue des fêtes (ici les grandes joies sont presque
toujours suivies de ces états dépressifs) ou l’influence du
temps ? Il fait un froid vif. Le froid groenlandais ne vous fait
curieusement pas grelotter ni claquer des dents, car il n’est
pas seulement autour de vous, mais aussi en vous. Il est
partout, pénètre tout : les maisons, les vêtements, les
hommes, les objets. On éprouve une répugnance
particulière à toucher une assiette, une casserole, un
briquet dans la poche, une montre laissée au chevet
pendant la nuit, etc.
Cependant, le froid arctique n’est pas intense et rigoureux
pendant les mois où le sol est encore recouvert d’une
épaisse couche de neige, mais au moment où cette neige se
transforme en glace à son tour, c’est-à-dire entre mars et
avril. Aujourd’hui la température, qui était de -17 °C ce
matin, est descendue à -19 °C. Le temps a été
particulièrement clément jusqu’ici quand on pense que nous
sommes en plein hiver arctique. Mais quant à moi il n’en
faut pas plus pour me donner déjà l’impression, dès janvier,
de vivre dans un réfrigérateur.
Tenez. La vieille Sophia et son mari Knud m’ont présenté il
y a quelques jours une de leurs filles appelée Else, arrivée
récemment, pour les fêtes, de Jakobshavn où elle est
infirmière. Je passe ce soir la nuit dans leur maison, dans le
lit d’Else. Le poêle à charbon s’éteint dès que tout le monde
est couché et la température intérieure baisse rapidement.
À 2 heures, je n’arrive pas encore à dormir. Qu’il fait froid !
mon Dieu, qu’il fait froid ! Et la chaleur d’une femme ne
vous protège pas complètement de ce froid-là ! Nous avons
pourtant deux couvertures et un édredon sur nous… Et moi,
un pull-over en plus ! Mais elle, rien !
Le lendemain 7 janvier, jour de la rentrée des classes, la
température tombe à -22 °C. Je vois sortir des maisons aux
fenêtres couvertes de givre et éclairées d’une lueur
rougeoyante de pauvres petits enfants qui, dans cette
blancheur froide, vont sans bruit à l’école. Un grand silence
règne dans le village. Cette reprise des classes est ce que
j’ai vu de plus triste : pas une voix, pas un son ni un seul
aboiement de chien.
Les hommes, qui semblent avoir pris également de
longues vacances de Noël, retournent aussi à la chasse ce
même jour. Vêtus de peaux de bêtes, une pique sur l’épaule,
ils se dirigent vers la baie d’où s’échappe une vapeur
grisâtre.
Les hommes ont repris leurs activités mais pas pour
longtemps, on s’en doute. Jeudi le 13 janvier, vers 1 heure
de l’après-midi, les habitants grimpent sur une montagne
derrière le village pour assister, disent-ils, à la première
apparition du soleil : nous voyons en effet une faible lueur
jaune à l’horizon ; l’astre lui-même restera cependant
invisible pendant quelques mois encore.
Ce « retour » du soleil qui me semble purement
imaginaire a donné lieu le soir même à la plus curieuse des
fêtes : les adultes organisent dans la maison du village,
entre eux et leurs femmes, une danse à laquelle les jeunes
gens ne sont pas admis.
Avant de se rendre à cette soirée, Jørgensen et sa femme
Augustina passent chez nous. Hans, qui s’habille alors, se
montre en sous-vêtements et appelle la femme de son ami.
Augustina se lève aussitôt et le rejoint dans la chambre à
coucher pendant que son mari, resté dans le salon où se
trouve aussi Cécilia, ne cesse de sourire. Ils réapparaissent
peu après, Hans cette fois habillé et chaussé d’une paire de
bottes de… couleurs différentes ! Apparemment cela est fait
exprès, car il regarde ses pieds, claque de la langue et
sourit d’un air entendu. En vain je cherche la signification de
cette fantaisie, mais Jørgensen et d’autres hommes allant à
la danse se sont permis aussi ce caprice bizarre en se
chaussant de la même façon.
Hans et Jørgensen, après une rasade d’alcool, sortent
avec leurs femmes. Je suis les deux couples jusqu’à la
maison du village où un homme, placé à la porte, me refuse
l’entrée. « Tu n’es pas marié », me dit-il. Le pasteur
m’aperçoit alors de l’intérieur et demande qu’on me laisse
venir.
Pour la première fois, je vois servir du café dans la maison
commune pendant qu’on y danse. Les femmes ne sont plus
séparées des hommes comme on le voit ordinairement,
mais assises avec eux. Je me trouve être de trop, les
couples étant bien formés au départ. À minuit passé, au
milieu du bruit et des chansons, des gens en sueur
commencent à procéder aux échanges de femmes. J’ai déjà
lu que les assistants, au cours de ces échanges en public,
avaient recours à ce qu’on a appelé l’« extinction des
lampes », mais ce soir il n’en est rien. On voit seulement un
homme se lever et aller s’asseoir auprès d’un autre couple.
Il parle pendant quelques instants puis sort, tout
simplement, avec la compagne de l’autre. Parfois cela se
passe lorsque l’autre est en train de danser. Le mari ainsi
privé de sa femme jette un coup d’œil dans l’assistance,
repère une autre femme, assise ou non près de son mari, et
va se placer à côté d’elle. Et peu après, il se dirige à son
tour vers la sortie avec une femme qui n’est pas la sienne.
Si les maris ainsi débarrassés de leur compagne donnent
l’impression de ne pas en être trop fâchés, il semble que la
plupart des femmes, à bien les observer, ne sont que
relativement consentantes. Cependant elles paraissent, tout
comme les coépouses chez nous, se résigner à une tradition
millénaire.
Cécilia s’en va au bras de Jørgensen ! Je croise Hans qui se
dirige alors vers un petit groupe de gens à l’autre bout de la
salle. Voyant son ami emmener sa femme, il me dit en
plaisantant :
— Tu aurais dû t’occuper d’elle, mais voilà qu’elle est
partie, tant pis pour toi !
Vers une heure du matin, je quitte seul la salle, qui est
alors aux trois quarts vide. À la maison, je m’apprête à me
coucher lorsqu’on ouvre la porte. C’est Hans, qui arrive avec
Augustina.
Elle n’est repartie que le lendemain matin à 9 heures.
Cécilia n’est rentrée, elle, qu’à 11 heures.
Hans lui demande simplement :
— As-tu eu froid là-bas pendant la nuit ?
— Naamik !
— Alors c’est bien.
Et c’est tout ! La vie recommence ou continue comme s’il
ne s’était rien passé entre les deux époux, qui viennent
ostentoirement de changer de partenaires.
Ainsi Cécilia est la femme d’échange de Jørgensen tandis
que son épouse Augustina est celle de Hans. Jørgensen est
le meilleur ami de Hans. L’échange de femmes ne se fait
donc qu’entre amis, obéit à des règles précises et unit d’un
lien indissoluble les deux hommes. Si cette pratique leur
apporte un plaisir nouveau, elle comporte aussi des devoirs
impérieux, et n’a rien à voir avec le partage éphémère que
les jeunes gens non mariés font de leurs amies. La famille
de Jørgensen, comme celle de Hans, ne manquera jamais de
nourriture si l’un des deux hommes revient bredouille de la
chasse ou tombe malade et que l’autre a tué un phoque.
Ce sont donc des motifs de survie qui ont poussé les
hommes à instaurer cette étrange coutume qu’est
l’échange de femmes dans le Grand Nord. À la lumière de
ces raisons sérieuses, certains comportements et petits
détails qui, voici quelques semaines, m’avaient semblé
dénués de sens, m’apparaissent sous un nouveau jour. Par
exemple, je revois Cécilia protestant vivement au moment
où Jørgensen me disait que sa femme Augustina et moi
serions des amis intimes. Un troisième homme (un étranger
surtout) admis dans cette union formée par les deux
couples pourrait remettre en question, voire détruire
l’alliance qui protégeait l’une des deux épouses au cas où,
les femmes ne chassant pas, son mari viendrait à
disparaître. De même Thue, n’ayant pour ainsi dire plus de
femme, ne peut contracter dans le village cette amitié
solide et sacrée qui ne se noue entre deux hommes qu’à
travers leurs compagnes et établit entre les deux familles
les bases d’une entraide infaillible.
Mais, si l’échange de femmes n’est que l’affaire des
couples concernés, pourquoi l’étaler aux yeux de tous et
organiser une danse avant ou au moment d’y procéder ?
Sans doute pour ne rien cacher au village. Hans range dans
un carton ses bottes de couleurs différentes, dont il faut
peut-être chercher la signification dans l’échange lui-même,
et me dit : « Elles me vont comme une paire de gants, mais
sont parfois dures à porter ! »
J’ai, pour ma part, saisi le sens de l’échange de femmes
dans l’Arctique. Je me demande toutefois ce qu’en diront
mon père, mes oncles au village, mes frères et surtout mon
grand-père le jour où je leur en parlerai. Peut-être
penseront-ils simplement que j’ai vécu parmi des fous.
— Mais vous aussi, vous êtes singuliers pour avoir jusqu’à
huit femmes et plus dans vos maisons quand il n’est déjà
pas facile de vivre avec une seule ! dit vivement Hans.
Quatrième partie
UN VRAI GROENLANDAIS
Juillet 1966 - Octobre 1966
1
Des chiens et des hommes

Poyo devant se rendre à Jakobshavn, j’ai décidé de


l’accompagner pour aller chercher mon courrier. En effet,
isolé pendant la longue nuit polaire dans ce village où il n’y
a, on s’en doute, ni journaux ni livres, les lettres me
manquent, il semble que je n’en ai pas reçu depuis une
éternité ! En dehors des nombreux trajets effectués dans les
environs du village, surtout dans la baie pour y casser de la
glace, ce voyage à Jakobshavn est le premier long
déplacement que je vais faire en traîneau.
Vers 10 heures, nous sommes prêts. J’ai mis un blue-jean
sous mon pantalon de fourrure et, sous l’anorak, deux pull-
overs épais par-dessus une chemise de coton. J’ai
définitivement renoncé aux chemises de nylon. Elles me
glaçaient le corps malgré l’épaisseur des autres vêtements
et n’absorbaient pas la transpiration. En outre, les fibres
synthétiques et certains pull-overs de laine ont un
inconvénient que j’avais déjà connu en Europe mais qui est
beaucoup plus fréquent dans l’Arctique : ils provoquent de
véritables décharges électriques. Je porte deux paires de
moufles, la première en laine, l’autre en peau (peau de
phoque pour la paume, tandis que le dos est en peau de
chien à longs poils noirs). Ces moufles extérieurs, un peu
trop gros, m’arrivent aux genoux lorsque je me tiens
debout, les bras le long du corps. Dans nos accoutrements,
nous avons vraiment l’air de deux gros ours blancs dressés
sur leurs pattes de derrière.
Dans le couloir d’entrée, Poyo sort les harnais pour atteler
onze chiens. Dehors, il les appelle. La plupart d’entre eux se
laissent facilement harnacher, mais certains grognent, sans
toutefois se sauver. Poyo entre dans la troupe, s’accroupit
successivement sur chacune des bêtes et lui passe le
harnais par la tête, tout en lui parlant doucement ou en la
grondant avec autorité selon ses réactions. Puis il soulève
l’une après l’autre les deux pattes de devant afin d’engager
les épaules de chaque animal dans son harnais, assemblage
ingénieux de six bandes de cuir : la première entoure le cou
du chien sans le serrer ; la deuxième le tronc ; la troisième,
reliée aux deux premières ainsi que les suivantes, longe les
flancs en contournant le poitrail : c’est la bande la plus
solide, celle de la traction qui se fait précisément par le
poitrail et non par le cou, auquel cas l’animal s’étranglerait.
La quatrième bande passe sur le dos et les deux dernières
sous le ventre.
Le harnachement terminé, chaque bête se trouve à
l’extrémité d’un long trait individuel qui peut atteindre 8 à 9
mètres et qui est relié à la courroie du dos. Les onze traits
réunis passent dans une chaîne (parfois dans un anneau) à
l’avant du traîneau. C’est l’attelage en éventail, le seul
pratiqué au Groenland. Les chiens peuvent ainsi se déployer
sur la piste sans être entravés par aucun obstacle dans ce
pays sans arbres.
Assis, les oreilles dressées, nos onze chiens attendent le
signal du départ. Poyo apporte une moelleuse peau de
renne qu’il attache sur le traîneau pour amortir les chocs en
cours de route. Puis il jette ses moufles dans le grand sac de
toile suspendu à l’arrière par des ficelles, et qui s’étend tel
un écran noir dans le cadre des deux montants. Ce sac
contient les provisions et le nécessaire de voyage. J’y mets
mon appareil photo, puis m’assieds sur le traîneau.
— Partez ! crie Poyo.
Les chiens entonnent alors un concert d’aboiements
effroyables, et l’attelage démarre à fond de train tandis que
mon compagnon court derrière, tenant le long fouet d’une
main, de l’autre le bois horizontal fixé aux montants à
quelques centimètres en dessous des bouts supérieurs.
Lorsque vous êtes installé sur cet étrange moyen de
transport, vous ne savez plus au juste si vous devez vous
plaindre vous-même ou témoigner de la compassion pour
les chiens qui trottinent devant vous et qui, de temps à
autre, tournent la tête pour vous regarder. Car vous êtes
assis à moins de 20 centimètres du sol ; quoique si bas, la
crainte de verser vous gagne et vous préoccupe, du moins
pendant les premiers instants. Vous n’avez pour dossier que
le sac de toile derrière lequel sont tendues deux cordes en
sautoir pour le maintenir. Votre nuque ne repose que sur le
bois qui relie les montants, et vous n’avez aucun autre
appui sur ce véhicule entièrement plat.
Notre traîneau est fait de deux pièces principales dont le
dessous représente les deux patins, et de neuf barres
transversales. Aucun clou n’est entré dans sa construction ;
toutes les pièces sont assemblées par des ligatures
tendineuses qui lui donnent une grande souplesse lorsqu’un
des patins monte sur un bloc de glace, une pierre ou une
motte de terre ; et, grâce à ses extrémités recourbées, le
traîneau gravit aisément ces obstacles sans que le passager
en souffre.
Après avoir franchi, derrière le village, une barrière de
blocs de glace chaotique, agglomérés le long de la côte,
nous arrivons dans la baie gelée ; la glace, opaque, unie
mais fendillée çà et là, ressemble à de larges plaques de
verre épais ou de boue blanche desséchée, mal équarries
mais bien jointes. Après la rude montée des pierres et des
monticules de glace, quelle joie de glisser sur cette surface
plane ! D’un bond, Poyo plonge sur le traîneau où nous nous
asseyons de travers, moi derrière avec mes jambes
étendues qui débordent du côté gauche, lui devant, les
siennes tantôt à droite, tantôt écartées sur les deux pièces
principales du véhicule.
Les chiens trottent d’une allure régulière (trois autres, non
attelés, courent à côté). Leurs griffes émettent un bruit
faible sur la surface gelée de la baie et nous envoient en
plein visage des croûtes de glace molles et salées. De leurs
gueules ouvertes s’échappe une vapeur chaude qui se
condense, et leurs langues rouges qui pendent d’un côté
laissent tomber de grosses gouttes de salive. Les queues
touffues sont recourbées sur les croupes. L’évacuation
d’excréments solides fait soudain courber l’un d’entre eux.
Un traîneau n’attend pas dans ces circonstances. À peine
l’animal s’est-il arrêté pour lever une patte qu’il est
violemment tiré par les autres. Jetant un cri, il réintègre
aussitôt la troupe : une seconde de plus et il aurait été
entraîné en roulant sur la glace, et le traîneau n’a pas de
frein… Il n’a eu que le temps de laisser tomber une boule
dure et noire, mais donne l’impression de n’avoir pas fini. En
rejoignant la bande, le chien n’a pas repris son ancienne
place dans l’attelage. Or certaines bêtes aiment toujours
courir à côté d’un compagnon ou d’une compagne et ne
tolèrent pas qu’un intrus vienne se placer entre eux ;
d’autres, sans avoir de préférences, n’aiment simplement
pas qu’on les bouscule. Le retour du chien provoque donc
une bataille courte mais impitoyable. Le pauvre animal
essaie toujours de faire ses besoins en trottant, rentrant son
arrière-train sous l’effet de la douleur. Et nous voyons tout à
coup jaillir avec bruit, sous le panache de sa queue velue,
une fiente liquide et brunâtre qui se répand sur la glace
mais que nous aurions pu recevoir en pleine figure si le
vent, qui est contraire, avait soufflé un peu plus fort.
À cause de notre poids, une petite quantité d’eau sort de
la glace, sous le traîneau, mouille les patins puis disparaît
aussitôt derrière nous dans les traces du véhicule. Le fouet,
qui ne sert pas pour le moment et dont le manche est
accroché à l’un des montants, traîne dans le sillage de
droite et nous suit sur la glace comme un long serpent
mince. À l’endroit où nous devons sortir de la baie, nous
nous trouvons bloqués par une ouverture d’eau libre au
bord de laquelle la glace est boueuse. La fente est large
d’un mètre environ ; notre traîneau long de plus de deux
mètres peut donc la franchir. Il y a au-dessous de cet espace
endommagé un peu de glace ferme, assez résistante pour
les chiens qui bien sûr traverseront les premiers et nous
tireront de là si la banquise se brisait sous le traîneau. Un
détour nous retarderait d’un bon quart d’heure. De plus, des
traces fraîches nous indiquent qu’un traîneau est passé à
cet endroit peu avant nous, mais peut-être ne transportait-il
qu’un seul homme…
— Tiens bon ! me dit Poyo.
Et, excitant les bêtes, il les lance sur l’obstacle. Les chiens
pataugent dans l’eau glacée sans arrêter de tirer. Nous
venons à notre tour de franchir l’ouverture lorsque la glace
craque derrière nous, élargissant de plus de 3 mètres
l’espace défectueux.
— Il sera de nouveau gelé avant ce soir, affirme Poyo.
Nous tournons à droite en sortant de la baie et remontons
sur le sol inégal, rude bien que couvert d’une épaisse
couche de neige dont le vent sec a ridé et durci la surface
poudreuse. Des touffes d’herbes jaunies et des pierres
brunies de mousse desséchée pointent çà et là. Les chiens
s’enfoncent dans la neige jusqu’aux cuisses ; ne pouvant
trotter dans cette plaine enneigée et pierreuse avec la
même aisance que sur la glace solide et unie, ils peinent
plus et tirent, le cou tendu, nous aveuglant avec la fine
poussière blanche qu’ils soulèvent. Parfois, un trait
s’accroche à une pierre ; Poyo crie alors : Unigit ! pour faire
arrêter l’attelage. Les bêtes s’immobilisent et tournent vers
nous onze gueules barbouillées de neige. « Qu’est-ce qui
arrive ? » semblent-elles demander. On voit, accrochés aux
poils, sous leurs mâchoires, des croûtons de neige
imprégnée de bave et durcie au contact de l’air glacial.
Nous décrochons le trait puis repartons.
Sur les lacs gelés, la neige sans aspérité ressemble à un
dallage blanc qu’éclaire doucement le jour faible de
l’horizon. Les pattes des chiens s’y déplacent rapidement,
tricotent. Avec les montagnes blanches qui nous entourent,
le sol tout aussi blanc et le ciel terne, on se croit transporté
dans un monde vaporeux tout de brouillard. Comment Poyo
parvient-il à s’orienter quand toute la nature est ainsi floue ?
Je l’ignore ; mais pour l’instant, d’anciennes traces nous
servent de piste : nous les suivons simplement.
De temps à autre, Poyo saute à côté du véhicule, court à
toutes jambes puis plonge sur le traîneau. Je ne sais trop
pourquoi il se démène tant au lieu de rester tout bonnement
assis. Il fait très froid. Déjà mes pieds sont engourdis dans
mes kamiks et je m’en plains à mon compagnon.
— Tu as froid parce que tu restes inactif, me dit-il.
Et j’apprends qu’au cours d’un voyage en traîneau le
passager ne doit pas demeurer assis comme dans une
voiture. Il faut, de même que le conducteur, qu’il coure pour
se réchauffer, parcourant ainsi plus du quart du trajet au
pas de course… L’un après l’autre, nous nous mettons donc
à courir. En plongeant sur le traîneau après avoir ainsi
galopé dans la neige ou sur la glace, je sens une chaleur
intense circuler dans mon corps ; et, lorsque j’entrouvre à
ce moment le col de mon anorak, une bouffée de chaud s’en
échappe. Je m’aperçois alors que les vêtements dits chauds
ne nous procurent pas de la chaleur ; ils servent simplement
à conserver celle que dégage notre corps. Cependant, aussi
paradoxal que cela puisse paraître, plus vous portez de pull-
overs sous votre anorak et plus vous sentez quelquefois le
froid. Car il faut un espace d’air chaud entre le corps et les
vêtements.
Une fois, nous trouvant sur un lac, nous plongeons
ensemble sur le traîneau après avoir couru pendant
quelques minutes. Le cœur martelant notre poitrine, nous
nous allongeons sur le dos, regardant le ciel. Au bout d’un
moment, Poyo cesse de parler et ferme les yeux. Il semble
rêver. Je me laisse aussi aller à cette douce paresse. Un
profond silence nous entoure ; il n’est rompu que par le son
mat et régulier du traîneau. J’ai beau prêter l’oreille, je
n’entends plus le bruit des griffes des chiens sur la glace.
Ces derniers, qu’ils se retournent fréquemment ou non pour
savoir ce qui se passe sur le traîneau, restent toujours,
comme par un sixième sens, en communication avec le
conducteur dont ils respectent même le repos… C’est ainsi
qu’ils nous tirent doucement pendant un quart d’heure sans
la moindre secousse, ni bagarres ni aboiements. « Pas de
bruit, les maîtres dorment… » S’ils rencontraient à ce
moment un ours, une ouverture d’eau libre dans la glace ou
un danger quelconque, ils donneraient vite l’alerte. Qui donc
me disait qu’ils n’étaient pas intelligents ?
Un peu de neige se met à tomber. Nous nous redressons
pour nous rasseoir. Poyo dormait effectivement !
Après un peu plus d’une heure de route, nous nous
arrêtons pour démêler les traits que les chiens ont tressés
en changeant trop souvent de place. Pendant que Poyo les
débrouille, je sors mon carnet pour prendre des notes et
m’aperçois, non sans surprise, qu’aucune des quatre
couleurs de mon stylo à bille n’écrit… Il est gelé ! Mon
mouchoir n’est plus qu’une plaque de tôle tordue. Mon
appareil photo à soufflet ? Il ne fonctionne plus. J’aurais dû
garder ces trois objets sous mes vêtements, contre mon
corps, pour les empêcher de geler.
Remontant peu après avec difficulté la pente raide d’une
colline, nous apercevons tout à coup au sommet de la
hauteur un autre traîneau qui la descend à toute vitesse.
Poyo crie à ses chiens de garder leur droite. L’autre
conducteur hurle le même ordre à ses bêtes, et chacun des
deux attelages passe à la gauche de l’autre dans un nuage
de poussière blanche. Nous arrivons péniblement au haut de
la colline et nous engageons à notre tour dans une descente
vertigineuse sur l’autre versant. Voulant réduire l’allure,
Poyo s’accroche aux montants du traîneau et enfonce ses
talons dans la neige pour freiner, ce qui n’a pour effet que
de soulever beaucoup de poussière. Le traîneau, en
bondissant, s’approche parfois tellement des chiens que j’ai
peur qu’il ne leur passe sur le corps. Les bêtes, qui
n’obéissent plus à aucun commandement et semblent
plutôt affolées par les cris de Poyo qui leur demande de
ralentir, foncent toujours vers le bas. Entraînés dans cette
course folle, je doute fort que nous arrivions sans nous
casser le cou au bas du précipice. En effet, le traîneau
dérape soudain en heurtant une pierre vers le milieu de
l’escarpement. Perdant l’équilibre, je roule jusqu’au pied de
la pente.
Toujours agrippé aux montants, mon compagnon atterrit
élégamment avec l’attelage à côté de moi, pendant que je
me relève gauchement en secouant la neige de mes
vêtements. Il ne me demande même pas si je me suis fait
mal.
— Je ne peux pas le croire, s’étonne-t-il. Comment un
homme peut-il tomber de traîneau ? C’est pas possible, et
tu as réussi à le faire, toi ! Je t’ai vu rouler comme une
vessie de phoque et je n’ai pas voulu le croire…
Et, ce disant, il rit aux larmes en se tenant les côtes. Je me
serais cassé une jambe que cela n’y changerait rien. Telle
est la courtoisie du pays : aucune aménité, nuls égards pour
celui qui tombe ! Je ne me souviens pas d’une seule fois où
le fait de voir une personne étendue accidentellement par
terre – et ce dans n’importe quelle circonstance – n’ait
déclenché un fou rire chez les habitants. Aussi, lecteurs, si
d’aventure vous allez au Groenland, veillez surtout à ne pas
faire un faux pas en marchant. Une hilarité générale sera
votre premier secours. Oui… même si vous vous cassez une
côte.
Nous remontons sur ce sacré traîneau. Notre piste, qui
consiste uniquement en sillages de traîneaux et en
empreintes de chiens, est large d’un peu plus d’un mètre.
Tantôt elle disparaît derrière une éminence, tantôt elle
réapparaît, visible parfois sur une grande distance telle une
étroite bande grise qui serpente dans ce vaste espace
blanc. Il suffirait d’une rafale de neige pour l’effacer et pour
que nous nous perdions dans ce pays sans signalisation
d’aucune nature. Et bien que notre champ visuel s’étende
parfois très loin, j’ai une plus grande appréhension de
m’égarer ici que je ne l’aurais eue dans une forêt.
La piste traverse à présent un paysage composé de
collines et de lits de torrents gelés. Quand Poyo éprouve des
doutes sur l’état du terrain derrière une colline, il court
devant, grimpe sur un monticule pour faire une
reconnaissance. Par moments, les chiens gémissent et
refusent de tirer, sentant que nous ne sommes pas sûrs de
nous. Sur les pentes abruptes des ravins profonds que nous
dévalons à pied pour éviter une chute, mon compagnon crie
: « qaagit ! » aux bêtes qui s’arrêtent et reviennent en
arrière. Il s’engage alors avec précaution dans la descente,
s’adossant aux montants du traîneau tourné dans le sens
inverse, pendant que les chiens, qui ne sont pas si bêtes, le
suivent à petits pas. Dans les montées, l’attelage reprend
les devants. Nous gravissons la pente en nous accrochant
aux montants du véhicule qui nous hisse.
Dans un grand ravin, nous dépassons un campement de
chasseurs, signe que nous approchons de Jakobshavn. Le
campement n’est composé que d’une seule construction de
bois, du toit de laquelle pendent de longs glaçons ; porte et
fenêtre sont tapissées de neige. Apparemment il n’y a
personne en ce moment dans cette maison isolée.
Un peu plus tard, nous progressons lentement dans la
plaine et les marécages gelés qui précèdent Jakobshavn.
L’arrivée dans une agglomération est peut-être le moment
le plus important pour le conducteur ; il faut qu’elle soit
spectaculaire, que le traîneau traverse à toute allure le
village, que les bêtes surtout ne montrent pas le moindre
signe de fatigue et que les gens disent : « Il a le meilleur
attelage de la région ! »
Poyo s’arrête donc dans la plaine à un quart d’heure
environ de Jakobshavn pour faire reposer les chiens. En
effet, si les Groenlandais aiment railler, ils craignent
cependant le ridicule.
Mon compagnon vérifie les traits et l’état général du
véhicule ; puis il sort du sac de toile sa petite pipe et, l’air
satisfait, se met à fumer un mauvais tabac dont l’odeur est
épouvantable.
Nous repartons sans plus nous arrêter. Quelquefois le
fouet s’abat sur l’oreille d’un chien qui laisse échapper un
bref jappement ; tous les autres baissent alors la tête de
peur de recevoir aussi des coups et se ruent
impétueusement vers l’avant.
Nous amorçons un virage en soulevant de la poussière
derrière la maison d’enfance de Knud Rasmussen, puis
longeons la rue principale dans un concert d’aboiements et
de claquements de fouet. Les habitants se retournent en
opinant de la tête. Mais dans le second virage, à gauche, le
chien de l’aile droite s’écarte un peu trop de l’attelage et
accroche son trait à un poteau électrique. Le trait se rompt ;
le choc est tel que le chien est projeté à quelque 6 mètres
du traîneau et roule plusieurs fois dans la neige. Il se remet
rapidement sur ses pattes et nous suit en gémissant.
Malheureusement pour l’amour-propre de Poyo, et celui du
chien, des rires fusent sur notre passage.
Le traîneau s’immobilise derrière la maison de Nikolina,
sœur de Cécilia. Des enfants surgissent dehors et nous
accueillent. Partis à 10 heures de Rodebay, nous arrivons à
13 h 30, ayant couvert ainsi en trois heures et demie une
distance de 23 kilomètres à vol d’oiseau. C’est bien peu.
Mais en songeant au chemin rude que nous avons parcouru,
au froid et à l’abondance de neige sur la piste, je n’ai pu
m’empêcher d’admirer les chiens sans lesquels tout homme
serait plus impuissant ici qu’un citadin sans voiture.
Nous les laissons attelés dehors. Ils se vautrent dans la
neige pendant que nous pénétrons dans la maison bien
chaude.
Tout de suite, Nikolina nous sert une bonne quantité de
viande de phoque bouillie, que nous avalons de bon appétit.
Gédion, le mari de Nikolina, arrive alors ; il se dirige vers
l’autre bout de la pièce, sans prononcer un mot.
— Dis goudao (dis bonjour), lui rappelle sa femme.
Cette intervention de Nikolina est due uniquement à ma
présence. D’habitude, lorsqu’un Groenlandais arrive comme
nous d’un autre village, il entre dans la maison, s’assied sur
une chaise ou sur le plancher, mange immédiatement s’il a
faim, échangeant seulement avec son hôte quelques
phrases sur l’état de la piste et des chiens, sur le temps,
tout cela sans la moindre salutation. Dans mon pays, en de
telles circonstances, c’est l’excès inverse qui se produit. Par
exemple, un oncle, une tante ou n’importe quelle autre
personne qui entre dans la maison de mon père doit élever
la voix et saluer une première fois en traversant la cour.
Toute la maisonnée lui répond en chœur. On lui donne un
siège sous le hangar, on lui apporte de l’eau, il boit et se
repose un moment. Puis les femmes, les enfants défilent et
le saluent à tour de rôle ; il leur répond. Après quelques
instants, il se lève aussi et va saluer chacune des femmes.
Et c’est seulement après qu’il est introduit dans le salon de
notre père.
Gédion nous lance donc un évasif goudao, qui du reste est
un terme de salutation danois, forme populaire de goddag,
littéralement « bon jour ». Puis Poyo et lui se mettent à
parler.
— La piste est bonne… dit mon compagnon. Mais il y a un
trou dans la glace à tel endroit… Il a soufflé un peu de
vent… Il a neigé…
Et, en parlant, il choisit les termes exacts pour décrire, en
un seul mot, le trou particulier que nous avons vu, le vent
particulier qui a soufflé, le genre de neige qui est tombée.
Pour moi, il n’y a qu’une sorte de neige. Il n’en est pas de
même pour l’Esquimau.
 
