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LE TRÉSOR DES HOLLANDAIS

par Odette JOYEUX

UNE longue chevelure blonde qui tournoie dans


le vide, un corps qui tombe des cintres sur la scène
de l'Opéra. Tout le monde hurle : Coppélia!
Coppélia, heureusement, n'est qu'un mannequin
devant paraître dans le ballet que les danseurs de
l'Opéra vont présenter à Montréal. Mais il faut lui
refaire une beauté rapidement car le départ est
proche.
Tout cela est bien étrange, pensent le jeune
Bicou, élève à l'école de danse de l'Opéra, et son
amie Jacinthe. La stupeur des enfants va être encore
plus grande quand ils découvriront que les bijoux de
Coppélia ont disparu.
Des bijoux faux, cela n'intéresse personne. Ce
n'est pas comme le «Trésor des Hollandais », ces
pierres précieuses magnifiques qui viennent d'être
volées et que la police française recherche acti-
vement...

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ODETTE JOYEUX

L'AGE HEUREUX

LE TRÉSOR
DES HOLLANDAIS
ILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE

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DU MÊME AUTEUR

dans « La Galaxie » :


LE TRÉSOR DES HOLLANDAIS

dans les Albums Photos :


L'AGE HEUREUX

dans les Beaux Livres Hachette


LE MONDE MERVEILLEUX DE LA DANSE

dans la Bibliothèque Verte :


COTE JARDIN

© Librairie Hachette, 1969.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE

JOURNAL DE BICOU I 8
LE VRAI ET LE FAUX 29

JOURNAL DE BICOU II 36
BLACK JACK 56

JOURNAL DE BICOU III 63


LA CHASSE AU TRÉSOR 72

JOURNAL DE BICOU IV 81
COPPELIA 107

JOURNAL DE BICOU V 112

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JOURNAL DE BICOU
I

8
JE M'APPELLE Bicou, Bicou Berger. J'ai douze ans et je
suis élève à l'école de danse de l'Opéra. Quand on parle des
rats de l'Opéra tout le monde imagine des petites filles en tutu.
Eh bien, non, moi, je suis un garçon, et les garçons, quand ils
deviennent de grands danseurs, des étoiles, ils sont peut-être
encore plus célèbres que les danseuses. Ils deviennent «
légendaires », comme Vestris, Nijinski ou M. Noureev. Je dis
« monsieur » parce qu'il est vivant, lui. Je le vois de près
quand il vient danser à l'Opéra. Nous rêvons tous de son talent
et de sa gloire. Mais, pour moi, cette gloire me donne des
regrets car je ne peux m'empêcher de penser à mon frère,
Stéphane. Lui aussi, il aurait pu devenir un danseur «
légendaire ». Hélas ! il a eu un accident de voiture. Encore
heureux qu'il ne soit pas mort ! Quel chagrin pour papa et pour
moi. Je ne parle pas de maman, parce que je l'ai perdue alors
qu'elle me donnait la vie. Donc l'accident de Stéphane aurait
pu être tragique. On l'a guéri. Il a l'air comme tout le monde, il
peut même danser, comme dansent des Fred Astaire, des Gène
Kelly, mais jamais plus comme M. Noureev, et ça, c'est
terrible.
A cause de cet accident, mon cher Stéphane est quand
même devenu le héros d'une histoire extraordinaire. Je profite
des vacances pour l'écrire afin de ne pas l'oublier.
Voici donc l'affaire du « trésor des Hollandais ».

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La porte interdite

DEPUIS deux ou trois jours, on ne parlait que du trésor


des Hollandais dans les journaux, à la radio, à la télévision. Un
formidable hold-up, le « hold-up du siècle », disait France-
Soir. Des diamants, des pierres précieuses avaient disparu
entre Amsterdam et Paris. Papa, qui est bijoutier, s'intéressait à
cette affaire.
On en parlait, à la maison, de ce trésor ! et des
diamantaires qui offraient des fortunes pour qu'on les aide à le
retrouver !
Papa, bien sûr, ne pouvait pas rivaliser avec ces
diamantaires de renom international. Il n'a qu'une toute petite
bijouterie. Dans le quartier, les gens viennent acheter chez lui
des cadeaux, des montres et des médailles pour les

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communions ou pour les anniversaires. On trouve aussi chez
nous de l'orfèvrerie argentée, des pendulettes. Ce n'est pas le
Pérou, mais ça brille.
Donc, papa suivait l'affaire du trésor comme on suit un
feuilleton à la télévision. Mais pour moi, ce qui comptait plus
que tout, c'était la perspective de l'examen. Il faut être à
l'Opéra pour savoir ce que l'examen de danse représente. C'est
un événement, une épreuve qui nous remplit de peur et
d'espoir et nous fait travailler, travailler jusqu'à perdre haleine.
En plus, il faut être bien sage car tout compte :
la danse, les études et la discipline. Vous me direz : quel
rapport peut-il y avoir entre un hold-up et l'examen de l'école
de danse, entre les diamants et un rat ? Vous allez voir.

Le trésor disparaît

Ce soir-là, à l'Opéra, on donnait Coppélia. Il y avait dans


le corps de ballet une agitation plus grande qu'à l'ordinaire. Le
lendemain, l'Opéra partait en tournée pour l'Amérique. Ils ont
vraiment de la chance, les « grands », de partir comme ça en
tournée à l'étranger. Vivement que je sois grand pour pouvoir
partir comme eux. Faire le tour du monde en dansant, cela
Jules Verne ne l'avait pas prévu.
On jouait pour la dernière fois le ballet Coppélia. C'est
l'histoire d'un vieux magicien qui essaie de transformer un
mannequin, grandeur nature, en vraie jeune fille. Tout le
monde s'y laisse prendre, sauf Swanilda qui découvre que
cette beauté n'est qu'un automate, une poupée, dont son fiancé,
Franz, avait eu la bêtise de tomber amoureux ! Mais Swanilda
n'est pas bête, elle leur jouera un bon tour... en prenant la place
du mannequin.

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Pour dire au revoir à Paris, chacun voulait danser encore
mieux que d'habitude. Mes camarades et moi, nous ne
voulions pas manquer ça ! Aussi, comme nous n'avons pas le
droit de rester en coulisses, nous nous sommes faufilés dans
les cintres. Les cintres, c'est un endroit merveilleux, tout en
haut de la scène. De là, on domine le plateau d'une hauteur à
donner le vertige. Il paraît que c'est dangereux. Mais, écoutez
un peu. Donc, nous étions dans les cintres. Ça aussi, c'est
défendu... d'ailleurs, tout est défendu aux enfants, à l'Opéra;
alors, on est bien obligé, de temps en temps, d'être un peu
désobéissants, histoire de s'amuser.
Serrés les uns contre les autres, nous étions mieux qu'aux
premières loges et nous pouvions admirer de tous nos yeux ce
qui se passait sur scène.
Nous admirons le vieux magicien, le décor du deuxième
acte, chez Coppélius, les énormes machineries, les cornues
aux gros ventres, les automates drôles comme des clowns,
lorsque apparaît Mlle Desbois, la danseuse-étoile. Elle
interprète le principal rôle, celui de Swanilda, la rivale de
Coppélia. Jacinthe s'est penchée pour mieux la voir. J'ai peur
qu'elle tombe, je la retiens par son tutu. Jacinthe est ma
meilleure amie, un rat comme moi. On s'amuse bien tous les
deux. Elle est très jolie, Jacinthe, et elle danse très bien; elle ne
cesse de faire des progrès. Elle veut faire honneur à Mlle
Desbois qui est sa « petite mère ». A l'Opéra, on peut se
choisir des parents, des « petits pères », et des « petites
mères». Evidemment ce ne sont pas des vrais papas, ni des
vraies mamans.
On les choisit parce qu'on les admire, parce qu'ils nous
conseillent, et aussi pour ne pas se sentir trop perdu dans la
maison. Mon « petit père » est M. Selva, le maître de ballet, un
ami de Stéphane.

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Sur la scène, les danseuses découvrent Coppélia,
sagement assise sur son estrade. Alors, en vitesse, Olympe
Desbois enlève le mannequin, enfile son costume, ses bijoux,
s'assied à sa place et prend exactement la même pose. Bibiche,
une de nos camarades parmi les plus petites, nous pose
aussitôt des tas de questions; elle ne comprend jamais rien
toute seule, il faut tout lui expliquer : « Pourquoi elle se désha-
bille, Mlle Desbois ? - Pour prendre la place de la poupée
Coppélia. - - Pourquoi danse-t-elle comme un automate, Mlle
Desbois ? Pour tromper le vieux Coppélius et reprendre son
fiancé... »
Comme elle est belle ! comme elle danse bien Mlle
Desbois ! Nous ne pouvons pas la quitter des yeux..., le vieux
Coppélius non plus d'ailleurs. Il la trouve si merveilleuse, il
l'aime tant qu'il la couvre de bijoux. Elle en est éblouissante,
brillant de mille feux.

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Pour la première fois, nous voyons le spectacle tout
entier, jusqu'à la fin. Lorsque le rideau tombe, un tonnerre
d'applaudissements monte jusqu'à nous. Notre cœur bat de
joie, comme si ces bravos étaient un peu pour nous.
A cause du départ, il faut vite emballer décors,
accessoires et costumes; déjà les machinistes courent de tous
côtés, comme des fourmis.
Pour nous, il est temps de retourner « en loge ». Au
moment où nous allons quitter notre poste d'observation, voilà
que l'accessoiriste, chargé de Coppélia, apparaît; il a dû
monter directement par l'escalier à vis qui relie la scène aux
cintres, où il vient ranger le mannequin. Nous nous blottissons
dans un coin sombre, serrés les uns contre les autres, retenant
notre souffle. Une chance, il ne nous a pas vus, attentif à bien
fixer le mannequin. Nous attendons son départ. D'en bas
monte la voix de M. Selva, amplifiée par un micro :
« Mesdames, messieurs, merci. La représentation de ce
soir a été parfaite. J'espère que vous danserez aussi bien à
Montréal. Encore merci et à demain. »
Sur la scène, parmi les danseurs et les machinistes qui
s'agitent, je reconnais Stéphane. Il vient de la salle en passant
par la petite porte réservée aux gens de la maison. Il a dû aller
voir le spectacle. Un gros monsieur le suit... Tiens, Stéphane
lève la tête vers les cintres. Est-ce qu'il peut nous voir ?
L'accessoiriste a fini d'amarrer Coppélia; il repart dans les
profondeurs, par où il est venu. Coppélia brille dans la
pénombre, elle est si belle !
Maintenant, c'est la voix de M. Dumontier qui claironne
pour donner les consignes de départ. M. Dumontier est notre
régisseur. Bien entendu, entre nous, nous l'appelons « Dudu ».
Enfin, nous nous décidons à quitter les cintres. Au
moment où nous allons franchir la porte rouge, la porte inter-
dite, je me trouve nez à nez devant qui?... Devant Stéphane.

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Mauvaise surprise. Je ne suis pas fier d'être pris en flagrant
délit de désobéissance. Je l'aime beaucoup, je ne veux pas lui
faire de peine, et il a vraiment l'air très mécontent de nous
trouver la.
« Qu'est-ce que tu fais? me demande-t-il, furieux !
— On ne faisait rien de mal. On voulait regarder, et
comme on n'a jamais le droit de rester dans les coulisses... »
Stéphane me coupe la parole : « Ici, non plus, vous n'avez
pas le droit. »
Je le supplie :
« Ne sois pas fâché, je ne recommencerai plus.
Tu ferais mieux de penser à ton examen ! »
Mon examen, j'y pense, bien sûr, mais je pense aussi à la
promesse de Stéphane : m'emmener à l'Oiseau de Feu.
L'Oiseau de Feu est un cabaret-théâtre, très à la mode, où il
danse depuis qu'il a quitté l'Opéra.
Quitter l'Opéra, voilà le drame de mon frère... Jamais
plus il ne pourra être un grand danseur classique, jamais plus il
ne pourra danser sur la scène de l'Opéra, jamais plus il ne sera
le partenaire d'Olympe Desbois. Pourtant, il n'a pas manqué de
courage après son accident, pour se rééduquer, reprendre
l'entraînement afin de ne pas renoncer tout à fait à sa vocation.
Ainsi il a réussi à créer un ballet d'une forme très moderne et
très originale, paraît-il. Un ballet qu'il donne chaque soir à
l'Oiseau de Feu.
Puisque l'occasion se présente, profitons-en. D'autant plus
que, pour lui aussi, ce sera la dernière représentation, car
demain il part. Comme l'Opéra... Hélas ! lui, ce n'est pas en
tournée officielle avec des ambassadeurs et des hymnes
nationaux ! Mais enfin, il part aussi et, justement, pour
Montréal. Comme ça, là-bas, il retrouvera ses copains, M.
Selva et Olympe.

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« Puisque tu es là, Stéphane, tu m'emmènes, hein ? C'était
promis.
— Non, pas ce soir. »
Pendant que je discute avec lui, Jacinthe et nos
camarades se faufilent dans le couloir où ils m'attendent avec
une certaine inquiétude.
Je suis entêté, j'insiste : chose promise, chose due...
« Pourquoi, pas ce soir ?
- C'est impossible... et puis tu ne le mérites pas !
— Oh! toi aussi tu as fait des blagues quand tu étais petit;
c'est toi qui me l'as dit ! »
D'habitude, il riait, mais là, rien à faire... il ne rit pas !
Tant pis. En moi-même je décide de l'attendre à la sortie,
comme ça, il sera bien forcé de m'emmener.

*
**

Pendant que nous nous préparions dans nos loges,


l'accident a eu lieu. Les machinistes et les accessoiristes
continuaient à préparer tout le matériel. Dudu criait de plus en
plus fort : « Pressons, pressons; tout doit être à Orly dans une
heure, pressons, pressons. » Tout d'un coup, ils ont vu un
corps plonger du haut des cintres, une longue chevelure dorée
tournoyer dans l'air. C'était Coppélia qui s'écrasait sur la
scène... Tout le monde a crié. Il y a eu un affolement général.
M. Selva est accouru et a constaté les dégâts. Pauvre Coppélia,
elle n'était pas belle à voir et elle n'était plus en état de
voyager. Comme on le dit d'un malade gravement atteint, elle
n'était pas transportable. Il fallait la soigner d'urgence. Une
équipe de spécialistes a été chargée des opérations;
accessoiristes, coiffeurs, etc., furent désignés pour passer la
nuit auprès d'elle. Ils rouspétaient bien un peu, mais le

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spectacle avant tout. C'est la loi du théâtre. Le ballet devait
partir au complet, et Coppélia faisait partie de la fête.

*
**

Dans notre loge, je finissais de m'habiller. Jacinthe est


montée dans celle de Mlle Desbois pour lui demander une
faveur. Elle voudrait accompagner sa petite mère à Orly,
comme moi j'avais envie d'accompagner M. Selva.
Aussitôt prêt, je galope dans les escaliers et les couloirs
pour retrouver Jacinthe. Pour aller plus vite encore, je
descends à califourchon sur la rampe; j'adore ça. A l'arrivée,
au pied de l'escalier, je tombe à genoux devant Jacinthe,
couronnée d'un magnifique diadème. Je comprends qu'elle
donne un coup de main à Andrée, l'habilleuse de Mlle
Desbois, pour ranger dans une grande panière des tutus, des
maillots, des chaussons, le coffret aux bijoux... Jacinthe est
tellement mignonne ainsi, avec toutes ces pierreries sur la tête,
que je ne peux m'empêcher de m'exclamer :
« Voilà la plus belle ! »
Elle sourit. Elle rougit. Alors me vient tout à coup l'idée
de faire comme Coppélius. J'imite le magicien de mon mieux,
comme je l'ai vu faire sur la scène tout à l'heure. Je danse
autour d'elle. Je lui offre les bijoux du coffret et je lui passe un
collier autour du cou. Jacinthe est rayonnante. L'habilleuse
ronchonne ! Nous retardons ses rangements. Mais nous, on
s'amuse, on danse et on rit, de tout notre cœur. Un vrai
bonheur.
Hélas ! Dudu nous a surpris et il nous a grondés; il nous a
même menacés de nous enfermer toute la nuit dans le théâtre...
avec le fantôme.

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Nous avons vite remis les bijoux dans leur coffret et nous
sommes repartis à toute allure. Dans notre précipitation,
Jacinthe avait gardé le collier, aussi a-t-il fallu revenir sur nos
pas pour le remettre avec les autres bijoux.
Nous ouvrons le coffret. Incroyable ! Il est vide. Nous
n'avons plus envie de rire et la surprise nous coupe la parole.
Nous réfléchissons et décidons de ne rien dire, car Dudu nous
a vus jouer avec les bijoux; s'il allait nous accuser ! Tout de
même, c'est extraordinaire, comme de la magie. Et si c'était un
coup du fameux fantôme, pour nous prouver qu'il existe et
qu'il ne faut pas se moquer de lui ? Mais non, mais non* ces
événements me font dire des bêtises; d'ailleurs, Stéphane m'a
certifié que les fantômes n'existaient pas, ni à l'Opéra, ni dans
les châteaux écos* sais, ni ailleurs. Alors, où viennent de
passer les bijoux de Coppélia ? Qui les a pris ? Et pourquoi ?
Il vaut mieux que nous retournions dans la loge. En hâte.

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Jacinthe s'est débarrassée du collier en le jetant dans la
panière.

