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Lucie Rauzier-Fontayne
LE SOURIRE
DE
BRIGITTE
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LE SOURIRE
DE
BRIGITTE
©LIBRAIRIE HACHETTE,
1960 Tous droits de traduction,
de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
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DU MEME AUTEUR
LA TROUPE JÉROMISI
LE RÊVE DE CAROLINE
LA MAISON DU CHÈVREFEUILLE
LA MISSION DE JEANNOU
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LUCIE RAUZIER FONTAYNE
LE SOURIRE
DE
BRIGITTE
ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET
HACHETTE
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TABLE DES MATIERES
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE : LA PENSION BÉNÉZET 8
I. La nouvelle surveillante 8
II. Débuts difficiles 16
III. L'idée de Brigitte. 20
IV. Lutte et victoire
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V. Les Amies de la Nature 37
VI. Le club en liberté. Une bouteille d'encre ! 42
VII. L'incident Françoise 48
VIII. Bientôt Noël 54
IX. Noël à la pension 58
X. Nouvelles recrues. Ces demoiselles reçoivent 65
XI. Anxiété. De grands projets 70
XII. La kermesse. Les larmes de Claudie. On va partir! 79
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PREMIÈRE PARTIE
LA PENSION BÉNËZET
CHAPITRE PREMIER
LA NOUVELLE SURVEILLANTE
DANS un vieux quartier de cette ville du Midi, on pouvait voir,
dominant la rue de ses quatre étages, une maison à la façade
imposante, aux nombreuses fenêtres, à la lourde porte de chêne, au-
dessus de laquelle on lisait ces quatre mots : Internat de Jeunes Filles.
C'était la pension Bénézet.
Par une belle matinée d'octobre, la récréation venait de
commencer dans la cour sans soleil, cernée de hauts murs, où une
centaine de fillettes s'ébattaient bruyamment. Seul, un groupe de
pensionnaires se tenait à l'écart, discutant avec une rageuse animation.
« C'est un comble! criait une petite rousse aux yeux noirs
étincelants : on avait déjà « Noix-Grise » et « Roussette » et on nous
impose encore une troisième surveillante !
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— Pour nous harceler, à longueur de journée, comme les deux
autres!
— Et pas seulement une surveillante : il faudra l'avoir encore
comme professeur de français à la place de Mme Dubois, en congé de
maladie. Mme Dubois qui, elle, était assez sympathique.
— Mais trop faible, disait-on.... Celle-là, soyez-en sûres, on
nous l'aura choisie avec soin : aussi peu commode que possible.
— Ne sommes-nous pas la classe des « mauvaises têtes »? Pour
la quatrième, personne n'est assez sévère.
— Oh! mais, nous n'allons pas nous laisser faire : nous lui
tiendrons tête.
- Et comment!
— On va la boycotter!
— D'accord! crièrent plusieurs voix.
— Son train est arrivé depuis dix minutes, fit une des fillettes en
consultant sa montre : elle ne va pas tarder.
- Une chance que nous soyons en récréation : nous la verrons
tout de suite. »
La porte de la pension s'ouvrait, en effet, sur une galerie vitrée
qui longeait tout un côté de la cour et qu'il fallait traverser pour
atteindre le vestibule.
« Oh! moi, je la vois déjà : une vieille femme sèche, grognon et
laide à faire peur. Que pariez-vous ? » dit une belle enfant aux boucles
dorées, en se mirant complaisamment dans les vitres de la galerie.
Au même instant, un coup de sonnette retentit. La concierge
sortit de sa loge et se précipita pour ouvrir. Tous les regards se
fixèrent sur la porte : regards curieux, mais discrets, car les gamines
ne voulaient pas paraître s'intéresser à l'arrivante. Personne ne sembla
prendre garde à ce qui se passait... mais tout le monde le vit!
On vit entrer une toute jeune fille, souriante et si jolie, avec ses
yeux très bleus et ses brillants cheveux noirs ! On vit une taille menue,
bien prise dans un élégant tailleur gris, on vit une valise de parchemin
blanc et encore un grand bouquet d'œillets, dont on ne comprit ni l'uti-
lité ni la signification.
Au milieu de la stupéfaction générale, l'incroyable apparition
traversa la galerie, tourna la tête vers les petites filles sidérées, tandis
que s'accentuait son sourire, et disparut dans le hall, en direction du
bureau directorial.
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Le silence qui suivit cette arrivée dura quelques secondes. Puis,
une voix s'éleva : « Ça, par exemple! »
Et ce fut un brouhaha indescriptible.
« Oh! Oh! Une surveillante comme celle-là, ce n'est pas clair!
- C'est même tout à fait louche!
— Que vient faire ici cette princesse?
- Et qu'elle est jeune.... Incroyablement jeune!
— Les jeunes sont les plus dures !
— Vous avez vu la façon dont elle a souri en nous regardant?
Méfiez-vous de ce sourire : ne nous y laissons pas prendre.
- Mais, dit une fillette, peut-être est-elle vraiment gentille.
— C'est vrai, au fond », firent quelques autres. Aussitôt, la
petite rousse s'écria :
« Bon! Voilà Pascale et les agneaux bêlants qui commencent à
se laisser séduire. A votre aise, mes filles ! Nous, nous restons sur nos
gardes et-nous ferons tout de suite comprendre à cette surprenante
beauté qu'elle ne s'avise pas de chercher à nous embêter, sans cela.... »
... Pendant ce temps, sans se douter de l'effervescence que
provoquait son arrivée, la nouvelle venue entrait, terriblement
intimidée, dans le bureau de Mme la directrice.
Celle-ci leva les yeux et regarda cette petite Brigitte Lauret, cette
fille de dix-huit ans, qu'il avait bien fallu engager, puisque, seule, elle
avait répondu à l'annonce insérée dans les journaux, réclamant « une
personne sérieuse, pour occuper un poste de maîtresse d'internat et
donner des leçons de français dans une pension privée ». Comme les
élèves un instant plus tôt, elle pensa : « Qu'elle est jeune! Beaucoup
trop jeune! Voilà qui ne facilitera pas sa tâche! »
Brigitte, elle, regardait cette dame entre deux âges, majestueuse
et froide, dont le regard semblait la jauger, et se sentait, devant elle,
bien petite et inexpérimentée.
« Soyez la bienvenue, mademoiselle, et asseyez-vous.
J'espère que vous vous trouverez bien chez nous, et que, de notre
côté, nous serons satisfaites de vos services.
Je ferai de mon mieux, madame. Puis-je savoir en quoi,
exactement, consistera mon travail?
- En tant que maîtresse d'internat, vous aurez à surveiller, à tour
de rôle avec vos deux collègues, l'étude du soir, le réfectoire, les
dortoirs. En tant que professeur de français... hem!... Là, je dois tout
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de suite vous mettre en garde. La classe de quatrième, où vous devez-
enseigner est... comment dirais-je? une classe très... difficile, très
ingrate. Il s'y trouve, par un hasard regrettable, cinq ou six mauvais
éléments. Cinq ou six... pas davantage, mais c'est encore trop, car ces
enfants ont une influence déplorable sur leurs camarades,... lesquelles
ne sont pas affligées de plus de défauts que les autres fillettes de leur
âge. Certaines sont même de bonnes petites. Mais nos « meneuses »
les entraînent trop souvent à mal faire. Alors, mademoiselle, je vous
recommande, jointe à une justice absolue, la plus grande sévérité. Ne
laissez RIEN passer : punissez sans hésitation et sans faiblesse. C'est,
j'en suis persuadée, le seul moyen de tenir en main ces enfants, qui
nous donnent vraiment beaucoup de soucis.
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« Je vous remercie, madame, et je tâcherai de ne pas vous
décevoir. »
La directrice tendit la main pour sonner une femme de service.
« On va vous conduire à votre chambre, mademoiselle. Après la
classe et pendant la récréation, vous voudrez bien descendre au salon
des professeurs, pour faire la connaissance de ces dames. »
Brigitte quitta Mme Bénézet fort troublée. Tout lui paraissait
simple et facile en arrivant à la pension : tout, maintenant, lui semblait
compliqué et inquiétant.
« Serai-je à la hauteur d'une tâche pareille? se demandait-elle.
Ah! J'ai bien peur que non. Marné avait peut-être raison en
m'interdisant d'accepter cette place.... Marné chérie! Que je vous ai
fâchée! Que vous êtes loin et comme votre affection me manque ! »
Mais soudain, derrière une porte, elle entendit des voix fraîches
et enfantines qui scandaient une poésie et ces voix la rassurèrent : un
élan de sympathie pour ces fillettes qu'elle ne connaissait pas encore
lui rendit son optimisme et sa confiance, un instant ébranlés par les
propos de la directrice, et ce fut pleine de décision et de courage
qu'elle entra dans la chambre où la servante l'introduisit.
C'était une pièce banale, mais confortable, dont la fenêtre
donnait sur la cour, vide et silencieuse, car les élèves étaient rentrées
en classe. Avant même d'ouvrir sa valise, bonne dose d'optimisme,
fit Colette. N'aviez-vous pas d'autre poste en vue que celui-ci?
- Non. Je me suis trouvée seule, à" la mort de ma marraine, et je
devais gagner ma vie. Or, je ne possède, en fait de diplômes, que le
baccalauréat et un certificat de licence. La pension Bénézet voulait
bien s'en contenter : j'ai été trop heureuse d'y être acceptée.
- Et, demanda Colette, vous n'avez vraiment personne,
personne au monde? »
Les yeux de Brigitte se remplirent de larmes.
« Si : j'ai là-bas, en -Camargue, une vieille cousine infirme,
clouée sur un fauteuil de paralytique, chez laquelle j'ai fait de longs
séjours, que j'aime comme une vraie grand-mère, et que, d'ailleurs,
j'appelle « Marné ». Seulement, Marné voulait que j'aille vivre auprès
d'elle et je l'ai terriblement déçue en lui écrivant que j'étais décidée, au
contraire, à subvenir moi-même à mes besoins. J'ai ma fierté,
comprenez-vous ? Je ne veux être à la charge de personne.
Malheureusement, Marné n'a pas compris cela. Elle a pris ma
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résolution pour une marque d'orgueil et, surtout, pour de l'ingratitude
et un manque d'affection, alors que je l'adore et que j'ai toujours été
tellement heureuse auprès d'elle!
- N'avez-vous pas essayé de lui expliquer.... » Brigitte eut un
geste découragé.
« Evidemment si, mais cela n'a servi à rien. Ma chère Marné est
bien de son Midi ! D'un pays où les gens sont d'autant plus
susceptibles et ombrageux, qu'ils sont plus riches de sensibilité. Le
cœur trop exclusif de ma vieille cousine a été blessé au vif par ma
dernière lettre annonçant mon engagement à la pension Bénézet. Sous
le coup de la déception et du chagrin, elle m'a écrit quelques lignes
pleines de colère, m'interdisant de travailler et surtout de m' «
enfermer dans un internat », alors que je refuse « la vie saine et libre »
qu'elle m'offre. Elle ajoutait que, si je passais outre à cette interdiction,
elle romprait toutes relations avec moi.
« J'ai passé outre. A tort, peut-être, mais c'est ainsi.
Brigitte, avisant un vase de simili-cristal, au milieu de la table, y
arrangea le bouquet qu'elle tenait à la main.
« Le dernier souvenir de parrain et de marraine, songeait-elle :
jamais je ne reverrai le balcon de Paris, où ces rieurs se sont
épanouies. »
Oui, avant de quitter pour toujours l'appartement où vécurent
ceux qui relevèrent et qui s'étaient éteints, l'un, deux ans auparavant,
l'autre, tout récemment, Brigitte avait cueilli ce fragile témoin de sa
vie passée, pour l'emporter à la pension Bénézet. Elle soupira
profondément, puis elle murmura :
« Allons! Courage! C'est moi qui l'ai voulu. »
Et elle essaya de fredonner, tout en défaisant ses bagages et en
prenant possession de sa chambre.
Lorsque la cloche sonna de nouveau, elle songea que, la classe
finie, les professeurs devaient se trouver au salon et, comme la
directrice le lui avait ordonné, elle alla, très intimidée, « faire la
connaissance de ces dames ».
L'accueil qu'elle reçut alla de la cordialité la plus spontanée à
une froide réserve. Certaines cachèrent mal leur surprise, devant cette
si jeune fille, et leur pitié pour la pauvrette qui allait au-devant d'une
rude besogne!
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La plus aimable, la plus affectueuse, même, fut la jeune
institutrice des « petites » de la classe enfantine : Colette Audry, une
brune rondelette, à l'air ouvert et aux yeux rieurs.
Cette dernière suivit Brigitte lorsqu'elle sortit du salon et
l'emmena dans la cour, où elles firent les cent pas en bavardant, au
milieu des fillettes jouant et piaillant.
« Pas trop réconfortant, n'est-ce pas, ce premier contact avec la
pension? » demanda-t-elle.
Brigitte hocha la tête.
« Non, pas trop. »
Brusquement, le besoin de se confier eut raison de sa timidité et
elle dit, d'une voix tremblante :
« Je crains que ma tâche ne soit bien difficile, ici. Mme la
directrice m'en a, d'ailleurs, avertie.
- Il vous faudra certainement du courage et une
Et la porte du cher mas de Sylvestral m'est fermée : je suis
seule !
- Non, dit Colette en souriant, pas tout à fait : déjà, vous avez en
moi une amie.... Attention! ajouta-t-elle, vos élèves vous regardent :
ne pleurez surtout pas devant elles.
— Oui, je sais, fit Brigitte en retenant ses larmes. Je sais : «
Aucune faiblesse! » notre directrice me l'a bien assez répété! Ces
gamines sont-elles donc si terribles? »
Colette haussa légèrement les épaules.
« Cela dépend : une bonne moitié de votre classe est composée
de filles... comme les autres, avec leurs défauts et leurs qualités, mais
qui se laissent trop facilement entraîner par les éléments perturbateurs.
Une dizaine encore sont vraiment gentilles. Le reste... mais je ne veux
pas vous indisposer d'avance à l'égard de vos mauvaises têtes! Vous
les découvrirez vous-même, quand vous prendrez contact avec la
quatrième, demain matin, en donnant votre première leçon. Nous en
reparlerons, voulez-vous? Et vous me donnerez vos impressions.
Maintenant, il faut que je vous quitte. J'ai la chance d'habiter chez mes
parents : cela me permet de me retremper, chaque soir, dans un milieu
familial et reposant.»
La fin de la journée se passa, pour la nouvelle venue, en
compagnie des deux autres surveillantes : Mlle Puech,
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Sic les élèves surnommaient irrévérencieusement « Noix-rise »,
à cause de son maigre chignon « poivre et sel », et Mlle Giacobi, que
son visage criblé de taches de son faisait appeler « Roussette ». Ces
demoiselles s'efforcèrent d'accueillir aimablement leur si jeune
collègue et commencèrent à l'initier à ses diverses tâches de maîtresse
d'internat. Mais, fortes de leur vieille expérience, elles lui conseillèrent
« de ne pas se faire d'illusions et de s'attendre à des déboires » ; en
sorte que Brigitte dut faire appel à toute sa volonté, pour conserver le
courage et l'optimisme recommandés par Colette.
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CHAPITRE II
DÉBUTS DIFFICILES
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- Des livres, des photos, dont une qui la représente, juchée sur un
cheval... et pas seule! Il y a un jeune homme à côté d'elle! »
Brigitte ressentit une telle gêne en surprenant ces propos qui ne
lui étaient pas destinés, qu'elle avança bruyamment dans le couloir,
afin de signaler sa présence.
Le colloque cessa immédiatement, mais, en levant la tête, elle
eut le temps d'apercevoir à travers les barreaux de la rampe trois
fillettes qui s'enfuyaient : la rousse, une autre, très brune, avec deux
petites nattes raides, et une troisième aux cheveux blonds. Puis, ce fut
le silence.
En ouvrant la porte de sa chambre, Brigitte aperçut, posée bien
en vue sur l'oreiller, la lettre dont il venait d'être question. Elle était
ainsi conçue :
AVIS
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Elle retrouva les auteurs de la lettre le lendemain, dans la classe
où elle donnait sa première leçon de français. Oh! cette leçon !
Longtemps après, elle devait trembler, en y pensant !
Elle entra, au milieu d'un vacarme indescriptible : ricanements,
cris d'animaux, réflexions échangées à haute voix, et il lui sembla
avoir en face d'elle non pas trente filles de treize à quatorze ans, mais
trente petits démons.
Bravement, elle traversa ce groupe déchaîné et, sans se départir
de son vaillant sourire, lui fit face. Droite, un peu pâle, toute menue,
l'air à peine plus âgée que les plus grandes élèves, elle les regarda un
instant en silence, en se répétant intérieurement : « Elles sont bien
décidées à m' « avoir », mais elles n'y parviendront pas! »
Tout de suite, elle reconnut la petite rousse qui avait apporté le
billet dans sa chambre et que ses compagnes appelaient Françoise.
Elle semblait la principale meneuse du magnifique chahut qui régnait
dans la classe. Brigitte l'interpella et, lui désignant un pupitre au
premier rang :
« Françoise! Vous allez avoir une place de choix : venez vous
asseoir ici », dit-elle.
La fillette la regarda, stupéfaite, et son visage expressif se
troubla. Comment cette nouvelle venue pouvait-elle connaître son
prénom?
Décontenancée comme si elle venait de recevoir une douche, la
petite obéit et se tint coite, l'air visiblement préoccupé. La « douche »
fit indirectement son effet sur ses camarades qui se montrèrent
relativement dociles jusqu'à la fin du cours.
La classe terminée, comme les élèves lui tournaient le dos pour
sortir, Brigitte retint doucement Françoise par le bras et lui tendit la
fameuse lettre.
« Tenez, Françoise, je vous rends ce billet : il s'adresse à une
personne qui n'existe pas et que vous avez inventée de toutes pièces. »
La fillette prit un air de surprise très bien imité; cependant, elle
rougit violemment, en disant :
« Mademoiselle, ce n'est pas moi qui.... »
Mais le mensonge manquait de conviction et, froissant le papier
dans ses mains, elle s'enfuit.
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Brigitte remonta chez elle, espérant que la fillette lui aurait
quelque reconnaissance de ce qu'elle ne l'avait pas punie.... Comme
elle se trompait! Par la fenêtre ouverte, au-dessus de la cour, elle
entendit et reconnut une voix qui dominait le vacarme de la récréation
et criait rageusement : « C'est une sorcière! Je vous dis que c'est une
sorcière! »
Brigitte soupira. C'était un premier échec et elle prévoyait qu'elle
en essuierait bien d'autres. Alors, sa pensée s'envola vers un mas tout
blanc, dans la plaine immense, vers une chère image, celle d'une
vieille dame au visage auréolé de cheveux d'argent sous leur coiffe
provençale.... Et brusquement, elle ouvrit un sous-main, prit du papier
à lettres, s'assit devant la table et écrivit fébrilement :
Tant pis, Marné, tant pis! Vous ne voulez plus rien savoir de moi
et, pourtant, je ne puis m'empêcher de vous écrire. J'ignore l'accueil
que vous ferez à ces lignes, j'ignore même si vous en prendrez
connaissance, mais je me dis qu'un jour, peut-être, vous aurez envie,
malgré tout, de savoir ce que devient votre Brigitte et qu'alors vous
ouvrirez nies lettres. A partir d'aujourd'hui, elles vous parviendront
régulièrement, vous apportant toute mon affection et beaucoup
d'espoir....
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CHAPITRE III
L'IDÉE DE BRIGITTE
TROIS semaines s'étaient écoulées, trois semaines
pénibles pour Brigitte, que la déception de ne recevoir aucune réponse
de Sylvestral attristait chaque jour davantage, mais éclairées pourtant,
de temps à autre, par un petit fait encourageant : découverte de
quelque fillette particulièrement sympathique, ou conversation
amicale et réconfortante avec Colette.
Son travail de surveillante lui paraissait plus aisé que les cours
de français à la classe de quatrième. Certes, les « agneaux bêlants »,
selon l'expression de Françoise, ne se laissaient pas toujours entraîner
par les « mauvaises têtes », mais ces dernières lui donnaient bien du
mal, en particulier les trois filles aperçues le jour de son arrivée, alors
qu'elles allaient déposer dans sa chambre le fameux billet de...
bienvenue! Claudie, la brunette aux nattes raides, la blonde Jacqueline
et, surtout, Françoise, la redoutable Françoise, la « dure » de la
pension.
Insolence, dissipation, remarques ironiques ou malveillantes,
fous rires sans cause ou aigres disputes mettaient à rude épreuve la
patience de leur jeune professeur.
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Ce soir-là, Brigitte veillait encore, malgré l'heure tardive, pour
terminer la correction des compositions françaises.
« Décrivez la maison de vos rêves » : tel était le sujet facile et
banal qu'elle avait donné à traiter à ses élèves.
Brigitte s'attendait à trouver dans les devoirs des descriptions
fastidieuses ou des lieux communs rebattus : « La petite maison
blanche aux volets verts.... La fumée bleue qui sort de la cheminée....
Le petit jardin plein de modestes violettes et de petits oiseaux qui
gazouillent. »
Et, certes, quelques compositions contenaient, en effet, ces naïfs
clichés. D'autres aussi - - celle de Françoise, par exemple —
montraient un visible parti pris de banalité. Correct et ennuyeux, ce
devoir dissimulait farouchement la personnalité de la petite fille. Mais
les autres rédactions, qui laissaient clairement deviner les sentiments
de leurs auteurs, bouleversèrent Brigitte.