Nous passons à la poste, où cinq lettres m’attendent, puis,
après avoir acheté huit bouteilles de bière pour la route,
nous quittons Jakobshavn dans la nuit à 15 h 30. Le
croissant de lune se montre devant nous. Dans la plaine,
nous buvons chacun une bière en nous promettant de n’en
reprendre une autre qu’après avoir dépassé la petite maison
isolée. En débouchant, à l’endroit prévu, deux autres des
bouteilles longtemps agitées par les secousses du traîneau,
je m’étonne de ne pas voir de la mousse monter vers le
goulot. Lorsque je renverse la tête pour boire tranquillement
ma bière : surprise ! rien ne coule de la bouteille ! La bière
est gelée ! C’est de la glace molle, que nous aspirons
fortement.
Mon pied droit, qui déborde du traîneau, heurte
violemment une pierre, mais il est engourdi par le froid et je
ne sens aucune douleur sur le moment. Je me mets même à
courir pour me réchauffer, m’enfonçant dans la neige
jusqu’à mi-cuisses et toujours sans souffrir de mon pied.
C’est après avoir dépassé, au clair de lune, un ravin au
passage particulièrement dangereux que nous débouchons
encore chacun une bière. Cette fois, elle est si dure que
Poyo casse sa bouteille pour en sortir la boisson solidifiée ;
j’en fais autant. Nous essuyons la bière et la raclons avec un
couteau pour éliminer les éclats de verre, puis la suçons
telle une glace.
 
Nous nous amusons beaucoup, mais pas pour longtemps.
À 10 kilomètres environ de Rodebay, des nuages filent
devant la lune, chassés par un vent impétueux qui
commence à faire pression sur la terre, hurlant et balayant
la neige. Nous nous protégeons le visage avec la main pour
ne pas en être aveuglés. Mais quelque temps après s’être
levé, le vent atteint son paroxysme dans une tempête de
neige. Plus de lune. Plus rien. Nos lampes électriques ne
parviennent qu’à accentuer l’obscurité. Se fiant à son
expérience d’enfant du pays, Poyo continue encore pendant
dix minutes, excitant les chiens, mais il s’aperçoit que nous
ne sommes plus sur la piste, recouverte et effacée par la
neige. Comprenant que nous sommes perdus à mi-chemin
de Rodebay sans le moindre repère dans le blizzard et dans
la nuit, je n’ai pu m’empêcher d’entrevoir une mort glacée.
Seul, je me serais affolé. Sans perdre son sang-froid, Poyo
entreprend la seule chose qui nous reste à faire : un camp.
Avec son couteau et ses mains nues, il se met à creuser
dans la neige, mais réalise que nous sommes sur un lac. Il
réussit à s’orienter et nous nous dirigeons vers le rivage le
plus proche. Nous trouvons une colline que nous
contournons pour nous protéger du vent glacial. Là, nous
entrons dans un trou que nous creusons dans la neige
épaisse ; et Poyo fait coucher les chiens sur nous, pour nous
procurer de la chaleur.
La bourrasque a duré toute la nuit. Nous ne sommes
arrivés à Rodebay que le lendemain vers 8 heures, après la
tourmente. À la maison, où l’on me retire mes kamiks, mes
pieds paraissent morts. Je m’approche du fourneau pour
dégeler la glace qui s’est formée et pend dans mes
moustaches. Un peu plus tard, dans le salon bien chauffé, je
sens des douleurs intolérables aux pieds, aux chevilles, aux
orteils, et surtout à l’orteil droit, tout tuméfié : c’est celui
qui, la veille, a heurté une pierre. Je viens de recevoir mon
baptême du feu – ou plus précisément du froid !
Les jours suivants, avec mes pieds gonflés, j’ai éprouvé de
grandes difficultés à marcher… et j’allais devenir dans le
village la cible des railleries. Me voilà diminué pour toujours
dans l’estime de mon « ennemi » Johan Dorf qui a appris par
surcroît que j’étais tombé de traîneau !…
 
Le matin de notre retour, Poyo s’est occupé des chiens qui
n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures. Il a sorti
une barrique pleine de flétans. Les poissons gelés étaient si
durs et si difficiles à retirer qu’il a été obligé de couper la
barrique en deux à l’aide d’un burin et d’un marteau. Puis il
l’a placée auprès du fourneau pour en ramollir le contenu,
jeté ensuite aux chiens. En les regardant sauter avec avidité
sur les poissons, j’ai éprouvé soudain une grande sympathie
pour ces bêtes qui nous avaient ou m’avaient sauvé la vie.
Cependant, d’autres expériences devaient me révéler leur
nature complexe.
Ainsi, hier, le maître d’école est allé casser de la glace
dans la baie. Pendant qu’il se hissait sur un énorme bloc,
ses chiens, qu’il n’avait pas jugé nécessaire d’attacher, se
sont enfuis avec le traîneau. Knud a eu beau gesticuler sur
la glace et les appeler en criant. Peine perdue ! Les bêtes,
qui ne lui prêtaient aucune attention, poursuivaient un autre
attelage, qui heureusement se dirigeait vers notre village.
Les chiens sont arrivés essoufflés à la maison, se sont
couchés tranquillement dans la neige devant leur enclos,
n’ayant apparemment cure de leur maître. Furieux, Knud est
revenu les chercher à pied, les a ramenés aussitôt dans la
baie puis les a corrigés à coups de fouet au lieu même où ils
avaient commis la faute afin, dit-il, qu’ils comprennent
pourquoi il les battait.
L’incident s’est produit à un kilomètre de l’agglomération.
S’il avait eu lieu plus loin, dans les vastes solitudes glacées,
les chiens seraient rentrés de même en y laissant leur
maître.
— S’ils sont plus forts et supportent plus longtemps la
faim que les chiens européens, m’a déclaré Knud, ils
montrent toutefois beaucoup moins d’intelligence que ces
derniers et ne pensent qu’à trois choses : manger, se
bagarrer, s’accoupler. Cette nuit même, ils ont dévoré un
fouet que j’ai oublié dehors, puis se sont férocement battus
avec d’autres chiens venus chercher leurs femelles. Du sang
a été versé au cours de la bataille… À propos, il faut que je
te montre quelque chose…
Il est entré dans sa chambre et a apporté une peau de
chien couverte d’une épaisse fourrure, beaux poils roux aux
bouts noirs. Mais elle était affreusement rognée sur les
bords et très endommagée. C’était la peau d’un de ses
chiens victime l’année précédente d’autres chiens qui lui
avaient, dans une bagarre, cruellement dévoré la poitrine, la
tête et les pattes de devant.
C’est deux mois plus tard que je devais connaître ces
bêtes dans toute leur férocité, à Jakobshavn, où je vivais
alors chez Gédion et Nikolina. Un jour, je vis passer un
cortège de quinze à vingt personnes qui se dirigeait vers le
cimetière avec un cercueil blanc porté à bras d’hommes.
C’était l’enterrement des restes d’un homme de 55 ans,
dévoré par les chiens et qui s’appelait Hans Gundel. Était-il
ivre, comme l’affirmaient les habitants, ou avait-il été
terrassé par une crise cardiaque, selon le rapport officiel ?
Quoi qu’il en soit, il avait bel et bien été dévoré. Cela s’était
passé dans la nuit de vendredi à samedi. Les chiens lui
avaient sauté à la gorge puis lui avaient mangé le ventre, la
face, les jambes. Curieusement, ils n’avaient pas dévoré ses
kamiks. On retrouva les pieds un peu plus loin et c’est grâce
aux chaussures que la police put identifier le squelette. Les
vêtements avaient été simplement déchirés pour atteindre
le corps. Un bras avait disparu. Dix chiens furent abattus ce
samedi-là, dont deux appartenant à la victime. Et, selon la
coutume du pays dont le climat glacial retarde la
décomposition, les restes de Hans Gundel furent gardés
trois ou quatre jours par sa famille avant d’être inhumés.
C’est le seul accident de ce genre survenu cet hiver-là à
Jakobshavn.
2
L’enfant qui avait tué une mouche

Les brusques et fréquentes variations de température en


hiver ne nous ont pas réservé que des surprises
désagréables. À ce propos, il s’est produit un événement
singulier, rare dans l’Arctique et qui vaut la peine d’être
rapporté.
Au beau milieu de février, alors que le soleil n’est pas
encore revenu dans l’Arctique et que l’hiver sévit en Europe,
nous avons eu quelques jours de relative chaleur à
Jakobshavn où le temps s’est adouci soudain sous l’action
d’un vent tiède et violent qui occasionna une longue
fracture dans la glace. La température, il est vrai, ne s’est
pas élevée au-dessus de zéro ; mais, pour nous qui venions
de subir les rigueurs du froid arctique, cette légère variation
nous donna l’impression d’une douce chaleur… Le 15
février, on put voir les habitants aller et venir dans
l’agglomération, vêtus d’un pantalon et d’un simple anorak
de toile, sans pull-overs.
Nouveau venu dans le pays, je dis à Gédion :
— Nous allons peut-être avoir une débâcle et un été
précoces.
— Pas du tout, me répondit-il, attends un peu et tu verras.
Le 17 février, le temps demeura radieux. Je sortis même
en manches de chemise ! Mieux encore : l’ouverture dans la
glace s’élargit et l’on y vit, flottant vers l’île de Disko à
l’ouest, des icebergs imperceptiblement entraînés par ce
vent tiède qui continuait de morceler la banquise,
prolongeant la première fracture, en provoquant d’autres
dans toutes les directions ; tant et si bien que la baie était
presque entièrement dégelée le 19 février. Seule une étroite
bande de glace sale adhérait encore à la côte tandis que
scintillaient jusqu’à l’île, fluides et bleu foncé, les eaux libres
de la mer. Mais tout est imprévisible dans l’Arctique.
Ce beau temps a duré dix jours. Puis soudain, le 25
février, il a cessé aussi brusquement qu’il avait commencé.
Le froid vif et le vent glacial nous ont vite obligés à
reprendre ces gros vêtements de peaux de bêtes que j’avais
cru quitter pour quelques mois…
Dès le lendemain 26, la mer était de nouveau entièrement
prise par la glace. Cela s’était passé avec une telle rapidité
que je n’en croyais pas mes yeux. En effet, comment ces
masses d’eau encore houleuses et libres de glaces la veille
avaient-elles pu en être complètement recouvertes en
l’espace d’un jour ? C’est beaucoup plus tard que j’appris
que, grâce au phénomène de surfusion, « un corps reste
accidentellement liquide à une température inférieure à sa
température de fusion ». En d’autres termes, la rapidité du
gel s’explique par le fait que, dans l’Arctique, la mer
accidentellement dégelée en hiver contient toujours un
grand nombre de cristaux de glace qu’une nouvelle baisse
de température transforme rapidement en une banquise
compacte. De sorte que tout ce que vous pouvez dire est
que cette glace n’était pas là hier mais qu’elle y est
maintenant.
En moins de vingt-quatre heures, la banquise ainsi
rétablie s’épaissit au point d’empêcher huit bateaux de
pêche se dirigeant vers la côte de s’y frayer aisément un
passage. Avec difficulté, le plus puissant d’entre eux se mit
à ouvrir un chenal ; les autres s’y engagèrent lentement à
sa suite. Ils arrivèrent ainsi dans la baie, où ils se rangèrent
l’un derrière l’autre. Le soir même, le chenal gelait et se
refermait sur leurs coques, les emprisonnant.
La température retomba à -40 °C et c’est ainsi qu’au beau
milieu du mois de mars – pendant que l’hiver tirait à sa fin
en Europe – l’Arctique affronta de nouveau le grand froid. Je
me souvins alors de la réponse de Gédion. La mer reprit sa
forme de vaste étendue blanche et solide où les icebergs
alternaient avec des dunes de neige polies par le vent et
des monticules de glace ayant l’apparence de vagues
figées. Penchées d’un côté, les barques prises dans la
banquise étaient comme des épaves à demi englouties dans
le sable de quelque immense désert blanc. Faute de terrains
de jeux et de plaines dans les environs, les jeunes gens, à
ma grande surprise, se mirent à jouer au football sur cette
banquise, dans la baie, pendant les quelques deux heures
de clarté quotidienne.
 
Théoriquement le soleil ne revient dans cette partie de
l’Arctique que vers fin avril, début mai. Si l’on exclut la lueur
diffuse qui nous parvient du soleil entre 13 heures et 15
heures – sans que nous apercevions jamais l’astre au-dessus
de l’horizon – nous sommes encore en pleine nuit polaire au
mois de mars ! Chaque jour, pendant les deux heures de
vague lueur, on aperçoit, telles des ombres entre les
icebergs au-delà de la baie, de petits groupes d’hommes
vêtus de fourrures qui pêchent à travers la glace, leurs
chiens non dételés couchés à côté d’eux.
Un jour, dans le but de réaliser de belles photos sur la
pêche à travers la glace, je m’approche de ces hommes
avec mon appareil. Après la première photo je n’arrive plus
à bouger mes doigts : ils me font mal comme s’ils avaient
subi la brûlure du feu ou été cruellement serrés dans un
étau. Je remets bien vite mes moufles, puis agite lentement
et péniblement mes mains pour y rétablir la circulation du
sang. Cela amuse les Groenlandais, mais je ne puis même
pas rire avec eux, car ce froid excessif fait craqueler mes
lèvres dès que j’esquisse un sourire. Cependant, comme je
ne puis faire fonctionner mon appareil que les mains nues,
je les libère de nouveau et parviens ainsi, au prix d’une
grande persévérance, à prendre seulement trois photos par
un froid qu’aucune comparaison ne peut rendre.
Et pourtant, c’est dans cet enfer glacé que des hommes
hilares cherchent patiemment de la nourriture sous la glace
! Bientôt je me mets à suivre mes hôtes. Chaque jour vers
midi, juste avant que la lumière blafarde éclaire un coin du
ciel, nous nous rendons sur la banquise, au milieu des
icebergs, Gédion, son deuxième fils Justus (prononcez
Youstouss) âgé de 19 ans, borgne, et moi… Nous nous
installons au bord d’un étroit chenal et pêchons à la ligne,
capturant des uuak, sorte de chabots à grosse tête et à
large bouche, et des kanioq, poissons épineux, tout en
arêtes et sentant mauvais à la cuisson (faut-il être vraiment
pauvre pour en vouloir !). Comment des poissons peuvent-
ils vivre dans cette eau glaciale ?
Chaque fois que nous en pêchons un, nous le déposons
tout frétillant sur la banquise où nous lui coupons
immédiatement la queue avec le ciseau à glace pour lui
faire perdre son sang. Je suis surpris de ce que les
Groenlandais, qui boivent du bouillon de phoque noir de
sang, n’aiment pas en voir une goutte dans le poisson. Je
m’en étonne donc auprès de Gédion ; mon hôte m’avoue
ignorer la signification de cette pratique, à laquelle il s’est
pourtant toujours conformé. Cette coutume, dont le sens se
perd, peut être expliqué par le fait que les Groenlandais, qui
étaient à l’origine des mangeurs de viande, n’aimaient pas
le poisson. Le sang étant pour la plupart des peuples l’âme
de tout être vivant, le poisson, vidé du sien, n’est donc plus
considéré comme tel, mais devient une chair comme une
autre. Des substitutions plus ou moins analogues se
rencontrent aussi dans nos sociétés africaines où, en
mangeant un animal défendu par la tradition, nous
remplaçons dans notre idée cet animal par un autre. Ou
bien, en consommant rituellement un animal féroce
défendu, nous ne croyons pas manger effectivement
l’animal en question : nous absorbons la force, la puissance,
la ruse, en un mot les attributs qui étaient les siens.
Évidemment la comparaison avec le poisson vidé de son
sang est quelque peu forcée, mais la substitution est
évidente dans l’un et l’autre cas.
Les jours où la pêche est bonne, nous dévorons tout crus
quelques-uns des poissons sur la banquise. On pourrait me
demander si le poisson cru a bon goût. Oui ! Et j’en
mangerais encore volontiers, mais seulement dans
l’Arctique, bien sûr ! Indépendamment de la quantité
raisonnable de graisse crue qu’il faut à l’organisme pour
mieux résister au froid, le poisson cru, exposé à l’air glacial,
est ferme, durci même, et ne dégage aucune mauvaise
odeur. C’est sain et agréable à manger, quoique croustillant
de glaçons. Je ne mangerais cependant pas de poisson cru
dans mon pays, car sous notre climat chaud il est mou,
flasque et commence à sentir mauvais lorsqu’il est à l’air
libre pendant deux heures.
Quant à la graisse de phoque, cette friandise des
habitants, elle est simplement écœurante pour un étranger
et ressemble à du suif. Légèrement séchée et jaunie par le
soleil, puis « faisandée » comme l’aiment les Groenlandais,
elle sent le rance. Enfin elle a franchement le goût de la
bougie quand elle est gelée.
Un jour, nous sommes une vingtaine de personnes
pêchant sur les deux bords d’un chenal. Gédion attrape
uuak sur uuak, tandis que le pêcheur qui se trouve en face
de lui ne prend rien. Justus le remplace et ne cesse de
capturer des uuak à son tour. Mais, ce que je trouve pour le
moins curieux, c’est que l’endroit où s’est maintenant
installé Justus est momentanément considéré comme la «
propriété » du pêcheur malchanceux qui s’y trouvait. En
conséquence, Justus se trouve dans l’obligation de lui
donner d’abord le premier poisson qu’il prend ; puis, à
mesure qu’il en attrape d’autres, il les jette alternativement
dans le seau de son père et celui de l’autre pêcheur qui va
pêcher un peu plus loin, avec la même malchance. Nous
rentrons en fin d’après-midi avec notre seau en plastique
plein de poissons. Mais certains jours, comme si la
malchance nous poursuivait tous, la pêche est si
infructueuse que nous ne rapportons à la maison, à nous
trois, que deux ou trois vilains kanioq pour le repas de toute
la famille.
 