*
**

Dans la cour de l'Opéra, nous attendons la maman de


Jacinthe. C'est elle qui nous ramène en voiture le soir, après le
spectacle.
Jacinthe m'apprend que Stéphane est allé dans la loge
d'Olympe Desbois. Il avait l'air triste, mon frère. Sans doute
parce qu'ils ne danseront pas ensemble à Montréal. Je me
doute qu'il l'aime bien, Mlle Desbois, comme moi j'aime bien
Jacinthe.
Jacinthe a obtenu la permission demandée : rendez-vous
demain matin à dix heures dans la cour de l'Opéra pour
accompagner Mlle Desbois, M. Selva et Coppélia. Ainsi,
même si nous n'allons pas jusqu'au bout, nous aurons un peu
l'impression de faire partie du grand voyage.
D'un coup de klaxon, la maman de Jacinthe nous annonce
son arrivée. Elle me demande si elle me ramène à la maison
comme d'habitude, mais ma décision est prise : j'attends
Stéphane. Elle s'étonne. Elle insiste, me disant que Stéphane
doit être déjà parti. Alors, je lui demande de me déposer à
l'Oiseau de Feu; comme ça, Stéphane sera bien forcé de me
garder avec lui et je verrai son ballet. Jacinthe est un peu
jalouse. Elle serait curieuse aussi de voir ce spectacle
tellement différent de ceux de l'Opéra.
Lorsque nous arrivons devant le cabaret-théâtre, elle
demande :
« Et si on restait avec Bicou pour voir danser Stéphane ?»

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Mais sa maman répond qu'elle doit aller se coucher. Il
s'agit d'être en forme pour l'examen qui a lieu après-demain.
Jacinthe essaie d'insister :
« Mais puisque Bicou a l'autorisation !... Lui aussi il va
passer l'examen.
— Oui, mais Bicou est un homme... »

L'Oiseau de Feu

Devant l'établissement, il y a un portier en uniforme


galonné. Il se précipite pour ouvrir la portière, la casquette à la
main... Je descends. Il est plutôt surpris; évidemment, les
clients de mon âge doivent être rares, mais la maman de
Jacinthe le rassure :
« C'est le petit Berger. Il vient retrouver son frère. Je
vous le confie. »
Par la vitre arrière, Jacinthe me fait des signes en me
criant, un regret dans la voix :
« Amuse-toi bien. Tu me raconteras? A demain! »
La voiture s'éloigne dans la nuit. Guidé par le portier,
j'entre. Curieux et intimidé à la fois car jamais je n'ai mis les
pieds dans un cabaret-théâtre. D'abord, je trouve que cela
manque de lumière et qu'il fait trop chaud. Mais les yeux
s'habituent à l'éclairage indirect et je découvre petit à petit
combien la décoration est riche.
Des garçons s'affairent pour servir des clients qui
semblent tous préférer le Champagne ou le whisky à la gre-
nadine ou au coca. Les dames portent de belles robes,
certaines étalent des bijoux aussi gros que ceux de Coppélia,
mais sans doute plus vrais.

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Dans le fond de la salle, je découvre la scène. Mon Dieu,
qu'elle est petite à côté de celle de l'Opéra. Je me demande
comment Stéphane peut danser un vrai ballet là-dessus !
Un monsieur très élégant qui doit être le patron, M.
Morales, fait signe à une hôtesse. Elle vient vers moi et
m'installe à une table près du bar, dans un coin encore plus
sombre que le reste de la salle. Je pense qu'elle cherche à me
cacher parce que je suis un petit garçon... Décidément, pour
voir un spectacle, il faut toujours que je me cache. A l'Opéra,
pour voir Coppélia, ici pour voir Stéphane !
Mais pour moi, le spectacle a déjà commencé. J'observe
ce qui se passe autour de moi. Une jeune fille vend des fleurs,
une autre des cigarettes, un maître d'hôtel dépose devant moi
une magnifique glace de toutes les couleurs, avec une
montagne de crème chantilly et des raisins secs, arrosés de

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sirop de cassis. De quoi attendre patiemment l'apparition de
Stéphane.
Tout à coup, deux nouveaux clients viennent s'installer au
bar, dans mon dos. Le patron se précipite vers eux en disant :
« Bonsoir, monsieur le commissaire. Que puis-je vous
offrir ?»
Tiens, des policiers, comme Bourre! ou Maigret; pourtant
ils ne leur ressemblent pas. Je me demande ce qu'ils peuvent
bien faire à l'Oiseau de Feu ?
« Je vous offre le Champagne, monsieur le commissaire ?
dit M. Morales. Non, merci, deux bières suffiront. »
Disant ces mots, le commissaire m'aperçoit et fronce les
sourcils. Vite, je baisse le nez vers ma glace.
Et Stéphane ? il n'arrive pas ? Quelle heure peut-il être ?
Près d'une heure du matin, certainement. Maintenant que ma
glace est avalée, je commence à m'impatienter. D'ailleurs, je
ne suis pas le seul, tout le monde attend le début du spectacle :
les clients, les deux policiers et un nouvel arrivant. Je le
reconnais tout de suite, celui-là. C'est le gros monsieur que j'ai
vu avec Stéphane à l'Opéra; il a l'air de bonne humeur, tout
réjoui, il chantonne un air de Coppélia. La caissière le ques-
tionne :
« Alors, monsieur Lulu, c'était beau l'Opéra ?
— Très beau ! ils vont être gâtés au Canada. »
Tout à coup, ce M. Lulu s'aperçoit que le commissaire
l'écoute avec beaucoup d'intérêt... Envolée, sa bonne humeur.
Il n'a pas l'air fier d'avoir été à l'Opéra ! Je ne vois pas
pourquoi.
La danse, le ballet... Stéphane... Mais que fait-il ?
Pourquoi ne commence-t-il pas ?
Enfin, je respire. Le voilà qui arrive : il a l'air nerveux.
Evidemment, lui qui n'aime pas être en retard et qui me dit
souvent : « L'exactitude est la politesse des rois » ! Pour faire

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cette tête-là, j'imagine qu'il a eu un ennui grave. M. Lulu se
précipite vers lui et le débarrasse de son sac, après lui avoir
glissé quelques mots à l'oreille. Quelque chose de désagréable
à en juger par sa mimique... Stéphane court en direction des
coulisses pour se changer.
Le début du spectacle est annoncé. Chacun attend le lever
du rideau. Les musiciens attaquent l'ouverture. Le
commissaire et son adjoint sont toujours au bar et boivent de
nouvelles bières. L'hôtesse m'apporte un jus de
pamplemousse.
Et le spectacle commence.
Quel drôle de ballet ! C'est l'histoire d'un petit garçon qui
aime un oiseau. Le petit garçon grandit, devient un homme, il
voudrait voler et planer comme l'oiseau.
Mais... Il y a vraiment des gens mal élevés. Sans même
attendre la fin, un monsieur se lève et quitte la salle. Est-ce
qu'il ne trouve pas que Stéphane danse merveilleusement ?
Moi, je ne me lasserais jamais de le voir évoluer avec autant
d'aisance. Voilà que les policiers prennent aussi la poudre d'es-
campette. Eux, il est possible que le devoir les appelle.
Heureusement, Stéphane et ses partenaires n'ont rien
remarqué. Ils dansent, envoûtés.
Le ballet se poursuit. Il raconte toute la vie d'un homme.
On comprend très bien. L'école, le service militaire, le
mariage, la guerre ! C'est drôle comme une caricature, mais en
y réfléchissant, c'est plutôt triste. Et toujours cet oiseau qui
représente la grâce et la liberté.
Un grand succès. Le public applaudit très fort. J'ai
retrouvé toute ma joie. Mon cœur bat comme un tambour.
C'est encore plus beau que tout ce que j'ai imaginé. Je suis
certain maintenant que Stéphane est toujours un grand
danseur, plus un danseur classique, mais tout de même un
grand danseur et j'ai hâte de le féliciter.

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Un monsieur se lève et quille la salle.

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Mais je n'ose pas me lever et courir en coulisses sans
avoir payé mes consommations. Je fais signe à l'hôtesse qui
m'a servi, en lui tendant un billet de dix francs... Elle le
repousse en souriant :
« Sauve-toi. Va retrouver ton frère dans sa loge, dit-elle
en m'indiquant la porte des coulisses. »
Des coulisses ! Si on peut dire, quand on connaît celles
de l'Opéra ! En fait, je me trouve dans un minuscule couloir en
zigzag. Sept ou huit portes, sans aucun nom dessus. Comment
faire pour trouver la loge de Stéphane ? Je ne peux tout de
même pas les ouvrir toutes ! L'une d'elles est entrebâillée, des
voix me parviennent. Je vais pouvoir me renseigner.
Je tends l'oreille, je jette un coup d'œil. Le monsieur mal
élevé, celui qui a osé partir tout à l'heure pendant le spectacle,
parle avec M. Lulu. J'espère qu'il n'est pas venu pour critiquer
le ballet de Stéphane... Pas du tout. Ils parlent de bien autre
chose... C'est plus fort que moi, je tends l'oreille davantage.
Pourvu que personne ne me surprenne.
« Ecoute, Kodo, dit M. Lulu, il y a eu un accroc...
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? demande le
dénommé Kodo. Je ne me suis pas donné tout ce mal pour que
les pierres restent en France. Tu devais t'en occuper
personnellement.
Quelle idée aussi de confier ça à un amateur !
— Je te ferai remarquer que l'amateur connaît l'Opéra
mieux que moi.
— Alors, on est à la merci de n'importe qui... Moi j'ai
fait mon boulot, à vous de faire le vôtre. Va me chercher le
patron. »
M. Lulu passe comme une flèche dans le couloir. Sans
même me voir. Il entre dans une autre pièce : la loge de Sté-
phane. Je l'aperçois. La porte se referme à mon nez, pourtant
j'entends mon frère qui discute avec M. Morales. Au-dessus de

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la porte, il y a une lucarne ouverte : une chance pour les
curieux ! Evidemment, je n'ose pas entrer; je préfère attendre,
car j'ai l'impression qu'ils se disent des choses graves et je ne
veux pas les déranger.
« Je sais, je vous dois tout, dit Stéphane à M. Morales.
Vous m'avez permis de remonter sur scène. Mais maintenant,
je refuse de tremper dans ce trafic. J'ai compris... »
Moi, en revanche, je ne comprends rien.
« Mon pauvre petit, je te croyais plus intelligent », dit M.
Morales.
Ça, alors ! Il est pourtant intelligent, mon frère ! Qu'est-
ce qu'il se croit ce Morales ? Et il continue.
« Evidemment, tu es un artiste. »
Ah ! quand même, il se décide à le féliciter !
« Mais maintenant, tu n'as plus le choix. Il faut que tu
ramènes Lulu à l'Opéra, le plus vite possible. »
Là-dessus, la porte s'est ouverte brusquement et M.
Morales, suivi de Lulu, est allé retrouver M. Kodo. J'en profite
pour me glisser derrière eux et je me jette enfin dans les bras
de Stéphane.
« Tu as été formidable ! Tu m'as fait bien rire quand tu
jouais le bébé ! »
Stéphane est heureux de mes compliments, mais il
s'étonne :
« Comment es-tu venu ? »
Alors, je lui avoue mon petit stratagème. Il a plutôt envie
de rire que de me gronder. Mais à ce moment, Lulu revient. Il
entre sans frapper. Aucune éducation ce bonhomme ! Il porte
le sac de Stéphane. Mon frère change de visage. Lulu a un ton
de commandement et de menace :
« Alors, on y va ? »
Stéphane s'est retourné vers moi en disant :

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« Il faut d'abord que je reconduise Bicou.
— Pas question, dit Lulu. On va le mettre dans un taxi.
Nous avons besoin de toi... Il n'y a pas de temps à perdre. »
Stéphane réplique qu'il ne me laissera pas rentrer seul et
qu'ils ont le temps de me raccompagner. Lulu n'a pas l'air
content. Visiblement, je le dérange celui-là.
Nous voilà en route, tous les trois, à travers la ville où
tout dort. Jamais je ne suis rentré aussi tard. Je suis un
noctambule puisque je suis éveillé en pleine nuit. Je suis bien,
blotti contre mon frère. Il croit que je dors. Pas du tout. Je
réfléchis. Je pense. J'essaie de ne rien oublier. Pour pouvoir
tout raconter demain à Jacinthe.
Lulu conduit, Stéphane lui indique le trajet. Le chauffeur
rouspète; il trouve le temps long; il dit que nous habitons au
diable... Si cela ne lui plaît pas, il n'avait qu'à rester à l'Oiseau
de Feu. Nous, on se passerait bien de lui.

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Enfin, nous arrivons. De la lumière filtre à travers le store
de la boutique. Il fallait s'en douter : papa ne dort pas, il est
inquiet. Avant d'entrer, je dis à Stéphane :
« Tu diras à papa que c'est toi qui m'as emmené, hein ?
Puisque tu me l'avais promis. »
Lulu, resté derrière son volant, grogne :
« Fais vite, hein ! Assez de temps perdu pour la famille !»
Ah ! il ne me plaît pas ce M. Lulu ! C'est pourtant
important la famille. La meilleure preuve... notre père, il fait
tout pour remplacer la mère que nous n'avons plus. Ce soir-là,
il a dressé le couvert et un petit souper nous attend. Il connaît
bien notre appétit, papa. Il sait que les danseurs mangent
comme des travailleurs de force. Il a même mis du
Champagne au frais pour fêter le départ de Stéphane. Boire à
sa guérison et à ses succès.
Hélas ! Stéphane n'a pas le temps de souper. Deux doigts
de Champagne et le voilà reparti. Papa est un peu déçu, mais il
comprend. Stéphane est grand maintenant. Il peut faire tout ce
qu'il veut, lui... Il est majeur, il est libre.
Comme c'est dur de s'endormir après une telle soirée ! Il
s'en est passé des choses... Tout cela me trotte par la tête. A
l'Opéra, la chute de Coppélia, le coffret mystérieusement
vidé... A l'Oiseau de Feu, les conversations bizarres que j'ai
surprises; ce M. Kodo qui parlait de « pierres »... Il ne
s'agissait sûrement pas des cailloux dont on fait des routes ou
des maisons ! Pour les bijoutiers, les « pierres », ce sont les
diamants, les rubis, les saphirs, les émeraudes... Alors ?...

28
LE VRAI ET LE FAUX
ou
quand le trésor des Hollandais
se confond avec celui de Coppélia.

29
Bicou va s'endormir sans résoudre les énigmes qu'il se
pose. Il a raison d'être intrigué; il devine un événement grave
et mystérieux... Le petit garçon est déjà plongé, sans qu'il s'en
rende compte, dans une aventure extraordinaire.
En effet, Morales, Lulu et Kodo font partie du gang
international qui a réussi « le hold-up du siècle », comme
disent les journalistes. Ce hold-up qui passionne tant M.
Berger ! La police a raison, te « trésor des Hollandais » est
bien en France. Mais elle ne sait pas encore qu'il est en
transit... qu'il ne fait que passer. Destination l'Amérique, le
Canada, Montréal, comme le corps de ballet de l'Opéra.
L'idée est simple; mais il fallait y penser ! Les bandits ont
imaginé de se servir de la tournée de l'Opéra pour transmettre
le trésor à leurs complices canadiens. II suffit de reproduire les
bijoux de scène de Coppélia, en insérant dans des montures
identiques les « pierres » volées; c'est Kodo, joaillier de son
métier, qui s'est chargé de ce travail. Les copies doivent être

30
ensuite introduites parmi les accessoires de l'Opéra; ainsi, elles
pourront aisément franchir douanes et polices et arriver en
Amérique. Là-bas, il ne restera plus qu'à les reprendre.
Mais on n'entre pas dans l'Opéra comme dans un moulin,
et c'est pourquoi Morales a engagé Stéphane. Il a donné de
nouvelles chances au malheureux danseur. Stéphane, ébloui, a
pu croire que Morales était l'envoyé de la Providence. Il a juré
de se dévouer à lui en toutes circonstances.
Toutes circonstances !
Plein d'illusions, Stéphane se trouve acoquiné à des
bandits. Il est pris dans un piège. D'un côté, son métier, son
avenir, le succès qu'il remporte à l'Oiseau de Feu lui redonne
le courage de vivre. Le revers de la médaille est affreux. On se
sert de lui, on le compromet.
Jacinthe et Bicou ont bien raison d'être intrigués,
Coppélia n'est pas tombée toute seule. Si Bicou a eu la mau-
vaise surprise de voir apparaître son frère dans les cintres, c'est
parce que, menacé par Lulu, Stéphane venait faire l'échange
des bijoux que portait Coppélia. Surpris au moment où il la
dépouillait, Stéphane a précipité le mannequin dans le vide
pour faire diversion et pour protéger sa fuite. De même, le
coffret n'a pas été vidé par enchantement !
Pendant que Bicou s'endort, Stéphane repart avec Lulu,
en direction de l'Opéra. La ville dort encore, l'énorme masse
de l'édifice se dessine dans la la nuit.
Lulu gare la voiture en face des Galeries Lafayette. Le
théâtre, derrière ses hautes grilles fermées, apparaît comme
une citadelle imprenable. Tout est clos, bouclé, verrouillé. Le
seul accès, celui du poste de secours, est évidemment gardé.
Lulu est moins sûr de lui. Stéphane lui indique les
échafaudages qui cloisonnent une partie du théâtre. Il faut
entrer par là. Lulu regarde. Il va falloir monter ainsi jusqu'à la
coupole ! Un vrai travail d'acrobate, « de monte-en-l'air »,

