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Tony Smith, Die, 1%2, acier, 183 x 183 x 183 cm, Washington, National Gallery of Arr.

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Georges Didi-Huberman vers une intentionnalité inversée?


Maud Hagelstein

Dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde l , Didi- œuvre d'art est donc une icône, pour la raison suivante:
Huberman interroge la rencontre entre l'objet d'art mini- « Icône désigne ici une doctrine de la visibilité de l'image,
maliste et son spectateur, question qui intéresse à la fois plus exactement de l'usage de cette visibilité »3. [icône est,
l'esthétique et la phénoménologie. Il consacre son ana- pour Marion, le lieu d'un échange de regards (entre le
lyse à quelques cubes et parallélépipèdes rectangles ima- Christ et le croyant) : « le regard regarde celui qui, orant,
ginés par des artistes minimalistes américains parmi les- lève son regard vers l'icône [...] »4. A travers l'icône, un invi-
quels Donald Judd, Robert Morris ou Tony Smith. [enjeu sible regarde l'homme - qui s'éprouve vu. C'est la croisée
principal pour Didi-Huberman est de saisir le type de des regards.
présence que peuvent dégager ces objets d'art, ces formes Il est évident - même si Marion emprunte parfois cer-
qui, selon l'interprétation qu'il en donne, nous regardent. tains détours - que l'image se doit de révéler quelque
En effet, tout l'ouvrage s'interroge sur la possibilité d'un chose de Divin. Dans l'icône telle que la théorise Marion,
regard que la sculpture minimaliste adresserait à son spec- l'altérité semble renvoyer à Dieu (ainsi que beaucoup d'ex-
tateur. [hypothèse que je vais tester ici (je me servirai pressions comme celle-ci le révèlent: le tableau, dit-il,
notamment d'Henry Maldiney pour l'énoncer) est celle « porte les stigmates de l'invu »5). Il n'est même pas besoin
d'un renversement de l'intentionnalité, thème déjà mis de prendre autant de précautions, l'avertissement du livre
en œuvre par Merleau-Ponty. Il sera donc question du rap- est explicite: « La théologie devient [...] une instance irré-
.port que Didi-Huberman entretient à la phénoménolo- cusable de toute théorie du tableau. Pour l'avoir parfois
gie et de l'utilisation toujours complexe qu'il fait de ses dénié, parfois simplement oublié, la pensée esthétique s'est
outils. Je voudrais montrer que si le modèle qui donne ses empêtrée dans de longues apories »6. A l'inverse, dans Ce
lignes de force à son travail semble rester en substance que nous voyons, ce qui nous regarde, le regard de l'œuvre
phénoménologique, il est davantage psychanalytique; ce est rapporté à quelque chose de délibérément humain,
qui indique qu'encore une fois, les limites de l'approche
phénoménologique de l'œuvre d'art se trouvent, chez Didi-
Huberman, là où la pensée freudienne entre en scène. 1. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
regarde, Paris, éditions de Minuit, 1992.
2. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, La Différence,
Didi-Huberman versus Marion 1991. Sur ce texte, voir notamment: Rudy Steinmetz, "l:icône
du visible", Etudes phénoménologiques, n° 31-32, 2000,
Je commencerai par une note préliminaire qui s'impose
pp. 103-124.
si l'on veut éviter de rapprocher à tort la pensée de Georges
Didi-Huberman de celle de Jean-Luc Marion. En effet, 3. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, op. cit., p. 106.
le thème d'un regard de l'œuvre d'art risque de nous ren- 4. Ibid., p. 42.
voyer, entre autres, aux analyses de ce dernier. Son ouvra- 5. Ibid., p. 68. Nous soulignons (l'expression est significative).
ge intitulé La croisée du visible (qui développe ce thème) A cette étape de sa pensée, Marion met de côté la notion
précède d'un an seulement le travail de Didi-Huberman d'invisible et lui préfère celle d"'invu" : l' invu n'est pas exac-
s~r le minimalisme 2• Il est donc important de différen- tement l'invisible puisqu'il peut (et veut d'ailleurs) devenir
CIer leurs thèses. visible. Cet invuvise l'homme et pose sur lui, à travers l'ima-
Dans La croisée du visible, Marion avance que l'image ge, son regard.
authentique doit se penser sur le mode de l'icône. Toute 6. Ibid., p. 8.

