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LE GARÇON QUI EN SAVAIT TROP

par Lucie RAUZIER-FONTAYNE

EXCURSIONS en Camargue, promenades à


cheval, joyeuses vendanges, fête au village... Sylvain
était loin de prévoir pareilles réjouissances...
Une seule chose le déçoit : pourquoi lui
interdire le mystérieux souterrain découvert dans la
cave ? Quand il l'aura compris, Sylvain en saura trop
et son secret sera bien lourd!...
Menacé, seul contre tous, contre sa famille
même, il lui faudra un fameux courage!

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LUCIE RAUZIER-FONTAYNE

LE GARÇON
QUI EN SAVAIT TROP
ILLUSTRATIONS DE PIERRE DESSONS

HACHETTE

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DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Rose

LA GRANDE AVENTURE DE BOUBA


LA PETITE FILLE A LA GUITARE
UNE CHANCE SUR MILLE
LA PETITE FILLE AUX MARIONNETTES
MOKA, L'OURSON VOYAGEUR
LA MAISON DES TROIS GIROUETTES

dans l'Idéal-Bibliothèque

LES AMIS DE BLANCHE-EPINE


LA CHANSON MERVEILLEUSE
LA MAISON DU CHEVREFEUILLE
LA MISSION DE JEANOU
LA TROUPE DE JEROMI
L’INVITEE DE CARMARGUE
LE SOURIRE DE BRIGITTE
LE REVE DE CAROLINE
LES AMIS DE BLANCHE EPINE

dans la Bibliothèque Verte

LE COUSIN DU BRESIL
L'INVITEE INATTENDUE
JULIETTE ET LES MOTOCYCLISTES

© Librairie Hachette, 1977.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

LIBRAIRIE HACHETTE, 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS VIe

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TABLE

I. DESTINATION INCONNUE 8
II. L’ARRIVÉE 14
III. LA VISITE 23
IV. JOURS DE FÊTE 30
V. SYLVAIN ET SON CHEVAL 35
VI. LE SOUTERRAIN 41
VII. LES VENDANGES 50
VIII. FULCRAN S'EN VA 56
IX. ADIEU, GALÉTON 60
X. TERRIBLE DÉCOUVERTE 64
XI. DURE ÉPREUVE 74
XII. UNE LETTRE BOULEVERSANTE 82
XIII. LA SOIRÉE AUX MICOCOULES 90
XIV. IL Y AVAIT BIEN UNE SURPRISE! 97
XV. L'HEURE DE VÉRITÉ 100
XVI. QUELLES BONNES SURPRISES! 109

LA FIN DU SOUTERRAIN 116

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CHAPITRE PREMIER

Destination inconnue

« AU REVOIR, Sylvain! Bonnes vacances! » cria Philippe


avant de s'éloigner. Sans enthousiasme, Sylvain agita le bras
en signe d'adieu et suivit tristement son ami du regard.
Lorsqu'il le vit disparaître au coin de la rue, il ne put réprimer
un soupir de soulagement. Jamais un secret ne lui avait paru si
lourd à garder, et pourtant, même à Philippe, il n'avait pas eu
le courage d'avouer la vérité : cet été-là, Sylvain ne partirait
pas au bord de la mer, comme les autres années. Son père
venait de perdre son travail et toute la famille Favre était
obligée de rester à Paris. Deux longs mois à passer en ville, au

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lieu des baignades et de la plage! A cette perspective, le
garçon se sentait complètement démoralisé. C'est dur de ne
pas partir en vacances, quand on a douze ans.
Indifférent à la joyeuse cohue qui régnait devant l'école,
il se dépêcha de rentrer chez lui, embrassa sa mère au passage
et courut s'enfermer dans sa chambre. Il ne voulait pas lui
montrer son chagrin; elle devait être déjà si préoccupée!
Certes, M. et Mme Favre s'efforçaient de cacher leur
inquiétude à leurs enfants en affectant une gaieté factice, pour-
tant, le garçon n'était pas dupe. Aussi, entrant dans le jeu,
avait-il fait semblant d'apprécier le programme de distractions
que lui proposait sa mère pour meubler ces vacances pari-
siennes.
Soudain, un coup discret frappé à la porte le tira de ses
sombres pensées.
« C'est moi, Marianne », annonça la voix de sa sœur
aînée.
L'air très excitée, la jeune fille entra dans la pièce,
referma la porte derrière elle et vint lui souffler à l'oreille :
« Devine ce que maman est en train de faire?
— Je n'en ai pas la moindre idée, marmonna Sylvain,
boudeur.
— Eh bien, elle sort les valises du débarras!
— Si c'est une blague, elle n'est pas drôle.
— Mais non, je t'assure. Je ne plaisanterais pas sur un
sujet pareil.
— Alors, on part quand même! s'écria le garçon en
sautant sur ses pieds.
— Oui. Seulement, je ne comprends pas pourquoi
maman et papa ne nous ont pas prévenus.
— Peut-être n'en étaient-ils pas certains, objecta
Sylvain. Rappelle-toi, papa a téléphoné à maman, tout à

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l'heure. Ils ont dû réussir à organiser quelque chose à la
dernière minute.
— Le mieux est d'aller carrément le demander à maman
», décida Marianne.
Ils n'eurent pas besoin de rejoindre leur mère, car celle-ci
entra .à son tour dans la pièce, en s'exclamant dune voix
joyeuse :
« J'ai une grande nouvelle à vous annoncer, les enfants!
En fin de compte, nous allons pouvoir aller en vacances.
Dépêchez-vous de préparer vos affaires, car nous allons partir
demain matin de très bonne heure.
— Formidable! » s'écria Sylvain, fou de joie. Marianne,
plus réfléchie, manifesta son étonnement :
« Papa avait dit que ce n'était pas possible à cause de...
euh... la situation...
— Oui, je sais, répondit Mme Favre. Mais un événement
inattendu s'est produit, et il est revenu sur sa décision. Je ne
peux rien vous dire de plus. Il m'a fait promettre de garder le
secret, car il tient à ce que la surprise soit complète! »
Elle était rayonnante. Tout en se dirigeant vers la porte,
elle ajouta :
« Je vous rapporte vos valises. Je compte sur vous pour
les préparer vous-mêmes, moi, je suis débordée. Ah! une
dernière chose, Sylvain. N'oublie pas ta collection de
coquillages. Tu auras l'occasion de la compléter, là-bas. »
Là-bas? Tandis qu'elle ressortait, Sylvain et Marianne
échangèrent un regard perplexe. Où devaient-ils donc aller?
Pas dans la villa de Bretagne, que leur père louait
habituellement, en tout cas. Ils savaient que M. Favre avait
renoncé à faire cette dépense, trop importante, en raison des
circonstances. Alors, peut-être des amis leur offraient-ils
l'hospitalité. A moins que Soudain, Sylvain crut avoir trouvé.

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« J'y suis! La maison que les grands-parents se font construire
près de La Rochelle est terminée plus tôt que prévu!
— Tu as raison, approuva Marianne. Ce doit être ça.
— Papa et maman croyaient sans doute nous intriguer,
mais nous sommes plus malins qu'eux! » triompha Sylvain.
Aussi, lorsque son père revint, il se garda bien de lui dire
ce qu'il avait deviné. Et même, avec malice, il ne posa aucune
question. Etonné de cette indifférence, l'ingénieur remarqua :
« Je te croyais plus curieux, mon garçon. Et toi,
Marianne, tu n'es guère bavarde, non plus. »
Entrant dans le jeu de son frère, la jeune fille se contenta
de sourire sans répondre.
La soirée se passa en préparatifs fébriles, dans une
ambiance joyeuse et détendue, comme autrefois. De temps à
autre, M. et Mme Favre échangeaient des regards complices,
de courtes phrases auxquelles Sylvain ne comprenait rien.
« Et le piano? s'écria soudain l'ingénieur.
— Oh, mon Dieu! J'ai oublié de téléphoner, répondit sa
femme. Tant pis, je le ferai de là-bas.
- Qu'est-ce qu'il a, le piano? interrogea Sylvain. Il
fonctionne parfaitement, j'ai encore joué, hier.
— Euh... Il a besoin d'un petit changement d'air, lui
aussi», -répliqua M. Favre.
Et, imité de sa femme, il éclata de rire.
Marianne et Sylvain, complètement éberlués, en restèrent
bouche bée.
« Rassurez-vous, mes enfants, expliqua Mme Favre en
recouvrant son calme. Votre père plaisante, voilà tout. Et
maintenant, trêve de plaisanterie. Nous ferions mieux d'aller
nous coucher. Le voyage sera fatigant. »
Le lendemain matin, de bonne heure, toute la famille
s'entassait dans la voiture chargée de bagages.

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Assis près de Marianne, à l'arrière, Sylvain regardait
distraitement par la fenêtre, rêvant déjà aux belles vacances
qui l'attendaient, tandis que la jeune fille bavardait avec sa
mère. Pourtant, il remarqua un détail insolite.
« Papa! Tu te trompes de route! » s'écria-t-il soudain.
Il ne connaissait pas très bien le trajet à suivre pour sortir
de Paris en direction de l'ouest, mais il se rendait compte que
son père empruntait un itinéraire totalement différent. A
présent la voiture filait à vive allure vers la porte d'Italie.
« C'est vrai! renchérit Marianne. Alors, nous n'allons pas
chez Papy et Mamie, à La Rochelle ? »
M. Favre observa ses enfants dans le rétroviseur.
« Voilà donc la raison de votre discrétion d'hier! Vous
avez pensé que nous vous emmenions chez vos grands-
parents...
— Ce n'est pas là que nous allons? s'étonna Sylvain.
— Si, si. Seulement, euh... nous faisons pour ainsi dire
un léger détour! répondit l'ingénieur en riant.
— En fait de « léger détour », ça se pose là! » s'exclama
Sylvain, en lisant au passage un panneau indicateur : Dijon,
300 km. Mais il eut beau presser son père de questions, celui-
ci posa un doigt sur ses lèvres, avec des airs de conspirateur.
Et, durant toute la matinée, le mystérieux voyage se
poursuivit. La famille Fabre ne s'arrêta qu'une vingtaine de
minutes, pour déjeuner, et, vers le milieu de l'après-midi, Syl-
vain aperçut les premiers oliviers, les premières vignes
endormies au soleil.
« Encore deux petites heures de patience », annonça
l'ingénieur.
Vers quelle destination inconnue les emmenait-il?
Sylvain tournait et retournait cette question dans sa tête, sans
trouver la moindre réponse. A sa connaissance, son père

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n'avait aucune relation dans le Midi de la France. Le suspense
allait croissant.
Un peu plus tard, après avoir quitté l'autoroute, ils
atteignirent une vaste plaine, striée d'innombrables rangées de
ceps verdoyants et entourée de collines. Là-bas, un village se
rapprochait rapidement.
« Attention! Regardez droit devant vous, voici Vervaut »,
indiqua M. Favre.
Ils traversèrent bientôt le bourg par la grand-rue, bordée
de maisons blanches. Sylvain crut qu'ils étaient enfin arrivés,
mais la voiture poursuivit sa route. Moins d'un kilomètre
après, un grand domaine apparut à ses yeux. M. Favre fit halte
devant la grille d'un jardin, ombragé par quelques pins et fleuri
de lauriers-roses. Au fond, s'élevait une longue maison, à un
seul étage, dont la façade était garnie de rosiers. A côté, une
ferme et divers bâtiments entouraient une cour, séparée du
jardin par une haie.
Parmi eux, un mas s'adossait aux collines, couvertes
d'une garrigue sauvage, et qui dominait, de l'autre côté, un
vaste vignoble.
M. Favre sortit de la voiture, alla ouvrir la portière à sa
femme et, tandis que Sylvain et Marianne, un peu courbatus,
s'extirpaient à leur tour du véhicule, il s'écria d'une voix
solennelle :
« Bienvenue aux nouveaux propriétaires des Micocoules!»

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CHAPITRE

II L’arrivée

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SYLVAIN et Marianne n'eurent même pas le temps de
revenir de leur surprise, car une voix féminine surgie du mas
s'était écriée : « Fulcran! Les voilà! Ils sont arrivés! » Aussitôt,
un homme robuste, au visage coloré, aux cheveux gris,
accourut, suivi d'une petite femme très brune. Il ouvrit la grille
toute grande en disant :
Nous vous attendions avec impatience.
— Voici M. Fulcran, le bayle (1) des Micocoules, dont j'ai
fait la connaissance lors de ma première visite au domaine, et
voici Mme Fulcran, indiqua le père de Sylvain en leur serrant
la main.
1. Bayle : fermier.

- Oh, pas de « madame », répliqua vivement la femme du


fermier. Ici, « le monde » m'appelle Anaïs, ou Naïs, tout
simplement.
- Ça se comprend, c'est un si joli prénom »,
remarqua Marianne, ce qui lui valut un sourire ravi de la
baylesse.
Quant à Sylvain, ébahi, il réfléchissait. Son père avait
parlé d'un premier séjour aux Micocoules. Quand donc y était-
il venu? Ah! il s'en souvenait à présent. Quelques semaines
plus tôt, M. Favre était parti en province, où, disait-il, on lui
proposait un poste. Il était d'ailleurs revenu bredouille. Du
moins l'avait-il prétendu...
Fulcran se tourna vers M. Favre :
« Voulez-vous que je vous présente aux ouvriers agricoles,
monsieur? Pendant ce temps, Naïs pourrait faire visiter la
maison à Mme Favre et à vos enfants. »
M. et Mme Favre acceptèrent son offre. Tandis que le
bayle entraînait l'ingénieur vers un groupe d'hommes qui
venaient de sortir de la remise, Naïs sortit un trousseau de
clefs de la poche de son tablier, et ouvrit la porte d'entrée de la
demeure. Elle y précéda Mme Favre et ses enfants, pour les

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guider. C'était une habitation assez ancienne. Vestibule voûté,
dallé de pierre blanche, grandes pièces aux très hauts plafonds,
mobilier complet de style provençal.
Lorsqu'ils eurent exploré le salon, Naïs fit une étrange
remarque :
« Si vous préférez y mettre vos meubles de Paris, ceux-ci
tiendront très bien dans le grenier », dit-elle à Mme Favre.
Les meubles de Paris! Sylvain et Marianne en eurent
d'abord le souffle coupé. Puis le garçon s'exclama :
« Nous allons habiter ici, maman? POUR TOUJOURS?

— Oui, répondit sa mère en souriant. J'espère que


ça vous fait plaisir?
— Oh, maman, ce n'est pas possible! C'est trop beau!
s'écria Sylvain, au comble de la joie.

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— Je sais. Moi aussi, j'ai cru rêver quand votre père m'a
annoncé cette nouvelle. Voilà la grande surprise qu'il vous
réservait.
— Une merveilleuse surprise, renchérit Marianne.
Mais dis-moi... Papa a donc trouvé un poste dans la région?
— Non. Ou plutôt si. C'est ici qu'il travaillera,
désormais. Le domaine lui appartient. Ne m'en demandez pas
plus. Maître Julien, le notaire de Vervaut, vous expliquera les
choses en détail, quand il nous rendra visite, tout à l'heure. »
Devant la joie de Marianne et de Sylvain, Naïs souriait
avec discrétion.
« A présent, continuons notre exploration, poursuivit
Mme Favre. Nous n'avons pas encore vu le premier étage. »
Là-haut, les pièces étaient vastes et claires. Lits «bateau»,
voilés de vaporeuses moustiquaires, hautes et splendides
armoires, glaces, sièges capitonnés, les meublaient
agréablement.
« Vous pouvez choisir vos chambres, dit Mme Favre à
ses enfants. Arrangez-vous entre vous.
— Je prends celle-là! Il y a assez de place pour toutes
mes étagères de livres », décida Sylvain, en découvrant une
pièce presque vide meublée seulement d'une « dormeuse »,
d'un fauteuil paillé, d'une commode et d'un guéridon.
Soudain, une idée vint à l'esprit du garçon. « Et nos
études? demanda-t-il à sa mère. Où les continuerons-nous?
— Toi, tu entreras au lycée de Nîmes, qui n'est qu'à
une dizaine de kilomètres du domaine, et Marianne
pourra s'inscrire à la faculté de Montpellier. »
Tout avait donc été prévu dans les moindres détails!
Sylvain avait l'impression de vivre un rêve. Il se promit
d'écrire à Philippe le soir même, pour lui raconter ces
merveilleuses nouvelles. Certes, son ami lui manquerait. Mais
il pourrait l'inviter pendant les vacances, la maison était si

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grande et si accueillante! Le cœur en fête, il s'approcha de la
fenêtre pour contempler le jardin, la cour, les étendues de
vignes, sous l'ardent soleil. Tout à coup, il aperçut son père,
qui s'avançait vers la porte d'entrée, en compagnie de deux
inconnus. L'un
d'eux devait être le notaire, dont avait parlé Mme Favre,
mais qui était donc le second visiteur?
Le lourd heurtoir de la porte frappa deux coups. Suivie de
ses enfants, Mme Favre alla ouvrir. L'un des visiteurs était un
monsieur d'un certain âge, l'autre un jeune homme. M. Favre
fit les présentations.
« Maître Julien, notaire à Vervaut, et Hubert Coste, notre
futur régisseur, indiqua-t-il en se tournant vers le vieux
monsieur, puis vers son compagnon. Votre patience va enfin
être récompensée, mes enfants. Entrons tous dans ce bureau,
voulez-vous? »
Marianne et Sylvain passèrent les derniers, derrière leurs
parents. Tout en jetant un discret regard sur le régisseur, la
jeune fille tira son frère par la manche.
« Il est rudement bien, lui glissa-t-elle à l'oreille.
— Qui? Le notaire?
— Mais non, voyons! Je parle du régisseur. »
Celui-ci était en effet un beau garçon, élégamment vêtu,
et il ne manquait ni de classe ni d'assurance.
« Oui, pas mal du tout », reconnut Sylvain à voix basse.
Cependant, son père priait leurs hôtes de s'asseoir. D'un
geste, il invita ensuite maître Julien à parler. Après s'être
éclairci la voix, le vieil homme s'adressa à Marianne et Syl-
vain :
« Vos parents ont tenu à garder le secret, jusqu'à votre
arrivée, pour que la surprise soit plus belle encore. Je vais
maintenant tout vous expliquer. Ce domaine lui a été légué par

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l'un de ses cousins éloignés, Vincent Favre, mort il y a
quelques mois.
— Je n'avais jamais entendu parler de lui! s'étonna
Sylvain.
— Moi non plus, d'ailleurs, avoua l'ingénieur. Notre
lien de parenté était extrêmement lointain.
— Il était veuf et sans enfants, reprit le notaire. Sachant
qu'il lui restait peut-être des parents dans la région parisienne,
il m'a chargé d'entreprendre des recherches. Il tenait beaucoup
à ce que les Micocoules restent dans la famille. Je suis
parvenu à retrouver votre père... et voilà!