Quelquefois, Poyo vient de Rodebay en traîneau pour que
nous allions ensemble pêcher des flétans dans le grand fjord
glacé de Jakobshavn. Il arrive tard le soir, au moment où
nous sommes déjà couchés. Poussant doucement la porte, il
entre dans la maison sans appeler personne et se couche
par terre à nos pieds, dans ses vêtements de fourrures, sur
un bout des peaux de renne où nous dormons.
Le lendemain, à notre réveil à 6 heures, Justus et Poyo se
dirigent immédiatement vers la cuisine. Sans se donner la
peine de se débarbouiller, ils prennent un couteau puis
s’accroupissent devant un petit déjeuner plantureux de
tranches de viande très froide qui dégage une odeur de
renfermé. D’autres fois, c’est du poumon de phoque ou de
baleine blanche, également cru et gelé. Comme je n’ai
jamais assez d’appétit le matin pour partager ce copieux
repas, je me contente d’une tasse de café. Mes compagnons
prennent ensuite leur café avec des tartines beurrées. Puis,
vers 8 heures, nous nous rendons en traîneaux, parfois avec
d’autres jeunes gens du village, dans un campement
éloigné du fjord glacé où nous pêchons le « jour » à la
lumière de nos lampes à pétrole, couchant la nuit dans une
froide petite construction ou sous une tente dressée à
même la banquise ! Après trois ou quatre jours, nous
revenons à Jakobshavn, assis sur le tas de flétans durcis,
amoncelés sur les traîneaux et recouverts d’une peau de
renne.
Poyo vend les trois quarts, parfois la totalité de ses
poissons devant la boutique danoise de Jakobshavn, puis
reprend le chemin de Rodebay.
Un après-midi, en s’en retournant dans son village, une
jeune fille est venue lui demander de l’emmener à Rodebay.
Poyo a accepté avec joie. Les regardant partir, Justus m’a dit
en souriant :
— Ils vont faire l’amour en cours de route.
— Pas possible ! lui ai-je répondu, songeant non
seulement au froid rigoureux, mais également à l’épaisseur
des vêtements que l’on porte et aux difficultés qu’on
éprouve particulièrement pour uriner lorsqu’on voyage en
traîneau, les pantalons de fourrures n’ayant pas de
braguette sur le devant, mais deux ouvertures sur les côtés.
— C’est pourtant bien facile, l’amour en traîneau, m’ont
assuré en chœur Justus, Gédion, Nikolina et le père de la
jeune fille qui se trouvait avec nous…
 
Une ou deux fois par semaine, lorsque nous avons assez
de poissons pour nous, nous pêchons dans la baie des
eqalussuit, ces requins bleus destinés à nourrir les chiens.
Nous nous éloignons alors des chenaux pour creuser, dans
la glace, un trou de 50 centimètres de diamètre environ par
lequel nous introduisons, jusqu’au fond de la mer, une
longue et grosse ligne garnie de lignes secondaires. Celles-
ci sont munies d’hameçons ayant comme appâts des
morceaux de viande.
Après avoir déroulé dans l’eau la longueur nécessaire de
la ligne principale, nous l’attachons à une longue perche de
bois posée transversalement sur le bord du trou. Puis nous
attendons, entretenant le trou en cassant de temps à autre
la glace légère qui se reforme à la surface de l’eau. Parfois
nous attendons ainsi plus de deux heures, assis sur un bloc
de neige ou de glace…
Un mouvement un peu trop brusque de la ligne nous
alerte. Nous nous mettons à tirer ; dès qu’apparaît le corps
gris et allongé du requin bleu, l’un de nous crie : « Nous
avons pris un eqalussuit ! » Tous les autres abandonnent
aussitôt leur trou, accourent pour nous prêter main-forte
mais aussi et surtout pour voir par eux-mêmes l’animal qui
vient d’être capturé, et donner ainsi libre cours à leurs
commentaires.
Nous hissons sur la glace le squale qui se débat. Ses
mâchoires impressionnantes, situées en demi-cercle au bas
de son museau, presque dans la gorge, s’ouvrent et se
referment avec bruit sur des dents puissantes. On le lacère
au couteau tout en lui donnant à manger une partie de ses
propres entrailles afin, disent mes compagnons, de
l’occuper pendant qu’on l’achève et de l’empêcher ainsi de
chercher à mordre l’un d’entre nous, le requin bleu ayant la
réputation d’être le plus féroce de tous les squales. À peine
est-il mort que l’on coupe des morceaux de sa chair
fumante, qui constitue, semble-t-il, le meilleur appât pour
attraper d’autres requins. Devant le trou, les chiens lèchent
avec avidité le sang sur la glace, puis dévorent la tête qu’on
leur laisse ainsi qu’une partie des entrailles. Le reste de
l’animal est découpé sur place en longs filets qui seront,
comme nous l’avons déjà expliqué, séchés avant de leur
être donnés.
Pour les agglomérations situées dans la baie de Disko et
plus au nord, ces différentes sortes de pêche à travers la
glace se poursuivent parfois jusqu’en avril.
 
Après avoir, depuis le mois de juin de l’année précédente,
parcouru tout le sud du pays, puis la baie de Disko que l’on
peut considérer comme étant la région intermédiaire entre
le Sud et le Grand Nord, et avoir connu les habitants et les
mœurs des diverses localités, j’éprouve le désir d’aller
maintenant à Thulé, la « ville » la plus septentrionale du
Groenland et du monde, pour y passer le reste de mon
existence parmi les vrais Esquimaux ; désir inexpliqué,
confus, mais vif, suscité sans doute par la poursuite d’un
rêve toujours recommencé, l’attrait de l’inconnu toujours
reculé, ou encore, tout simplement, par la fatigue que je
ressens de mes déplacements incessants et l’envie de
trouver enfin un point fixe qui ne soit pas le Groenland
méridional, ni l’Afrique, encore moins l’Europe ! Mais, le
Nord étant encore inaccessible par mer à cause de la
banquise, je me trouve, malgré ma décision bien arrêtée,
momentanément bloqué à Jakobshavn. Un voyage en
traîneau jusqu’à Thulé (distant de plus de 1 000 kilomètres)
serait non seulement onéreux mais risqué. Alors j’attends.
Le 14 mars, la réouverture d’anciens chenaux permet
enfin aux huit bateaux de pêche de se dégager de la glace.
Ce même jour, le bateau du Comptoir effectue son premier
voyage de l’année à Rodebay et revient dans l’après-midi.
Deux jours plus tard, il s’apprête à entreprendre un second
voyage à Claushavn (prononcez Claous-Haoun), Ilimanaq en
groenlandais, village de deux cent cinquante habitants situé
à 27 kilomètres au sud de Jakobshavn. Or il est parfois
nécessaire, pour des raisons de transports ou autres, de se
déplacer vers le sud afin de gagner le nord avec plus de
facilité. Je prends donc le bateau du Comptoir et quitte
Jakobshavn dans l’après-midi du 16 mars.
À Claushavn, le pilote Évat demande par radio, au
Comptoir à Jakobshavn, l’autorisation de poursuivre son
voyage jusqu’à Christianshaab (Qasigiannguit en
groenlandais) situé à 30 kilomètres plus au sud, le bateau
étant chargé, entre autres, de barils de pétrole destinés à ce
village.
— La banquise est très fragmentée ici, explique Évat qui
s’imagine qu’il en sera de même dans la région voisine. Il
n’y a que des tables de glace séparées par de nombreux
chenaux et qui n’ont opposé aucune résistance sérieuse au
bateau.
L’autorisation lui est accordée.
— Viens avec moi à Christianshaab, me dit-il. C’est une
grande ville, deux fois plus grande que Claushavn ; tu auras
plus de chance d’y trouver un bateau pour Thulé.
Dans cette partie du pays, les conditions climatiques sont
parfois purement locales et peuvent, comme on va le voir,
considérablement varier d’une agglomération à l’autre et
défier tout pronostic.
Donc, un quart d’heure après avoir jeté l’ancre à
Claushavn, nous nous remettons en route avec l’intention
d’arriver et de coucher le soir à Christianshaab.
La mer est calme, fluide et, sur une grande distance, la
glace n’est qu’une mince pellicule verdâtre, transparente et
flexible, qui suit les mouvements, les contours de la houle ;
on dirait un immense voile mouvant posé sur l’eau ; elle est
si insignifiante en effet qu’aux endroits les plus épais, d’elle-
même elle se brise sous les remous avant d’être touchée
par l’étrave du bateau – de sorte que nous n’avons éprouvé
aucune difficulté pendant les trois quarts du trajet. Mais, à
une heure de Christianshaab, le bateau se heurte soudain à
la plus résistante barrière de glace qu’on ait jamais vue.
Comment la banquise, fragmentée au nord de
Christianshaab et par endroits même inexistante, peut-elle
être si unie et si épaisse dans cette région située à une
soixantaine de kilomètres plus au sud ? Après des tentatives
infructueuses, le bateau s’immobilise : nous sommes réduits
à passer la nuit dans le froid, et cela à huit kilomètres
seulement de Christianshaab dont nous voyons les lumières
trembloter juste en face. Descendant sur la glace, nous y
plantons des pièces de bois en guise de bollards pour
amarrer le bateau sur place.
Le lendemain matin à 7 heures, après une nuit blanche et
atroce passée dans la chambrette glacée sous la dunette –
elle est uniquement chauffée par un petit réchaud à pétrole
et, à côté, l’intérieur d’un frigidaire serait plus chaud –, nous
déchargeons sur la glace les barils de pétrole et autres
marchandises. Des traîneaux arrivent peu après pour les
acheminer jusqu’au village ; l’un des jeunes conducteurs, au
lieu de transporter un baril de pétrole et gagner de l’argent,
a préféré s’occuper de mes bagages. Josef (c’est le nom de
ce jeune et sympathique Groenlandais de 20 ans),
agréablement surpris de m’entendre m’exprimer dans sa
langue, me souhaite chaleureusement la bienvenue. Il
charge mon sac à dos et ma valise sur son traîneau ; je
m’installe à côté de lui et nous nous dirigeons sans hâte
vers le village, nous entretenant à haute voix, joyeusement,
comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je
demande alors à Josef si je peux habiter chez lui.
— Bien sûr ! répond-il avec une gaieté et un sourire que je
ne suis pas près d’oublier.
Nous sommes encore dans la baie lorsque j’aperçois le
village, nettement divisé en deux : toutes les maisons de
gauche ont l’aspect neuf et s’élèvent sur un plateau ; toutes
celles de droite, vieilles, délabrées même, à toits
uniformément plats et peintes en rouge pour la plupart,
s’adossent à une haute chaîne de montagnes grise qui va
serpentant comme une muraille. Un grand terrain vague, où
doivent stagner les eaux de pluie en été, sépare ces deux
parties du village.
Par un effort suprême des chiens, le traîneau, sortant de
la baie, monte une pente raide qui débouche sur la rue
principale, lisse de glace. Nous suivons la rue jusqu’au bout
du plateau, où nous nous arrêtons devant une maison au
bord du chemin. Josef, orphelin de père, vit avec ses frères
et sœurs plus jeunes et sa mère Martha.
Quand il entre dans la maison avec ma valise (je suis
resté dehors pour détacher mon sac à dos) sa mère,
intriguée, lui demande :
— Tu n’es pas seul ?
— Non.
— Kinalu (Avec qui es-tu) ?
Josef brûle d’apprendre la nouvelle à sa famille, mais il ne
répond pas tout de suite. En bon Groenlandais, il domine
parfaitement son excitation. J’entends la mère répéter sa
question :
— Hein, kinalu ?
Josef lâche enfin ce mot :
— Qallunaarlu !
Il y a des piétinements sur le plancher. La porte s’ouvre et
toute la famille – même le petit Søren âgé de 2 ans, demi-
frère de Josef et fils d’un ouvrier danois – se précipite à
l’extérieur. On me dévisage en silence. La surprise passée,
Jonas, Rasmus et leur sœur portent à eux trois mon sac à
dos dans la maison. Jusque-là, Martha, leur mère, n’a rien
dit. Mais, du moment que ses enfants m’acceptent, elle ne
peut que se conformer à leur désir et m’héberger. Il n’y a
pas de mot, nous l’avons dit, pour qualifier la grande liberté
des enfants de ce pays. Ce sont eux, mieux que les adultes,
qui adoptent d’abord l’étranger. Aussi le plus grand mérite
de ce peuple est de toujours reconnaître et de suivre, dans
toutes les circonstances où l’intuition prime la raison, le
penchant naturel des enfants.
 
Apprenant quelques semaines plus tard l’accueil cordial
que m’avait fait Josef, mon père m’a demandé dans une
lettre ce que celui-ci aimerait recevoir de Paris comme
souvenir.
— Une carte postale de la tour Eiffel, a dit Josef sans
hésiter. Je la mettrai au mur du salon afin que nos visiteurs
puissent la contempler.
Le 7 mai, nous avons donc reçu une large enveloppe
contenant non pas une, mais dix cartes postales, grand
format, des monuments les plus célèbres de Paris. Josef
était comblé et aux anges…
Pauvre Josef ! Il ne devait pas décorer le salon avec les
merveilleuses cartes postales comme il l’avait projeté. Car,
le lendemain, quelqu’un est accouru à la maison nous
apprendre que Josef venait d’être transporté d’urgence à
l’hôpital. Il avait fait une chute du toit – qu’il était en train
de peindre ! – de l’usine de l’agglomération, d’une hauteur
d’environ 10 mètres. Affolé en apprenant la nouvelle, je suis
sorti en courant jusqu’à l’hôpital. Le médecin, que j’ai
rencontré en arrivant, m’a dit :
— Notre petit établissement médical ne s’occupe que des
premiers soins. Josef sera incessamment transporté à
Godthaab ou à Egedesminde à la première occasion. J’ai
demandé un hélicoptère.
Josef est en effet parti l’après-midi. Je devais revoir,
beaucoup plus tard, ce cher ami. Il ne s’était fracturé qu’une
cheville.
 
Le 1er mai, tout le village a célébré la Fête du Travail, qui a
d’abord, comme toutes les fêtes, commencé dans les
maisons. Puis soudain, à 13 h 30, des manifestants
descendent dans la rue, portant des pancartes où l’on peut
lire : « À travail égal, salaire égal ! » Les ouvriers
groenlandais réclament ainsi les mêmes traitements que les
ouvriers danois. Il y a en tout dans la rue quelque deux
cents personnes, soit près de la moitié du village. La
procession suit lentement un camion vert qui va au pas,
flanqué de chaque côté d’un grand drapeau danois. À
l’intérieur du véhicule, quatre accordéonistes et un
guitariste. En dépit de leurs réclamations, les gens qui
composent ce joyeux cortège, où l’on compte d’ailleurs plus
d’enfants que d’adultes, sont à la fois si gais et si paisibles
que la police n’a pas jugé nécessaire d’intervenir.
Payés le lendemain, les salariés danois d’un côté et
groenlandais de l’autre se livrent à leur passe-temps favori :
ils se saoulent. Mais, dans la nuit, un jeune Groenlandais a
été tué à coups de fusil par un jeune Danois, fiancé d’une
ravissante fille du pays, originaire d’Ammassalik
(Ittoqqortoormiit en groenlandais) sur la côte est, et qui
serait la cause de ce tragique accident. Au courant du
meurtre de leur compatriote, les Groenlandais n’ont
manifesté aucune violence à l’égard des Danois. Pas même
une protestation. Mais parfois le silence n’en est-il pas une ?
Ce meurtre, de l’opinion générale, est dû à l’ivresse. Dans
les maisons groenlandaises, les avis sont toutefois partagés
: quelques habitants, composés essentiellement de jeunes
gens, croient que le Danois a froidement tué un des leurs,
sans pour autant crier vengeance ; les autres, les adultes et
surtout les vieux, n’imputent pas ce crime à l’état d’ébriété
avancée du jeune Danois, pas même à la jalousie, mais
curieusement « au retour du soleil qui, par son apparition
soudaine et éclatante après des mois d’obscurité, peut créer
chez les étrangers un état d’euphorie, d’effervescence, en
un mot un manque de contrôle ». Le jeune Danois n’est
donc pas responsable de son acte, selon ces vieux, qui
ajoutent même qu’on devrait le relâcher afin qu’il puisse,
par de bonnes actions futures, se racheter auprès de la
communauté qu’il a privée d’un de ses membres.
Cette explication de l’influence du soleil sur les actes du
jeune Danois peut paraître naïve ; mais, quand on pense
aux passions furieuses qu’un pareil meurtre eût
déclenchées dans d’autres pays et particulièrement en
Afrique, on ne peut s’empêcher d’apprécier la sagesse de
ces vieux Groenlandais qui, par leur interprétation
fantaisiste d’un phénomène naturel, appellent les jeunes à
la tolérance et à la non-violence. Quelle leçon !
Le jeune Danois, enfermé dans le cachot du petit poste de
police, a été quelques jours plus tard rapatrié sous escorte
au Danemark pour y être jugé.
 
C’est le 17 mars à 7 heures (alors que nous étions bloqués
dans la glace devant Christianshaab) que j’ai vu pour la
première fois cette année le soleil apparaître au-dessus de
l’horizon. Ses rayons, aussi rouges et vifs que pendant les
magnifiques levers du soleil dans le désert, nous inondaient
et frappaient l’immense banquise d’où s’échappait une
vapeur irisée.
Depuis, le soleil demeure chaque jour un peu plus
longtemps dans le ciel. Maintenant il fait jour ; du moins, si
ce n’est pas le jour continu, ce n’est plus la nuit polaire : le
soleil se couche encore mais, là où il a disparu, le ciel reste
pourpre et chargé de promesses. Chaque jour apporte une
imperceptible nuance, et le flot de lumière sur la terre
augmente d’intensité. Au mois d’avril, les nuits sont claires,
même à minuit. Déjà, les îles se dessinent au loin avec
netteté.
C’est vers le 17 mai qu’a commencé dans cette région la
période de ce qu’on appelle le soleil de minuit, durant
laquelle le soleil, qui ne se couche plus du tout, éclaire
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À 18 heures il est à
l’ouest, mais encore assez haut dans le ciel ; à 21 heures,
un peu plus bas ; à 23 heures, il baisse toujours et sa
lumière aveuglante incendie à présent le ciel. Une heure
plus tard, il effleure les flots. On croit qu’il va continuer à
descendre et disparaître derrière l’horizon, mais à peine l’a-
t-il touché qu’insensiblement il remonte tout flamboyant et
reprend sa course – de sorte que ses derniers rayons, à
minuit, sont en même temps les premières lueurs du jour
naissant… À 3 heures, ce soleil « nocturne » est aussi chaud
qu’il l’est en Afrique entre 7 et 8 heures.
La chose la plus curieuse est que nous n’arrivons plus à
trouver le sommeil. Pour passer le temps, je reste à l’école,
où je prends des notes, parfois jusqu’à 3 heures du matin :
Kield Pedersen, le directeur danois, a aimablement mis à ma
disposition les Meddelelser de son établissement, ces gros
et nombreux volumes où sont consignés les résultats de
toutes les recherches faites au Groenland depuis l’époque
de Hans Egede !
Dehors, s’élèvent de petites tentes oranges et rouges,
dressées par les enfants que le jour sans fin empêche
également de dormir. À 3 heures, on les voit encore jouer.
Quelquefois ils jouent ainsi pendant deux jours sans se
coucher. Fatigués, ils tombent enfin de sommeil et il leur
arrive alors de dormir deux jours de suite. Les maîtres
d’école, et non les parents, sont ceux qui se plaignent le
plus souvent de cet état de choses, les classes restant à
moitié vides la plupart du temps.
Les adultes non plus ne dorment pas. Une agitation
s’empare de chacun d’eux. À peine sont-ils rentrés chez eux
qu’ils ressentent aussitôt l’envie de ressortir, de marcher
sans cesse, de courir de colline en colline. Ils se promènent
sans répit, à la recherche d’on ne sait quoi. Ils erreront ainsi
tout le printemps, faisant du feu dans la montagne avec
trois pierres en guise de fourneau pour cuire leur nourriture,
cueillant des paarnat, se reposant n’importe où au hasard
de leur fatigue. Chez l’homme comme dans le monde
animal, le printemps est ici l’époque d’inlassables frénésies
d’amour. Des groupes de garçons et de filles vont riant,
criant jusqu’au petit matin, tandis qu’on entend les chiens
en rut se battre, la voix rauque et profonde des mâles se
mêlant aux cris aigus des femelles. Les oiseaux chantent,
les eiders cacardent dans les bras de mer.
Le paysage, qui ne semble pas concourir à cette grande
harmonie, change du jour au lendemain. Les saletés de
Christianshaab se découvrent soudain avec le retour du
soleil et le dégel. La neige fond sur les pentes, la rue
devient boueuse, d’innombrables ruisselets, bruyants,
creusent la terre grise comme de la cendre, mettant au jour
des tas de bouteilles et de boîtes de conserve, des fientes
de chiens, des ordures ménagères, des pommes de terre
pourries, ces immondices que le froid et la neige avaient
bien conservées et qui, maintenant gorgées d’eau, en état
de décomposition et au-dessus desquelles planent des
mouches – des vraies – se dressent devant nous comme un
opprobre. La base et le seuil des maisons sont d’une saleté
repoussante. La neige qui prêtait au sol sa blancheur
immaculée recouvrait donc tant de détritus ! Partout flotte
une odeur écœurante. Les chiens, dont quelques-uns
perdent à présent leurs poils, errent çà et là dans le village,
sordides. On se demande si l’on vit toujours dans le même
pays, naguère si blanc et si propre. Quelques mouches
s’introduisent dans les maisons.
Un après-midi, le fils de Kield, âgé de 3 ans, accomplit un
acte banal : il tue une mouche. Cela est d’autant plus facile
à un enfant que les mouches de ce pays, moins agiles que
celles d’Afrique, paraissent encore plus engourdies au
printemps. Kield ne tient donc pas pour un exploit l’action
de son fils et ne lui témoigne aucune admiration, au grand
étonnement de la bonne, une Groenlandaise de 30 ans
environ, laquelle se montre fière de l’enfant précisément à
cause de la mouche qu’il a tuée. « C’est signe qu’il sera un
grand chasseur », affirme-t-elle. S’il faut, dans son enfance,
avoir tué des mouches pour devenir un habile chasseur,
indubitablement je devrais, ainsi que tous les autres
Africains, en être un… Sur les instances de la bonne, Kield et
sa femme, danoise et institutrice, se mettent à préparer une
abondante quantité de café et plus de gâteaux qu’ils n’en
ont jamais fait pour célébrer avec tout le village cet
important événement : un enfant qui a tué une mouche !
Les habitants se répètent inlassablement ce haut fait, ne
trouvent pas assez de mots pour féliciter le petit, défilent
chez Kield pour voir l’enfant, ce phénomène, et boivent du
café jusqu’au petit matin. Fait surprenant, ce héros n’a pas
le droit de goûter aux gâteaux confectionnés en son
honneur ! En effet, dans les petites agglomérations, nous dit
la bonne à laquelle les assistants font chorus 1, l’adolescent
qui tue son premier phoque ne doit pas en manger lui-
même… Ce sont les autres qui en mangent presque toute la
viande. Pendant ce repas (auquel succède toujours un
kaffemik), qui se déroule en présence du jeune chasseur
assis dans un coin, chacun lui dit après chaque bouchée : «
Vraiment, de toute ma vie, je n’ai jamais mangé un phoque
aussi délicieux ! » Tout cela pour apprendre au jeune
homme qu’il devra désormais, avant lui-même, penser à la
collectivité et tout partager avec elle. Quel bel
enseignement, mais aussi quelle dure épreuve !
Comment ne pas rapprocher de ce rite l’usage, très
répandu au Togo, qui oblige un garçon, lorsqu’il touche son
premier salaire, à en prélever une partie, avant toute autre
dépense, et à la donner à son père, même s’il ne s’agit que
d’un franc symbolique ? Coutume dérivée des prémices de
maïs offertes aux dieux pour nous préserver de leur
courroux ! La différence ici est que, tandis que le jeune
Togolais songe uniquement à son père dont il se concilie
ainsi la sympathie et l’estime, le jeune Esquimau, par un
sacrifice plus grand, pense à la survie de sa communauté.
Et dire qu’il a fallu la mort d’une mouche pour que je m’en
aperçoive !
Se voyant refuser du gâteau, l’enfant de Kield se met à
pleurer. La bonne le prend dans ses bras et lui dit pour le
consoler : « Sois plus modeste, mon petit ! Ne mange pas
toi-même le produit de ta première chasse mais pense
d’abord aux autres ! » Apparemment la bonne substitue au
phoque mouche et gâteau qui ne doivent faire qu’un dans
son esprit. Mais l’enfant danois peut-il comprendre, à
supposer même qu’il soit plus âgé ?
Dès son adolescence, le jeune Groenlandais est considéré
et effectivement traité comme un adulte, avec la
responsabilité que cela comporte. En voici un autre
exemple, le plus frappant : le 19 mai, a eu lieu dans le
village la confirmation des garçons et filles de 13 et 14 ans.
Parmi les présents offerts à cette occasion à Jonas, frère de
Josef, se trouvaient un fusil et une cartouchière « pour tuer
des lagopèdes ! ». Jolis cadeaux pour un enfant de 13 ans !
Dans quelle autre région du monde, même parmi celles dont
les ressources sont fondées sur la chasse, met-on un fusil et
des cartouches entre les mains d’un gosse ?
3
Robert Mattaaq