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autrement dit, il ne concerne que l'homme. Si le thème naires de Morris, ou le cube noir de Tony Smith intitulé
d'un regard de l'image rassemble les deux auteurs, Didi- Die, auquel l'échelle humaine confère quelque chose de
Huberman est donc aux antipodes philosophiques d'une menaçant, ne manquent pas d'être explicite.
pensée comme celle de Marion. Etre devant un cube minimaliste, c'est comme être
Mais c'est surtout les effets de leurs pensées qui diffe- devant un tombeau, devant son propre tombeau. Le cube
rent. En effet, la distinction la plus fondamentale tient à est un vide qui nous appelle, un vide qu'inconsciemment
leurs conceptions respectives de l'art contemporain, qui (on pourrait dire virtuellement pour serrer au plus près le
s'opposent radicalement. Pour Marion, l'art contempo- vocabulaire de Didi-Huberman) nous imaginons combler
rain n'accède pas au rang d'icône parce qu'il est incapable de notre vie. Désir de fusion avec la sculpture, comme dans
de "dire la Face". Autrement dit, il ne nous donne accès le cas du mythe de Pygmalion - que Didi-Huberman a
à aucun invisible, il est incapable de mystère. Dans ses traité dans La peinture incarnée 12 - , désir de fusion sacri-
textes, Marion considère certains courants du XXe siècle ficielle même. Donner vie à une statue devient dans ce cas-
-le cubisme, par exemple - comme des "écrasements", ci, pour l'artiste et le spectateur après lui, donner sa vie à
"mises à plat" où "tout est à voir" et rien ne se retient dans une statue.
l'absence? En gros, pour Marion, l'art contemporain est Mais si nous admettons sans trop de difficultés ce thème
un art plat pour cerveaux plats (où le spectateur n'a rien général, comment la mort, ou le vide, ou l'absence peu-
à construire, à mettre en perspective). vent-ils faire de ces sculptures minimalistes des objets
Toujours selon Jean-Luc Marion, la peinture contem- doués de regard et qui me font ressentir comme une pré-
poraine - dont le "naufrage" est, dit-il, inévitable (et même sence? Essentiellement parce qu'une impression de vide,
salutaire) - offre peu de "véritables tableaux"B. L'expression un "évidemment", me met face à une sorte de destin com-
est étonnante, revient souvent: le "tableau véritable",
l'''artiste véritablè', le "vrai peintre", etc. Marion nous livre
7. Jean-Luc Marion, De surcroît. Etudes sur les phénomènes
ainsi des critères "objectifs" qui permettent d'attribuer la
saturés, Paris, P.U.E, 2001, p. 79; Id., La croisée du visible,
valeur "vraie" à certaines œuvres. Quelle forme doit alors op. cit., pp. 36 et sv.
prendre un tableau pour être véritable? Nous le savons, il
8. Ibid., pp. 50 et 74.
doit rendre visible un invisible que Marion appelle l'''invu''.
A partir de ce raisonnement, les œuvres contemporaines 9. Pourquoi Marion écarte-t-ill'art contemporain? Selon Rudy
sont taxées d'idoles parce qu'elles accomplissent la réduc- Steinmetz : « pareille diabolisation de la peinture de notre
tion phénoménologique du donné au visible pur. Or, temps vient, à n'en pas douter, de ce qu'elle participe du vaste
mouvement de libération de l'image et de la laïcisation qui
d'après Marion, si rien de visible ne manque à une image, l'accompagne" (cf. "L'icône du visible", art. cit., p. 119).
c'est que l'invisible y fait défaut. Dans la peinture, et en Quant à Didi-Huberman, il participe justement, dans la
particulier dans l'''art corporel" (Marion ne donne pas plus sphère philosophique, d'une sécularisation évidente des
de précisions sur ce que recouvre pour lui cette expres- concepts propres à l'art religieux (par exemple: l'aura).
sion), la face ne peut advenir. L'art contemporain est une 10. Didi-Huberman a précisément rédigé une monographie
affaire de façade et non de face 9 • Parmi les artistes dont sur le travail de Simon HantaI (Georges Didi-Huberman,
il disqualifie (ou invective) le travail, on trouve: Monet, Lëtoilement. Conversation avec Hantai; Paris, Minuit, 1998).
Matisse, Malévitch, Picasso, Pollock, Hantaï ainsi que les Il aurait long à rétorquer à Marion qui affirme que, devant
artistes conceptuels et ceux qui pratiquent l' arte povera une toile d'Hantaï, « l'œil n'a rien à éprouver» (Jean-Luc
ou l'art minimal (seul le ready-made échappe à cette agres- Marion, La croisée du visible, op. cit., p. 37). On peut lire
sivité, pour des raisons que je ne saurais exposer ici)lO. aussi l'article de Didi-Huberman intitulé "D'un ressenti-
ment en mal d'esthétique", paru dans le collectif L'art contem-
porain en question, Paris, éditions du Jeu de Paume, 1994
Mourir dans un cube repris également dans Les Cahiers du Musée national d'art
moderne n° 43, avril 1993. Cette conférence était une répon-
Pour Georges Didi-Huberman, les œuvres de l'art mini- se à des textes écrits par Jean Molino, Jean-Philippe Domecq
mal américain ne se réduisent pas à de simples "façades" et Marc Le Bot dans la revue Esprit n° 173, juillet-août 1991.
où rien ne se retient dans l'absence. Au contraire, les sculp- Il. Les images liminaires - images du seuil- sont récurrentes
tures de Judd ou de Morris sont pleines de latences qui dans le texte de Didi-Huberman. Voir notamment le cha-
n'apparaissent pas au spectateur trop pressé. Pourtant, elles pitre intitulé: "L'interminable seuil du regard", Ce que nous
ne renvoient pas pour autant à des dimensions divines. voyons, ce qui nous regarde, op. cit., pp. 183-200. L'auteur
On doit donc se demander: Qu'est-ce qui me regarde dans va jusqu'à affirmer que « l'image est structurée comme un
l'objet minimaliste, si ce n'est Dieu ?Didi-Huberman affir- seuil", puisqu'elle est toujours une trame d'espace ouvert et
me que ces œuvres nous mettent face à notre propre mort clos - référence à Heidegger -, puisqu'à la fois elle nous atti-
re (nous ressemble) et nous éloigne (par sa dissemblance et
ou, mieux, mettent en scène devant nous notre propre
son étrangeté). Ibid, p. 192. Sur ce point, voir aussi Jean-
mort. Comme souvent dans ses textes, Ce que nous voyons, Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990,
ce qui nous regarde pousse l'auteur à repenser les liens pp. 45-48. Il y est question d'une "zone intermédiaire entre
anthropologiques de l'image avec les thèmes liés à la mort, la vie et la mort", d'une "déchirure", d'une "phase d'entre-
au deuil, au culte funéraire l1 • Linterprétation de Didi- deux", etc. Lire également: Georges Didi-Huberman, "Dans
Huberman pourra sembler alambiquée, elle est d'ailleurs la lueur du seuil" (1995), Phasmes. Essais sur l'apparition,
transgressive sous certains aspects. Cette thématique du Paris, Minuit, 1998, pp. 204-216.
deuil et de la mort donne un éclairage particulier au mini- 12. Georges Didi-Huberman, Lapeinture incarnée, Paris, Minuit,
malisme. Les œuvres cruciformes de Truitt, les images limi- 1985.