31
précise Stéphane, assez satisfait de sentir l'inquiétude gagner
son compagnon.
Stéphane commence à grimper. Il se hisse avec aisance.
Lulu, maladroit, le suit tant bien que mal. Le danseur va plus
vite; l'autre s'essouffle. Il voudrait respirer. Il prend peur et,
comme il jette un regard derrière lui, le vertige le saisit.
Impitoyable à son tour, Stéphane l'invite à le suivre, plus haut,
plus vite. Ils finissent par atteindre une corniche. Mais ce n'est
pas fini.
Lulu, un peu rassuré, considère l'extraordinaire décor que
forment les coupoles et les toitures.
Ils s'aventurent sur les toits et passent au-dessus d'une
verrière brillamment éclairée de l'intérieur. Sous les vitres, on
découvre le magasin où l'équipe de nuit travaille à la remise en
état de Coppélia. Fascinés, Stéphane et Lulu regardent.
La tête du mannequin a été dévissée. Avec précaution un
spécialiste réajuste dans les orbites vides des yeux d'émail. Un
autre ressoude et huile les articulations. Sur un crâne de gaze
amidonnée, le perruquier rajoute un à un des cheveux qui
brillent comme des fils d'or, et un accessoiriste reconstitue le
diadème brisé.
Enfin, Stéphane a trouvé un passage par l'une des fenêtres
situées sous la grande coupole. Les couloirs, les réserves, les
classes forment un inextricable dédale. Pourtant Stéphane
semble là comme chez lui et il cherche à gagner le magasin
des accessoires.
Bientôt, un nouveau danger les menace, le labyrinthe
résonne. C'est la ronde incessante des services de sécurité. Un
pompier circule, une torche électrique à la main. Il vérifie la
fermeture des portes, les postes d'appel. Stéphane et Lulu
fuient, se réfugient dans la loge d'Olympe.
Un bruit de pas résonne dans le couloir. Stéphane éteint
la lampe; il écoute. Le pompier poursuit sa ronde. Les deux

32
hommes s'aperçoivent qu'ils ont laissé la clef sur la porte de la
loge. Si le pompier la remarque, ils sont perdus...
Après avoir dit à Lulu d'éteindre sa cigarette, Stéphane
prend le sac et, par la fenêtre, se glisse à l'extérieur en
s'agrippant aux échafaudages. Lulu veut en faire autant ! Mais
il recule, horrifié. Le vide lui fait peur. Pris au piège, il se
cache derrière le rideau de douche.
A l'extérieur de la loge, le pompier a vu la clef. Il entre,
jette un regard circulaire. L'odeur du tabac attire son attention.
A la lueur de sa torche, il découvre, sur le guéridon, la
cigarette encore tiède. Il réfléchit : dans la loge rien de
suspect. Il va repartir, mais le courant d'air fait battre la
fenêtre. Intrigué, effleuré d'un soupçon, il s'en approche et
regarde. Il se penche... A proximité, il découvre une silhouette
qui semble accrochée sur le vide.
Avant qu'il ne puisse appeler ou faire un geste, Lulu a
bondi derrière lui, arrachant dans son élan le rideau de la
douche. Il s'abat sur le pompier, l'enveloppe, le fait tomber à
terre. Etouffé, aveuglé, l'homme se défend avec vigueur. Il a
entraîné l'agresseur dans sa chute. Lulu a du mal à se dégager,
et cette fois, à bout de souffle, il sort son revolver...
« Non, pas ça ! » crie Stéphane qui repasse la fenêtre.
Son intervention arrête le gangster qui se contente d'assener un
violent coup de crosse sur la tête du pompier. Puis, Lulu
s'applique à le ligoter et le dissimule dans le cabinet de
toilette.
Les conséquences de l'aventure apparaissent à Stéphane
sous leur jour véritable. Il y a eu agression, et Lulu est armé.
La mort dans l'âme, Stéphane se voit contraint d'aller jusqu'au
bout de sa mission, il ne peut plus reculer car Lulu devient
menaçant. Stéphane est obligé de le conduire au plus vite vers
le magasin des accessoires.

33
Les réparateurs ont terminé leur travail. L'atelier est
désert. Coppélia a retrouvé sa belle apparence, elle ressemble
à un personnage fantastique et mystérieux. Ils vont enfin
pouvoir opérer tranquillement. D'abord, ils échangent colliers,
bracelets, bagues, et diadème sur Coppélia. Ensuite, ils retrou-
vent le coffret vide et le remplissent avec le reste des joyaux.
Dans le sac, il ne reste plus que les bijoux du théâtre, le «
trésor de Coppélia », un trésor sans valeur, tout juste bon à
faire illusion.
Pendant leur travail, le transistor oublié par l'équipe
diffuse les premières informations :

Disparu entre Amsterdam et Londres, et recherché par


toutes les polices, le fameux trésor des Hollandais est
certainement en France. On a découvert, abandonné, un
camion de transport de tulipes qui a servi au passage des
trafiquants. Les malheureux camionneurs, ficelés, bâillonnés,
gisaient sous des centaines de fleurs!

*
**

Stéphane et Lulu ne cherchent pas à entendre ce qu'ils


savent mieux que personne : ils fuient dans le dédale des
couloirs.
Cependant, les pompiers recherchent leur camarade
disparu. Ils fouillent le théâtre, l'appellent. Leurs voix reten-
tissent, semblent poursuivre les coupables qui fuient par les
coulisses. Ils traversent l'énorme salle qui dort ensevelie sous
des housses. Ils se faufilent dans les escaliers d'honneur.
Lulu s'énerve. Ce diable de théâtre est un véritable
traquenard avec ses grilles hermétiquement closes. Est-ce

34
qu'ils ne pourraient pas fuir par les souterrains à la nagé? Il
paraît qu'il y a un fleuve là-dessous ?

Mais Stéphane sait que la seule issue maintenant est la


porte, celle de la cour; elle s'ouvre à huit heures. Il faut
attendre et profiter d'un moment favorable pour s'échapper
sans être vus.

35
JOURNAL DE BICOU
II

36
Un attentat à l'Opéra

LE LENDEMAIN MATIN, j'arrive bon premier à l'Opéra. La


voiture de M. Dumontier est déjà là. Sur le sol, la panière
ouverte attend Coppélia. Coppélia, est-elle réparée ? Oui.
Justement voilà Dudu qui la porte dans ses bras avec un
sourire triomphant. Mme Andrée, l'habilleuse, le suit les bras
chargés de paquets. Au même moment, M. Selva et Mlle
Desbois descendent d'un taxi.
Aussitôt, Mlle Desbois monte avec Andrée dans sa loge,
pour aller chercher d'autres valises, tandis que M. Selva
s'occupe avec Dudu de l'emballage de Coppélia. Ils la
déposent délicatement dans la panière.
Posée sur les jupons de Mlle Desbois, elle est comme
dans un berceau. C'est vraiment joli !

37
Jacinthe arrive à son tour. Juste à temps pour admirer
Coppélia avant que le couvercle ne soit rabattu.
Mais quand ils veulent installer la panière à l'intérieur de
la voiture, impossible. Dumontier décide :
« Mettons-la sur le toit. »
Heureusement, il y a une galerie. Et hop ! la panière
rouverte, Coppélia ressortie; il la donne à Jacinthe en disant :
« Tiens, c'est de ton âge; joue à la poupée. »
C'est vraiment drôle, Coppélia est deux fois plus grande
que Jacinthe !
Puis, il dépose le coffret à ses pieds. Jacinthe me regarde.
S'il l'ouvre ? Je me demande ce qu'ils feront sans les bijoux...
Mais si on dit que le coffret est vide, c'est sur nous que tout va
retomber.
La panière est sur le toit. Dudu commence à l'attacher,
aidé de M. Selva. Quand tout à coup, l'habilleuse arrive en
hurlant :
« Monsieur Dumontier, monsieur Dumontier, venez vite !
Un drame dans la loge de Mlle Desbois... Le pompier, le
pompier... »
Dudu l'interroge :
« Quoi, le pompier ? - Assommé ! »
Dudu se précipite, suivi de tout le monde, sauf Jacinthe,
la pauvre, qui reste avec le mannequin sur les bras.
Dans la loge de Mlle Desbois, ce n'est pas beau à voir. Le
pompier est allongé, la tête sous la douche, ficelé comme une
momie.
Après avoir palpé le pompier, M. Dumontier annonce :
« II est vivant. Appelez Police-Secours. Vous, partez
avec ma voiture, il ne faut pas manquer l'avion. »
Dudu a raison, il ne faut pas manquer l'avion. M. Selva
redescend, je le suis à toutes jambes.

38
Je commence à raconter l'affaire du pompier à Jacinthe
qui est toute drôle en m'écoutant et qui s'écrie :
« Je sais, je sais... ce sont des voleurs ! »
L'habilleuse a entendu et elle s'en mêle :
« Des voleurs à l'Opéra ? »
Mais Jacinthe s'entête :
« Oui, des voleurs. Je viens de les voir se sauver. Ils ont
volé les bijoux. Ils ont volé les bijoux de Coppélia, le coffret
est vide. »
Andrée se baisse et l'ouvre. Il est plein. Rageuse, elle
prend le mannequin des bras de Jacinthe :
« Tu crois qu'il n'y a pas assez d'histoires comme ça, il
faut encore que tu en inventes, maintenant ! »
Coppélia a repris sa place dans la panière, le coffret est à
ses pieds. Tout le monde embarque. Jacinthe et moi montons
derrière, enfouis au milieu des valises et du fouillis.
Mais l'histoire du coffret trotte dans la tête de Jacinthe, et
elle ne peut s'empêcher d'en reparler. J'ai du mal à la faire
taire, elle insiste :
« Le coffret était vide hier, hein, Bicou ? »
Qu'elle est bavarde, Jacinthe !
Plus un instant à perdre ! M. Selva le sait bien. Il fait du
slalom, comme Killy, entre les voitures. J'ai mal au cœur,
Jacinthe aussi. Mlle Desbois s'inquiète :
« Ne va pas trop vite, la panière bouge dans les virages; il
ne faudrait pas la perdre... »
Les quais, porte d'Orléans, l'autoroute du Sud; de plus en
plus vite, nous approchons. L'heure du départ aussi. Une vraie
course contre la montre, qu'il faut gagner coûte que coûte.
Enfin l'embranchement d'Orly est en vue.
A ce moment, un bout de corde se balance devant le pare-
brise. Tout le monde crie :

39
« La panière, la panière ! »
En effet, la panière commence à glisser du toit sur la
route. Juste retenue à la galerie par un bout de corde, elle
semble courir derrière la voiture.
Dans l'affolement, M. Selva manque l'embranchement
qui conduit à l'aérogare. Il veut se rabattre, donne un brusque
coup de volant et perd le contrôle de la voiture qui va capoter
dans le fossé. Catastrophe !
Impossible de sortir. Je suis enseveli sous les valises.
Olympe Desbois est assommée par l'émotion, Jacinthe san-
glote, quant à M. Selva, il laisse échapper quelques jurons.
Mais un miracle se produit ! Stéphane, suivi de Lulu, se
précipite pour nous extraire de la voiture. Je peux dire qu'ils
sont accueillis comme des sauveurs !
Nous étions tout blancs ! Mais nous devenons verts
lorsque nous constatons les dégâts : Coppélia, la pauvre, a été

40
éjectée sur le macadam; de la panière s'est échappé tout un
fouillis... et le coffret a semé une traînée de bijoux sur la route.
A chacun sa besogne.
M. Selva laisse Stéphane s'occuper d'Olympe, pour se
précipiter vers Coppélia qui, décidément, n'est pas dans ses
bons jours.
M. Lulu rassure et console Jacinthe. Puis avec l'autorité
d'un agent de police, il arrête les voitures pour qu'elles
n'écrasent rien. Son dévouement me surprend... Je me suis
peut-être trompé sur son compte. 11 a l'air vraiment gentil. Il
aide même Jacinthe à ramasser les bijoux et à les remettre
dans le coffret.

Les anges de la route

Mais nous gênons la circulation. Un embouteillage


commence à se former. Des coups de klaxon impatients reten-
tissent. Ce tintamarre est interrompu par les sirènes de deux
motards qui arrivent vers nous.
M. Lulu colle le coffret dans les mains de Jacinthe et se
dirige rapidement vers sa voiture. Mais le motard s'adresse à
serrer, c'est vite dit ! C'est déjà pire que dans le métro à six
heures du soir.
Et la panière, où la mettre ? Il n'y a même pas de galerie
sur le bolide de M. Lulu. A nouveau, Stéphane décide :
« Reste là, Ludovic. Tu amèneras la voiture à Orly avec
la dépanneuse et aussi la panière. »
En voiture ! M. Selva et Stéphane à l'avant. Olympe se
fait toute petite entre eux. Derrière, Jacinthe et moi, toujours
engloutis sous les paquets. Nous sommes au complet ? Et
Coppélia ? On allait l'oublier. Il n'y a plus de place pour elle;
c'est que ce n'est pas une poupée Barbie !

41
En avant, pleins gaz

42
Au motard d'avoir une idée lumineuse. Il attrape
brusquement Coppélia par la taille, saute sur son engin et
installe le mannequin en amazone devant lui. En avant, pleins
gaz. A grand renfort de sirène, il nous ouvre la route, comme
aux personnalités officielles.
Notre arrivée fait sensation. Ce n'est pas tous les jours
qu'un motard enlève un mannequin, et ouvre la voie à une
danseuse-étoile ! Il faut voir les visages ébahis des voyageurs
devant cette course éperdue, singuliers voyageurs et drôlement
chargés !
Dans le hall de l'aérogare, les haut-parleurs lancent des
appels :
« Allô ! Allô ! M. Selva et Mlle Desbois, de l'Opéra, sont
attendus pour le vol 09 à destination de Montréal.
Embarquement porte 51. On demande M. Selva et Mlle
Desbois de toute urgence à l'embarquement. »
En vitesse, les retardataires se dirigent vers les guichets.
Jacinthe, Stéphane et moi, nous suivons avec les bagages. Le
motard, au bas des escaliers mécaniques, rend Coppélia à M.
Selva, comme à regret.
Une hôtesse guide les voyageurs vers la douane et les
contrôles de police. Les formalités sont expédiées en vitesse.
Avant de passer le portillon, Mlle Desbois embrasse fort
Jacinthe et lui reprend le coffret. M. Selva porte toujours le
mannequin.
Après avoir traversé la piste en courant, ils escaladent la
passerelle. Les photographes et les reporters en usent de la
pellicule! Coppélia passe de main en main pour monter dans
l'avion. Une dernière photo : directeur de la danse, étoile,
poupée, coffret, tutus. On verra tout cela demain dans les jour-
naux. Les policiers sourient : on n'a pas tous les jours
l'occasion de s'amuser en service commandé.

43
Je bavarde avec Stéphane derrière les grandes vitres.
Brusquement, Jacinthe nous abandonne et file vers l'une des
portes d'entrée. Nous la suivons.
Les deux poings sur les hanches, elle est en train de
guider de la voix les manœuvres de la remorqueuse qui
ramène la voiture de Dudu, cabossée de partout, un phare
écrasé. La calandre tordue semble exprimer une grimace de
douleur. Et la grimace de Dudu lorsqu'il va voir son carrosse
dans cet état !
M. Lulu est auprès de Jacinthe. Nous les rejoignons.
Immédiatement, il questionne :
« C'est parti ? »
Rassuré par un signe de tête de mon frère, il pousse un
profond soupir de soulagement. Puis, d'un pas décidé, va
ouvrir le coffre de sa voiture d'où il sort le sac de Stéphane.