Vivre en hiver et au printemps au nord du Groenland sous


la dépendance des moyens de transports locaux, c’est vivre
dans l’incertitude. Voici en effet deux mois et demi que
j’attends en vain à Christianshaab un bateau pour Thulé.
Deux cargos venant du sud se sont bien rendus à Thulé
pendant ce temps, mais ils ont pris par les eaux libres du
large, évitant Christianshaab à cause de la banquise tardive
dans cette région intermédiaire.
Afin de rendre possible la liaison avec l’agglomération, un
brise-glace œuvre depuis quelques jours dans la baie. Il
découpe péniblement et très lentement en larges morceaux
la banquise réfractaire, laissant derrière lui comme un vaste
champ irréel creusé de profonds sillons irréguliers. Le
problème n’est pas résolu pour autant, car les énormes
tables de glace ainsi découpées ne peuvent pas être
transportées hors de la baie. En effet, par quel moyen ? Il
faudra donc, après ce pénible travail de destruction
partielle, se résigner, attendre encore quelques semaines
pour que les glaces se fragmentent davantage d’elles-
mêmes et se ramollissent pour permettre le passage des
bateaux, à moins qu’un retour intempestif du froid, toujours
possible, ne les soude de nouveau les unes aux autres. Quoi
qu’il en soit, tout porte à croire que la région, en ce mois de
mai, demeurera encore longtemps isolée et probablement
ravitaillée par hélicoptère 1.
Pour moi, l’éventualité d’un voyage de Christianshaab à
Thulé par hélicoptère est tout de suite exclue, non pas à
cause de mes ressources qui du reste ne me le
permettraient pas, mais simplement parce qu’une telle
liaison par hélicoptère n’est point établie dans le pays. Et,
même si elle existait, où est l’intérêt de survoler un paysage
? Ne vaut-il pas cent fois mieux naviguer dans cette nature
grandiose, se sentir écrasé par elle ? Émotion supérieure à
la superficielle admiration éprouvée d’en haut ! En outre,
bien que souffrant du mal de mer à chaque voyage, si court
soit-il, un long trajet par bateau est la forme de
déplacement que j’apprécie le mieux : par cette sorte de
lutte intérieure et psychologique qu’en mer on croit livrer
aux éléments, ce genre de voyage représente pour moi, de
temps à autre, un bon remède contre cet indéfinissable
sentiment d’angoisse ou cette forte pulsion sexuelle que
l’étranger voyageant seul développe souvent et si
intensément dans l’oisiveté des villages groenlandais. Après
tout, la lutte intérieure et psychologique dont je viens de
parler ne constitue peut-être elle aussi qu’un acte sexuel,
par transfert…
Le 1er juin, toujours dans l’espoir de trouver un cargo pour
Thulé, je reviens à Egedesminde, au sud de Christianshaab,
à bord d’une embarcation. Suit encore un long mois de
vaine attente. Point de bateau pour Thulé mais, presque
toutes les deux semaines, un navire part pour Upernavik,
l’avant-dernière agglomération importante de la côte
septentrionale. Fatigué d’attendre et voyant mes maigres
ressources s’épuiser, je renonce non sans un profond regret
au voyage de Thulé et décide un beau matin de prendre le
bateau pour Upernavik.
Le 1er juillet, je m’embarque sur le Tikerak (du mot
groenlandais tikeraaq, le bourlingueur), cargo en bois, armé
pour les glaces, et qui, après une escale le lendemain à
Qullisat, centre minier, jette l’ancre à Upernavik le
dimanche 3 juillet à 7 heures.
À quelque 300 mètres du débarcadère, le voyageur
s’arrête étonné devant un bâtiment en bois aux lourdes
fenêtres, au toit haut et à deux versants, et qui rappelle ces
vieilles et grandes maisons des fermes du Jutland.
Apparemment il a été construit par nostalgie de la
campagne danoise. Cette bâtisse, sorte de géant parmi des
nains, est d’autant plus imposante ici qu’elle est la seule de
son genre parmi les petites habitations de planches, ces
maisons de poupées qui composent le village d’Upernavik,
et notre voyageur se demande, impressionné, à quoi elle
peut bien servir. Enfin, deux Land-Rover stationnées sous
les fenêtres et sur les portières desquelles il peut lire le sigle
GTO lui révèlent que ce bâtiment abrite les bureaux
d’études de la Grønlands Tekniske Organisation, organisme
d’État chargé des constructions dans le pays. Mais le
voyageur éprouve presque aussitôt une nouvelle surprise en
apercevant derrière les locaux de la GTO une maison de
tourbe datant de plus d’un demi-siècle, la seule existant
encore à Upernavik, et qui se dresse solitaire au milieu d’un
terrain vague couvert de pierres et de lichens. Haute de 2
mètres à peine, occupant deux ou trois fois moins de
surface que les actuelles maisons de planches, elle
ressemble de loin à un simple monticule de terre. De même
que ses murs épais, son toit plat est fait de couches de
tourbe superposées et alternées de pierres plates ; au
sommet pointe une cheminée anachronique faite en
maçonnerie. Le couloir d’entrée de la maison est un long
tunnel bas à travers lequel il faut ramper pour pénétrer
dans la demeure, de sorte qu’au lieu d’une habitation on
croirait plutôt voir surgir dans cette plaine rocailleuse
quelque énorme animal fossile difforme, sans pattes, et
pourvu d’une grande queue.
La présence de cette hutte de terre à Upernavik produit
un effet inattendu sur le voyageur qui sait que la GTO
détruit systématiquement ces anciennes et solides maisons
de tourbe dans les villages comptant plus de 500 habitants
(considérés ici comme étant déjà de « grandes villes ») et
les remplace, par souci de modernisation, par de fragiles
maisons de planches. Or Upernavik est peuplé de près de
600 habitants… Dans quelques-uns des grands villages du
Sud, où il fait relativement chaud en été, seules une ou
deux grandes maisons de tourbe sont épargnées ou
reconstruites : grâce à la fraîcheur que gardent leurs murs
épais, elles servent à stocker les pommes de terre…
Mais la hutte dont nous parlons n’est pas un entrepôt de
légumes ; car une légère fumée bleuâtre s’échappe de sa
cheminée, indiquant qu’elle est habitée. Par quel miracle
n’est-elle pas tombée sous la cognée de la GTO ? Intrigué, je
m’approche de la maison.
Vue de près, la tourbe, qui ressemble à de la terre grise,
contient de l’herbe sèche comme de la paille hachée.
Hormis son long couloir d’accès et son toit trop bas, la
maison me rappelle vaguement une case africaine aux murs
de torchis ; et, malgré son aspect minable, sans doute parce
qu’elle suscite en moi des souvenirs intimes, j’éprouve une
envie irrésistible de partager la vie de ses occupants.
Je tire donc la porte du tunnel d’accès et m’engage, tout
courbé, dans le couloir long d’un peu plus de 2 mètres. À
l’autre bout de ce « boyau » assez sombre, je frappe à une
seconde porte et attends pour qu’on vienne ouvrir. Mais, au
lieu de cela, je vois deux yeux se montrer dans une large
fente au-dessus de la porte et m’observer. Presque aussitôt
les yeux disparaissent en même temps que retentit de
l’autre côté de la porte un cri d’effroi poussé par une voix de
femme. La femme se met à appeler quelqu’un et à parler
avec volubilité. D’autres voix lui répondent, et de l’intérieur
se font entendre des pas précipités. La porte s’ouvre enfin
et je me trouve devant un petit être trapu au sexe
indéfinissable à première vue : il est couvert d’une
abondante chevelure noire, d’où émerge une face ronde, au
masque dur. Les longues mèches de ses cheveux emmêlés
lui tombent dans le dos ; certaines, plus courtes, flottent sur
ses épaules. Une plus grande attention me révèle que je me
trouve devant un vieil homme, aux gestes brusques et vifs.
Sa chemise à carreaux est déchirée aux coudes, et les
lambeaux de l’étoffe pendent lamentablement sur ses
avant-bras enfoncés jusqu’aux poignets dans les poches
d’un gros pantalon de drap noir retenu à la taille par une
ficelle.
Impassible, il lève vers moi ses yeux chassieux et me dit :
— J’ai entendu parler de toi à la radio depuis ton arrivée
dans le Sud. Voici plus d’un an que je m’attendais à te voir !
Et, après les salutations d’usage, il m’invite à entrer dans
sa hutte.
Telle est ma rencontre avec Robert Mattaaq, l’un des
hommes les plus vieux d’Upernavik, qui vit dans le
dénuement à l’écart des Inuits, dans la dernière maison de
tourbe du village.
Une plate-forme en bois, une chaise, un fauteuil contenant
deux oreillers crasseux (l’un sur le siège et l’autre contre le
dossier), une table branlante et des caisses de bois vides
récupérées au magasin danois et ayant contenu jadis des
boîtes de lait, constituent le mobilier. Deux femmes sont
assises sur les caisses. L’une d’entre elles est vieille et
j’apprends peu après que c’est la femme de Robert. L’autre,
sa fille, âgée d’une vingtaine d’années, est enceinte de huit
mois au moins, à en juger par son ventre proéminent. C’est
cette dernière qui m’a regardé tout à l’heure par-dessus la
porte ; ses yeux noirs, hagards dans son visage rond et
gras, trahissent encore la frayeur qu’elle a ressentie. Le
plafond est si bas que, même à l’intérieur de l’unique pièce
de la maison, je ne puis me tenir debout sans courber la
tête.
Après m’avoir désigné la chaise, le vieux se laisse tomber
dans le fauteuil, visiblement son siège habituel. Nous
parlons du voyage que je viens de faire, du temps, de l’état
de la banquise, des villages situés plus au sud.
— Paniga 2, dit-il en s’adressant à sa fille, prépare-nous du
café !
L’atmosphère, peu à peu, devient amicale. J’en profite
pour exposer à mon hôte le vrai but de ma visite. Mais,
apprenant que je désire habiter chez lui :
— Tu es trop grand, répond le vieux Mattaaq. En vivant ici,
tu finiras par me défoncer le plafond avec… ta tête.
Impossible, à travers son sourire tranquille, de savoir s’il
parle sérieusement. Cette situation incertaine a duré plus
d’une demi-heure avant que Robert Mattaaq ait accepté
ouvertement de m’héberger grâce au fait que voici.
On couvre généralement l’intérieur des maisons de terre
d’un placage en bois destiné à consolider la tourbe. Ce sont
de vieilles planches qui, voici quelques générations,
provenaient du bois de flottage. Les habitants couvraient de
fourrures ce revêtement intérieur pour mieux isoler leur
demeure contre le froid. Le vieux Mattaaq, lui, a eu une idée
originale. Les quatre murs de bois de sa maison
disparaissent sous des pages de revues, à telle enseigne
qu’on n’aperçoit plus la moindre parcelle de planche ! Un
observateur inattentif croirait que ces pages sont
placardées n’importe comment, mais pas du tout. Le vieux
Robert est en quelque sorte un « littéraire » dont le choix
est porté uniquement sur les périodiques. Voici en effet
plusieurs années déjà qu’il se procure chaque semaine des
revues traitant « des affaires du monde ». Et même
maintenant qu’il évite le plus possible de sortir de chez lui,
sans doute à cause de la curiosité que sa personne éveille
dans le village, sa femme, sa fille, son dernier fils Niels âgé
de 15 ans, ou encore ses deux autres fils mariés et vivant
aussi à Upernavik, continuent de lui en acheter. Seulement
voilà : les revues, les magazines, les journaux ont fini par
encombrer le plancher de la maison au point que la vieille
Rebekka a émis un jour l’idée de les flanquer par la fenêtre.
Conscient du danger, le vieux a commencé par trier ce
fatras de vieilles publications et à épingler au mur les
articles intéressants qu’il aimerait relire. Il y eut ainsi, mine
de rien, une première couche de pages imprimées sur toute
la surface des quatre murs, bientôt suivie, au fil des années,
d’une deuxième, d’une troisième et d’une quatrième
couche. Le plafond, trop haut pour Robert Mattaaq (et où
d’ailleurs deux planches ployées menacent de s’effondrer)
est le seul endroit épargné. Les premières pages posées
datent de cinq ans et, comme de nouvelles pages n’ont
cessé depuis d’être ajoutées aux anciennes, mon hôte
éprouve à chaque fois de grandes difficultés à retrouver
l’emplacement d’anciens articles ou documents dont il a
besoin. Nous sommes donc à notre deuxième tasse de café
lorsque, apprenant que je suis un Africain francophone, il
me dit :
— J’ai dans ma « bibliothèque » la photo d’un de tes
compatriotes.
Il se dirige vers le mur du côté du lit, enlève deux
punaises rouillées, regarde les pages de dessous, replace
les punaises et en enlève deux autres un peu plus loin.
— Rebekka, te souviens-tu de l’endroit où j’ai fixé la photo
du grand Qallunaaq, il y a deux ans environ ?
— Quel grand Qallunaaq ?
— Frankrigimioq !
— Je n’en sais rien, lui répond sa femme d’une voix un
peu irritée.
Robert trouve enfin ce qu’il cherche. Qu’on se représente
ma stupeur lorsque je vois sur la page jaunie d’une revue,
au lieu de la photo d’un Noir à laquelle je m’attends, celle
du général de Gaulle ! Mon hôte écarte alors les verres, les
tasses et, après avoir essuyé la table du pan de sa chemise,
y dépose la photo. Je ne saurai jamais s’il prend tous ces
soins pour ne pas abîmer sa page de revue, ou par
vénération pour de Gaulle. La seconde hypothèse serait la
plus exacte, car le vieux déclare aussitôt :
— C’est un isumatooq (celui qui pense beaucoup). L’as-tu
vu en France ?
— Je l’ai déjà vu, mais de loin.
— Est-ce qu’il va bien ? s’enquiert-il l’air sérieux.
— Aap, il va bien.
Robert me tape dans la main et, dans un transport de joie,
accepte de m’héberger.
— Tu peux habiter chez moi aussi longtemps que tu le
désires ; il y a du neqi assut (beaucoup de nourriture). Tu ne
manqueras de rien !
Et il porte lui-même dans la maison mon sac à dos qu’en
arrivant j’avais laissé dans l’entrée.
Nous serons désormais cinq personnes à vivre dans cette
hutte, Robert, sa femme, sa fille, son fils Niels et moi. En
dehors de la plate-forme, il n’y a ni sac de couchage ni
couverture que je pourrais étendre par terre pour me
coucher. Comment donc allons-nous passer la nuit ?
Question primordiale, mais qui ne semble pas préoccuper
mes hôtes, aucun d’eux ne l’ayant soulevée.
Le soir, au moment de nous coucher, Robert, le premier,
s’allonge sur la plate-forme et se met sur le bord, du côté de
la porte. Niels le rejoint peu après et se place du côté
opposé, contre le mur. J’attends, car les femmes ne sont pas
encore prêtes : elles rangent la vaisselle, puis mettent à
sécher du linge sur le râtelier suspendu au-dessus du
fourneau. On me fait signe qu’il est l’heure de dormir ; je
demande à coucher par terre. Protestation de tous les
membres de la famille.
— Non ! Tamatta (nous tous) sur la plate-forme !… Ce sera
plus chaud ainsi ! ajoute Robert.
Cet éternel besoin de chaleur animale au cours de la nuit
est, en définitive, l’argument irréfutable qu’opposent les
hôtes groenlandais à l’étranger qui décline l’invitation à
partager le lit où ils dorment avec leurs femme et enfants.
Je m’allonge donc à côté de Niels. La vieille Rebekka,
quelques instants plus tard, s’étend près de son mari, et
Bolette occupe enfin à ma grande surprise la place restant
entre sa mère et moi.
Tel sera l’ordre dans lequel nous nous coucherons les nuits
suivantes et pendant tout mon séjour.
Les deux premières nuits, Bolette s’est couchée les
jambes repliées vers sa mère, gardant jusqu’au matin la
même position intenable, par une sorte de farouche
entêtement. Mais, ne pouvant naturellement pas toujours
dormir sur le même côté, elle finit par se retourner assez
souvent sur la plate-forme. Je me souviendrai toute ma vie
du contact et de l’effet troublants de son ventre
protubérant, brûlant et nu, qui me poussait.
Il m’est arrivé plus d’une fois de me coucher après mes
hôtes. Lisant ou prenant tard mes notes à la petite table et
à la lumière d’une bougie, je regarde de temps à autre tous
les membres de la famille qui ronflent, jambes entrelacées
et à demi nus, et me demande si les conditions particulières
dans lesquelles dort la famille groenlandaise ne favorisent
pas l’inceste. Je passe en revue les nombreuses maisons où
j’ai vécu dans le pays et m’aperçois n’avoir été
personnellement témoin d’aucun cas d’inceste. Cette
interdiction, rigoureusement observée, est assez
remarquable. Mais, pour l’Esquimau, la restriction va encore
plus loin que le cadre familial : les interdits parentaux
abolissent l’union entre collatéraux en général, et il ressort
d’une étude démographique de la tribu de Thulé, faite en
1952, que les choses se passent comme si toute union de
cousins jusqu’au 6e degré était proscrite. Ces brèves
considérations ne signifient nullement qu’il n’existe pas
chez l’Esquimau le désir inné d’enfreindre la chose interdite.
On cite même parfois dans les agglomérations des cas de
transgression de ce genre. Bolette, par exemple, ignore ou
prétend ignorer le père de l’enfant qu’elle porte, cependant
que de mauvaises langues racontent dans le village que son
propre père en est l’auteur. Mes observations personnelles
ne m’autorisent pas à accorder le moindre crédit à une telle
assertion.
Point n’est besoin de préciser que sur la plate-forme
commune les enfants sont régulièrement témoins des
rapports sexuels de leurs parents. Les réactions de ces
petits êtres sont très diverses. Les uns pleurent exprès pour
interrompre l’acte ; d’autres, empêchés de dormir,
demandent aux parents de faire moins de bruit. Certains au
contraire prêtent dans la pénombre une vive attention à ce
qui se passe auprès d’eux et parfois reproduisent le
lendemain, en présence des adultes hilares, les
mouvements de hanches désordonnés et les soupirs
d’orgasme des parents, sans que ces derniers y voient
l’indice d’un futur dévergondage. Devant ces mimiques très
expressives, les parents expliquent de trois façons leur
excessive tolérance. Premièrement, ils préfèrent que les
enfants contrefassent ainsi, sans malice, l’acte qu’ils ont
surpris. L’attitude contraire serait plus à craindre car elle
favoriserait la dissimulation. Après tout, ce n’est pas leur
faute ni d’ailleurs celle des parents s’ils sont témoins de ces
actes ; la cause en est le froid qui, depuis des générations,
contraint la famille à dormir sur une même plate-forme.
Deuxièmement, ces parodies qualifiées d’innocentes
révèlent une disposition à ridiculiser une chose sérieuse. Or
la tendance à tourner en ridicule les gens et les choses est,
nous l’avons déjà dit, une des qualités les plus appréciées
par ce peuple ; les parents aiment donc à la retrouver chez
leurs enfants, même quand ce sont eux, le père la mère, qui
en font les frais. Troisièmement (et c’est la raison qu’ils
avancent le plus souvent), les enfants sont appelés à être
des hommes : rien d’anormal qu’ils soient de bonne heure
au fait des choses de la vie.
Cependant, tous les enfants n’assistent pas aux rapports
sexuels des parents sans qu’il en résulte parfois de graves
perturbations psychiques. Je pense au cas traumatisant du
fils d’un de mes hôtes à Jakobshavn. Chaque fois que G.,
mon hôte, avait trop bu, sa femme fuyait son contact et
l’odeur écœurante de tabac et de boisson qu’il dégageait et
elle allait se coucher auprès de ses enfants à l’autre bout de
la plate-forme. G., étendu sur le dos et le regard trouble, ne
cessait de l’appeler : « N., viens ici, je t’attends ! » – «
Laisse-moi tranquille ! » lui répondait-elle d’une voix
perçante et acerbe. Il se passait ainsi une heure
interminable d’appels invariablement suivis de refus.
L’homme, voulant absolument satisfaire un besoin
impérieux, enjambait ses enfants, qui ne dormaient pas, et
s’approchait de sa femme. Celle-ci, pour opposer une plus
grande résistance à son mari, avait recours à un moyen
étrange : elle serrait étroitement contre elle un de ses fils
âgé de 8 ans (c’était toujours le même enfant chaque fois
que cela se produisait). Protégeant sa mère en l’entourant
fortement de ses bras, l’enfant, hurlant, pleurant, repoussait
à grands coups de pied son père qui parfois en saignait du
nez. Vite essoufflé, l’homme se retirait mais revenait peu
après à l’assaut, au milieu des cris stridents et des pleurs de
tous les enfants – et cette scène invraisemblable durait
quelquefois jusqu’au matin, avec des arrêts momentanés et
des reprises fougueuses. Le petit garçon en question plus
haut avait une fois laissé entendre qu’il tuerait un jour son
père, parce qu’il martyrisait sa mère.
 
Un soir à 22 heures, nous venons de nous coucher quand
une voix appelle de l’extérieur. Robert et sa femme se
lèvent aussitôt et se précipitent vers le couloir d’accès pour
aller à la rencontre du nouvel arrivant. C’est Elias, un des
deux autres fils de mes hôtes, qui entre avec un gros sac de
jute sur l’épaule. Il apporte, comme il a l’habitude de le faire
une ou deux fois par semaine, des provisions à ses parents.
On ouvre aussitôt le sac et l’on verse le contenu devant le
fourneau. Je vois tomber sur le plancher de grandes côtes
de narval où il ne reste plus que des lambeaux de chair
desséchée, des pattes osseuses de renne, des oiseaux gelés
dur comme pierre et des intestins de phoque séchés. Les os
proviennent peut-être des restes d’un repas, mais on peut
encore les racler avec un couteau et même en extraire la
moelle. Bien que nous ayons déjà mangé, nous nous
accroupissons tous devant le fourneau, avalant des intestins
de phoques à mesure qu’ils dégèlent, tout en bavardant
avec Elias jusqu’à minuit passée. Ce sont ces os et ces
intestins que Robert, en m’accueillant, appelait « de la
nourriture en abondance ! »
 
Le 7 juillet, a lieu l’anniversaire de Robert. Il a 63 ans.
Levé tôt, content de trouver propre le plancher nettoyé la
veille par sa femme qui a également préparé de l’immiaq,
Robert se lave le torse avec une serviette qu’il trempe dans
une cuvette d’eau, sans enlever son pantalon ni ses bottes.
En fait il ne se déshabille et ne se lave que très rarement. «
C’est plus chaud ainsi », aime-t-il à dire. Après sa toilette, il
passe une autre chemise, non moins usée que l’ancienne,
puis s’apprête à recevoir ceux qui ne tarderont pas à venir
boire du café et de l’immiaq.
Quelques-uns des habitants qui ont pris le café ce jour-là
chez mes hôtes sont repassés le lendemain pour les inviter
à leur tour. Devant chacun d’eux, Robert s’est excusé, mais
a laissé toute liberté à sa femme et à sa fille de se rendre à
ces invitations si elles le désiraient. C’est ainsi que, pendant
les deux premiers mois de mon séjour, je n’ai vu cet homme
sortir de chez lui que pour faire, les mains dans les poches,
deux ou trois fois le tour de sa hutte et revenir aussitôt se
rasseoir dans son fauteuil.
Puis est survenu un événement qui a apporté un
changement dans sa vie monotone. Sa fille Bolette a
accouché d’un gros garçon le 23 juillet. La mère et l’enfant
sont rentrés de l’hôpital huit jours plus tard, et, après des
démarches effectuées auprès du pasteur, le baptême du
nouveau-né a été décidé pour le 28 août. Ce jour-là, dès
l’aube, Robert était sur pied. Il endossa un bel anorak bleu,
puis se rendit jusqu’à la petite église qui s’élève au haut de
la colline où s’adosse sa maison, cueillant sur son passage
les félicitations de ses compatriotes. Il avait lui-même choisi
les prénoms de l’enfant : David Hans Johannes Aaron
Mattaaq !
— Pourquoi « Mattaaq » ? lui demandai-je.
— C’est parce qu’on ne connaît pas son père, mais cela
importe peu !
 