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intitulé roun avec l'objet, « [ ... ] à savoir le destin du corps sem- mal "art Iittéraliste", est très clair à ce proposl9. Lart litté-
hase de blable au mien, vidé de sa vie, de sa parole, de ses mou- raliste, selon lui, « [00.] mise tout sur la forme comme pro-
"Vemenrs, vidé de son pouvoir de lever sur moi les yeux. priété fondamentale des objets et même comme objet à
neêtre Et qui pourtant me regarde en un sens - le sens inéluc- part entière »20. Lobjet n'est plus un élément dans une
:"'ecube table de la perte ici à l'oeuvre» 13. structure de signification qui se déploie autour de lui, il
mment Ce type d'objet me regarde comme un tombeau me ne dépend pas d'un référent qui lui serait antérieur (ou
près le regarderait. Cela me regarde signifie aussi cela me concerne extérieur), mais il vaut pour lui-même.
)mbler en tant qu'homme I4 • Devant un cube noir comme celui de Dans cette perspective, Donald Judd cherchait à créer
le dans Smith, l'homme parcourt un chemin mental qui l'emmè- des objets qui n'inventent pas d'espace ou de temps au-
"mana ne au seuil de la mort. « Le cube de Tony Smith est anthro- delà d'eux-mêmes. Ceci va paradoxalement à l'encontre
1 sacri- pomorphe dans la mesure où il se donne, par sa présenta- de la définition que propose Didi-Huberman de la tem-
ce cas- tion même, la capacité de nous imposer un enchaînement poralité propre aux images (à savoir, pour le dire rapide-
a vie à d'images qui nous feront passer de la boîte à la maison, de ment, l'intrication anachronique de plusieurs temps hété-
la maison à la porte, de la porte au lit et du lit au cercueil, rogènes). Selon Judd, il n'y a aucun temps à découvrir au
thème par exemp l e. »15 " sein de l'image (celle-ci n'est censée renvoyer à rien au-delà
~ peu- :Langoisse que ces oeuvres suscitent peut provoquer chez d'elle-même), temps et espace « [00.] n'existent pas; ils résul-
)bjets le spectateur deux attitudes distinctes que Didi-Huberman tent des événements et des positions »21. Autrement dit,
e pré- appelle: l"'attitude tautologique" et l"'attitude croyan- comme l'a très bien vu Rosalind Krauss, temps et espace
vide, te". Si l'on considère en effet que ces sculptures se pré- ne sont pas ici des conditions préalables « à la visibilité des
com- sentent à nous comme des tombeaux, l'attitude tautolo- événements picturaux - figures, objets dépeints - qui y
gique sera bien différente de celle de l'homme de croyance: apparaissent »22.
« [00.] l'homme de la croyance verra toujours quelque chose
nènes
isible, d'autre au-delà de ce qu'il voit, lorsqu'il se trouve face à face
avec une tombe »16. Devant la tombe, le croyant ne veut 13. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
voir que Dieu. A l'inverse, l'homme de la tautologie est regarde, op. cit., p. 17. On lit dans son dernier ouvrage que
Didi-Huberman n'a pas abandonné l'idée d'un lien théma-
celui qui dit: ce queje vois, c'est ce queje vois '? Et qui sur-
:Zudy tique entre le regard de l'image et la mort, voire même "les
tout veut s'en tenir à ce qu'il voit, un simple cube. Selon morts": « Peut-être l'image de l'art "nous regarde" et "nous
lOtte
cette définition, l'homme de la tautologie refuse de dépas- touche" en ce qu'elle fait venir à la forme et à la figure - c'est-
vaste
1 qui
ser le temps dans lequel il est pris - dépassement qui s'avè- à-dire au détour réminiscent- une image de rêve "voyante"
19). re pourtant nécessaire pour penser sa propre mort: et "touchante" de la substance des morts ». Georges Didi-
1S la
Huberman, Gestes d'air et de pierre, Paris, Minuit, 2005,
« Pas d'intériorité donc. Pas de latence. Plus rien de
des p. 71. Faire l'histoire de l'art revient-elle, comme Didi-
ce "retrait" ou de cette "réserve" dont parla Heidegger
1. Huberman le dit à propos de Warburg, à explorer le temps
questionnant le sens de l'oeuvre d'art. Pas de temps, des fantômes? Il semble que les développements les plus
,hie donc pas d'être - seulement un objet, un "spécifique récents de sa pensée vont en ce sens.
lan, objet". Pas de retrait donc pas de mystère. Pas d'au-
18). ra. Rien ici ne "s'exprime", puisque rien ne sort de 14. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
"ant rien, puisqu'il n'y a pas de lieu ou de latence - un regarde, op. cir., p. 61. Jean-Luc Nancy propose un usage
~uc hypothétique gisement de sens - où quelque chose semblable de l'expression "ça me regarde" : « Ça se tourne
[ire pourrait se cacher pour en ressortir, pour en ressur- vers moi, ça me dévisage et me concerne, c'est mon affaire,
Iti- gir à quelque moment »18. et comme on dit: "ça ne regarde que moi" ». Jean-Luc Nancy,
m- Le regard du portrait, Paris, Galilée, 2000, p. 75, en note.
94 :Lattitude critique vers laquelle tend Didi-Huberman
15. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
trL ne se limite pas à la tautologie. Selon lui, une telle attitu- regarde, op. cit., p. 94.
In- de ne nous donne accès qu'à une "vérité plate" qui se satis-
16. Ibid, p. 25.
cq fait d'elle-même. Or, l'art contemporain, contrairement
Il. à ~e qu'en dit Marion, ne nous oblige en rien à une telle 17. :Lexpression insiste dans tous les textes importants de cette
mise à plat du réel. On peur en dégager une vérité plus période. Ainsi, par exemple, les réponses de Stella à Glaser:
"es
Souterraine, plus retirée, sans que pour autant le "retrait", « Ma peinture est basée sur le fait que seul s'y trouve ce qui
a- .
l e "mystère" ou encore l"'aura", soient des concepts liés à peut y être vu. [.,,] Tout ce qui est à voir est ce que vous
us
Ir . voyez ». "Questions à Stella et Judd (interview de Bruce
l'exercice d'une quelconque croyance. Didi-Huberman Glaser)", Regards sur l'art américain des années soixante, Paris,
n pe~e la ~culpture minimaliste comme un objet très concret Territoires, 1979, p. 58.
:t
maiS plem de latences et qui provoque une ouverture du
sen:'.I l :va ainsi à l'encontre des prétentions des artistes 18. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
regarde, op. cit., p. 35.
aIner~CaIns eux-mêmes, souvent théoriciens de leur propre
travail, qui revendiquaient pour leur art cette attitude 19. Michael Fried, "Art and Objecthood", Artstudio, n° 6,1987,
~a~tolo~ique que Didi-Huberman juge insuffisante. Ce p. Il.
:usant, il emprunte évidemment une voie d'interpréta- 20. Ibid, p. 13.
tlOn trè~ ~ifférente de celle qui domine dans le discours 21. Donald Judd, Ecrits 1363-1330, trad. A. Perez, Paris, Daniel
Sur le minimal'
. lsme d es annees
' SOIxante.
. '"M' anuestement,
'L
Lelong éditeur, 1991, p. 77.
1es artiste " . d
s amencams e cette époque voulaient tendre à 22. Rosalind Krauss, "Sens et sensibilité. Réflexion sur la sculp-
~.ehforme ~e littéralité pure (loin de tout illusionnisme). ture de la fin des années soixante", Regards sur l'art améri-
.. d' al'11 eurs d' appe1er l' art mllll-
IC aelFned , qUI. Ch OISlt .. cain des années soixante, op. cit., p. 110.