« La seule maison dont je rêve, écrivait Claudie, est celle qui ne
serait pas une pension. Belle ou laide, que m'importe! Ce que je
souhaite, c'est vivre en famille : un père, une mère, quelques frères et
sœurs... c'est tout. Mais quand on est orpheline, ce rêve n'est pas
réalisable.... »
« Je voudrais avoir un magnifique château, disait Monique
(suivait la description d'un palais des Mille et une Nuits). Là, ajoutait-
elle, je donnerais de grandes fêtes, où je serais la plus belle et la plus
enviée.... »
« Je déteste les maisons, déclarait Nadine, toutes les maisons, car
je m'y sens prisonnière. La seule qui me plairait serait une roulotte,
errant au gré de mon caprice. » Et la fillette décrivait cette roulotte qui
emporterait, dans sa course vagabonde à travers le monde, une
créature éprise d'espace et de liberté.
« O ma Bretagne, traçait la plume nostalgique de Maryvonne,
c'est sur ta terre chérie que je voudrais bâtir ma maison, dans la lande
fleurie d'ajoncs... tout près de la mer!
La mer! Quand on l'aime comme je l'aime, quelle souffrance
d'en être éloignée! » Et la fille d'Armor terminait par cette phrase
déchirante : « Vivre loin de la mer, ce n'est pas vivre ! »
« Mes parents sont partis dans un pays où ils ne pouvaient
m'emmener, lisait-on dans la rédaction de Danielle. Alors, comment
ne pas rêver d'une maison où ils seraient bientôt de retour et où je les
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rejoindrais? Hélas! ajoutait-elle après avoir décrit un heureux foyer, ils
ne reviennent pas et ma jeunesse s'écoule entre les murs d'une pension.
»
Brigitte ne corrigea que la forme des devoirs et se borna à
relever les fautes d'orthographe... elle aurait eu trop de remarques à
faire en ce qui concernait le fond. Puis, lentement, elle rassembla les
copies en paquet. Un bien petit paquet, si lourd pourtant de nostalgie,
d'amertume, de désir d'évasion, et, parfois, de vanité et d'égoïsme! •
Longtemps, elle demeura immobile à le contempler. Un profond
silence régnait dans la grande maison endormie. On n'entendait que le
bruit lointain des rares voitures qui passaient dans une avenue voisine.
Brigitte, le coeur serré, réfléchissait. Comment aider ces enfants,
dont les devoirs venaient de lui révéler qu'elles n'étaient pas
heureuses? Que faire pour une orpheline, comme Claudie, une exilée,
comme Maryvonne, pour une Danielle, que l’éloignement de chers
parents rendait si triste, et pour toutes celles dont elle ne connaissait
pas encore les soucis ou les peines? Comment leur apporter la joie et
la gaieté que réclamait leur âge?
Et comment, aussi, lutter contre les défauts des « mauvais
éléments »? Ces défauts qui empoisonnaient l'atmosphère de la classe
et désolaient directrice, surveillantes et professeurs?
Oui, comment faire, quand on est une fille pleine de bonne
volonté, niais trop jeune et tellement inexpérimentée?
Les heures passaient et Brigitte demeurait accoudée à sa labié, le
visage dans ses mains, cherchant dans la prière des forces et une
inspiration.
Mais lorsque au-dehors une horloge sonna deux heures du matin,
elle se redressa lentement, pleine d'une paix, d'une lucidité, d'une joie
extraordinaires... et elle souriait, car elle avait trouvé une idée.
*
* *
22
Oui c'était un paradis, répondit-elle enfin.
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Qu'est-ce que cette petite Brigitte (les élèves appelaient, entre
elles, leur jeune maîtresse par son prénom).... Qu'est-ce que Brigitte
pouvait bien avoir à raconter d'intéressant?
Du fond de la classe, Françoise cria à haute voix :
« Vous nous prenez pour des enfants en bas âge? »
Tandis que Jacqueline et Monique se poussaient du coude en
ricanant.
Toutefois, la curiosité l'emportant, elles firent silence et
écoutèrent.
Dans l'histoire, dont Brigitte avait soigneusement mis au point le
canevas, il n'était question que de vie en plein air, dans la lumière et la
chaleur de l'été, en Camargue, où campaient ses héroïnes. La
narratrice contait ces aventures avec tant d'entrain et d'humour, elle
parlait de ce pays avec un tel enthousiasme, que les filles réclamèrent
chaque jour « la suite » et qu'un matin Claudie s'écria :
« C'est donc un paradis, cette Camargue? »
Brigitte ne répondit pas tout de suite. En un éclair, elle évoqua ce
paradis qu'elle rêvait d'offrir à ces enfants qui levaient vers elle des
regards avides où se lisait la nostalgie du grand air, de l'espace, de la
liberté. Elle les voyait déjà s'ébattant dans la plaine sauvage. Elle les
imaginait échevelées par le vent marin qui faisait onduler les
immenses roselières des marais desséchés. Là-bas, parmi les grasses
salicornes (1) et les saladelles mauves, un des bras du Rhône roulait
vers la mer des eaux apaisées où s'abreuvaient les taureaux des
manades et les petits chevaux sarrasins.... C'est là qu'elle les
emmènerait vivre parmi les gens des mas qu'elle connaissait et qui les
accueilleraient comme des amies.
Elle les imaginait surtout (mais n'était-ce pas une folie de songer
à cela!) reçues dans une longue maison blanche, devant laquelle les
pins parasols, tordus par le vent, poursuivaient sans trêve leur
murmurante chanson.
Là-bas, tout serait sourire autour d'elles et, peut-être, dans ce
climat de gaieté et d'amitié, le grand vent de Camargue, ce vent chargé
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de senteurs marines, balaierait-il la peine ou la nostalgie des
meilleures, la mauvaise volonté et les faiblesses des plus difficiles.
La voix de Claudie, répétant sa question, la tira brusquement de
son rêve.
« C'est donc un paradis, cette Camargue?
- Oui, c'est un paradis, répondit-elle enfin. Vous le
connaissez ce patelin, mademoiselle?
- Un peu....
- Dommage qu'on ne puisse pas y aller, nous aussi ! » Le coeur
de Brigitte se mit à battre : n'était-ce pas le moment de « lancer » son
idée et d'essayer de transformer son beau rêve en réalité?
« Oui, bien dommage! fit-elle, je ne vois guère comment nous
pourrions aller vivre là-bas!»
Un petit silence, puis, prudemment, elle insinua : « Pourtant, il
y aurait peut-être un moyen.... » Des regards ahuris ou moqueurs
accueillirent ces derniers mots.
« Non! Mais vous parlez sérieusement?
- Un moyen! On voudrait bien savoir lequel!
- Je ne sais pas, moi..., poursuivit Brigitte.... Je me disais
seulement que, peut-être, comme les héroïnes de notre histoire....
Tiens, c'est vrai... l'histoire....
- Avant d'aller camper, elles s'étaient groupées en un club
ayant pour but l'étude de la nature....
- Si nous fondions un club, comme elles ? s'écria Priscilia, la
jeune Malgache, la meilleure fille de la classe.
Tu es folle! crièrent les autres.
- Comment pourrions-nous « étudier la nature », alors
que nos sorties du dimanche se font toujours en ville?
- Quant à un camp d'été, ça paraît « une vue de « l'esprit »,
comme dirait Mme Bénézet!
— C'est vrai, fit Brigitte, cela me semble bien difficile... sinon
impossible. »
Elle se tut, attendant une réaction qui ne tarda pas.
« Impossible? C'est à voir! Après tout, on pourrait essayer »,
dirent quelques optimistes.
Brigitte retint un sourire : les premiers petits poissons mordaient
à l'hameçon!
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« Ma foi, VOTRE idée me paraît intéressante : que risqueriez-
vous à tenter de la réaliser? Réfléchissez, consultez-vous, et, si vous
êtes assez nombreuses à vouloir fonder un club, je vous offre de
présenter moi-même votre requête à Mme la directrice.
- Vraiment? Vous feriez cela, mademoiselle? Ah! ça nous
aiderait bien, car vous seule pourriez peut-être obtenir la permission.
- Soit. Mais je ne demanderai pas tout à la fois. Ayons d'abord
l'autorisation de nous réunir à la pension et de faire quelques sorties
hors de la ville, et attendons que le club ait fait ses preuves pour parler
du camp de Camargue. C'est à vous qu'il appartiendra de montrer à
Mme Bénézet qu'elle peut, en toute confiance, vous donner son
accord.
— Entendu! Nous allons nous consulter et nous vous dirons
notre réponse. »
Cette réponse, Brigitte l'attendit le lendemain et le jour suivant
encore.
Enfin, le soir du surlendemain, vers dix heures, on frappa
légèrement à sa porte.
Elle ouvrit : trois élèves, en longues chemises de nuit de finette
blanche, se tenaient sur le seuil. C'étaient Nadine, Claudie et Priscille.
« Excusez-nous de venir comme ça, mademoiselle, dirent-elles,
mais on a quelque chose d'important à vous dire.... De si important
qu'on n'a pas pu attendre demain. »
Brigitte fronça les sourcils. « Je devrais vous renvoyer à vos lits,
dit-elle, car il est tard et vous risquez de prendre froid. Enfin, puisque
vous êtes là, entrez. »
Les fillettes prirent place au bord du divan, serrées l'une contre
l'autre, comme de petits oiseaux.
« Alors? Que venez-vous m'annoncer?
- Que « notre » idée plaît beaucoup à plusieurs d'entre
nous et que nous aimerions fonder ce fameux club, répondit Nadine.
— Plusieurs, dites-vous? Cela fait... combien?
- Quatorze. Nous sommes chargées de vous en avertir. »
Quatorze, c'était peu, mais c'était un début. Dans la pièce
silencieuse, en face du bizarre trio en vêtements de nuit, Brigitte sentit
que quelque chose d'important prenait naissance, et son cœur se gonfla
en même temps de joie et d'appréhension.
26
« Vous êtes bien assez nombreuses, dit-elle, et je suis persuadée
que d'autres filles se joindront à vous peu à peu. Dès demain, je
parlerai à Mme Bénézet. »
27
CHAPITRE IV
LUTTE ET VICTOIRE
28
« Peut-être votre jeune âge qui, je l'avoue, m'effrayait au début,
vous rapproche-t-il de ces enfants. C'est pourquoi je veux bien céder à
vos instances et vous autoriser à faire un essai. Mais un essai
seulement. Et je vous préviens que, s'il n'est pas concluant, le club sera
supprimé.
Je n'en demande pas davantage, madame, et je vous remercie »,
dit Brigitte en se levant. Mais, avant qu'elle franchît la porte, la
directrice la rappela pour lui dire :
« Vous savez, je suppose que mon accord n'est pas suffisant : il
faut encore obtenir celui du comité qui préside aux destinées de notre
maison. Il doit se réunir après-demain : vous voudrez bien vous
présenter devant ces dames et ces messieurs et leur exposer ce que
vous désirez. »
Brigitte sortit, heureuse de cette première victoire, mais un peu
inquiète à la pensée d'avoir à affronter le tout-puissant comité de la
pension. Allons! la lutte n'était pas finie : il fallait attendre le
surlendemain avant de savoir si le club obtiendrait définitivement le
droit à l'existence.
Lorsqu'elle redescendit dans la cour, elle aperçut, en traversant le
vestibule, sur la console où l'on venait de déposer le courrier, une
enveloppe à son adresse. Elle la prit vivement : était-ce une réponse de
Marné?
Non! La lettre était de son cousin Vincent. Elle ne venait pas du
mas de Sylvestral, où le jeune homme vivait ordinairement auprès de
sa grand-mère dont il dirigeait la propriété, mais de Valence, où il
accomplissait son service militaire.
« Est-il fâché, lui aussi? » se demandait Brigitte en la
décachetant d'une main tremblante.
Or Vincent n'était pas fâché, Vincent se montrait toujours le
cousin affectueux, dont l'amitié était si précieuse à Brigitte. Il disait
que l'attitude de Marné le navrait, mais que celle-ci étant aussi
bonne... que susceptible, sa mauvaise humeur, il l'espérait, ne durerait
pas longtemps. Il trouvait bien un peu saugrenue l'idée qu'avait eue sa
cousine de s'enfermer à la pension Bénézet, mais il l'admettait et se
promettait de plaider sa cause auprès de la vieille dame, lors d'une
prochaine permission.
« Cher Vincent! pensa Brigitte. Quel chic garçon! »
29
Une véritable avalanche dégringola l'escalier.
30
Pleine d'un nouveau courage, elle se prépara, le surlendemain, à
affronter le comité. Là, cependant, sa tâche fut plus facile qu'elle ne
s'y attendait, la directrice ayant déjà donné son accord. Mais on
voulait voir « cette petite Lauret », pour lui demander de plus amples
détails et lui prodiguer conseils et recommandations.
Brigitte défendit bravement sa cause et, si elle ne rallia pas à son
projet l'ensemble des vénérables personnes qui l'écoutaient, du moins
eut-elle l'heur de plaire à quelques-unes, en particulier à Mme de
Saint-Véran, qui parlait haut, tranchait net et semblait jouir de la
considération respectueuse de tous les autres.
« Cette petite est charmante : laissons-la faire », déclara-t-elle
d'un ton péremptoire, qui souleva quelques murmures d'approbation.
Quant au président du comité, il ajusta son monocle et conclut le débat
en disant galamment :
« Mademoiselle Lauret, nous capitulons devant votre
enthousiasme et votre gracieux sourire. Vous avez les mains libres,
mais n'oubliez pas que nous attendons des résultats. »
Brigitte remercia de son mieux et prit rapidement congé du
comité.
Sur le palier du deuxième étage, là-haut, une quinzaine de
fillettes, impatientes et inquiètes, guettaient sa sortie. Elle leur fit un
signe joyeux en lançant gaiement ces mots :
« Victoire! Le club est accepté! »
Mais alors, elle trembla, car une véritable avalanche dégringola
l'escalier, et les gamines, très excitées, l'entourèrent, parlant toutes à la
fois, au risque de troubler par leur vacarme le vénérable cénacle qui
siégeait derrière la porte fermée.
Brigitte calma à grand-peine cette effervescence et déclara que la
première réunion aurait lieu le plus tôt possible.
« Et où? demandèrent les filles : avez-vous obtenu « un coin où
nous tenir »?
J'ai demandé une grande pièce, au troisième étage, un dortoir
abandonné depuis que les pensionnaires sont moins nombreuses. »
Tout le monde se rembrunit.
« Ce n'est donc pas encore sûr?
— Vous allez voir qu'on nous le refusera!
- Ce serait trop beau qu'on nous le donne! dirent les pessimistes.
31
- Et pourquoi ne nous F accorderait-on pas? On peut toujours
espérer! » répliquèrent les optimistes.
Jusqu'au soir, les quatorze fillettes vécurent dans l'incertitude et
l'impatience.
A l'heure du dîner elles ne savaient toujours rien. Françoise, qui
avait refusé de faire partie du club, ironisait tout haut et prédisait :
« Faites-vous une raison : vous né l'aurez pas, votre salon Louis
XV! »
Mais, au dessert, Mme la directrice traversa le réfectoire et,
s'arrêtant devant Brigitte :
« C'est donc entendu, mademoiselle, vous pouvez disposer du
local que vous avez demandé », dit-elle.
Les quatorze « fondatrices » triomphèrent, tandis que Françoise
haussait les épaules et levait un nez insolent vers le plafond, pour bien
montrer à quel point elle se désintéressait de la question.
Ce même jour, à la veillée, Brigitte, après avoir répondu à
Vincent, écrivit également à la vieille dame solitaire et lointaine, pour
lui raconter en détail les derniers événements survenus à la pension.
Oh! si, peu à peu, elle pouvait intéresser Mamé au combat qu'elle
livrait et à ces enfants auxquelles elle sacrifiait une vie agréable et
sans souci! Mais Mamé lisait-elle seulement ses lettres? Ne les jetait-
elle pas, sans les ouvrir, dans cette corbeille à papiers que la jeune fille
imaginait si bien, tout près du fauteuil de l'infirme, entre le secrétaire
et le rideau d'indienne provençale, rouge, semé de fleurettes noires et
jaunes?
A cette évocation, Brigitte ferma les yeux et deux
longues larmes glissèrent lentement sur son visage.
*
* *
32
La réaction redoutée se produisit. Ce fut d'abord le silence
complet et réprobateur du groupe figé qui resta sur le seuil, sans
entrer. Puis, des voix déçues s'élevèrent :
« C'est ça, notre local? Mais il est inhabitable!
— Et vilain! Et délabré!
— Jamais nous n'arriverons à le nettoyer!
— Il n'y a rien à en tirer ! »
Cette fois, la moutarde monta au nez de Brigitte. Elle se retourna
vivement vers les fillettes et s'écria :
« J'ai pris une peine folle pour obtenir cette salle, et c'est tout ce
que vous trouvez à dire? Vous manquez donc totalement
d'imagination? Vous n'avez pas d'idées, pour transformer ce taudis?
Vous pourriez pourtant en faire un local sensationnel, si vous vouliez
bien vous donner un peu de peine. »
Quelques visages s'éclairèrent et Nadine demanda :
« Mais alors, nous pourrions vraiment arranger cette pièce
comme nous voudrions..., à notre idée?
— Bien sûr! répondit Brigitte : ce vieux dortoir vous appartient;
vous y êtes chez vous. Je me bornerai à vous aider et à vous
donner des conseils que vous ne serez même pas obligées de suivre. »
C'étaient juste les mots qu'il fallait prononcer, et presque toutes
les fillettes parurent satisfaites. Être chez Mes quelque part! Quelle
nouveauté extraordinaire et séduisante!
« Alors, moi, je suis prête à me mettre au travail », dit la brave
Priscille, la petite Malgache, la seule qui n'avait pas pris part au tollé
général, et dont les grosses lèvres souriaient dans son visage couleur
de café.
Plusieurs « moi aussi! » jaillirent alors du groupe.
« Alors? On commence tout de suite? demanda Priscille.
- Ce serait difficile, car nous n'avons encore ni produits de
nettoyage ni peinture....
- Ni balais, ni brosses, ni rien, fit remarquer Marie-Thérèse, du
ton le plus désagréable. A moins de lécher le pavé et les murs pour
les « rapproprir »....
- Vous aurez bientôt ce qu'il vous faut », répliqua Brigitte
avec assurance, tout en se demandant comment elle se procurerait le
nécessaire dans les moindres délais. « Pour l'instant, que diriez-vous
d'une petite expédition au grenier, à la recherche de ce qui pourrait
33
vous servir à meubler votre « salon Louis XV », comme disait
Françoise? ajouta-t-elle en souriant.
— Mais, objecta Nadine, c'est permis?
- Parfaitement : le comité m'y a autorisée. » Emmener quatorze
filles, en les suppliant de ne pas
faire de bruit, au milieu des objets hétéroclites veloutés d'une
épaisse couche de poussière qui remplissaient le grenier, n'était pas
une petite affaire, mais Brigitte sentait qu'il fallait cela pour obtenir
l'adhésion définitive des futurs membres du club.
Elle redescendit des combles, trois quarts d'heure plus tard,
accompagnée de quatorze petits ramoneurs aux mains noires et aux
visages barbouillés, lesquels passèrent en trombe devant une des
surveillantes ahurie et se précipitèrent vers les lavabos. Brigitte était
épuisée, presque aphone, mais ravie, car elle venait d'acquérir la
certitude que les fillettes se passionnaient maintenant pour « leur
local».
On avait trouvé des bancs sans dossiers qui meublaient autrefois
les classes; des planches et des tréteaux, qui tiendraient lieu de table,
une vieille armoire dépourvue de portes, qu'on pourrait transformer en
bibliothèque^ et de longues étagères en vilain bois noir, faciles à
repeindre.
« Et nous n'avons pas tout vu, disait Priscille : on découvrira
sûrement encore un tas de choses intéressantes. C'est follement
amusant de fouiller dans ce bric-à-brac, sans savoir ce qu'on va
trouver! »
Pour une fois, personne ne protesta. Oui, c'était amusant, c'était
un plaisir nouveau d'explorer le galetas, d'ouvrir les caisses, les
vieilles malles, les placards aux portes grinçantes, sans entendre
aussitôt une voix sévère demander : « Que faites-vous là,
mademoiselle? Qui vous a permis de toucher à cela? »
On avait rangé toutes les trouvailles dans un coin du grenier, en
attendant que le local fût prêt à les recevoir... et, maintenant, seule
dans sa chambre, Brigitte se demandait comment se procurer
rapidement le matériel nécessaire à la remise en état du vieux dortoir.
Son souci, heureusement, ne fut pas de longue durée.
La cloche du dîner allait sonner et, avant de descendre, elle
arrangeait ses cheveux, quelque peu ébouriffés par l'expédition au
grenier. Elle s'appliquait beaucoup à édifier sa nouvelle coiffure, car
34
elle avait jugé bon de remplacer la « queue de cheval » qui la faisait
paraître trop jeune, par un gros chignon rond et brillant, plus
convenable, lui semblait-il, pour une respectable surveillante....
Comme elle enfonçait la dernière épingle, Colette entra.
« Cinq minutes, dit-elle en s'asseyant au bord du divan, vous
avez bien cinq minutes à me donner, avant que je retourne chez mes
parents?
- Oui, répondit Brigitte en riant, après avoir consulté sa montre.
Je peux même vous en accorder sept.
— Très bien. Alors, voilà : acceptez-vous aussi les grandes
personnes dans le club dont vous m'avez parlé?
— Mais... je ne sais pas si les filles....
- Parce que, interrompit vivement Colette, si vous avez
besoin d'une aide, me voici!
- Oh! fit Brigitte, ce serait merveilleux de n'être plus seule en
face de mes gamines.
- Alors, je suis prête à vous seconder de toutes mes forces...,
reprit Colette, mais à vous seconder seulement, Brigitte, car je ne
possède ni votre dynamisme ni votre rayonnement. Non, ne protestez
pas : je le sais très bien. Enfin, telle que je suis, m'accepteriez-vous?