44
Jacinthe lui fait remarquer :
« Tiens, vous avez retrouvé la clef de votre coffre ? Vous
aviez dit que vous l'aviez perdue ! »
Il ne daigne pas répondre, mais je l'entends qui
marmonne entre ses dents :
« Elle commence à m'agacer, cette mouflette ! » Et, dans
le coffre, il prend le sac noir et le passe à Stéphane.
Je suis intrigué. Le sac paraît très lourd. Pourquoi Lulu a-
t-il menti ? Pourquoi n'a-t-il pas voulu ouvrir le coffre tout à
l'heure devant les motards ? Je demande à Stéphane si ce sont
ses affaires de danse, s'il n'a pas d'autres bagages. Coupant
court à la discussion, un porteur s'adresse à nous en désignant
une panière marquée « Opéra-Montréal », et posée au beau
milieu du trottoir.
« Qu'est-ce qu'on fait de ça ? »
Lulu s'en fiche, mais Jacinthe intervient :
« II faut absolument que ça parte aussi. Ils en auront
besoin et puis, c'est la couchette de Coppélia. »
Le porteur, obéissant, emporte la panière en direction de
l’enregistrement; nous suivons, sauf Stéphane qui dit à Lulu :
« Tu t'en occupes. Je vais téléphoner. »
Alors que nous traversons à nouveau le hall, Jacinthe me
dit :
« Ce sac noir, je l'ai vu ce matin. Il passait dans la cour de
l'Opéra ! »
Ma première réaction est de lui demander :
« Avec Stéphane ? »
Je respire lorsqu'elle me dit n'avoir vu que le sac; mais au
fond de moi, un doute vient de naître. Comme un automate, je
suis en direction de l'enregistrement où Lulu, avec un grand
sérieux, accomplit déjà l'expédition de la panière. Pendant
qu'un employé remplit des liasses de papiers de toutes les

45
couleurs, Jacinthe, très excitée, bavarde avec des airs de
conspirateur.
« Vous avez vu, tout à l'heure, sur la route, après
l'accident? Il y avait plein de bijoux dans le coffret de
Coppélia. Eh bien, hier, on les avait volés! »
M. Lulu, le visage crispé, bredouille :
« Des bijoux volés ? Ce n'est pas possible, ma petite fille.
Il faudrait être idiot pour voler des trucs sans valeur. »
Pendant que l'on colle des étiquettes sur la panière, elle
demande avec beaucoup d'autorité :
« Quand est-ce qu'ils la recevront à Montréal ?
— Demain dans la journée. Toi aussi, tu es du voyage ?
Tu veux qu'on t'expédie avec ? »
En disant « chiche », Jacinthe plonge la tête la première
dans la panière. M. Lulu ne rit pas du tout; il change même de
couleur lorsque Jacinthe ressort comme un diable, en tenant un
collier et une énorme bague restés accrochés dans le tulle d'un
tutu.
« Regardez, regardez ce que j'ai trouvé ! Cela a dû
tomber du coffret. Le coffret... »
Elle bondit vers le portillon des départs, criant, suppliant :
« Le collier de Mlle Desbois, le collier du deuxième
acte ! C'est à l'Opéra, il faut le leur donner. »
Une hôtesse répond à ses appels et court vers la piste
d'envol. L'échelle est déjà retirée, le Boeing roule, s'éloigne.
Ses moteurs tournent de plus en plus vite. Trop tard. L'hôtesse
baisse les bras et fait demi-tour. L'Opéra est parti.
C'est alors que je remarque Stéphane qui sort d'une
cabine téléphonique, le visage défait. Qu'a-t-il encore ? Une
mauvaise nouvelle ? Il devrait pourtant être content de partir
danser en Amérique. Moi, je l'envie beaucoup...
Regardant Stéphane bien en face, je lui demande :

46
« Qu'est-ce que tu as, mon vieux? Tu es triste, tu as l'air
malheureux ? Tu regrettes de ne pas voyager avec Olympe ?
Ce n'est pas grave, tu vas la retrouver là-bas ! »
Stéphane ne répond pas, je continue :
« Tu peux bien me dire à moi ce qui ne va pas; je ne suis
plus un bébé, tu sais! Je te comprends, moi, je n'aimerais pas
quitter Jacinthe. »
Il me sourit et, entourant mes épaules de son bras, il me
fait ses adieux. Je l'embrasse.
« Bon voyage, Stéphane. Surtout écris-moi. Je te souhaite
un grand succès. A bientôt. »
Et nous nous séparons.
Où est Jacinthe ? Là-bas avec l'hôtesse qui est revenue
dans le hall et qui lui rend les bijoux. Qu'est-ce qu'on va en
faire ? Chacun a son idée, et même M. Lulu, toujours prêt à
donner des conseils. Il propose de faire un paquet et de

47
l'expédier par la poste. A quelle adresse ? Il a l'air de croire
qu'en mettant simplement « Mlle Desbois, Opéra de Paris,
Montréal », le paquet arrivera. Non, nous préférons le donner
à M. Dumontier. Ce n'est pas un collier de plus ou de moins
qui empêchera Olympe de danser !
Au revoir, M. Lulu. Au galop nous nous dirigeons vers
l'autocar qui va nous ramener à Paris. Avant de grimper dans
le car, Jacinthe cherche de la monnaie dans son cabas pour
prendre son billet. Pour avoir les mains libres, elle passe le
collier à son bras.
La voiture de M. Lulu vient s'arrêter tout près d'elle.
Galamment, il lui propose :
« Venez, je vais vous ramener à Paris, vous serez plus
vite arrivée. »
Je me dis, ça c'est une aubaine ! Mais Jacinthe refuse. M.
Lulu a l'air très étonné qu'elle ne veuille pas. Jacinthe est une
fille très raisonnable et très prudente, elle lui répond :
« Non, monsieur, merci. Maman m'a défendu d'aller avec
des gens que je ne connais pas. »
II insiste, mais rien à faire. Sa maman a défendu, n'en
parlons plus. Jacinthe hausse les épaules, tourne les talons et
me dit :
« Alors, tu rentres avec lui, ou avec moi ? décide-toi ! »
Bien entendu, je préfère la compagnie de Jacinthe à celle
de M. Lulu.
Après le car, l'autobus et enfin nous débarquons à
l'Opéra. Dans la cour, une voiture de police. Il doit y avoir une
enquête pour l'affaire du pompier. On va peut-être apprendre
des choses !
A côté du concierge, un agent est en faction.
« On ne passe pas, les enfants, nous dit le concierge.
Aujourd'hui l'Opéra est aux policiers. »

48
Jacinthe plonge la main dans sa poche et présente le
collier et la bague.
« C'est à Mlle Desbois; elle les a perdus à Orly. Ce sont
des bijoux qui servent dans Coppélia. »
Mais le concierge est comme l'agent de police, il se fiche
pas mal des bijoux de Coppélia. La preuve, c'est qu'il nous dit:
« Eh bien, pour aujourd'hui, vous pouvez les garder; on
ne vous les volera pas, allez ! Vous les rapporterez demain. »
Puisque c'est comme ça, on les garde.
Allons aussi à notre cours particulier.

Le cours particulier

C'est jeudi aujourd'hui. Mais pour les enfants de l'Opéra,


il n'y a pas de jeudi qui tienne et nous devons prendre des
cours de danse tous les jours. Quand on danse, il ne faut
jamais s'arrêter, même les étoiles ne connaissent pas de repos.
Si on s'arrête, on se « rouille », tous les efforts sont à
recommencer, tous les progrès sont perdus. Ce n'est pas le
moment de se rouiller à la veille de l'examen ! Il faut travailler
plus que jamais; d'ailleurs, quand on aime la danse, le travail
est un plaisir. La semaine est une grande récréation, et
seulement le dimanche on s'ennuie.
Donc en route pour le cours de M. Costelli. Main dans la
main, nous voilà partis. Tout en marchant, Jacinthe fait
tournicoter le collier autour de son poignet. Il brille de mille
feux.
Le cours particulier est tout près de l'Opéra, rue
Meyerbeer, sous le cinéma Paramount. On dégringole les
escaliers qui conduisent aux sous-sols. C'est un étrange dédale
de grosses tuyauteries et de bouches d'aération. Un endroit
merveilleux pour jouer à cache-cache. Comme on est en
avance, on en profite pour faire une petite partie. Quelques

49
camarades se joignent à nous. Pour étonner les copains
Jacinthe se pare des bijoux de Coppélia, et nous dansons
autour d'elle en riant. Quand, tout d'un coup, une grosse main
poilue s'abat sur l'épaule de Jacinthe; nous poussons un
hurlement.
Qui est là, devant nous ? M. Lulu. Encore lui !
Il nous dit, l'air embarrassé, qu'il vient inscrire sa nièce au
cours de danse. Nous l'expédions au professeur. D'ailleurs, fini
de jouer maintenant.
Notre leçon va bientôt commencer.
Tandis que Lulu parlemente avec M. Costelli, nous nous
rendons dans les loges. Moi chez les garçons, Jacinthe chez les
filles. Il faut revêtir notre tenue de danse. Le temps d'enlever
les chaussettes et les pulls, les polos et les canadiennes, et
d'enfiler le long collant noir et le maillot blanc réglementaires.
Puis, bien sûr, les chaussons. Pour les garçons, des petites
pantoufles de peau noire, avec une semelle étroite comme une
lame. Pour les filles, du satin rosé et des bouts rembourrés qui
sont comme des instruments de torture. On ne se met pas sur
les pointes sans souffrir et Jacinthe a toujours mal aux pieds,
Mlle Desbois aussi d'ailleurs. Il y a même des danseuses qui
s'enveloppent les doigts de pieds avec des escalopes; la plupart
du temps, elles mettent plutôt du coton.
Une fois prêt, je retrouve Jacinthe et les autres filles. Leur
tenue est très jolie. Ce n'est pas le beau tutu qu'elles ne portent
que dans les grands ballets classiques, mais des collants rosés
et une sorte de maillot de bain bleu ciel bordé de volants
comme une petite jupe. Elles doivent relever leurs cheveux et
les tenir avec un ruban bleu également.
Au cours particulier, les parents ont le droit de venir. Il y
a toujours des mamans et quelquefois des pères qui viennent
voir nos progrès.

50
M. Costelli est un professeur formidable. C'est lui qui a
formé Stéphane et il n'a pas que des enfants comme élèves, on
rencontre aussi beaucoup d'étoiles qui viennent travailler sous
sa direction.
On choisit les professeurs des cours particuliers, comme
les petits pères et les petites mères de l'Opéra, suivant nos
goûts et notre cœur.
Au cours particulier, on peut travailler avec des élèves de
niveau différent. Devant les meilleurs, on voudrait rivaliser;
devant les petits, on cherche à se faire admirer. Tandis qu'à
l'Opéra, chacun dans sa classe et pas de mélange.
M. Costelli a fait asseoir M. Lulu parmi les parents, pour
qu'il puisse juger du cours et en parler à sa nièce ! Si elle
ressemble à son oncle, elle ne doit pas être très douée... mais

51
je suis méchant, et ce n'est pas parce que l'on dit : tel père, tel
fils, que l'on peut dire tel oncle, telle nièce.
M. Costelli a pris son bâton. Nous, nous sommes déjà
tous en place à la barre. Le pianiste plaque deux accords et la
leçon commence.
La barre dure une demi-heure, ça vaut le bain de vapeur.
Quand on a bien fait les exercices à la barre, on ruisselle. Mais
l'entraînement est indispensable. Depuis les plus petits jus-
qu'aux plus grands, tous les danseurs doivent se plier à la
discipline de la barre.
Je m'applique de tout mon cœur. La perspective de
l'examen décuple la volonté. Je crois que M. Costelli est
content de moi car il ne me lâche pas.
II est très sévère. Dans la danse, plus un professeur est
sévère, plus c'est encourageant. Ça prouve qu'il s'intéresse à
vous.
A l'exception de la barre et de l'adage que tout le monde
exécute ensemble, la leçon comporte des exercices que nous
exécutons deux par deux, ou quatre par quatre, par exemple :
les sauts, les tours, la batterie, les manèges. Quand c'est à mon
tour de souffler, je ne peux m'empêcher de regarder M. Lulu.
C'est drôle, il transpire autant que nous. Il a reculé sa chaise et
il me semble qu'il essaie de s'approcher de la porte de la loge
des filles qui est restée à moitié ouverte. Je peux voir la robe à
carreaux de Jacinthe, qui est accrochée un peu n'importe
comment, les bijoux de Coppélia déforment sa poche.
M. Lulu tend la main vers cette poche. Il veut peut-être y
faire rentrer tous les bijoux. Mais il prend une tape sur la
main. Bien fait pour lui ! C'est une grande qui se change dans
la loge et qui a dû trouver que ce monsieur avait bien du
toupet ! Vlan, elle claque la porte.

52
Pour terminer la leçon : révérence générale au professeur.
Nous, les garçons, les talons joints, la main droite posée sur le
cœur, nous nous inclinons cérémonieusement. Quant aux
filles, c'est le moment d'exécuter la fameuse révérence, aussi
difficile qu'un exercice de virtuosité.
Voilà, la journée est finie. Il faut rentrer chez nous, où
nous avons des devoirs. J'espère que papa pourra m'aider pour
mon devoir de chimie. Il est très calé en chimie, papa, et en
physique aussi. C'est pour ça qu'il connaît bien son métier,
l'origine et la composition des pierres précieuses.
M. Lulu a encore voulu nous accompagner, Jacinthe lui a
encore dit non. Elle a raison. On n'a pas besoin de lui. On est
bien assez grands. Pour prendre le train à la gare d'Orsay, on
n'a besoin de personne; on a l'habitude, même les contrôleurs
nous connaissent.

53
Le jeudi, nos parents, lorsqu'ils ne nous accompagnent
pas, nous permettent de faire le chemin à pied entre le cours et
la gare. L'avenue de l'Opéra avec ses boutiques, puis les
Tuileries, les Quais. Ça nous fait prendre l'air, et Jacinthe aime
déjà faire du lèche-vitrine.
La nuit commence à tomber lorsque nous sautons dans
notre train.
Un monsieur est plongé dans son journal. Le titre nous
saute aux yeux : DRAME A L'OPERA !
Ah ! les journalistes, ils sont au courant de tout. Qu'est-ce
qu'ils peuvent bien raconter sur le « drame » ?
Nous voilà installés en face du monsieur et je me penche
jusqu'à coller mon nez sur le journal pour mieux lire. Tout bas,
je répète à Jacinthe :
« Le pompier a parlé... Il a dit qu'il y avait deux
hommes... Un qui voulait le tuer, l'autre n'a pas voulu... Le
pompier a vu qu'ils portaient un sac noir. »
Jacinthe bondit; elle me donne un grand coup de coude :
« Tu vois, le sac. Je te l'ai dit; je l'ai vu ce matin sortir de
l'Opéra avec deux hommes. C'étaient eux, les voleurs ! »
J'essaie de la faire taire. Le monsieur nous regarde d'un
air sévère. Il doit penser que je ne suis pas poli de lire son
journal !
Le train ralentit. Déjà ma station : Chilly-Mazarin. Je n'ai
que le temps de dire au revoir à Jacinthe.
« Demain, viens de bonne heure surtout... Ce qu'on va
avoir peur pour l'examen ! »
Je suis sur le quai. J'attends que le train reparte pour dire
encore au revoir à Jacinthe qui s'agite derrière la vitre de son
wagon et, soudain, qui vois-je, installé derrière elle ? Lulu. Ce
n'est pas possible, c'est une idée fixe. Je le vois partout, ou
plutôt je crois le voir partout. Comme s'il nous suivait... Mais
pourquoi ? Jacinthe ne l'a pas remarqué. Par signe, j'essaie de

54
lui faire comprendre. Déjà le train repart... Qu'est-ce qu'il a ce
bonhomme ? qu'est-ce qu'il nous veut à la fin ? S'il allait faire
du mal à Jacinthe ?...

55
BLACK JACK
ou
quand des bords de la Seine aux rives du
Saint-Laurent les gangsters ouvrent l'œil.

56
LULU était dans le train. Bicou ne s'était pas trompé. On
s'en doute, les intentions de Lulu n'étaient pas des meilleures.
Une fois encore, ayant alerté le grand chef Morales, il devait
exécuter ses ordres. Reprendre le fabuleux collier et la bague
qui non seulement constituaient en eux-mêmes un trésor, mais
qui devenaient de redoutables pièces à conviction. Ainsi les
enfants, en toute innocence, étaient-ils devenus les adversaires
des bandits.
Donc, depuis Orly, en passant par l'Opéra, le cours
particulier, les Tuileries, Lulu ne cessait de suivre les enfants,
et Jacinthe, surtout, afin de trouver le bon moment pour lui
reprendre les bijoux avec lesquels elle jouait comme elle aurait
joué avec des billes.
Savigny-sur-Orge. Jacinthe rassemble son petit matériel,
cartable et cabas de danse. Le train s'arrête. Jacinthe descend.
Il fait nuit. La petite fille trottine sur le quai. Elle passe le

57
portillon où l'employé de service la salue comme une vieille
habituée. Au-delà de la gare, une avenue peu animée, mal
éclairée. Presque la campagne qui contraste avec les grands
immeubles modernes, les chantiers encore inachevés où se
construit une cité de demain. Le gangster s'approche de la
petite fille.
A peine Jacinthe a-t-elle fait trois pas hors de la gare
qu'une silhouette se penche vers elle et l'embrasse. C'est sa
mère qui est venue à sa rencontre.
Lulu est contrarié. Néanmoins, il suit toujours. Et même,
il remet ses gants. Il marche sans bruit sur ses semelles crêpe,
alors que les talons de la jeune femme résonnent.
Jacinthe et sa mère sont arrivées à la hauteur d'un
chantier dressé dans un terrain vague. Elles ralentissent le pas.
Elles se retournent; le bandit se cache. Elles pénètrent dans le
chantier; Lulu s'approche un peu plus.
Une immense silhouette surgit, barrant le chemin à
Jacinthe et à sa mère. Jacinthe pousse un cri, tandis que la
silhouette la prend dans ses bras. Terrifié, Lulu entend la petite
fille dire :
« Oh! Papa chéri, tu m'as fait peur! »
Pour ce soir, Lulu doit se contenter de noter l'adresse de
l'enfant.
En attendant, bredouille, il retourne à l'Oiseau de Feu où
il a la désagréable surprise de retrouver le commissaire
Boudot. Il commence à devenir gênant celui-là, mais Morales
par téléphone a réussi à prévenir ses associés américains. Le
plan a subi quelques bouleversements, mais tout le trésor est
parti. En attendant l'arrivée de Stéphane, il faut que Black Jack
(c'est le grand chef américain) redouble d'attention au
débarquement de l'Opéra. Tout est entre les mains d'Olympe
Desbois. Elle se promène au nez et à la barbe de la police,

58
navigue au-dessus de l'Océan chargée sans le savoir des plus
beaux diamants du monde.
A surveiller sans relâche, à suivre pas à pas. Mais ne rien
faire avant l'arrivée de Stéphane. Plus que jamais, il est le seul
à pouvoir opérer sans trop de risques, à refaire à l'inverse là-
bas la substitution exécutée à Paris. La police est sur les dents.
La moindre imprudence pourrait ruiner le plan. Donc du
calme, du sang-froid, se tenir prêt à tout. Ouvrir l'œil.