Robert est né à Prøven, village situé à 56 kilomètres au
sud d’Upernavik, où il a passé la plus grande partie de sa
vie ainsi que son frère Niels Mattaaq, tous deux chasseurs.
Un matin, Niels était parti seul à la chasse au phoque en
kayak. La nuit était tombée depuis longtemps et les gens du
village allaient se coucher qu’il n’était pas encore de retour.
On était inquiet mais on supposait que, surpris par le
mauvais temps, il avait dû s’arrêter au village voisin et
décider d’y passer la nuit.
Or, dans la matinée du deuxième jour, un proche parent
arrivé du village voisin affirma n’y avoir pas vu Niels. Alors
commencèrent des recherches. On parcourut en kayak et en
barque les fjords, les criques, les lieux de campements, sans
aucun résultat. On perdit tout espoir de le retrouver lorsque,
dans l’après-midi du quatrième jour, un chasseur revenant
au village déclara avoir aperçu au large un kayak retourné
qui flottait. La mer était calme mais, ne voulant pas
s’aventurer seul si loin, il était rentré chercher du secours au
village. Des hommes choisis sautèrent dans des
embarcations et ramèrent avec force. En arrivant au lieu
indiqué, Robert reconnut à 20 mètres le kayak de son frère
et fut pris comme d’un tremblement. Et, pendant qu’il
éclatait en sanglots, on s’approcha et l’on assista à un
spectacle épouvantable.
Le corps inanimé du pauvre Niels flottait parmi les
glaçons. Il était encore retenu à son kayak par le tablier en
peau de phoque. Sa tête entourée du capuchon de son
anorak émergeait et ses mains crispées se refermaient sur
la pagaie qui n’était curieusement pas tombée dans l’abîme.
Tout se trouvait parfaitement en place sur le kayak, les trois
harpons, la vessie, le couteau à glace, excepté le fusil de
Niels. Les Inuits s’expliquaient mal cette disparition d’autant
plus que leur camarade, selon toute vraisemblance, n’avait
tué aucun gibier avant sa mort mystérieuse. Puis ils
remarquèrent soudain une anomalie au moment où ils
retournèrent le corps pour le dégager ; ils virent à l’avant du
kayak deux trous dans la peau qui le recouvrait, l’un dans la
partie supérieure, l’autre dans le fond, comme si quelque
projectile avait traversé l’embarcation de part en part. Le
pantalon de fourrure du malheureux chasseur était
également déchiré à cet endroit sous le kayak et une plaie
béante s’ouvrait dans sa jambe droite. Cette plaie ainsi que
les deux trous permirent aux Esquimaux de donner une
explication plausible du drame : un coup de feu serait parti
accidentellement du fusil de Niels et la balle, transperçant le
kayak en pleine mer, l’aurait blessé à la jambe. La pagaie
qu’il serrait encore dans ses poings témoignait de ses
efforts désespérés pour atteindre le rivage.
On sortit de l’eau glacée le cadavre qui se transforma
presque aussitôt en un paquet de vêtements rigide, et c’est
enveloppé dans une peau de renne qui se trouvait dans la
barque de secours qu’il fut ramené au village 3.
À la maison on enleva non sans difficulté, se souvient
Robert, le pantalon et l’anorak qui collaient à la peau du
cadavre et on le revêtit de ses plus belles fourrures, le mort
étant toujours enterré dans ses habits les plus propres. Il
était impossible avec des outils rudimentaires de creuser
une fosse dans la terre gelée en permanence ; le corps fut
donc déposé sur la surface du sol, à un endroit un peu
éloigné du village ; puis l’on disposa, tout autour du corps,
de grandes pierres avec lesquelles on forma un rectangle.
Au-dessus furent placées de longues pierres plates sur
lesquelles on accumula des pierres plus petites de façon à
donner à l’ensemble l’aspect d’un tertre. Aux endroits où les
pierres plates n’étaient pas assez longues pour compléter le
toit, on fabriqua une sorte de charpente, composée de
pièces de bois et d’andouillers de rennes, et qui servit à
soutenir les pierres posées dessus. C’est ainsi que le mort
fut enterré, mais il suffisait d’étendre le bras pour atteindre
le corps, visible par endroits à travers les pierres mal
jointes 4.
Entre autres objets personnels de Niels, on laissa sur la
tombe ses harpons, son couteau à glace mais aussi son
kayak dont nul n’osait se servir même en le réparant, par
crainte de se noyer aussi. L’âme du kayak se vengerait !
Car, pour l’Esquimau, les objets possèdent aussi une espèce
d’âme ; nous y reviendrons. De même qu’aucun rite
particulier n’est observé dans l’igloo avant que le mort soit
transporté à bras d’hommes ou en traîneau à son dernier
lieu de repos, de même la tombe est-elle négligée et l’on
n’y revient plus après l’inhumation.
Il faut toutefois empêcher que le mort ne se fâche et ne
tourmente les habitants. Pour cela, de nombreuses et
sévères restrictions sont imposées aux plus proches parents
du défunt, principalement au conjoint survivant. C’est ainsi
qu’un homme qui a perdu sa femme doit s’abstenir de
chasser et de manger de la viande pendant le mois qui suit
le décès. Au cours de cette période, il ne se servira d’aucun
outil dont le bruit pourrait agacer l’âme errante de sa
femme défunte. L’usage de la scie et du marteau se trouve
donc momentanément proscrit. Il faut aussi que le pauvre
homme évite de casser un os pour en extraire la moelle
dont raffolent tant les Esquimaux, puisque l’os, quand on le
casse, émet du bruit.
Les femmes, à qui le cérémonial de deuil interdit
d’accomplir un mois durant certains actes parmi les plus
courants de la vie quotidienne, sont soumises à des
prescriptions plus astreignantes encore. Il est défendu à une
veuve de sortir de sa maison pendant un mois, de lever les
yeux au ciel, de regarder la mer, de mentionner les noms
des animaux de chasse, de manger de certains aliments ;
elle ne doit entreprendre aucun travail de couture, ni se
peigner face à la fenêtre. Il lui est refusé de parler
autrement qu’en chuchotant, voire de sourire, et elle n’est
pas autorisée à jeter dehors le contenu de son récipient à
urine. Enfin, elle reste impure toute une année.
La période d’un mois attachée à la plupart de ces
privations (variable suivant les localités) s’explique par le
fait que l’âme du défunt suit dans les montagnes pendant la
même durée le rude chemin qui doit la mener à sa dernière
demeure. Avant le terme de ce voyage, elle ressent comme
un outrage toute violation des interdits et elle revient
furieuse sur ses pas jusqu’au village. Celui qui a enfreint la
prescription est responsable des malheurs frappant alors la
communauté, car l’âme contrariée châtie l’agglomération
tout entière. Une fois, les saumons disparurent d’un lac où
une veuve avait jeté ses urines. Cette transgression priva le
village de poissons d’un bout à l’autre du printemps. Il y eut
des années où la négligence des tabous conduisit la
population à la famine. La colère des morts, heureusement,
n’appelle pas toujours une vengeance aussi féroce ; elle se
limite parfois à jouer un mauvais tour à la personne la plus
influente de la communauté, le chaman. Autrefois, raconte
une légende, l’île de Disko se trouvait beaucoup plus au
nord ; voulant en débarrasser la contrée, un puissant
angakkoq (chaman) se mit un jour à la pousser vers
l’extrême sud lorsqu’il aperçut dans un village de la côte
une veuve qui sortait de chez elle avant la fin de la période
de deuil prescrite. À la vue de cette infraction notoire, le
chaman perdit son pouvoir et l’île s’immobilisa à l’endroit où
on la voit aujourd’hui.
Si la tradition au Groenland et dans mon pays inflige aux
femmes les prescriptions les plus sévères en matière de
deuil, en revanche c’est toujours par leur faute, par la
violation de ces mêmes prescriptions, que les maux
fondaient sur nos sociétés…
L’apparition de revenants sur la banquise, me dis-je, doit
être comme en Afrique étroitement liée à la non-observance
des coutumes.
— Pas du tout ! a objecté le vieux Mattaaq. Le revenant
n’a rien à voir avec ces coutumes et ses exigences ne sont
pas les mêmes.
Les privations de deuil, m’a-t-il expliqué, aident
uniquement l’âme à effectuer un voyage sans heurts dans
l’au-delà. Elle l’accomplit avec sérénité quand elle sait que
le renoncement des vivants est complet, preuve que le
défunt est regretté par son entourage.
— Mais cette âme n’est pas celle qui fait le revenant. Le
revenant, c’est l’ateq (l’âme du nom que portait le défunt).
Une chose aussi insolite que la croyance en l’existence «
d’une âme du nom », distincte de l’âme ordinaire, ne
pouvait me laisser indifférent. J’ai pressé de questions mon
vieil hôte afin d’en savoir davantage. J’ai appris alors que
chaque individu possédait plusieurs âmes, au total six ou
sept…
— Ce sont des hommes de très petite taille répartis dans
tout le corps. Chacun d’eux a sa demeure dans un organe
vital, le cerveau, la gorge, le cœur, les reins, etc., et en
assure la fonction. (Pour les Esquimaux, la gorge, considérée
comme le siège de la parole, est un organe vital.) Si une de
ces âmes, appelées tarnit, tombe malade ou est volée par
un sorcier, l’organe dont elle a la charge devient malade. Le
seul moyen d’obtenir la guérison est d’aller chercher l’âme
et la remettre à sa place. Seul un angakkoq peut réussir
cela. À la mort de l’homme, toutes ses tarnit s’échappent
par la bouche avec le dernier soupir. Quand j’étais jeune, on
tenait une plume d’oiseau devant le souffle des moribonds
et, dès que les duvets cessaient de bouger, on savait que
les tarnit venaient de se détacher du corps. Il n’y avait alors
plus rien à faire : l’homme était bien toquvoq (mort). C’est à
ce moment précis, a continué mon hôte, que commence le
rôle inquiétant de l’ateq, l’âme du nom. Tandis que les tarnit
ont abandonné le corps et se sont envolées, l’ateq, elle, lui
reste fidèle et devient « l’âme du cadavre et de la tombe ».
Elle se manifeste sous forme de revenant et, suivant le
degré de décomposition du cadavre, apparaîtra en chair et
en os ou en squelette traînant des lambeaux de chair
putréfiée. Cette âme n’a qu’un désir : revivre dans le corps
d’un nouveau-né à qui l’on aura redonné le nom du défunt.
Tant qu’aucun nourrisson n’aura repris ce nom, l’ateq
sèmera la terreur dans l’agglomération.
La peur du revenant est telle, m’a expliqué encore le
vieux Mattaaq, qu’il y a encore peu de temps, on
abandonnait le village après un décès, ou bien on détruisait
la maison où la mort s’était produite et ceux qui avaient été
en contact avec le cadavre se lavaient et changeaient de
vêtements. Dans les cas où l’on désirait garder la maison,
on en sortait le mort soit par le toit, soit par la fenêtre, ou
encore par une ouverture pratiquée dans le mur pour la
circonstance et que l’on refermait aussitôt après. Ces
précautions s’imposaient pour brouiller à l’ateq du défunt le
chemin de retour à son ancienne demeure. Le nom même
du mort, frappé de tabou, n’était plus prononcé, à telle
enseigne que, si deux personnes avaient le même nom, le
survivant devait en prendre un autre. Le défunt avait-il été
nommé d’après un objet, un animal ? Le mot désignant cet
objet ou cet animal était aboli et remplacé par un autre. La
langue subissait ainsi des changements considérables, ces
transformations étant adoptées par toute la région. Un nom
non transmis à aucun enfant ne revenait sur les lèvres que
quand le mort était tombé dans l’oubli. Chez les Esquimaux
du Canada, cette transmission doit être effectuée dans
l’hiver qui suit le décès, sinon le nom se transforme en
agiuqtuq qui provoque la maladie et la mort parmi les
hommes et les chiens. Aussi, faute de bébé disponible pour
recevoir le nom du défunt, un « chiot qui vient de naître
peut faire l’affaire 5 ».
Il existe encore dans l’homme une âme appelée tarneq.
Contrairement aux tarnit et à l’ateq, elle n’est pas localisée,
mais conçue comme « un reflet de l’homme » ou son image
extracorporelle. Pendant le sommeil, elle quitte le corps et «
part en voyage ». Les rêves qui se présentent alors à l’esprit
de son propriétaire endormi ne sont que la projection des
aventures de tarneq. Tous nos exploits oniriques ont pour
toile de fond les contrées, les lieux connus ou inconnus, que
parcourt cette âme vagabonde. Cette errance n’est pas sans
danger pour le dormeur, qui s’expose au risque de ne plus
jamais se réveiller si, au cours de ses errances, tarneq est
volée par un méchant sorcier.
De toutes les créations esquimaudes dans le domaine qui
nous occupe, tarneq est sans aucun doute celle qui
correspond le mieux à la conception que nous avons de
l’âme au Togo. Vulnérable, elle ressemble en tous points à
ce « double » de nous-mêmes que nos sorciers et nos
sorcières en Afrique capturent et dévorent dans des sabbats
nocturnes. Dans mon pays, l’homme se compose de trois
éléments : le corps, le double appelé éklan et le principe
vital, louvon, traduit aussi quelquefois par ombre. L’homme
ne peut vivre que si ces trois éléments se trouvent réunis,
mais son double peut fort bien se séparer de lui pendant
son sommeil, aller vagabonder en suscitant les rêves, puis
réintégrer sa demeure corporelle pour permettre au
dormeur de se réveiller. Comme les Esquimaux, nous
croyons que ces fugues de l’âme présentent de graves
dangers, car les hiboux que l’on peut apercevoir près des
villages dès la chute du jour – plumage brun se confondant
avec l’écorce des baobabs, bec et serres puissants et
crochus, large face aux grands yeux jaunes perçant la
pénombre – ne sont autres que des sorciers métamorphosés
pour mieux fondre sur les doubles à leur sortie des cases.
Les ayant mangés, ils anéantissent ainsi la vie de celui qui
ne possède plus que les deux autres éléments. Mais
revenons dans le Grand Nord.
Les Esquimaux n’ont pas seulement la particularité, le
mérite d’avoir attribué plusieurs âmes à l’homme ; pour
eux, toute chose est douée de vie… La lampe, les peaux de
phoques entassées dans le grenier se promènent, parlent la
nuit. Le monde arctique avec ses vastes espaces glacés, ses
sommets arides et enneigés et ses grands plateaux
chauves, toute cette immensité blanche et terne, sans vie
et sans grand intérêt pour moi, Africain, devient, sous le
regard du chasseur esquimau, un univers bien vivant !
Chaque objet, chaque rocher, un iceberg, une grande pierre,
voire des notions telles que le sommeil et la nourriture, ont
chacun leur inua (pluriel inue), leur « propriétaire ». Le mot
viendrait du vieux terme inuk (pluriel inuit) qui signifie une
personne. Ces inue, esprits des choses inanimées, ne sont
pas précisément des âmes, mais de simples manifestations
de la force, de la vitalité de la nature. Même ainsi, elles
inspirent autant de crainte que les âmes humaines. Il y a
moins d’un demi-siècle, les habitants du district
d’Egedesminde jetaient encore ou déposaient en offrande
des morceaux de graisse de phoque aux endroits et
obstacles naturels dont les inue étaient réputés
particulièrement redoutables, précipices dangereux, ravins
profonds, tourbillons violents, etc.
Tout autre est le cérémonial observé à l’égard des âmes
des bêtes, de celles surtout dont la chair ou la peau
fournissent à l’Esquimau sa nourriture et ses vêtements :
mammifères terrestres ou marins, oiseaux, poissons.
Comme l’homme, chacun de ces animaux a une âme
individuelle. En tuant pour vivre, l’homme s’expose à la
colère de l’âme de l’animal – colère qu’il faut éviter à tout
prix ; d’où un rituel cynégétique compliqué ayant pour but
d’apaiser l’âme de la victime et que le chasseur doit
accomplir avant ou après la mise à mort, suivant
l’importance de la bête. L’orque ou épaulard, cétacé
extrêmement vorace, redouté par tous les autres
mammifères des mers – même par les baleines – est le plus
important des animaux marins et l’ours des animaux
terrestres. Quand un chasseur tue l’un d’eux, il lui manifeste
la plus grande considération. Mais la baleine fournissant
plus de graisse, de viande et son squelette représentant une
source inestimable de matériaux (ses mâchoires colossales
entrent dans la construction des grandes maisons de tourbe
du type maisons de réunion ou de cérémonie, qassi ; ses
énormes vertèbres servent de sièges, d’autres os encore
sont utilisés pour fabriquer des outils et des armes
perforantes), c’est autour de sa chasse que se déroule le
rituel le plus surprenant. Cette chasse se pratique au moyen
de harpons à tête détachable ou fixe ; celle-ci est
quelquefois reliée à une longue ligne qui porte des vessies
gonflées destinées à gêner, à fatiguer la baleine blessée qui
tentera de fuir en plongeant. Tant d’ingéniosité ne suffit pas,
cependant, à capturer le Léviathan : les hommes doivent
aussi se préparer spirituellement. Ils doivent, avant la
chasse, adresser une prière à la déesse de la mer, puis se
purifier. Outre la lustration, le secret du succès réside dans
l’abstinence. Les animaux, en effet, redoutent l’odeur que
les femmes émanent, et la jeune fille est particulièrement
dangereuse pendant ses premières règles. D’autre part, les
femmes doivent se soumettre à certains « rites magiques 6 »
dont le but est d’attirer et de retenir dans l’igloo l’âme de la
baleine. Des cadeaux sont d’ailleurs suspendus au plafond
pour l’accueillir non pas comme victime, mais en tant
qu’invitée de marque qui apporte comme présent au village
une montagne de viande. Aucun chasseur ne peut tuer un
animal avant d’avoir capturé son âme. La perte de l’âme
étant aussi dangereuse pour l’animal que pour l’homme, la
baleine dont les femmes ravissent ainsi l’âme devient une
proie facile pour le harponneur.
Ces pratiques esquimaudes rappellent celles des
chasseurs de lions du Niger. Face au fauve à tuer, ils lui
adressent longuement, sur un débit rapide et soutenu, des
incantations destinées à l’envoûter d’abord avant de lui
décocher des flèches – pratiques d’un monde fermé et
révélées voici quelques années seulement par un excellent
film français, La Chasse au lion à l’arc. Quand le lion blessé
continue de rugir, le chasseur, vociférant, scandant de plus
belle ses formules magiques, lui intime l’ordre de se laisser
mourir calmement, ce qui arrive effectivement. Il est vrai
que les flèches du chasseur africain sont enduites de
poisons : poisons violents, foudroyants même. L’emploi de
ces substances toxiques semble à première vue écarter
toute comparaison avec les chasseurs groenlandais, dont
les moyens sont plutôt simples. Cependant, les incantations
qui emplissent la savane devant le lion agonisant et le pieux
recueillement des femmes accroupies à l’intérieur de l’igloo
montrent assez que le chasseur africain et son lointain
confrère esquimau adoptent un même comportement
psychique face au gros gibier. Pour tous deux, la mise à
mort de l’animal est assimilée à un meurtre réclamant un
châtiment ; et c’est pour se garantir contre tout reproche de
la part de la déesse de la mer ou de l’esprit tutélaire des
animaux terrestres que ce crime est dissimulé derrière
toutes sortes de précautions.
L’âme de la baleine tuée est fêtée comme l’hôte sacré du
village. Les réjouissances qui marquent cet événement ne
doivent pas être altérées par des actes d’hostilité à
l’encontre des autres baleines. La chasse est donc
momentanément suspendue et la trêve observée va de
quelques jours à quelques semaines et même davantage
suivant les agglomérations, compte tenu du nombre des
habitants et de leur besoin réel en viande. Car les principes,
même religieux, cèdent ici à la dure nécessité. Au terme des
réjouissances, l’âme retourne dans le corps d’un baleineau à
sa naissance. C’est ainsi que transmigre l’âme animale (tout
comme l’âme du nom chez les humains), et cette
transmigration donne à l’Esquimau la conviction qu’il n’y a
pas eu meurtre de l’animal, l’âme n’étant pas détruite. La
chasse peut donc reprendre peu après qu’elle a quitté le
village.
La réussite de la prochaine chasse dépend évidemment
du traitement réservé à l’âme de la victime précédente.
Aussi l’Esquimau est-il aux petits soins pour cette dernière.
Le harpon dont il s’est servi pour tuer l’animal est
soigneusement placé près du feu pour que l’âme, qui est
encore dans la tête du harpon, puisse se réchauffer la nuit.
À l’âme du gibier marin il donne à boire de l’eau douce (ou
en jette quelques gouttes sur le museau d’un phoque tué)
car vivre constamment dans l’eau salée doit faire éprouver
une telle soif ! L’âme de l’oiseau, comme celle du poisson, a
son traitement particulier. Attentions toujours bien
récompensées, puisque, de retour dans son élément, l’âme
raconte son séjour parmi les hommes et le bon accueil
qu’elle y a reçu. Impatients de connaître la même
hospitalité, les autres animaux s’offrent d’eux-mêmes au
harpon du chasseur.
 
Robert Mattaaq s’assied à l’autre bout de la table et
commence son récit. J’ai en effet demandé à mon vieil hôte
de me raconter ce qu’il savait de la déesse de la mer, Grand
Esprit de l’Océan, mère de tous les mammifères marins,
redoutée par-dessus tout.
Les enfants connaissent bien l’histoire qu’il va raconter,
mais tous l’écoutent avec la plus grande attention. Même la
vieille Rebekka (qui nettoie et compte des bouteilles de
limonade qu’elle a ramassées dans les poubelles des Danois
pour les revendre à dix centimes chacune au Comptoir) lève
de sa besogne sa face ridée, et de sa voix calme se met à
appuyer d’un « Iéh » encourageant ou d’un « Suuuu »
affirmatif les paroles de son mari.
— Arnaqquassaaq était parmi les hommes une fille si belle
que tous les jeunes gens rêvaient de la prendre pour
épouse. Maints d’entre eux la demandèrent en mariage ;
elle les refusa tous. Seul comptait pour elle son père, avec
qui elle vivait. Mais, un jour que ce dernier était à la chasse,
le pétrel qui habitait au large dans la mer vint au
campement sous la forme d’un beau jeune homme, l’enleva
et la prit pour femme. Le père porta plusieurs mois le deuil
de sa fille jusqu’au jour où, chassant au large en kayak, il la
retrouva dans une île et décida de fuir avec elle. Mais il n’y
avait pas place pour deux dans un étroit kayak ; il revint
donc seul au village puis retourna dans l’île à bord d’un
umiaq, grande barque en peau de phoque. Il attendit que le
pétrel parte à la chasse, puis il entra dans la maison et
pressa sa fille de s’en aller avec lui. En hâte, ils quittèrent
l’île. Quand le pétrel revint chez lui, il fut dans une grande
colère en voyant que sa femme l’avait abandonné. À tire
d’aile il rattrapa les fugitifs, vola tout près de la barque et
déchaîna une tempête. Le père prit peur et jeta sa fille par-
dessus bord ; mais elle s’accrocha désespérément au
bateau. Le père saisit alors son couteau et, d’un coup, lui
coupa les premières phalanges. Comme elle s’accrochait de
nouveau, il lui coupa les doigts restants. Elle persistait
encore avec ses moignons ; pour en finir, il lui trancha les
poignets. La pauvre fille coula au fond : ses doigts coupés
devinrent des phoques et des morses et elle-même la
déesse de la mer, le Grand Esprit qui commande à tous les
animaux marins. Assise sur les bas-fonds de l’océan Glacial
Arctique, les jambes ramenées sous elle et la tête penchée
en avant, Arnaqquassaaq, désormais privée de mains, se
désespérait de voir se salir chaque jour davantage sa
grande chevelure épandue autour d’elle. Ses cheveux
étaient en effet souillés par les péchés des hommes, qui se
transformaient en ordures et s’y collaient… La déesse en fut
outrée. Pour sévir, elle rappela auprès d’elle tous les
mammifères marins et priva ainsi de gibier les villages
côtiers pendant des semaines entières. Les habitants,
menacés de la famine, se rassemblèrent dans la grande
maison commune, qassi, pour se livrer à la cérémonie
exigée par la circonstance.
En Afrique où le rôle expiatoire du sang est d’importance,
quelques victimes immolées auraient suffi pour fléchir la
déesse. Ces victimes étaient souvent de grands animaux
domestiques, mais nos peuples sont déjà allés jusqu’à
sacrifier des vies humaines à la mer, afin de rendre la pêche
fructueuse. Je me souviens que dans mon enfance, chaque
année, à l’approche de la pêche du poisson que nous
appelons panpan (pêche qui s’ouvre à peu près vers Noël)
notre père nous défendait formellement de sortir seuls la
nuit. Nous risquions d’être enlevés par « des hommes aux
grands sacs » qui, la nuit venue, rôdaient, cherchant des
victimes pour ces offrandes suprêmes. Personne, dans mon
entourage, n’a jamais assisté à ces sacrifices humains
destinés à la mer. C’est facile à comprendre. Je suis de la
tribu des « Ouatchis », gens de la terre. En Afrique (ai-je
besoin de le rappeler ?), chaque tribu était hermétiquement
fermée aux autres et l’on ignorait tout des rites secrets
d’une tribu à laquelle on n’appartenait pas. Les pêcheurs
constituaient une tribu différente de la mienne. Leurs
paillotes s’égrenaient le long du rivage, et nous n’entrions
en rapport avec ces hommes que dans la journée. Rien de
leur vie nocturne ne parvenait jusqu’à nous, et la côte
sablonneuse qui nous séparait devenait, dès le coucher du
soleil, aussi infranchissable que l’océan. Ces pêcheurs
choisissaient leurs victimes dans la tribu des agriculteurs.
Des lecteurs bien intentionnés pourraient me répondre que
nos « hommes aux grands sacs » étaient de simples
menaces destinées aux enfants et qu’ils étaient aussi
inexistants que les loups-garous en Europe. Je serais de
l’avis de ces lecteurs si malheureusement les mêmes
sacrifices n’avaient été constatés dans d’autres pays
voisins…
Mais revenons au récit de Mattaaq :
— Les Groenlandais réunis dans le qassi commencèrent
donc leur cérémonie. Pour connaître les raisons qui avaient
poussé Arnaqquassaaq à frapper si durement la
communauté par la famine, les assistants n’essayèrent pas
d’interroger la déesse – comme nous l’aurions fait en
Afrique où maints charlatans sont passés maîtres dans l’art
de faire parler la divinité et l’au-delà. Au contraire, les
habitants rassemblés dans cet igloo commun étaient venus
là, ce soir, avouer publiquement leurs péchés afin de savoir
par quelle infraction de tabou ils avaient pu offenser la «
Femme Majestueuse ». Suivant la coutume, la cérémonie
s’ouvrit sur les sons faibles d’une chanson traînante que
reprirent en chœur toutes les voix ; ce chant, qui racontait
les malheurs passés du peuple, devait, selon les exigences
du rite, aiguiser la sensibilité des personnes présentes. Les
assistants accroupis en rangs serrés contre les murs, les
coudes appuyés sur les genoux, accompagnaient avec de
lents mouvements de tête de haut en bas cette mélopée
plaintive tandis que, allant et venant près de la porte,
tenant le plat tambour dans la main gauche par une courte
poignée et la baguette dans la droite, le chaman battait la
cadence tout en tournant doucement sur lui-même. Ces
sons, leur rythme étrange étaient obsédants. Une femme,
se cachant la tête derrière son voisin, se mit à pleurer.
D’autres ne tardèrent pas à l’imiter, et bientôt les sanglots
éclatèrent de tous les coins de la salle. Dans cette
atmosphère étouffante, les habitants commencèrent leurs
aveux sous le contrôle de l’angakkoq qui tour à tour se
lamentait, gémissait, poussait des cris perçants. Anéanti
sous le poids des nombreuses violations de tabou dont son
peuple s’était rendu coupable, le chaman, depuis longtemps
en transe, soudain s’écroula telle une masse et ne bougea
plus. Son esprit s’échappa alors et se rendit dans la mer
auprès de la déesse. La demeure d’Arnaqquassaaq était
gardée par un gros chien sans queue, mais le chaman le
dépassa sans être inquiété, car il était lui-même sous la
conduite de son toornaarsuk, esprit tutélaire. Parvenu
auprès de la déesse, il lui lava les cheveux pour les
débarrasser des péchés des hommes ; puis il les peigna
soigneusement et les lui releva sur la nuque en un chignon
élégant. Après quoi, l’âme du chaman reprit le chemin de
retour vers l’igloo et réintégra le corps du sorcier. Quelques
jours après cette cérémonie, les phoques refirent leur
apparition en grand nombre et la chasse en kayak fut de
nouveau fructueuse. La joie et l’abondance régnèrent dans
le campement. Depuis ce temps, conclut le vieux Mattaaq,
les confessions publiques et le voyage de l’angakkoq au
fond des mers sont restés l’unique salut de notre peuple
chaque fois que la rupture d’un tabou ou tout acte nuisant à
la vie communautaire provoquent la colère
d’Arnaqquassaaq.
L’histoire de la déesse de la mer est assurément l’une des
plus belles qu’il m’ait été donné d’entendre chez ces
hommes extraordinaires. Je dois avouer que, pour ce qui est
des croyances touchant à la chasse et à la pêche, les
mœurs esquimaudes sont plus douces que les nôtres…
4
« Ta place est parmi nous »