— Moi? Avec joie, naturellement, et j'espère bien vous faire
accepter par les autres. Venez dès demain, Colette; mais je vous
préviens que ce sera pour la corvée de nettoyage du vieux dortoir.
- Entendu! Avez-vous tout ce qu'il faut pour....
— Eh non! justement, interrompit Brigitte, et je ne sais
comment nie procurer le nécessaire.
— C'est-à-dire... quoi?
— Des balais, des serpillières, de la lessive; ensuite de la
peinture, des rouleaux, des pinceaux, des.... »
Colette fit entendre un petit sifflement. « Rien que ça?
— Hélas ! dit Brigitte, c'est indispensable. Je suis prête à tout
payer, de mes deniers, mais je n'ai pas le temps de faire ces courses.
- C'est facile, assura Colette : en venant ici demain, je déposerai
dans une droguerie une première commande qu'on vous livrera dans la
journée. Et, bien entendu, je tiens à participer au règlement de la
facture.
35
- Quel souci vous m'ôtez! s'écria joyeusement Brigitte. Tout
commence très bien et je crois vraiment que l'idée du club est une
bonne idée. »
36
CHAPITRE V
37
table, la bibliothèque, également peints de ces couleurs fraîches et
gaies, ainsi que les rayonnages destinés à recevoir les trésors rapportés
des sorties, qui devaient constituer un petit musée d'histoire naturelle.
Priscille avait descendu du grenier plusieurs grands cadres
qu'elle peignit en jaune ou en bleu après en avoir retiré les gravures
abîmées et lavé les vitres. Puis, elle les avait rangés dans un coin, où
ils attendraient de recevoir les papillons, les insectes, les planches
d'herbier - - encore en espérance! - - avant d'être suspendus aux murs.
Le poêle était devenu d'un noir brillant, et il ne lui manquait
qu'une seule de ses petites vitres de mica. Un vieux coffre, posé près
de lui, contiendrait le charbon.
Seule, l'installation de l'éclairage échappait à la compétence des
travailleuses. Mais l'obligeante Colette avait amené un électricien et,
maintenant, six appliques coiffées d'abat-jour de parchemin
remplissaient la pièce d'une vive lumière.
« Mille fois plus beau qu'un salon Louis XV! » s'était écriée
Priscille avec d'autant plus d'enthousiasme que, dans son île lointaine,
elle n'avait jamais vu un tel salon.
Et, le lendemain, vingt filles, très excitées (car depuis quelques
jours six nouveaux membres s'étaient ajoutés aux quatorze
«pionnières»), se pressaient autour de la table pour la première séance
du club.
« Le club de quoi ? demanda Claudie : il nous faut un nom. »
Brigitte en suggéra plusieurs. Il y eut des discussions
passionnées et, finalement, un vote à main levée. La majorité se
décida pour : « Les Amies de la Nature », litre peut-être un peu banal
et prétentieux en même temps, mais qui, pour les pensionnaires de
Mme Bénézet, évoquait la campagne, le grand air, la liberté…
D'un commun accord, les filles refusèrent d'élire une présidente,
comme le proposait Brigitte.
« On ne veut pas d'une qui serait plus que les autres, déclara
élégamment Marie-Thérèse.
- Mais, ajouta Priscille, nous avons bien besoin de votre aide,
mademoiselle : soyez notre conseillère.
- Soit, dit Brigitte. J'accepte ce titre avec plaisir. » Colette,
alors, déposa devant les Amies de la Nature un superbe registre relié
en toile bleue : le « Livre du Club », sur la première page duquel
chacune écrivit son nom. Puis, on fixa les réunions à deux par semaine
38
et la prochaine sortie au dimanche suivant. Après quoi les filles
rejoignirent leurs camarades, sous le préau, fières comme des paons,
parlant haut et avec importance pour être entendues des « pitoyables
idiotes » qui n'avaient pas voulu faire partie du club.
Mal leur en prit, car une pluie de quolibets s'abattit sur elles et le
titre dont elles étaient si glorieuses provoqua des moqueries sans fin.
Mais les rires les plus aigus et les flèches les plus acérées vinrent de
Françoise, la fille aux cheveux roux.
*
* *
39
JACQUELINE. — Quatorze ans. « La fille aux cheveux de lin »,
des yeux d'azur, un teint de rosé, un air angélique... ne pas s'y fier!
C'est un des plus détestables éléments de la quatrième. Ironie
mordante, critiques impitoyables, voilà, je le crains, ce que cette
mauvaise langue ne manquera pas d'apporter au club, dont elle risque
de mettre l'existence même en danger. La surveiller de près et, à la
première occasion, avoir avec elle une explication très nette.
CLAUDIE. - - Une des premières filles que j'aie connues à la
pension. Elle faisait partie, avec Jacqueline et Françoise, du trio qui
m'a souhaité si aimablement la bienvenue, par le billet dont je
conserve un cuisant souvenir. Elle a treize ans et demi, mais ne les
paraît pas. Elle est petite, très brune, avec deux nattes raides encadrant
son mince visage. Malgré le fameux billet, je ne la crois pas méchante,
mais effrontée, bavarde et, surtout, « chapardeuse ». Les biscuits ou le
chocolat de l'office, les crayons ou les gommes de ses camarades ne
sont pas à l'abri de ses petites rapines. Malgré ce défaut, je ne peux me
défendre d'une certaine sympathie pour elle depuis que j'ai appris, en
lisant une de ses rédactions, qu'elle est orpheline et qu'elle souffre de
ne pas connaître la douceur du foyer familial.
ANNE-LISE. — Quatorze ans. Longue créature dégingandée qui
nous vient d'Alsace. La paresse incarnée! Elle est pourtant très douée
pour le dessin et la musique, mais sa fainéantise l'empêche de cultiver
ses dons. Dommage!
MARYVONNE. - - Quatorze ans. Issue, paraît-il, d'une noble
famille bretonne. Trapue, solide, un visage ingrat, mais un regard
émouvant, un regard d'eau bleue, plein de nostalgie et de rêve. Une
aristocratique tutrice, en prétendant imposer à cette enfant peu
sociable une vie mondaine dans un cadre étroit et suranné, s'est
heurtée à une résistance farouche, têtue... et a fini par expédier sa
pupille à la pension Bénézet. Ici, cette fille de marins languit,
silencieuse et renfermée, loin de son pays et des grèves de l'océan. Oh!
si le projet du camp en Camargue pouvait se réaliser! Alors,
Maryvonne peut-être sortirait de son mutisme, retrouverait la gaieté de
son âge et, voyant notre Méditerranée, ne songerait plus à écrire,
comme elle l'a fait un jour : « Vivre loin de la mer, ce n'est pas vivre!»
MONIQUE. — Treize ans. La beauté de la pension. Un ravissant
visage aux yeux pers, des cheveux dorés tout bouclés, un sourire
irrésistible, un teint de lait. Malheureusement, elle le sait et se montre
40
la plus insupportable coquette, la fille la plus poseuse et la plus vaine
que l'on puisse imaginer. Si le club parvient à l'intéresser à autre chose
qu'à sa charmante personne, nous aurons de la chance !
MARIE-THÉRÈSE. — Encore un des plus mauvais éléments !
Caractère exécrable et « rapporteuse », de surcroît. Elle a le don de
troubler l'atmosphère de la classe, de provoquer les disputes, de
brouiller entre elles les meilleures amies. J'avoue que sa présence au
club ne m'est pas agréable.
L'heure passait. Brigitte écrivait toujours, et des prénoms, de
jolis prénoms de fillettes, se succédaient sur la page blanche.
D'autres, sans doute, s'y ajouteraient peu à peu. Qui seraient les
nouvelles recrues? On verrait! Mais, pour le moment, ces vingt «
Amies de la Nature » lui suffisaient amplement!
41
CHAPITRE VI
LE CLUB EN LIBERTÉ.
UNE BOUTEILLE D'ENCRE!
42
« Voyez! fit observer cette dernière, nos filles ont déjà perdu
leur visage maussade des dimanches ordinaires! »
C'était vrai. Vêtues de l'uniforme de sortie - duffle-coat bleu
marine et jupe écossaise —, les petites marchaient allègrement, avec
la mine alléchée de gens qui s'attendent à des surprises agréables.
Trois quarts d'heure plus tard, on atteignait la garigue pierreuse,
avec ses taillis de chênes-kermès, ses petits oliviers tordus, ses pins,
ses cyprès : étrange campagne, qui n'est belle que gorgée de soleil,
sous un ciel indigo.
Les Amies de la Nature ne lui en demandaient pas tant. Même
par ce triste jour de novembre, ces vastes étendues désertes comblaient
tous leurs désirs. Avec des cris de joie, elles s'éparpillèrent dans la
pierraille, cherchant les premiers éléments du petit musée d'histoire
naturelle qu'elles projetaient d'installer dans leur local : herbes,
plantes, baies, coquilles de colimaçons et ces petits fossiles, les
ammonites, délicatement enroulés comme des cornes de bélier, qui
abondent sur le sol rocailleux.
« II faudra vous contenter de cela aujourd'hui, dit Brigitte : pour
les papillons et les insectes, nous attendrons le printemps.
- Et pour les fleurs également, ajouta Colette. Nous trouverons
des jacinthes sauvages, de petites jonquilles jaunes et blanches, des
sauges, des gueules-de-loup, du thym mauve rosé et, d'un autre rosé
encore, les ombelles délicates de l'ail.
- En cette saison, il n'y a que ces petites boules jaunes qui
sentent la réglisse, fit Agnès en plongeant le nez dans une touffe
d'immortelles qu'elle venait de cueillir.
— C'est vrai, dit Colette, et je ne les trouve pas belles.
- Mais, reprit Brigitte, je vous assure que la flore et la faune de
la garigue sont bien pauvres, à côté de tout ce que vous découvrirez en
Camargue... si nous parvenons à camper là-bas, l'été prochain.
- Si nous parvenons, mademoiselle? Mais nous irons sûrement,
n'est-ce pas? s'écrièrent quelques fillettes.
— Je l'espère bien », repartit vivement Brigitte. Mais son sourire
s'éteignit, tandis qu'une sourde inquiétude lui serrait le cœur. Sa
dernière lettre n'avait pas encore reçu de réponse.
L'après-midi s'écoulait, le froid augmentait et, craignant que la
récolte des trésors destinés au musée ne fût pas un exercice assez
43
réchauffant, Brigitte et Colette organisèrent un jeu animé, sur un
thème banal, mais tout neuf pour ces enfants si peu blasées.
Au sommet de la colline, Claudie serait une princesse,
prisonnière, en son castel, de génies malfaisants, et que de preux
chevaliers tenteraient de délivrer. Pour ce faire, les chevaliers
devraient atteindre la princesse sans être vus des mauvais génies.
Quiconque se laisserait apercevoir, cesserait aussitôt de jouer.
Les fillettes entrèrent dans le jeu avec passion. Claudie pleurait
de froid et battait la semelle, là-haut dans son « donjon », mais elle
n'eût pas donné sa place pour un empire. Les chevaliers, conduits par
Brigitte, tentaient de monter vers elle, en se dissimulant avec des ruses
de Sioux, tandis que, guidés par Colette, les mauvais génies les pour-
chassaient avec une férocité... presque trop bien imitée! Nadine prit
même son rôle tellement à cœur, qu'apercevant un chevalier ennemi,
au lieu de crier, comme il se devait : « Vue, Pascale! » elle ne trouva
rien de mieux que de lancer une pierre. Celle-ci, fort heureusement,
manqua son but et si Pascale cria, ce fut de frayeur seulement.
Brigitte tança vigoureusement le « mauvais génie », qui
s'éloigna, dûment douché et calmé, puis le jeu reprit, toujours aussi
animé, jusqu'au moment du départ.
« C'est égal, nous l'avons échappé belle, dit Brigitte à Colette,
sur le chemin du retour. Si la pierre avait atteint et blessé Pascale, c'en
était fait de notre club : Mme Bénézet l'aurait immédiatement
supprimé... non sans raison, d'ailleurs.
*
* *
44
Lorsque la cloche sonna pour le repas du soir, elles se levèrent à
regret.
« Allons, courage! dit Brigitte : il faut descendre. Priscille
fermera la porte. »
Priscille, qui s'attardait à ranger la salle et à balayer les
épluchures de marrons, rejoignit les autres en courant,... oubliant
complètement la recommandation de Brigitte. Elle ne s'en souvint
qu'au réfectoire.
« Allons, bon ! s'écria-t-elle, je n'ai pas fermé notre local ni
remis la clef à sa place. Tant pis! Je ne remonte pas les trois étages! »
Personne ne parut prendre garde à ces paroles. Pourtant, à travers
le brouhaha de voix qui s'élevait autour des longues tables, quelqu'un
les avait entendues et savait que la salle du club resterait ouverte cette
nuit-là.
*
* *
*
* *
45
le bras pour prendre la clef dans sa cachette, suspendue à un clou,
derrière une armoire. Il suffisait de glisser la main entre cette armoire
et le mur pour la saisir.
« Tiens! dit-elle, déjà inquiète. La clef n'est pas là! »
Priscille la rassura.
« Elle est dans la serrure, mademoiselle : hier, j'ai oublié de
l'enlever.
- Ah! Bon, fit Brigitte en ouvrant la porte, mais ne l'oubliez
plus, car ce n'est pas prud.... »
Elle s'interrompit et poussa un cri auquel répondirent des
exclamations furieuses.
Sur les murs fraîchement peints, quelqu'un avait jeté non pas un
encrier, mais le contenu de toute une bouteille d'encre. Il y avait
partout d'énormes taches, qu'on avait pris soin d'étaler avec des
journaux chiffonnés. Ceux-ci, près du flacon vide, jonchaient le pavé,
maculé, lui aussi, d'éclaboussures noires. Au milieu de l'un des murs
on avait écrit :
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« Renoncer au club.... On n'a pas dit ça, seulement.... »
Priscille qui, se sachant responsable de la catastrophe, avait
fondu en larmes, sauva la situation et s'écria en reniflant :
« Allons! Nous n'allons pas tout abandonner pour si peu!
Mettons-nous à nettoyer. Vous êtes d'accord?
- Bien obligées, firent les petites, de mauvaise grâce. Mais,
avant tout, il faut punir la fille dégoûtante qui....
— Et comment? La connaissez-vous? demanda Brigitte.
- C'est sûrement Françoise! cria-t-on. Elle déteste le club et
elle vous déteste, mademoiselle.
- C'est possible, mais nous ne pouvons l'accuser sans preuves.
Allez! Ne nous occupons pas de chercher la coupable : réparons le mal
et n'y pensons plus. Séchez vos larmes, Priscille... mais, à l'avenir,
n'oubliez plus de fermer la porte! »
47
CHAPITRE VII
L'INCIDENT FRANÇOISE
*
**
48
Et pourtant, c'était bien Françoise!
Mlle Giacobi, qui surveillait le dortoir, la semaine suivante,
entendit le bruit d'un tiroir qui s'ouvrait, vit la forme blanche se glisser
dehors, lui emboîta le pas... et surprit la fillette, comme elle s'apprêtait
à renouveler son exploit, mais, cette fois, sur la porte fermée du local.
La main de la surveillante saisit le bras de la fillette et ne le lâcha plus,
jusqu'à ce que Françoise eût regagné son lit.
Dès le lendemain matin, la directrice, au courant des activités
nocturnes de « Mlle de Valcroze », ordonnait que celle-ci fût « mise
en quarantaine ».
C'était la punition la plus sévère de la pension. Une fillette
coupable était isolée, pour un temps plus ou moins long, dans une
pièce écartée, tout au bout du couloir du premier étage, afin « d'y
réfléchir et de revenir à de meilleurs sentiments ». La chambrette
n'avait rien d'une prison : chauffée, éclairée, pourvue d'un lit aussi
confortable que ceux des dortoirs, sa porte n'était même pas fermée à
clef... et, pourtant, les enfants ne redoutaient rien tant que d'y être
envoyées. Pendant cette mise à l'écart provisoire, la solitude
inaccoutumée, le silence, l'éloignement, impressionnaient les plus
nerveuses et les plus craintives, humiliaient les orgueilleuses,
révoltaient les rétives et les indépendantes, et, si certaines en sortaient
pleines de repentir et de bonne volonté, d'autres en revenaient fort peu
contrites, butées ou malheureuses.
Brigitte sentait que Françoise était de ces dernières. Son acte de
vandalisme méritait, certes, une sanction, mais non, lui semblait-il,
sans une explication préalable, sans qu'on eût cherché les mobiles qui
l'avaient poussée - - et qui la poussaient chaque jour --à mal faire.
Le soir était venu. Dans sa chambre où elle ne pouvait se décider
à se coucher, Brigitte tournait en rond, inquiète, hésitante. Que faisait
en ce moment la fillette solitaire? Que pensait cette créature
déconcertante, ce petit démon insolent et indomptable, et, surtout, que
cachaient cette causticité, cette méchanceté même? Une souffrance?
Un chagrin?... Peut-être.
Brusquement, la jeune fille se décida. « II faut que je lui parle »,
murmura-t-elle.
49
Elle sortit sans bruit, longea le corridor au fond duquel un rai de
lumière passait sous la porte de la chambre isolée et pensa : « Elle ne
dort pas encore : je m'en doutais. »
Assise, en chemise de nuit, au bord du lit, Françoise veillait en
effet. Ses cheveux roux en désordre, le menton posé sur ses poings
fermés, elle regarda entrer Brigitte sans marquer de surprise et fixa sur
elle le regard effronté de ses yeux noirs.
« Françoise, dit la jeune fille, voulez-vous sortir un moment, et
me suivre?
— Pourquoi ça? Je me trouve très bien ici.
— Ne dites pas de bêtises et venez.
— Je préfère rester là : j'adore la solitude. Quelle raison
avez-vous de me déranger? Ah! Vous vouliez peut-être vous assurer
que j'étais bien dans cette prison où vous m'avez fait jeter?
— Allons! Vous savez parfaitement que la chambre isolée n'a
rien d'une prison. De plus, ce n'est pas moi qui vous y ai « fait jeter »,
comme vous dites. J'aurais pu, d'ailleurs, demander cette punition, car
vous conviendrez que vous la méritez. Mais je voudrais vous parler et
nous serons mieux chez moi pour causer. Tenez, enfilez ce manteau et
venez. »
La petite finit par se laisser emmener, mais en déclarant :
« Si je viens, c'est bien parce que ça me fait une petite
promenade hors d'ici ! »
Brigitte la conduisit dans sa chambre et ferma la porte. Debout
contre cette porte, la fillette resta immobile, regardant autour d'elle, les
lèvres serrées, l'air buté.
« Françoise, dit calmement Brigitte, je ne veux pas revenir sur ce
que vous avez fait la nuit dernière, mais j'aimerais connaître les
raisons qui vous poussent à vous montrer, tous les jours et du matin au
soir, si insupportable... si méchante, même. Pourquoi êtes.-vous ainsi,
dites? »
Le visage durci, fixant obstinément le bout de ses pantoufles,
Françoise ne répondit pas.
« Car enfin, il doit y avoir une... ou des raisons? » poursuivit la
jeune fille.
Silence.
« Vous ne voulez rien me dire?
— Non... cela ne regarde que moi, murmura la petite.
50
— Croyez-vous? Je pense au contraire que cela me regarde
aussi, car je me demande si vous n'êtes pas... très malheureuse, et je
voudrais vous aider. »
Brusquement, Brigitte, stupéfaite, vit le dur visage de Françoise
se détendre, s'empourprer, ruisseler de larmes, tandis que la fillette
criait, d'une voix entrecoupée de sanglots :
« Oui, je suis malheureuse! Oui, je suis malheureuse! Mais vous
n'en saurez jamais la raison et je n'ai nul besoin de votre aide. Laissez-
moi tranquille! Pourquoi vous occupez-vous de moi? Pourquoi êtes-
vous venue dans cette pension? Ah! Je vous déteste! Je vous déteste!
- Oui, je sais », dit tranquillement Brigitte, en faisant asseoir de
force l'enfant haletante, dans le fauteuil, et en lui tendant un mouchoir
pour qu'elle cessât de renifler.
Peu à peu, Françoise se calma et ses sanglots s'apaisèrent. Alors,
Brigitte reprit :
« Je ne vous suis pas sympathique, c'est un fait. Et c'est une
vieille histoire qui date de mon arrivée ici. Mais, actuellement, ne
serait-ce pas surtout notre club que vous détestez, parce que vous
regrettez d'avoir refusé d'y entrer? »
Silence. Le fauteuil de Françoise semblait hérissé d'épingles.
« Et, tout en le détestant, vous avez grande envie d'en faire
partie, n'est-ce pas? »
Nouveau silence.
« N'ai-je pas deviné? insista Brigitte.
— Si... », fit la petite, très bas, avec un demi-sourire qui éclaira
soudain son visage ingrat et le para d'une étonnante séduction.
Encouragée par ce sourire, Brigitte crut pouvoir dire :
« J'espère que si vous demandiez à faire partie des Amies de la
Nature, vos camarades auraient la générosité de vous y accueillir, sans
vous faire de reproches. Mais, le demanderez-vous? »
Hélas ! la lumière s'éteignait déjà dans le regard détourné de
Françoise et elle dit en hochant la tête :
« Je ne sais pas, je verrai.
- Allons, dit Brigitte, déçue, je crois que nous n'avons plus rien à
nous dire : il vous faut retourner là-bas. »
Françoise secoua sa crinière rousse et, le menton haut, déclara :
« Pourquoi pas? Je vous ai déjà informée que je m'y plais
beaucoup : on y a la paix, au moins! »
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Brigitte l'accompagna jusqu'à son lit où elle la fit coucher et la
borda.
« Tâchez de dormir, maintenant, dit-elle. Bonsoir! »
Mais Françoise lui tourna brusquement le dos et ne répondit rien.