— C'est formidable! Mais qui va diriger le domaine? »


demanda Marianne.

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A cette question, le visage de Mme Favre s'assombrit, «
Papa veut s'en occuper lui-même. Cependant, j'avoue que cette
décision me cause de l'inquiétude.
— Je ne vais pas rater cette occasion inespérée, juste au
moment où je suis sans emploi, objecta son mari.
— Mais tu es ingénieur! Tu ne connais rien à la vigne.
— Oui, bien sûr, et moi aussi, cette difficulté me
préoccupe beaucoup. Heureusement, j'ai engagé M. Coste, qui
pourra m'initier à la gestion du domaine. Il a été élevé par
un oncle viticulteur, chez qui il a appris parfaitement le
métier.»
Le père de Sylvain se retourna vers le notaire :
« Je vous remercie, maître, de m'avoir mis en contact
avec lui. Son aide me sera précieuse. D'autre part, je compte
aussi sur celle du bayle, qui habite le mas près de la maison.
C'est, paraît-il, un homme plein d'expérience.
— Il a une excellente réputation dans la région,
acquiesça maître Julien.
— En ce cas... » commença Mme Favre, à demi
convaincue.
Après un court silence, son mari s'adressa de nouveau à
ses enfants :
« II y a déjà un certain temps que maître Julien m'a
informé de cet héritage. Pardonnez-moi de m'être montré si
cachottier, mais je tenais à régler toutes les formalités, tous les
problèmes, avant de vous mettre au courant.
— Et Dieu sait que ça ne manquait pas! s'exclama Mme
Favre. Signer une foule de papiers, organiser le
déménagement, vous inscrire dans vos établissements
scolaires... »
Lorsqu'elle s'interrompit, Sylvain lui posa la question qui
l'intriguait tant :

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« Maman, que signifie le nom de la propriété : « Les
Micocoules »?
— Les micocoules sont les petites baies des arbres qui
ombragent la cour.
— Quel drôle de nom! » conclut le garçon, amusé.
A ce moment, les visiteurs prirent congé. Dès qu'ils
furent partis, Marianne interrogea ses parents.
« Comment trouvez-vous notre régisseur? demanda-t-elle
avec intérêt.
— Il m'a fait la meilleure impression, répondit M. Favre.
— Pourquoi ne travaille-t-il plus chez son oncle? reprit
la jeune fille.
— Le vieux M. Coste est mort il y a cinq ans. Il comptait
léguer ses terres et son mas à son neveu; mais il a été emporté
par une maladie subite, sans laisser de testament. Or, le jour
même de ses obsèques, on a vu reparaître son propre fils, un
garçon paresseux et révolté, qui s'était enfui de la maison
quinze ans plus tôt.
— Où était-il allé? demanda Sylvain.
— Personne n'en sait rien. Pas très loin, sans doute,
car il a appris la nouvelle par un journal local. Tous les biens
du viticulteur lui revenaient légalement. Hubert s'est
donc trouvé dépouillé, et contraint de travailler chez d'autres
propriétaires.
— Pauvre Hubert! » s'exclama le garçon, indigné.
Quant à Marianne, elle murmura d'un air ému :
« Comme cette histoire est romanesque! » A ce moment,
le heurtoir résonna à nouveau. Cette fois, c'était Naïs.
« L'heure du « souper » approche, dit-elle. Vous nous
feriez grand plaisir si vous veniez, en famille, le prendre avec
nous. »
Mme Favre accepta avec reconnaissance la cordiale
invitation de la baylesse, et les Parisiens purent goûter, pour la

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première fois, la délicieuse cuisine languedocienne : catigot
(1) d'anguilles, gardianne (2) de bœuf, gratin d'aubergines,
crème à la vanille accompagnée d'une montagne d'oreillettes,
fins gâteaux du pays saupoudrés de sucre, si craquants et si
légers qu'un rien les brise.
1. Ragoût d'anguilles.
2. Sorte de daube.

Leur café bu, Sylvain et sa famille restèrent encore un


moment, en compagnie des sympathiques fermiers. Mais après
la longue journée de voyage, les émotions de l'arrivée, et le
copieux dîner, ils avaient besoin d'une bonne nuit de repos.
Ils quittèrent donc leurs hôtes après avoir pris rendez-
vous, le lendemain matin, avec Ful-cran, pour la visite
détaillée du domaine.
Sylvain s'étendit avec plaisir sur sa dormeuse. Un grand
silence régnait autour des Micocoules. La fraîcheur nocturne
entrait par la fenêtre ouverte. Il regarda un instant, à travers le
tulle de la moustiquaire, le ciel sombre où scintillaient les
étoiles, écouta le bruissement du vent dans les pins et les
arbres de la cour, respira le parfum vanillé des lauriers-roses...
et, brusquement, il poussa un grand soupir de bonheur et
s'endormit.

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CHAPITRE III

La visite

SEPT heures sonnèrent à l'horloge du vestibule où le


disque de cuivre du balancier allait et venait derrière la vitre
ronde avec un tranquille tic-tac.
Tous les bruits matinaux des Micocoules s'éveillaient :
pépiements d'oiseaux, crécelles de cigales, gloussements des
poules, abois de Mounine, la chienne du bayle, accueillant les
ouvriers qui venaient du village à vélo.

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Avant de quitter sa chambre, Sylvain prit l'appareil photo
qu'il avait reçu pour son anniversaire. Il allait sûrement avoir
l'occasion de s'en servir aux Micocoules. Surtout aujourd'hui,
pendant la visite du domaine.
Fulcran se trouvait déjà dans la cour lorsque la famille
Favre le rejoignit. Il présenta à Sylvain et Marianne les quatre
ouvriers agricoles : Antonio, l'Espagnol, Roque et Bastide, de
Vervaut, et Vincent, le plus jeune, un Cévenol. Presque
aussitôt, Hubert Coste arriva en tenue de travailleur sur une
vieille moto.
Malgré sa veste en gros velours côtelé et le foulard
paysan noué dans le col ouvert de sa chemise à carreaux, il
parut, aux nouveaux maîtres des Micocoules, aussi élégant que
la veille.
Tout le monde était là, on pouvait commencer la visite.
Les vieux arbres dont les fruits avaient donné leur nom
au domaine, projetaient une ombre légère devant la demeure
du bayle. Le reste de la cour se trouvait au soleil, un soleil déjà
chaud, malgré l'heure matinale.
Fulcran montra d'abord sa maison, le vieux mas, avec son
toit de tuiles romaines, ses murs crépis de blanc, sa tonnelle de
treille et ses pots de géraniums et de « pistou », sur le rebord
des fenêtres. A l'intérieur, Naïs présenta fièrement la vaste
cuisine avec ses beaux meubles anciens, ses cuivres et ses
étains. Sylvain et ses parents connaissaient déjà la maison,
mais le régisseur la voyait pour la première fois.
A côté du mas, se trouvait l'écurie, que Fulcran ouvrit en
disant :
« Elle est vide aujourd'hui. Les chevaux qui tiraient les
tomberaux, dans le temps, ont été remplacés par des tracteurs.
Monsieur s'était modernisé, ces dernières années.

24
— Modernisé? répéta Hubert. J'ai plutôt
l'impression que votre ancien patron avait conservé beaucoup
de vieilles habitudes. Il faudra changer ça.
— N'empêche, rétorqua Fulcran, légèrement vexé, que le
vin des Micocoules est le meilleur du pays. »

Les nouveaux propriétaires passèrent sans s'arrêter devant


la porte ouverte du garage, où une voiture démodée voisinait
avec la GS de M. Favre. Puis on visita la remise, le pressoir,
les cuves.
Le bayle avait gardé pour la fin de la visite ce dont il était
le plus fier. Il s'arrêta devant un large portail, il l'ouvrit
solennellement désigna trois marches qui descendaient dans
l'ombre, en disant :
« Voici la cave, je vais vous guider. » En y entrant,
Sylvain s'exclama, étonné : « Pour une cave, c'en est une! Je
ne la croyais pas aussi grande! »

25
Faiblement éclairée par trois ampoules électriques, c'était
une vaste salle voûtée, où d'énormes foudres s'alignaient sur
leur support de pierre.
« Ils sont bien démodés », remarqua Hubert.

26
« Regarde, dit Fulcran en tendant une lampe de poche. »

27
Ce à quoi Fulcran répliqua aussitôt :
« D'accord. Mais monsieur se refusait à envoyer la
récolte à la coopérative, comme le font la plupart des
propriétaires. Il trouvait que le vin se porte mieux après un
séjour dans le bois. »
Précédant les autres, Sylvain furetait partout, comptait les
énormes tonneaux et s'écriait :
« Ils sont trois fois plus hauts que moi! »
Arrivé au fond de la cave, il se retourna vers le bayle
pour demander :
« Monsieur Fulcran, à quoi sert ce puits? Quelle idée de
l'avoir creusé dans la cave! »
Le bayle lui expliqua :
« Autrefois, le domaine des Micocoules était moins
important qu'aujourd'hui. Il se composait seulement du mas
que j'habite et de quelques vignes. La maison du maître a été
construite plus tard. Lorsqu'on a remplacé la cave, trop petite,
par celle-ci, il a fallu empiéter sur la cour; ainsi le puits s'est
trouvé à l'intérieur. »
Sylvain se pencha sur la margelle :
« Est-ce qu'il est profond?
— Huit mètres environ. Regarde, dit Fulcran en tendant
une lampe de poche.
— Mais... où est l'eau?
— Tu ne risques pas de la voir, elle a disparu depuis
longtemps.
— Oh! j'aperçois un énorme trou dans le conduit, un peu
au-dessus du fond.
— Oui, c'est l'entrée du souterrain.
— Comment! Il y a un souterrain aux Micocoules. Ça
alors! A quoi sert-il?
— A rien, actuellement. Il a eu son utilité autrefois, il y a
presque trois siècles : quand le roi envoyait des régiments de

28
dragons pour convertir de force les huguenots et persécuter
ceux qui refusaient d'abjurer leur religion.
- Oui, je sais, mais quel rapport avec le souterrain?
— C'était une « cache », comme il s'en trouvait dans de
nombreux mas ou châteaux de la région. Le culte interdit se
déroulait de nuit, en des endroits écartés, « au Désert »,
comme disaient nos ancêtres. Il était célébré par des pasteurs
courageux préférant rester au pays, au lieu de se réfugier à
l'étranger. Poursuivis sans relâche par les soldats, ils risquaient
la pendaison ou le bûcher, lorsqu'ils étaient arrêtés. Quand
l'un d'eux se sentait traqué, il demandait asile aux gens
qui pouvaient le cacher. Aux Micocoules, on le descendait
jusqu'à l'entrée du souterrain dans lequel il pénétrait. Après
l'avoir suivi, il débouchait en pleine garrigue, loin de
toute habitation.
— A quel endroit?
— Sur les collines, sans doute, mais personne ne sait
plus exactement où. La nuit venue, il partait, ayant échappé
aux poursuites.
— Comment savez-vous cela, monsieur Fulcran?
— Par mes grands-parents. Au village, autrefois, les
gens se transmettaient les histoires de père en fils.
— Etes-vous descendu dans ce puits?
— Non. D'abord, je ne suis pas curieux, ensuite
j'avais autre chose à faire, et je crois que personne n'en a eu
l'idée, à Vervaut. Tout cela est si loin! »
Les parents de Sylvain et le régisseur s'étaient approchés,
écoutant les explications du bayle. Hubert se pencha à son tour
sur la margelle et déclara :
« Brrr... Ce souterrain est lugubre! Pour rien au monde, je
ne m'y risquerais!
— Lugubre? Oui, bien sûr. Pourtant, ce sombre passage
conduisait à la lumière... et à la liberté », objecta Sylvain.

29
Mme Favre sourit à son fils : elle pensait exactement à la
même chose. « Quant aux vignes, reprit Fulcran, je vous
propose de les visiter plus tard, vers la fin de l'après-midi,
lorsqu'il fera moins chaud. Vous aurez le temps de les voir en
entier avant la nuit, car on peut aller partout en voiture, par les
chemins de terre. »
Les Favre acceptèrent volontiers cette offre et, tandis que
le bayle regagnait son mas, le maître des Micocoules et le
régisseur s'installaient dans le bureau où ils allaient désormais
travailler ensemble à l'administration du domaine.

30
CHAPITRE IV

Jours de fête

UNE VIE nouvelle s'organisait peu à peu aux ^


Micocoules. Sylvain et sa sœur l'appréciaient pleinement.
Leurs parents, délivrés de l'angoisse qui pesait sur eux depuis
quelques mois, étaient heureux et détendus. Certes, malgré
l'aide du bayle et du régisseur, ils devraient affronter maintes
difficultés, surtout en ces temps de crise agricole, mais ils s'y
préparaient avec courage.
M. Favre et Hubert achevaient de mettre en ordre le
bureau, où il fallait classer des papiers laissés par l'ancien
propriétaire, prendre connaissance du fichier contenant les
noms et les adresses des clients, et vérifier les registres de
comptabilité.

31
Pendant ce temps, le bayle et les ouvriers préparaient
activement les proches vendanges; dans les vignes, ils
procédaient aux derniers sulfatages, et au mas, où tout devait
être prêt pour recevoir la récolte, il ne resterait plus maintenant
qu'à attendre la complète maturité des raisins. La fête
traditionnelle pouvait commencer à Vervaut, comme dans
chaque village de la région.
Sylvain apprit cette nouvelle avec enthousiasme.
« Une fête? Quelle chance! Comment se passe-t-elle?
Qu'est-ce qu'on fait? demanda-t-il à Hubert.
- Les réjouissances commencent par un défilé de
majorettes, avec la fanfare vervaudoise, répondit le régisseur.
Mais ensuite une seule chose passionne les gens d'ici : les «
vachettes ». — Les vachettes?
Les jeunes taureaux, si tu préfères. Les Vervaudois sont
fous de ces courses à la cocarde qui ont lieu chaque jour.
— Quelle cocarde?
— Celle qui est attachée entre les cornes de la bête et que
les « razeteurs » doivent arracher.
— Oh! C'est dangereux, non?
— Un peu, mais nous sommes entraînés à éviter de nous
faire « encorner ».
— Vous dites nous? Vous êtes donc parmi les raz...
razeteurs?
— Oui, figure-toi. Tu verras, Sylvain, c'est un spectacle
passionnant. Et vous, Marianne? Vous viendrez aussi, j'espère,
demanda Hubert à la jeune fille qui venait de rejoindre son
frère.
— Oui, bien sûr, niais je tremblerai tout le temps pour
vous.
— Il n'y a aucune raison de s'inquiéter; soyez
tranquille! »

32
Deux jours plus tard, une grande animation régnait dans
le village. Bruit, gens endimanchés, voitures venues des mas
éloignés, terrasses des cafés pleines de monde, tout cela créait
une joyeuse atmosphère de fête.
La première course à la cocarde allait commencer.
Hubert installa Sylvain et Marianne au premier rang des
gradins entourant le vaste « plan » où hommes et bêtes allaient
s'affronter. Puis il les quitta pour rejoindre les autres razeteurs.
Une musique tonitruante éclata soudain, et la porte du
toril s'ouvrit. Salué par un grand cri de la foule, le premier
taureau, Lou Rachalan, se précipita dans l'arène. Entre ses
cornes pointues, la cocarde jaune et rouge, aux couleurs de sa
manade, était attachée. Les rubans qui s'échappaient de la
rosette flottaient jusque sur ses yeux, ce qui contribuait à
l'énerver. Il s'arrêta bientôt, ébloui par le soleil, étourdi par les

33
clameurs des spectateurs et se mit à gratter le sol, d'un sabot
furieux.
Tout vêtus de blanc, les jeunes gens du village qui
l'attendaient, leur crochet à la main, commencèrent à tourner
autour de lui. Tantôt ils essayaient de l'approcher, tantôt ils
s'enfuyaient lorsque l'animai s'élançait brusquement sur eux,
tandis que les femmes criaient :
« Attention! Attention, malheureux!
— Ça y est! Il est encorné, il est mort!
— File plus vite, Milou, il va te rattraper! » Mais les
garçons avaient déjà bondi derrière
la barrière qui protégeait les gradins, salués par des
acclamations de soulagement.
Hubert s'exposait autant que ses camarades. Souple,
élégant dans ses vêtements blancs, il se risqua à plusieurs
reprises si près du Rachalan, que la foule se mit à hurler des
conseils de prudence.
Tout à coup, de frénétiques applaudissements éclatèrent.
Le jeune régisseur des Micocoules venait d'arracher sa cocarde
au taureau, tandis que l'animal continuait à trotter lourdement
devant lui, la ficelle coupée, pendant entre ses cornes.
Hubert brandit triomphalement le flot de rubans, puis il
marcha tout droit vers
Marianne à laquelle il lança son trophée en souriant.
Tous les regards se fixèrent sur « la demoiselle des
Micocoules » qui, gênée et rougissante, murmura un timide
merci.
Les cinq taureaux suivants intéressèrent un peu moins le
frère et la sœur, car Hubert ne participait pas à la course. Il
était venu s'asseoir à côté de Marianne en disant :
« A mon âge, ça suffit comme ça. Vingt-sept ans! Je suis
le plus vieux des razeteurs. Bientôt, je n'oserai plus paraître
sur le plan. »

34
« Il a beau dire, pensa Sylvain, malgré « son âge », il est
aussi leste et aussi rapide que les autres, et il le sait bien! »
Quant à Marianne, elle trouvait Hubert de plus en plus
charmant.