*
**

« O.K. » a répondu Black Jack qui sait comprendre entre


les mots.
Ouvrir l'œil ! O.K.
Black Jack s'est armé d'une paire de jumelles pour
surveiller l'arrivée du corps de ballet à Dorval.
Dorval est l'aéroport de Montréal comme Orly est celui
de Paris. Mister Black Jack est un gangster de première classe,
belle allure et vilains sentiments.
L'avion qui transporte le corps de ballet se pose, s'arrête
devant l'aérogare. Bousculade des photographes et de la
presse. Une délégation officielle accueille le corps de ballet.
Micros, caméras, bouquets pour les vedettes. La réception est
des plus amicales. L'apparition de Coppélia provoque la
curiosité générale et l'amusement. Portée de bras en bras,
Coppélia à son tour descend la passerelle. Les photographes
s'en donnent à cœur joie. Olympe sourit, les bras chargés de
fleurs et du coffret à bijoux.
Au loin, Black Jack contemple d'un air rêveur la belle
poupée qui lui arrive de France. A son cou et sur sa tête
étincellent des fragments du trésor, et dans les bras d'Olympe,

59
le coffret qui recèle en ce moment des joyaux dignes de la
reine de Saba.
Tendant ses jumelles à ses lieutenants, il leur désigne
Olympe qui, malgré elle, va être mêlée à leurs agissements.
Lui se charge de la surveillance attentive de la belle danseuse-
étoile et de son précieux coffret. Puisqu'elle va à l'hôtel, il y
va.
Power se charge de Coppélia. Le mannequin est
directement transporté de l'aéroport au théâtre, avec décors et
accessoires. Mine de rien, Power va suivre le transfert. Quant
à Diego, il va attendre le prochain avion par lequel doit arriver
Stéphane.
Ainsi les gangsters se partagent la besogne. Le trésor est
là à leur portée.
Encore un peu de patience; le plus dur semble fait. Mais
ils ignorent ce qui risque de tout compromettre : c'est que des
bribes du trésor sont restées à Paris et qu'elles sont encore
entre les mains des enfants.

Morales s'en occupe. Il a ordonné à Lulu de suivre lui


aussi... Par tous les moyens il faut reprendre les bijoux avant
que Jacinthe et Bicou ne les rapportent à l'Opéra. Ce serait
trop fort, si des voleurs chevronnés ne pouvaient venir à bout
d'une petite fille et d'un petit garçon !
Et, dès le lendemain, à Savigny-sur-Orge, une voiture se
range devant la maison de Jacinthe. Dans la voiture, deux
hommes : Morales et Lulu, embusqués derrière le pare-brise.
Cette fois, le patron en personne s'est dérangé.
Les gangsters surveillent l'immeuble. Le père de Jacinthe,
qui mesure un mètre quatre-vingts et ressemble à un champion
de poids et haltères, gagne la rue sans se presser. Le père a
disparu au coin de la rue.
« Alors ? On y va ? dit Lulu. Elles sont seules. »

60
Mais Morales réfléchit. Que Lulu reste dans la voiture; il
ne faut pas que Jacinthe le voie.
« Passe-moi l'instrument », dit-il.
Lulu lui tend une espèce de grosse valise et le patron se
dirige vers l'immeuble, tandis que Lulu exécute une savante
manœuvre pour se placer dans l'axe de départ et démarrer au
quart de tour au moment voulu.
Jacinthe est prête à partir pour l'Opéra. Elle termine son
petit déjeuner. On sonne. Sa mère va ouvrir et se trouve face à
Morales qui se présente comme un démonstrateur d'appareils
ménagers.
La jeune femme voudrait l'éviter, mais Morales est
volubile, il a l'air si serviable ! Déjà, l'aspirateur est en route :
une merveille, et d'une conception vraiment révolutionnaire. Si
le représentant se présente si tôt, c'est pour faire une véritable
démonstration aux charmantes ménagères et aux jolies petites
filles qui vont s'en aller à l'école. Morales voit les bijoux posés
à côté des croissants et du café au lait... Il promène son
instrument avec une grande dextérité, et la mère de Jacinthe
finit par admirer le travail : elle en parlera à son mari! Morales
dégage un nouvel élément de l'appareil et jette sa housse au
hasard ! Le hasard vise bien car la housse se pose sur les
bijoux !
Mais des coups de klaxon retentissent.
« C'est M. Berger ! s'écrie Jacinthe. Au revoir, maman, au
revoir, monsieur. »
L'escalier est descendu quatre à quatre. Tout excitée,
Jacinthe s'installe dans la voiture. Soudain, elle redescend et
crie :
« Maman ! M'man, le collier !... Je l'ai oublié sur la
table.»
L'objet descend par la voie des airs, enveloppé comme
un balluchon.

61
« N'oubliez pas de le rendre à l'Opéra. Au revoir, les
enfants ! » crie la maman en se penchant par la fenêtre.
Dès que Jacinthe est partie, Morales interrompt sa
démonstration. Pêle-mêle, il remballe son appareil. Furieux, il
dégringole les escaliers et gagne la rue, sans demander son
reste.
A voir l'allure du chef, Lulu croit que le coup a réussi. A
peine celui-ci est-il assis à côté de lui qu'il démarre sur les
chapeaux de roues, comme si Morales venait de vider la
Banque de France. Les pneus crissent, les freins grincent; Lulu
effectue un démarrage si foudroyant que la DS semble avancer
par bonds. Mais Morales le calme en lui disant :
« Doucement, idiot. Les bijoux sont partis avec les
mômes. Dans une heure, ils seront à l'Opéra. Suivons-les. »
A Paris, comme à Montréal, la chasse au trésor
recommence.

62
JOURNAL DE BICOU
III

63
Fiançailles

CE MATIN, papa me conduira et nous irons chercher


Jacinthe. Un jour c'est sa maman, un autre c'est papa : il faut
bien se rendre service entre amis. A l'heure dite, j'appelle
Jacinthe. Elle arrive en courant. Elle semble aller très bien. J'ai
dû rêver hier soir à la gare quand j'ai cru voir Lulu caché dans
le train. Pourtant, malgré moi, je regarde de tous côtés, tandis
que papa démarre. Derrière nous, une grosse voiture s'éloigne
du trottoir. Jacinthe est très excitée à cause d'un aspirateur, elle
est contente parce qu'elle va avoir un petit aspirateur si sa
maman en achète un gros. Les filles sont drôles! Papa ne
s'occupe pas de nos bavardages. C'est surtout Jacinthe qui
parle; moi, je ne peux m'empêcher de penser à mon frère. Il
doit être arrivé à Montréal à son tour. Il dansera ce soir, dans
un Oiseau de Feu canadien. Je recommence à me demander :
que faisait-il l'autre soir dans les cintres ? Je sais bien que j'y

64
étais aussi, avec mes copains. Mais nous, c'était pour s'amuser,
tandis que Stéphane n'avait pas l'air de rire. Et puis, nous
étions en état de désobéissance. C'est un peu normal pour les
enfants. Mais Stéphane ? Ce n'est pas un enfant. Comme nous,
pourtant, il avait l'air de faire quelque chose de mal. Après son
accident, quand il a compris qu'il ne pourrait plus jamais être
une étoile de l'Opéra, il a eu des crises de désespoir. Il répé-
tait : « Je ferai n'importe quoi, je ferai n'importe quoi ! »
N'importe quoi ! Ça ne veut pas dire grand-chose, ou tout
dire... Je suis très préoccupé par cette affaire de bijoux. Ce
matin j'ai écouté attentivement les nouvelles. Papa aussi.
Cependant, je n'ose toujours pas lui raconter les mystères de
l'Opéra, ni mes inquiétudes. Jacinthe a parlé d'un sac noir, les
journaux aussi parlent d'un sac noir. Un sac noir, comme celui
de Stéphane ! Enfin, ne pensons qu'à l'examen.
Jacinthe est surprise par mon silence. Elle croit que j'ai le
trac pour la répétition générale de l'examen. Bien sûr, j'ai le
trac. Il paraît que plus les artistes ont du talent, plus leur trac
est terrible. Ça m'encourage.
Papa nous dépose à l'Opéra. Pas de policiers à l'horizon
aujourd'hui. Tiens, voilà la grosse voiture qui a démarré
derrière nous à Savigny ! Mais je rêve, il y a des DS partout.
Dès notre arrivée, nous allons rendre les bijoux aux
accessoires.
Le chef accessoiriste n'écoute même pas nos explications:
« Ne vous tracassez pas, les enfants. »
II jette le collier dans une corbeille. Lorsque je lui tends
la bague, il me dit :
« Elle te plaît ?... Eh bien, garde-la ! Elle sera pour ta
fiancée. »
Si je m'attendais à ça ! Un rapide merci et j'entraîne
Jacinthe par la main.
« Tu as entendu ? Pour ma fiancée. Ma fiancée, c'est toi.»

65
En disant cela, je lui passe la bague au doigt. Elle brille
autant que les yeux de Jacinthe qui répète :
« Qu'elle est belle ! Oh ! qu'elle est belle ! »
Oui, elle est belle ! Je pense qu'au fond le faux fait autant
d'effet que le vrai. Mais elle flotte autour du petit doigt de
Jacinthe. Je la donnerai à Papa pour qu'il la rétrécisse.
Jacinthe me demande :
« Tu ne m'embrasses pas ? Les fiancés s'embrassent
toujours.
« Entre nous, c'est à la vie à la mort. »
Main dans la main, nous nous élançons à toute allure
dans les couloirs pour monter à la répétition de l'examen.
Répétition générale
L'examen. C'est toute une cérémonie et, comme la revue
du 14 Juillet, il faut la répéter. L'école de danse est convoquée
à Bailleau, une salle de répétition qui est située en haut de
l'Opéra, sous la coupole centrale. Elle est construite, paraît-il,
avec des dimensions qui correspondent à celles de la scène. Il
y a une fosse d'orchestre afin que les musiciens puissent aussi
répéter. C'est dans cette salle que les élèves passent l'examen,
tandis que le corps de ballet passe l'examen sur la vraie scène,
devant un vrai public.
La répétition générale commence par un défilé de l'école,
classes de filles, classes de garçons; tout le monde au pas, en
mesure, sur une marche militaire. Je vous jure que personne
n'a envie de rire. Les filles doivent sourire, même si le cœur
n'y est pas. On a raison de nous expliquer que les disciplines
de la danse sont aussi sévères que celles des champions ou des
soldats. La tête droite, les reins serrés, il faut faire bien
attention à garder sa place, à ne pas rompre l'ordonnance du
défilé.
Ensuite, Dudu présente chaque classe. « Deuxième
division. Classe de M. Costelli. » Ça y est, c'est à nous. M.

66
Costelli se tient tout près du piano, au côté jardin (c'est le côté
droit de la scène). Il nous prodigue les derniers conseils et il
termine en disant :
« Attention, messieurs, demain je ne pourrai plus rien
faire pour vous. C'est le jury qui vous jugera. »
Demain !
Heureusement que ce soir, j'ai encore un cours
particulier, le dernier avant l'épreuve ! Je veux faire honneur à
mon professeur, à Stéphane, et à papa. Je voudrais bien que
Jacinthe, elle aussi, soit fière de moi.
« Monsieur Legivre, monsieur Berger. »
Cette fois, ça y est, c'est à moi. Avec Legivre, nous
courons nous placer au milieu du plateau qui nous paraît
immense comme un désert. Mon cœur bat, mes jambes
flageolent; mais je me tiens bien droit, je lève la tête; je respire
un bon coup. La musique commence, je me lance avec elle.
Peu à peu, il se produit en moi une sorte de miracle : je sens
mes jambes redevenir fermes, élastiques. Elles obéissent à ma
volonté, et ma volonté, c'est de bien faire, d'être le meilleur. Je
saute, je tourne et je bats à fond les entrechats. J'ai
l'impression de ne plus être sur terre, de vivre au-delà du
plateau. J'ai oublié l'examen, j'ai oublié mon trac. Je danse et
je suis heureux.
Ma variation terminée, je salue respectueusement le jury
et je lance immédiatement un regard vers mon professeur. Il
me sourit, il a l'air content et quand je cède la place à d'autres
camarades, je passe près de M. Costelli, qui me dit :
« Pas mal du tout, Berger. Tâche d'en faire autant
demain.»
La répétition terminée, le reste de la journée s'écoule
comme à l'accoutumée : répétition, leçons, devoirs, etc., tant et
si bien que j'oublie mes inquiétudes et cette affaire de bijoux.
Lulu est encore là

67
Hélas ! mes soucis vont revenir. En allant au cours
particulier, un bref coup d'avertisseur me fait tourner la tête.
Une voiture s'arrête, par la portière apparaît le visage de... M.
Lulu. Il crie :
« Bicou, mon petit Bicou, écoute... »
Le voilà bien poli, M. Lulu ! Et doux comme un agneau !
Ne trouvant pas de place pour se garer, il me demande de
lui rendre un service :
« Puisque tu vas au cours, tu ne voudrais pas me
rapporter la feuille d'admission que j'ai demandée pour ma
nièce ? Ça fait une heure que je tourne... Tu serais vraiment
gentil d'aller me chercher ce papier. »
Quand on vous demande un service gentiment, il est
difficile de refuser. Alors, je m'élance, laissant Jacinthe en
compagnie de M. Lulu.
Lorsque je reviens, la conversation semble avoir mal
tourné. Jacinthe semble furieuse, elle crie presque :
« C'est Bicou qui me l'a donnée. C'est celle-là que je
veux, pas une autre. Rendez-moi ma bague tout de suite ou
j'appelle un agent. »
Dès qu'il m'aperçoit, M. Lulu me prend à témoin. Il paraît
de plus en plus gentil. Il m'explique qu'il voulait simplement
rendre service à Jacinthe, la bague que je lui ai donnée est
beaucoup trop grande pour son petit doigt; il avait pensé lui en
offrir une autre qui serait tout à fait à sa taille. Il insiste :
« Elle va finir par la perdre et ce serait vraiment
dommage. »
Jacinthe ne veut rien entendre, elle répète :
« C'est Bicou qui me l'a donnée parce qu'on est fiancés.
Et puis, d'abord, qu'est-ce que vous en ferez de ma bague ? »
Elle a raison, Jacinthe. Qu'est-ce qu'il en ferait ?
Evidemment, lui aussi, il a peut-être une fiancée à qui il

68
aimerait l'offrir ! Mais une bague de fiançailles ça ne
s'échange pas.
Je calme M. Lulu en lui disant que, dès ce soir, je
confierai la bague à papa qui la resserrera. Pas besoin de faire
d'échange. M. Lulu est très étonné de ce que je lui dis. Le
voilà qui recommence à me poser des questions. Alors, je lui
explique que papa est bijoutier à Chilly-Mazarin et que les
pierres précieuses, il les connaît, lui ! Puis je lui tends sa
feuille d'inscription.
Nous n'avons plus de temps à perdre. Le travail nous
attend.
Pendant que, dans le vestiaire, j'enfile mon collant et mes
chaussons, je ne peux m'empêcher de penser à ce Lulu.
Pourquoi s'intéresse-t-il autant aux bijoux de Coppélia ? Après
tout, ce ne sont pas ses affaires ! Mes soupçons de la veille
reviennent. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien avoir, ces bijoux ?...
Et s'ils étaient vrais ?
Non, c'est impossible. Tout le monde a vu le collier : le
concierge, l'agent de police, l'accessoiriste. Personne ne lui a
accordé plus d'importance que n'en mérite un vulgaire
accessoire de scène ! Alors ? Quant à la bague, je vais la
confier à papa. Je saurai enfin ce qu'il en est.
Avant de commencer notre leçon, nous avons regardé la
fin de la leçon précédente. Comme tout le monde, je suis resté
cloué d'admiration en voyant une danseuse exécuter une série
de fouettés : comme une toupie, elle tourne sur elle-même
régulièrement, trois fois un tour, une fois deux tours,
encouragée et conseillée par M. Cos-telli.
« Ta tête, ta tête... C'est la tête qui tourne. Regarde-moi,
toujours moi, toujours moi. Les bras moins hauts. Fouette,
fouette. C'est la jambe qui fouette. »
Parents et élèves sont subjugués par le difficile exercice.
Tout à coup, parmi eux, qui vois-je ? Papa. Il est venu assister

69
à la dernière leçon avant l'examen. Je reconnais dans sa
présence une recommandation de Stéphane. En ce moment,
mon frère doit penser à moi !
Suivi de Jacinthe, je cours l'embrasser. Mais il fronce les
sourcils :
« Vous êtes en retard, qu'est-ce que vous avez fait ?
— On t'expliquera... » Bing ! Ça y est, c'est la bague; elle
vient encore de tomber. Je plonge à quatre pattes pour la
ramasser et je la tends à papa.
« Tiens, garde-la. Justement, je voulais te la confier pour
que tu la resserres. Tu vois, elle est beaucoup trop grande pour
le doigt de Jacinthe, elle la perd tout le temps. »
La voix de M. Costelli couvre la mienne :
« Vous êtes prêts, les enfants ? » Dans un bruit de
cavalcade, nous nous précipitons tous en répondant : « Oui,
m'sieur, oui, m'sieur. » En partant, je chuchote à papa : «
Aujourd'hui, je vais travailler pour toi, et pour Stéphane. »
Papa me retient par le bras et, d'un air très soucieux, me
demande en nous montrant la bague : « Où l'avez-vous
trouvée? » Je lui réponds la vérité : « C'est l'accessoiriste qui
nous l'a donnée quand on lui a rapporté les bijoux de
Coppélia.»
Papa a l'air très étonné. Il ne semble pas me croire, il
insiste :
« Vous êtes bien sûrs qu'on vous l'a donnée ? Vous n'avez
pas fait de bêtises surtout ? »
Des bêtises ! Je proteste :
« Nous, on a seulement voulu rendre service ! Si tu ne me
crois pas, tu peux aller lui demander à l'accessoiriste. Il m'a
même dit : « pour ta fiancée ! »
Je pense l'avoir convaincu. D'ailleurs, il me promet de
s'occuper de la transformation et de nous la rendre le plus tôt
possible. M. Costelli s'impatiente :

70
« Bicou, Jacinthe, je vous attends. Dépêchez-vous,
voyons. Au travail. »
Vite en place, à la barre, le pianiste plaque les deux
accords, la leçon commence : plié, tendu, plié, tendu... Tout à
cette dernière leçon, sous l'œil attentif de mon professeur, je
ne pense plus qu'à danser et je ne m'aperçois pas que papa a
quitté le cours.