Attristée, Brigitte retourna dans sa chambre. Elle ne s'était pas
trompée en soupçonnant qu'un mystérieux chagrin rongeait le cœur de
cette fille difficile et déconcertante, mais le petit sphinx refusait
obstinément d'en révéler la cause. D'autre part, il n'était pas sûr du tout
que Françoise viendrait au club — où elle mourait d'envie d'entrer
— ... au club qui lui apporterait peut-être un apaisement, une
diversion... et l'aide discrète qu'elle refusait si farouchement.
*
* *
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camp d'été, où, sous prétexte de vous intéresser à la nature, vous
comptez bien vous prélasser au soleil, en toute liberté.
- Ah! C'est pour cela que tu viens? Pour cela, seulement?
- Et vous alors, hypocrites, c'est pour quoi, hein, que
vous allez faire les bouches en cœur là-haut?
— Pour tout ce que tu viens de dire, bien sûr, mais aussi pour
d'autres raisons, riposta vivement Priscille.
— Oh! toi, la négresse, commence par te taire : on sait
que tu es une sainte... Nitouche! »
Quelques filles protestèrent.
« Priscille a raison! Nous trouvons au club une chose... difficile à
expliquer, mais... enfin, une chose qu'on ne connaissait pas jusqu'ici à
la pension... et qui nous plaît. »
« Je dirai ça à Brigitte : elle sera contente, pensa la jeune
Malgache. Mais elle ne saura jamais pourquoi Françoise de Valcroze
devient membre des Amies de la Nature ! »
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CHAPITRE VIII
BIENTÔT NOËL
54
- Tiens, pourquoi pas? Après tout, qu'est-ce que cela peut lui
faire? Est-ce qu'on lui demande de nous offrir des cadeaux et de nous
chanter Minuit, chrétiens? »
L'évocation, par Claudie, de l'intimidante directrice apportant
des présents en chantant, souleva de bruyants éclats de rire. Brigitte
fronça les sourcils, fit taire les rieuses et continua :
« Nous nous chargeons de l'arbre de Noël, Colette et moi. Quant
à vous, pourquoi ne prépareriez-vous pas quelques surprises?
- Des surprises? Quelles surprises et pourquoi?
- Pour faire plaisir, tout simplement. N'êtes-vous pas
capables d'imaginer des numéros de chant ou de comédie ? »
Les petites restèrent songeuses. Puis on vit, peu à peu, les
visages s'éclairer. Ce que Brigitte leur proposait leur semblait
nouveau, imprévu, amusant. Elle les croyait donc capables de réaliser
quelque chose de bien?
« Ce n'est pas une mauvaise idée : on va y penser, mademoiselle
», dit Nadine.
*
* *
55
- - un lieu de campement. Elle avait bien une idée quant à l'endroit où
elle rêvait de faire vivre les Amies de la Nature, mais tout dépendait
de Mme Lauret et de ses dispositions à l'égard de sa jeune parente. Et
Brigitte attendait....
Le matin du 24 décembre, le facteur lui remit une lettre et un
paquet, mais ni l'un ni l'autre ne venait de Marné.
Vincent envoyait à sa cousine une boîte de chocolats et lui
écrivait quelques mots affectueux. Il lui signifiait que, lors de sa
dernière permission, il avait remarqué une pile de lettres décachetées,
posées à portée de la main de la vieille dame qui devait « s'en repaître
à longueur de journée ». lorsqu'elle était seule.
« Tu vois, ajoutait-il, que, sans vouloir l'avouer, Marné
s'intéresse toujours à toi. Prends donc patience et continue à lui écrire.
Ne te laisse pas décourager par son silence. »
Après avoir lu ces lignes optimistes, Brigitte, un peu réconfortée,
oublia sa peine pour ne plus penser qu'au Noël des Amies de la
Nature.
Or, il lui fut donné de passer une soirée aussi agréable
qu'inattendue. Colette, avant de quitter la pension, lui proposa de
l'aider à préparer, chez elle, la collation du lendemain destinée à la fête
du club.
« Venez dîner à la maison : vous nous ferez plaisir, dit-elle. Tous
les miens désirent vous connaître. On se mettra à table de bonne heure
et nous prendrons ensuite possession de la cuisine. Mes jeunes frères
doivent être en train de faire le tour de nos amis pour collecter les élé-
ments d'un bon goûter : nos filles ne seront pas à plaindre. »
Ne pas passer toute seule la veillée de Noël! Quelle chance
inespérée! Brigitte accepta avec reconnaissance.
L'hospitalière famille de Colette - - père, mère, trois filles et
deux garçons - - l'accueillit avec une cordialité qui la mit tout de suite
à l'aise.
Après un dîner très gai et très animé, Colette et ses sœurs
acceptèrent sans façon que Brigitte les aidât à essuyer la vaisselle et à
ranger la cuisine. En un quart d'heure celle-ci fut remise en ordre et les
jeunes filles s'y enfermèrent.
Elles étalèrent sur la table toutes leurs provisions, tous les
cadeaux offerts par les amis que Colette avait intéressés aux fillettes
de la pension et à leur club.
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Mandarines, pommes, boîtes de pâté, beurre, farine, fruits
confits, raisins secs, dattes, chocolat, sucre, miel... il y avait de quoi
préparer un vrai goûter de fête !
Après avoir dénombré ces trésors, on établit le menu :
Sandwiches au foie gras
Plum-cakes
Tarte aux pommes
Petits fours
Dattes farcies
Mandarines
Et l'on se mit à l'œuvre avec ardeur, tout en riant et bavardant.
Une heure plus tard, une délicieuse odeur se répandait dans la
cuisine : la première tarte aux pommes se dorait dans le four à gaz, le
premier plum-cake dans celui de la cuisinière à charbon.
Lorsque la demie de onze heures sonna, tout était prêt. Seuls les
sandwiches restaient à faire, mais les sœurs Audry promirent de les
préparer le lendemain matin.
Après un léger réveillon, auquel s'ajoutèrent les petits fours
cassés ou un peu « ratés », Brigitte prit congé de ses hôtes. Colette et
ses sœurs l'accompagnèrent jusqu'à la pension, chargées comme des
abeilles de cabas, de paniers et de plateaux, qu'elles montèrent à pas
de loup jusqu'au local, où le précieux goûter fut enfermé dans un
placard, en attendant le lendemain.
57
CHAPITRE IX
NOËL A LA PENSION
ENFIN! dit Priscille, la nuit tombe : elle commencera bientôt. »
Elle, c'était la fête du club. Les Amies de la Nature l'attendaient
avec impatience, et cette journée du 25 décembre leur paraissait
interminable.
Brigitte et Colette avaient disparu et vaquaient, dans le local, à
de mystérieux préparatifs. Colette ne reparut qu'un peu après seize
heures, et annonça : « Vous pouvez venir. »
Aussitôt, malgré ses « chut! » affolés, une trombe bruyante
s'engouffra dans les deux premiers étages de l'escalier. Puis, plus
calmement, un peu impressionnées, les fillettes montèrent jusqu'au
troisième.
Devant elles, la porte fermée du local s'ouvrit alors toute grande
et la musique, la lumière, le parfum de Noël les accueillirent.
Un sapin, chargé de bougies aux flammes dansantes, dressait
jusqu'au plafond sa flèche surmontée d'une étoile. Étincelant sous ses
légères parures, il répandait dans la pièce une lueur vivante et dorée,
tandis qu'autour de lui flottait le parfum des branches résineuses et de
58
la cire brûlante. Un disque tournait sur un pick-up, et les mélodies
familières des vieux chants de Noël s'élevaient dans le silence.
Presque timidement, les Amies de la Nature entrèrent et prirent
place autour du sapin. Alors Brigitte s'assit au milieu d'elles, pour lire
le récit de la Nativité.
Silencieuses, ces enfants, de religions différentes, appartenant
aux milieux les plus divers, venues de tous les coins de France ou de
plus lointaines contrées, écoutaient le message de Noël et, à part
quelques écervelées qui riaient bêtement en se poussant du coude,
toutes demeuraient immobiles et attentives.
Lorsque Brigitte se tut, elles entonnèrent en chœur le plus
populaire des chants, ce Mon beau sapin, dont aucune fête de Noël ne
saurait se passer. Puis, non sans une certaine appréhension, les deux
jeunes filles réclamèrent les « surprises » que les membres du club
préparaient depuis plus d'une semaine, montant au local, par petits
groupes, en grand secret, en dehors des heures de réunion.
« Je me demande ce qu'elles ont bien pu imaginer », murmura
Brigitte, tandis que deux filles déployaient un grand paravent qui
remplaçait le rideau absent.
On entendit des chuchotements et même quelques discussions
derrière les panneaux de papier, puis le silence se fit et le paravent,
prestement replié, découvrit le tableau vivant que Priscille avait conçu,
dans la simplicité de son cœur, où les missionnaires de la grande île
avaient allumé la flamme d'une foi naïve et pure.
C'était 1' « Adoration des Mages ».
Tenant dans ses bras une poupée emmaillotée, la belle Monique,
un voile blanc posé sur ses boucles dorées, représentait Marie.
Claudie, drapée dans une couverture brune, était Joseph. Devant eux
les rois mages, entourés de leur suite, étalaient leur pompe et leur
splendeur.
Entre Melchior et Balthazar, Priscille figurait, naturellement,
Gaspard, le roi noir. Une couronne étincelante - papier doré et étoiles
de Noël - - coiffait sa chevelure crépelée, un tapis marocain aux
rayures multicolores lui faisait un somptueux manteau.
Tandis que tous les personnages demeuraient figés, en une
immobilité de statue, une étrange mélodie, un chant guttural, à la fois
sauvage et nostalgique, s'éleva. C'était la fille de Madagascar qui
chantait un cantique de Noël de son pays.
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Le paravent se déploya de nouveau, les applaudissements
éclatèrent, et Brigitte s'écria :
« Merveilleux! Mais où avez-vous trouvé ces costumes? - On
s'est débrouillées, mademoiselle! »
Brigitte n'eut pas le temps de demander des précisions, car sept
Bretonnes en coiffes de papier blanc venaient d'apparaître, conduites
par Maryvonne.
Faute de biniou, celle-ci se mit à jouer, sur une petite flûte, un air
aigrelet, et ses six camarades exécutèrent une danse bretonne, pendant
laquelle elles ne se trompèrent que deux ou trois fois !
La fin de la danse fut un peu troublée par le bruit que faisait,
dans le corridor, le groupe suivant, impatient de se produire.... Et ce
furent des Alsaciennes qui entrèrent, coiffées des grands nœuds
qu'Anne-Lise avait confectionnés avec du papier noir.
Jupes vertes ou rouges, tabliers noués de rubans flottants, elles se
rangèrent en demi-cercle, se tenant par la main et, debout devant elles,
Anne-Lise annonça : « Noël strasbourgeois de 1697. » Et elle entonna
la berceuse : Douce merveille..., tandis que les autres accompagnaient
le refrain à bouches fermées.
Un profond silence régnait dans le local. Toutes les filles, même
les plus hostiles, restaient saisies par la voix bouleversante si chaude,
si pure et plus émouvante encore parce que chargée de nostalgie.
« Cette Anne-Lise est impardonnable de négliger un don pareil,
dit Brigitte, lorsque la chanteuse se tut.
Mlle Collet m'a dit qu'au cours de solfège, elle va jusqu'à refuser
d'ouvrir la bouche!
— Eh bien, elle l'a ouverte pour nous. Soyons-en flattées et
reconnaissantes! répondit Colette en riant.
— La fête est déjà finie? demanda-t-on, quand les
Alsaciennes eurent disparu.
— Vous n'y pensez pas! s'écria Brigitte. Et le goûter?
— Ah! Il y a un goûter?
— On le dit! Allons voir si nous trouvons quelque chose dans le
placard. »
Et le placard livra tous les trésors préparés la veille chez Colette.
Chaque gâteau, chaque plateau chargé de friandises fut salué par des
exclamations enthousiastes, auxquelles succédait un silence pendant
lequel tout le monde savourait.
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Chaque plateau chargé de friandises fut salué par des exclamations
enthousiastes.
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« Pince-moi, Maryvonne! J'ai peur de rêver! » disait Priscille.
Les bougies s'éteignaient une à une sur le sapin, la dernière
miette était dévorée. Brigitte parla un moment à voix basse avec
Colette, puis s'avança au milieu des filles.
« IL nous reste encore quelque chose à faire : vous devinez quoi?
demanda-t-elle.
— Non ! Pas du tout ! cria-t-on de tous côtés. Qu'est-ce que
c'est?
— Je pense qu'il faudrait exprimer notre joie en faisant quelque
chose de gentil... parce que c'est Noël. »
Les fillettes restèrent interdites : personne ne voyait où Brigitte
voulait en venir.
« Par exemple, quelle chose? demanda Nadine.
— Nous avons deux idées, Mlle Colette et moi, voyez si elles
vous plaisent. La première serait que quelques-unes d'entre vous
descendent chez Mme la directrice qui passe, seule et grippée, une
triste journée. Elles lui apporteraient nos vœux et lui chanteraient
quelques cantiques de Noël. La seconde serait de remplacer par des
bougies neuves celles qui ont fini de brûler et de rallumer le sapin, ce
soir, en recommençant cette fête pour celles qui n'en ont pas profité :
vos camarades qui ne font pas partie des Amies de la Nature, les
élèves des autres classes, le personnel et les professeurs. Qu'en dites-
vous? »
Ce qu'elles en disaient? Pas grand-chose de bon!
« Les filles qui veulent des fêtes n'ont qu'à entrer au club,
crièrent quelques voix.
— Quant aux professeurs, on les voit bien assez en classe! -
Aller chez Mme Bénézet, quelle corvée! grogna Marie-Thérèse : est-
ce que les glaçons ont besoin de cantiques de Noël? »
Brigitte coupa court à cette levée de boucliers.
« Taisez-vous, je vous en prie! Je m'efforce de vous traiter en
camarades, mais je ne tolérerai pas qu'on manque de respect à la
directrice ou aux professeurs en ma présence. Que cela soit bien
entendu une fois pour toutes. Et maintenant, avez-vous d'autres idées?
— Oui : l'idée très nette qu'on pourrait ne rien faire du tout »,
déclara Françoise avec son insolence habituelle.
Mais la plupart des autres protestèrent.
« Pas vrai! Pas vrai, mademoiselle! Françoise exagère!
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- Et la preuve, c'est qu'on va y aller, chez Mme Bénézet, dit la
brave Priscille. Qui vient avec moi? »
Quelques « volontaires » se présentèrent et Brigitte, ayant retiré
du placard où elle l'avait laissé en réserve un plateau de petits fours,
vint le mettre entre les mains de Monique, en disant : « Vous prierez
Mme la directrice d'accepter ceci. »
Les ambassadrices quittèrent la salle et l'on attendit •leur retour.
Cinq minutes plus tard, les membres de l'expédition revenaient.
« Eh bien, qu'a-t-elle dit? demanda Brigitte.
- Qu'elle était très touchée de notre aimable attention....
- Mais qu'elle avait la migraine et que nous n'avions pas besoin
de chanter.
- Et le plateau de friandises ?
— On pense qu'elle les mangera, quoique ce soit un peu lourd
pour l'estomac d'une personne grippée », fit Priscille en comprimant
son propre abdomen des deux mains et en roulant drôlement des yeux
blancs.
« Mais, après tout, on est contentes d'y être allées, conclut
Pascale, car elle a souri d'un air pas du tout sévère, ce qui prouve
qu'on lui a fait plaisir.
— Vous voyez bien, dit Brigitte : notre première idée n'était pas
si mauvaise. Parlons maintenant de la deuxième. Ce soir, au dessert,
que l'une de vous se lève pour lancer notre invitation à toutes. Je me
charge de téléphoner aux professeurs habitant en ville : vous êtes
d'accord? »
Oui, dans l'ensemble, on était d'accord... parce que, en somme,
recommencer la fête n'était pas une perspective désagréable.
*
**
63
nostalgique du petit roi noir, prosterné devant l'Enfant Jésus; en sorte
que l'allégresse, la bonne volonté, la chaleur de l'amitié régnèrent —
au moins pendant quelques instants — entre les murs clairs du local.
Demain, sans doute, tout serait remis en question. Mais Brigitte
ne voulait pas songer à demain : il lui importait seulement de savourer
avec reconnaissance la joie merveilleuse que ce Noël lui apportait.
Une joie merveilleuse? Sans doute.... Mais non point une joie
sans mélange. Car, si elle avait beaucoup donné aux autres, ce jour-là,
elle-même n'avait pas reçu ce qu'elle attendait: la lettre tant désirée de
Marné, l'appelant à Sylvestral pour « faire la paix » !
64
CHAPITRE X
NOUVELLES RECRUES.
CES DEMOISELLES REÇOIVENT
65
« Nous aimerions bien ça, m'selle, dit Priscille. Vous avez dit un
jour que vous vouliez être pour nous une grande sœur : les sœurs se
tutoient, non?
- C'est vrai, répondit Brigitte, touchée.
- Mlle Colette peut aussi nous tutoyer, si elle veut, ajouta
Maryvonne.
— Merci de la permission, dit gaiement Colette : c'est
entendu! »
Ce dimanche-là, à la nuit tombante, les deux amies ramenèrent
au local vingt-huit filles aux joues rosés et aux yeux brillants, qui
semblaient toutes d'excellente humeur.
« Ne serait-ce pas le moment de leur dire la chose? demanda
Colette à mi-voix.
- Si, justement, répondit Brigitte : il faut profiter de leurs
bonnes dispositions. »
Et elle réclama un peu de silence pour annoncer que le club allait
avoir, d'ici peu, la visite du comité et qu'il était temps de songer à le
recevoir dignement.
Comme elle s'y attendait, un concert d'exclamations et de
protestations s'éleva aussitôt.
« Une visite du comité! Mais pourquoi?
— Ces gens n'ont rien à faire chez nous!
Jusqu'à maintenant, ils ne se sont jamais occupés directement
des filles.
- Et il faudrait encore se mettre en frais pour eux?
— Vous oubliez une chose, dit Brigitte : c'est que notre club n'a
reçu qu'une autorisation provisoire. Le comité ne m'a pas caché que
de votre comportement dépendait l'existence même du club. Si vous
tenez à lui, si vous désirez toujours camper l'été prochain, vous ferez
bien de produire une bonne impression sur ceux qui peuvent, d'un
seul mot, le supprimer.
- Le supprimer! cria Claudie : il ne manquerait plus que ça!
- Il y aurait de quoi faire... faire.... Je ne sais pas, moi, mais
quelque chose de terrible ! renchérit Julia avec fureur.
— Allons, allons, du calme ! dit Brigitte. Même si cette visite
représente pour vous une corvée, nous pourrions la transformer en
plaisir.
- En plaisir! Oh! là! là! Ce serait plutôt difficile!
66
- Cela ne vous plairait-il pas de présenter votre beau local, pour
montrer ce que vous avez été capables de faire d'un vieux dortoir
dégoûtant? »
Les fillettes restèrent muettes.
« Et ne seriez-vous pas fières d'exhiber votre petit musée?
— Lequel montrerait... quoi? interrompit Françoise avec
impertinence.
— Que vous pouvez vous occuper de choses intelligentes »,
repartit Brigitte, sans se troubler.
Cette fois, ces demoiselles se rengorgèrent, flattées, et Nadine
finit par résumer l'opinion générale en disant :
« Après tout, on ne sera pas fâchées de leur prouver que nous ne
sommes pas des « cloches ». Qu'ils viennent : on les attend! »
*
**
67
« C'est admirable! Quel goût! Quel confort! Et vous dites que
cette salle ravissante était un dortoir abandonné? C'est inouï! C'est
presque incroyable! »
Les Amies de la Nature étaient groupées au fond du local. Deux
d'entre elles se détachèrent pour offrir des chaises aux arrivants. Avant
de se poser sur la sienne, Mme Bénézet la considéra comme si elle
s'attendait à ce qu'elle fût hérissée d'aiguilles ou tartinée de colle forte.
Puis, rassurée, elle s'assit.
Dès que les membres du comité furent installés, les fillettes
attaquèrent un chœur, sous la direction d' Anne-Lise, avec un solo de
cette dernière.
Bien que Jacqueline eût entonné un couplet avant les autres, ce
qui lui valut des regards furibonds de ses camarades, les chants firent
bonne impression sur les visiteurs. Mme de Saint- Véran, jamais à
court d'adjectifs, les jugea « délicieux, frais, charmants » et trouva la
voix d'Ânne-Lise « admirable et saisissante », tandis que M. le prési-
dent émettait quelques grognements satisfaits.
Les invités se levèrent alors pour faire le tour du local. Le musée
— pourtant bien incomplet encore - - enthousiasma le colonel, qui
promit de lui faire don de quelques animaux empaillés, occis par lui au
cours de ses chasses.
Moins exubérante que Mme de Saint- Véran, Mme Bénézet
regardait tout en silence, mais son expression de surprise, de
soulagement et de satisfaction n'échappait nullement à Brigitte et aux
fillettes, qui se sentaient envahies par une triomphante jubilation.
Pourtant, devant les jolis sous-verre, représentant des oiseaux ou des
fleurs, exécutés par Anne-Lise, la directrice ne put s'empêcher de
remarquer :
« Et nous avons d'abominables notes, au cours de dessin,
mademoiselle Werlin! »
Anne-Lise baissa le nez, mais le releva, lorsque Mme de Saint-
Véran qualifia ses œuvres d' « adorables » et de « pures merveilles »!
Et Priscille sourit d'une oreille à l'autre, en entendant l'aimable dame
s'extasier sur la fine natte en raphia multicolore qu'elle avait tressée
pour recouvrir la table.