35
CHAPITRE V

Sylvain et son cheval

QUELQUES jours plus tard, comme le régisseur se


préparait à retourner au village, où il louait une modeste
chambre, Marianne le rejoignit dans la cour avec Sylvain.
Le garçon déclara :
« Vous savez, Hubert, la fête, les courses de vachettes,
c'est amusant, mais pas très varié. On ne pourrait pas faire
autre chose? — Tu as raison, répondit le régisseur. Il faut
profiter des quelques jours de liberté qui me restent avant les
vendanges. Voulez-vous visiter la Camargue. Elle en vaut la
peine », ajouta-t-il en se tournant vers Marianne.
Cette proposition fut acceptée avec plaisir.

36
Dès le lendemain, le jeune homme emprunta à Fulcran la
vieille voiture dont le bayle se servait rarement. Il n'était pas
facile de la faire démarrer, mais Hubert n'osa pas demander à
son patron de lui prêter la sienne. Pourtant, il devait avoir une
idée en tête, car il remarqua, devant M. Favre :
« C'est à cheval qu'il faudrait parcourir cette région. Les
chevaux peuvent aller partout. Avec eux, on ne rate rien du
spectacle.
— Ne peut-on en louer, au moins pour le temps des
vacances? demanda le père de Sylvain.
— Si! assura Hubert. Je connais les gardians d'une «
manade » qui dressent des poulains sauvages pour les vendre
ou les louer aux touristes. J'avais un petit Camargue, autrefois
et je suis assez bon cavalier. Je pourrais...
— Nous apprendre à monter? interrompit Sylvain. Oh
papa! Tu veux bien, dis? Je vais louer deux chevaux?
— Non, mon garçon.
- Mais pourquoi?
— Parce qu'il en faut aussi un pour Hubert, s'il doit vous
servir de professeur. Donc, cela fait trois!
— Ah bon...
— Vraiment, monsieur, vous m'autorisez à...
— Oui, c'est une bonne idée, reprit M, Favre en souriant.
Allez en Camargue avec eux et choisissez des bêtes pas trop
capricieuses pour nos cavaliers débutants. »
Hubert sortit donc la vieille voiture, qui n'aurait plus
longtemps à servir. Après s'être fait longuement prier, elle
consentit enfin à démarrer. Elle suivit d'abord la route, avant
de s'engager sur la piste qui pénétrait dans la « sansouïre », le
sauvage désert de terre salée, d'étangs desséchés par l'été et
couverts de roseaux.
Il ne poussait là que des touffes de salicornes, un peu
d'herbe flétrie et les seules fleurs de la Camargue, les humbles

37
saladelles, encore en boutons, mais qui étendraient bientôt sur
ce sol ingrat de grands tapis mauves,
Une indéfinissable odeur flottait sur la plaine immense,
étalée jusqu'à la ligne brillante que l'on apercevait à l'horizon,
entre ciel et terre : la mer!
« Depuis qu'on roule, on ne voit rien, remarqua Sylvain.
C'est plutôt monotone.
— Un peu de patience, ça va changer, répondit Hubert.
Tiens, regarde! »
Brusquement, derrière une rangée de cyprès, Sylvain et
Marianne découvrirent en même temps les cabanes toutes
blanches, sous leurs toits de roseaux, les masses noires des
taureaux, broutant le maigre pâturage ou s'abreuvant dans les
eaux limoneuses que roulait un bras du Rhône, et les petits
chevaux de race sarrasine, les « camargues ».
Trois de ces derniers étaient montés par des gardians.
Lorsque ceux-ci aperçurent la voiture, ils s'avancèrent vers les
visiteurs. Le plus âgé les salua en touchant du doigt son grand
chapeau.
« Bonjour, dit-il. Vous désirez? »
« Tiens! pensa Sylvain, ils n'ont pas l'air de connaître
Hubert, qui prétendait pourtant le contraire... Aucune
importance, d'ailleurs! »
« Nous venons de la part de M. Favre, le nouveau
propriétaire du domaine des Micocoules, répondit Hubert. Il
désire louer des chevaux pour ses enfants et pour moi-même,
son régisseur. Pouvez-vous nous en fournir?
— Certainement. Savez-vous monter?
— Moi, oui, mais cette demoiselle et son frère doivent
apprendre.

38
— En ce cas, il faut leur choisir des bêtes déjà bien
dressées. Allons voir. »
On suivit les gardians jusqu'à l'endroit où les taureaux
voisinaient avec les chevaux. Hubert marchait, l'air
parfaitement à son aise. Sylvain semblait un peu moins
rassuré. Quant à Marianne, elle ne put réprimer un cri, lors-
qu'elle se retrouva près des taureaux, qui, pourtant, la
regardaient d'un œil paisible, comme de vulgaires vaches.
Hubert s'aperçut de sa frayeur et, la prenant par la main, il
dit en riant :
« Ne craignez rien, Marianne, je veille sur vous. »
Elle le regarda avec reconnaissance et parut un peu
tranquillisée.
« Allez chercher Clamador, Lou Vibre, Galéjon, ordonna
le vieux gardian à ses compagnons. Je crois qu'ils
conviendront. »
Les autres gardians partirent au trot et revinrent, poussant
les chevaux devant eux, du bout de leur trident.
Le patron se tourna vers Hubert :
« Clamador est assez vif, dit-il. Il vous plaira, puisque
vous êtes bon cavalier. Lou Vibre et Galéjon sont beaucoup
plus doux. Lequel préférez-vous, mademoiselle?
— Euh..., ils se ressemblent tellement que
je ne vois entre eux aucune différence, avoua Marianne.
Je prendrai celui que vous me conseillerez.
— Alors, choisissez Lou Vibre. Votre frère aura
Galéjon, s'il lui plaît.
— Et comment! Je voulais justement celui-là! s'écria
Sylvain.
— Donc, c'est entendu. On vous les emmènera tous les
trois, disons... demain matin?
— D'accord. Avec leur harnachement complet, n'est-ce
pas? précisa Hubert.

39
— Naturellement, monsieur. »
Après avoir fixé le prix de la location, on prit congé des
gardians, et la vieille voiture repartit en cahotant dans la
sansouïre comme une barque parmi les vagues déchaînées.
Dès le lendemain matin, les futurs cavaliers attendaient
leurs montures avec impatience, mais ce fut seulement vers
onze heures que Sylvain s'écria :
« Enfin, les voilà! »
Sur la route, en effet, retentissait un bruit semblable à
celui d'une averse de grêle. Le martèlement des sabots se
rapprochait rapidement et, bientôt, les gardians entrèrent dans
la cour, escortant Clamador, Lou Vibre et Galéjon.
Fulcran avait ouvert en grand la porte de l'écurie préparée
et nettoyée pour y loger les petits camargues.
Une fois leurs conducteurs repartis, Sylvain ne put se
résoudre à quitter tout de suite son cheval.
Qu'il était beau, ce Galéjon! Blanc comme neige, de la
crinière à la longue queue, sauf un museau rosé et de petits
sabots bruns et luisants, non ferrés, à la mode camarguaise, qui
laissent sur la terre des traces en forme de croissant. Une
épaisse touffe de poils tombait sur son front, voilant à demi
ses grands yeux noirs. Il portait la haute selle gardiane cloutée
de cuivre et les étriers en fer découpé.
Fulcran vint débarrasser les trois animaux de leur
harnachement et leur donner à manger.
« Quel plaisir de voir de nouveau l'écurie habitée! »
s'exclama-t-il.
L'après-midi, Sylvain et Marianne voulurent commencer
aussitôt leurs leçons d'équitation. Il fallait se dépêcher car les
vendanges approchaient, et le jeune régisseur n'aurait alors
plus de temps à leur consacrer.

40
Heureusement, ses élèves montrèrent une telle
application qu'ils apprirent très vite à se tenir sur leurs
montures et à les diriger.
« Pour cela, inutile de parler à votre cheval, disait Hubert.
Une simple pression des genoux sur leurs flancs suffit. Si vous
voulez revenir en arrière, faites-le pivoter d'un coup de reins. »
Ne rien dire à son petit cheval? Sylvain s'en sentait bien
incapable! Aussi, au cours de leurs sorties, il lui adressait la
parole comme à un ami, tantôt l'encourageant à accélérer
l'allure, tantôt lui confiant ses impressions sur le paysage qu'ils
traversaient.
Galéjon ne se pressait pas davantage et les remarques de
son cavalier le laissaient complètement froid. Mais il devait
sentir l'affection du garçon, car il se montrait très obéissant et
très doux, bref, « bon à monter », comme disait le gardian.

41
CHAPITRE VI

Le souterrain

LES CHEVAUX de Sylvain et de Marianne trottaient à côté de


Clamador, monté par Hubert. Les jeunes gens allaient en Camargue,
pour assister à la sélection des taureaux qui devaient participer à la
course de l'après-midi. Le régisseur et Marianne causaient gaie-
ment, sans accorder la moindre attention à leur compagnon. Un peu
vexé, Sylvain, voulant prendre part à la conversation, interpella le
jeune homme :
« Hubert, qu'allons-nous faire, jusqu'à la semaine prochaine?
— Ça, je n'en sais rien », répondit assez sèchement le régisseur.
Mais le garçon insista : « Nous pourrions aller jusqu'à la mer...
Jusqu'aux Saintes-Marie, ou bien...
— On verra », éluda Marianne, un peu agacée.

42
« Bon, je les embête, pensa Sylvain. Si j'ai encore une idée, je
pourrai toujours la leur proposer quand ils cesseront leur conversa-
tion.»
Il resta un moment silencieux, se laissant porter par son cheval.
Soudain, son visage s'éclaira. Il venait de penser au souterrain.
Oui, le souterrain, que l'équitation et la fête lui avaient fait
momentanément oublier, éveilla de nouveau sa curiosité.
Et il ne put s'empêcher de demander au régisseur, qui
continuait à parler avec Marianne :
« Hubert, nous pourrions explorer le souterrain. Ce serait
amusant, non?
— Sûrement pas! répliqua vivement le jeune homme.
Depuis que j'ai appris son existence, je n'ai jamais songé à m'y
aventurer. Quelle idée bizarre!
— Moi, ça me plairait bien.
- Je te le déconseille, reprit Hubert. Il ne présente
sûrement aucun intérêt. Tu n'y verrais qu'un long couloir
obscur, un sol poussiéreux, de gros rats et d'affreuses chauves-
souris. A mon avis, tu ferais mieux de rester à la surface de la
terre et au bon soleil. »
Sylvain n'était pas convaincu. Au contraire, la description
que venait d'en faire Hubert lui donnait envie d'explorer ce
mystérieux conduit que personne, selon Fulcran, ne
connaissait plus et dont il serait seul à découvrir la sortie.
Il ne cessa d'y penser pendant toute la promenade. Il y
songea plus tard, de retour aux Micocoules, et encore le soir,
avant de s'endormir.
Le lendemain matin en s'éveillant, il était résolu à visiter
le souterrain, qui l'intriguait de plus en plus. Ses parents se
préparaient à se rendre au village; Fulcran et les ouvriers
étaient déjà dans les vignes. Hubert, en arrivant, proposa à
Sylvain et à sa sœur d'aller passer la journée à Arles. Les
Micocoules seraient donc vides toute la matinée.

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Sylvain n'hésita pas. C'était l'occasion idéale pour mener
son projet à exécution.
« Moi, je ne viens pas à Arles, dit-il à Hubert. Je suis un
peu fatigué, il va faire très chaud, et...
— Comme tu voudras, répondit le régisseur, tu n'es pas
obligé de nous accompagner. »
Sans insister, sans demander au garçon ce qu'il projetait,
il aida en souriant Marianne à se mettre en selle. L'instant
d'après, les sabots de Clamador et du Vibre claquèrent sur la
route et, bientôt, leur bruit s'éteignit au loin.
Sylvain était seul. Un peu ému, il alla chercher la torche
électrique de son père et courut à la cave. Là, penché sur la
margelle, il projeta la lueur de sa torche à l'intérieur du puits.
Il aperçut nettement le fond desséché, au-dessus duquel, à un
mètre cinquante environ, s'ouvrait l'entrée du souterrain.
Preuve que, jadis, l'eau ne montait pas plus haut.
Il lui serait facile de descendre au fond, au moyen d'une
corde, et de remonter ensuite jusqu'à l'entrée du souterrain,
grâce à un éboulis de pierres qui se trouvait en dessous. « On
dirait presque un escalier », songea-t-il, sans même s'en
étonner.
La corde à laquelle étaient attachés les seaux avait
disparu depuis longtemps. Il fallait en chercher une autre.
Sylvain eut beau fouiller le réduit aux outils, il n'en trouva pas.
Mais soudain, il eut une idée : les « seden », ces lassos utilisés
pour capturer les poulains sauvages. Les gardians de la
nianade avaient cru bon d'en suspendre un à chacune des selles
des trois chevaux, puisqu'Hubert voulait « un harnachement
complet ». Plus tard, en arrivant au domaine, le jeune homme
les avait relégués dans un coin de l'écurie : « Des cavaliers
novices comme vous n'en ont aucun besoin. »
Eh bien, si! Quelqu'un allait s'en servir.

44
Sylvain en déroula un, et constata qu'il serait assez long
pour atteindre le fond du puits; mais, après réflexion, il préféra
en prendre deux, qu'il lia solidement ensemble, et où il forma
de gros nœuds, qui lui faciliteraient la descente.
Il les transporta dans la cave, se munit d'un bâton, destiné
à le défendre éventuellement contre des rats agressifs, et
décida d'emporter du chocolat et des biscuits pour agrémenter
l'expédition.
Ses préparatifs terminés, il retourna à la cave.
Après avoir attaché le lasso à l'arceau de fer qui soutenait
jadis la « réa », la roue à gorge sur laquelle glissait la corde, il
enjamba la margelle et descendit sans peine jusqu'au fond du
puits.
Il gravit ensuite les pierres formant un escalier jusqu'à
l'entrée du souterrain, où il pénétra... et il commença son
exploration.

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Projetant devant lui la lumière de la torche, il s'engagea
dans le couloir qui montait en pente douce vers les collines et
devait déboucher en un lieu inconnu de tous...
Il marchait résolument, un peu impressionné quand
même par le profond silence que troublait seul le bruit de ses
pas.
Soudain, il tressaillit : quelques gros rats avaient surgi
devant lui, au milieu du chemin. La lumière faisait clignoter
leurs petits yeux, ronds comme des perles noires et ils levaient
vers lui des museaux menaçants.
Son bâton à la main, Sylvain s'avança, prêt à engager la
lutte. Mais ses ennemis étaient plus peureux qu'agressifs. En
voyant le garçon foncer sur eux, ils détalèrent dans l'ombre.
Plus loin encore, Sylvain remarqua une dizaine d'étranges
formes suspendues à la voûte du souterrain. Elles
ressemblaient à de petits sacs gris. Dès qu'il s'approcha, les «
sacs » se mirent à tournoyer autour de lui : des chauves-souris!
Lui aussi, il brandit son bâton, pour les écarter. Elles finirent
par l'abandonner, mais, quelques pas plus loin, d'autres, plus
nombreuses encore, l'enveloppèrent de leur vol feutré.
Furieux, il les chassa à grands coups de gourdin, en pensant:
« Décidément, Hubert avait vu juste! Ce souterrain est
sinistre! »
Par bonheur, les désagréables rencontres cessèrent, et
Sylvain marcha plus vite, impatient de trouver la sortie.
Soudain, il s'arrêta, en apercevant sur le sol un objet
poussiéreux. Un objet qui ressemblait... à un petit emballage
vide. Il le ramassa et murmura stupéfait :
« Ça alors! Un paquet de Gauloises! »
Evidemment, le papier encore imprégné d'une odeur de
tabac, ne datait pas du XVIIe siècle! Personne ne fumait des
Gauloises sous le règne du Roi Soleil. QUELQU'UN était

46
donc passé récemment dans le souterrain. Et Sylvain n'était
pas le premier à l'explorer...
Un peu déçu, et très intrigué, il continua son chemin, en
se demandant :
« QUI est venu ici avant moi? QUI a laissé tomber ce
paquet vide? QUAND et POURQUOI? »
Peu à peu, l'obscurité devenait moins dense. Bientôt, la
lumière du jour brilla au bout de la galerie. Il se précipita vers
elle.
Après avoir gravi un éboulis de pierres, il déboucha au
milieu d'un inextricable fouillis de buissons épineux.
Pourtant, il n'eut aucune peine à le traverser. « ON » y
avait taillé un étroit passage en coupant les branches, qui
jonchaient le sol.
L'instant d'après, il se trouvait en plein soleil, sur la
hauteur autrefois cultivée, comme le sont, plus loin, les
fameuses « Costières », mais devenue, à Vervaut, une garrigue
sèche et pierreuse.
« Pas possible! On voit d'ici les Micocoules! » s'exclama-
t-il, surpris.
En effet, le souterrain aboutissait non loin du mas dont il
apercevait les bâtiments, là-bas au pied des collines.
Sylvain respira avec soulagement le parfum pénétrant que
dégageaient les touffes de thym et celui, plus discret, des
immortelles jaunes. Adossé aux pierres toutes chaudes d'une
capitèle1 en ruines, il regarda longuement la plaine étalée
devant lui, jusqu'aux étangs et à la mer; il songeait aux
hommes traqués qui, jadis, avaient retrouvé la liberté au même
endroit, en contemplant le même paysage.