71
LA CHASSE AU TRESOR

ou quand un petit bijoutier rencontre un


gros diamant
quand une étoile déclare la guerre aux
gangsters
et quand le commissaire Boudot tend
un piège.

72
Mr. BERGER a quitté le cours, parce que la bague
merveilleuse l'intrigue au plus haut point et il veut en éclaircir
la mystérieuse provenance.
Sans hésiter, il est allé à l'Opéra et il a révélé à Dumontier
que ce diamant est une pierre d'une exceptionnelle valeur.
L'accessoiriste confirme les dires de Bicou :
« Mais oui, ils m'ont rapporté le collier. Alors, vous
comprenez, je leur ai donné la bague. »
Tout en parlant, l'accessoiriste a désigné la corbeille où
traînait le collier. M. Berger, d'un regard professionnel, a jugé
immédiatement de l'éclat des pierres. Il a pris le collier à deux
mains, il l'a fait miroiter. Jamais de son existence de petit
bijoutier, il n'a touché pareille merveille !
Dumontier et l'accessoiriste n'en croyaient ni leurs yeux,
ni leurs oreilles, mais M. Berger était formel : il avait reçu des
fiches signalétiques précisant là nature et la valeur des pierres
dérobées aux Hollandais, comme tous les bijoutiers en
reçoivent de la police lorsqu'il se commet un vol important,

73
afin qu'ils puissent collaborer avec elle. Il était même capable
de citer le nom de chaque pierre, sa taille, son origine et sa
valeur.
Il fallait donc alerter d'urgence la police et plus
spécialement le commissaire Boudot qui était chargé de l'en-
quête sur le trésor des Hollandais. Très excité, Dumontier
s'était précipité au téléphone. Il y avait mystère à l'Opéra : un
pompier assommé, une fortune dans les coulisses, et des
accessoires qui, par un curieux hasard, n'étaient pas partis,
sans parler de Coppélia qui avait été deux fois accidentée. Une
suite d'événements bizarres : on était peut-être sur une piste. A
vous de jouer, monsieur le commissaire.
On s'en doute, le commissaire n'avait pas tardé. Peu
après, il réunissait autour de lui tout un état-major au magasin
des accessoires : deux inspecteurs, Dumontier, l'accessoiriste,
M. Berger, deux nouveaux personnages de première
importance : les frères van der Muth, Oscar et Grégoire van
der Muth, joailliers hollandais de renommée internationale et
malheureuses victimes du hold-up. Comme M. Berger tout à
l'heure, ils examinaient chaque pierre. Ils poussaient des sou-
pirs de satisfaction. Ils étaient formels : on venait de retrouver
une partie de leur trésor, mais où était le reste ? Ils avaient
bien leur idée : on devait se trouver devant une affaire de
substitution, l'essentiel des joyaux devait être... au Canada,
parmi les accessoires de l'Opéra. Sans plus attendre, Grégoire
van der Muth décidait de sauter dans le premier avion pour
Montréal. Sur place, il pourrait participer aux recherches de la
police canadienne immédiatement alertée par télex. Quant à
son frère Oscar, il restait à Paris pour aider le commissaire
Boudot. Les deux diamantaires avaient repris espoir. Grégoire
van der Muth avait la certitude de récupérer leur trésor, et il
bouillait d'impatience.

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Mais, à Montréal, il y avait quelqu'un d'aussi impatient
que M. Grégoire van der Muth. Quelqu'un qui, comme lui,
était pressé de récupérer les joyaux : Black Jack, le complice
canadien de Morales. Il avait assisté, en compagnie de ses
deux acolytes, Diego et Power, à l'arrivée de l'avion amenant
le corps de ballet. Ayant vu Olympe passer la douane et le
poste de police, le coffret plein de bijoux dans les bras, ils
avaient admiré son sang-froid et ils en avaient déduit qu'elle
était complice.
« Cette fille est très forte ! Passer ainsi le trésor au nez et
à la barbe des douaniers, chapeau ! »
A l'hôtel, c'est le plus naturellement du monde que le
bandit s'était présenté à la jeune fille en lui réclamant les
bijoux, sans se douter qu'ainsi il lui révélait leur machination
et, par la avaient bien leur idée : on devait se trouver devant
une affaire de substitution, l'essentiel des joyaux devait être...

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au Canada, parmi les accessoires de l'Opéra. Sans plus
attendre, Grégoire van der Muth décidait de sauter dans le
premier avion pour Montréal. Sur place, il pourrait participer
aux recherches de la police canadienne immédiatement alertée
par télex. Quant à son frère Oscar, il restait à Paris pour aider
le commissaire Boudot. Les deux diamantaires avaient repris
espoir. Grégoire van der Muth avait la certitude de récupérer
leur trésor, et il bouillait d'impatience.
Mais, à Montréal, il y avait quelqu'un d'aussi impatient
que M. Grégoire van der Muth. Quelqu'un qui, comme lui,
était pressé de récupérer les joyaux : Black Jack, le complice
canadien de Morales. Il avait assisté, en compagnie de ses
deux acolytes, Diego et Power, à l'arrivée de l'avion amenant
le corps de ballet. Ayant vu Olympe passer la douane et le
poste de police, le coffret plein de bijoux dans les bras, ils
avaient admiré son sang-froid et ils en avaient déduit qu'elle
était complice.
« Cette fille est très forte ! Passer ainsi le trésor au nez et
à la barbe des douaniers, chapeau ! »
A l'hôtel, c'est le plus naturellement du monde que le
bandit s'était présenté à la jeune fille en lui réclamant les
bijoux, sans se douter qu'ainsi il lui révélait leur machination
et, par la même occasion, la participation de Stéphane.
Olympe avait été atterrée par la révélation, mais elle
connaissait Stéphane; il ne pouvait avoir agi que par entraî-
nement ou par contrainte. Elle comprenait qu'elle-même
risquait d'être compromise puisqu'elle avait passé les pierres à
son insu. Le plus simple serait d'aller dire la vérité à la police,
mais en dénonçant les gangsters, elle dénoncerait aussi
Stéphane, et à cela, elle ne pouvait se résoudre. Avant tout la
jeune fille décidait de sauver son ami et de l'innocenter.
Pendant ce temps, Diego avait accueilli Stéphane.
Aussitôt, il avait prévenu Black Jack :

76
« O.K., chef. Berger est bien arrivé. Il va aller déposer la
verroterie au théâtre; je ne le lâche pas et je le tiens à l'œil. »
Dans ces conditions, plus question pour Black Jack de
ménager Olympe ! Il exige qu'elle lui remette sur-le-champ les
vrais bijoux. Inutile de les apporter au théâtre puisque les
accessoires vont y être replacés. La jeune fille essaie de
résister, mais Black Jack est inflexible. Stéphane est chargé
d'une mission : qu'il aille jusqu'au bout. Quant à elle, si elle ne
lui rend pas immédiatement le coffret qui contient le trésor,
qu'elle prenne garde... non seulement pour elle mais aussi pour
Stéphane !
Alors, Olympe feint de céder. Elle va obéir... Soit, Black
Jack est le plus fort ! En apparence tout au moins. Elle n'a pas
dit son dernier mot et le courage ne lui manque pas. Risquant
le tout pour le tout, elle réussit à tromper pendant un bref
instant la surveillance de Black Jack. Elle en profite pour
quitter l'hôtel, en serrant contre elle le coffret au trésor qu'elle
a dissimulé dans un châle.
La jeune fille a son plan, elle le mènera jusqu'au bout,
avec l'énergie du désespoir. Elle va se réfugier au théâtre où
elle est sûre de retrouver Selva et Stéphane, puis elle cherchera
à entrer en contact avec Oscar van der Muth car, en définitive,
c'est de lui qu'elle espère le salut.
Black Jack peut l'attendre dans le hall de l'hôtel. Elle est
déjà loin, Olympe. Tout essoufflée, elle arrive au théâtre.
Power est là, aux aguets, suivant les ordres. Il la voit arriver et
prévient Black Jack aussitôt.
Dans sa loge, Olympe a rejoint Stéphane et Jean-Claude
Selva qui sont en pleine discussion. Devant le danger qu'il fait
courir à ses amis, Stéphane ne voit plus qu'une solution : se
livrer à la police... Olympe réagit violemment, approuvée par
Selva :

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Je vain ouvrir el je reconnais... le commissaire juin !

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« Ça, jamais ! »
Il faut gagner du temps, faire face aux gangsters sans leur
remettre les pierres volées. Mais si la police trouve les bijoux
entre leurs mains, les trois amis risquent d'être inculpés pour
complicité ! La police, la voilà... Deux inspecteurs demandent
à parler au maître de ballet.
Pas un instant à perdre. Jean-Claude a une idée
lumineuse: que Coppélia serve à quelque chose : c'est elle qui
va receler le trésor. En deux temps, trois mouvements, il lui
dévisse le cou, verse le contenu du coffret dans le corps et
revisse la tête, bien serrée. Les bijoux de pacotille sont
prestement remis dans le coffret... et le sac noir est abandonné
dans un coin.
Les policiers peuvent venir, ils ne trouveront rien de
compromettant. Les gangsters rôdent autour du théâtre, mais
avec pareille cachette, ils ne reprendront pas le butin.
Reprendre le butin, c'est aussi ce que Morales et Lulu
voudraient bien faire à Paris. Le butin, où est-il ?
Toujours à l'Opéra, soigneusement remis en place parmi
les faux bijoux, par les soins du commissaire Boudot.
Que les frères van der Muth se rassurent, leur trésor sera
surveillé nuit et jour, car il n'est pas possible que des
malfaiteurs laissent traîner des pièces à conviction comme
celles-là !
Selon toute probabilité, les gangsters vont essayer par
tous les moyens de les reprendre. Il faut que chacun agisse
avec le maximum de précaution car les deux enfants, qui sont
les principaux témoins, doivent être soigneusement protégés.
Le commissaire Boudot tend un piège. Le magasin des
accessoires, rempli d'objets hétéroclites : animaux fabuleux,
ornements, gibets, hallebardes, casques, trônes royaux, ou
chaînes de prisonniers, fleurs et couronnes, armures, se prête
parfaitement à son dispositif. Il décide alors d'aller interroger,

79
sans plus attendre, ce petit Bicou Berger qui peut devenir dans
l'affaire son auxiliaire le plus précieux.

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JOURNAL DE BICOU
IV

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Je vain ouvrir el je reconnais... le commissaire juin !

82
Le commissaire me questionne

LA JOURNÉE a été bien remplie, et je suis bien content de


me coucher de bonne heure. Demain la journée sera encore
plus dure. Il faut que je sois en forme pour l'examen. J'ai déjà
enfilé mon pyjama lorsque quelqu'un sonne à la porte, Comme
papa travaille encore au magasin, je vais ouvrir et je
reconnais... le commissaire Boudot qui me salue comme une
vieille connaissance :
« Tu te rappelles, nous nous sommes déjà vus, à l'Oiseau
de Feu, un soir, tu admirais ton frère. Il a du talent, ton frère !
Il n'est pas là ? Où est-il ? »
Je lui réponds que Stéphane présente son numéro à
Montréal. Le commissaire me dit :
« En même temps que l'Opéra ! Bravo, il aura sûrement
un grand succès. Et ton papa, il est là ?
- Oui, bien sûr, il travaille à la boutique. »

83
Avant que j'aie pu appeler papa, voilà le commissaire qui
se met à me poser des questions, à propos, je vous le donne en
mille... à propos des bijoux de Coppélia ! Ça doit être grave.
Je lui raconte les choses comme elles se sont passées.
Pourtant, malgré moi, j'omets un détail qui a peut-être son
importance : je ne dis rien du sac noir. Pourvu qu'il n'interroge
pas Jacinthe !
Tandis qu'il me remercie, papa arrive et me conseille
d'aller me coucher. Me voilà délivré ! Je vais me fourrer dans
mes draps, mais je reste intrigué par cette visite. Un commis-
saire de police, chez nous ! C'est étonnant. On n'a rien fait de
mal, quand même.
Enfin, dormons ! Mais le sommeil ne vient pas. Par ma
porte entrebâillée, je perçois des chuchotements. Je pourrais
m'endormir plus facilement si je fermais la porte. Je me relève;
j'y vais... Avant de fermer, je jette un coup d'œil et je vois le
commissaire qui tend à papa quelque chose d'étincelant, en
disant :
« Je vous ai rapporté la bague, monsieur Berger. »
La bague ! La bague de Jacinthe ! Que fait-elle entre les
mains du commissaire ? Je l'avais pourtant confiée à papa.
Cette fois, je renonce à fermer la porte, je tends l'oreille
davantage, et je retiens mon souffle pour mieux entendre, car
le commissaire a baissé la voix :
« Nous sommes persuadés qu'il y a des complices à
l'Opéra, et l'agression du pompier est certainement en relation
avec le trafic. Il est important, je dirai même capital, que
personne ne sache nos soupçons. En conséquence, les enfants
doivent conserver la bague comme si on ne s'était pas aperçu
de la substitution des pierres. »
Papa proteste en disant que c'est nous faire courir un
grand danger. Si les gangsters cherchent à récupérer cette

84
bague... par tous les moyens ! Le commissaire tranquillise
papa :
« Ne vous faites pas de soucis ! Nous serons là, j'aurai
des hommes partout dans la maison. »
II ajoute :
« II y a forcément dans l'entourage des enfants quelqu'un
dont personne ne se méfie et qui est mêlé à cette affaire. Cette
personne va tenter de reprendre les bijoux. D'ailleurs, je vais
être amené à interroger les petits; leur témoignage peut être
capital. Mais jusqu'à nouvel ordre, il ne faut pas les troubler.
Laissons-les passer leur examen tranquilles.
Il est trop bon M. le commissaire ! Comme si je pouvais
être tranquille après ce que je viens d'entendre !

Le cinquième dessous

Cette fois, c'est le grand jour, je n'ai pas très bien dormi :
des rêves, et des rêves... Une valse de bijoux, des prouesses de
danseurs... Quelquefois je plane, d'autres fois je tombe. Ça
doit être le trac...
C'est encore papa qui nous a conduit en voiture. Il nous a
même accompagnés jusqu'à l'entrée qui est strictement
réservée aux enfants de l'école de danse. Là, il nous a souhaité
bonne chance, en nous glissant tout bas dans l'oreille le mot
fatidique qu'il ne faut pas dire, mais qui porte bonheur. Puis en
hésitant, il rend la bague à Jacinthe :
« Ne la perds pas, lui conseille-t-il. Je n'ai pas eu le temps
de te l'arranger, mais je le ferai le plus tôt possible. »
Tout en parlant, il jette des regards circulaires qui
trahissent son inquiétude. Jacinthe, bien sûr, ne peut rien
deviner et elle ne pense qu'à l'examen.