Dès les premiers jours de septembre, au début de l’après-


midi, le soleil déclinant jette sur Upernavik une lumière
douce et vermeille. Sa trajectoire, qui maintenant dure à
peine cinq heures, est presque horizontale. Ses derniers
reflets embrasent les eaux figées des fjords et colorent de
teintes vineuses les versants encore éclairés des montagnes
; les icebergs semblent des immeubles calcinés dans ce
gigantesque incendie. Le disque pourpre s’enfonce peu à
peu derrière la ligne de l’horizon, laissant pour quelques
instants encore, dans le ciel bigarré, de larges traînées
lumineuses, flamboyantes à la face des eaux, violacées du
côté des monts, orange ou grises au-dessus de nos têtes.
Ces couchers de soleil en automne intéressent rarement
longtemps les hommes de cette terre polaire ; non qu’ils
soient insensibles aux beautés incomparables de leur
univers (des peintres groenlandais rendent fort bien sur toile
les nuances du court automne arctique), mais cette lueur
crépusculaire qui revient chaque jour depuis deux semaines
et durera plus longtemps encore devient tout simplement
agaçante pour l’autochtone sédentaire. L’automne, je l’ai
dit, engendre ici l’ennui et le désœuvrement. Les faibles
rayons du soleil qui bientôt va disparaître pour de longs
mois réchauffent encore quelque peu, mais l’habitant
préfère leur absence totale à cette dure période de
transition. C’est donc avec un sentiment de délivrance que
le village accueille, vers la mi-septembre, les premières
chutes de neige annonçant l’approche de la longue nuit
polaire et des activités de toutes sortes sur la banquise
reformée.
J’attends avec confiance cet hiver, le deuxième depuis
mon arrivée.
Plus d’une fois, l’hiver dernier, j’ai mené seul mon
attelage de chiens, juché sur mon chargement de poissons
gelés, souvent par des nuits étoilées, balayées par les
aurores boréales. Dans ces moments de froid intense, l’œil
fixé sur la piste régulière des traîneaux, mon corps parcouru
par une sensation toute de douceur, l’Afrique ne m’a jamais
manqué, la poésie de l’action sur la glace gelant la moiteur
de mon tropique natal.
Je me suis à ce point adapté aux conditions d’existence de
cette contrée que plus rien ne pourrait m’empêcher, je
pense, d’y passer le reste de mes jours. En dehors d’un
traîneau et des chiens, il ne me faudrait qu’une barque de
pêche et un toit bien à moi pour mener une vie heureuse
dans l’Arctique. Non pas dans n’importe quelle localité du
pays : la côte méridionale dans son ensemble est exclue.
J’envisage d’aller m’installer encore plus au nord, à
Savissivik ou à Siorapaluk, villages aux noms merveilleux
situés dans le district de Thulé. D’Upernavik à Savissivik on
compte quelque 400 kilomètres, que je me prépare à
parcourir en traîneau, prévoyant un certain nombre
d’étapes, entre autres à Tasiusaq, Kraulshavn (Nuussuaq en
esquimau) et Kullorsuaq.
Mais de quelle utilité serait ma vie, si je la passais dans
l’Arctique, pour mes compatriotes, pour mon pays ? Après
avoir tenté et réussi l’aventure polaire, est-ce que je ne me
dois pas d’être auprès de mes frères restés en Afrique le «
conteur » de cette terre glaciale, de soleil de minuit et de la
nuit sans fin ?… Après l’avilissement de la colonisation et la
lutte pour l’indépendance, est-ce que la tâche principale ne
reviendra pas aux éducateurs, afin qu’ils ouvrent au
continent des horizons nouveaux ? Est-ce que je ne devrais
pas, moi aussi, participer à cette tâche, apporter à la
jeunesse africaine ma petite contribution à son ouverture
d’esprit sur le monde extérieur ?
Voilà pourquoi j’ai décidé de partir.
Le départ du Vinland Saga quittant Sukkertoppen pour le
Danemark, est prévu pour le 27 septembre. Je me trouve à
cinq jours de voyage de Sukkertoppen et ne peux, pour m’y
rendre, qu’attendre l’Umanak, le bateau côtier qui effectue
en ce moment sa dernière navette de l’année ; si le mauvais
temps ou un gel précoce l’empêchent de poursuivre sa
route jusqu’à Upernavik, dernière escale de sa montée vers
le nord, mon voyage de retour sera forcément reporté à
l’été prochain, c’est-à-dire neuf ou dix mois plus tard.
 
L’aube pâle se glisse timidement par l’étroite fenêtre,
révèle peu à peu, d’abord confusément, le contour de l’âtre
vide, la lourde forme du lit commun où nous sommes encore
couchés tous les cinq, les limites indistinctes de la table se
confondant avec la pénombre, enfin la ligne courbe du seau
d’aisance placé à l’autre bout de l’unique pièce.
Mattaaq se lève. Les mains enfoncées dans les poches de
son pantalon de drap noir qui ne le quitte jamais, il traîne
les pieds jusqu’à la porte, fait ses besoins dans le seau puis
revient se hisser sur le bord de la plate-forme où nous
sommes toujours étendus, et il se met à taper doucement
l’un contre l’autre ses pieds courts suspendus dans le vide.
Nous nous levons et nous asseyons à notre tour.
Avant d’allumer le feu, Rebekka, la femme de mon vieil
hôte, prend le gros sac de toile crasseux posé par terre près
du fourneau, et verse un peu de son contenu dans un carton
placé devant nous, Ce sac contient des intestins de phoque,
séchés, découpés en bâtonnets, ce qui leur donne la forme
d’étranges spaghettis aplatis et ratatinés. Ces intestins de
phoque, qui nous servent de petit déjeuner, sont durs, et il
faut les mastiquer longuement pour parvenir à les réduire
dans la bouche en une sorte de bouillie grumeleuse qui
dégage une forte odeur de vieux munster. Ils sont
particulièrement appréciés avec de la graisse de phoque,
cette graisse jaune et sanguinolente que j’avais trouvée
infecte le jour – ô combien lointain ! – de mon arrivée au
Groenland, mais qui me semble maintenant le meilleur
accompagnement de la viande et du poisson séchés. Depuis
seize mois que je partage quotidiennement la vie de ces
hommes, leur nourriture ne me pose plus aucun problème,
et c’est sans arrière-pensée que je prends chaque matin
mon petit déjeuner d’intestins et de graisse de phoque.
Bolette, la fille de mon hôte, assise à côté de moi sur la
plate-forme, me sourit en découvrant la ligne parfaite de
ses dents à demi usées. Sur son doux visage rond, je crois
lire cette railleuse interrogation : « Comment peux-tu aimer
ainsi notre nourriture et vouloir t’en retourner si loin dans
ton pays ? » Mais elle reste muette. Elle me demande
simplement peu après :
— Combien de qaammat (de mois) mettras-tu en route ?
— Plusieurs…
Car, tout comme mon voyage aller, le retour ne promet
pas d’être une petite affaire compte tenu de mes moyens
pécuniaires, et sans doute des années s’écouleront, qui me
verront encore loin des rivages de mon pays.
— Mais nous serions contents de t’avoir ici pour toujours !
m’assure le vieux Mattaaq. Nous te connaissons. Qu’est-ce
qui te manque chez nous ? Nous avons tout ce qu’il faut.
Des phoques et des poissons dans la mer, on ne peut pas
les compter… Tu le sais, toi qui vas à la chasse et à la pêche
avec mes garçons… Tu aimes notre nourriture comme ces
étrangers qui ont passé jadis le reste de leur vie parmi nous.
À vrai dire, ils ne sont pas nombreux, ceux-là !… Ils
parlaient chaque jour de retourner dans leur pays natal,
mais ils n’en faisaient rien… Ils étaient devenus de vrais
kalaallit soorlu illit ! (comme toi, de véritables Groenlandais
!)
Il s’arrête, puis reprend :
— Mais je te comprends très bien… Tu ne sais plus après
tant d’années ce que sont devenus les tiens et tu veux aller
les revoir, n’est-ce pas ?
Mon hôte n’a peut-être pas tort. Sait-on jamais le véritable
motif d’un départ pour un grand voyage ? Tant de causes,
de mobiles ou d’impulsions s’enchevêtrent pour donner lieu
à un semblant de raison.
— Un jour, après bien des années, tu reviendras chez
nous, déclare Mattaaq avec assurance en tirant sur un
intestin de phoque que retiennent mal ses gencives presque
entièrement dégarnies. Moi, je serai déjà mort. Mais ta place
est ici parmi nous où tu t’es attiré l’estime de tous.
— Suuuu ! approuve Rebekka qui a aussi droit à la parole
mais qui ne la prend que pour soutenir ce que dit son mari.
 
Dans une grande caisse de bois toute poussiéreuse, sans
couvercle, pleine de lambeaux de peaux, de têtes de harpon
en os de baleine, de feuilles de papier déchirées et jaunies,
Mattaaq, depuis plusieurs minutes, cherche patiemment
quelque chose. Il est assis à même le plancher ; tête
baissée, jambes écartées, il remue lentement ces vieilleries
tout en reniflant de temps à autre pour refouler la morve qui
menace de choir dans la boîte, puis, du revers de la main, il
s’essuie rapidement le nez. Ses gros doigts aux ongles
recourbés et noirs enserrent un amas d’objets disparates
qu’il laisse ensuite tomber doucement, à la manière d’un
enfant jouant avec du sable. Au bout d’un quart d’heure, il
ramène à la surface une dent et une griffe d’ours, cette
dernière encore munie d’une touffe de longs poils rudes et
argentés. Ce sont des souvenirs de sa bravoure passée, les
restes d’un ours polaire qu’il avait tué sur la banquise « il y
a très longtemps » et gardés comme des reliques. Il les
donne à sa femme en lui demandant de passer une ficelle à
travers la griffe et la dent.
Avec le bout pointu d’un crochet chauffé sur le poêle,
Rebekka se met au travail. La griffe est percée presque sans
résistance en dégageant une bouffée de fumée et une
odeur de poils brûlés, mais il faut plus d’une heure pour
arriver à bout de la dent ! Rebekka coupe ensuite de la
ficelle, qu’elle introduit dans les trous. Mattaaq lui prend
alors des mains ce curieux collier où se balancent ces
pendentifs symboliques, s’approche de moi et me l’attache
au cou.
— Garde-les ! dit-il. Je n’ai rien d’autre à t’offrir pour ton
départ. Pour toi la route est longue… Sois fort et courageux
comme un jeune Nanoq !…
Je le remercie, très ému. Ce geste, mon propre grand-père
l’eût accompli avec la même intention en se servant des
attributs d’un léopard ; mais il eût choisi un endroit retiré,
une heure crépusculaire, prononcé des mots ésotériques et
fait appel à tous ces minutieux préliminaires et accessoires
qui, entourant de mystère cet acte simple, lui eussent
donné une importance considérable. Mais ici, au pays du
grand froid, le rituel quotidien est dépourvu de cette parade.
La vie y est dure, la poursuite du gibier plus pressante que
sous les tropiques.
 
L’Umanak est arrivé à 11 h 30.
Chez Mattaaq, dès notre réveil, la maison s’agite : nous
commençons à préparer mes bagages.
Le vieux plancher est couvert des objets que plusieurs
familles du village m’ont offerts pendant mes visites d’adieu
: un harpon à oiseaux avec ses accessoires particulièrement
encombrants, un fouet à chiens, un kayak et un traîneau en
miniature, entièrement équipés ; des poupées vêtues du
brillant costume féminin de la côte ouest, des napperons en
perles représentant des motifs géométriques et enfin, les
présents des vieux de l’asile, des peintures naïves
exécutées sur des morceaux de caisses d’emballage de
récupération. Tous ces cadeaux iront dans le gros sac de
voyage, débarrassé, non sans regret, de mes beaux
vêtements de fourrure ; les peaux qui ont servi à les
confectionner n’avaient subi aucun traitement, et,
parfaitement inodores dans ce climat froid, elles risquent de
se décomposer en milieu tropical ou même tempéré.
À midi, je fais mon dernier repas de viande de phoque
bouillie accompagnée de graisse. À 15 heures, nous
sommes prêts. Mattaaq a mis son bel anorak bleu, mais
nous savons que la marche jusqu’à l’embarcadère le
fatiguerait, et essayons, sa femme et moi, de le dissuader.
— Laisse-moi t’accompagner au moins jusqu’au bout du
terrain vague devant la maison, me dit-il.
J’endosse mon sac, d’où émergent le harpon et le manche
en bois du fouet à chiens, et porte d’une main ma valise
pleine de livres. Rebekka et Bolette nous suivent, chargées
d’autres paquets.
À la limite du terrain vague, Mattaaq s’arrête. Je lui tends
la main.
— Non, continue…
Il nous regarde nous éloigner. Il se retourne, et je
l’entends prononcer par deux fois mon nom. Il pleure.
Dernière preuve de sympathie de cet homme attachant,
dont je devais apprendre la mort peu après mon retour à
Copenhague.
À l’embarcadère, où le dernier bateau de l’année a suscité
un attroupement, je suis littéralement perdu dans les
adieux. On m’aide à hisser mes bagages sur le navire, où
règne une grande agitation à cause du départ imminent. Je
monte à bord, les habitants continuent de m’adresser des
signes de la main, on m’appelle de tous côtés : « Bon
voyage, et reviens vite parmi nous ! »
Déjà la passerelle est ôtée, les amarres jetées sur le pont.
Rebekka et sa fille, silencieuses au milieu de ce tumulte,
couvent d’un regard triste, éloquent, le bateau qui
maintenant augmente progressivement la distance entre
nous. Leurs visages s’estompent peu à peu.
Nous contournons la roche. Une brume descend sur la
vallée derrière nous, masquant les êtres, les maisons, et
c’est en vain que j’essaie d’identifier des sites pourtant
familiers. À travers la transparence du brouillard qui
enveloppe soudain le village, se joue, au loin, le reflet d’un
iceberg.
Le cœur serré, je rejoins les autres passagers de la cabine
commune.