1. Petit abri de piètres sèches où les cultivateurs entreposaient leurs outils.

Soudain, un grand bruit le tira de sa rêverie : sur la route,


l'Abrivado (l'arrivée) passait.

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Escortés par des gardians et des jeunes gens à cheval, les
six taureaux choisis pour la dernière course étaient conduits au
village.
Claquements de sabots, hennissements, beuglements, cris
des hommes houspillant et pressant les bêtes, la bruyante
troupe s'éloigna et ce fut de nouveau le silence.
N'ayant aucune envie de retourner aux Micocoules par le
souterrain, Sylvain descendit sur la route et courut jusqu'au
mas. Là, il s'empressa d'aller à la cave et de retirer la corde qui
pendait encore à l'intérieur du puits.
De retour à la maison, il monta dans sa chambre pour se
reposer avant l'heure du déjeuner.
Son aventure n'avait pas été aussi extraordinaire qu'il se
l'était imaginée. Pourtant, il brûlait d'envie de la raconter à
quelqu'un... mais à qui? Pas à Hubert, en tout cas! Malgré les
conseils du jeune homme, il avait profité de la première

48
occasion pour visiter le souterrain. Le régisseur serait sans
doute mécontent de l'apprendre. A Marianne, alors? Oh non!
Elle risquait de le répéter à Hubert. Quant à ses parents, ils
n'étaient pas encore rentrés du village.
Mais il y avait Fulcran! Fulcran, le vieil ami de Sylvain.
Revenu des vignes il fumait sa pipe, assis sur le banc, devant
sa maison, à l'ombre de la treille. Sylvain l'aperçut et courut le
rejoindre dans la cour.
« Devinez d'où je viens, monsieur Fulcran, lui dit-il.
— Tu as fait une bêtise, je parie, répondit le bayle en
riant. Bon, assieds-toi et raconte.
— Mais vous ne dites rien à Hubert, c'est promis? le pria
Sylvain, avant de commencer son récit.
— Tiens, pourquoi?
— Parce qu'il m'a déconseillé d'explorer le souterrain. Et
comme j'y suis descendu malgré ses conseils... des
conseils qui ressemblaient même à une interdiction, il ne
serait pas content du tout.
— Pourquoi s'y opposait-il donc?
— Oh, il pensait que l'expédition ne présentait pas de
danger, mais qu'elle serait peut-être désagréable. Il m'a assuré
que je rencontrerais de vilaines bêtes, des rats, des chauves-
souris...
— Comment le savait-il? remarqua Fulcran, qui écoutait
avec un surprenant intérêt. Il prétendait pourtant qu'il n'y
mettrait jamais les pieds.
— Ce n'était qu'une supposition...
— Ah, voilà! Une supposition. IL SUPPOSE beaucoup
de choses, ce jeune homme! »
Plus tard, quand Sylvain en vint à parler du mystérieux
paquet de Gauloises, qui l'avait tant intrigué, Fulcran réprima
un sourire :

49
« Oh, tu sais, il y a tellement de gens qui se promènent
avec un paquet de cigarettes dans la poche, qu'il peut bien s'en
trouver au fond d'un puits!
— Que voulez-vous dire, monsieur Fulcran? s'étonna le
garçon.
— Rien, je plaisantais », répondit le bayle. Soudain, il
devint plus grave :
« Mais je suis comme toi... Je me pose des questions,
beaucoup de questions... »
Il s'interrompit. La voiture des Favre entrait dans la cour.

50
CHAPITRE VII

Les vendanges

GRÂCE à l'été exceptionnellement chaud et ensoleillé, les


fruits mûrirent tôt, cette année-là.
Déjà, vers la fin d'août, les ouvriers du mas avaient cueilli
les raisins de table et rempli des cageots que l'on expédiait aux
commerçants de la région. Maintenant, entre les rameaux
feuillus des ceps, les lourdes grappes étaient à point. La
récolte pouvait commencer.
Du jour au lendemain, la vie paisible des Micocoules fut
bouleversée : toute la bande des vendangeurs venait d'arriver.
Elle comprenait des gens de Vervaut, quelques Italiens, une
famille de Cévenols, parents et enfants, plus deux étudiants,
Stéphane et Michel, qui consacraient à cette activité la fin de

51
leurs vacances. Sylvain et Marianne devaient se joindre à eux,
ainsi que le personnel du mas.
Fulcran accueillit tout le monde avec sa jovialité
habituelle et présenta chaque membre de l'équipe aux
nouveaux propriétaires du domaine, qui leur souhaitèrent cor-
dialement ïa bienvenue.
Les arrivants allèrent ensuite s'installer — les hommes,
dans l'ancienne grange, les femmes chez le bayle. Le mas
disposait, en effet, d'une grande pièce vide. Pendant ce temps,
Mme Favre et Marianne mettaient le couvert dans la cour. On
y avait dressé une longue table, faite de planches soutenues
par des tréteaux. Quant à Naïs, aidée par une femme du
village, elle préparait le dîner pour les nombreux convives.
Sylvain se réjouissait de partager, avec sa famille, le
repas des vendangeurs. Ceux-ci avaient grand-faim et firent
honneur aux plats délicieux de la baylesse.
La soirée fut bruyante et gaie, mais ne se prolongea
guère, car le travail devait commencer très tôt, le lendemain
matin.
Il faisait à peine jour lorsque les vendangeurs se mirent
en route pour une vigne éloignée. Les uns s'entassaient dans la
remorque, encore vide, tirée par un tracteur, d'autres
enfourchaient leurs bicyclettes. Hubert, en tête, chevauchait
fièrement Clamador.
Sylvain, serré dans le grand véhicule, entre deux jeunes
Cévenols, aurait préféré aller lui aussi à cheval, mais il avait
trouvé plus aimable de partager l'inconfort des autres tra-
vailleurs.
La petite caravane atteignit la vigne au lever du soleil.
Hubert attacha Clamador à l'un des pins parasols qui bordaient
le chemin. Puis il indiqua à chacun la rangée de ceps qu'il
devait dépouiller de leurs fruits.

52
Il faisait à peine jour lorsque les vendangeurs se mirent en route.

53
Aussitôt, ciseaux et serpettes entrèrent en action, et les
paniers se remplirent de raisins. On les vidait dans les
comportes que Roque et Bastide transportaient ensuite jusqu'à
la remorque.
Hubert surveillait le travail, allait, venait, donnait des
ordres, encourageait ou blâmait sévèrement les retardataires
qui se laissaient distancer par les autres.
Sylvain l'entendit reprocher, d'une voix dure, sa lenteur à
Stéphane. La rangée de ceps dévolue à l'étudiant côtoyait celle
où travaillait Marianne. Tout en avançant, il bavardait avec
elle, car les deux jeunes gens venaient de découvrir qu'ils
faisaient les mêmes études, et qu'ils se retrouveraient à la
faculté de Montpellier, en octobre.
Le régisseur lui jetait sans cesse des regards mécontents.
Il finit par interpeller de nouveau Stéphane, en criant :
« Dis donc, mon vieux, tu n'es pas là pour discuter. Tâche
de travailler en silence, tu iras plus vite. »
Le soleil brûlait, les moustiques piquaient les bras nus
des vendangeurs. Sous son grand chapeau de paille, Marianne
avait l'air fatiguée. Elle ne progressait pas plus vite que
l'étudiant, pourtant Hubert ne lui fit aucune remarque. Pour
elle, il n'était que sourires. Etait-ce seulement parce qu'il
ménageait la fille du patron?
Plus tard, le malheureux Stéphane renversa son panier
plein, voulut ramasser les grappes souillées de terre, et dans sa
hâte, ne parvint qu'à les abîmer davantage.
« Idiot! cria Hubert, sur un ton qui stupéfia Sylvain. Si tu
continues à travailler aussi mal, tu ne resteras pas longtemps
aux Micocoules! »
Sylvain haussa les épaules : qu'importaient quelques
raisins perdus, alors que la propriété en produisait des tonnes?

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Tirée par le tracteur, la remorque pleine prit le chemin du
mas, où M. Favre, Fulcran, Antonio et Vincent attendaient la
première récolte. Dès qu'elle fut vidée, elle repartit pour la
vigne. Il était maintenant midi. Les vendangeurs entamèrent
de bon appétit leur casse-croûte à l'ombre des pins.
Ce moment de répit dura peu, et le travail recommença
bientôt jusqu'au soir.
Lorsqu'on apporta la dernière cueillette, une discussion
éclata entre Hubert et Fulcran. Le jeune homme reprochait au
bayle la manière dont il conduisait les ouvriers au pressoir et
aux cuves. M. Favre voulut défendre son fermier, mais le
régisseur lui fit comprendre qu'il n'avait aucune expérience en
la matière.
La soirée fut plus calme que celle de la veille. Tout le
monde était fatigué. On écouta l'un des Italiens chanter des

55
chansons de son pays et Antonio jouer de la guitare, puis les
travailleurs se retirèrent et la nuit d'été brilla de mille étoiles
sur les Micocoules endormies.
Sylvain alla se coucher avec plaisir, mais avant de fermer
les yeux, il pensa un moment à la longue journée de
vendanges qui venait de s'écouler.
Une bonne journée, certes. Cependant, l'évoquant, le
garçon se sentait mal à l'aise. Pourquoi? Ah! c'était l'attitude
d'Hubert qui l'avait surpris et un peu choqué.
Etait-il le seul à l'avoir remarquée? En tout cas, personne
ne s'était permis la moindre réflexion.
« J'ai tort, sans doute, pensait-il, d'autant que je n'ai pas à
me plaindre de lui. Avec moi il a été très chic; du matin au
soir, il n'a cessé de m'encourager : « Bravo, mon petit gars, tu
travailles comme un grand! » disait-il.
« Et puis... et puis, c'est grâce à lui que j'ai eu Galéjon! Il
a dû s'ennuyer, ce pauvre petit cheval, enfermé toute la
journée dans l'écurie! Demain, même si je suis fatigué, j'irai
faire un tour avec lui en rentrant de la vigne. »

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CHAPITRE VIII

Fulcran s'en va...

LES VENDANGES se terminaient. Ce jour-là, on avait


dépouillé l'une des dernières vignes. Les raisins récoltés
serviraient à faire un muscat aussi réputé en France qu'à
l'étranger.
Le soir, lorsque les travailleurs furent rentrés et le
régisseur retourné au village, la famille Favre s'attarda un peu,
en compagnie des Fulcran, goûtant la fraîcheur... relative, qui
succédait à l'accablante chaleur du jour.
Mais qu'avait donc Fulcran? Lui, toujours si jovial et si
bavard, restait silencieux. Parfois, il semblait être sur le point
de parler, puis continuait à se taire.

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Et Naïs, ne s'essuyait-elle pas les yeux avec le coin de
son tablier?
Enfin, le bayle parut se raviser. Il se tourna vers M.
Favre.
« J'ai quelque chose à vous dire, quelque chose
d'important.
— Vraiment? Voulez-vous venir me parler en
particulier, au bureau?
— C'est inutile, car toute votre famille doit connaître
également notre décision.
— Une décision?
— Oui, celle de quitter les Micocoules, dès la fin des
vendanges, »
Stupéfait, M. Favre s'écria :
« Vous voulez partir? Mais pour quelle raison? L'un de
nous vous aurait-il fâché, d'une manière ou d'une autre? sans
le vouloir, certes!
— Oh! non, monsieur. Votre arrivée nous a fait tant de
plaisir, et nous nous sommes aussitôt attachés à vous tous.
— Alors, pourquoi?
— Tout ira mieux quand je ne serai plus là, assura
Fulcran.
— J'en doute! Où irez-vous, d'ailleurs?
- Chez notre fils que j'aiderai à exploiter sa petite
propriété d'Aiguës-Vives.
— Qu'allons-nous faire après votre départ? murmura
Mme Favre.
— Vous avez un régisseur », répondit sèchement le
bayle.
A ce changement de ton, M. Favre crut comprendre.
« Est-ce de lui que vous avez à vous plaindre? demanda-
t-il.

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— Non, non, je ne nie plains de personne, seulement...
Voyez-vous, M. Coste est jeune, il n'a pas la même
conception du travail que moi. Il critique ce que je fais et me
donne des ordres auxquels je suis obligé d'obéir, bien que je
ne les approuve pas. « II faut vivre avec son temps », dit-il.
Sans doute a-t-il raison, mais si tout doit changer au domaine,
je préfère partir. Je suis trop vieux pour m'adapter. La
propriété sera mieux exploitée par une seule personne
que par deux qui ne s'entendent pas. »
Désolé, Sylvain saisit la main du bayle et le suppliant :
« Ne partez pas, ne partez pas, monsieur Fulcran! On
vous aimait tant, vous et madame Naïs! »
Toute la famille eut beau insister pour convaincre les
fermiers de rester, ce fut en vain. Malgré lui, Sylvain rendait
Hubert responsable de cette situation.
« Quoi qu'en dise Fulcran, c'est à cause d'Hubert qu'il s'en
va, pensait-il. Papa ne l'a pas vraiment compris... et puis il
croit son régisseur indispensable, voilà tout! »
Le lendemain, en arrivant, Hubert apprit la décision de
Fulcran; il assura qu'il « regretterait infiniment ce brave
homme », mais ajouta, qu'en effet, ses méthodes de travail
trop rétrogrades, empêchaient le domaine de se développer
pleinement. Lui, Hubert, il voyait plus grand, il avait d'autres
ambitions!
« Mais comment Fulcran aurait-il pu y parvenir, avec les
difficultés que connaît actuellement le Midi viticole? »
demanda M. Favre.
Hubert ne se démonta pas. La crise ne l'inquiétait
nullement. Selon lui, grâce à une nouvelle et énergique
impulsion, les Micocoules n'en souffriraient pas et seraient
bientôt le domaine le plus prospère de la région.
Hubert parlait si bien, qu'il finit par convaincre les
parents de Sylvain. Et, tout en regrettant le départ des

59
fermiers, auxquels la famille s'était attachée, M. Favre admit
les arguments de son régisseur.
Dès la fin des vendanges, un camion vint chercher les
meubles du vieux couple, tandis que leur fils arrivait en
voiture pour emmener ses parents.
Avant de partir, ceux-ci regardèrent une dernière fois leur
mas, les larmes aux yeux, serrèrent la main à leurs patrons,
embrassèrent Sylvain, appelèrent leur chienne Mounine, et
montèrent dans le véhicule. Leur demeure resta vide, portes et
fenêtres fermées.
Le régisseur n'était pas venu leur dire au revoir.

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CHAPITRE IX

Adieu, Galéjon!

A RENTRÉE des classes approchait. Bientôt, Sylvain


devrait quitter les Micocoules, pour entrer au lycée de Nîmes.
La perspective de cette proche séparation attristait ses
parents. Pourtant, la ville n'était pas loin du domaine, une
dizaine de kilomètres seulement, et leur fils pourrait revenir
souvent, grâce au vélo qu'ils venaient de lui offrir, à chaque
week-end et aux vacances. Mais la belle bicyclette neuve ne
remplacerait pas le petit cheval de Sylvain, le cher Galéjon
aux yeux si doux.
Un matin, M. Favre entra dans l'écurie, où le régisseur
sellait les montures de ses enfants.

61
« Vous les sortez pour la dernière fois, dit-il. Il est temps
de les rendre à la manade. Je vais faire prévenir les gardians
qu'ils peuvent venir les chercher.
— Déjà!s'écria Sylvain. Les vacances ne sont pas encore
finies!
— Comment, déjà? Ils n'étaient là que pour deux mois,
tu le sais bien, et cette location s'achève demain.
— C'est vrai, monsieur, intervint Hubert, mais je
voudrais vous demander quelque chose. Me permettez-
vous de garder Clamador, à mes frais, bien entendu? Il m'est
si utile pour parcourir la propriété!
— D'accord. Arrangez-vous avec les gardians.
— Et j'aimerais aussi louer le Vibre pour un mois
encore», continua le jeune homme.
Il se tourna vers Marianne : « Jusqu'à la rentrée
universitaire. Qu'en dites-vous?
— Oh, cela me ferait grand plaisir, Hubert. Merci
beaucoup! Vous êtes trop gentil!
— Et moi, alors? s'exclama Sylvain.
— Toi, tu vas partir bientôt, tu n'as pas besoin de
Galéjon, mon vieux, répliqua le régisseur d'un air indifférent.
— Mais je reviendrai pour les week-ends, aux
vacances et même, parfois le mercredi.
— Cela dépendra de tes notes, mon garçon, objecta son
père. De plus, je ne peux pas garder ce cheval enfermé à
l'écurie pendant ton absence.
— Alors, je ne le reverrai jamais?
— Tu le reverras peut-être aux vacances de Pâques, s'il
«st encore disponible à la manade. »
Cette vague promesse n'atténua pas le chagrin de Sylvain,
le jour où il vit Hubert emmener son petit Camargue.