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,
Or, Didi-Huberman transgresse ces balises auxquelles tion entre le spectateur et l'oeuvre doit être pensée sur le
tenaient aussi bien Judd que Morris. Il refuse l'attitude mode de l'intersubjectivité.
tautologique qui consiste à ne rien voir au-delà de simples Un exemple peut s'avérer éclairant: Robert Morris,
volumes. Analysant le vocabulaire des théoriciens améri- dans une performance assez courte, a « fait de l'objet une
cains, Didi-Huberman relève qu'ils évoquent « (...] un uni- variable dans une situation »28. Le rideau s'ouvrait sur un
vers de l'expérience intersubjective, donc un enjeu rela- parallélépipède rectangle dressé au centre d'une scène.
tionnel »23. C'estle cas chez Judd lorsqu'il affirme que temps Passaient quelques minutes. Tout à coup, le parallélépi-
et espace sont fabriqués en fonction des événements (des pède s'effondrait sur le sol, dans un grand fracas. En réa-
rencontres) et des positions (de l'objet par rapport au spec- lité (faut-il le préciser), il y avait quelqu'un à l'intérieur,
tateur). Si on lit les textes de Morris, on constate que ses Morris lui-même qui, dit-on, s'est cassé un bras dans la
sculptures invitent explicitement le spectateur à partici- performance. Mais là n'est pas l'essentiel. Une colonne qui
per à l'événement artistique: tombe, c'est un quasi-sujet, même si sa présence, affirme
«L'objet n'est plus qu'un des termes dans la nou- Didi-Huberman, est réduite à la rythmicité élémentaire
velle esthétique. D'une certaine manière, elle est plus (station debout/station couchée). L'oeuvre exposée à
réflexive, parce que l'on a davantage conscience du Los Angeles rappelle cette performance (Robert Morris,
fait que l'on existe dans le même espace que l'oeuvre, Columns, 1961-1973).
qu'on ne l'avait en face d'oeuvres précédentes avec
leurs multiples relations internes ».
Visée de l'objet.
(C'est pour cette raison que tous ces sculpteurs refusent Une intentionnalité inversée?
une division structurelle de l'oeuvre, qui ne doit pas être
composée de "parties" en relation les unes avec les autres Le partage sujet-objet ne semble donc plus pertinent pour
- en ce sens, qu'ils prônent un art "non-relationnel"). rendre compte de l'événement qui nous occupe. Maldiney,
déjà confronté à ce thème du regard que nous porte l'ima-
« 0 n se rend mieux compte qu'auparavant que l'on
ge à propos des mosaïques byzantines, en propose une
est soi-même en train d'établir des relations, pen-
dant qu'on appréhende l'objet à partir de positions explication phénoménologique. Le passage mérite d'être
différentes et sous des conditions variables de lumiè- cité un peu longuement:
re et d'espace »24. «Dans ces oeuvres le visage des choses se donne dans
Il n'empêche que ces artistes continuent de défendre un certain regard qui nous vise. Cet état de choses
s'apparente à l'hallucination. (...] L'objet image joue
une conception littérale de l'objet, qui trouve en lui-même
le rôle de portrait à l'égard d'un autre, mais cet autre
sa signification et qui ne dépend pas à ce point de vue d'un n'est jamais en lui-même (à titre d'objet intention-
référent extérieur. Or, plusieurs commentateurs s'aper- nel absent), parce qu'il se produit à même l'image
çoivent que Tony Smith se démarque de la volonté de lit- un reflux d'intentionnalité. Cependant l'image
téralité qui sous-tend les oeuvres minimalistes de Judd ou capable d'une telle réflexion n'est plus un reflet; elle
de Morris (ce qui, à première vue, ne va pas de soi). L'ana- acquiert une consistance propre, celle d'un soi ana-
lyse que propose Jean-Pierre Criqui en 1987 de l'oeuvre logue à celui de l'enfant dans le miroir. Ainsi nous
de Smith, et en particulier du fameux cube noir intitulé nous hantons nous-mêmes dans ces tableaux selon
Die, n'a pu à l'évidence laisser indifférent Didi-Huberman. les aîtres d'une mise en vue préalable de choses amé-
Les oeuvres de Tony Smith, "muettes comme des tombes", nagées. (...] Selon le schème de l'intentionnalité
inversée qui anime l'immédiateté de l'image, c'est
entraînent« (...] une multitude d'associations de nature
l'objet qui se dirige sur nous dans l'image même,
culturelle ou intime, en une chaîne proliférante et appa- cependant que dans notre visée attentive de l'objet
remment infinie. C'est le contraire d'un objet spécifique, en image, nous nous dirigeons sur lui dans une visée
le démenti absolu et définitifà l'idéologie du whatJOU intentionnelle active que Husserl appelle le regard
see is whatJOU see (...] »25. A partir de là, le "coup de force" du moi sur l'objet. (...] l'image, s'étant emparée du
de Didi-Huberman consiste à montrer que l'ouverture regard, nous regarde et se trouve par là investie d'une
provoquée par Smith appartenait déjà (malgré eux ?) à réalité magique (...]. Partant de l'ambivalence de
l'univers visuel d'un Judd ou d'un Morris. l'objet intentionnel (exposée et critiquée par Husserl)
Je reviens à ma question. Si nous concevons que cer- nous pouvons tenter d'interpréter la réalité magique
taines sculptures minimalistes américaines font effective- de l'image en lui reconnaissant un statut analogue
ment penser à des tombes, d'où vient que Didi-Huberman
leur confère un regard, "humain" de surcroît? L'impression 23. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
d'une présence de l'objet est sous-tendue, même si cela regarde, op. cit., p. 38
paraît difficile à concevoir pour une forme aussi minimale, 24. Robert Morris, "Notes on sculpture", Regards sur l'art amé-
par un anthropomorphisme de l'image (déjà pour Jean-Pierre ricain des années soixante, op. cit., p. 89.
Criqui, si Tony Smith n'est pas représentatif du courant
25. Jean-Pierre Criqui, "Trictrac pour Tony Smith", Artstudio
littéraliste, c'est parce que l'on décèle chez lui un "anthro- n° 6, op. cit., p. 43.
pomorphisme latent ou caché", un "substitut de la per-
sonne"26). Quand il est dit - par lefartistes eux-mêmes- 26. Ibid., p. 44.
que l'objet minimaliste a une "présence spécifique", qu'il 27. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui noUS
est "abrupt, fort, immaîtrisable et déconcertant", il semble regarde, op. cit., p. 39.
acquérir dans la rencontre le statut de quasi-sujet 27 • La rela- 28. Ibid., p. 41.