A la fin de la visite, ce fut encore Mme de Saint- Véran qui
félicita le plus chaudement les Amies de la Nature. Elle recommanda
68
même à Brigitte de ne pas hésiter à réclamer son aide, si celle-ci lui
paraissait nécessaire, et l'assura de son « entier dévouement ».
Les autres membres du comité exprimèrent leur satisfaction en
termes plus mesurés, mais approbateurs, et se retirèrent.
Mme la directrice partit la dernière, après avoir reconnu que
Brigitte avait obtenu « quelques bons résultats ». Puis elle ajouta :
« Continuez mais restez cependant sur vos gardes,
mademoiselle, et soyez prudente. »
La porte s'était à peine refermée sur elle, que les Amies de la
Nature se précipitèrent vers Brigitte, parlant et criant toutes à la fois.
« C'était bien, mademoiselle?
— « Ils » sont contents?
- Le club est tout à fait accepté?
- Oui, oui, oui! répondit la jeune fille en souriant. Vous vous
êtes admirablement comportées : je vous félicite.
- Alors, ils permettront sûrement que nous allions camper
en Camargue, n'est-ce pas? demanda Claudie.
- Sûrement, c'est une autre affaire, dit Brigitte, soudain
rembrunie. Contentons-nous de l'espérer. »
69
CHAPITRE XI
ANXIÉTÉ.
DE GRANDS PROJETS
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comme un mirage qui s'efface, à mesure que je m'en approche. Oh!
J'ai été stupide, idiote! Je me suis fourrée dans une impasse d'où je ne
sais plus comment sortir!
— Vous avez un moment de fatigue et de découragement,
voilà tout, dit tranquillement Colette, et vous dites des bêtises !
Voyons ! Qu'est-ce qui vous préoccupe tellement?
- Mille choses qui me sont apparues après la visite du comité,
cette visite qui a donné définitivement au club le droit d'exister et,
par conséquent, d'atteindre le but pour lequel il fut créé. Or,
maintenant que me voilà au pied du mur, ce but me paraît presque
inaccessible ! D'abord, où pourrions-nous établir un camp, en
Camargue? J'espérais, en écrivant régulièrement à Marné, l'intéresser
peu à peu à nos filles. J'étais certaine qu'elle finirait par répondre à
mes lettres.... Aux dernières, surtout, où je lui exposais si clairement
mes projets. Un mot d'elle, et tout devenait possible. Je lui demandais
l'autorisation de camper à Sylvestral, dans une bergerie vide
attenante à la maison du bayle. Mais Marné garde le silence, et
chaque courrier m'apporte une déception. Où aller? Que faire? Je ne
sais plus. Nous ne pouvons songer à acheter des tentes : il faut trouver
un toit. A qui s'adresser?
— Pourquoi ne demandez-vous pas conseil à votre cousin
Vincent? » suggéra Colette.
Le visage de Brigitte ne s'éclaira pas. « J'y ai pensé, mais je ne
vois guère ce que Vincent pourrait me proposer. Il n'est même pas sur
les lieux.
- C'est pourtant lui, m'avez-vous dit, qui gère la propriété
de sa grand-mère?
- Oui..., mais il ne peut m'autoriser à m'y installer sans que
Marné soit d'accord.... »
L'argument était si évident que Colette se sentit, elle aussi,
gagnée par le découragement.
« Et puis, poursuivit Brigitte, ce n'est pas tout.
Avez-vous pensé aux questions financières? Je n'avais pas fait
de comptes, moi! Je viens d'en faire. C'est affolant! Le matériel de
camp, la nourriture de toutes ces filles, les frais de transport!... »
Colette sourit.
« Si nous n'avons pas de lieu de camp, dit-elle, ces questions ne
se posent pas. Chaque chose en son temps. Commencez par écrire à
71
votre cousin. Il aura peut-être ;me idée pour nous loger en dehors des
terres de Sylvestral. Il sera temps ensuite de chercher à résoudre les
autres difficultés. »
*
* *
72
D'où m'appelles-tu?
73
La voix de Vincent avait brusquement perdu son enjouement et
le « non » claqua, sec, anéantissant la bouffée d'espoir qui avait, un
instant, soulevé Brigitte.
« Il n'y a pas à compter sur elle pour la bergerie du bayle, reprit
la voix du jeune homme, mais... il y a autre chose. Tu te souviens des
vieilles cabanes?
— Oh! oui! sur tes terres! Celles qu'on appelait les
Cabanettes?
— Parfaitement. Eh bien, elles sont vides cette année,
abandonnées..., à ta disposition!
- Pas possible! Vincent, c'est inespéré! C'est trop beau!
- Trop beau, n'exagérons rien. C'est très isolé. Il n'y a
dans les parages que le mas de l'Aramon et ma propre manade
avec ses gardians, installés un peu plus loin dans des cabanes neuves.
Je ne t'offre que cinq toits de roseaux, un peu d'ombre et un puits, ça
vous ira?
— Et comment! s'écria joyeusement Brigitte. Tu peux te
vanter de m'ôter un fameux souci. Mais... Marné? Est-elle au courant?
A-t-elle consenti?
— Elle n'a pas été très enthousiaste, mais elle m'a déclaré :
« Les Cabanettes t'appartiennent : fais-en ce que « tu veux. » Et voilà !
Vincent, quand je pense que tu me parles de là-bas, près de
Marné! Où est-elle?
— Dans sa chambre, pas encore levée. J'en ai profité pour
t'appeler.
- Et tout à l'heure, vous allez déjeuner tous les deux... à cette
table qui....
— Allons! Allons! Ne nous attendrissons pas, ma vieille! Ne
pense qu'au problème qui te préoccupait et qui est maintenant résolu.
Bon! J'entends le fauteuil roulant de Marné qui vient. Je te quitte. Au
revoir! »
Et, avant que Brigitte ait eu le temps de répondre, Vincent avait
raccroché.
« Bonjour! Êtes-vous changée en statue? » demanda Colette qui
arrivait, en voyant son amie immobile et l'air bouleversé.
Brigitte sembla sortir d'un rêve.
74
« Colette, je suis folle de joie ! Je peux à peine croire à ce qui
m'arrive : le lieu du camp est trouvé et c'est le plus charmant que nous
puissions espérer. »
*
* *
75
- Je suppose qu'il s'agit des vacances de votre club, dont vous
m'avez déjà parlé?
- Justement et nous serions toutes bien déçues s'il fallait y
renoncer. D'autant que l'emplacement du camp est trouvé : cinq
cabanes de gardians, vides, dans un coin de Camargue encore sauvage
et que n'ont pas envahi les nouvelles rizières.
- Je devine alors les autres obstacles que vous rencontrez.
- Oui, soupira Brigitte, et le principal est la question financière.
Il faudrait que nous soit allouée la somme représentant l'entretien
quotidien de chaque fille. Mme la directrice y consentira-t-elle?
Et puis, il y a l'achat du matériel de campement, le prix du
voyage en car... mille choses... c'est affolant!
— Pour ce qui regarde Mme Bénézet, je me flatte d'obtenir
son accord, dit la vieille dame. Quant aux autres dépenses....
— Je me disais, fit Brigitte, hésitante, que peut-être une
kermesse, ou plutôt une modeste vente organisée par les Amies
de la Nature....
— Quelle bonne idée! Mais oui! C'est ce qu'il faut faire! Et je
vous promets que les acheteurs ne vous manqueront pas : je battrai le
rappel de toutes mes relations.
— Ainsi, continua Brigitte, nos filles gagneront une partie de
leurs vacances elles-mêmes, ce qui les rendra très fières.
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— ... Et très heureuses, n'est-ce pas? Car je le vois bien,
mademoiselle, c'est le seul but que vous poursuivez, interrompit la
vieille dame. Ce que vous réalisez à la pension Bénézet est
vraiment inespéré! Vous avez déjà obtenu, par votre seul sourire —
un sourire si persuasif et si charmant! —, beaucoup plus de
résultats que ne l'ont jamais fait les méthodes les plus sévères. »
Brigitte rougit. « Parlons de choses pratiques, reprit Mme de
Saint-Véran, et commençons par établir la liste de ce qui vous est
nécessaire pour mettre ces enfants au travail : mes amis m'aideront à
vous le fournir. »
Une heure plus tard, Brigitte sortait de l'hôtel Saint-Véran, si
heureuse qu'elle eut beaucoup de peine à ne pas rentrer à la pension en
sautillant et en fredonnant, impatiente de soumettre tant de
merveilleux projets aux Amies de la Nature, encore réunies autour de
Colette.
*
* *
77
« Tu oublies, Priscille, que la récréation va finir et que nous
avons rendez-vous avec Les Femmes savantes au cours de français.
— Oh! flûte!
- On s'en moque bien, des femmes savantes!
- Mais moi, fit Brigitte, je ne me moque pas de mon cher
Molière que j'adore et que je me suis mis en tête de vous faire aimer
aussi.
- Vous vous « bercez d'illusions ! » comme dit Mme la
directrice », marmotta Françoise, à demi-voix.
Brigitte n'entendit pas cette remarque et, se tournant vers les
fillettes :
« Allons! Voici la cloche : nous reviendrons ici après la classe et
l'étude, et nous commencerons à distribuer le travail. »
Les Amies de la Nature redescendirent à regret et, tandis qu'un
moment plus tard Anne-Lise récitait, d'un ton résigné, un passage des
Femmes savantes, ses camarades essayaient d'oublier, pour un
moment, tous les trésors amoncelés sur la table du local.
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CHAPITRE XII
LA KERMESSE.
LES LARMES DE CLAUDIE. ON VA PARTIR!
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Marné pour la remercier d'avoir permis à Vincent d'offrir les
Cabanettes et lui promettre la plus grande discrétion. Elle pesa chaque
mot d'une lettre affectueuse et reconnaissante, qu'elle termina par ces
lignes :
Bien entendu, Marné, mes filles ignorent tout de votre présence
à Sylvestral, de notre parenté... et de nos relations actuelles. Elles ne
vous gêneront pas : vous ne les verrez ni ne les entendre^, à moins
que vous ne le désiriez un jour. Je m'engage également à être discrète
avec les gens du pays qui me connaissent.
La lettre expédiée, Brigitte n'eut plus qu'un souci et qu'un but : la
réussite de la kermesse.
*
* *
80
Mme Bénézet partie, chargée de paquets, la salle se vida de
nouveau.
« Dites donc, ça n'a pas l'air de trop bien marcher, constata
Nelly.
- Brigitte semble plutôt inquiète, fit Nadine.
- Pourvu qu'on ait plus de monde cet après-midi!
- Espérons-le, le camp en dépend!
- Oh! Vous allez voir, presque tout va nous rester pour
compte!»
L'atmosphère était à l'orage. Les fillettes, énervées et
mécontentes, commençaient à se disputer. Les regards anxieux de
Brigitte et de Colette ne quittaient pas la porte ouverte, cette porte que
si peu de gens franchissaient.
Aussi, quelle joie, quel soulagement, quelle joyeuse excitation,
lorsque l'après-midi amena une foule élégante et papotante,
accompagnant Mme de Saint-Véran et les membres du comité.
« Entendez-moi ça ! Une vraie volière ! » dit en riant Julia.
En effet, au-dessus du brouhaha des conversations,
s'entrecroisaient des exclamations admiratives et des remarques
élogieuses que dominait toujours la voix claironnante de la meilleure «
supporter » des Amies de la Nature, lançant ses adjectifs les plus
enthousiastes.
Derrière son comptoir, Monique, très à l'aise, secouait ses
boucles d'or avec ce petit mouvement de tête qu'elle jugeait
irrésistible, vendant tout ce qu'elle voulait, car personne ne résistait à
son gracieux sourire. Maryvonne, elle, semblait se séparer à regret des
beaux navires qu'elle avait fabriqués avec tant de soin et d'amour,
tandis que le visage de Priscille, que la chaleur rendait brillant comme
un marron d'Inde, rayonnait de contentement, au milieu de ses
vanneries multicolores qui obtenaient un vrai succès. Et Brigitte,
heureuse, serrait des mains, remerciait, recevait des éloges et des
encouragements bien mérités, tout en jetant des regards satisfaits sur
les stands qui se dégarnissaient rapidement.
A la fin de l'après-midi, lorsque tous les visiteurs furent partis,
on compta la recette dans le local en désordre. Elle était des plus
satisfaisantes et, grâce à elle, le camp de Camargue cessait
définitivement d'être un rêve.
Mais les jeunes vendeuses tombaient de fatigue et de sommeil.
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« Laissons tout ce qui reste sur les comptoirs, dit Brigitte. Nous
le rangerons demain : ce soir, nous pouvons nous reposer sur nos
lauriers. »
Pourtant, après le dîner, tandis que les pensionnaires jouissaient
d'un moment de liberté avant d'aller se coucher, elle jugea prudent de
retourner, seule, au local, afin de réunir l'argent des recettes et de le
mettre en sûreté dans sa chambre.
Elle monta donc au troisième étage et esquissa le geste de
décrocher la clef. Mais la clef avait quitté sa cachette.
Elle se trouvait sur la porte, et la porte était entrouverte.
« Que signifie cela? » murmura-t-elle, en finissant de
pousser le battant.
L'obscurité régnait dans la salle. Brigitte respira l'odeur de
feuillage, de fleurs, de parfums mêlés qui y flottait encore, et tourna le
commutateur électrique.
Une exclamation étouffée la fit tressaillir. Là-bas, devant le
comptoir de Priscille, clouée sur place, comprenant l'impossibilité de
toute fuite, Claudie la regardait, les yeux agrandis d'effroi.
« Claudie! s'écria Brigitte. Que fais-tu là? » Mais toute
réponse était inutile : la jeune fille savait bien, hélas! ce que Claudie
faisait là! La coupable essaya de se ressaisir et dit avec volubilité :
«Je suis remontée ici, parce que... j'avais... oublié mon sac à
main.... Je voulais le chercher....
— Et tu pensais le trouver comme cela, à tâtons, sans lumière?
- Mais... mais, j'allais allumer l'électricité.
- Inutile de mentir, Claudie : regarde ! »
Et Brigitte désignait, grande ouverte au milieu du comptoir, la
boîte contenant la recette de Priscille et les trois billets que Claudie,
dans son émotion, avait laissés tomber.
Cette fois, la petite se tut. Elle baissa la tête et demeura
immobile, comme pétrifiée....
« Toi.... Toi, Claudie, tu as pu faire une chose pareille! s'écria
Brigitte, au comble de l'indignation : voler! voler ton propre club,
voler tes camarades, mais c'est odieux! C'est affreux! Jamais je ne
t'aurais crue capable de cela. Et voilà! Voilà où t'ont conduite de petits
« chapardages » qui ne paraissaient pas très graves et qui, pourtant....
Ah! tu me désespères! Tu me fais honte! Et toi, n'as-tu pas honte? »
Sans lever les yeux, Claudie murmura :
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« Pardon, mademoiselle, pardon.... »
Et, brusquement, elle cria en sanglotant :
« Oui, j'ai honte! Oui, j'ai honte! Et je me déteste d'avoir fait ça!
mais je n'ai pu m'en empêcher... et je ne sais même pas si je pourrai
encore m'en empêcher un autre jour! »
Les sanglots secouaient ses frêles épaules, ses mains maigres
tremblaient nerveusement. Alors, la colère et l'indignation de Brigitte
firent place à la pitié.
« Si, Claudie, tu le pourras, fit-elle plus doucement, mais à une
condition : celle de résister une fois, une seule fois à la tentation. Si tu
le fais, si tu dis : « Non ! » au moment où tu auras envie de prendre
une chose qui ne t'appartient pas, fût-ce un simple crayon, tu verras: ce
sera fini, tu ne recommenceras plus.
— C'est difficile..., murmura la petite.
- Sans doute et, pour trouver la force nécessaire, il faut la
désirer, la demander à Dieu, du fond du cœur.
— J'essaierai..., fit Claudie à travers ses larmes qui semblaient
intarissables.
- Tu reconnaîtras, n'est-ce pas, que tu mérites une punition?
reprit Brigitte.
— Oui... bien sûr....
- Eh bien, tu ne prendras plus part aux préparatifs du camp. Je
sais que ce sera pour toi une privation et j'aurais mieux aimé ne pas
avoir à te l'imposer, mais ce que tu viens de faire exige une sanction.
Descends, maintenant, et va rejoindre les autres.
— Mademoiselle,... est-ce que vous leur direz?....
- Ma foi non! J'aurais bien trop de honte! Il vaut mieux qu'elles
ignorent le motif de ta punition. »
Claudie s'en alla, la tête basse, tandis que, dans la salle en
désordre, Brigitte prenait machinalement la recette de chaque
comptoir, en retenant ses larmes à grand-peine.
*
* *
83
nombreux achats de vivres ou de matériel pour le camp et veillaient
aux derniers préparatifs.
Le jour du départ approchait et, chaque soir, les Amies de la
Nature s'endormaient en rêvant au grand car, déjà retenu, qui, le 15
juillet, à quatre heures du matin, les emporterait vers la Camargue...
vers les vacances tant attendues, prometteuses de jours heureux!
84
DEUXIÈME PARTIE
EN CAMARGUE
CHAPITRE XIII
LES CABANETTES. LE PREMIER JOUR
85
quelque chose qui viendrait peupler leur solitude et rompre la
mélancolique paix qui les environnait.
Soudain, un bruit, à peine distinct d'abord, naquit au loin,
grandit, se rapprocha et, sur la route qui passait au large des cabanes,
un point rouge se précisa, devint un jouet minuscule, puis un vrai car,
un grand car plein de fillettes qui chantaient.
Quittant ensuite la route, il s'engagea sur la draille, tracée jadis
pour les bêtes de la manade, et s'arrêta enfin aux abords des
Cabanettes.
« Nous y voilà ! » dit Brigitte.
Une trentaine de filles, de douze à quatorze ans, descendirent en
se bousculant et regardèrent curieusement le lieu de leurs vacances,
dont on parlait depuis si longtemps.
Le chauffeur descendit les bagages, les caisses de vivres, les
ballots de couvertures, puis il remonta dans le car et, avant de
reprendre le volant, il remarqua :
« Dites! Il n'y a pas grand monde, par ici! Vous ne vous battrez
pas avec les voisins! Allez, au revoir, mesdemoiselles. »
Et l'énorme voiture s'éloigna, dans un grand bruit de moteur qui
mit longtemps à s'éteindre.
« Brigitte, c'est un endroit merveilleux! » dit Colette.
Mais un certain nombre de voyageuses ne paraissaient guère
partager son enthousiasme. Elles considéraient avec étonnement ces
cabanes entourées d'un désert immense, et la poésie de ce lieu
paisible, qui semblait hors du temps, hors du monde moderne, leur
échappait complètement.
« C'est là que nous allons habiter? » demanda Marie-Thérèse en
désignant dédaigneusement les Cabanettes.
« C'est là, répondit Brigitte. T'attendais-tu à trouver un building
de quinze étages?
- On peut entrer? On peut regarder l'intérieur?
- Bien sûr! »
L'unique pièce de chaque cabane était vide, éclairée par deux
fenêtres basses et larges. Au fond, un débarras, où le jour pénétrait par
trois lucarnes rondes. Dans un coin, un âtre enfumé, près du « potager
» à charbon de bois.
« Confort moderne ! » fit Jacqueline, moqueuse.
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Elles considéraient avec étonnement ces cabanes.
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Et, sous le regard peiné de Brigitte, elle sortit, suivie de ses
camarades qui s'assirent par terre, bien décidées à bouder et à ne rien
faire.
Heureusement, l'enthousiasme de quelques autres consola
Brigitte.
« Que c'est beau! Que c'est tranquille, dit Nadine, et quel air
délicieux ! Ah ! on respire, ici !
- Il semble que cette plaine n'a pas de fin : cela donne envie de
s'élancer et de courir, droit devant soi, sans s'arrêter ! » continua
l'ardente Julia.
Maryvonne, immobile, regardait vers le sud. « Là-bas, là-bas, il
y a la mer! On croit presque en sentir l'odeur. C'est merveilleux!
murmurait-elle.
- Oh! s'écria Pascale, je sais à quoi me fait penser chacune de
ces petites maisons : à la chaumière des nains de Blanche-Neige! »
Quant à Nelly, elle s'était précipitée vers les touffes de saladelles
et cueillait déjà les ombelles légères, à peine en boutons, frêle et
sauvage végétation que personne ne défendait de s'approprier.
Priscille l'interpella :
« Dis donc, ma vieille, ce n'est pas le moment de faire des
bouquets. Il faut que, ce soir, le camp soit installé : au travail! »
Et, joignant le geste à la parole, elle souleva un ballot de
couvertures et l'emporta vers les cabanes.
A ce moment, on entendit le bruit d'une charrette qui
s'approchait et l'on remarqua le chemin de terre bordé de tamaris qui,
venant on ne savait d'où, aboutissait juste derrière les maisonnettes.
La charrette parut, chargée d'une montagne de paille, tirée par un
cheval et conduite par un homme déjà vieux, dont le visage s'épanouit
à la vue de Brigitte.
« Eh! bonjour, mademoiselle Lauret! Ça fait plaisir de vous voir!
s'écria-t-il. Vous avez fait bon voyage au moins? Allons, tant mieux!
Et voilà donc ces fillettes : espérons qu'elles se plairont chez nous.
J'apporte ce que vous m'avez demandé dans votre lettre. »
Les filles ouvraient de grands yeux.
« Qui est cet individu? il a l'air de connaître Brigitte comme s'il
l'avait vue naître, remarqua Nelly.
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- Ces gens du Midi sont ainsi : on dirait toujours qu'ils se
croient vos cousins germains. Une familiarité inouïe! Et quel
accent! continua Monique.
- Oh ! bon, ça va ! Tout le monde sait que tu es Parisienne, que
tu parles pointu et que tu méprises les gens de chez nous », répliqua
Julia, la Marseillaise.