62
Le régisseur avait déclaré, en effet, qu'il était
parfaitement capable de reconduire lui-même un seul cheval,
sans faire venir les gardians.
Sylvain dit donc au revoir à son cher Galéjon. Il le
regarda partir, trottant à côté de Clamador, monté par Hubert
et frappant allègrement le sol de ses petits sabots.
« Comme s'il était content de retourner à sa manade. Oh!
il m'aura vite oublié, pensa le garçon, le cœur serré, mais moi,
je ne l'oublierai jamais. »
Dès que les deux chevaux et le cavalier eurent disparu,
Sylvain partit en courant à travers les vignes désertes. Il ne
voulait pas courir le risque de rencontrer quelqu'un. Personne
ne devait voir ses larmes.
Lorsqu'il revint aux Micocoules, un peu calmé, il s'arrêta
brusquement à l'entrée de la cour : la porte et les fenêtres du
mas étaient ouvertes.
Qu'est-ce que cela signifiait? Les Fulcran étaient-ils
revenus?
Hélas, il n'en était rien. Hubert se trouvait dans la cuisine,
surveillant les allées et venues d'Antonio et de Bastide. Ceux-
ci transportaient des meubles, les meubles de Paris, relégués
au grenier, et les déposaient dans la maison, à l'emplacement
que leur désignait, le régisseur.
Celui-ci cria gaiement :
« Tu vois, Sylvain, je m'installe!
— Oui, je vois », répondit assez froidement le garçon.
Hubert s'installait, en effet. Il n'avait pas attendu
longtemps pour revendiquer la demeure du bayle.
« Je serai ainsi sur place, à votre entière disposition,
monsieur Favre, avait-il prétendu, et je pourrai, sans négliger
mon propre travail, remplacer le fermier. La besogne ne me
fait pas peur, je vous assure. »

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Les parents de Sylvain, ayant accepté son offre, avaient
mis à sa disposition les meubles de Paris inutilisés.
Et Hubert était déjà là!
Sylvain rentra chez lui en marmonnant :
« Comme ça, on l'aura sur le dos tout le temps. »
Mais aussitôt il se reprocha d'avoir si mal répondu à la
joyeuse exclamation du jeune homme. Comme le premier soir
des vendanges, il devait admettre qu'Hubert se montrait tou-
jours amical envers lui.

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CHAPITRE X

Terrible découverte

CE SOIR-LÀ, Sylvain s'était couché très tard. Pourtant,


un souci le tenait éveillé. Qu'avait-il fait de son appareil photo,
auquel il tenait tant, et dont il s'était servi à la fin de l'après-
midi?
L'avait-il laissé dans la cave, sur le support d'un foudre,
lorsqu'on l'avait chargé d'appeler son père à table? Il n'en était
pas sûr. Ou l'avait-il plutôt oublié au jardin? Ou sur le banc,
devant la maison du bayle?
Et s'il ne le retrouvait pas?
A cette pensée, son inquiétude redoubla. Il ne put résister
à l'envie de commencer ses recherches tout de suite. Il chaussa

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ses sandales et sortit en pyjama dans le couloir, où il alluma
l'électricité.
Ses parents devaient déjà dormir, mais lorsqu'il arriva
devant la chambre de Marianne, il entendit la voix de sa sœur.
La jeune fille, encore éveillée, avait vu la lumière filtrant sous
la porte.
« Qui est là? C'est toi, Sylvain?
— Oui, c'est moi.
— Tu es malade?
— Pas du tout. Je vais chercher mon appareil photo, que
j'ai dû laisser à la cave... ou ailleurs.
— A cette heure-ci! Ça pouvait attendre demain
matin!
— Non, j'ai tellement peur de ne pas le retrouver que je
n'arrive pas à dormir.
— Ah bon! Alors, tâche de le retrouver vite. »
Sylvain descendit au rez-de-chaussée, et décida de
commencer par la cave. Chaque soir, son père en fermait le
portail avec la grosse clef qu'il suspendait ensuite dans le
vestibule. Sylvain alla la décrocher. La nuit, assez claire, lui
permit de traverser la cour sans difficultés, jusqu'à la lourde
porte dont le vantail tourna lentement sur lui-même avant de
se refermer tout seul.
Dans l'obscurité de la cave, le garçon chercha à tâtons le
commutateur, pour allumer l'électricité. Mais au moment où il
le trouvait, il s'immobilisa, stupéfait, en se demandant s'il
rêvait.
Là-bas, au fond de la vaste salle, une vive clarté sortait du
puits. Elle projetait sur la voûte un disque lumineux, où
passaient des ombres. En même temps, il entendit des bruits
étranges, qu'il identifia vite. C'étaient les grincements d'une
échelle coulissante qui se déployait, et dont le haut vint
brusquement s'appliquer contre la margelle.

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Quelqu'un montait!
Tremblant de peur, Sylvain regarda fixement le puits. Qui
donc allait en surgir?
Un instant plus tard, apparut la silhouette d'un individu
mince et souple, portant sur l'épaule un tonnelet, probablement
vide, car il le déposa sans peine sur le sol, après avoir sauté
dans la cave; puis l'homme se pencha sur la margelle pour
faire signe à un compagnon invisible, resté dans le puits.
Alors, la lumière d'une puissante torche électrique éclaira
nettement son visage... et Sylvain, éberlué, réprima un cri : il
venait de reconnaître Hubert!
Un autre homme sortit à son tour, également chargé d'un
petit tonneau.
« Ça y est, allons-y! déclara-t-il. On peut dire que tu nie
fais faire du sport! »
Sylvain n'eut pas le temps de voir son visage, car
l'obscurité revint aussitôt. Il ne resta plus que la lueur
vacillante d'une bougie, éclairant seulement le robinet placé au
bas du dernier foudre, celui du précieux muscat.
Il entendit bientôt le glouglou du vin qui commençait à
remplir l'un des tonnelets... mais il entendit surtout le dialogue
des deux hommes, et quel dialogue! Ils s'entretenaient à mi-
voix. Pourtant, dans le grand silence nocturne, le garçon ne
perdit pas un mot de leur conversation.
« Tu es sûr que le père Favre ne s'en apercevra pas?
demanda l'inconnu.
— Penses-tu! Il n'y connaît rien! Et même si l'un des
ouvriers lui signalait la chose, je n'aurais aucun mal à lui
prouver le contraire. Il crois tout ce que je lui dis! D'ailleurs,
quand nous nous serons servis, le foudre sera encore plein:
— Comment ça?

67
— Eh bien, en ajoutant un petit blanc très ordinaire (qui
est déjà chez moi), du sucre et...
— Quoi! Tu comptes le trafiquer? C'est risqué!
Si on se fait prendre, on peut se retrouver en « taule »!
— Ne t'inquiète pas : si jamais on découvrait la fraude,
ni toi, ni moi, nous ne serions inculpés. »
Le muscat coulait toujours; l'inconnu en prit un peu dans
un « tâte-vin », le goûta, claqua de la langue et dit :
« Encore un peu « jeune », mais il sera fameux.
— Oui, fameux, et le Marseillais me le paiera très cher.
— Alors, tu te souviendras, j'espère, que je t'ai beaucoup
aidé.
— Oui, oui, tu n'auras pas à te plaindre, surtout quand le
domaine m'appartiendra... ou presque.
— Comment ça?

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— C'est bien simple : j'épouse la fille et je dirigerai les
Micocoules avec le père... qui ne fait que ce que je veux.
Ce mariage ne m'emballe pas, je t'assure, mais je suis prêt à
tout pour avoir le domaine. A la mort de son père, Marianne
héritera et comme je l'aurai dressée à m'obéir, je resterai le
seul maître de la propriété.
— « Le seul »? Dis donc, tu oublies le garçon! Il
héritera, lui aussi.
— Ah ça, il m'embête, celui-là! Je ne sais comment me
débarrasser de ce gêneur.
— Il pourrait lui arriver un... accident, insinua
cyniquement l'inconnu.
— Trop risqué! Je n'ai aucune envie d'avoir affaire à la
police, et de tout perdre. Non, je chercherai un autre moyen et
je finirai bien par trouver.

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— Mais si tu deviens bientôt l'associé de ton patron,
pourquoi as-tu besoin de vendre ce muscat maintenant?
— Tiens! Pour conquérir la fille : ça revient cher, mon
vieux, et il me faut encore quelques semaines avant d'y
arriver.-»
Les deux récipients étaient pleins, car on n'entendait plus
couler le liquide. Le complice du régisseur demanda :
« A quand la prochaine expédition?
— Dans huit jours. Le Marseillais passera tous les
jeudis jusqu'à la fin du mois, et s'arrêtera en face de la
capitèle.
— Je serai plus tranquille ce soir, quand nous lui aurons
remis le vin!
— Allons, pas de panique! Dans deux heures, le
muscat sera loin.
— Dommage qu'on ne puisse pas emporter tout en une
fois! s'exclama l'inconnu. Mais par ce fichu souterrain... »
Hubert l'interrompit :
« C'est le seul moyen sûr de pénétrer dans la cave, sans
nous faire remarquer. Cesse de dire des bêtises et passe-moi la
torche. Je vais t'éclairer. »
Et, tandis que son complice redescendait dans le puits, il
braqua sa lampe à l'intérieur.
Sylvain ne pouvait plus y tenir. Il se précipita vers le
portail, mais son pied heurta une bouteille vide, qui roula
bruyamment sur le sol.
Aussitôt, Hubert tourna sa torche dans la direction d'où
venait le bruit. Après avoir balayé l'entrée de la cave, le
puissant faisceau lumineux se fixa sur le garçon. Epouvanté,
Sylvain tenta de fuir, mais avant qu'il ait atteint la porte, une
main brutale s'empara de lui.
« N'essaie pas de t'échapper, je te tiens! dit Hubert d'une
voix sourde. Que fais-tu ici? »

70
Sans attendre la réponse de Sylvain, il lui tordit
violemment le bras.
« Qu'as-tu vu? Qu'as-tu entendu? Parle!
— Tout! s'écria Sylvain, hors de lui. Je sais TOUT, j'ai
TOUT compris! Vous êtes... vous êtes un...
— Et, naturellement, tu comptes raconter ça à ton père?
— Bien sûr! Lâchez-moi, vous me faites mal!
— Tais-toi. Je ne te lâcherai pas et je te ferai encore plus
mal, jusqu'à ce que tu m'aies bien compris. Ecoute, sale gosse,
si tu t'avises d'aller moucharder, il arrivera malheur à ta
famille!
— Qu'est-ce que vous pourriez leur faire? Rien!
— Ah! Vraiment? Eh bien, je vais te l'apprendre.
Je commencerai par dénoncer ton père à la police pour fraude.
— Mais le muscat, c'est vous qui l'avez trafiqué!
— Lequel des deux croira-t-on? Un étranger venant
d'arriver ou un gars du pays, très populaire à Vervaut? Moi,
naturellement, d'autant plus que je signalerai diverses
irrégularités que mon respectable patron a commis par
inexpérience et dont je me suis bien gardé de le prévenir. M.
Favre sera inculpé et condamné, car ce qu'il a fait est très
grave.
— Ce n'est pas vrai! C'est impossible!
— Pas vrai? Dis seulement un seul mot de ce qui s'est
passé ici, et tu verras si ce n'est pas vrai. »
Sous le coup de la colère, et peut-être aussi de la peur,
Hubert tordait de plus en plus fort le bras de Sylvain.
« Vous allez me le casser, cria le garçon.
— Rassure-toi. Je n'ai nullement envie que tu expliques
à tes parents comment cet accident t'est arrivé. Tu m'as
entendu, n'est-ce pas? Fiche le camp, maintenant; mon copain
m'attend, et surtout, n'oublie rien de ce que je t'ai dit. »

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Hubert lâcha Sylvain, le jeta dehors. Puis il retourna
rapidement à la cave et disparut.
Le pauvre garçon resta seul, dans la cour déserte.
Lentement, tout en frictionnant son bras meurtri, il alla
reprendre sa clef et regagna la maison, oubliant totalement son
appareil photo. En fait, il l'avait bien laissé sur le support d'un
foudre, avant le dîner. L'un des ouvriers le lui rapporta le
lendemain.
Le moment qu'il venait de vivre était si terrible qu'en
regagnant sa chambre, il se demanda s'il n'avait pas fait un
affreux cauchemar. Mais non! Tout était bien vrai!
Trop bouleversé pour se coucher et s'endormir, il ouvrit
les persiennes et s'accouda à la fenêtre, face à la nuit.
« En ce moment, ils doivent être encore dans le
souterrain, pensait-il. Bientôt, ils descendront jusqu'à la route
avec leurs tonnelets, et attendront celui qu'ils appellent : « le

72
Marseillais ». Moi aussi, je vais l'attendre. Il est obligé de
passer devant la maison. »
Qui était cet homme? Un marchand malhonnête,
probablement, qui transportait, de nuit et sans permis, du vin
volé.
Le vent bruissait dans les pins qui obscurcissaient lé
jardin, mais la lune éclairait la route en bordure des collines.
Celle-ci passait devant la capitèle dont Hubert avait parlé. Un
repli de terrain cachait le tas de pierres aux yeux de Sylvain,
mais le Marseillais l'apercevrait en arrivant à proximité, car sa
masse claire devait se détacher dans la nuit.
Hubert! A cette évocation, Sylvain se mit à trembler. Il
savait maintenant qui était en réalité le régisseur, le beau jeune
homme serviable, efficace, admiré de toute la famille! Mais
comment les empêcher, lui et son complice, de commettre leur
mauvaise action?
Appeler les gendarmes de Vervaut et les prévenir de ce
qui allait se passer sur la route? Impossible. Il lui aurait fallu
descendre dans le vestibule, où se trouvait le téléphone, parler
à voix haute, au risque d'être entendu par ses parents ou par
Marianne, qui lui demanderaient des explications. Or, après
les paroles menaçantes d'Hubert, Sylvain ne pouvait rien
entreprendre sans risquer de nuire à son père.
« Non, rien! » pensait-il avec rage.
Un quart d'heure s'écoula. Enfin, le bruit d'un moteur se
rapprocha rapidement.
« C'est lui! » se dit Sylvain, le cœur battant, en voyant
apparaître une camionnette qui roulait en code. Devant la
propriété, elle accéléra l'allure, ralentit ensuite, et s'arrêta.
Alors, trois fois, la lumière éblouissante des phares — un
signal, certainement — déchira l'obscurité. Puis, ce fut le
silence.

73
Sylvain savait que là-bas, Hubert et l'inconnu devaient
charger les tonnelets. Cela dura encore un moment. Enfin, il
entendit redémarrer la voiture, qui s'éloigna dans la nuit.

74
CHAPITRE XI

Dure épreuve

ÉPUISÉ, Sylvain s'était endormi profondément, oubliant


pendant quelques heures l'affreuse scène de la cave. Mais dès
qu'il ouvrit les yeux, il fut repris par l'angoisse. La journée
allait être difficile.
Lorsqu'il descendit, il trouva ses parents et Marianne
réunis pour le petit déjeuner. Il s'assit avec eux. Tout en
mangeant sans appétit, silencieux, il les regardait furtivement
tour à tour.
Comme il les aimait! Comme il avait envie de se jeter
dans les bras de son père et de tout lui dire! Pourtant, les
terribles menaces d'Hubert continuaient à le harceler, et il se

75
taisait, certain que le régisseur était capable de les mettre à
exécution.
Pauvres parents! Pauvre Marianne, victime d'un odieux
manège! Elle, si charmante, si jolie, si gaie. Elle riait, ce
matin, en racontant un livre amusant qu'elle avait terminé la
veille.
Sylvain ne POUVAIT parler. Mais il prit quand même
une décision. Sans révéler ce qu'il savait, il essaierait d'éveiller
la méfiance des siens envers le régisseur, ce qui, peut-être, leur
ferait découvrir le véritable Hubert.
Hélas! dans huit jours, il allait entrer au lycée. Tant pis, il
emploierait de son mieux le peu de temps qui lui restait.
En attendant, il apprit avec consternation qu'Hubert était
invité à déjeuner. Dure épreuve! Il faudrait se trouver face à
face avec ce traître! Quelle attitude prendre? Et lui, Hubert,
comment se comporterait-il?
Eh bien, le jeune homme fut charmant! Il arriva, tout
souriant, très à l'aise, apportant à Mme Favre un beau bouquet
de dahlias.
Puis il offrit à Marianne un magazine féminin, dont la
couverture représentait une ravissante jeune femme.
« J'ai choisi cette revue parce que cette jolie fille vous
ressemble beaucoup. »
Enfin, il tendit à Sylvain un caillou portant l'empreinte
d'une coquille, en disant :
« Tiens, mon petit gars, voilà pour ta collection de
pierres. J'ai trouvé ce fossile sur les collines. »
« La COLLINE!! Ah, certes, on y trouvait beaucoup de
choses, en effet! Et même, par exemple, des tonnelets de
muscat! » pensa Sylvain, furieux.
Sans regarder ce cadeau, il répondit en haussant les
épaules :
« J'ai déjà plusieurs fossiles, et de plus beaux. »

76
Trois regards stupéfaits se fixèrent sur lui, mais ni ses
parents, ni Marianne ne dirent rien. Quant à Hubert, il se borna
à répondre :
« Comme ça, tu en auras un de plus. »
Pendant tout le repas, Sylvain fut au supplice. Il était trop
franc pour savoir sourire et « faire l'aimable » comme le
régisseur. Il avait l'air si sombre, il gardait un silence si
obstiné que sa mère finit par s'inquiéter :
« Tu es malade, Sylvain? Qu'est-ce qui ne va pas? As-tu
des ennuis? »
Des ennuis! C'était bien le mot!
« Moi, je sais ce qu'il a », intervint Hubert.
Sylvain crut recevoir un formidable coup de poing sur la
tête, mais le jeune homme continua, d'un ton à la fois taquin et
affectueux :
« Avoue-le, c'est Galéjon qui te manque, hein, mon
vieux? Alors, écoute : jusqu'à ton départ, et chaque fois que tu
reviendras aux Micocoules, je te prêterai Clamador, aussi
souvent que tu le désireras. J'espère qu'il te consolera de ne
plus avoir ton cheval.
— Je me fiche pas mal de Clamador! » répondit le
garçon avec rage.
Eberlués, ses parents s'exclamèrent ensemble :
« Mais tu es fou!
— Que signifie cette grossièreté?
— Fais immédiatement des excuses à Hubert. »
Sylvain n'obéit pas. Il se leva brusquement et s'enfuit.
Personne ne vit le regard glacé qu'Hubert fixa sur lui
jusqu'à ce qu'il ait disparu.
Sortant de la maison, le garçon courut au hasard, à travers
les vignes, fou de rage, d'impuissance, de regret. 'Oh!
pourquoi avoir répondu ainsi à Hubert comme il l'avait fait, en
peinant et indignant ses parents! Ses parents qu'il voulait