36
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Robert Morris, Columm, 1961-1973, contre-plaqué peint, chaque colonne: 243,8 x 61 x 61 cm.

à celui des vécus de conscience: elle consiste alors - magiquement, dit-il- être autre chose qu'un miroir
en une unité immanente constituée par projection puisqu'elle suppose une altérité. Quelle est cette altérité?
et introjection de ces vécus. [00.] Mais d'où vient que La question: qui nous regarde dans l'objet, sinon Dieu?
cette unité immanente exerce une fascination qui devient: qui nous regarde dans l'objet, sinon nous-mêmes en
Suppose une altérité? »29
tant qu'autres?
M:aldme:vdéfend ici une conception de l'image comme
d'intentionnalité", où l'objet visé « dirige son regard
». :Limage tiendrait son unité immanente de ce
Du modèle benjaminien
rassemble et s'approprie les vécus de conscience au modèle psychanalytique
nous projetons sur elle. Y a-t-il quelque chose comme Didi-Huberman commence par attribuer à ces oeuvres
renversement de l'intentionnalité dans l'esthétique de un pouvoir auratique, au sens que Benjamin donne à ce
\Jc;ur:ges Didi-Huberman? Une notion comme celle de terme:
Uanl:JISe, par exemple, se pense dans un double sens: à « :Lexpérience du regard porté sur un objet et en
hantise du sujet dans l'oeuvre d'art et hantise de quelque sorte retourné par lui sur le regardant, voilà
d'art sur le sujet. Dans La demeure, la souche, Didi- en quoi consiste ce que Benjamin nomme l"'aura
ipUblernlan laisse entrevoir cette possibilité d'un rabatte- d'une chose". Cette expérience ne va donc pas sans
~~""UL l.le l'état du lieu (de l'oeuvre d'art) sur l'état du sujdo.
va pas sans une certaine apprehension, l'oeuvre 29. Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L'Age
<lIt n' (~taI1t un "double exact du sujet". En ce sens, d'Homme, 1973, p. 223.
l'extrait précité de Maldiney doit attirer notre 30. Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, Paris,
TPr,r.r._ Les difficultés sont telles que l'image semble Minuit, 1999, p. 91.