Clichy, 28 septembre 1979


Postface

Tout à fait inattendu était l’appel téléphonique que j’ai


reçu le 26 septembre 2013, en fin de journée, et qui
provenait de la directrice éditoriale des Éditions Arthaud. Le
but de la communication était de savoir si je serais intéressé
par une réédition de mon livre L’Africain du Groenland, paru
chez Flammarion en février 1981…
Survenant donc plus de trois décennies après la
publication de l’ouvrage, cette demande avait de quoi
surprendre, mais s’inscrivait dans la suite de ces
événements imprévus qui continuent de faire connaître mon
ouvrage.
Ainsi remporta-t-il contre toute attente en juillet 1981,
cinq mois après sa sortie, le Prix littéraire francophone
international qui « récompense le meilleur ouvrage écrit en
langue française par un auteur non français et sur un sujet
de portée universelle », honneur insigne pour ce coup
d’essai de la part d’un autodidacte ; distinction qui fut de
bon augure, car dans la foulée, le prestigieux Times Literary
Supplement me consacra dans son numéro du 3 juillet
1981, sous la plume de l’écrivain britannique James Kirkup,
une critique élogieuse qui commença par une belle envolée
: « This is surely the most extraordinary book to come out of
black Africa… » 1 L’article occupant une grande page se
termina par une émouvante prédiction suivie d’une vive
admiration : « … This is the first example of a black man
seeking the soul of the Inuit in the eternal snows, and
finding his own, thus opening the way for future generations
of non-white explorers, African and Oriental. This truly
outstanding book is one that I literally could not put down
until I had, to my great regret, finished it. » 2 Comme un
dernier et vibrant hommage qu’il m’adressait, James Kirkup
traduisit le livre en anglais. Je n’eus jamais l’occasion
d’entrer en contact avec cet auteur généreux et obligeant,
ce que je regrettai fort en apprenant sa disparition voici
quelques années ; mais il ne fait aucun doute que je lui suis
éternellement redevable, car sa traduction, en portant mon
modeste récit à la connaissance d’un plus grand public à
travers le monde, ouvrit le chemin aux éditions en d’autres
langues étrangères qui s’ensuivirent pour la plupart dans la
même année 3.
Mon histoire n’a cessé d’inspirer des projets de film pour
le cinéma, dont seul un documentaire de la BBC vit le jour
en 1988 sous le titre The African Eskimo. L’absence de
financement eut à chaque fois raison des autres tentatives.
On en fit aussi une pièce de théâtre, avec quelques
représentations sur une petite scène parisienne. À l’heure
même où j’écris ces lignes, deux nouveaux projets de film
sont simultanément parvenus aux Éditions Flammarion, l’un
porté par une productrice belge « très motivée » m’écrit
mon éditeur, et l’autre émanant d’un réalisateur américain
« so enthusiastic » selon l’éditeur outre-Atlantique. C’est la
deuxième ambitieuse demande d’adaptation
cinématographique en provenance des États-Unis pendant
ces dernières années. Dans le même temps, durant ces trois
décennies, le livre fut plusieurs fois réédité dans nombre de
ses versions étrangères (notamment chez le dernier de ses
éditeurs américains, le New York Review Books, qui le fit
même paraître dans sa collection des classiques aux côtés
de grands maîtres à penser), mais jamais encore dans
l’original en français où il est pourtant épuisé depuis belle
lurette. L’appel imprévu de la directrice éditoriale des
Éditions Arthaud allait donc remédier à cette situation.
Ma réponse favorable à cette réédition accrut l’intérêt
qu’elle suscitait de part et d’autre. Mais pendant que
l’entretien portait sur la procédure à suivre pour la réaliser,
mes souvenirs me ramenèrent subitement trente-trois
années en arrière, plus précisément à cette date mémorable
de mai 1980 où se décida le sort de mon manuscrit. Me
recevant ce jour-là dans son bureau situé rue Racine, le
directeur éditorial des Éditions Flammarion, M. Roger
Proslier, me laissa entendre qu’il le destinait à la collection «
L’Aventure Vécue » des Éditions Arthaud.
Toutefois, l’ouvrage fut finalement publié par les Éditions
Flammarion. Je ne me suis jamais demandé pourquoi ce
changement, car, à l’époque, seule l’idée de le voir dans les
vitrines des libraires m’importait. De même, au cours de cet
entretien téléphonique, je n’ai nullement cherché à
comprendre les raisons de ce transfert aux Éditions Arthaud
plus de trente ans plus tard. Cette fois également, une seule
idée me préoccupait, celle d’avoir à rajouter au livre une
postface relatant mon retour dans mon pays natal, le Togo,
après mes douze années d’errances de l’Afrique au
Groenland.
Émise par mon interlocutrice, cette suggestion de rédiger
une postface s’imposa d’emblée car j’y voyais, librement
offerte, une rare occasion de parachever mon texte original,
essentiellement consacré à ma vie au Groenland, en
l’augmentant avec de nouveaux éléments qui auparavant
auraient été en dehors du sujet ; l’occasion donc de retracer
non seulement mon retour en Afrique, mais d’en dire
davantage sur les causes de mon départ inopiné du
Groenland, qui devait donner lieu aux interprétations les
plus diverses. Dans mon pays et surtout au village, on
affirmait que c’étaient les mânes des ancêtres qui m’avaient
ramené du grand froid. Leur subtile stratégie n’échappait
plus à personne quand mes compatriotes apprirent dans les
détails, suite à mes interviews à Radio Lomé et Togo Presse,
ce qu’ils considéraient désormais comme une prouesse et
qui déclencha une grande fierté nationale. Mais restait à
élucider la fascination qu’exerçaient sur moi, au Groenland,
les villages où les traditions étaient le mieux gardées, alors
que j’avais fui le mien pour échapper aux exigences de
traditions tout aussi ancestrales. On y voyait un leurre des
âmes des morts pour me faire regagner mes pénates.
Mais si une seule des causes ayant provoqué mon retour
devait être attribuée aux ancêtres, elle reviendrait sans
conteste au rituel immémorial établi en leur honneur dans
notre rapport à l’alcool, rituel qui joue un rôle préventif
contre l’ivresse, soit tout un ensemble de pratiques et de
cérémonies rigoureuses, absentes au Groenland. Pourtant,
les habitants de ce pays observaient strictement des rites
ancestraux touchant tous les domaines de la vie et
particulièrement la chasse à la baleine. Si les rites font
défaut à l’égard de l’alcool, c’est sans doute parce que, n’en
fabricant pas eux-mêmes, ils ignoraient la notion, ancrée
dans nos mœurs, selon laquelle cette boisson distillée était
un breuvage destiné aux dieux avant d’être à peine humé
par les hommes.
Lorsqu’il y avait une fête dans mon village, seule une
personne servait à boire à tous les assistants réunis sur la
grande place. C’était souvent un jeune adulte qui, le pagne
noué autour des reins, tenait de la main gauche une
bouteille de sodabi 4 et de la droite un verre. Entrant dans le
cercle des participants peu avant que ne résonnent les tam-
tams et autres instruments musicaux, il emplissait le verre
de boisson et le tendait au plus ancien des gens présents.
Ce dernier s’en saisissait en se levant, le portait à bout de
bras en invoquant toute une lignée d’ancêtres et de
divinités qu’il invitait à prendre part à la fête (des parts de
repas leur seront aussi servies) et surtout à faire régner la
concorde dans le village. À chaque nom, il versait en se
courbant du sodabi sur le sable à ses pieds. À la fin de sa
libation, il ne restait plus qu’une goutte dont il se mouillait
la langue puis rendait le verre au garçon qui n’avait pas
bougé de place. Celui-ci le remplissait à nouveau et le
passait à la personne suivante, qui procédait de même et
ainsi de suite jusqu’à ce que tous les participants, hommes
et femmes, servis de la même manière, se soient adonnés
aux mêmes libations en hommage à leurs ancêtres. Puis les
tambours et les autres instruments musicaux entraient en
scène pour faire place à la danse et libérer les chants. Les
femmes avaient affûté leurs voix pour donner la réplique
aux intonations masculines en suivant la polyrythmie des
instruments sans fausser la polyphonie du chœur, si
caractéristiques à notre civilisation. Enfant, je savais qu’il
n’y avait qu’un seul verre dans tout le village 5, qu’on ne
pouvait boire de l’alcool que de cette façon-là et que son
usage était toujours lié à un grand événement tel une
cérémonie religieuse, une naissance, la première sortie de
case d’un bébé à son huitième jour, les prémices offertes
aux divinités lors des premières récoltes de maïs, de
manioc, d’igname, de patate douce, et les obsèques. Et à la
fin de chacune de ces cérémonies, nous étions littéralement
ivres de sons de tam-tams, de danses et de chants mais non
d’alcool. Rien de tel au Groenland où les drames dus à
l’alcool me faisaient regretter mon pays. D’autre part, dans
une société sans écriture, les inlassables répétitions
continuelles du discours oral profitent aux plus jeunes, et
c’est ainsi que, grâce aux incessantes invocations
entendues au cours des libations, dont certaines me
revenaient à l’esprit comme une ritournelle, j’ai appris à
connaître des aïeux alors que l’esclavage puis la
colonisation faisaient tout pour les rayer intentionnellement
de ma mémoire.
C’est sans doute cet inestimable don, à la fois héritage et
testament de ma communauté, qui me rappela un jour
l’impérieux devoir, dont j’ai fait part dans le livre, d’apporter
à la jeunesse africaine ma petite contribution à son
ouverture d’esprit sur le monde extérieur. Cette jeunesse,
composante de l’élite, était avide de connaissances dans
tous les domaines. Mais qu’en était-il de ma propre famille,
plus précisément de mon grand-père Séwa Kpomassie, ce
patriarche sans âge car encore très actif dans son champ
qu’il labourait sans relâche avec la même houe acquise
avant ma naissance, et qu’il portait accrochée à l’une ou
l’autre de ses épaules tannées par le soleil ; de ma mère,
mes tantes et oncles, tous illettrés, lesquels avaient
pourtant droit aussi d’entendre les récits de mon voyage
insolite bien que notre langue manquât cruellement de mots
pour désigner la neige, la banquise, bref, l’univers boréal.
Un soir, après mon retour, je dis à mon grand-père pour
lui expliquer la neige :
« Atayi 6, imagine que tous les oiseaux blancs du ciel sont
en train de perdre leurs plumes…
Il se redressa dans son fauteuil en bois flanqué d’un
coussin et me fixa de ses yeux vifs.
— Tété ! Dans quel pays as-tu vu un ciel avec seulement
des oiseaux blancs ?
— Dans aucun pays, dis-je, avant d’ajouter avec une
insistance mesurée : “Imagine seulement.” »
Le lendemain matin, Atayi fit rire toute la famille en
racontant qu’il avait bien vu la neige tomber cette nuit-là
pendant son sommeil. Les flocons étaient si épais, assurait-
il, qu’ils voilaient le soleil !
Un oncle, chasseur, lui demanda ce qu’étaient devenus
tous ces oiseaux qui avaient perdu leurs plumes. « Ils n’ont
plus d’ailes et ne peuvent plus s’envoler, on peut les
ramasser à la main ! »
Et les rires de fuser de plus belle.
Qu’importe ! Mais pour la première fois depuis qu’existe
notre village sous l’Équateur, la neige s’était invitée dans la
conversation de ses habitants.
Mieux. Avant mon départ du Togo, la tradition voulait que,
même adolescent, j’assiste le soir aux entretiens des
adultes rassemblés dans le salon de mon grand-père. Je
devais les écouter sans intervenir dans la discussion. Mais à
présent c’est grand-père, mon père, mes oncles et tantes
qui m’écoutaient en s’interdisant de me couper la parole,
attestant d’un inimaginable renversement des valeurs. Ils
m’ont donné la vie, mais, contre leur attente, le Groenland
m’a fait homme avant l’âge, comme un Inuk au cœur de
l’Afrique, presqu’un sage au sens africain du terme, et ce à
27 ans…
Mais je ne suis resté que quelques mois parmi les miens
car, après mon retour au Togo en janvier 1969, j’ai entrepris
à partir du mois de mai, de nouveau à titre personnel et sac
au dos, une tournée qui dura deux ans sans interruption
dans seize pays d’Afrique Occidentale et Équatoriale 7.
Voyageant en taxi-brousse ou par de vétustes chemins de
fer, je vivais chez l’habitant, avec pour seules ressources les
maigres cachets des conférences que je donnais sur le
Groenland ça et là, dans les établissements scolaires et les
centres culturels français et locaux. Je garde de cette
tournée la satisfaction d’avoir accompli, avec mes modestes
moyens, l’objectif que je m’étais fixé à l’endroit des jeunes
Noirs africains. Dix ans plus tard, ce voyage fut suivi d’une
deuxième tournée de trois mois qui se déroula d’octobre à
décembre 1981 dans ces mêmes pays, organisée cette fois
par l’association ADEAC sous l’égide de l’Alliance française,
le ministère français de la Coopération et les Éditions
Flammarion pour la promotion de mon livre. Des passages
de L’Africain du Groenland ne tardèrent pas à entrer dans
les livres de français des établissements scolaires d’Afrique
et de Madagascar, témoignant entre autres de l’intérêt
manifesté pendant ces deux tournées de conférences.
Des jeunes gens et jeunes filles d’Afrique Noire abordant
en classe le Groenland et la vie des Inuits à travers mes
récits, c’est ma petite contribution à leur ouverture d’esprit
sur le monde extérieur. J’eus toutefois l’impression de
n’avoir que partiellement rempli cette tâche, n’ayant pas pu
faire des exposés en Afrique de l’Est, dont je rêve encore, ni
en Afrique du Sud où, pour la seule raison que je suis noir, je
ne pouvais accéder à cause de la brutale et infâme
idéologie raciste de l’apartheid, impudemment érigé en
institution par une sinistre minorité de Blancs massacrant la
population noire et tenant effrontément tête à la
communauté internationale.
En dehors du Ghana, qui fut indépendant dès 1957 grâce
au courage de son exceptionnel libérateur Kwame Nkrumah,
tous les pays que je visitais, y compris le mien, étaient
encore sous domination coloniale lors de mon voyage vers
l’Arctique. Comme j’étais, de tous les Africains, le seul à
parcourir le monde à l’époque où je l’ai fait, je me
considérais comme le premier à s’être libéré à la fois de
l’emprise des traditions et de l’occupant. Aussi, me trouvant
dans tous ces pays disposant également d’eux-mêmes,
j’étais pénétré d’un double sentiment de délivrance,
découvrant enfin cette Afrique très sociable, humaine et non
sauvage, que les colonisateurs occultaient et déformaient
habilement au profit de prétendues histoires édifiantes de
leurs propres pays. Puis soudain, je m’étonnais de ma
présence en ces lieux, alors que la fugue que j’ai faite à
l’âge de 16 ans et demi en refusant de remettre les pieds
dans la forêt sacrée était une fuite sans esprit de retour.
Que s’était-il donc passé ?
Oui, j’ai décidé un jour, brusquement il est vrai, de
retourner dans mon pays natal alors que je ne me trouvais
plus qu’à un jet de pierre de Thulé, région où j’aurais pu
rencontrer les Esquimaux polaires, seule tribu isolée du
Groenland à vivre dans des conditions extrêmes, et que ce
retour ne s’annonçait pas si facile. Nous étions en
septembre et le froid pointait du nez après le court automne
; la mer commença à geler dans les fjords, les chenaux et
sur le rivage, rendant aléatoire l’arrivée de certains des
bateaux qui s’aventuraient encore jusqu’à nous à
Upernavik. La succursale du KGH (Den Kongelige
Grønlandske Handel), le comptoir danois, n’arrivait plus à
fournir des renseignements précis et concordants sur ces
arrivées. Son directeur, M. Søltoft, ne savait plus quoi dire à
ce propos, puis finit par me répondre :
« Je ne sais plus rien des itinéraires des bateaux. Je n’ai
pas encore reçu le nouveau programme (celui de septembre
1966 à septembre 1967) et je n’ai pas écouté la radio… Tout
dépendra du temps dans les prochains jours… »
Pour comble de malchance dans mes prévisions, le bateau
Tikeraaq, sur lequel je comptais effectuer le voyage de
Thulé précisément à cette époque, fut détruit en mer juste
le mois précédent, en août, par un incendie…
Une chose était sûre : le dernier bateau pouvant me
ramener au Danemark cette année-là était le Vinland Saga
qui jusque-là n’avait subi aucun dommage et partirait le 27
septembre de Maniitsoq, beaucoup plus au sud, où il
faudrait que je retourne pour m’embarquer.
J’avais aussi la possibilité d’attendre jusqu’au cœur de
l’hiver pour effectuer en traîneau à chiens le voyage de
Thulé par la baie de Melville gelée, mais tout Upernavik me
le déconseilla comme étant trop risqué pour un seul homme
car il aurait fallu une vingtaine de bêtes robustes, voire plus
en prévoyant des chiens de rechange, et chasser chaque
jour pour les nourrir. Et les arrêts obligatoires dans un grand
nombre d’agglomérations sur le parcours, situées pour la
plupart dans les dédales sinueux que forment les
anfractuosités de cette côte rocheuse et très accidentée,
doubleraient pour le moins la distance du trajet.
Pour revenir au Danemark, il ne me restait donc plus qu’à
aller prendre dans le Sud le dernier bateau de l’année avant
que la banquise ne se reforme et ne coupe à nouveau le
Groenland du reste du monde pendant six à huit mois.
Je quittai Upernavik le samedi 10 septembre 1966 à 16
heures à bord du bateau côtier Uummannaq, dont c’était le
dernier voyage de l’année dans cette ville reculée du pays.
Pendant cinq jours, il fit escale dans des villes où j’avais
séjourné l’année précédente pour descendre des passagers
et en prendre d’autres.
À chaque port, les habitants, si réservés lors de notre
premier contact seize mois auparavant, criaient de joie en
m’appelant. Mes anciens hôtes franchissaient résolument la
passerelle, m’étreignaient, empoignaient mon sac à dos et
m’entraînaient pour me ramener chez eux (« illumut ! »),
croyant que je revenais vivre dans l’agglomération.
Mais Eric Rasmussen, mon ancien hôte à Maniitsoq, père
du petit Alfred en photo avec moi-même sur une page de
mon livre, tomba juste et m’emmena directement chez lui.
Depuis mon départ un an plus tôt, la famille s’était agrandie
d’un neuvième enfant, né le 12 avril. Mais une de leurs filles
de 13 ans, Emilie, se trouvant depuis le mois de juillet au
Danemark pour trois mois, et l’un de leurs fils partant ce
même jour avec l’Uummannaq pour ses études à Nuuk, la
capitale, mon hébergement ne posait aucun problème à la
famille, tout comme par le passé.
« Alfred ne cesse de te réclamer, dit sa mère en
m’accueillant. »
Je me sentis d’autant plus le bienvenu que les aurores
boréales, contemplées pour la première fois ici même, ne
cessaient de déployer dans le ciel leurs immenses draperies
chatoyantes de mille et une couleurs durant cette nouvelle
escale de douze jours. Je les passai à pêcher, au filet, avec
Eric – qui avait acquis un canot à moteur –, du kapisilik,
saumon de l’Atlantique ou salmo salar, sauvage si jamais
saumon le fut, au goût fin et exquis que nous savourions à
presque tous les repas.
Ce mets, accompagné de riz et d’une sauce safranée,
était simple et bon. Bien que le capitaine du Vinland Saga
m’avait spontanément proposé dès le 22 septembre, cinq
jours avant le départ pour le Danemark, d’occuper ma
cabine si je le désirais – ce que j’acceptai en y transportant
ma valise pleine de livres –, je continuai à manger et à
dormir chez la famille d’Eric.
Le départ eut bien lieu le mardi 27 septembre à 5 heures
du matin, avec une escale d’environ deux heures, huit jours
plus tard, à Thorshavn, aux îles Féroé pour y déposer
quelques passagers. C’était en pleine nuit mais le ciel
laissait suivre les contours des montagnes au pied
desquelles accostaient, avant l’Islande, les Vikings en route
vers le Groenland, ou le Vinland (« pays de vignes »), une
partie d’un continent également découvert par eux et qui
devait plus tard s’appeler… l’Amérique.
Arrivé le 8 octobre à Copenhague, je fus hébergé par une
famille danoise de mes amis à Vedbæk, une banlieue
résidentielle, et passai des jours entiers à visiter au musée
national les départements consacrés aux collections des
peuples nord-américains. Le 16 octobre, je pris un train du
soir pour Paris.
Quand le train arriva le lendemain à 16 h 50 gare du Nord,
j’eus recours aux services d’un porteur pour déposer tous
mes bagages à la consigne, où l’enregistrement prit un
certain temps.
Puis, sortant de la gare, j’arpentai boulevards, avenues et
rues pour un grand tour à pied, sans but précis pour une
fois. Le vacarme résultant du bruit assourdissant des
voitures désorienterait un conducteur de traîneau et
affolerait son attelage, habitués au glissement à peine
audible des patins sur la neige, au crépitement léger des
griffes des chiens sur la glace ou encore au craquement et
au grondement sourds mais brefs d’un iceberg se retournant
dans le fjord gelé. J’avais laissé tout cela pour un monde
infernal. Je retrouvai un semblant de calme en arrivant près
du canal Saint-Martin, mais m’aperçus qu’il était temps de
rentrer rue Philibert-Delorme chez mon père adoptif, Jean
Callault, et pris un taxi.
En sonnant à la loge des concierges, ces derniers (un
couple des plus serviables) me firent un accueil
enthousiaste, agréablement surpris de me revoir en pleine
forme, preuve que, contrairement à ce qu’ils en savaient, «
les Esquimaux ne sont pas des sauvages qui mangent tout
cru… » Ils étaient régulièrement informés de ma progression
audacieuse dans les glaces et comptaient les lettres que
j’envoyais du Groenland. La soixante-deuxième était arrivée
samedi, deux jours plus tôt, contre la quarante-deuxième de
mon père, qu’on était venu m’apporter sur le bateau le jour
même de mon départ d’Upernavik. Nous numérotions ainsi
nos lettres, à mon initiative, afin d’être sûr qu’elles
parvenaient bien à destination, les miennes contenant des
extraits de mes notes afin qu’elles ne tombent pas dans
l’oubli s’il arrivait une avarie à mon journal.
Après un bain, je pris possession de ma chambre, en
l’occurrence le bureau, muni d’un lit provisoire, préparé
dans la journée par la femme de ménage.
La causerie qui suivit le dîner le soir de mon retour dura
jusqu’à 2 heures du matin, car l’inépuisable récit de mon
périple suscita un échange d’autant plus captivant que mon
père connaissait maintenant le Groenland sur le bout des
doigts.
« Je n’aurais pas pu mieux le découvrir autrement, dit-il au
moment où il se leva pour me souhaiter bonne nuit. Il ajouta
aussitôt :
— Comme tu le vois, j’ai de plus en plus du mal à marcher.
Mais qu’est-ce que tu m’as fait voyager par tes lettres !
— Et moi, par ta bonté. Merci encore pour ton précieux
soutien et tous ces mandats !
— Allons ! … conclut-il, c’est peu de chose à côté de tes
propres efforts, ma petite contribution au projet de ta vie.
Mais il faut que tu te reposes… Nous continuerons demain.
Quand il se réveilla à 6 heures selon ses habitudes, il
entrevit de la lumière sous ma porte et la poussa
discrètement. J’étais déjà levé et en train d’écrire dans un
carnet les notes de mon dernier voyage depuis
Copenhague.
Je retirai ce jour-là mes bagages de la consigne et
m’installai rue Théodore-de-Banville où mon père m’avait
trouvé un logement, préparant entre autres mon voyage de
retour au pays natal, et me creusai la tête à élaborer en
mina des périphrases à la place de mots inexistants chez
nous afin de pouvoir expliquer à ma famille l’univers
groenlandais dans notre langue que je n’avais plus entendu
parler depuis douze ans.
J’en étais à ces considérations lorsqu’un après-midi du
mois de mars 1967, après une longue marche jusqu’à
l’avenue de Wagram, j’entrai dans une brasserie, Le Petit
Wagram, et commandai une bière au comptoir. J’entamai la
conversation avec un autre consommateur qui se trouva
être Gilles Sala, musicien antillais que je ne connaissais que
de nom, mais dont j’avais déjà lu des chroniques sur la
musique caraïbe et africaine dans des revues dont Bingo, où
j’avais aussi, quelques années auparavant, publié un conte
amusant qu’il disait avoir apprécié. Littéralement pétrifié
par l’épisode de ma vie de chasseur de phoque à travers la
glace au Groenland, il proposa de nous asseoir à une table,
où la discussion se prolongea jusqu’à l’heure d’aller dîner
chez mon père. Il me donna sa carte de visite et nota mon
adresse.
À ma grande surprise, je reçus dès le lendemain un
télégramme signé Catherine Bailly, de l’OCORA (Office de
coopération radiophonique). Gilles Sala lui avait parlé de
notre entretien de la veille et communiqué mes
coordonnées. Productrice, elle aimerait consacrer une
émission à ma vie au Groenland. L’interview fut réalisée le
28 mars et diffusée aussitôt en Afrique francophone. Les
réactions furent enthousiastes et je dus accorder d’autres
interviews à l’OCORA, dont une télévisée, et fus également
sollicité par la BBC, la Deutsche Welle et The Voice of
America, qui tous portèrent mon histoire à la connaissance
de l’Afrique Noire tout entière. Et c’est ainsi que ma famille
aussi l’apprit par les médias.
La presse écrite ne fut pas en reste. Voulant réserver à ses
lecteurs la primeur de mes récits de voyage, Olympe Bhêly-
Quenum, le directeur de L’Afrique Actuelle, revue mensuelle
publiée à Paris et destinée, comme Jeune Afrique, à l’élite
du continent, me demanda des articles de plusieurs pages
chacun, à livrer chaque mois.
Leur publication attira entre autres l’attention de
spécialistes non seulement de l’Afrique, mais aussi de
l’Arctique. Le premier d’entre eux fut M. Robert Cornevin,
ancien administrateur colonial du Togo et du Dahomey
(Bénin), auteur d’une Histoire du Togo. Chef du Centre
d’études et de documentation sur l’Afrique et l’Outre-Mer, il
me reçut dans son bureau à la Documentation Française,
quai Voltaire.
Un journaliste qui avait lu ces articles prit contact avec
mon père, cherchant à me mettre en rapport avec Jean
Malaurie, ce que je fis dans un premier temps juste avant
mon retour au pays, puis lorsque je revins en France après
ma première tournée de conférences en Afrique. Jean
Malaurie m’accueillit à bras ouverts dans son Centre
d’études arctiques, puis souvent chez lui à Paris ou encore
dans sa maison de campagne près de Rouen. Nos
expériences réciproques nous rendaient intarissables,
pendant des années, sur divers sujets dont la vie
traditionnelle au Togo et au Groenland. On comprendra qu’il
ait écrit la préface de mon livre.
À la même époque, le Dr. Robert Gessain, l’auteur du
précieux livre à l’origine de mon aventure polaire, qui fut
aussi intéressé par mon journal du Groenland, me fit un
accueil des plus chaleureux en famille dans le XVIe
arrondissement, puis au musée de l’Homme dont il était le
directeur et où j’avais mes entrées et l’estime de ses
collaborateurs. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il
recommanda mon manuscrit aux Éditions Flammarion… Et
comment ne pas évoquer ici mes rencontres émouvantes
avec Paul-Émile Victor ? Elles eurent souvent lieu à la
maison du Danemark, sur les Champs-Élysées, où j’étais
invité à toutes les manifestations culturelles sur le
Groenland et les pays du Nord.
Dans les capitales africaines, les journaux publiaient des
extraits de mes récits, que les radios incluaient dans leurs
programmes en langues locales destinés aux villages, tous
préparant ainsi la voie au retour de l’enfant prodigue.
Je quittai Paris le jeudi 26 décembre 1968. En cette
période de fêtes de Noël, je déjeunais et dînais chez mon
père qui s’inquiétait de savoir si je pourrais me réadapter
facilement à la canicule tropicale. « Tu fondras comme neige
au soleil », prédisait-il.
Nous fondîmes en larmes tous les deux au moment de la
séparation vers 21 heures, pleurant l’un en face de l’autre
en nous serrant fortement les mains, assis à la table de la
cuisine où nous venions de prendre un dernier repas hâtif.
J’avais déjà apporté dans la journée mes cent vingt kilos
de bagages à la gare de Lyon et, à cause des souffrances
que mon père éprouvait à marcher, nos adieux eurent lieu
sur le seuil de son appartement. Ce furent une longue
accolade, des épanchements et encore des
recommandations à la prudence, le tout suivi peu après
d’un dernier signe de la main qu’il m’adressa de la fenêtre,
et qui se prolongea jusqu’à ce que le taxi qui m’emmenait à
la gare eut tourné à l’angle du boulevard Berthier. Plus
écrasant que le serrement de cœur que j’avais tant de fois
éprouvé lors de certains départs, ce fut un véritable
déchirement que je ressentis en quittant mon père adoptif,
l’être le plus humain qu’il m’ait été donné de rencontrer et
que le destin semblait avoir placé sur mon chemin pour
m’apporter au bon moment, sous la forme de mandats qui
représentaient pour lui de grands sacrifices, l’argent
nécessaire pour mes déplacements par bateau au
Groenland, mais que je ne pouvais gagner par mes propres
moyens, n’ayant pas l’autorisation de travailler dans le
pays.
Mon départ l’affligea aussi car, lorsque le bateau que je
pris à Marseille le lendemain fit escale à Dakar le 3 janvier,
on me remit à bord une première lettre où mon père
exprimait sa tristesse.
Après l’escale de Dakar et celle d’Abidjan, le navire croisa
au large de la côte du Togo le lundi 6 janvier 1969 en fin
d’après-midi et jeta l’ancre à Cotonou le lendemain matin à
7 heures.
Si les douze jours de traversée m’avaient donné
l’impression, à mesure qu’on abordait la zone torride du
tropique, d’avancer inexorablement vers une véritable
fournaise, la bise matinale et la fraîcheur relative qui
régnaient pour un court instant au moment de l’arrivée
n’empêchaient pas moins ma chemise d’être trempée, ce
qui présageait de la rude épreuve que j’aurais à surmonter
pendant les prochains jours.
Je pris un porteur pour descendre tous mes bagages du
pont du navire et les sortir du port après les formalités
douanières. Je ne me mis en route pour Lomé en taxi-
brousse qu’en milieu d’après-midi, à l’heure où le soleil
déclinant cessait de liquéfier le goudron sur les routes,
réduisant les crevaisons et autres accidents, et après avoir
déjeuné dans un petit restaurant du port d’un plat de riz au
poisson, mon premier repas sur le sol africain depuis tant
d’années ! Ce mets bien relevé n’enraya pas ma
transpiration mais l’empira et me fit penser au flétan que je
mangeais cru sur la banquise, chose inconcevable pour les
clients de ce restaurant quand on imagine la rapidité avec
laquelle le poisson, à peine pêché, se met à se décomposer
et à sentir mauvais dans nos pays chauds.
Le taxi-brousse entra dans Lomé en fin d’après-midi et
pénétra sur mes indications dans notre quartier Kpéhénou.
Le quartier avait changé de fond en comble. Partout, des
murs de ciment avaient remplacé les anciennes clôtures
d’arbustes, de branchages, de claies ou de paillassons qui
entouraient les patios, tandis qu’à l’intérieur des cours à ciel
ouvert, des tôles galvanisées, dont certaines rouillées,
luisaient à la place des toits de chaume et de paille qui
naguère couvraient les cases et autres constructions
internes. Non goudronnées, mais en latérite couleur rouge
brique, les nouvelles rues étaient beaucoup plus larges que
les anciens sentiers et passages sablonneux qui
serpentaient entre les habitations et les cocotiers. Pour en
arriver à cette frappante transformation, il avait fallu de
toute évidence abattre par centaines non seulement les
cocotiers mais aussi tous les manguiers, touffus et
imposants, verts toute l’année et dans lesquels, perchés sur
les grosses branches très résistantes et complètement
cachés par les feuillages abondants, nous consommions
séance tenante, mes frères et moi, bien plus que notre
ration quotidienne de fruits rien qu’en tendant la main pour
cueillir et savourer les mangues qui étaient déjà mûres,
avant qu’elles ne fussent percées et meurtries par les becs
des oiseaux voraces. Grâce aux noyaux bien propres, que
nous nous lancions comme des projectiles, les manguiers se
multipliaient d’eux-mêmes, à la manière de bien d’autres
végétaux de notre environnement. À présent dépouillé de
ses arbres magnifiques qui, en plus d’être nourriciers,
procuraient des ombres salutaires, le quartier me parut
dénudé, méconnaissable et livré aux atroces rayons de
soleil dans la journée. Comme si la modernisation devrait
s’accompagner de la destruction de notre patrimoine dans
tous les domaines ! Sans les petits bénéfices que je tirais de
la vente des branches des cocotiers, si inconsidérément
rasés, et des fibres de leurs noix, je n’aurais pas pu acquérir
les livres que je lisais, ni peut-être jamais découvrir le
Groenland.
Comme dans un pays étranger, je demandai mon chemin
et des voisins me conduisirent jusque devant notre maison.
J’ouvris la porte. Lorsqu’une personne étrangère franchissait
le seuil d’une maison, elle s’annonçait en disant : « Agôo… »
Les occupants répondaient : « Amée ! » (« Qu’entre un être
humain ! »), ce qui signifiait : « Soyez porteur de bonnes
nouvelles ! » Seuls les membres de la famille, dans leurs
allées et venues continuelles, étaient dispensés de
s’annoncer en pénétrant dans le patio. J’entrai donc sans
me signaler et m’engageai résolument dans la cour, où
chacun vaquait tranquillement à ses occupations.
Nagan, terme respectueux par lequel nous appelions la
première des huit épouses de mon père, de son vrai nom
Gbalessou, fut la première personne à me remarquer. Elle
s’élança, prononçant mon nom et se jeta sur moi en criant :
« Mais c’est Tété ! Mais c’est mon fils ! Tété wézon 8 ! »
Car chacune des femmes de mon père considérait et
traitait les enfants de ses coépouses comme les siens
propres.
Ma mère bondit de sa case et m’enlaça avec toute la force
de ses bras en criant également :
« Wézon, Tété ! Mon fils ! Prunelle de mes yeux ! »
Elle pleurait et riait tour à tour, remerciant Mawou
(l’Inégalable), notre Dieu suprême, invisible mais qui
exhaussait là toutes ses humbles et longues supplications
en lui ramenant de l’inimaginable « pays des glaces » son
fils qu’elle croyait ne plus jamais revoir de son vivant. Elle
me regarda et me demanda, incrédule :
« Ils racontent que là-bas tu mangeais du poisson cru ?
— Oui, Dada 9. »
Toutes mes Navi accoururent, suivies de mes frères et
sœurs, de neveux et nièces dont j’ignorais la naissance. Les
cris de joies attirèrent aussi les voisins, qui avaient écouté
mon histoire à la radio.
Si je n’avais pas annoncé mon retour à la famille, c’était
pour éviter l’agitation qu’aurait provoquée le déplacement
de plusieurs personnes dans des taxis-brousse pour aller à
ma rencontre à ma descente du bateau à Cotonou.
Mon père, l’air radieux, se fraya dans sa propre maison un
chemin jusqu’à moi et me prit dans ses bras en disant
simplement Wézon ! Je compris dès cet instant qu’il m’avait
pardonné et avait effacé de sa mémoire le mauvais souvenir
de ma fugue, enterré par la fierté qu’il éprouvait désormais
à entendre à la radio notre nom de famille, à le lire dans les
journaux et surtout lorsqu’on l’abordait dans Lomé pour le
féliciter des exploits de son « valeureux fils ».
Le soir même, malgré mes vaines protestations, il me
laissa sa case, composée d’une chambre et d’un salon, d’où
il fit déménager ses effets pour les faire porter par mes
frères dans la case d’une de ses femmes. Il voulut équiper
mon logement d’un climatiseur, ce que je refusai
catégoriquement. C’est qu’il pressentait que sa maison,
compte tenu des compliments qu’on lui faisait en ville avant
mon arrivée, allait attirer beaucoup de gens désireux de me
rencontrer et qu’il faudrait que je les reçoive dans de
bonnes conditions. C’est ce qui arriva effectivement quand
Radio Lomé et Togo Presse annoncèrent mon retour au pays
et commencèrent la diffusion de nouvelles interviews. La
maison familiale ne désemplissait plus de visiteurs
enthousiastes. Il y avait des élèves d’écoles primaires
amenés par leurs maîtres dont certains avaient été mes
instituteurs, ce qui réjouissait mon père, flatté dans son
orgueil ; des professeurs et étudiants de l’université du
Bénin à Lomé, sans compter ceux des collèges et lycées.
Nous convenions d’une date pour me rendre dans leur
établissement. Le Président de la République, le général
Étienne Gnassingbé Eyadéma, m’accorda une audience
dont je garde un souvenir intact. Je fus également reçu par
deux fois par Son Excellence l’ambassadeur de France qui,
en témoignage de son admiration, demanda à son conseiller
culturel d’organiser la conférence que je donnai au centre
culturel français de Lomé.
Dans le même temps, j’eus l’idée de publier par mes
propres moyens de larges extraits des six cent soixante
pages du journal que j’ai scrupuleusement tenu au
Groenland, et m’adressai au parquet général de Lomé en
vue d’obtenir l’autorisation de créer un journal. J’appris alors
qu’il fallait, pour exercer ce droit, être au moins titulaire du
BEPC 10, ce qui n’était pas mon cas. Or, l’un de mes plus
jeunes frères, Têtêvi Étienne, instituteur affecté dans la
région du centre du Togo, avait obtenu ledit diplôme avant
son baccalauréat. Afin de me conformer aux formalités
administratives, je le désignai directeur de mon journal.
Restait à transformer en imprimerie le modeste salon de
mon père. La somme qu’il destinait à l’achat d’un
climatiseur servit alors à acquérir, auprès de la société
Nopato (Nouvelle papeterie togolaise) le matériel nécessaire
à la fabrication du journal : une ronéo 11 mécanique à
manivelle, de l’encre pour en induire le cylindre, des stencils
sur lesquels je tapais ou plutôt perforais mon texte à la
machine à écrire et qui, ajustés au cylindre, servaient de
pochoir pour la polycopie, enfin beaucoup de rames de
papier et une grosse agrafeuse. Chaque numéro du journal
était tiré à quelques centaines d’exemplaires. Nombre de
mes frères et sœurs prêtaient main forte pour l’impression
et la mise en page pendant que j’assumais les fonctions de
rédacteur en chef, mais aussi celles de coursier car je livrais
et vendais personnellement le journal à Lomé, où le succès
fut tel, surtout dans les ministères, les ambassades et les
entreprises commerciales, que je ne tardai pas à
rembourser mon père.
J’aurais pu continuer dans cette voie et fonder une maison
de presse familiale, diversifier le contenu de ma revue en y
insérant des textes de jeunes auteurs du continent et peut-
être contribuer à la création d’une future maison d’édition
qui manquait à l’Afrique Noire. Un moral à toute épreuve,
consolidé par un soutien familial sans faille, me disposait
d’autant plus à me lancer dans cette nouvelle aventure que
ma mère, qui était la troisième épouse, mes deux nagan et
mes cinq navi, sans compter mes sœurs, s’évertuaient à me
préparer de succulents plats locaux qui m’avaient manqué
pendant des années, espérant secrètement qu’ils
m’ôteraient le goût d’autres voyages, mais surtout que
l’audience avec le Président et l’accueil empressé que je
recevais dans les ministères déboucheraient sur quelque
fonction qui me retiendrait au pays pour toujours. Mais le vif
succès de ma conférence au centre culturel français de
Lomé, annoncée par les médias, donna le coup d’envoi à ma
première tournée africaine.
J’eus la bonne idée d’emporter dans mes bagages les
stencils contenant les nombreux textes que j’avais déjà
rédigés, car à toutes mes étapes, les centres culturels
français les utilisaient pour réimprimer gracieusement les
brochures qui étaient vendues au cours de mes conférences
et je voudrais renouveler ici toute ma gratitude pour ce
service inestimable.
De larges extraits de ces textes sans cesse retravaillés
feront partie du manuscrit de L’Africain du Groenland,
prouvant que mon dessein de relater mon expérience par
écrit était bien antérieur à ma rencontre avec Jean Malaurie,
mais il me persuada d’écrire un livre à la première
personne, en lieu et place du roman impersonnel que je
projetais sur la vie des chasseurs inuits et évoqué dans mon
journal du Groenland qu’il avait lu ; avis judicieux de la part
de l’éditeur de « Terre Humaine », cette prestigieuse
collection vouée à des récits authentiques, mais où l’espace
disponible pour un témoignage sur le Groenland était déjà
occupé par son propre livre.
Ma narration à la première personne faillit également
remporter le prix Thomas Cook du livre de voyage en 1983,
car j’étais l’un des trois finalistes choisis parmi plus de cent
candidats. Finalement, L’Africain du Groenland n’arriva
qu’en deuxième position derrière le livre From Heaven Lake
de l’auteur indien Vikram Seth sur son voyage dans
l’Himalaya, à la grande déception de mon éditeur anglais
Secker & Warburg qui croyait de toutes ses forces à
l’originalité incontestable de mon aventure. Mais l’honneur
de figurer parmi les trois finalistes était en soi une
récompense ; car des guides de voyage tels que Lonely
Planet, le Guide du Routard et bien d’autres, en faisant
référence à mon ouvrage, contribuèrent à sa diffusion
internationale qui me jeta de nouveau sur les routes du
monde, avec cette énorme différence que je ne me souciais
plus du tout de mes frais de voyages ni de séjour.
On a proclamé haut et fort, hier encore, qu’il n’y avait rien
de valable dans mes traditions ancestrales… mais je
constate que mes lointains aïeux qui instaurèrent le culte
des serpents (en cela ils étaient plus respectueux de la
nature que ceux qui venaient massacrer ces pythons pour
en faire des sacs à main), avaient pour ainsi dire mis en
place les rites et les premiers jalons de ce parcours
initiatique qui, de l’enfant cueilleur de noix de coco que
j’étais sous les tropiques, me mua en jeune pêcheur à
travers la glace du pôle et en ce sempiternel voyageur que
je suis devenu.
Comment rejeter, dans ces conditions, les croyances de
mes ancêtres et les trahir au profit de ceux qui, plus habiles
que des agents immobiliers, nous vendent à prix d’or et de
diamants des demeures au paradis dont nous ne
franchirions la porte qu’après avoir crevé de faim ici-bas ?
Mais nous avons connu pire avec les mêmes ! En plein cœur
de l’Arctique, je fus désagréablement surpris et outragé en
apprenant que la paisible petite ville d’Upernavik où
s’acheva ma folle équipée polaire et où je passai des jours
mémorables auprès de mon vieil hôte Robert Mattaaq et de
sa famille, avait donné son nom à l’un des navires négriers
danois du XVIIe siècle 12. Par cette appellation, le Danemark,
l’un des tout premiers pays européens organisateurs de la
traite à la suite des razzias barbares et inhumaines des
Arabes sur les populations de l’Afrique Noire, honorait
l’entente commerciale qu’il entretenait avec le Groenland.
Pourquoi nous avoir, durant des siècles, pourchassés sans
répit chez nous, vendus dans toutes les sociétés islamiques,
puis pendant plus de quatre cents autres années sur la
place publique outre-Atlantique, nous, mais jamais les
Inuits, pourtant géographiquement plus proches des Antilles
danoises en Amérique ? Sélection mercantile et rapines qui
m’affectent avec d’autant plus d’amertume que mon pays,
comme le Ghana voisin (alors la « Gold Coast » ou Côte-de-
l’Or…), est situé en plein cœur de cette « côte des Esclaves
» où les navires européens chargeaient encore sans relâche
leurs cargaisons de « bois d’ébène » juste un siècle avant
ma naissance. Mes frères, mes sœurs et moi-même aurions
pu faire partie du lot si nous étions venus un petit siècle
plus tôt dans ce beau monde que, contre toute attente et
sous l’impulsion de mes croyances ancestrales, je ne cesse
de parcourir aujourd’hui à ma guise. Le vaudou, force et mot
d’ordre de la lutte pour l’indépendance qui a reconquis la
liberté qu’on m’avait ôtée par cupidité et le biais de
religions étrangères, mérite toute ma dévotion.
Le retour au pays n’aura finalement été que de très courte
durée, au grand désespoir de ma famille, mais qui trouva sa
consolation dans la fréquence avec laquelle je donnais
désormais de mes nouvelles, chose plus aisée depuis que je
me suis établi en France où j’ai fondé une famille avec
laquelle j’eus plus d’une fois l’occasion de me rendre au
Togo et dans mon village natal.
Mais j’ai également fait, depuis, trois autres séjours au
Groenland, le premier avec ma famille durant l’été 1985
dans la baie de Disko, à Sisimiut, Ilulissat et Qasigiannguit,
accueillis et hébergés partout par mes anciens hôtes ; le
second au cours de l’hiver 1988 pour le tournage du
documentaire que la BBC me consacra, et le dernier
pendant l’été 2007 en tant que conférencier à bord du Fram,
bateau norvégien effectuant une croisière de trois mois
comprenant plusieurs navettes le long de la côte ouest.
La publication de L’Africain du Groenland n’a donc pas
seulement donné lieu à une deuxième tournée de
conférences dans plusieurs pays d’Afrique ; elle m’a
également permis d’être souvent invité aux Pays-Bas, en
Grande-Bretagne, au Danemark et en Norvège, d’effectuer
deux voyages mémorables à New York, d’abord pour la
promotion d’une réédition américaine et donner une
conférence à la très prestigieuse institution The Explorers’
Club, ensuite pour le vernissage d’une exposition des
œuvres d’une vingtaine de jeunes peintres inspirés par des
passages de mon livre.
Bien des auteurs auraient aimé être à ma place dans les
différents festivals littéraires qui m’accueillirent plusieurs
fois en Norvège, à Oslo, Bergen, Stavanger, Trondheim,
Tromsø et plus récemment à Finse. Ces voyages et bien
d’autres, dont certains effectués à titre personnel, m’ont
emmené dans l’ensemble du pays sámi 13 à l’extrême nord
de la Norvège, soit toute la partie norvégienne de cette
vaste région boréale appelée le Finnmark et qui s’étend sur
trois autres pays voisins, la Finlande, la Suède et la Russie.
Je voudrais exprimer ici ma vive reconnaissance au
gouvernement norvégien qui, par l’intermédiaire de son
ministère des Affaires Étrangères, me fit un très grand
honneur de m’inviter en septembre 2007 avec onze autres
auteurs internationaux ayant écrit sur les régions polaires, à
visiter « le Grand Nord de la Norvège » afin de constater les
progrès qui y sont réalisés par le royaume. Intitulé Ultima
Thule, ce voyage me permit de découvrir le Spitzberg, de
revoir une fois de plus Tromsø et Hammerfest avant d’aller à
Kirkenes et de faire une excursion de l’autre côté de la
frontière avec la Russie, dans la localité de Grense
Jakobselv. Lors du séjour au Spitzberg, je fus ému en
dédicaçant à la bibliothèque de Longyearbyen, la capitale,
l’exemplaire de L’Africain du Groenland que se passaient les
habitants, tandis que le maire, en me remettant l’écusson
de sa ville dans un écrin, me proposa un hébergement
gratuit si je décidais de rester dans cette autre île du bout
du monde « pour écrire un deuxième livre ».
Les épisodes relatés jusqu’ici me rappellent les
compliments que mon éditeur norvégien m’adressa un jour
en affirmant qu’il ne connaissait aucun autre auteur qui ait
voyagé autant que moi après avoir écrit… un seul livre ! On
imagine donc aisément que mon retour au pays n’en fut pas
un au sens rigoureux du terme. À ceux qui pourraient
encore se demander si j’envisage de le faire définitivement
un jour, je pense que mon sentiment à cet égard n’a pas
changé depuis toujours : « Après avoir, depuis le mois de
juin de l’année précédente, parcouru tout le sud du pays,
puis la baie de Disko que l’on peut considérer comme étant
la région intermédiaire entre le Sud et le Grand Nord, et
avoir connu les habitants et les mœurs des diverses
localités, j’éprouve le désir d’aller maintenant à Thulé, la «
ville » la plus septentrionale du Groenland et du monde,
pour y passer le reste de mon existence parmi les vrais
Esquimaux ; désir inexpliqué, confus, mais vif, suscité sans
doute par la poursuite d’un rêve toujours recommencé,
l’attrait de l’inconnu toujours reculé, ou encore, tout
simplement, par la fatigue que je ressens de mes
déplacements incessants et l’envie de trouver enfin un point
fixe qui ne soit pas le Groenland méridional, ni l’Afrique,
encore moins l’Europe ! »…
Dans le fond, je crois n’avoir jamais quitté le Groenland.