Monique allait répondre vertement, mais Brigitte l'en empêcha
en disant :
« Ne vous disputez pas, de grâce ! M. Giran nous apporte de
quoi remplir nos paillasses. Vite, que chacune prenne la sienne! »
Dans le bruissement de la paille froissée, les sacs de toile se
gonflèrent à vue d'œil et même les récalcitrantes qui prétendaient ne
rien faire finirent par se mettre au travail, craignant que leurs
camarades ne leur laissent pas de quoi garnir confortablement leurs
propres couchettes.
On répartit les « lits » dans les trois plus grandes cabanes, la
quatrième devant servir de cuisine et la cinquième étant réservée au
matériel, aux bagages et aux provisions.
Lorsque tout fut installé, le propriétaire de la charrette remit à
Brigitte un sac rempli de pains en disant :
« Voilà pour la journée : le boulanger passera demain au mas. »
Puis il descendit encore de son véhicule un cageot de légumes et une
dame-jeanne de piquette « pour couper l'eau du puits, qui n'est pas tant
bonne que ça, quoique potable », remarqua-t-il. Enfin, il ajouta:
« Je crois qu'on a pensé à tout. Les Cabanettes sont propres, nous
les avons blanchies de frais et balayées.
- Mais qui est donc cet être providentiel? » demanda de nouveau
Monique à demi-voix. Brigitte l'entendit et se retourna :
« M. Giran est le bayle du mas de l'Aramon. Nous ne sommes
pas aussi isolées que vous pourriez le croire, mais ce pays est si plat
qu'il suffit de quelques tamaris, comme ceux qui bordent le chemin,
pour cacher une grande maison, située à moins de dix minutes d'ici
entre la sansouïre aride et les premières vignes. » Et, s'adressant au
fermier, elle ajouta : « Je suis bien soulagée de vous savoir tout près
des Cabanettes, car nous aurons sans doute souvent besoin de faire
appel à votre aide et à celle de Mme Giran.
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- Tout à votre service, mademoiselle : ce sera de bon cœur, allez!
Je m'en retourne, mais si quelques fillettes veulent m'accompagner, je
leur montrerai le chemin* du mas, et vous pourrez les envoyer, quand
vous voudrez quelque chose. »
Une demi-douzaine de filles prirent aussitôt d'assaut la charrette
vide, qui s'éloigna en cahotant, tandis que les autres commençaient à
installer le camp.
Une vie intense se ranima autour des cabanes abandonnées. La
poulie du puits grinça de nouveau et la corde ramena les seaux
débordants d'une eau fraîche, mais très légèrement salée. Une - spirale
de fumée s'éleva au-dessus du toit de roseaux, tandis que les fagots de
sarments et les souches d'olivier flambaient dans Pâtre, sous la
grande marmite où cuisait la première soupe.
On attacha aux fenêtres et aux portes des rideaux de toile ou des
voiles de tarlatane, afin de barrer la route à la gent bourdonnante des
mouches et moustiques, cette plaie de la Camargue, et l'on décida que
la « salle à manger » serait à l'ombre de la pinède, où le sol, feutré
d'une épaisse couche d'aiguilles tombées, permettrait de s'asseoir
confortablement.
91
Les fillettes que M. Giran avait emmenées au mas de l'Aramon
revinrent un moment après, apportant une corbeille de raisins, les tout
premiers de la saison, cadeau de Mme Giran.
« C'est fou, dit Priscille à Brigitte, ce que les gens sont gentils !
Ils ont l'air tout contents de nous voir là et, quand ils parlent de vous,
mademoiselle, on dirait qu'ils vous aiment comme si vous étiez leur
enfant. »
Brigitte sourit et se contenta de répondre :
« Oui, c'est vrai, Priscille : ils sont très « braves », comme on dit
ici. »
Cette première journée passa très vite : il y avait tant de choses à
faire avant la nuit!
Dès que le soleil fut couché, il fallut allumer des feux, aux
abords des cabanes, pour chasser les moustiques. On brûla des
salicornes, des roseaux desséchés, des pommes de pin, qui donnaient
encore plus de fumée que de flammes et répandaient une odeur
pénétrante. Les filles trouvèrent amusant d'entretenir ces flambées,
autour desquelles on prolongea la veillée.
Les voyageuses n'avaient pas eu le temps, en ce premier jour, de
se baigner dans l'eau paresseuse de la roubine, le canal d'arrosage qui,
venant du Rhône, passait tout près de là et s'en allait inonder,
beaucoup plus loin, les rizières du domaine de Sylvestral. Elles se
contentèrent d'un rapide débarbouillage, autour des seaux tirés du
puits. Il y eut ensuite un grand remue-ménage dans les cabanes, avant
que chacune se fût glissée dans son sac de couchage et installée sur sa
paillasse. On entendit quelques discussions, quelques rires, quelques «
bonsoir! », mais, bientôt, les Amies de la Nature s'endormirent
profondément, écrasées de fatigue.
Brigitte se sentait bien lasse, elle aussi, après cette journée si
remplie. Pourtant, couchée auprès des aînées, tandis que Colette
dormait dans la cabane des plus jeunes, elle n'arrivait pas à trouver le
sommeil. Quoique le voyage et l'installation se fussent aussi bien
passés qu'elle pouvait le désirer, son cœur était lourd et une vague
envie de pleurer lui serrait la gorge.
Le silence de la nuit, le vent qui gonflait doucement les voiles de
tarlatane devant les fenêtres ouvertes, l'indéfinissable odeur de la
Camargue, mêlée à de plus lointaines senteurs marines, lui rappelaient
tant de choses!
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Elle finit par se lever sans bruit et sortit de la cabane.
L'immense plaine s'étendait autour d'elle, sous un ciel où les
étoiles brillaient comme une poussière de diamants. Mais, tandis que
la brise nocturne soulevait doucement ses cheveux, son regard
cherchait à distinguer, au loin, la blancheur de deux bâtiments : les
deux maisons de Sylvestral.
Elle finit par les deviner, grâce à la faible lumière d'une fenêtre :
celle, sans doute de la salle à manger. Elle évoqua la grande pièce
provençale, doucement éclairée, où l'horloge balançait son disque de
cuivre dans le silence, et la vieille femme solitaire, qui songeait sans
doute, en ce moment, que « ces petites » devaient être arrivées aux
Cabanettes.
Ou, peut-être, n'y pensait-elle même pas. Et, brusquement, la
pâle et lointaine lueur se mit à trembler et à scintiller, parce que
Brigitte la contemplait à travers ses larmes.
93
CHAPITRE XIV
FRANÇOISE S'EXPLIQUE
QUELQUES jours plus tard, la vie était déjà tout à fait organisée
aux Cabanettes. Sous la direction de Brigitte ou de Colette, une
équipe, qui changeait tous les matins, s'occupait des feux, de la cuisine
ou des commissions au mas de l'Aramon. Les autres filles jouaient,
flânaient ou exploraient les alentours du camp, à la recherche de «
trésors » pour le musée du club.
Ceux-ci, plantes ou insectes, ne manquaient pas. Ils abondaient
surtout au bord du Petit-Rhône, l'un des bras du delta qui passait à
quelque distance des cabanes.
Il donnait beaucoup de souci à Brigitte, ce Rhône, avec ses rives,
dangereuses par endroits, quand, brusquement, le sol sous les roseaux
n'est plus qu'une vase molle et traîtresse où l'on s'enlise. Ses eaux
attirantes étaient pleines de tourbillons et d'entonnoirs, et Brigitte
redoutait qu'il ne prît fantaisie à quelque fille de s'y baigner, au risque
de couler à pic. Aussi avait-elle expressément défendu aux Amies de
94
la Nature de se rendre au fleuve, sans être accompagnées de Colette ou
d'elle-même.
Tout le monde avait obéi sans trop protester, tant était grand le
plaisir de découvrir de nouvelles plantes aquatiques, celui de guetter
les poules d'eau, aigrettes ou cols-verts, pour essayer de les
photographier, ou encore de trouver quelque nid parmi les roseaux.
Ce jour-là, dans l'après-midi, Brigitte appela Françoise et ne la
trouva pas.
« Elle est partie il y a une heure, dit Priscille.
- Où est-elle allée? »
La jeune Malgache parut embarrassée.
« Elle cherche des choses pour le musée, je pense.
- Sais-tu de quel côté elle se dirigeait? »
Priscille, de plus en plus gênée, ne répondit pas, mais Marie-
Thérèse, toujours prête à « rapporter », tendit le doigt en disant :
« Elle a filé là-bas, au bord du Rhône.
- Comment! Elle te l'a dit?
- Non, mais j'en suis sûre : elle s'est vantée qu'elle irait quand il
lui plairait.
— Mais je l'avais défendu!
— Elle s'en moque bien », marmotta Marie-Thérèse. Brigitte
courait déjà vers le fleuve que la ligne pâle des tamaris et des roseaux
désignait au loin.
Lorsqu'elle l'atteignit, hors d'haleine, elle n'eut pas à chercher
longtemps. Françoise était bien là, debout sur la rive, immobile, ses
cheveux roux flamboyant au soleil.
Elle ne faisait rien, elle ne guettait rien : pas même le flamant
rosé que ses camarades avaient aperçu la veille, sans parvenir à le
photographier.
A ses pieds, le fleuve coulait, nonchalant, portant à la mer ses
eaux apaisées, d'un gris laiteux, où le soleil faisait étinceler, à la crête
de chaque vaguelette, une frange de diamants. A quoi pensait-elle, en
contemplant distraitement ce spectacle, si absorbée qu'elle tressaillit
lorsque
Brigitte, dans un grand bruit de roseaux froissés, surgit tout près
d'elle en criant :
« Françoise! Que fais-tu là? »
Françoise lui fit face, avec une expression de défi.
95
« Vous le voyez, je regarde l'eau.
— Tu sais bien qu'il est interdit de venir seule ici!
— Oui, je sais, je sais! mais, justement, j'avais envie d'y être...
parce que personne n'y vient,., et que je pensais y avoir la paix,
mais.... »
Et Françoise lança un regard noir à celle qui troublait sa solitude.
« Pourquoi nous fuyais-tu? demanda Brigitte.
- Parce que... », répondit seulement la fillette, l'air buté. Alors
Brigitte ne se contint plus.
« Vraiment, Françoise, tu me désespères! Tu me feras mourir
d'inquiétude! »
La petite la regarda intensément.
« Alors, dit-elle, il y a donc quelqu'un au monde qui se soucie de
moi? De moi qui n'ai personne... personne.
— Personne? Mais tu as pourtant ta mère?
- Ma mère! Parlons-en! Ma mère m'aime beaucoup, sans doute,
seulement elle aime aussi son art... son art que, moi, je déteste, parce
qu'il me prive d'elle!
- Mais, fit Brigitte, est-ce que, par hasard... je n'avais pas fait le
rapprochement entre ton nom et.... Oh! serais-tu la fille de la grande
cantatrice Sylvia de Valcroze?
— J'ai cet honneur... et ce malheur, répondit sombrement la
fillette.
- Ce malheur! Gomment peux-tu ne pas être fière d'avoir pour
mère une artiste universellement admirée?
— Fière... si vous voulez, je le suis, dans un certain sens, mais...
mais... bien malheureuse aussi. »
Pour la seconde fois, depuis la nuit où Brigitte était allée
chercher Françoise, en quarantaine dans la chambre isolée, la jeune
fille vit le visage de la petite se défaire, s'empourprer, se couvrir de
larmes, tandis qu'elle criait avec passion :
« Oui, malheureuse! Et si vous voulez savoir ce que je n'ai pas
voulu vous dire un soir, c'est ça, mon secret, c'est ça qui me ronge et
qui, par moments, fait que je ne puis supporter personne et que j'ai
besoin d'être seule... pour pâtir sans témoins! Vous trouvez que c'est
drôle, vous, d'avoir une mère qui n'est jamais fixée nulle part.... Un
jour à Paris, un jour à Milan... un autre en Amérique.... Je reste des
semaines sans savoir où elle est... jusqu'à ce qu'elle trouve le temps de
96
m'écrire une maigre carte postale... et moi, j'attends... j'attends une
lettre qui ne vient pas... une visite qui vient encore moins! »
Bouleversée par cette confidence inattendue, Brigitte resta
muette et, poussant doucement Françoise par l'épaule, elle l'entraîna
sur le chemin du retour.
« Tu sais, Françoise, dit-elle, après un instant de silence, je suis
persuadée que tu te rends malheureuse, parce que tu te montes la tête
en inventant des choses qui n'existent pas. Ta maman pense à toi,
même de loin, même au milieu de son travail, sois-en sûre. Et, si elle
manque de temps pour t'écrire... est-ce que toi, tu lui écris souvent?
— Non... à quoi bon? Elle est tellement occupée! Je me demande
si elle a seulement le loisir de lire mes lettres, répondit amèrement la
petite.
- Supposition toute gratuite ! Pourquoi imaginer cela ? »
Françoise haussa les épaules et elles marchèrent encore un moment
sans rien dire.
« Sais-tu où est ta mère, actuellement? demanda, plus tard,
Brigitte.
- Oui... par extraordinaire : elle chante à l'Opéra de Monte-
Carlo.
- Eh bien, puisque tu peux sûrement l'atteindre, profites-
en pour lui envoyer une longue lettre lui réclamant de ses nouvelles.
Une lettre... gentille... n'est-ce pas? Je parie que celles que tu lui écris
ne sont pas toujours ainsi? »
Nouveau haussement d'épaules.
« Et telle que je te connais, tu ne dois pas te priver de lui dire des
choses... plutôt désagréables, n'est-ce pas? demanda Brigitte avec un
demi-sourire.
— Parfaitement ! Je ne vais pas m'abaisser à me plaindre ou à
supplier.
Brigitte, dans un grand bruit de roseaux froissés, surgit tout près
d'elle en criant :
« Françoise! Que fais-tu là? »
Françoise lui fit face, avec une expression de défi.
« Vous le voyez, je regarde l'eau.
- Tu sais bien qu'il est interdit de venir seule ici!
97
— Oui, je sais, je sais! mais, justement, j'avais envie d'y être...
parce que personne n'y vient,., et que je pensais y avoir la paix,
mais.... »
Et Françoise lança un regard noir à celle qui troublait sa solitude.
« Pourquoi nous fuyais-tu? demanda Brigitte.
- Parce que... », répondit seulement la fillette, l'air buté. Alors
Brigitte ne se contint plus.
« Vraiment, Françoise, tu me désespères! Tu me feras mourir
d'inquiétude! »
La petite la regarda intensément.
« Alors, dit-elle, il y a donc quelqu'un au monde qui se soucie de
moi? De moi qui n'ai personne... personne.
— Personne? Mais tu as pourtant ta mère?
- Ma mère! Parlons-en! Ma mère m'aime beaucoup, sans doute,
seulement elle aime aussi son art... son art que, moi, je déteste, parce
qu'il me prive d'elle!
— Mais, fit Brigitte, est-ce que, par hasard... je n'avais pas fait
le rapprochement entre ton nom et.... Oh! serais-tu la fille de la grande
cantatrice Sylvia de Valcroze?
— J'ai cet honneur... et ce malheur, répondit sombre-ment la
fillette.
- Ce malheur! Gomment peux-tu ne pas être fière d'avoir pour
mère une artiste universellement admirée?
— Fière... si vous voulez, je le suis, dans un certain sens, mais...
mais... bien malheureuse aussi. »
Pour la seconde fois, depuis la nuit où Brigitte était allée
chercher Françoise, en quarantaine dans la chambre isolée, la jeune
fille vit le visage de la petite se défaire, s'empourprer, se couvrir de
larmes, tandis qu'elle criait avec passion :
« Oui, malheureuse! Et si vous voulez savoir ce que je n'ai pas
voulu vous dire un soir, c'est ça, mon secret, c'est ça qui me ronge et
qui, par moments, fait que je ne puis supporter personne et que j'ai
besoin d'être seule... pour pâtir sans témoins! Vous trouvez que c'est
drôle, vous, d'avoir une mère qui n'est jamais fixée nulle part.... Un
jour à Paris, un jour à Milan... un autre en Amérique.... Je reste des
semaines sans savoir où elle est... jusqu'à ce qu'elle trouve le temps de
m'écrire une maigre carte postale... et moi, j'attends... j'attends une
lettre qui ne vient pas... une visite qui vient encore moins! »
98
Bouleversée par cette confidence inattendue, Brigitte resta
muette et, poussant doucement Françoise par l'épaule, elle l'entraîna
sur le chemin du retour.
« Tu sais, Françoise, dit-elle, après un instant de silence, je suis
persuadée que tu te rends malheureuse, parce que tu te montes la tête
en inventant des choses qui n'existent pas. Ta maman pense à toi,
même de loin, même au milieu de son travail, sois-en sûre. Et, si elle
manque de temps pour t'écrire... est-ce que toi, tu lui écris souvent?
— Non... à quoi bon? Elle est tellement occupée! Je me demande
si elle a seulement le loisir de lire mes lettres, répondit amèrement la
petite.
- Supposition toute gratuite ! Pourquoi imaginer cela ? »
Françoise haussa les épaules et elles marchèrent encore un moment
sans rien dire.
« Sais-tu où est ta mère, actuellement? demanda, plus tard,
Brigitte.
- Oui... par extraordinaire : elle chante à l'Opéra de Monte-
Carlo.
- Eh bien, puisque tu peux sûrement l'atteindre, profites-
en pour lui envoyer une longue lettre lui réclamant de ses nouvelles.
Une lettre... gentille... n'est-ce pas? Je parie que celles que tu lui écris
ne sont pas toujours ainsi? »
Nouveau haussement d'épaules.
« Et telle que je te connais, tu ne dois pas te priver de lui dire des
choses... plutôt désagréables, n'est-ce pas? demanda Brigitte avec un
demi-sourire.
— Parfaitement ! Je ne vais pas m'abaisser à me plaindre ou à
supplier.
— Sans faire cela, tu peux être aimable, affectueuse.... Allons!
suis mon conseil : écris tout de suite et je suis sûre que tu recevras la
réponse désirée.
Vous croyez au Père Noël, mademoiselle », murmura Françoise,
d'un air désabusé. Son visage n'exprimait plus qu'un profond
mécontentement et une certaine inquiétude.
« Je me demande pourquoi je vous ai raconté cette histoire, dit-
elle tout à coup.
99
- Sans doute, répondit Brigitte, parce que cela te
soulageait de te confier à une amie. Car tu sais que tu peux compter
sur mon amitié, n'est-ce pas?
- Oui, mais... vous la distribuez à tant de filles! » Brigitte sourit.
« Le miracle de l'amitié, dit-elle, c'est qu'elle peut se partager
entre beaucoup de gens et que chacun la possède pourtant tout
entière.... Victor Hugo a dit cela quelque part, je crois....
- J'espère que vous n'allez pas parler de tout ça aux autres, ni
même à Colette, n'est-ce pas?
- Bien sûr que non! Sois tranquille : tout ce que tu m'as dit
restera entre toi et moi.
- Ah! bon », fit la petite qui parut un peu rassurée. On arrivait
aux Cabanettes. Françoise arbora aussitôt un air désinvolte et
insouciant, et Brigitte, en soupirant, la regarda rejoindre ses
camarades. Son amitié était-elle parvenue à pénétrer dans ce cœur
ombrageux, à calmer sa peine, à adoucir son amertume?
Comment le savoir? Après des confidences inattendues, faites
dans un moment de désarroi, la fillette s'était brusquement reprise :
elle ne dirait plus rien.
Pourtant, le lendemain, parmi les lettres que les Amies de la
Nature avaient déposées dans la cuisine, où le facteur les prenait,
quand il apportait le courrier, Brigitte aperçut une enveloppe adressée
à Mme de Valcroze.
Françoise, malgré ses airs sceptiques, Françoise qui prétendait ne
pas croire au Père Noël, avait cependant suivi son conseil.
100
CHAPITRE XV
LE MAS INTERDIT.
A LA MANADE. LA JOIE DE MARYVONNE
101
cousin avait choisi et dressé pour elle avec soin. Ratou, blanc comme
neige, depuis la touffe de crins qui voilait à demi ses yeux sombres,
jusqu'à sa longue queue flottante.
Brigitte n'avait pu résister au désir de monter, cette année
encore, la jolie bête, comme elle l'avait fait à chacun de ses séjours en
Camargue.
« Je le prends, Frédéric, et je le ramènerai cet après-midi. Je
compte venir vous faire visite avec toutes nos fillettes.
— Entendu, mademoiselle Brigitte. Je vous le selle.
— Mais, Frédéric, je tenais à vous voir avant d'amener ces
petites. Je voudrais qu'aucun de vous ne fasse allusion devant elles à...
enfin, à ce qui s'est passé entre Mme Lauret et moi. Je ne leur ai rien
dit : elles ignorent même mes longs séjours dans le pays.
- Soyez tranquille, mademoiselle : je ferai la leçon à mes
camarades. Mais ça ne semble pas possible que la porte de Sylvestral
vous soit fermée! Nous en sommes tous « dévariés», au nias, et....
— A quoi bon parler de cela? C'est bien inutile, allez!
interrompit Brigitte. Sellez vite mon Ratou, Frédéric : je ne puis
m'attarder. »
Quelques minutes après, le cheval trottait, à travers la sansouïre,
marquant, sur la terre sablonneuse, l'empreinte en forme de croissant
de ses sabots non ferrés.
Aux Cabanettes, les filles accueillirent Brigitte avec force
exclamations... et quelques questions embarrassantes.
« Vous dites que vous avez pris ce cheval à la manade? Ils
prêtent donc leurs bêtes? A n'importe qui?