37
un anthropomorphisme essentiel: "Lexpérience de toute la puissance momentanée. Il faut renoncer à
l'aura repose (...] sur le transfert, au niveau des rap- l'empathie identificatoire et psychologique, celle
ports entre l'inanimé - ou la nature - et l'homme, qui, devant les œuvres d'art, nous ramènerait à notre
d'une forme de réaction courante dans la société "propre" existence, à nos "propres" histoires, à nos
humaine. Dès qu'on est - ou qu'on se croit - regardé, souvenirs d'enfance ou à la forme connue de nos
on lève les yeux" »31. sentiments. Il faut penser une autre empathie: une
empathie de l'impersonnelle chose et de la mémoi-
Etre sous le pouvoir auratique d'une œuvre, c'est sen-
re sans souvenir. De celle qui nous regarde et nous
tir qu'elle nous incite à lever sur elle les yeux. Laura, dans surplombe depuis sa différence souveraine, son étran-
le contexte artistique que commente Didi-Huberman, geté, sa redoutable "non-personne" »38.
est aussi un « (...] pouvoir du regard prêté au regardé lui-
même par le regardant: "cela me regarde" »32. Cette der- Didi-Huberman renonce-t-il effectivement à l'''empa-
nière définition indique bien que l'impression d'être regar- thie identmcatoire" avec l'objet d'att? Il faut revenir quelque
dé par l' objet est suscitée par le sujet qui regarde. Or, peu sur l'idée d'un anthropomorphisme de la sculpture
Didi-Huberman va rapidement laisser place à une lec- minimaliste, qui s'articule autour de la question de la sta-
ture freudienne de la situation, forcé de constater l'étran- ture. Déjà, les premiers objets minimalistes confrontaient
geté à laquelle ce regard de l'objet, même provoqué acti-
vement par le regardant, nous confronte. Cette étrangeté 31. Georges Didi-Huberman, L'empreinte, Paris, Centre Georges
tient à ceci que l'objet renvoie à tout un travail du sym- Pompidou, 1997, p. 55. Cf Walter Benjamin, "Petite his-
bolique qui tisse autour de lui un réseau sémantique com- toire de la photographie" (1931), trad. M. de Gandillac,
plexe (il convoque des images de tombes, de seuils, de L'homme, le langage et la culture, Paris, Denoël, 1971, p. 70;
scènes de deuil, d'aveuglement, de hantise...). Cette "arbo- Id., 'T œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique"
rescence structurale" inquiète la stabilité de l'aspect de (1936), ibid, p. 145. N'est-il pas paradoxal de parler d'aura
pour des œuvres qui n'appartiennent pas à un art sacré et
la sculpture minimaliste 33 . A en croire Didi-Huberman,
religieux? Didi-Huberman insiste sur la nécessité de sécu-
l'aura benjaminienne semble répondre à la notion d'in- lariser (de re-séculariser) certains concepts classiques de
quiétante étrangeté freudienne. En comparant le carac- l'histoire de l'art, pour comprendre quelque chose de l'''effi-
tère auratique de l'objet d'art à l'inquiétante étrangeté cacité étrange" de tant d'œuvres modernes (Georges Didi-
développée par Freud, Didi-Huberman suggère encore Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op.
que ces "formes auratiques" doivent leur caractère mena- cit., p. 112). Pour lui, et il le dit explicitement: «l'absence
çant à ce qu'elles nous placent devant « quelque chose de ou la distance ne sont pas des figures du divin» (Ibid.,
refoulé qui fait retour »34. De la même manière, l'objet pp. 114-115). La distance est nécessaire pour que nous
est unheimlich lorsque apparaît soudain quelque chose éprouvions le pouvoir de l'aura sur notre regard, sa capa-
cité à nous faire lever les yeux.
qui devait rester secret (l'idée de notre propre mort, par
exemple, que l'on voudrait pouvoir tenir dans l'ombre). 32. Ibid., p. 104.
On est donc en droit de voir l'influence du modèle psy- 33. Ibid., p. 106.
chanalytique sur l'analyse que propose Didi-Huberman 34. Ibid., p. 182.
de la rencontre du spectateur avec l'objet minimaliste.
Au fond, ces sculptures dressées face à nous, qui nous regar- 35. Ibid., p. 60.
dent de manière inquiétante, fonctionnent comme des 36. Relisons Minkowski, par exemple: « Il y a entre celui qui
"symptômes" . contemple et la chose contemplée comme un échange inin-
En effet, l'image sera ressentie, pour autant que l'on ne terrompu de contacts réciproques, comme une succession
constante de flux et de reflux allant de l'un à!' autre, si dense
la réduise ni à son immanence pure ni à sa transcendance
d'ailleurs qu'on ne saurait songer à la décomposer en phases
pure, comme une menace. Elle nous menace par ce vide,
distinctes, et c'est ainsi que naît l'impression d'un tout dans
cette perte qu'elle nous présente: « (...] nous sommes regar- lequel le sujet et l'objet se confondent dans un mouvement
dés par la perte, c'est-à-dire menacés de tout perdre et de harmonieux ». Eugène Minkowski, Le temps vécu, Paris, PUE
nous perdre nous-mêmes »35. réchange de regards qui a lieu 1995, p. 60. Cette pénétration harmonieuse du sujet et de
entre l'homme et l'objet qu'il appréhende n'a plus rien d'un l'objet explique, selon Minkowski, l'impression que me
"mouvement harmonieux" (comme celui qu'a parfois décrit donne parfois la chose en face de s'animer et de devenir aussi
la phénoménologie)36. Au contraire, l'artiste minimalis- vivante que moi. Chez Merleau-Ponty, l'ontologie propre à
te a su inventer un lieu qui inquiète notre regard37 . Didi- l'ouvrage posthume Le visible et l'invisible, qui entend dépas-
ser la dichotomie sujet/objet pour penser l'entrelacs, le chias-
Huberman laisse entrevoir une déchirure angoissante entre
me, autrement dit leur texture commune, implique un voir
les deux protagonistes de la rencontre, déchirure résultant plus "général" qui ne serait pas le privilège du sujet visant
peut-être de ce que l'objet nous confronte à ce que la psy- l'objet (ce que Lacan appuie dans: Jacques Lacan, Le sémi-
chanalyse appelle le ça. ridée du Ça qui nous regarde à naire. Livre Xl Les quatre conceptsfondamentaux de la psy-
travers l'image semble d'ailleurs insister dans les textes de chanalyse, Paris, Seuil, 1973, pp. 68 et sv.). Didi-Huberman,
Didi-Huberman, jusque dans La demeure, la souche: se démarquant d'une certaine veine phénoménologique,
ouvre Ce que nous voyons, ce qui nous regarde par un chapitre
« Que la chose me ramène à sa propre existence? Voilà intitulé: 'Tinéluctable scission du voir".
peut-être où passe la tension essentielle. En effet, ce
qui me regarde dans ce que je vois ne me parle pas 37. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui noUS
de mon moi: ce qui me regarde me happe dans un regarde, op. cit., p. 68.
ça dont la chose que je regarde, par nature étrange 38. Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. ciL,
et étrangère, cristallise en son isolement même (...] p. 161.