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« J'ai un trac fou ! Pourvu que ça marche bien... ou plutôt
que ça danse bien!... Maman va venir tout à l'heure me
rechercher; nous attendrons les résultats.»
Papa nous donne ses dernières recommandations et nous
fait pénétrer dans le théâtre avec une attention inaccoutumée.
Il m'embrasse en me disant :
« Bicou, tâche de faire honneur à ton frère. »
Pleine d'enthousiasme, un tutu neuf posé comme une
fleur blanche sur son bras, Jacinthe ajoute, en me souriant :
« Et moi, je veux faire honneur à Bicou, puisqu'on est
fiancés. A tout à l'heure, monsieur Berger. »
Et la porte du théâtre se referme derrière nous. Je respire.
Ici, je me sens un peu comme chez moi : à l'abri. Rapidement,
nous nous dirigeons vers l'ascenseur. J'appuie sur le bouton
d'appel. Rien... Pendant que nous attendons, Jacinthe me
demande :

86
« Mais pourquoi m'a-t-il rendu ma bague, ton papa,
puisqu'il doit la resserrer ? Il aurait dû la garder ! »
Moi qui ne fais jamais de cachotteries à Jacinthe, je suis
malheureux de ne rien pouvoir lui dire. Je ne veux pas
l'effrayer. Mon devoir est de la protéger, surtout maintenant
que nous courons des risques.
Mais la bague ! Sa bague ! On va la lui reprendre
puisqu'elle est vraie... Tant pis, il vaut mieux que je la pré-
vienne :
« Jacinthe, il faut que je te dise quelque chose : la bague...
la bague... elle est vraie. »
Jacinthe a l'air de ne pas comprendre. Il faut que je
m'explique :
« Elle est vraie, pas comme au théâtre, tu comprends !
Vraie, comme dans la vie, comme dans les bijouteries.
— Comment le sais-tu ? dit-elle.
— C'est un secret, mais je t'expliquerai dès que possible,
parce que tu sais, je n'aime pas avoir des secrets pour toi. »
Soudain, elle imagine les conséquences de la découverte,
et elle s'écrie :
« On ne va pas me la prendre, dis, Bicou ? C'était trop
beau... »
Elle a du chagrin, Jacinthe; moi aussi, j'ai le cœur gros et
pas seulement à cause du diamant.
L'ascenseur ne descend toujours pas. Il doit être en panne;
c'est gai, un jour d'examen, de monter sept étages ! Enfin,
prenons l'escalier, cela va nous chauffer les muscles. On se
lance à toute vitesse. Soudain notre élan est stoppé par deux
grandes jambes qui nous barrent le chemin. En levant la tête,
nous découvrons un inconnu, le visage caché par un foulard
noir. Nous sommes pourtant habitués à fréquenter, dans les
coulisses, les personnages les plus extraordinaires, des héros
de légende comme Faust, Lohengrin, comme Samson et

87
Dalila, et même comme Méphistophélès, le diable. Mais celui
qui se trouve devant nous à l'instant ne ressemble à aucun
personnage connu.
Nous faisons volte-face, nous jetant tête baissée dans la
descente d'escalier. Mais nous n'allons pas loin... Cette fois, ce
sont deux bras grands ouverts qui arrêtent notre fuite. Nous
voilà littéralement coincés entre l'homme masqué et... M.
Lulu. Ils nous entraînent dans un coin mal éclairé.
La présence de M. Lulu nous rassure un peu; lui, au
moins, nous aborde à visage découvert. Toutefois, je remarque
qu'il a perdu son sourire et qu'il a plutôt l'air méchant.
Je hasarde une question :
« C'est pour rire, hein, monsieur Lulu ? »
L'autre me répond d'une voix étouffée :
« Pas du tout ! Qu'est-ce que vous avez fait de la bague?»
Nous y voilà ! Je jette vers Jacinthe un regard que je veux
rassurant. Je vais leur répondre, à ces messieurs !
« La bague, on l'a donnée à papa. Il va l'arranger. »
L'inconnu s'étonne :
« L'arranger ? Pourquoi ?
- Parce qu'elle est trop grande pour Jacinthe. »
L'inconnu réplique :
« II n'a pas été étonné, ton papa ? »
J'essaie de prendre une voix naturelle pour répondre :
« Non, il n'a pas été étonné. Pourquoi ? »
Les questions recommencent comme hier soir avec le
commissaire. Mais la voix bienveillante du policier est
remplacée par celle menaçante du gangster. Je dois faire face
et ne pas avoir l'air apeuré. Il faut que je reste calme, que je
n'en dise pas trop.
Jacinthe veut intervenir :
« Pourquoi aurait-il été étonné, M. Berger ? »
Je préfère reprendre la parole :

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« On a dit la vérité à papa, que c'était l'accessoiriste qui
nous l'avait donnée pour nous remercier quand on avait
rapporté le collier de Coppélia. Oui, la vérité ! »
Mais Jacinthe veut absolument placer un mot :
« Il est gentil, lui, l'accessoiriste », ce qui signifie bien
que ceux qui veulent nous reprendre la bague ne le sont pas !
« Oui, il est gentil !
- Silence, toi ! »
Cette voix furieuse me jette vers Jacinthe que je serre
contre moi pour la protéger.
M. Lulu, qui n'a encore rien dit, demande :
« Où se trouve le magasin des accessoires ?
— Au septième étage par l'entrée des artistes. Et d'ici au
quatrième étage. Ici, on est au deuxième dessous. »
Regardant à l'extérieur, M. Lulu proteste :
« Tu te moques de nous ! On est plus haut que la place de
l'Opéra.
- Oui, mais on est plus bas que la scène, c'est ça qui
compte ! »
M. Lulu se prend la tête à deux mains; visiblement, il ne
comprend rien à mes explications, ni au plan de l'Opéra...
Quand on n'est pas de la maison, c'est un labyrinthe !
Découragé, il constate :
« Vous voyez, patron, comme c'est facile de travailler
avec eux ! »
« Patron »... Le patron de Lulu n'est-il pas aussi le patron
de Stéphane ? Le patron de l'Oiseau de Feu !... Est-il possible
que l'homme masqué soit M. Morales ? La voix tranchante du
patron reprend :
« Assez ! Vous allez le conduire au magasin des
accessoires, tout de suite et sans discussion. »
Jacinthe réagit :
« On n'a pas le droit d'y aller tout seuls, c'est défendu. »

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Implacable, la voix reprend :
« Vous allez le conduire. D'ailleurs, vous y êtes bien allés
l'autre jour' pour rendre le collier !
— Oui, mais aujourd'hui c'est l'examen. On a tout juste le
temps de monter « en loges. »
L'homme masqué s'avance alors vers moi :
« Ecoute bien, Berger. Je suis un ami de ton frère. Tu
l'aimes bien, ton. frère. S'il te demandait quelque chose, tu le
ferais sûrement ? Eh bien, dans son intérêt, obéis-moi comme
si j'étais lui ! »
Comment pourrais-je considérer ce bandit comme mon
frère ! Stéphane ne m'a jamais fait de mal, Stéphane ne m'a
jamais fait peur, tandis que cet homme masqué, malgré tout
mon courage, me terrorise. Il continue :
« II me faut le collier qui est aux accessoires, comme il
faudra bien d'ailleurs que ton frère me rende la bague, sinon...
sinon ton frère ira en prison et ton père aussi, et toi, tu seras
seul, tout seul... à l'Orphelinat ! »
Furieuse, Jacinthe se met à hurler :
« M. Berger n'est pas un voleur, Stéphane non plus n'est
pas un voleur. » Elle désigne le « patron » : « Lui, c'est un
voleur..., oui. Les voleurs se cachent la figure parce qu'ils ont
honte d'eux! » J'essaie de la faire taire, mais elle est hors d'elle.
« Si tu dis encore un seul mot, toi, ma fille, je te coupe la
langue », menace le bandit.
A mon tour de demander des explications :
« Qu'est-ce qu'il a fait, mon frère ? » La réponse m'arrive
comme une gifle :
« Des bêtises... graves. Et si tu ne m'obéis pas
immédiatement, je te prie de croire qu'il les paiera très cher. »
Je n'ai pas le choix. Sauver Stéphane est encore plus
important pour moi que l'examen, plus important que tout.
Mais je plaide en faveur de Jacinthe :

90
« Stéphane n'est pas son frère à elle, il n'y a pas de raison
qu'elle manque son examen. Si je l'accompagne, dis-je en
désignant Lulu, vous laisserez Jacinthe ? »
II est inflexible :
« Vous passerez votre examen quand j'aurai le collier. »
Jacinthe, plus soumise et résignée que moi, me dit :
« Allons-y, on va se dépêcher. »
Comme j'hésite encore, le patron ordonne :
« Obéis, petit... Pour Stéphane. Sinon... »
Sur ces mots, il fait le geste de me tordre le cou. Je
n'hésite plus, je prends Jacinthe par la main, je m'enfonce dans
les profondeurs du théâtre. Lulu est sur nos talons.

91
*
**

Pour gagner le magasin des accessoires, je me décide à


emprunter un chemin mystérieux qui nous évitera toute
rencontre.
Jacinthe et Lulu me suivent à pas de loup, car sur les
dalles de marbre chaque bruit se répercute.
Je vais jusqu'à la crypte d'honneur, vaste rotonde cernée
de hauts miroirs qui renvoient à l'infini l'image de notre trio
dans la pénombre.
Je me dirige vers l'une des glaces; elle reflète le visage
stupéfait de M. Lulu lorsque, sur une manœuvre, un panneau
glisse lentement pour mettre à jour un passage sombre :
l'envers du décor merveilleux que connaissent les spectateurs
du Palais Garnier.
M. Lulu hésite. Je lui demande s'il a peur ! Pour toute
réponse, il me pousse en avant.
Je referme la porte de glace et nous descendons avec
précaution. Un immense couloir s'ouvre devant nous, le long
duquel courent à perte de vue d'énormes tuyaux, enchevêtrés
comme des serpents. Un bourdonnement sourd et inquiétant
parvient à nos oreilles. Nous passons devant une série de
portes métalliques peintes en rouge « Entrée Interdite », «
Danger de Mort ». Pas rassurant du tout ! Le bourdonnement
sourd se rapproche. Prudent, M. Lulu ralentit. Moi, je sais ce
que c'est, alors je continue courageusement. En fait, il s'agit du
climatiseur qui pompe l'eau de la Grange Batelière, la filtre et
la pulvérise au-dessus de la salle pour y entretenir une
agréable fraîcheur.
Encore un long couloir et nous franchissons une des
portes rouges : « 5e dessous jardin ». Malgré ma peur, je

92
retrouve l'émerveillement que j'avais éprouvé lors de ma
première exploration dans ces endroits interdits. Devant nous
s'étend une immense forêt de montants métalliques, peints en
vermillon, au milieu desquels nous découvrons d'énormes
roues dentées. Il règne autour de nous un silence de mort. La
voix mal assurée de M. Lulu vient le rompre :
« Quel drôle d'endroit ! Tu es sûr que c'est le bon
chemin?
Oui, j'y suis venu une fois, avec des copains, pour
m'amuser. »
Le visage de M. Lulu trahit son incompréhension; il n'a
pas l'air de croire que l'on puisse s'amuser dans cet inquiétant
décor. Ces grandes roues le fascinent surtout. Il ne peut
s'empêcher de me questionner :
« Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Des cabestans. Ils servent à hisser les gros décors sur la
scène; là-haut, cinq étages plus haut. »
J'en sais des choses! Lulu n'en revient pas ! Du coup, il
semble me faire un peu plus confiance pour la suite des
opérations.
Jacinthe sent que l'atmosphère se détend un peu. Elle en
profite aussitôt pour hasarder quelques questions, un peu trop
directes à mon gré.
« Pourquoi vous voulez voler les bijoux ? »
Lulu proteste violemment :
« Voler ! Voler !... Toi, fais attention à ce que tu dis ! »
Courageuse, elle insiste, malgré mes coups d'œil.
« Quand on se cache pour prendre, c'est qu'on est des
voleurs ! »
Mais M. Lulu se défend :
« Si vous m'aviez écouté à Orly, j'aurais expédié les
bijoux en Amérique., et on serait bien tranquilles en ce

93
moment, moi dans mes pantoufles, et vous dans vos chaussons
de danse... pour passer votre examen.
- En tout cas, si vous nous faites manquer l'examen, vous
aurez affaire à mon frère ! »
Lulu a un rire méchant qui se répercute en écho le long
des passerelles :
« Des menaces... T'es pas de taille, mon bonhomme. Ton
frère ! Laisse-moi rire. Si on ne retrouve pas le collier, tu
verras où il va atterrir, ton frère. Tu tomberas de haut. Alors
l'examen... Dépêchons-nous. Je ne suis pas là pour m'amuser,
moi ! »
Un nouveau couloir, un autre, un autre... Comme ils se
ressemblent tous... J'hésite de plus en plus. Lulu le sent bien, il
devient nerveux. Nous longeons maintenant d'énormes cuves
peintes elles aussi en vermillon, et remplies d'eau; ce sont des
réserves, en cas d'incendie; d'énormes tuyaux en partent et se
déroulent comme de monstrueux reptiles. Ça et là, des grilles
d'égout rappellent sous nos pieds la présence de la Grange
Batelière. M. Lulu n'en croit pas ses yeux, et moi, désespéré,
je m'arrête :
« C'est trop grand, c'est trop compliqué. Je suis perdu ï »
Mais M. Lulu ne l'entend pas de cette oreille. Il
s'approche de moi, menaçant :
« Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? »
Que faire, sinon repartir au hasard ? Jacinthe pleure
doucement. Je supplie Lulu :
« Je vous en prie, laissez partir Jacinthe; elle n'a rien fait,
elle. »
Il ne se laisse pas attendrir :
« Tu me prends pour un idiot ? Si elle va retrouver les
autres, elle les préviendra; ton frère ira en prison, et moi aussi.
Tu comprends pourquoi je ne peux pas plaisanter ? »

94
Je proteste que Jacinthe ne dira rien, on peut lui faire
confiance, elle donnera sa parole. Inflexible, il répond :
« Quand j'aurai le collier. »
Pour libérer ma petite amie, je risque alors le tout pour le
tout :
« Si vous laissez partir Jacinthe, je vous donnerai quelque
chose.
— Quoi ? demande-t-il, curieux.
— La bague ! »
A ce mot, Jacinthe bondit vers moi : « Je ne veux pas,
non je ne veux pas ! »
A pas lents, tel un fauve, M. Lulu s'avance, en disant :
« Ah ! petite brute, tu l'avais. Alors tu m'as menti, c'est du
beau. Et tu voudrais que je te fasse confiance ! »
Nous reculons, serrés l'un contre l'autre; je me mets
devant Jacinthe pour la protéger.
« Non, non, elle ne l'a pas; mais si vous la laissez partir,
je vous la donnerai. »
Aussitôt, il se jette sur nous. Bondissant en arrière d'un
même élan, je lâche la main de Jacinthe que je tenais serrée
dans la mienne; cela fait glisser la bague. Bing ! Elle tombe en
tintant à nos pieds. Pendant une seconde, nos yeux se croisent.
Nous restons immobiles. Je me hasarde le premier à la
ramasser. Mon geste est arrêté par un ordre sec :
« Laisse ça. »
Lulu s'avance pour s'en emparer. Alors je donne un grand
coup de pied qui expédie la bague dans les airs. Elle étincelle
de tous ses feux, retombe, roule, roule jusqu'à une grille
d'égout... Plouf ! elle disparaît soudain entre les barreaux.
Nous nous jetons tous les trois à quatre pattes, mais nous
n'apercevons rien d'autre que le pâle reflet de la rivière
souterraine. Jacinthe reste à genoux en sanglotant.

95
Pour la première fois, M. Lulu semble touché par son
chagrin. Embarrassé, il lui dit :
« Ne pleure pas. Je t'en donnerai une autre... Celle-là,
j'aime autant qu'elle soit là ! »
Tous les deux, nous aidons Jacinthe à se relever. Je lui
tends mon mouchoir pour essuyer ses larmes. Lulu s'est
radouci :
« Allez, lève-toi. Soyez raisonnables, mes petits ! Vous
partirez dès que j'aurai le collier. Mais jurez-moi que vous ne
direz à personne que vous me connaissez. »
Sans hésitation, Jacinthe jure en levant la main droite.
« Eh bien, voilà, comme ça tu es mignonne ! Toi, Berger,
tu ne diras rien non plus. A cause de ton frère... Je suis sûr de

96
toi ! Alors, quoi qu'il arrive, Lulu ni vu, ni connu. Motus et
bouche cousue ! »
En chœur, nous confirmons : ni vu, ni connu... et nous
repartons pour trouver l'issue proche du magasin des acces-
soires, but de notre expédition.
Nous continuons à marcher et, à ma grande surprise, Lulu
semble se repérer. Il nous demande, au pied d'un escalier
en vrille :
« Ce n'est pas par là, le magasin des accessoires ? Et par
là, il n'y a pas une sortie ? »
En effet. Et je ne peux m'empêcher de lui demander :
« Oui, c'est ça ! Comment le savez-vous ? Vous êtes déjà
venu ?
- Oui, je suis venu, avec ton frère. Alors, n'essaie pas de
me tromper.
— Quand ?
— Voir la dernière de Coppélia », précise-t-il.
Tout à coup, je me souviens
« Mais je vous reconnais ! C'était vous, le gros
bonhomme qui suivait
Stéphane partout ! » Jacinthe attaque aussi sec : « C'est
vous qui avez fait tomber
Coppélia ? Par hasard, ce ne serait pas vous qui auriez
assommé le pompier ?...
Et le sac, vous le connaissez ? Le sac noir, comme celui
de Stéphane, le sac des voleurs ? »
Effrayé, j'essaie de la faire taire :
« Tais-toi, Jacinthe, je t'en prie tais-toi. Faut rien dire...
On a juré ! »
Enfin, nous nous trouvons devant le monte-charge qui va
nous permettre d'atteindre notre but. Nous nous y engouffrons
comme dans un canot de sauvetage. D'un doigt tremblant,

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j'appuie sur le bouton du troisième étage, ce qui en fait huit,
avec les dessous.
Encore deux étages par les escaliers et nous atteignons
celui des services qui, habituellement, nous est aussi familier
que les dessous nous sont inaccessibles. En longeant les murs,
nous nous glissons vers le magasin des accessoires.

Le magasin des accessoires

« C'est là. »
Tournant la poignée doucement, nous y pénétrons.
Prudent, M. Lulu reste derrière nous ! Tout est calme et
silencieux. Visiblement, personne, à part nous, ne s'occupe des
accessoires à cette heure-ci. Rassuré, M. Lulu, en jetant un
regard circulaire, m'interroge à voix basse :
« Où est le collier ? »
Je lui indique une corbeille posée sur un comptoir au
milieu d'un fouillis. Sans perdre une seconde, il s'approche du
comptoir. Prêts à partir, nous l'observons. Jacinthe est pressée:
« Viens vite ! Sauvons-nous. »
Soudain, un pompier entre par une porte opposée à la
nôtre. Nous n'avons que le temps de nous cacher. Lulu, qui ne
manque pas de réflexes, saisit un plumeau et se met en devoir
d'épousseter tout ce qui l'environne, et notamment une armure
qui en avait vraiment besoin.
Le pompier, qui le prend pour un employé de la maison,
le salue aimablement, tout en pointant au poste de contrôle
pour indiquer son passage.
C'est alors que, dans le dos de M. Lulu, retentit un
formidable éternuement; celui-ci se retourne pour dire au
pompier de son ton le plus courtois : « A vos souhaits! »
Chose étrange, au même instant, les mêmes mots ont franchi
les lèvres du pompier !