77
protéger. Quelle maladresse! Mais pouvait-il contenir sa
fureur devant l'hypocrisie du régisseur?
Il finit par s'arrêter, essoufflé, au milieu d'une rangée de
ceps. Il était allé très loin. Autour de lui s'étendait l'océan
verdoyant du vignoble, dépouillé de ses fruits, où les grives
picoraient les grains oubliés. Leur cri menu troublait seul le
silence. Personne à l'horizon. Le vent marin commençait à
souffler doucement...
Cette paix, cette solitude calmèrent un peu Sylvain. Il
décida de rentrer, trouva bientôt un chemin de terre, rejoignit
là route et la suivit rapidement, malgré sa fatigue.
Soudain, il tendit l'oreille. Ce bruit d'une averse de grêle
martelant le sol, il le connaissait bien : c'était le trot d'un
cheval... c'était Clamador, monté par Hubert.
Le régisseur s'arrêta devant lui et le toisa en silence,
pendant un instant. Son expression n'était pas rassurante. Bien
que Sylvain fût un garçon courageux, là peur l'envahit, face à
son ennemi, sur cette route déserte. Mais il fit un grand effort
pour soutenir sans trembler le regard du régisseur.
« Je te cherchais, dit Hubert froidement. Tu n'as rien à me
dire?
— Rien du tout! s'écria Sylvain, vous voudriez peut-être
des excuses? Je ne vous en ferai pas, je vous connais trop bien,
maintenant... D'ailleurs, je suis content de partir au lycée, là,
au moins je ne vous verrai pas jouer votre horrible comédie à
ma famille!
— Tant mieux si tu es content. Moi aussi : bon débarras!
Mais je tiens à t'avertir que si, jusqu'à ton départ, tu te montres
aussi désagréable avec moi que tout à l'heure, tu le
regretteras. Et n'oublie pas ce que je t'ai promis, au cas où tu
parlerais un jour de la cave... et du reste. »

78
C'était le trot d'un cheval... C'était Clamador, monté par Hubert.

79
D'un coup de reins, Hubert fit tourner Clamador et reprit
au grand trot le chemin du mas, abandonnant Sylvain au
milieu de la route.
Lorsque ce dernier arriva chez lui, il trouva ses parents et
Marianne encore à la salle à manger. Comme il s'y attendait,
on lui demanda des explications sur sa conduite
INQUALIFIABLE au déjeuner. Il ne s'en attrista pas trop.
C'était l'occasion — la dernière peut-être — d'éveiller la
méfiance de sa famille à l'égard d'Hubert.
« Eh bien? demanda M. Favre.
— D'accord, je sais que j'ai été impoli, mais Hubert
m'énerve.
— Ça alors! Monsieur Sylvain est ÉNERVE par un
jeune homme, qu'il ferait mieux de prendre pour modèle!
Et pourquoi cette subite antipathie?
— Elle n'est pas subite. Depuis un certain temps, j'ai
remarqué beaucoup de petites choses qui...
— Je me demande bien quoi! s'écria Marianne.
— Hubert dit souvent des mensonges. Par exemple, il ne
connaissait pas du tout les gardians de la manade, alors qu'il
prétendait le contraire.
— Simple exagération de Méridional, dit M. Favre
en souriant.
- Et puis, reprit Sylvain, c'est lui qui a fait partir Fulcran.
— Le bayle a dit lui-même qu'il n'avait pas à se plaindre
du régisseur.
— Parce que c'est un brave homme, il n'a rien dit, mais il
se posait des questions, Fulcran. Je l'ai compris.
— Des questions? Méfie-toi de ton imagination, mon
garçon.
— Et, continua Sylvain, je déteste la façon dont il parle à
papa. Comme si mon père était un « minus » et M. Coste un «
as » qui sait tout mieux que personne. »

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Marianne intervint d'un ton vif : « Papa est certes un
remarquable ingénieur, sorti d'une grande école, et nous
l'admirons beaucoup. Mais, en ce qui concerne son nouveau
métier, Hubert s'y connaît mieux que lui. C'est naturel qu'il le
fasse profiter de son expérience.
— Exactement, approuva M. Favre. Ce garçon m'apporte
une aide précieuse, dont je ne pourrais me passer.
— Mais il est méchant! s'écria Sylvain, exaspéré.
Marianne l'a entendu comme moi, le premier jour des
vendanges, se mettre en colère contre Stéphane, et le
menacer de renvoi, parce qu'il avait renversé un panier et
abîmé les raisins. Un seul panier, alors que...
— Stéphane a été maladroit, interrompit la jeune fille : il
méritait des reproches. Hubert aime le travail bien fait. »
Le travail bien fait!! Ah oui, Hubert faisait
admirablement le sien, dans la cave, avec son complice et il se

81
donnait du mal pour parvenir à être un jour le maître des
Micocoules !
Sylvain sentait qu'il commençait à perdre pied. Les «
petites choses » qu'il faisait remarquer à sa famille n'étaient,
en effet, pas assez graves pour expliquer son attitude hostile
envers le régisseur. Elles n'avaient nullement l'air
d'impressionner ses parents.
Il essaya d'ajouter, en pensant à son bras encore meurtri :
« Non seulement il est méchant, mais il est cruel! »
Cette fois, Marianne se fâcha.
« Cruel! Lui! Allons donc! Prouve-le. Tu en serais bien
incapable. C'est toi qui es méchant et injuste.
— Je ne te comprends pas, mon petit, dit plus doucement
Mme Favre. Pourquoi as-tu ainsi changé aujourd'hui? Je ne te
reconnais pas. Tu me fais beaucoup de peine. »
De la peine! Alors que Sylvain avait envie de crier :
« C'est pour vous, c'est pour vous protéger que j'agis
ainsi! »
Il ne put que balbutier :
« Je regrette, maman... je ne sais pas ce qui m'a pris. »
Et voilà qu'il mentait... comme Hubert! Combien de fois
faudrait-il mentir, aussi longtemps qu'il n'oserait pas TOUT
dire?

82
CHAPITRE XII

Une lettre bouleversante

C'ÉTAIT la veille de la rentrée scolaire. La voiture roulait


vers Nîmes, emportant M. Favre et son fils. L'ingénieur allait
installer Sylvain dans la pension où il lui avait retenu une
place, quelques semaines auparavant, car le lycée ne disposait
pas d'internat pour les garçons, qui devaient donc se loger en
ville.
Assis près de lui, Sylvain restait silencieux, partagé entre
la tristesse de quitter sa famille et le soulagement de n'avoir
plus à rencontrer chaque jour le régisseur.
En présence de ses parents et de Marianne, Hubert avait
manifesté une écœurante hypocrisie, au moment de son départ.

83
Comme son « petit copain » allait lui manquer! Il attendrait
son retour avec impatience, aux week-ends. Il lui souhaitait
bien sincèrement (!) de se plaire au lycée et de réussir dans ses
études... Petite tape affectueuse sur l'épaule du garçon, et, pour
finir chaude poignée de main, rien n'avait manqué à cette
ignoble comédie.
La froideur avec laquelle Sylvain réagissait, avait
sûrement choqué ses parents et indigné Marianne, mais
personne n'avait rien dit.
Ce fut seulement en cours de route que M. Favre fit
allusion à l'incident :
« II est donc convenu que tu ne reviendras pas aux
Micocoules avant quinze jours. Nous sommes d'accord, n'est-
ce pas? - Oui, papa, soupira Sylvain.
— Tu auras besoin de deux bonnes semaines pour
t'adapter à ta nouvelle vie... et surtout pour réfléchir à ton
attitude incorrecte envers Hubert. Tu viens encore de te
montrer bien impoli avec lui. Pourquoi agis-tu ainsi?
— Je ne pouvais pas lui répondre autrement. Je vous
ai déjà dit qu'Hubert ne m'est pas... sympathique.
— Ça se voit! As-tu l'intention de lui « faire la tête »,
chaque fois que tu reviendras à la maison? »
Sylvain haussa légèrement les épaules sans répondre, et
son père continua :
« Au fond, tu n'as à lui reprocher que bien peu de chose.
Essaie de le comprendre, mon petit, et prends la résolution de
changer d'attitude. »
Cette fois encore Sylvain ne promit rien.
« Quinze jours... deux week-ends, ce sera long, fit-il
tristement. Vous m'écrirez au moins ?
— Bien sûr!
— Souvent?

84
— Oui, très souvent. Tu recevras sûrement aussi un petit
mot d'Hubert. Sais-tu qu'il ne t'en veut pas et qu'il t'aime bien?
Il me l'a dit. »
Oh! c'était trop fort! Sylvain lutta contre la tentation de
tout révéler à son père, mais il se ressaisit et se tut : il n'en
avait plus le temps, on approchait de la pension.
Après avoir suivi une longue rue, la voiture contourna les
célèbres arènes de Nîmes, passa devant le vieux et majestueux
lycée Daudet, qui reçoit seulement les classes terminales, et
traversa une partie de la vieille ville. Elle s'arrêta devant une
grande maison précédée d'une cour, la pension Montaigne, qui
accueillait une vingtaine de garçons.
Sylvain et son père furent aimablement reçus par le
directeur et sa femme. Ceux-ci leur montrèrent la vaste pièce
de séjour, le réfectoire, la salle d'études et le garage, où la
bicyclette offerte par ses parents attendait déjà le garçon. Puis
ils montèrent avec eux au dortoir « des plus jeunes », et les y
laissèrent pendant que Sylvain rangeait ses affaires dans le
petit placard placé à côté de son lit.
Lorsqu'ils redescendirent, l'après-midi touchait à sa fin.
Il était temps, pour M. Favre, de retourner aux
Micocoules. Le cœur serré, Sylvain l'accompagna jusqu'à la
voiture. Avant de prendre le volant, son père l'embrassa en
disant :
« Allons! bon courage, mon petit! Nous penserons bien à
toi demain matin... Tu verras, ces deux semaines seront vite
passées. »
Et, tandis que la GS démarrait, il se pencha légèrement à
la portière et cria :
« N'oublie pas de réfléchir à ce que je t'ai dit! »
Sylvain était seul. Lentement, il traversa la cour, et rentra
dans la maison où il allait vivre.

85
... Le lendemain matin, un peu ému, il prit pour la
première fois le chemin du lycée, où le directeur de la pension
conduisait lui-même ses pensionnaires.
Le doux soleil de septembre baignait le boulevard sur
lequel s'élevait un grand bâtiment de style moderne. Une foule
bruyante et agitée de garçons et de filles emplissaient la cour
et le hall. Mais, dès que la sonnerie retentit, tout le monde se
tut. Sylvain répondit à l'appel de son nom et fut conduit avec
ses camarades, vers une classe de sixième.
Les études secondaires de l'élève Favre allaient
commencer.
Les premiers jours, distrait par le brusque changement de
vie, il oublia un peu son lourd souci. Avoir plusieurs
professeurs — un pour chaque matière — faire la
connaissance de ces garçons gais et bavards, au sonore accent

86
méridional, manger à la cantine, dormir loin de sa chambre
campagnarde, où le lit ancien, sous le nuage blanc de sa
moustiquaire, restait inoccupé, tout cela le changeait de son
école parisienne, comme de la vie quotidienne au mas.
Mais bientôt, il commença à « languir », comme aurait
dit Fulcran. Sans cesse, il songeait aux Micocoules, plein de
regrets et de nostalgie. Le soir, une fois couché, alors que ses
compagnons de dortoir dormaient déjà, le souvenir de ce qu'il
avait découvert à la cave le hantait; une angoisse folle
s'emparait de lui à la pensée qu'il avait laissé auprès de ses
parents un traître, dont ils ne soupçonnaient pas l'odieux
manège.
Lorsqu'il s'endormait enfin, d'affreux cauchemars
troublaient son sommeil.
Il reçut une première lettre de sa mère, pleine de
tendresse et d'encouragements, à laquelle son père avait ajouté
quelques mots. Deux jours plus tard, ce fut Marianne qui lui
écrivit affectueusement, sans reparler de leur dernière
discussion au sujet d'Hubert.
Cette correspondance lui fit plaisir, mais ne lui apprit rien
de ce qui se passait réellement aux Micocoules.
Le premier week-end fut pénible, malgré la compagnie de
quelques camarades, restés comme lui à la pension. Pendant
l'interminable journée du dimanche, il alla au garage contem-
pler en soupirant son beau vélo neuf. Quand servirait-il? Pas
de sitôt, hélas! Il lui fallait encore attendre une longue semaine
avant de rejoindre sa famille.
Pourtant, dès le jeudi, en rentrant à la pension, il trouva
dans le hall une lettre de son père, arrivée au courrier du soir.
« Tiens! pensa-t-il, surpris, il m'a déjà écrit avant-hier!
A-t-il quelque chose de particulier à me dire? »

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Tout en ouvrant l'enveloppe, il redescendit le perron et
s'assit sur un banc de la cour pour lire les quelques lignes
qu'elle contenait :

« Je n'attends pas davantage, écrivait M. Favre, pour


t'annoncer une heureuse nouvelle. Marianne et Hubert
viennent de se fiancer. Ils se marieront au printemps. Nous
-fêterons cet événement dimanche prochain, avec quelques
personnes de la famille qui arriveront samedi soir. L'oncle
Marc est déjà là.
« Je me demande, mon cher Sylvain, comment tu vas
accueillir cela? Sans aucun plaisir, probablement. J'espère
pourtant que tu te réjouiras du bonheur de ta sœur, malgré

88
l'incompréhensible antipathie que t'inspire ton futur beau-
frère.
« II n'est plus question que tu restes en ville jusqu'à la
fin de la quinzaine fixée. Nous t'attendons samedi, en
souhaitant que tu te montres aimable envers Hubert et que tu
n'attristes pas cette fête par ton attitude... »

La lettre tremblait dans les mains de Sylvain. Il était


atterré.
Ainsi, Hubert triomphait et la pauvre Marianne tombait
dans le piège!
« Quelques semaines », disait le misérable à son
complice.
Il lui, en avait fallu encore moins!
Certes, Sylvain connaissait les projets du régisseur et
s'attendait à apprendre cette nouvelle... « Mais pas si tôt! Pas
si tôt! se répétait-il. J'avais besoin de plus de temps pour
essayer d'empêcher ça! Et maintenant, c'est trop tard. »
Trop tard? Pas sûr! Il devait tout dire immédiatement,
sans hésitation, avant la fête de dimanche.
Oui, parler, parce qu'une lettre ne suffirait pas. Et puis,
comment tout expliquer par écrit?
Il était seul. Ses camarades devaient être en train de
s'installer dans la salle d'étude. S'il agissait très vite, il serait
déjà loin quand on s'apercevrait de son absence.
Il se précipita au garage et prit son vélo. Au fond, une
petite porte donnait sur la rue, derrière la maison. Elle n'était
pas fermée à clef. Il l'ouvrit et se glissa dehors.
Quelques minutes plus tard, il sortait de la ville et roulait
vers les Micocoules.
« II va falloir expliquer pourquoi j'ai quitté la pension,
pensait-il. Comment leur dire ça? Et pourvu qu'Hubert ne soit
pas là! Il est trop habile, Hubert! Il serait bien capable de les

89
persuader que j'invente une histoire incroyable parce que je ne
l'aime pas. Ah, c'est difficile... difficile... »
Sylvain chercha une phrase d'introduction, en imagina
plusieurs, sans rien trouver de satisfaisant.
Soudain, il s'écria à mi-voix :
« Mais on est jeudi, aujourd'hui! »
Jeudi! Le jour, ou plutôt la nuit, où, chaque semaine,
Hubert venait à la cave par le souterrain, comme il l'avait
décidé avec son complice.
« Ça y est! J'ai une idée », murmura le garçon, qui se mit
aussitôt à élaborer son plan, Un plan d'autant plus formidable,
à son avis, que la présence du régisseur ne risquerait pas d'en
compromettre la réussite : Hubert avait quelque chose à faire
ailleurs, ce soir!
« Je ne raconterai rien aux parents, songea Sylvain, car
ils ne me croiraient sans doute pas. Mieux vaut que papa
découvre par lui-même la malhonnêteté d'Hubert. Quand il
aura la scène sous les yeux, il sera bien obligé d'admettre qu'il
avait tort. Il suffit de l'intriguer assez pour qu'il finisse par
descendre à la cave, au plus tôt vers onze heures. Comment y
parvenir? Ah, je trouverai bien au dernier moment.
Heureusement, on veillera plus tard, avec oncle Marc. C'est
une chance qu'il soit déjà là! »
Cher oncle Marc, qui comprenait si bien les jeunes, et son
filleul en particulier. Comme sa présence serait réconfortante!
Sylvain se sentait un peu rassuré. Il savait que s'il avait besoin
d'aide, ce soir, il pourrait compter sur lui.