38
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Robert Morris, Untitled (Box for standing), 1961, 188 x 63,5 x 27 cm.
Sol Lewin, Standing open structure, black, 1964, peinture, bois, acier, 244 x 65 x 65 cm.

hc)m.me avec le problème de sa propre stature39 • La sta- Pas exactement puisque dans ces différentes œuvres,
de l'objet est une dimension qui nous regarde, que même si le renvoi à la stature de l'homme est indiscutable,
objlet :tas:ie "six pieds" et que l'on s'y retrouve parfaitement "anthropomorphisme" et "dissemblance" ne vont pas l'un
s'imaginer six pieds sous terre - ou qu'il soit plus sans l'autre. L'homme n'est tout de même pas un cube.
plus cubique - et que l'on s'en ressente oppressé. Le cube est sans vie, sans voix, sans mouvement, sans visa-
avec ses dimensions physiques propres que le spec- ge et donc sans regard - bien souvent d'ailleurs, les cubes
~ur de la sculpture minimaliste vient hanter ce type de sont peints en noir, autrement dit rendus aveugles. Didi-
qùelle invente, jusqu'à ressentir peut-être de la claus- Huberman affirme que le cube nous met face à une huma-
phobie face à "l'habitation définitive" qui est la mena- nitépar défaut 41 • La dissemblance est, dans le cas des sculp-
.du tombeau. On peut donner quelques exemples de tures qui nous occupent, le résultat d'une abstraction
e confrontation. En 1961, Robert Morris se fait pho- extrême - une dé-figuration.
graphier dans une boite ouverte qui a ses exactes dimen- Sur la question de l'anthropomorphisme, on peut aussi
pns, figé dans une attitude qui n'est pas sans évoquer celle discuter l'interprétation de Didi-Huberman. A nouveau,
Hn cadavre (Robert Morris, Untitled (Boxfor standing),
g1). Quelques années plus tard, comme l'avait fait Tony
39. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
lth avec son fameux cube noir, Sol Lewin réalise une regarde, op. cit., p. 91. Dans un sens qui n'est pas très éloi-
Hct~re géométrique à peu près de la taille et de la sta- gné, Maldiney affirme à propos de la colonne: «Tel est le
F~ d un corps humain (Sol Lewitt, Standing open struc- plaisir pris à la colonne dorique. Jouir de soi en elle c'est
r e, black, 1964). Eva Hesse réalise quant à elle une boîte jouir de son propre "je peux" en tant qu'il est lié à la vertica-
yene qui, par son intérieur tactile, s'éloigne du (pré- lité humaine. [...) Se dresser est le moment inaugural d'une
r;gu) réductionnisme de l'art minimal (Eva Hesse, Acces- existence proprement humaine ». Avènement de l'œuvre, Saint-
~1I, ~967). Cette pièce mérite pourtant notre attention, Maximin, Théétète, 1997, p. 95.
;:lt l anecdote qui lui est liée: en 1968, une première 40. James Meyer, Minimalisme, trad. Richard Crevier, Paris,
.on de l' œuvre a été très endommagée lorsque des spec- Phaidon, 2005, pp. 114-115.
rs SOnt entrés à l'intérieur4o • N'est-ce pas le comble 41. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
"empathie identificatoire" ? regarde, op. cit., p. 101.

39

Eva Hesse, Accession II, 1967, acier galvanisé, tubes en caoutchouc, 78 x 78 x 78 cm, The Detroit Institute ofArts.

il complexifie une première lecture des écrits de Judd. Selon intime, rassurante et familière - ou banale, pour reprendre
celui-ci, il n'est pas question de formes humaines dans la les mots de Judd44 • Michael Fried insistait déjà sur l'im-
pratique de la sculpture qu'il revendique: « Le travail en portance de cette question de la taille des œuvres:
trois dimensions ne suppose pas, en général, que l'on fasse « En fait, être mis à distance de tels objets n'est pas,
appel à des images anthropomorphiques banales. S'il y a je pense, une expérience radicalement différente de
référence de ce genre, elle est isolée et explicite »42. Robert celle qui consiste à être mis à distance, ou envahi par
Morris exprime avec plus de nuances l'ambition minima- la présence silencieuse d'une autre personne. Le fait
liste. Attentifaux dimensions (à la stature) de l'objet, il pro-
pose de rompre avec ce qu'il appelle le mode intime (qu'il 42. Donald Judd, Ecrits 1963-1990, op. cit., p. 18.
oppose au mode public). Plus augmentent les proportions 43. Robert Morris, "Notes on sculpture", art. cit., p. 88.
de l'œuvre, plus diminue son caractère familier 43 • Le mode
44. Une remarque de Fried doit tout de même nous éclairer
public empêche qu'une relation intime s'établisse entre le
à propos de Judd : {( Il est à noter que Judd assimile à de
spectateur et l'objet. Rien n'interdit ddùc de continuer à l'anthropomorphisme le fait que la plupart des sculptures
y voir un certain anthropomorphisme (Morris a réalisé de soient constitués "partie par partie" et sur un mode "rela-
nombreuses pièces aux dimensions humaines), tant que tionnel" ». Michael Fried, "Art and Objecthood", art. cit.,
l'on prend soin de ne pas rendre la situation de rencontre p.12.