Nanterre, 18 août 2014.


TABLE

Préface
Première partie - UN MINA, L’AFRIQUE ET LE DIEU PYTHON
(Septembre 1958 - Juin 1965)
1 - Le cocotier et le serpent
2 - La forêt sacrée
3 - La fugue
4 - Étapes européennes
Deuxième partie - L’ACCUEIL DU FROID (Juin 1965 -
Septembre 1965)
1 - Un esprit venu des montagnes
2 - Drôles de mœurs
3 - La pêche au loup marin
4 - L’automne et « l’hystérie polaire »
Troisième partie - HIBERNATION (Septembre 1965 - Juillet
1966)
1 - Sisimiut, la porte du Nord
2 - Mitti, d’Ilulissat
3 - Mon hôte Thue
4 - Un Noël groenlandais
Quatrième partie - UN VRAI GROENLANDAIS (Juillet 1966 -
Octobre 1966)
1 - Des chiens et des hommes
2 - L’enfant qui avait tué une mouche
3 - Robert Mattaaq
4 - « Ta place est parmi nous »
Postface
 
Flammarion
Notes

1. L’anthropologue Dominique Sewane a coordonné la


publication des séminaires du Centre d’études arctiques
(École des Hautes Études en sciences sociales, Paris) : De la
vérité en ethnologie…- séminaire 2000-2001 de Jean
Malaurie, Éditions Economica, collection Polaires, Paris,
2002.
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2. Jean Malaurie, Les Derniers Rois de Thulé, collection «
Terre Humaine », Éditions Plon, 5e édition, Paris, 1989 ;
Ultima Thulé, Éditions du Chêne, 2e édition, Paris, 2000 (p.
353 avec un message de gratitude en langue
japonaise).Centre d’études arctiques Jean Malaurie (1957-
2015) : dépôt des archives aux Archives nationales.
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1. Vase de terre cuite.
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2. Étoffe de coton croisé.
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1. Coquillages qui servaient de monnaie en Afrique noire.
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2. Rév. Père Kwakume, Précis d’histoire, Imprimerie de
l’École professionnelle, Lomé, 1948.
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1. 35 francs CFA = 0,10 €
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1. Ah oui !… Une ancienne colonie allemande avant la
guerre !
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2. Couronne ou Kroner : unité monétaire du Danemark et du
reste de la Scandinavie. 1 couronne danoise (Dansk Kroner)
vaut environ 0,13 €.
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1. Savoir que le Groenland est la plus grande île du monde
avec une superficie de 2 175 600 km2 n’est qu’une
connaissance abstraite qui n’en montre pas la véritable
importance. Il faut une comparaison pour en donner une
idée plus précise. Du cap Farvel, la pointe la plus
méridionale du Groenland, jusqu’au cap Morris Jesup au
nord, la longueur de l’île est égale à la distance qui sépare
Londres du centre du Sahara. Sa largeur équivaut à l’espace
compris entre Paris et Copenhague. Immensité déserte où
ne vivent que 35 000 habitants (en 1979, aujourd’hui 56
000 habitants). Seul le littoral, formé de rochers et de
hautes montagnes entrecoupées de fjords profonds,
constitue les terres habitables du Groenland. L’intérieur de
l’île (soit les 5/6e de la superficie totale) est entièrement
recouvert par l’inlandsis ou la glace continentale qui atteint
près de 3 200 mètres de haut et parfois plus de 3 500
mètres de profondeur. De quoi augmenter de dix mètres le
niveau des mers du globe et engloutir les villes côtières en
cas de fonte totale… À cause de l’importance de cette
calotte glaciaire, on ignore encore si le Groenland est
effectivement une île ou un archipel recouvert de glaces
éternelles.
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2. C’est en débarquant vers l’an 983 dans la localité de
Narsaq, non loin de Julianehaab, que le chef viking Erik le
Rouge appela cette terre « Grøn-Land », Terre verte. Nom
devenu Greenland en anglais et le Groenland en français.
Pays sans arbre, mais « un pays vert »…
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3. Inuk, au pluriel Inuit, mot par lequel les Esquimaux se
désignent et qui ne s’applique qu’à eux. Il signifie «
hommes par excellence ». Les autres races ne sont que le
produit de l’accouplement d’une femme et d’un chien.
Comme les autres peuples esquimaux, les Groenlandais
ignorent le nom « Esquimau ». Cette appellation, qui vient
des Algonkins, peuple voisin et ennemi des Esquimaux, est
un terme de mépris. Il signifie : « mangeurs de viande crue
».
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1. Qallunaaq. Il est intéressant de noter que ce terme dont
bien des Groenlandais après Paulina se sont servis pour me
désigner ne signifie pas « le Blanc » comme certains le
traduisent. Dans son sens originel il ne signifie même pas «
étranger ». Un habitant de Godthaab me l’a traduit par «
Celui qui vient du Sud », mais certains de ses compatriotes
l’ont contredit. Il faut croire que la véritable signification du
mot a disparu par suite de l’abus d’une traduction erronnée.
Rappelons qu’en esquimau le blanc se dit qaqortoq, le noir
qernertoq, le rouge aapalaartoq, etc. On emploie ces termes
pour indiquer la couleur d’un objet, d’un paysage et d’un
chien suivant son pelage, mais rarement pour désigner un
homme.
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2. Des analyses complètes effectuées après mon retour
dans un hôpital parisien spécialisé ont révélé qu’il s’agissait
de « résidus » de pian, maladie chronique non vénérienne
des pays tropicaux que j’avais contractée dans mon village
à l’âge de 5 ans…
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1. Øre : unité monétaire divisionnaire danoise et des autres
pays scandinaves. Se prononce à peu près comme « heure
». Cent øre font une couronne, environ 0,15 €. Si la monnaie
est la même qu’au Danemark, les billets groenlandais (pas
les pièces) sont toutefois différents de ceux de la métropole.
On déplore seulement l’inexistence d’une banque au
Groenland.
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1. Kaj Birket-Smith, Ethnography of Egedesminde District,
1918. Meddelelser om Grønland, vol. LXVI, Copenhague,
1924, p. 252.
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1. Les dimensions des traîneaux de la côte nord-ouest du
Groenland varient de 2 à 3 mètres de long sur 70 à 75
centimètres de large ; la longueur des kayaks est de 5,50 à
5,70 mètres.
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2. Le pasteur.
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1. Malamuk ou timmiakuluk, pétrel : oiseau palmipède qui
ressemble un peu au goéland, vole au raz de l’eau et plane
souvent.Taateraaq est le terme utilisé pour désigner la
mouette tridactyle, « qui vole uniformément, à hauteur
égale ».Appa (pluriel appat) désigne le guillemot « qui vole
en multipliant les coups d’ailes ». Semblable à un petit
pingouin, il est bicolore, noir et blanc. On l’appelle lomvie en
danois.Rappelons qu’il n’existe pas de manchot empereur
dans l’Arctique.
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2. On utilise souvent les vieilles peaux des kayaks pour
fabriquer des harnais à chiens.
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3. Avec soin, le chasseur place devant l’allu un « indicateur
», qui peut être soit une pointe d’os extrêmement fine,
attachée à une autre et fixée dans la neige par une ficelle,
soit une ou deux plumes de duvet d’oiseau, disposées sur
une petite pièce de tendon effilochée qui pend librement
dans l’ouverture. Un léger mouvement de l’indicateur,
provoqué par le souffle de l’animal qui vient respirer, signale
au chasseur l’arrivée du phoque qu’il doit harponner
immédiatement de toutes ses forces à travers la glace, sans
le voir. Atteint au museau ou au cou, le phoque repart, en
furie, avec dans le corps la pointe détachée du harpon,
reliée à une longue courroie par laquelle le chasseur le tire,
lorsqu’il s’est fatigué sous l’eau, et le dégage de la glace.
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4. Kamiora : bottes extérieures que l’on porte par-dessus les
kamiks pour les doubler et les rendre plus chauds.
J’apprends, par la même occasion, qu’une peau de phoque
ne permet de coudre qu’une paire de kamiks pour homme.
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1. Flétan ou hellefisk en danois, poisson plat des mers
froides et qui peut atteindre un mètre de long.
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2. C’est en 1948 que l’écrivain Frederik Nielsen publia
Arnajaraq version groenlandaise de Blanche-Neige et les
sept nains. Elle donna peu après naissance à une chanson
sur les errances solitaires de la malheureuse princesse dans
les montagnes.
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1. La bonne est originaire de Saattut, village de chasseurs
de 250 habitants situé près d’Umanak, à quelque 300
kilomètres au nord de Christianshaab.
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1. Un procédé, connu sous le nom de fusion par émission de
bulles d’air chaud, est couramment employé en Norvège
pour faire fondre les glaces de certains fjords servant de
voies de communication, afin de les rendre navigables toute
l’année. Ce procédé consiste à tapisser le fond du fjord d’un
grand nombre de tuyaux percés de nombreux trous et reliés
à des pompes aspirantes et refoulantes, qui envoient sous
l’eau de l’air chaud sous pression. Cet air chaud s’échappe
par les trous des tuyaux et forme des bulles qui, éclatant à
la surface, maintiennent constamment l’eau du fjord à une
température supérieure à celle du gel. Ingénieuse invention
que celle de ces « aéroducs* ». Mais la mise en place d’une
technique analogue au Groenland se trouve empêchée par
l’importance de la banquise et le coût considérable d’une
telle opération qui ne pourrait être réalisée ici que sur une
très grande étendue.* Le lecteur voudra bien excuser ce
néologisme de notre création.
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2. Terme affectueux signifiant « ma fille ». En fait, le vrai
nom de la fille de mon hôte est Bolette.
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3. Cela est en contradiction avec les récits de voyageurs
affirmant que le corps d’un homme péri en mer y était tout
simplement abandonné. Certains de ces récits vont encore
plus loin en parlant de ceux qui ont trouvé la mort dans
leurs foyers. « Si un des ancêtres du mort a péri en kayak,
ce qui certainement est à présent toujours le cas, le corps
du défunt est jeté dans la mer ou déposé sur le rivage à
marée basse pour qu’il soit emporté par la marée montante,
et si la mer est prise, on le descend par un trou creusé dans
la glace. On peut souvent pendant longtemps voir très
distinctement le cadavre au fond de la mer tout près de la
maison. » Cf. Meddelelser fra Grønland, tome X. Étant donné
que presque chaque Esquimau a déjà perdu un ancêtre mort
en kayak, l’on est surpris, après une pareille lecture, de la
présence de tombes dans le pays.
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4. Aujourd’hui le cercueil est introduit dans le pays et, au
lieu du cadavre lui-même, c’est une caisse en bois clair que
l’on voit reluire sous les grosses pierres grises ; après sa
dislocation, les chiens se ruent au cimetière tout comme
auparavant pour se repaître de chair humaine souvent bien
conservée par le froid.
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5. Duncan Pryde, Nunaga – Dix ans chez les Esquimaux,
Calmann-Lévy, Paris 1974.
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6. Jean-Louis Giddings, 10 000 ans d’histoire arctique,
Fayard, Paris, p. 293.
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1. « C’est assurément le livre le plus exceptionnel émanant
de l’Afrique Noire… »
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2. « C’est la première fois qu’un Noir, parti à la recherche de
l’âme des Inuits dans les neiges éternelles, découvre la
sienne, ouvrant ainsi la voie à des générations futures
d’explorateurs non-Blancs, mais Africains et Asiatiques. Je
n’ai littéralement pas pu refermer ce livre, vraiment hors du
commun, avant d’avoir à mon grand regret fini de le lire. »
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3. Danoise, allemande, hollandaise, suédoise, italienne,
norvégienne, japonaise et espagnole en 2015.
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4. Alcool obtenu par la distillation du vin de palme.
Littéralement « breuvage tiré de So », suffixe de Hèvièso,
divinité de la foudre.
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5. En dehors des calebasses à eau, dont certaines servaient
aux adultes à boire du « dé-Ha » (palme-boisson), c’est-à-
dire du vin de palme non distillé, et, dans le Nord du Togo, à
boire du « tchoucoutou » ou de la bière de mil.
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6. Terme signifiant respectable grand-père, car nous ne
l’appelions pas par son prénom.
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7. Togo, Ghana, Côte d’Ivoire, Libéria, Mali, Sénégal, Haute-
Volta (Burkina Faso), Niger, Nigéria, Cameroun, Tchad,
Centrafrique, Congo-Brazzaville, Gabon, Zaïre (République
démocratique du Congo), Dahomey (Bénin).
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8. « Tété, sois le bienvenu. » De Wé, pronom personnel sujet
de la deuxième personne du singulier, et zon, le fait d’avoir
marché. Littéralement « Merci ou félicitations d’être venu de
si loin. » Le pluriel est miawézon « Soyez les bienvenus. »
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9. Mère, terme employé lorsqu’on s’adresse directement à
sa mère.
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10. Brevet d’études du premier cycle
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11. Machine à reproduire un texte dactylographié au moyen
de stencils.
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12. Slavernes Skibe ou Ships of Slaves, premier d’une
trilogie de Thorkild Hansen sur le commerce des esclaves
par les Danois. Gyldendalske Boghandel, Nordisk Forlag A/S
1968, Copenhague.
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13. Tromsø, Hammerfest, Nordkapp ou Cap Nord,
Honningsvag, Alta, Karasjok et Kautokeino.
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