90
CHAPITRE XIII

La soirée aux Micocoules

LE SOLEIL déclinait. Il était près de six heures, mais


Sylvain ne se pressait pas. Au contraire, à mesure qu'il
se rapprochait de Vervaut, il roulait de plus en plus
lentement, à la pensée de la réception qui l'attendait.
Comment expliquer son arrivée inattendue et sa fuite
précipitée de la pension? Car, bien entendu, il ne parlerait de
la cave à son père, qu'à l'heure où celui-ci devrait s'y rendre.
Ah! tant pis! Il faudrait mentir encore une fois-la dernière,
Sylvain l'espérait bien.
A la tombée de la nuit, il atteignit les Micocoules. Son
cœur battit quand il vit, en traversant le jardin, les fenêtres
éclairées du salon, où ses parents, Marianne et l'oncle Marc
Perrier étaient réunis.

91
Avant d'entrer, il jeta un coup d'œil vers la cour. Aucune
lumière ne brillait à la façade du vieux mas, donc le régisseur
ne s'y trouvait pas.
« Tiens, bien sûr! Il est sans doute au village, en train de
préparer son expédition dans le souterrain », se dit Sylvain.
Cette constatation lui donna un peu de courage pour
soulever le heurtoir de la porte. Timidement, il frappa deux
coups.
Marianne vint ouvrir et s'exclama :
« Toi! Pas possible! Tu t'es trompé de jour, ou quoi? »
Sans attendre la réponse, elle entraîna son frère jusqu'au
salon.
« Regardez qui nous arrive! » fit-elle gaiement.
Aussitôt, des exclamations stupéfaites et d'inévitables
questions accueillirent Sylvain.
Avant d'y répondre, il embrassa ses parents, ainsi que son
oncle, qui s'écria :
« Alors, tu es en avance, mon petit! Tant mieux! Quelle
joie de te revoir!
— Je... Je suis venu... bredouilla Sylvain.
— En effet, nous le voyons, dit M. Favre, ironique.
Explique-toi, veux-tu? »
Sylvain se retourna vers ses parents : « Quand j'ai reçu la
lettre de papa, j'ai eu vraiment le cafard. Il m'écrivait que je
n'apprécierais sans doute pas la nouvelle qu'il m'annonçait. Et
puis, il avait l'air de craindre que je « fasse la tête » à... à
Hubert...
— Et alors? demanda M. Favre.
— Alors, je n'ai pas pu attendre samedi pour vous
dire que je me réjouissais du bonheur de Marianne et que...
que je serai poli avec son... avec Hubert... Je n'ai pas résisté à
l'envie de venir vous le dire... tout de suite. »

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L'explication, bredouillée en vitesse, n'était guère
convaincante, mais Sylvain n'en avait pas trouvé de meilleure.
L'oncle Marc écoutait en silence, continuant à fumer sa
pipe. L'air étonné, il regardait son neveu avec une étrange
attention. Personne ne s'en aperçut, et M. Favre reprit :
« Je m'étonne qu'on t'ait permis de quitter la pension, et
de manquer les cours demain.
- Je... je n'ai pas demandé la permission, on me l'aurait
refusée.
— Comment! Tu es parti en cachette? Mais tu es fou!
Tu crois qu'on peut sortir d'une pension comme ça?
— Je n'ai pensé à rien d'autre qu'à venir ici.
— Et moi je pense que, là-bas, on a déjà constaté ton
absence. On doit te chercher partout. Je vais immédiatement
téléphoner que tu es chez nous et que je te ramènerai demain
matin. »

93
L'oncle Marc intervint :
« Sylvain a eu tort, certes, de filer sans permission, mais
je voudrais que nous le gardions jusqu'à dimanche. Ne me
privez pas déjà de mon filleul, je vous en prie.
— Soit, concéda M. Favre, à condition qu'il promette de
se montrer non seulement poli, mais aimable avec le
fiancé de sa sœur. J'espère que tu y es décidé, mon garçon?
— Oui... bien sûr... » répondit docilement Sylvain.
Il se sentait prêt à faire ce dernier effort. D'ici dimanche,
beaucoup de choses auraient sans doute changé! Son père
sortit dans le vestibule pour téléphoner. Lorsqu'il revint, Syl-
vain demanda :
« Eh bien?
— Eh bien, le directeur s'était naturellement aperçu de
ton escapade et j'ai eu raison de le prévenir aussitôt. Inutile
d'ajouter que tu ne recevras pas des compliments à ton retour.»
A ce moment, la femme du village qui remplaçait Naïs,
vint dire que le dîner était servi.
En s'asseyant à table, Sylvain songea qu'en somme, son
arrivée aux Micocoules ne s'était pas trop mal passée. Il
s'agissait maintenant de supporter cette longue soirée jusqu'à
l'instant décisif.
Pendant le repas, il remarqua la bague neuve que portait
Marianne. Elle surprit son regard et, avançant la main où
brillait un saphir monté sur un anneau d'or, elle s'exclama :
« Regarde comme elle est jolie! Hubert n'a pas eu la
patience d'attendre dimanche pour me l'offrir. »
Sylvain haussa légèrement les épaules.
« Oh, tu sais, moi, les bijoux...
— Mais ce n'est pas uniquement pour le plaisir de la
porter. Je suis si touchée qu'Hubert m'ait donné le seul objet de
valeur ayant appartenu à sa mère. Il m'a dit qu'elle aurait été
heureuse de le voir à mon doigt... Et puis, ajouta Marianne,

94
radieuse, il trouve que cette pierre est du même bleu que mes
yeux. »
« Pauvre Marianne, comme il t'a menti! pensa Sylvain
avec tristesse. Ta belle bague vient sûrement tout droit de chez
le bijoutier, et c'est l'argent du Marseillais qui l'a payée. »
Au même instant, son regard croisa celui de M. Perrier,
qui l'observait encore d'un air attentif. Pourquoi?
Le dîner se prolongea jusqu'à neuf heures, puis Marianne
servit le café au salon.
La soirée s'écoulait lentement. L'oncle Marc racontait des
anecdotes intéressantes sur son métier de journaliste et ses
nombreux reportages dans de lointains pays. Mais Sylvain ne
parvenait pas à l'écouter. De plus en plus nerveux, il pensait à
bien autre chose, sans voir que, tout en parlant, son parrain
continuait à l'observer.
A dix heures, Mme Favre apporta des rafraîchissements,
et quand la demie sonna, Sylvain, le cœur battant, se décida :
« Pourquoi n'avez-vous pas invité Hubert à dîner? »
interrogea-t-il.
Son père le regarda, étonné :
« Tiens! Tu t'inquiètes de lui? Ça, c'est nouveau! J'en suis
ravi, d'ailleurs. Puisque tu me le demandes, il avait affaire ce
soir au village. Mais il a déjeuné ici à midi et nous avons eu le
plaisir de le présenter à ton oncle. A présent, il est
certainement revenu au mas. Tu peux aller lui proposer de
venir terminer la soirée avec nous... à moins qu'il ne soit déjà
couché.
— Hubert n'est pas chez lui, dit sèchement Sylvain.
— Comment le sais-tu?
— J'en suis sûr.
— Vraiment? Et sais-tu aussi où il se trouve?
— Il doit être à la cave. Ou plutôt, il y sera d'ici peu.

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— A la cave? Impossible! Elle est fermée. La clef n'a
pas quitté sa place, dans le vestibule. Qu'est-ce que c'est que
cette histoire?
— Ce n'est pas une histoire, papa. Si tu y vas, tu risques
de voir quelque chose qui te surprendra.
— Tu racontes des bêtises, mon garçon; je n'ai pas
l'intention de sortir, il est trop tard. »
« Tout est perdu! » pensa Sylvain avec consternation.
Mais l'oncle Marc lui apporta une aide inespérée :
« Eh bien, moi, j'aimerais beaucoup y aller dès
maintenant avec toi, Pierre. Il semble, à en croire mon filleul,
qu'une surprise nous attend dans ce lieu mystérieux! »
M. Favre se leva.
« Bon. Alors, allons-y. Je comptais te montrer la cave
demain, mais puisque tu tiens à la voir tout de suite... »

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Les deux hommes sortirent, laissant Sylvain avec sa mère
et Marianne. Curieuses, intriguées, elles le pressèrent de
questions auxquelles il répondit seulement :
« Papa et oncle Marc vous mettront au courant mieux que
moi, quand ils reviendront. »
Et, brisé de fatigue et d'angoisse, il commença à attendre.

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CHAPITRE XIV

Il y avait bien une surprise!

CEPENDANT, les deux beaux-frères traversaient la


cour sans se presser, en causant. « Tu vas être déçu, dit M.
Favre, je suis sûr que la « surprise » n'existe que dans
l'imagination de Sylvain. Ce garçon raconte souvent des
contes à dormir debout. Excuse-le.
— Il est tout excusé : trop d'imagination n'est pas un
défaut. Vous ferez de lui un romancier », repartit M. Perrier en
riant.
Mais, soudain, sa voix devint plus grave.
« Ecoute, Pierre, depuis son arrivée, j'observe mon filleul
et je ne retrouve pas le gamin gai, insouciant, heureux, que je
connaissais à Paris. Il me paraît préoccupé, triste même,

98
terriblement nerveux, surtout. Et... as-tu remarqué son visage
crispé, chaque fois qu'il était question d'Hubert, ce soir?
— Non, mais je reconnais que depuis quelque temps,
Sylvain a changé, et qu'il manifeste une bizarre antipathie
envers mon régisseur.
— T'es-tu demandé pourquoi?
— Oui, nous l'avons interrogé, sa mère et moi.
— Que vous a-t-il répondu?
— Oh! qu'Hubert l'énervait! et il nous a énuméré tous
ses griefs contre lui : des riens! Pas de quoi fouetter un chat!
— Il pourrait y avoir autre chose », murmura l'oncle
Marc.
Ils étaient arrivés devant le portail. M. Favre l'ouvrit, et
précéda son beau-frère pour allumer l'électricité. En entrant,
M. Perrier s'écria :
« Formidable, ta cave! Tu peux en être fier! »
Le vaste cellier sous sa voûte basse, était vide. Il y régnait
un silence impressionnant.
Dans l'atmosphère presque froide, flottait l'odeur du vin.
Les énormes fûts s'alignaient à gauche, le mur de droite était
occupé par les casiers à bouteilles.
« Tu vois? Pas la moindre surprise », dit M. Favre.
Ils marchèrent lentement jusqu'au fond, où le puits
intrigua le visiteur, comme il intriguait tous ceux qui le
voyaient pour la première fois. Le père de Sylvain lui en
raconta l'histoire; l'oncle Marc parut très intéressé.
« Un souterrain? Où débouche-t-il?
— Dans les collines, probablement, mais personne
ne connaît exactement l'endroit.
— Personne, vraiment?
— C'est ce qu'affirmait Fulcran, mon ancien fermier...
Voilà, la visite est terminée. Nous n'avons rien vu d'insolite, il
ne nous reste qu'à rentrer », dit M. Favre.

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L'oncle Marc le suivit lentement, comme à regret.
Lorsqu'ils atteignirent le portail, d'étranges grincements les
immobilisèrent soudain.
« Eteins, éteins vite! » chuchota M. Perrier.
Son beau-frère obéit et se retourna : au fond de la cave,
une vive lumière sortait du puits!
Vingt minutes plus tard, Hubert et l'inconnu
disparaissaient, emportant leur butin. Mais le régisseur avait
déclaré qu'ils allaient revenir pour remplir encore deux
tonnelets. M. Favre et l'oncle Marc, bouleversés par la scène
qu'ils venaient de surprendre, regagnèrent précipitamment la
maison. Ils avaient juste le temps d'appeler les gendarmes
avant le retour des voleurs.

100
CHAPITRE XV

L'heure de vérité

« LES VOILA! » s'écria Sylvain en se levant d'un bond,


lorsqu'il entendit ouvrir la porte d'entrée.
Avant même d'avoir vu paraître les deux hommes, il les
interpella du salon :
« Eh bien? »
Tiens! Ils ne répondaient pas... ils s'arrêtaient dans le
vestibule... ils téléphonaient : le garçon avait entendu le déclic
de l'appareil, puis la voix de l'oncle Marc.
Comme Sylvain s'apprêtait à sortir de la pièce, M. Favre
entra, très pâle, l'air bouleversé, et se laissa tomber sur un
fauteuil. Sa femme s'exclama :
« Pierre! Tu ne te sens pas bien? »

101
II passa la main sur son front et dit d'une voix atterrée :
« II ne s'agit pas de moi, mais nous venons de découvrir
une chose épouvantable! »
Sylvain avait déjà compris : son père était maintenant au
courant du manège d'Hubert.
L'oncle Marc, ayant raccroché, les rejoignit en disant :
« Ils arrivent tout de suite.
— Qui? s'écrièrent à la fois Mme Favre et Marianne.
— Les gendarmes.
— Les gendarmes... pourquoi? Pour qui? Explique-
toi, papa! s'inquiéta la jeune fille.
— Dis-leur tout, Marc, demanda le maître des
Micocoules à son beau-frère. Moi, je n'en ai pas le courage. »
Alors, M. Perrier, puis Sylvain, révélèrent aux deux
femmes l'affaire dans ses moindres détails.
Dès les premiers mots de son oncle, Marianne s'était
écriée :
« Ce n'est pas vrai! C'est impossible! »
II lui prit affectueusement la main, hocha la tête et ne
répondit pas.
Dès lors, elle demeura silencieuse, écoutant, bouleversée,
le récit qui mettait fin à son rêve de bonheur.
Lorsque, plus tard, Sylvain raconta ce qui s'était passé
trois semaines auparavant, sa mère s'exclama :
« Et tu ne nous as rien dit!
— Je ne le pouvais pas, maman, papa était en danger.
— En danger? De quoi? »
Alors Sylvain parla de la vengeance dont Hubert
menaçait son père, si le garçon le dénonçait.
M. Favre haussa les épaules :
« Tu devais être complètement affolé pour croire de
pareils mensonges! Tu t'es montré trop naïf, mon garçon.

102
« Tu t'es montré trop naïf, mon garçon... »

103
— Je m'en rends compte maintenant, mais alors, je l'ai
cru. C'était dur, vous savez, de se taire et d'assister à l'ignoble
comédie qu'il vous jouait. Vous comprenez, maintenant,
pourquoi je n'ai pas toujours pu être « correct » envers lui.
J'étais furieux, je le lui ai parfois montré, ce qui m'a valu de
nouvelles menaces.
— A cause de ce misérable, tu as souffert, mon pauvre petit,
intervint Mme Favre... et nous avons été bien injustes envers
toi!
— Ce n'était pas votre faute. Vous ne vous doutiez de rien et
j'étais très malheureux de ne pouvoir parler. Plusieurs fois, j'ai
failli tout dire, et puis, j'ai eu peur... pour vous. Mais quand j'ai
reçu la lettre de papa, cet après-midi, j'ai compris qu'il fallait
coûte que coûte empêcher ces fiançailles. Alors, j'ai décidé de
partir aussitôt pour les Micocoules, afin que vous soyez
prévenus avant dimanche. »
Blottie dans un coin du canapé; Marianne pleurait. Son
chagrin peinait profondément Sylvain. Il alla vers elle.
« Marianne, dit-il, je suis très triste d'être la cause de... tout ça!
Est-ce que tu peux me pardonner? »
Marianne l'attira auprès d'elle et répondit, en s'essuyant les
yeux :
« Te pardonner? Dis plutôt « te remercier », mon petit
frère! Tu m'as sauvée d'un grand danger : celui d'être
malheureuse toute ma vie. Seulement, vois-tu, j'ai quand
même du chagrin. Je croyais Hubert si honnête, si sincère, si...
merveilleux... si... »
Et elle se remit à pleurer.
Un instant plus tard, un coup discret fut frappé à la porte
d'entrée.
« Les voilà, dit M. Perrier, il est grand temps! »

104
Le brigadier entra, accompagné de deux gendarmes.
Après avoir salué M. Favre et les siens, ils demandèrent des
explications. Le père de Sylvain les mit rapidement au
courant.
« Les voleurs seront à la cave dans un quart d'heure
environ, ajouta M. Favre en consultant sa montre. Je vais vous
y conduire, vous pourrez les attendre et constater vous-même
que...
— Excusez-moi, monsieur Favre, interrompit le
brigadier, mais je préférerais procéder à leur arrestation sur la
route, au moment où ils remettront le muscat à celui qu'ils
appellent « le Marseillais ». Nous recherchions depuis quelque
temps, un individu qui transporte du vin sans permis, dans
toute la région. Nous l'appréhenderons en même temps que les

105
autres et il sera passible d'une forte amende. Savez-vous à quel
endroit s'arrête la camionnette? »
Sylvain indiqua la colline et la capitèle.
« Je vois. Nous dissimulerons facilement notre voiture
sur le chemin en contrebas de la route. Allons-y! »
Mais M. Favre le retint.
« Vous ne savez pas tout, reprit-il. Entre autres choses,
Coste et son complice ont parlé d'un accident... provoqué, qui
les aurait débarrassés d'un témoin gênant : mon fils! »
Le brigadier hocha la tête :
« Nous arrêtons ces hommes et ils seront jugés pour un
fait précis : le vol, et non pour des intentions ou des projets.
Quand vous témoignerez, à leur procès, vous pourrez raconter
en détail la conversation des prévenus, ce qui aggravera peut-
être leur peine, mais, de toute façon, ils ne resteront pas très
longtemps en prison : le délit est trop peu important. »
Voyant l'air inquiet de Sylvain, le gendarme ajouta :
« Ne t'inquiète pas mon garçon, on ne reverra pas Coste à
Vervaut. Il saura bien que son histoire a fait du bruit, que les
gens sont furieux de s'être trompés sur son compte et que
personne, dans tout le département, ne lui donnera plus de
travail. »
Marianne ôta sa bague et la tendit au brigadier :
« Vous lui rendrez ceci, je vous prie, en lui disant que je
lui pardonne, mais que je ne le reverrai jamais.
— La commission sera faîte, mademoiselle. Pourtant,
croyez-moi, il ne mérite guère votre pardon. »
Les trois hommes sortirent, ne restèrent que quelques
minutes à la cave et reprirent leur voiture, après avoir promis
de téléphoner « tard dans la nuit » pour informer M. Favre de
ce qui s'était passé.