40
de tomber à l'improviste sur des objets littéralistes sur lui-même", des reflets. En ce sens, les œuvres contem-
dans des pièces plutôt sombres peut se révéler tout poraines comblent une attente narcissique du spectateur49 .
. --; aUSS1. perturb '
ant, meme .
momentanement» ~
. La critique de Marion n'a rien de novateur. Elle repose
sur l'idée qu'il y a idole quand l'homme veut soumettre
Chez Didi-Huberman, la question de la dissemblance
le divin à ses propres conditions humaines, qu'il pèche
conjugue celle de l'anthropomorphisme. En face de quoi
par anthropomorphisme. Il y a idole quand l'homme veut
(de qui) sommes-nous quand l'art nous fait éprouver cette
réduire l'écart qui le sépare de Dieu. Encore une fois, Didi-
"altération" dissemblante de notre figure? Laltération est-
.i Huberman nous incite à penser, par son analyse de l'art
eUe altérité? Comment finalement penser la relation d'in-
minimaliste, que Marion simplifie ce qui doit être nuancé.
œrsubjectivité qui lie l'homme à l'œuvre d'art? Ne peut-
Nous l'avons assez dit, si les cubes de Morris ou de Smith
on dire que les cubes minimalistes "déchirent" nos certitudes
ont une dimension humaine, ils ne répondent pas pour
et nous inquiètent de ce qu'ils transportent notre conscien-
.1 autant à une attente de l'homme: au contraire ils l'in-
ce "dans le lointain d'elle-même"? Non seulement ces
'~ quiètent, ils déchirent ses certitudes 5o . Par-delà leur visibi-
-
cubes nous mettent face à une certaine altérité, mais parce
.~
lité évidente, ils s'ouvrent aux déplacements de sens et
Qu'ils nous inquiètent, ils nous mettent également face à
aux surdéterminations. Ce sont d'ailleurs des objets qui
f ~ne certaine hostilité. Pour Tony Smith, les boîtes noires
l posent (des) question(s) - aux théoriciens de l'art - sur
sont des volumes "dormants" ou bien "hostiles", comme
leur statut même d'objet d'art.
peut l'être la nuit; ils posent la question d'un "dedans obs-
N'est-ce pas en ce sens que Nancy, dans son livre récent
cur"46. Le chapitre que Didi-Huberman intitule dans son
sur le portrait, indique que la reconnaissance (l'exacte
œxte "Anthropomorphisme et dissemblance" s'achève sur
conformité représentative) doit être distinguée de la res-
ces mots:
semblance: « On pourrait dire que l'une est le narcissisme
« Voilà bien en tout cas ce qu'il reste difficile à pen- du reflet, tandis que l'autre serait la passion - à la fois plus
ser: qu'un volume géométrique puisse inquiéter active et plus passive - d'un rapport à l'autre en soi, ou à
notre voir et nous regarder depuis son fond d'hu- soi comme autre »5'. Voilà comment l'on peut penser l'al-
manité disparaissante, depuis sa stature et depuis térité: les œuvres modernes renvoient l'homme à son autre,
sa dissemblance visuelle œuvrant une perte où le
c'est-à-dire à sa mort, à ses peurs, à son inconscient, à ses
visible vole en éclats »47.
désirs enfouis, etc. Leur fonction n'est pas de rassurer. La
Dans La croisée du visible, Marion avance que les œuvres Figure humaine y est mise en danger, compliquée par l'abs-
contemporaines témoignent d'une obsession de l'homme traction. Les sculptures rninimalistes sont autant de points
pour lui-même et propose de qualifier cette obsession d'interrogation dressés pour nous surprendre.
d"'auto-idolâtrie"48. Les idoles sont pour lui des miroirs
où l'homme ne veut plus voir que des images "modelées Maud Hagelstein

45. Ibid., p. 17.


46. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
regarde, op. cit., pp. 74-77.
47. Ibid., p. 102.
48. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, op. cit., p. 144. Le
terme revient plus loin (cf. pp. 151 et 153).
49. Il faudrait s'interroger sur l'émergence, dans l'art minima-
re liste, des miroirs. On pourrait constater que l'usage du miroir
1- (qui recouvre parfois les faces des volumes), ne comble pas
un besoin narcissique mais qu'il produit au contraire un effet
particulièrement unheimlich.
i,
50. Si Freud accompagne volontiers Didi-Huberman, le rap-
port de ces développements à la psychanalyse lacanienne
ne va pas sans poser certaines questions. D'un côté, Lacan
comprend que je ne regarde jamais ce que je veux voir et
que « [ ... ] le rapport du regard à ce qu'on veut voir est un
rapport de leurre» (Jacques Lacan, Les quatre conceptsfon-
damentaux de la psychanalyse, op. cit., pp. 95-%). Mais d'un
autre côté, il semble considérer que le tableau satisfait et
nourrit l"'appétit de l'oeil" de celui qui regarde (Ibid., p. 105).
Autrement dit, qu'il donne à l'oeil de quoi combler un
manque. Alors que chez Didi-Huberman, l'image s'impose
comme perte Jean-Luc Nancy.
51. Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, op. cit., p. 45.

41
Tristan Trémeau De quelques effets idéologiques.
Le mythe phénoménologique dans l'art
Lucien Massaert Mondrian in 't Gein

Isabel Matos Dias Entrelacs de peinture:


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Carl Einstein Deux lettres au docteur René Allendy

Carl Einstein Abrégé d'une esthétique

ISBN 2-930174-35-8

30,50 EUR
9 782930 174358 47 $ Can

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