98
Malgré tout, celui ci repart par où il était venu. Sans plus
attendre, M. Lulu balance avec dédain son plumeau pour se
jeter sur la corbeille aux bijoux. Il rafle le collier, le tourne,
l'admire, le retourne et, brusquement, l'engloutit dans sa
poche.
II a accompli sa mission : la récupération du collier
contenant des diamants du trésor des Hollandais. Il s'apprête à
décamper sans demander son reste, lorsque, à notre grande
stupéfaction, une armure se déplace et lui barre le chemin. Il
fait demi-tour : une deuxième armure se met entre lui et la
porte.
Les yeux écarquillés, nous n'en revenons pas ! Mais notre
Lulu ne s'avoue pas vaincu. Il saisit une lance, et tel Bayard il
marche sur ses ennemis. Hélas ! il est loin d'être le Chevalier
sans peur et surtout sans reproche, car lorsque retentit une voix

99
disant : « Haut les mains ! » Lulu laisse tomber sa lance et
lève les bras en tremblotant.
De plus en plus surpris, nous voyons alors la seconde
armure qui, revolver au gantelet, se dirige vers le téléphone
pour appeler du renfort, et dire que le voleur est pris la main
dans le sac... enfin dans la corbeille !
Une seule idée me vient : il faut se sauver, sinon nous
allons être arrêtés comme complices ! Tête baissée, on se jette
dans les couloirs en fuyant comme des rats, mais trois
silhouettes massives nous barrent le passage.
D'instinct, nous levons les mains en l'air.
Nous sommes rassurés aussitôt. M. Dumontier, le
commissaire Boudot et un agent de police en uniforme nous
sourient en disant :
« Pas de panique, les enfants. Du calme, vous voilà entre
de bonnes mains. »
Nous sommes tellement contents que nous fondons en
larmes. C'est plus fort que nous, on ne peut plus s'arrêter de
pleurer, et le commissaire nous tend son mouchoir, mais en
même temps, il ne peut s'empêcher de nous poser des
questions. Il faut le comprendre, c'est son métier !
« On vous a fait du mal ? Vous avez eu peur ? »
En guise de réponse, nous ne pouvons que pleurer
davantage.
« C'est la réaction, dit Dudu, je vais m'en occuper. »
Le commissaire nous confie à lui :
« C'est ça, qu'ils se calment, ils en ont besoin. Je les
verrai plus tard. »
Dudu nous a laissés pleurer tranquillement en se
contentant de nous dire :
« Pleurez, pleurez, mes lapins, ça vous fera du bien ! »

100
Tel Bayard, il marche sur ses ennemis

101
Jamais il n'avait été aussi gentil. C'est vrai, ça fait du bien
de pleurer. Nous ne pleurons pas seulement parce que nous
avons eu peur, mais aussi à cause de l'examen que nous
venons de manquer. Mais décidément, aujourd'hui Dudu est
une providence. Il nous annonce :
« Ne vous en faites pas, mes petits. Vous l'aurez votre
examen. Il a été remis à cause de vous. »
A cause de nous ! C'est incroyable.
« On ne sera pas punis ? »
Dudu nous éblouit encore en nous annonçant :
« Punis ! Mais on devrait vous décorer; oui, vous décorer.
Grâce à vous, les voleurs vont aller en prison. Vous devez en
avoir des choses à raconter ! »
Jacinthe et moi, nous nous sommes regardés. Attachés à
la même pensée : nous avions juré de ne rien dire, quant à
Lulu, ni vu ni connu...

Duplex à la télévision

Nos tribulations ne sont pas terminées. Il nous arrive


tellement d'histoires depuis quarante-huit heures, que je me
sens devenir un héros, et Jacinthe une héroïne.
A cause de notre absence, l'examen a été remis. Il y avait
des policiers partout dans l'Opéra, jusque sur la scène du
concours et sous la table du jury.
Tous les camarades étaient surexcités. Alors, M. le
directeur a décidé de suspendre l'examen pour attendre que les
policiers aient fini leur travail et qu'ils cèdent le pas aux petits
danseurs.
En attendant ce fameux examen qui est remis à ce soir, il
va nous falloir subir une nouvelle épreuve. Le commissaire
Boudot a beau nous rassurer, nous affirmer que nous ne

102
craignons plus rien et que nous n'avons qu'à dire la vérité... La
vérité ?
Le commissaire a organisé une confrontation générale par
relais à la télévision. On va nous conduire dans les studios de
la rue Cognacq-Jay, et de là, on s'entretiendra en direct avec
Montréal. Ça tient du miracle. Malgré la distance, malgré
l'océan Atlantique, il paraît que je verrai Stéphane, que je
pourrai lui parler... « Tu n'es pas content ? » me demande le
commissaire Boudot. Bien sûr que je serais content de voir
Stéphane, mais pas dans ces conditions, pas aux yeux de
millions de gens, en public, non plus comme lors d'une
représentation, mais comme un procès. La terrible menace de
Morales me glace le dos. Le serment que Lulu nous a arraché.
Malheur à Stéphane, malheur à nous, si nous disons la vérité.
Si Jacinthe allait « craquer » ? Les filles sont tellement
bavardes !
Eh bien, elle a été formidable, Jacinthe ! Elle n'a rien dit,
enfin rien de ce que nous avions juré de ne pas dire pour
sauver mon frère. On peut compter sur elle, et elle mentait
sûrement mieux que moi. Moi, je tremble encore ! Quelle
aventure ! Jamais je n'oublierai cette extraordinaire rencontre,
comme si rien ne nous séparait, comme si nous étions à la fois
ici et là-bas, à Paris et à Montréal...
On nous a installés, Jacinthe et moi, devant des caméras
qui renvoyaient là-bas notre image; ainsi que celle de M. Lulu,
les menottes aux poignets, de M. Morales, du pompier et de
M. Oscar van der Muth que l'on m'a présenté comme le
propriétaire du trésor des Hollandais. Un riche personnage !
Nos yeux étaient fixés sur un récepteur de télévision où
bientôt apparaissaient, dans un même décor de studio, un autre
M. van der Muth, Grégoire, frère jumeau de celui qui était
avec nous à Paris, des policiers, et... Stéphane.

103
Présentées en gros plan, voici les pièces à conviction. On
pouvait comparer les bijoux trouvés à Paris, et ceux de
Coppélia à Montréal. Les deux diamantaires, à travers l'Océan,
échangeaient le résultat de leur expertise. A Paris M. Oscar
van der Muth était affirmatif :
« Ce sont nos pierres, aucun doute. »
Mais à Montréal, Grégoire, son frère, était bredouille : il
n'avait trouvé que du toc.
Pourtant, détail troublant, les montures étaient
identiques : toutes copiées sur les parures de Coppélia.
A côté de nous, le commissaire Bou-lïot qui avait pris
l'un des coupables n'entendait pas abandonner cette piste. Bien
qu'en mauvaise posture, Lulu se défendait comme un beau
diable et M. Morales venait à son secours. Il disait même que
Lulu était un employé modèle ! Mais en le défendant, il avait
le toupet d'accuser papa. Il insinuait que puisqu'il est bijoutier,

104
il pouvait très bien s'être intéressé au trésor des Hollandais...
Je bouillais de rage.
Puis, nous avons été confrontés avec Stéphane. J'étais
tellement ému et malheureux devant mon frère, qui risquait
d'être inculpé, que j'ai jeté un regard désespéré à Jacinthe. Par
tous les moyens, il fallait sauver Stéphane, et tant pis si en
même temps on sauvait les bandits !
Le commissaire nous interrogeait avec patience :
« Le jour du départ du corps de ballet, Stéphane se
trouvait à Orly, pourquoi ?
— C'était pour dire au revoir à Olympe.
— Avez-vous vu Lulu avec lui ?
— Lulu, connais pas ! »
Lulu a respiré, et il nous a jeté, je crois bien, un regard
attendri. J'avais honte de mentir, mais c'était nécessaire !
Quant à Morales, il nous regardait avec une sympathie qui ne
me disait rien de bon.
Stéphane paraissait bouleversé par notre témoignage. Je
crois bien qu'il avait compris. C'était moi qui le protégeais,
aidé par Jacinthe.
C'est alors qu'un nouveau personnage est apparu sur le
récepteur, encadré par deux policiers. Il avait une mine
patibulaire et il portait... le sac noir, le sac de Stéphane... Le
policier canadien l'a présenté, puis il a expliqué que,
surveillant le théâtre, il avait vu cet individu fuir avec ce sac,
qu'il venait de dérober dans la loge de Mlle Desbois. Stéphane
Berger avait reconnu que ce sac lui appartenait...
« Qu'est-ce qu'il y avait dans ce sac ? » demandait
aussitôt le commissaire Boudot.
Trois fois rien, des chaussons de danse, des collants,
aucune trace du trésor.

105
A Paris, comme à Montréal, les visages des frères van der
Muth s'étaient allongés. Ils étaient déçus, les pauvres !... Moi,
j'étais soulagé.
Le commissaire Boudot s'entêtait.
Dans sa déposition, le pompier avait parlé d'un sac noir.
Pouvait-il le reconnaître ?
« Non », a dit le pompier, après avoir regardé
attentivement le sac présenté en gros plan sur l'écran. « II
faisait sombre, je n'ai fait que l'apercevoir et, des sacs comme
ça, on en voit un peu partout. »
Puisque personne ne reconnaissait, ni M. Lulu, ni le sac,
la confrontation a été interrompue. Auparavant, le com-
missaire m'a demandé si je n'avais rien à dire à mon frère,
mais j'étais tellement ému que je n'ai pas su trouver un mot, et
l'image de Stéphane a disparu des écrans...

106
COPPELIA
ou le trésor bien gardé.

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A RADIO-CANADA, l'image de Paris a disparu, le relais est
coupé. Déçu, M. van der Muth remet toute la pacotille dans un
panier, tandis que Stéphane s'approche:
« Voulez-vous que je les rapporte au théâtre ?
— Allons-y ensemble, lui répond le diamantaire.
D'ailleurs, Mlle Desbois m'y a donné rendez-vous; elle m'a fait
transmettre un message pendant la confrontation. Regardez : «
Si vous « désirez en savoir davantage, venez « me voir au
théâtre des Arts en sortant de la télévision. Signé : Olympe «
Desbois. »
A leur arrivée, Olympe est déjà là. Sa présence inquiète
Stéphane. Qu'a-t-elle décidé de révéler à M. van der Muth ?...
Il court vers elle et l'entraîne dans sa loge. Olympe lui avoue
qu'elle est là sous la menace de Black Jack qui a maintenant la
certitude que le trésor est caché au théâtre... Le sac vide lui a

108
fait comprendre que la substitution ne se déroulait pas selon le
plan prévu. Pour lui, Stéphane a trahi.
Pour le jeune homme, il n'y a plus que deux solutions :
remettre les bijoux à Black Jack. Dans ce cas, il passe dans le
camp des mauvais garçons; ou bien, les rendre à M. van der
Muth, avec le risque d'être arrêté !
Olympe ne veut pas qu'il se livre à la police, pas plus
qu'elle ne veut qu'il s'acoquine aux voleurs... Il y a sûrement
une autre solution. La chance sourit aux audacieux. Alors, elle
risque le tout pour le tout. Elle va proposer un marché à M.
van der Muth :
« Qu'est-ce que vous donneriez pour retrouver vos
pierres? »
Aucun sacrifice financier n'arrête le diamantaire : il
doublerait la prime... et de bon cœur encore ! Mais cela n'in-
téresse pas Olympe qui a une autre idée en tête :
« Si on vous demandait autre chose que de l'argent. Par
exemple : de retirer votre plainte et exiger que la police arrête
son enquête ? »
Si ce n'est que ça ! M. van der Muth est prêt à supplier le
commissaire Boudot de classer ce dossier aux archives. De la
loge, il appelle Paris. Dès qu'il obtient le commissaire Boudot
au bout du fil, il lui déclare qu'il est absolument décidé à
retirer sa plainte :
« Je ne peux pas laisser passer la chance, commissaire :
nous avons le trésor au bout des doigts. Vous me
comprenez?... Merci, merci commissaire... Je peux m'engager?
Parfait. Je vous rappellerai à la P. J. ou à l'Opéra?... D'accord.»
Les jeunes gens tiennent parole. Ils se dirigent vers la
cachette, c'est-à-dire vers Coppélia, et ils commencent à
décoller le sparadrap qui lui entoure le cou.

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Hélas ! les bandits n'ont pas renoncé ! Tapis dans l'ombre,
ils ont assisté aux tractations avec un seul désir : savoir où
sont les pierres. Puis, tenter un coup de force, un deuxième
hold-up ! Maintenant, ils savent.
Revolver au poing, Diego tient en joue les jeunes gens,
tandis que Black Jack enferme M. van der Muth à double tour
dans la loge. En un éclair, il enlève Coppélia. Par l'escalier de
fer au-dessus de la scène, il gagne les passerelles; de là, il
espère trouver une sortie qui donne accès aux escaliers
réservés au public. Diego couvre la fuite de son chef, tenant
toujours en respect Stéphane et Olympe.
Stéphane a repéré un rideau de scène relevé au-dessus du
bandit. D'un geste vif, il libère le contrepoids et le rideau
s'abat sur Diego qui, à moitié assommé, se débat dans les plis
du tissu. Pour aider Stéphane, Olympe vient donner un grand
coup sur la tête du voleur qui s'écroule. Mais Black Jack court

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tout en haut du théâtre dans l'ombre des cintres. Stéphane se
jette à sa poursuite, tandis qu'Olympe se précipite vers le
tableau des commandes électriques et donne le plein feu sur la
scène et dans la salle.
Dans la loge, M van der Muth, prisonnier, frappe de
toutes ses forces contre la porte. Olympe le délivre pour qu'il
vienne en renfort.
Là-haut, au moment où Stéphane va rejoindre Black Jack,
celui-ci trébuche dans une poutrelle, laisse échapper Coppélia
qui, à nouveau, va s'écraser sur la scène... Heureusement pour
elle, Olympe et van der Muth, qui assitaient à la bagarre, se
précipitent. Elle leur tombe dans les bras. Cette fois, elle s'en
tire sans mal !
Pour Stéphane aussi, plus de peur que de mal. Voyant sa
proie lui échapper, le bandit a renoncé et il a fui sans
demander son reste. A bout de forces, le jeune homme
redescend lentement l'escalier de fer pour rejoindre Olympe
qui lui sourit. Ouf ! Ils ont eu chaud...
Avec un regard de connivence, ils se mettent à dévisser le
cou du mannequin et, retournant la tête de Coppélia, Stéphane
verse en pluie les bijoux dans une corbeille que lui tend
Olympe. Le visage de M. van der Muth reflète en cet instant
une immense joie qui, à elle seule, suffirait à récompenser les
jeunes gens de leurs efforts. Ebloui, il caresse chaque pierre, la
soulève, la fait miroiter. Il est heureux.,.
Plein de reconnaissance, il n'oublie cependant pas la
promesse qu'il leur a faite, et il se met en devoir de rappeler le
commissaire Boudot pour lui annoncer cette nouvelle qui,
pour lui, n'a pas de prix : II tient son trésor, il l'a sous la main.
Plus rien d'autre ne compte.

111
JOURNAL DE BICOU
V

112
Un commissaire qui est bon prince

L'EXAMEN a eu lieu, et le commissaire Boudot y a assisté,


ce qui prouve combien il est un personnage important, car
pour l'examen de l'école de danse aucun profane n'est jamais
admis. Il ne cessait de m'encourager, de me rassurer et de me
témoigner de l'amitié. J'avais revêtu ma tenue de gala : collant
de soie noire et une belle chemise blanche. Quant à Jacinthe,
elle était vraiment mignonne avec son beau tutu et ses cheveux
bien tirés maintenus par une couronne.
Il y a eu la présentation générale. Le défilé. Et enfin, j'ai
dansé, comme si je planais. Je me sentais des ailes, je volais
comme l’Oiseau, l'Oiseau qui symbolise le ballet de mon
frère.

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Je me sentais délivré, c'était ma revanche sur tous les
tracas que j'avais subis, sur toutes les inquiétudes que j'avais
étouffées, c'était ma façon de surmonter les difficultés de
l'examen et les épreuves qui l'avaient précédé.
Quand le résultat a été affiché, je me suis précipité
comme tous les autres vers le tableau de service. Quelle foule!
Quelle bousculade ! Les parents, les enfants, les amis... Papa
était là, bien sûr, avec mon nouveau supporter, le commissaire
Boudot. Avant que j'aie pu m'approcher pour lire le classement
de ma division, j'ai appris la merveille : j'étais le premier... J'en
ai pleuré de joie. Tout le monde me félicitait. Jacinthe était
fière de moi. Elle, elle était deuxième de sa division, ce qui est
formidable aussi.
Le commissaire m'a demandé si j'étais heureux et si je
n'avais rien d'autre à souhaiter. Alors, étant donné sa

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gentillesse, je me suis enhardi et je lui ai dit que je serais tout à
fait heureux si je pouvais prévenir mon frère.
« Tu mérites d'être exaucé, répondit le commissaire.
Viens avec moi. »
Je l'ai suivi à la Régie. Papa et Jacinthe suivaient aussi.
Le commissaire a demandé en priorité la communication pour
Montréal, avec avis d'appel pour Stéphane Berger. Cela n'a
pas été long. Même pas le temps de reposer l'écouteur. Mon
cœur battait. J'observais le commissaire, il a dit :
« Allô ! Stéphane Berger ? Ici le commissaire Boudot. Il
y a du nouveau. Quelqu'un va vous parler. Vous serez
content.»
Il m'a tendu le récepteur, ma voix tremblotait, mes
jambes aussi.
« Allô ! allô ! Stéphane... C'est Bicou. Ecoute. Tout va
bien. Je suis premier. »

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