106
Toute la famille voulut attendre, avec le maître des
Micocoules, le coup de fil de la gendarmerie. On veilla en
silence et le temps parut bien long.
Enfin, vers une heure du matin, la sonnerie retentit. Le
père de Sylvain et l'oncle Marc se précipitèrent dans le
vestibule pour décrocher. Mme Favre et ses enfants restèrent
au salon, le cœur battant.
« C'est fait, monsieur Favre, déclara la voix du brigadier.
Nous les avons arrêtés et conduits au village. Coste a été d'une
insolence inouïe. Quant à l'autre, c'est un repris de justice, un
mauvais garçon. Votre régisseur avait fait sa connaissance en
ville, lorsque, après la mort de son tuteur, il était censé
chercher du travail.
« Ils ont tout avoué (il est vrai qu'il leur était impossible
de nier!) Nous les présenterons demain au juge d'instruction.
Vous serez convoqué plus tard, ainsi que M. Perrier et votre
fils au moment du procès.
— Et le Marseillais?
— Arrêté, lui aussi, mais je pense qu'il vous intéresse
moins. Au revoir, monsieur.
— Je vous remercie, brigadier. Grâce à vous, nous
sommes débarrassés de ces deux malfaiteurs.
— Tu peux dire aussi : grâce à Sylvain », fit remarquer
l'oncle Marc, lorsque son beau-frère raccrocha le téléphone.
Quand les deux hommes eurent rapporté les
informations de la gendarmerie, ils s'aperçurent que Sylvain
paraissait à bout de forces. Prostré dans un fauteuil, il réagit à
peine en entendant ces nouvelles.
« Tu n'en peux plus, mon pauvre garçon, dit sa mère.
Cette dure journée t'a épuisé. Va vite te coucher et tâche de
dormir tard, demain matin.
— Marc a bien fait de me prier de remettre son retour en
ville à lundi, ajouta M. Favre, car il n'est pas question de

107
l'emmener demain de bonne heure, comme j'en avais
l'intention. Je préviendrai que Sylvain n'est pas bien et que
nous le gardons jusqu'à la semaine prochaine. »
Mme Favre hocha la tête : « Le pauvre, il sera
sévèrement puni, lorsqu'il rentrera à la pension.
— J'espère que non. Quand le directeur de la pension et
le proviseur apprendront la véritable raison de sa fuite, ils se
montreront sans doute indulgents. »
Sylvain n'entendit même pas ces phrases rassurantes.
D'un pas lourd, il monta jusqu'à sa chambre, n'ayant qu'un seul
désir : se coucher et se reposer enfin.
Il aurait le temps, au réveil, de se sentir infiniment
soulagé, satisfait de sa réussite... et pourtant attristé, parce que,
dimanche.
Marianne ne vivrait pas la journée de fête qu'elle
attendait.

*
**

Le lundi matin, M. Favre ramena Sylvain à Nîmes, où il


demanda un entretien au proviseur qu'il trouva dans son
bureau, en compagnie du directeur de la pension, tandis que
Sylvain, ayant rejoint ses camarades, attendait le résultat de
cette visite avec anxiété.
Dès le début de la conversation, M. Favre s'aperçut que
ses interlocuteurs étaient déjà au courant du vol aux
Micocoules et de l'arrestation des deux complices. Le
correspondant vervaudois du Midi libre n'avait pas manqué
l'occasion de relater en détail un fait divers aussi original, qui
faisait sensation au village.
« Mais quel rapport entre cet événement et la fugue de
votre fils? » demanda le proviseur.

108
Alors, M. Favre raconta tout ce qui s'était passé au mas
depuis le soir où Sylvain avait surpris le manège des voleurs.
Il parla du courage qu'avait montré le garçon en gardant pour
lui ce terrible secret.
« Oui, Sylvain n'a rien dit, ajouta-t-il avec émotion, et
cela pour me protéger. Ce misérable menaçait de se venger sur
moi, si mon fils le dénonçait.
« Mais, jeudi, en apprenant par ma lettre les fiançailles
de ma fille avec Coste, Sylvain s'est affolé. Décidé .à tout nous
révéler, quoi qu'il arrive, il est parti immédiatement pour le
mas. Voilà donc la raison de sa fugue qui mérite, je crois, un
peu d'indulgence. »
Le proviseur sourit :
« En effet, votre fils a montré du courage et du sang-
froid, mais surtout, une grande affection envers sa famille.
C'est pourquoi je ne lui donnerai aucune punition. »
C'était ce que désirait M. Favre. Il s'empressa d'aller
rejoindre Sylvain et de le rassurer. Puis, il lui donna rendez-
vous aux Micocoules pour la fin de la semaine et regagna le
mas, heureux et soulagé.

109
CHAPITRE XVI

Quelles bonnes surprises!

CE MATIN-LÀ, Sylvain roulait vers les Micocoules en


sifflotant gaiement. Le soleil dissipait le léger brouillard qui
flottait sur les vignes, les jardins étaient pleins d'asters
en fleurs, tout bourdonnants d'abeilles, et, sur les fils
télégraphiques, de nombreuses hirondelles s'apprêtaient à
partir.
Après avoir traversé Vervaut, il aperçut bientôt, au loin,
les toits de tuiles rondes des Micocoules, émergeant des pins
aux sombres ramures et du léger feuillage des micocouliers.
Un quart d'heure plus tard, il poussait la grille du jardin,
posait son vélo et courait à la maison.

110
Ses parents l'attendaient. Quelle joie de les revoir seuls,
avec la certitude que le régisseur ne risquait pas de venir
troubler leurs retrouvailles! Hubert était en prison, attendant
son procès. Sylvain n'entendrait plus claquer sur la route les
sabots de son cheval, il ne redouterait plus son regard glacé et
menaçant, il ne le verrait plus tromper et mentir.
Seule l'absence de Marianne jetait une ombre sur le
bonheur de cette arrivée. Quelques jours après le retour de
Sylvain au lycée, elle était partie pour Montpellier, avant
même la rentrée de l'université. Il lui fallait, disait-elle,
s'éloigner un peu de Vervaut pour essayer d'oublier plus vite le
drame qui l'avait bouleversée. En fille courageuse et
énergique, elle semblait dominer sa peine et se préparait à
continuer les études commencées a Paris.
« Veux-tu venir faire un tour dehors, avec ta mère et moi,
Sylvain? demanda M. Favre au bout d'un moment.
— Ah oui! J'aimerais bien aller partout! Mais je
n'entrerai pas à la cave... Enfin, pas encore!
— Je comprends ça! Heureusement, il y a d'autres
choses plus agréables à découvrir. »
Etonné, Sylvain regarda son père. Que voulait-il dire?
Pourquoi échangeait-il en souriant un regard avec sa mère?
Dès qu'ils pénétrèrent tous les trois dans la cour, où les
petites feuilles de micocouliers tombaient lentement, comme
une averse d'or, un chien sortit de la niche et, tirant sur sa
chaîne, poussa de joyeux aboiements.
Sylvain s'arrêta net, pétrifié.
« Mais,., mais... murmura-t-il, c'est Mounine, c'est la
Mounine de Fuleran!
— On dirait bien », dit M. Favre en riant. Alors, Sylvain
vit les « autres choses qu'il y
avait à découvrir »!

111
La porte et les fenêtres du mas étaient ouvertes, les pots
de géranium et de pistou avaient repris leur place, et sur le
seuil, les époux Fuleran apparurent.
O surprise! Ils étaient là, ses bons, ses vieux amis.
Sylvain courut à eux. Naïs l'embrassa trois fois, selon la
tradition du pays, Fuleran ébouriffa affectueusement les
cheveux blonds du garçon, qui demanda ensuite :
« Expliquez-moi! Je ne comprends pas! Vous êtes
revenus pour toujours?
— Ah! oui, pour toujours! répéta la baylesse. Mais entrez
donc avec Sylvain, ajouta-t-elle en se tournant vers les parents
du garçon. Vous prendrez bien une « tassette » de café et
quelques oreillettes? »
Dans la vaste cuisine, les beaux meubles rustiques étaient
revenus et, sur la table, attendaient le service à café ancien en
porcelaine blanche, et le plat couvert d'une montagne de
fragiles et craquants gâteaux poudrés de sucre.
« Allons, Fulcran, expliquez donc les raisons de votre
retour à Sylvain! » dit M. Favre en s'asseyant.
Le bayle obéit :
« Tu sais, mon garçon, nous avons su tout de suite le...
enfin la malhonnêteté du régisseur. Personnellement, elle ne
m'a pas tellement étonné. Je soupçonnais beaucoup de choses
et les ouvriers, eux aussi, avaient fait certaines remarques. A
propos, Naïs, tu pourrais aller les chercher? Ils sont à la cave,
en train de mettre en bouteilles le muscat que « Môssieur
Coste » a bien voulu nous laisser. »
Tandis que Naïs sortait, Fulcran poursuivit :
« Quand j'ai quitté les Micocoules, j'ai préféré ne rien en
dire à tes parents. Ils avaient
une telle confiance en Hubert, et ta sœur... tenait tant à
lui, la pauvre! Après tout, je manquais de preuves contre lui.

112
« Mais, une fois chez notre fils, nous avons langui,
langui... Moi, je me sentais inutile : la propriété est petite, il
n'y a pas de travail pour deux. Chaque fois que Naïs voulait
aider Nadine, notre belle-fille, elle s'entendait répondre :
« J'ai tout mon temps, mère. Reposez-vous donc. »
« Ma femme trouvait très ennuyeux de se reposer du
matin au soir. Et pas de petits-enfants, qui auraient pu nous
retenir là-bas. Bref, la semaine dernière, sachant que ton père
n'avait pas encore de nouveau bayle, nous avons décidé de
venir lui demander s'il voulait encore de nous.
— Et tu devines la réponse, intervint M. Favre. Tous,
nous avons de l'affection pour Fulcran et Naïs. De plus, leur
retour me dispense de prendre un nouveau régisseur. Avec
l'aide de Fulcran, je peux maintenant me débrouiller seul. »

113
A ce moment, on entendit rire et parler dans la cour. Naïs
ramenait les ouvriers qui saluèrent amicalement Sylvain avec
force exclamations méridionales. On leur fit place à table et la
pile d'oreillettes diminua rapidement.
Lorsqu'on eut repris du café et qu'il ne resta plus une
miette de gâteaux, tout le monde, sans s'être consulté, comme
si c'était convenu d'avance, sortit dans la cour.
Sylvain s'assombrit un peu en passant devant l'écurie.
Fulcran surprit son regard mélancolique.
« J'ai fait un grand nettoyage là-dedans, après le départ de
Clamador et du Vibre, dit-il. Tiens! Viens voir. »
Sylvain n'en avait guère envie, mais le bayle ouvrit le
portail et le poussa doucement vers l'intérieur.
En entrant, le garçon ne distingua rien, tout d'abord, dans
la demi-obscurité. Mais, à quelques pas de là, quelque chose

114
bougeait... Une forme claire se dessinait... un sabot claqua sur
le pavé.
Alors, Sylvain comprit. Il s'avança en criant :
« Galéjon! »
Oui, Galéjon l'attendait. Il secouait son épaisse crinière et
sa longue queue blanches, tandis que ses doux yeux noirs
semblaient regarder le garçon avec amitié.
Stupéfait, Sylvain se retourna. Sur le seuil de l'écurie, ses
parents, les Fulcran et les quatre ouvriers l'observaient en
riant.
« Papa, balbutia-t-il, tu l'as de nouveau loué... pour moi?
— Non, mon petit. Je l'ai acheté. Les gardians ont
accepté de me le vendre, il est à toi. Tu le retrouveras toutes
les semaines et aux vacances. Bastide s'occupera de lui
pendant ton absence.
— Mais, comme on ne peut pas le laisser trop longtemps
enfermé/continua Antonio, les copains et moi le sortirons à
tour de rôle. »
Sylvain sauta au cou de ses parents puis, dans son
émotion, il embrassa tout le monde, tous les braves gens des
Micocoules qui avaient pris part à la surprise.
Mais bien vite, il retourna auprès de Galéjon, il le caressa
en lui parlant à voix basse, et le petit cheval posa son museau
rosé sur l'épaule de son maître.
« Il me reconnaît! Il me reconnaît, s'écria triomphalement
Sylvain. Il ne m'a pas oublié! »
Ce fut seulement de retour à la maison, que le garçon
retrouva son calme. Il semblait même un peu préoccupé.
« Quelque chose te tracasse? demanda sa mère.
— Oui... Bien sûr, je suis heureux que Galéjon
m'appartienne... Mais ça ne fera pas de peine à Marianne de
le revoir? Elle ne veut plus entendre parler de cheval, parce
que ça lui rappelle trop de choses!

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— Qui sait? Tu l'aideras peut-être à y reprendre goût.
— Moi tout seul? Ce serait difficile. Pourtant... je crois
que j'ai une idée.
— Avec ton imagination, ça ne, m'étonne pas! De
quoi s'agit-il?
— Marianne vous a écrit, n'est-ce pas, qu'elle s'était déjà
fait des copains?
— En effet. Avant même la rentrée de l'université, elle a
retrouvé Stéphane et Michel, les étudiants qui ont vendangé
chez nous, et fait la connaissance de deux filles très sympa-
thiques paraît-il, déjà arrivées au foyer où elle loge.
— Elle ne pourrait pas les inviter tous aux Micocoules,
pour un week-end, par exemple? S'ils acceptent, on les
emmènera visiter la manade, en Camargue, et je parie qu'ils
auront envie de revenir souvent pour faire de l'équitation...
Avec Marianne, naturellement. »
Les parents trouvèrent cette idée excellente et, le jour
même, ils écrivirent à la jeune fille.

116
ÉPILOGUE

La fin du souterrain

LORSQUE Sylvain se retrouva aux Micocoules, Lj le


samedi suivant et qu'il passa devant la cave, il décida :
« Cette fois, j'y vais! Avoir peur des souvenirs
désagréables, c'est vraiment trop idiot! »
A son grand étonnement, il n'éprouva aucune émotion
lorsqu'il pénétra dans la vaste salle où le soleil entrait à flots,
par le portail laissé grand ouvert.
La nuit, les lumières insolites, les grincements
inquiétants, les visages menaçants du régisseur et de son
complice, ne semblaient plus qu'un mauvais rêve.

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A présent, il entendait au-dehors la voix de Fulcran,
parlant à Bastide, celle, plus lointaine, de Na'ïs qui fredonnait
en étendant le linge de sa lessive, le bruit des voitures passant
sur la route et, venant de Vervaut, le lointain tintement du
clocher qui sonnait onze heures, toutes choses rassurantes et
familières.
Sylvain avança tranquillement devant la rangée des
grands foudres, mais, arrivé au puits, lorsqu'il se pencha sur la
margelle pour éclairer l'intérieur avec sa lampe de poche, il
poussa un cri de surprise.
L'ENTREE DU SOUTERRAIN N'EXISTAIT PLUS!
Une maçonnerie encore fraîche la fermait.
Sylvain se précipita dans la cour et rejoignit le bayle.
« Je vois d'où tu viens, petit, dit celui-ci. Tu es tout
«estabourdi », pas vrai?
— Et comment! Mais, depuis quand a-t-on bouché
l'ouverture?
— Depuis mercredi, seulement.
— Pourquoi ça?
— Parce que nous nous sommes aperçus, figure-toi, que
le souterrain était un peu trop fréquenté! Depuis qu'on
connaissait, au village, l'endroit où il débouche sur la colline,
tous les promeneurs voulaient l'explorer. Plusieurs fois, nous
avons entendu leurs voix, quand ils atteignaient le fond du
puits. Ce n'était pas grave, tant qu'il s'agissait de gens du pays.
Seulement, n'importe qui pouvait s'introduire dans la cave,
avec de mauvaises intentions, comme le faisait Coste. Ça,
c'était plus inquiétant. Bref, ton père a trouvé prudent de faire
clôturer l'entrée et la sortie. Ça t'ennuie?
— Oh non, non! Bien sûr, quand je me suis aperçu que le
souterrain était fermé, cela m'a fait quelque chose, mais, en fin
de compte, je suis très content. »

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Content? Oui, Sylvain l'était, et même infiniment
soulagé, comme si, avec le sombre conduit, disparaissait
jusqu'au souvenir des mauvais jours passés.
A quelques mètres sous terre, le vieux souterrain pouvait
rester désert. Il servait autrefois à sauver des hommes traqués,
mais aujourd'hui, personne n'avait plus besoin de lui, et dans
quelques années, il serait complètement oublié.
« Maintenant, conseilla Fulcran, tu devrais aller chercher
Galéjon qui s'ennuie dans son écurie. Une petite promenade à
cheval te remettra de ton émotion. »
Quelle bonne idée! Un moment plus tard, Galéjon trottait
sur les chemins de terre, à travers les vignes dépouillées et
jusqu'à la Camargue, toute mauve sous les saladelles en fleur.
Sylvain respirait l'air déjà froid, mais si pur, et se sentait le
plus heureux garçon du monde. Il était tellement « chez lui »,
sur ce coin de terre languedocienne! Et puis, le souterrain
n'existait plus. Personne, désormais, ne pourrait pénétrer
secrètement au cœur même du domaine. Enfin, Marianne
annonçait sa venue avec ses amis, dès le prochain week-end.
Quel merveilleux espoir et quelle joie!
Le mensonge, la tromperie, la cruauté avaient disparu des
Micocoules; il ne restait que le bonheur.

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