— Comme il vous obéit, ce Ratou! Il a vraiment l'air de vous
connaître! »
Maryvonne, elle, ne demanda rien. Elle s'était approchée du petit
camarguais, dont Brigitte attachait les rênes de crin tressé au tronc
d'un pin, et le caressait doucement, en murmurant des mots d'amitié.
Brigitte répondait évasivement aux questions dont on continuait
à la cribler quand, fort opportunément, le retour de quatre filles,
parties en exploration, détourna la conversation et mit fin à son
embarras... pour la précipiter dans un autre!
« D'où venez-vous? demanda-t-elle aux arrivantes.
- De plus loin que nous n'étions jamais allées, répondit Claudie.
Oh! mademoiselle! On a découvert un mas formidable! Celui
102
dont on aperçoit, tout là-bas, les deux maisons, petites comme des
points blancs.
- Mais qui, vues de près, sont très grandes, ajouta Françoise.
- On appelle ce domaine Sylvestral. Je trouve ce nom
magnifique! » Et Nadine répéta, comme pour se repaître de ces
trois syllabes : « Syl...ves...tral. »
« Nous en avons pris des photos et Anne-Lise en a fait de
ravissants croquis. Oh! vous ne pouvez savoir comme il est beau!
- Je l'imagine très bien, fit Brigitte, assez inquiète. Vous
l'imaginez, dit Françoise, mais il faudrait
le voir!
- Il est plus joli que tous les autres, reprit Claudie, avec ses pins
immenses, ses cyprès et, surtout, son merveilleux jardin, comme on ne
croirait pas qu'il puisse en exister dans ce pays.
- Les lauriers-roses doubles sont-ils en fleur? » demanda
étourdiment Brigitte.
Françoise parut surprise.
« Les lauriers-roses? Sans doute : il y en a de superbes massifs...
mais, comment le savez-vous?
- Je le suppose... car ces arbustes sont... très répandus dans la
région », répondit la jeune fille, en s'efforçant de dissimuler son
trouble. Et, très vite, elle ajouta :
« Vous n'avez vu personne, là-bas?
- A la ferme, personne, mais, à la maison de maîtres, nous avons
aperçu, à l'une des fenêtres du rez-de-chaussée, la tête d'une vieille
dame portant la coiffe provençale. Malheureusement, dès que nous
nous sommes approchées pour lui demander poliment la permission de
visiter son beau mas, elle a brusquement fermé sa fenêtre.
- Oh! mais nous ne nous tenons pas pour battues! déclara
Claudie : nous y retournerons et il faudra bien que « la tête » nous
réponde!
Jamais de la vie! s'écria Brigitte : je vous demande instamment
de ne plus aller à Sylvestral.
- Mais pourquoi? » demandèrent les filles, intriguées par
l’émotion qui se peignait sur le visage de la jeune fille. « Est-ce que
vous avez quelque chose contre ce mas? Vous le connaissez donc?
103
- Non, oh! non, je n'ai rien contre lui, ni contre aucun autre!
Mais je trouverais très indiscret que vous alliez déranger cette
vieille dame : puisqu'elle vous a fermé sa fenêtre au nez, elle n'a
probablement aucune envie de vous ouvrir sa porte.... Allons! Je vais
rejoindre nos cuisinières et leur donner un coup de main : on
commence à avoir faim. »
Et Brigitte se sauva dans la cabane d'où les cordons bleus
venaient de sortir pour préparer, sous les pins, le couvert du déjeuner.
Colette était seule.
« Colette! Elles ont découvert Sylvestral! Elles veulent y
retourner : je n'aurai plus une minute de tranquillité!
- C'était inévitable, répondit posément son amie.
- Mais quelle gaffeuse je fais! J'ai posé une question qui les a
intriguées!
- Et après? Tu as promis à ta vieille cousine de ne pas mettre
nos filles au courant de... votre histoire, mais si elles devinent ce
secret, tu n'en seras pas responsable.
- Ah ! C'est égal, je ne voudrais pas que Marné s'imaginât que je
les ai envoyées pour l'espionner ou pour tenter d'établir une liaison
entre elle et moi. »
104
« C'est louche, vous ne trouvez pas? disait au même moment
Françoise à ses compagnes. Elle avait l'air bouleversée! Est-ce qu'on
se met dans des états pareils, simplement par crainte que nous soyons
« indiscrètes »? Quant au coup des lauriers-roses, il donne vraiment à
réfléchir. Brigitte a beau dire, j'y retournerai, moi, à Sylvestral... en
cachette, bien sûr! »
*
* *
105
« C'est le sirop de groseille de ma tante Naïs, mademoiselle,
souffla Frédéric à Brigitte. Vous le reconnaissez? - Ah! bien sûr : il n'a
pas son pareil », répondit-elle.
Si bas qu'ils eussent parlé, Françoise avait saisi quelques mots de
cet aparté et, dès ce moment, elle surveilla, sans en avoir l'air, tous les
faits et gestes de la jeune fille.
Elle vit arriver au galop un garçon à l'air épanoui, à qui Brigitte
serra la main, en l'appelant familièrement « Tounet ». Elle comprit que
ledit Tounet était, comme Frédéric, un fils du bayle de Sylvestral et,
regardant ostensiblement du côté opposé, elle se rapprocha suf-
fisamment pour entendre le nouveau venu dire à demi-voix :
« Ça nous porte peine, allez, mademoiselle Brigitte. Mais ça ne
peut pas durer : tout s'arrangera, vous verrez. »
« Qu'est-ce qui ne peut pas durer? Qu'est-ce donc qui doit
s'arranger? » se demandait Françoise, de plus en plus intriguée.
Lorsque les fillettes se furent reposées et rafraîchies, le
manadier les conduisit voir de plus près les taureaux, qui paissaient
aussi paisiblement que de vulgaires vaches.... Ce qui n'empêcha pas
Pascale de se réfugier, terrorisée, derrière Brigitte, en suppliant :
« N'approchons pas! C'est trop dangereux.
Tais-toi donc, poltronne! lui criait Julia. Ta précieuse personne
ne risque rien! »
Parfois, lorsqu'un taureau s'écartait trop des autres, l'un des
gardians partait brusquement au galop et le rabattait vers le troupeau.
« C'est merveilleux... merveilleux! » murmurait Maryvonne en
suivant du regard le cheval du manadier, filant comme une flèche, sa
longue queue flottant au vent de la course.
Lorsque Frédéric revint, elle s'approcha de lui, ouvrit la bouche
pour parler, la referma, puis, enfin, se décida :
« Vous me le prêtez un petit moment, votre cheval? » demanda-
t-elle.
Il leva les sourcils.
« Vous savez monter, mademoiselle? »
Elle sourit.
« Vous allez voir.
- Mais nos camarguais ne se mènent pas tout à fait comme les
autres.
106
Je sais : je vous ai bien observé. Je crois que je m'en tirerai.
- Alors, allez-y! »
Maryvonne sauta sur la haute selle gardiane, glissa les pieds
dans les lourds étriers de fer, prit les rênes et....
« Maryvonne! » cria Brigitte, affolée.
Mais Maryvonne était déjà loin.
Elle galopa, droit devant elle, pendant cinq minutes, revint,
tourna, toujours au galop, autour du troupeau et rejoignit enfin les
spectateurs ébahis de cette étonnante performance. Très calme, elle
mit pied à terre et rendit Tranquille à Frédéric en disant : « Merci
beaucoup », comme s'il lui eût offert un bouquet de saladelles.
Le premier moment de stupeur passé, les questions plurent
sur elle, drues comme grêle. « Où as-tu appris ça?
- Et qui t'a appris?
- On ne te connaissait pas ce talent!
— Ta tutrice le sait?
— Ma tutrice ? fit la petite avec un sourire ironique et quelque
peu amer, mais bien sûr! Figurez-vous qu'une Maryvonne de Plancoët
ne saurait, sans déchoir, ignorer l'équitation que ses aïeules ont
pratiquée depuis les Croisades.... C'est du moins l'opinion de Mme de
107
Kernantrec. Il se trouve que, pour une fois, je suis d'accord avec elle,
car j'adore les chevaux.
— Je n'ai jamais entendu Maryvonne faire un aussi long
discours, murmura Brigitte.
— Il a fallu toute une manade et une course folle à cheval pour
lui délier la langue! » répondit Colette en riant.
Maryvonne attendit que ses camarades se fussent un peu
éloignées pour demander à Brigitte :
« Mademoiselle, vous croyez qu'on me prêterait une monture
pour aller plus loin, jusqu'à la mer?
- Sans doute, répondit Brigitte, mais je compte vous y conduire
toutes, d'ici peu.
- C'est que.... J'aimerais mieux être seule, pour la revoir... la
première fois, en tout cas. Et... est-ce que je ne pourrais pas y aller
tout de suite? Oh! je ne peux presque plus attendre! »
Brigitte hésita une seconde.
« Allons, soit! dit-elle. Je vais demander qu'on te confie Ratou.
Tu n'as qu'à suivre la route : elle te conduira tout droit aux Saintes-
Maries-de-la-Mer. Mais ne t'attarde pas et reviens avant la nuit, n'est-
ce pas?
- C'est promis! » fit Maryvonne, radieuse. Quelques minutes
plus tard, sur la route qui fuyait vers la mer, la cavalière et sa monture
ne furent plus qu'un point mouvant, qui disparut bientôt.
Le retour aux Cabanettes fut plus agréable que l'aller, car la brise
marine soufflait, fraîche et vivifiante. Colette et quelques filles avaient
devancé les autres et préparé le dîner qu'on servit aussitôt, et pendant
lequel le regard de Brigitte, légèrement inquiet, interrogeait l'horizon.
Mais, comme l'ombre commençait à envahir la plaine,
Maryvonne reparut, les yeux brillants, les cheveux ébouriffés, et
demanda en mettant pied à terre :
« Je suis en retard, mademoiselle?
- Non, mais je commençais tout de même à m'inquiéter un peu,
répondit Brigitte. Viens vite dîner, ensuite nous irons abriter Ratou
dans l'écurie de M. Giran : tu le ramèneras demain matin à la
manade.»
Une heure plus tard, Brigitte et Maryvonne revenaient du mas de
l'Aramon, ayant confié le petit camarguais au bayle. Elles suivaient en
silence, dans l'ombre, le chemin bordé de tamaris.
108
Brigitte eût aimé savoir quelques détails sur l'expédition de la
jeune cavalière, mais elle évitait de l'interroger, attendant que
Maryvonne parlât d'elle-même.
Celle-ci ne se décida qu'en arrivant au camp, où tout le monde
dormait déjà. Un profond silence enveloppait les cabanes, mais les
feux brûlaient encore. Sans s'être consultées, Brigitte et sa
compagne s'assirent un instant auprès de l'un d'eux.
« Mademoiselle, dit brusquement Maryvonne, je n'ai jamais été
aussi heureuse que ce soir! Tout s'est donc bien passé?
— Parfaitement bien! C'était.... C'était presque trop beau!
— Comment l'as-tu trouvée, notre Méditerranée?
- Un peu différente de l'océan, bien sûr, mais pas tellement. Je
ne pouvais pas m'arrêter de la regarder ni me décider à rentrer!
- Heureusement que tu es revenue tout de même, fit Brigitte en
riant, sans cela, je serais en train de m'arracher les cheveux! Allons
dormir, maintenant. »
Mais Maryvonne semblait avoir encore quelque chose
à dire.
« Mademoiselle, balbutia-t-elle, je voudrais vous remercier, pour
cet après-midi... et pour les autres choses....
— Les autres choses? interrogea Brigitte, surprise.
- Oui, enfin... pour le club... pour votre amitié... et aussi, parce
que vous comprenez tout et que vous nous faites une vie... tellement
plus heureuse. »
A la lueur des dernières flammes, la fillette levait sur Brigitte
l'inoubliable regard de ses yeux d'eau bleue, ce regard qui pouvait être
si dur, mais qui rayonnait, à ce moment-là, de reconnaissance et
d'affection.
Et, dans cet instant, dont elle devait conserver précieusement le
souvenir, Brigitte se sentit payée de bien des peines, de bien des
soucis et de bien des sacrifices.
109
CHAPITRE XVI
110
depuis que nous la connaissons. » Nadine parut étonnée et
Françoise prodigieusement intéressée.
« Depuis que vous la connaissez, dites-vous? Depuis quand,
au juste?
- Eh! Elle devait avoir à peu près votre âge, quand elle est venue
pour la première fois.
Tiens! Elle n'est pourtant pas du pays?
- Non, mais toutes ses vacances, elle les a passées ici, en
Camargue. Vous ne le saviez pas? •
- Non.... C'est curieux.
— Et elle ne vous a pas parlé non plus du mas de.... » A ce
moment, Nine aperçut, derrière le dos des fillettes, son mari qui lui
faisait signe de se taire. Elle n'acheva donc pas sa phrase et dit
précipitamment :
« Mais je parle, je parle, et Mlle Brigitte attend ses muscats. Pas
besoin d'aller à la vigne qui n'est pas près d'ici : le domestique en a
rapporté ce matin. Ils sont au frais, à la cave. Venez remplir vos
paniers. »
« ... J'ai peur d'avoir trop parlé », dit Nine à son époux, en
suivant des yeux, un moment plus tard, Nadine et Françoise qui
s'éloignaient, chargées de leurs corbeilles pleines de grappes aux longs
grains dorés. « A cause de cette bête de brouille avec Mme Lauret,
Mlle Brigitte ne voulait peut-être pas que ces petites la sachent
presque du pays.
— Mais naturellement que tu as trop parlé! s'exclama M. Giran.
Aïe! ces femmes! Quelles bavardes! Heureusement, je t'ai arrêtée à
temps! Espérons que les deux petites n'auront rien remarqué. »
Or, la conversation de Nadine et de Françoise roulait justement
sur ce sujet.
« Tu as entendu ce qu'a dit Mme Giran? demanda Françoise.
— Bien sûr. Et j'ai remarqué qu'elle s'est brusquement
interrompue au moment où elle allait citer le nom d'un mas.... Il y a
ici des choses qui ne sont pas claires. Que peut bien nous cacher
Brigitte?
— C'est ce que je me demande depuis quelque temps.
Mais je suis sûre maintenant qu'il y a un rapport entre ce qu'elle
ne veut pas dire... et le mas de Sylvestral.
111
- Qui est peut-être celui dont voulait parler Mme Giran! Te
rappelles-tu comme elle était fâchée que nous y soyons allées, et
sur quel ton elle nous a recommandé de ne pas y retourner?
— Oui.... Pour moi, tout ça se tient.
— C'est drôle....
- Drôle? Pas du tout! J'ai horreur des mystères! s'écria
Françoise.
- Je suis sûre, affirma Nadine, que ce mystère-là
s'éclaircira avant la fin des vacances. »
Nadine ne croyait pas si bien dire. Le secret, que Brigitte tentait
de garder, allait être éventé le jour même, et cela sans que la jeune
fille ait manqué à la parole donnée.
Les Amies de la Nature faisaient la sieste, à l'ombre de la pinède.
Une sieste pendant laquelle, d'ailleurs, personne ne dormait. Mais elles
se reposaient, aux heures chaudes de la journée, tandis que le vent, qui
souffle presque continuellement sur la Camargue, bruissait dans les
branches, berçant la rêverie des unes, accompagnant la conversation
des autres.
« Tiens ! fit soudain Julia. Quelqu'un vient ! »
Un cavalier s'approchait des Cabanettes. Très droit sur sa selle,
élégant et svelte, il avait si fière allure que Monique remarqua :
« Quel est donc ce prince à cheval? Comme il est chic ! »
L'inconnu était « chic », en effet, bien qu'il portât la simple
chemise à carreaux, le pantalon en peau de taupe et le large feutre des
gardians. Quand il fut tout près, ces demoiselles remarquèrent son
beau visage aux traits nets, ses yeux verts sous de grands sourcils noirs
et le séduisant sourire avec lequel il les aborda.
Son regard effleura leur groupe, comme s'il cherchait quelqu'un,
puis il demanda, en soulevant légèrement son chapeau :
« Brigitte Lauret n'est pas là? »
Mais quel était donc cet individu qui se permettait de parler de
Brigitte aussi familièrement?
Insolente, à son habitude, Françoise répondit :
« Mademoiselle Lauret est dans l'une des cabanes. »
Le jeune homme comprit très bien la leçon et se mit à rire
franchement.
112
Mademoiselle Laure est dans l'une des cabanes.
113
« Elle est ma cousine : vous me permettrez peut-être de l'appeler
par son prénom? »
Françoise haussa les épaules et murmura entre ses dents :
« Mais je le reconnais! C'est le garçon de la photo qu'elle a dans
sa chambre! »
« Son cousin... son cousin.... C'est son cousin! » chuchotaient en
même temps les filles entre elles. Ah! Voilà qui était intéressant, par
exemple!
Monique le renseigna avec son plus gracieux sourire : « La
première cabane à gauche, monsieur. »
Le sensationnel cousin mit pied à terre, tourna le dos aux Amies
de la Nature et se dirigea vers la maisonnette.
Lorsqu'il fut sur le seuil, on entendit Brigitte s'écrier :
« Vincent! Oh! Pas possible! Quelle surprise! D'où sors-tu? »
Mais on n'entendit pas les explications du jeune homme, car il
les donna d'une voix trop basse pour qu'on en pût saisir le moindre
mot.
« Je commençais à me demander pourquoi tu n'écrivais pas,
disait Brigitte.
- Figure-toi, répondit Vincent, que j'étais malade... et
gravement.
- Malade! Toi? C'est bien la première fois de ta vie!
- En effet, et il a fallu, pour venir à bout de mon inébranlable
santé, des conserves avariées qui ont provoqué une intoxication chez
une dizaine d'hommes... dont moi. Nous avons tous failli y rester!
— Mon Dieu! Et moi qui ne savais rien! Ne pouvais-tu me faire
écrire par quelqu'un? »
Vincent désigna du menton, par la porte ouverte, les Amies de la
Nature, groupées dans la pinède.
« Tu trouves que tu n'avais pas assez de soucis avec tes
phénomènes? Tes phénomènes... et Marné? »
Le visage de Brigitte s'assombrit.
« Oh! tu sais, un souci de plus ou de moins! Il est vrai que j'aurais
été terriblement inquiète à ton sujet.
- Mais, reprit Vincent, si ce n'était pas drôle d'être mal en point,
c'est on ne peut plus agréable d'avoir une permission de
convalescence. Un mois, Brigitte! Un mois à passer ici : c'est
formidable!
114
- En effet! s'écria joyeusement la jeune fille. Oh! Vincent, ce
sera bon de te sentir près de nous et réconfortant pour moi de penser,
en regardant Sylvestral, au loin, qu'il est au moins quelqu'un sous ce
toit, dont je ne suis pas honnie !
- Ne dis pas ce mot, Brigitte : tu n'es honnie de personne, je peux
te l'assurer. »
Colette interrompit la conversation en entrant. Brigitte présenta
son cousin, on échangea quelques banalités, puis, comme Vincent
faisait mine de partir, Brigitte dit vivement : « Je t'accompagne jusqu'à
la route. »
Car elle tenait à apprendre de Vincent dans quelles dispositions il
avait trouvé sa grand-mère.
Clamador attendait son maître, devant la porte de la cabane. Mais
Vincent ne se mit pas en selle et, menant le cheval par les rênes, il
chemina à côté de sa cousine.
« Que fait, que dit Marné? questionna anxieusement celle-ci.
— Je ne suis arrivé qu'hier soir, répondit le jeune homme,
mais j'ai déjà pu me rendre compte qu'elle est maintenant plus
ennuyée, ou même attristée, que fâchée.
- Comment cela?
— C'est une impression... une impression seulement, car, dès
que je tente de mettre la conversation sur le sujet brûlant, il m'est
enjoint de « ne pas parler de cette histoire ».
— Mais alors, si notre rupture l'attriste, pourquoi ne change-t-elle
pas d'attitude à mon égard? »
Vincent haussa les épaules :
« Tu ne la connais pas encore, notre Marné? Tu sais pourtant
qu'elle ne supporte pas qu'on lui désobéisse, et tu lui as désobéi. C'est
surtout pour cela qu'elle ne peut se décider à faire le premier pas vers
une réconciliation, qu'au fond elle doit souhaiter.
- Et, fit tristement Brigitte, comme il n'est pas question que
j'abandonne mes fillettes, il ne me reste aucun espoir de rentrer en
grâce auprès d'elle.
- Ah! Non, non! Tu ne vas pas pleurer, Brigitte! s'écria
Vincent en voyant les yeux de la jeune fille se remplir de larmes. Te
voir malheureuse me... enfin, je ne peux le supporter ! »
Et, posant affectueusement la main sur l'épaule de sa cousine, il
ajouta :
115
« Je te l'ai dit : Marné regrette de t'avoir fermé sa porte. Je « sens
» qu'elle finira par la rouvrir toute grande... et bientôt, peut-être.
Prends patience et attends. A la bonne heure! tu souris, enfin! »
Lorsqu'ils atteignirent la route et avant de le quitter, Brigitte
demanda encore :
« Vincent, que dois-je faire? Je vais être criblée de questions à ton
sujet. Comment cacher à ces filles que tu habites Sylvestral? Comment
leur expliquer pourquoi je ne vais pas au mas? J'ai pu me taire, jusqu'à
maintenant, mais, si elles m'interrogent, je me refuse à mentir. Alors?
- Alors, fit tranquillement Vincent, dis-leur la vérité, voilà tout.
Quand tu as promis à Marné que tes gamines ignoreraient cette stupide
histoire, tu ne pouvais prévoir que mon arrivée... intempestive
changerait tout! »
Le jeune homme se mit en selle et, avant de quitter Brigitte, il
ajouta :
« J'ai l'intention de passer le plus clair de mon temps à la manade :
les Cabanettes n'en sont pas loin, et je suis à ta disposition pour tout ce
dont vous aurez besoin. N'hésite pas à me mettre à contribution. A
bientôt ! »
Comme Brigitte s'y attendait, les questions ne lui furent pas
ménagées à son retour au camp. Les fillettes l'attendaient, les yeux
brillants de curiosité.
« Mademoiselle, c'est vrai que ce cavalier est votre cousin?
- Mais oui.
- Un cousin germain?
- Oh! pas du tout : un cousin à je ne sais combien de degrés !
Pourquoi n'est-il pas venu, au début du camp?
- Parce qu'il fait son service militaire et n'est arrivé qu'hier, en
permission.
- Arrivé.... Où?
(« Nous y voilà! » pensa Brigitte.)
- En Camargue », dit-elle évasivement. Mais on voulait plus
de précisions.
« A quel endroit? Aux Saintes-Maries? Dans un mas?
- Oui, dans un mas : à Sylvestral, si vous voulez tout savoir.
- A Sylvestral! » s'écrièrent à la fois Anne-Lise, Claudie
et Nadine, stupéfaites, tandis que Françoise disait triomphalement :
« Ça y est! J'ai compris!
116
- Et la vieille dame que nous avons vue, qui est-ce? demanda
Nadine.
- Sa grand-mère.
- Donc, elle est aussi votre cousine et vous la connaissez?
— Bien sûr. J'ai souvent fait chez elle de longs séjours.
- Alors, pourquoi ne nous avoir rien dit, quand nous avons parlé
d'elle? Et pourquoi n'êtes-vous pas allée lui rendre visite ?
Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, mais
j'aime mieux vous confier que Mme Lauret refuse de me recevoir.
— Oh! Vous êtes fâchée avec elle?
- C'est plutôt elle qui est fâchée contre moi. Ma cousine
ne m'a pas pardonné d'être entrée à la pension Bénézet contre sa
volonté.
- Quelle méchante femme !
- Non, dit doucement Brigitte, c'est au contraire une délicieuse
vieille dame, que j'aime beaucoup. Elle m'aime aussi, je crois, et je
sais que, si je quittais la pension, elle me recevrait à bras ouverts.
- Quitter la pension! Nous laisser! Oh! Vous ne ferez pas
ça?
- Non, soyez tranquilles, assura Brigitte.
- Alors, murmura Priscille, il vous suffisait de nous abandonner
et vous pouviez vivre sans soucis, en vous prélassant comme une
princesse dans ce. beau mas?
- Oui, cela aurait suffi. Et j'en avais bien envie, au début.
- Pourtant, vous êtes restée. Mais pourquoi, mademoiselle,
pourquoi?
- Parce que, dit Brigitte, je n'ai pas mis longtemps à m'apercevoir
qu'il y avait, dans cette pension, des filles pas très heureuses et j'ai
voulu essayer de leur rendre la vie plus agréable. Pourtant je désespère
parfois d'y réussir !
- Vous avez tort, car tout est changé pour nous, depuis que vous
êtes là », fit Priscille avec émotion.
Brigitte craignit une scène d'attendrissement. Aussi mit-elle fin à
la conversation en disant:
« Assez bavardé! Voilà votre curiosité satisfaite : allez goûter,
c'est l'heure. »
117
Quelques instants plus. tard, les Amies de la Nature, tout en
dévorant leurs tartines, ne parlaient que du romanesque secret qui
venait de leur être dévoilé.
« On savait déjà que Brigitte était chic, remarqua Priscille, mais
on ne se doutait pas à quel point !
— La première qui l'embête ou qui lui joue un sale tour, je la
gifle! s'écria impétueusement Julia.
- Alors, dit Maryvonne, tu pourras te gifler souvent toi-même ! »
Julia dédaigna de répondre à cette remarque, et Nadine, montrant
le poing aux deux maisons lointaines de Sylvestral, ajouta :
« Pour ce qui est de la tête, il faudra bien qu'on lui dise un jour ce
qu'on pense d'elle ! »
118
CHAPITRE XVII
L'HUMEUR DE FRANÇOISE.
UNE JOURNÉE BIEN (ET MAL!) REMPLIE
119
« Tiens! Voilà notre cousin Vincent! »
Seule, Françoise se montrait étrangement hargneuse envers lui.
« II finira par dresser une tente ici, celui-là ! On ne voit que lui :
on marche dessus à chaque pas! grogna-t-elle un jour.
- Ça te déplaît? demanda Nadine.
— Oui, beaucoup.
— Mais pourquoi?
- Parce que... », répondit évasivement la petite. Et, comme
Vincent s'approchait, elle lui tourna le dos et partit en courant.
« De plus en plus impossible, cette Françoise, dit Colette. Elle est
vraiment décourageante. »
Brigitte hocha la tête.
« Elle attend, certainement, une lettre et cela fait pitié de voir cette
fille guetter en vain le facteur, tous les matins. La déception de ne rien
recevoir doit être la cause de son attitude. »
Brigitte ne se trompait pas, quant à la raison de l'humeur
hargneuse et sombre de Françoise. Mais cette raison suffisait-elle à
expliquer son comportement vraiment « décourageant », comme disait
Colette?
« Il y a peut-être autre chose, pensait-elle, mais quoi? »
*
* *
120
Jusqu'au flamant rosé empaillé.
121
« Ne vous imaginez pas cela! Vous en avez encore pour un bon
moment : la Camargue est si plate qu'on aperçoit le village longtemps
avant de l'atteindre! »
Cependant, les lignes indistinctes de Notre-Dame-de-la-Mer, au
pied de laquelle se serraient des maisons basses, toutes blanches, se
précisaient peu à peu, et l'on voyait maintenant « l'église blonde dans
la mer lointaine et clapoteuse croître comme un vaisseau qui cingle
vers le rivage », ainsi que la décrit le poète.
Encore une vingtaine de minutes... et le car déboucha enfin, au
milieu du village, sur la place où s'élève la statue de Mireille, la
touchante héroïne de Mistral.
« Ça y est! Voilà l'inévitable Vincent! » grogna Françoise à demi-
voix.
Le jeune homme s'avançait, en effet, tout souriant.
« Je vous avais promis de vous aider à trouver des coquillages,
dit-il aux Amies de la Nature : me voici prêt à tenir cette promesse.
— Alors, on va tout de suite au bord de la mer, n'est-ce pas,
mademoiselle? demandèrent les petites.
- Soit, dit Brigitte. Vous verrez le village cet après-midi.
— La plage grouille déjà de baigneurs : il faut aller plus loin.
Suivez-moi », dit Vincent.
Dépassant la digue soutenue par d'énormes blocs de rochers, on
longea longtemps le bord de la mer, pour atteindre enfin un rivage
désert, où les flots venaient mourir avec un doux bruissement d'écume
et laissaient en se retirant, sur le sable mouillé, des coquilles finement
cannelées et découpées. Les filles les ramassèrent avec des cris de
triomphe à chaque nouvelle trouvaille.
Seule, Maryvonne dédaignait cette récolte. Debout, immobile,
laissant les vagues effleurer ses pieds nus de leur tiède caresse, elle
regardait intensément les barques aux voiles claires, qui rentraient au
port, rapportant leur pêche matinale, et son visage avait une telle
expression de bonheur que Brigitte, en la regardant, sentait son cœur
se dilater de joie.
On resta sur le rivage jusqu'après le bain et le pique-nique de
midi. Puis, on revint lentement au village.
C'était jour de fête aux Saintes-Maries-de-la-Mer et, dans les rues
étroites, entre les façades blanches des maisons, les gardians en tenue
122
de gala, les belles Provençales en grand costume allaient et venaient,
mêlés à la foule bariolée des baigneurs et aux citadins, venus en
voiture des villes avoisinantes.
« Mademoiselle, vous vous êtes habillée quelquefois comme cela?
» demanda Monique à Brigitte, en désignant une Arlésienne,
particulièrement élégante.
« Oui, bien sûr. Souvent, même.
- Oh ! que vous deviez être jolie !
- Mon costume, surtout, était joli : une robe de soie brochée bleu
clair, un fichu de fines dentelles et la coiffe « Mireille », ce papillon
blanc aux ailes légères.... Tout cela est resté à Sylvestral, fit
mélancoliquement la jeune fille.
- Brigitte était la plus ravissante chatouno qu'on puisse voir »,
assura Vincent. Et, pour détourner la conversation, il proposa d'aller
visiter l'église.
Silencieuses, impressionnées, les Amies de la Nature entrèrent
dans l'étrange sanctuaire qui, après l'éclatante lumière du dehors,
semblait plongé dans une obscurité presque complète, malgré ses
fenêtres minuscules, sans vitraux, percées dans les énormes murailles.
Une odeur de cave, d'humidité, de cire, d'encens, vous prenait à la
gorge, un froid subit vous saisissait brusquement, des courants d'air
faisaient trembler la flamme des cierges.
Aussi, après qu'elles se furent penchées sur le puits qui, au beau
milieu de la nef, abreuvait jadis la population, réfugiée dans l'église
forteresse, quand les pirates attaquaient le village; après qu'elles eurent
admiré les grandes bannières portant l'image de la barque d'où, selon
la légende, débarquèrent sur le rivage les trois Marie, les saintes
femmes venues de Palestine, les fillettes, remontant de la crypte où se
tient modestement leur servante, sainte Sara, patronne des Bohémiens,
retrouvèrent avec plaisir le soleil, l'air vif et la chaleur du dehors.
Elles errèrent dans les rues pittoresques et très propres, en
attendant l'heure du départ du car, et envahirent, près de l'église, une
boutique où l'on vendait des foulards, des poteries, des santons et
autres souvenirs de Provence. Les plus « fortunées » firent quelques
acquisitions, puis tout le monde sortit et l'on s'en alla ensuite rôder
autour du village. Les Amies de la Nature furent prodigieusement
intéressées par un campement de gitans installé sur un terrain vague.
123
C'était un camp important, car une dizaine de roulottes s'alignaient
sur le sol couvert d'une herbe rare et desséchée. Un camp « cossu »,
aussi : les voitures étaient peintes de frais, très propres, et laissaient
voir des intérieurs confortables.
Des femmes en longues jupes fleuries, aux chevelures noires et
luisantes, tressaient des corbeilles, assises par terre, au milieu d'une
nuée d'enfants qui jouaient et piaillaient. Les hommes regardaient
travailler leurs épouses en fumant. Un peu à l'écart, un jeune garçon
grattait une guitare.
Mais Brigitte considérait distraitement les Bohémiens. Elle
songeait avec tristesse à Françoise qui s'était montrée, envers elle,
particulièrement désagréable et acerbe, pendant toute la promenade.
La fillette devait regretter ses confidences et lui en vouloir de s'être «
mêlée de ses affaires ».
Vincent se méprit sur l'air mélancolique de sa cousine.
« Mauvais souvenir, n'est-ce pas? » fit-il en désignant le
campement.
Elle lui sourit.
« Non, Vincent. C'est le souci de mes filles qui me pèse, par
moments.... Ces gitans me rappellent au contraire l'un des plus beaux
jours de ma vie : celui où je t'ai arraché à des « caraques » comme
ceux-là....
- Et ramené à Sylvestral, pour mon plus grand bonheur », acheva
le jeune homme. Puis, se tournant vers Colette, il demanda : « Brigitte
vous a-t-elle raconté que je m'étais laissé ensorceler par des
Bohémiens et que j'étais prêt à tout abandonner pour les suivre?
- Non, je l'ignorais, dit Colette.
Je reconnais bien là sa discrétion. Oui, l'idiot qui a failli faire ce
coup de tête, c'est moi! Heureusement, Brigitte veillait!
- « L'idiot » m'a l'air d'être devenu plus intelligent! » fit Colette
en riant.
Vincent rit aussi.
« Espérons-le! Mais il faut reconnaître que ces caraques peuvent
exercer une sorte de fascination sur certains êtres romanesques ou
épris d'évasion. »
Cependant quelques fillettes étaient entrées en conversation avec
les Bohémiennes.
« Vous restez toujours aux Saintes? » demanda Julia.
124
La femme à qui elle s'adressait la regarda, étonnée.
« Nous? Rester ici? Oh! non, fit-elle, avec un fort accent étranger :
nous partirons dans quelques jours.
— Pour aller loin?
— Oui, très loin.
- Mais où? insista Jacqueline.
- Qui le sait? Peut-être en Espagne... peut-être en Autriche... où
ça nous plaira d'aller.
Vous avez bien de la chance », murmura Françoise.
Et, plusieurs fois, tandis que le groupe joyeux s'en revenait au
village prendre le car, elle se retourna pour jeter un regard à ces
heureuses gens qui étaient libres d'aller « où ça leur plaisait ».
125
CHAPITRE XVIII
HEURES D'ANGOISSE
126
- Non, Vincent, non! protesta Brigitte : je te demande d'accepter
cette invitation. Si tu ne vas pas là-bas, c'est à moi que Marné en
voudra, car elle n'est pas sans se douter que tu viens souvent de la
manade aux Cabanettes et elle s'imaginera que je t'ai retenu ici. Cela
ne sera pas pour arranger les choses.
- Tu as peut-être raison, dit le jeune homme, ébranlé. J'ai
sûrement raison, cher cousin! Et pourtant, je
ne trouve pas drôle du tout de passer toute une semaine sans te
voir. Tout paraît tellement plus simple, quand tu es là! Tellement plus
rassurant! Vois-tu, autrefois, c'était toi qui avais besoin de mon aide,
et maintenant....
- Maintenant, interrompit Vincent, je suis très fier que les rôles
soient renversés. Très fier et très heureux.
- Quand dois-tu partir?
- Au diable ce départ! s'écria le jeune homme, de nouveau en
colère. Après-demain, je pense, ou vendredi matin : si tu crois que
Marné m'a informé de l'heure et de la minute où elle a décidé que je
quitterai Sylvestral!
- J'espère bien que tu partiras le plus tôt possible.
- Comment?
- Pour être le plus tôt possible de retour. »
Tous deux se mirent à rire, et Vincent, un peu rasséréné, reprit la
route de la manade.
Josie, Marie-Thérèse, Pascale et Monique, de service à la cuisine,
ce jour-là, vinrent apporter les pommes de terre qu'elles avaient pelées
et lavées près du puits. Bientôt, les frites commencèrent à se dorer
dans les deux grandes bassines pleines d'huile bouillante.
Pendant ce temps, Brigitte assaisonnait les salades de tomates, de
carottes et de concombres.
Lorsque tout fut prêt, les Amies de la Nature s'installèrent sous les
pins pour déjeuner, chacune avec son couvert en main, son assiette de
matière plastique sur les genoux et son gobelet posé, en équilibre plus
ou moins stable, à côté d'elle.
Brigitte et Colette dirent comme d'habitude :
« Bon appétit! »
Et tout le monde répondit en chœur :
« Merci ! »
127
Tout le monde? Non : Brigitte, ayant fait du regard le tour du
grand cercle formé par les fillettes, s'aperçut que la voisine habituelle
de Pauline n'était pas là.
« Et Claudie? demanda-t-elle.
- Claudie est allée se coucher. Elle prétend qu'elle n'a pas
faim, dit Pauline.
- Elle a une drôle de mine, ajouta Julia : elle doit être malade.
Je vais la voir », fit Brigitte, déjà inquiète.
Elle courut jusqu'à la cabane où logeait Claudie et trouva celle-ci
étendue sur sa paillasse. Elle semblait très abattue. Une rougeur
ardente empourprait son visage, ordinairement brun et mat; ses yeux
brillaient et larmoyaient. Elle esquissa péniblement un sourire en
voyant entrer Brigitte.
« Tu es souffrante, Claudie? » interrogea la jeune fille, effrayée
par l'aspect de la petite, qui répondit avec effort :
« Je crois que oui.... J'ai dit aux autres que ce n'était rien mais je
tremblais de froid.... Et maintenant, j'ai si chaud.... Si chaud et si mal à
la tête! »
Brigitte appela Colette.
« Claudie n'est pas bien, dit-elle. Vite, le thermomètre ! »
Colette se précipita.... Et le thermomètre accusa plus de 39 degrés!
Les deux jeunes filles se regardèrent.
« Nous ne pouvons la laisser avec les autres, dit Brigitte. Il faut
l'isoler, et le seul endroit où nous puissions l'installer est la cabane du
matériel. Peux-tu marcher, Claudie? »
La fillette essaya de se lever, mais retomba aussitôt, gémissante et
les yeux fermés.
Alors, la robuste Colette la prit dans ses bras et l'emporta, tandis
que Brigitte traînait la paillasse jusqu'à la seule maisonnette inhabitée,
où elle fit rapidement de la place en entassant tout ce qui l'encombrait.
Brûlante et presque inconsciente, Claudie se laissa recoucher dans la
petite chambre tranquille, que limitaient des murs de caisses et de
valises et qu'éclairait la fenêtre voilée de tarlatane.
Brigitte et Colette se retrouvèrent dehors.
« Qu'a-t-elle, mon Dieu? Qu'a-t-elle?
- Rien de grave, espérons-le, dit son amie... Attendons. » L'après-
midi s'écoula, mais Claudie n'allait pas mieux;
128
et les filles allèrent se coucher de bonne heure, plus silencieuses
qu'à l'ordinaire.
Toute la nuit, la lumière brilla dans la cabane où la respiration de
la malade s'élevait irrégulière, difficile, tandis que son pouls battait
follement sous les doigts de Brigitte qui lui tenait le poignet.
A deux heures du matin, la température atteignait presque 40
degrés.
« C'est plus grave que nous ne pensions, murmura Brigitte. Je
cours à la manade demander un cheval, et je vais prévenir le docteur.
— Où? demanda Colette.
- Aux Saintes, il n'y en a pas plus près.
— Mais il fait nuit noire.
- Tant pis, je pars! »
L'instant d'après, en proie à une angoisse affreuse, elle courait à
travers la sansouïre, moins rapidement qu'elle ne l'eût souhaité, car les
salicornes, trop épaisses à certains endroits pour qu'on pût les
traverser, l'obligeaient à faire des détours et à chercher les espaces de
terre nue et sablonneuse, dont on distinguait vaguement, dans l'ombre,
la teinte claire.
Elle ne songeait même pas à avoir peur. Ni l'obscurité, ni
l'impressionnante solitude de la plaine, ni le bruissement du vent, ni le
murmure mystérieux du Rhône, tout proche, ne l'effrayaient. Elle
n'avait qu'une pensée : aller vite, vite, le plus vite possible!
Enfin, elle atteignit les cabanes des gardians. Mais, à cette heure-
là, aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Elle alla frapper à la porte
du manadier. Personne ne répondit, tout d'abord. Elle frappa plus fort
et plus longtemps. Alors, à l'intérieur, un petit enfant pleura, puis
Gillette, la jeune femme de Frédéric, entrouvrit la fenêtre. « Qui est
là? fit-elle d'une voix effrayée.
- Brigitte Lauret. Est-ce que Frédéric pourrait me donner
Ratou? Une de nos petites est très malade : il faut que j'aille
immédiatement chercher le docteur. »
« Tu entends? » dit la jeune femme en se retournant. Mais, déjà,
Frédéric s'était levé et criait : « Un instant, mademoiselle Brigitte : je
m'habille et je viens! » Il ne fut pas long à sortir. « Alors, elle est bien
« fatiguée », cette fillette?
129
... elle courait à travers la sansouïre.
130
- Oh! oui, et nous ne savons que faire! Vite, Frédéric, je vous en
supplie : cherchez-moi Ratou et dites-moi le nom et l'adresse du
médecin.
- Non, dit le manadier. Gardez vos forces pour soigner votre
malade. J'irai moi-même au village.... Et au galop, allez ! Le docteur a
sa voiture : au point du jour il sera aux Cabanettes. Mais prenez Ratou
pour rentrer : vous serez plus vite « rendue ».
De retour au camp, Brigitte fut accueillie par un hochement de
tête navré de Colette.
« C'est toujours pareil, dit-elle. Peut-être pire! Mais... tu es déjà
là! Et le docteur?
- Frédéric est allé le chercher lui-même : il assure qu'il viendra
au point du jour. »
A l'aube, en effet, une voiture, ayant quitté la route, suivit la
draille et s'arrêta devant les Cabanettes. Brigitte l'entendit et courut au-
devant du médecin.
« Nous sommes bien angoissées, docteur, dit-elle.
— Il ne faut pas vous affoler, mademoiselle : nous allons voir
cela», répondit-il, d'une voix rassurante. Et, courbant sa haute taille
pour pénétrer dans la cabane, il se pencha sur la malade qu'il examina
longuement, tandis que les jeunes filles ne quittaient pas des yeux son
visage à l'expression attentive et ses doigts qui palpaient doucement le
petit corps brûlant.
« Une bonne insolation », fit-il en se redressant. Mais il continuait
à observer Claudie, l'air préoccupé.
Ayant glissé la main, sous la nuque de la fillette, entre les nattés
noires, il essaya, à plusieurs reprises, de lui soulever la tête, puis, très
sérieux, il regarda Brigitte et lui fit signe de la suivre.
« C'est grave, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
- Je le crains. L'insolation n'aurait rien de particulièrement
inquiétant, mais la raideur de la nuque me fait craindre une réaction
méningée.
- Mon Dieu! balbutia Brigitte.... Ma pauvre Claudie!
- Il ne faut pas désespérer, dit le docteur avec bonté : nous
tenterons tout ce qu'il est possible de tenter pour tirer cette enfant de
là. Je vais lui faire une première piqûre et je reviendrai dans l'après-
midi. Si, à ce moment-là, elle n'est pas mieux, elle ne pourra rester
131
ici et il faudra envisager son transfert à l'hôpital le moins éloigné :
celui d'Arles, par exemple. »
Il indiqua encore quelques soins et partit en disant : « A bientôt,
bon courage! »
La journée parut interminable. Dans sa chambrette improvisée,
Claudie reposait, inerte, les yeux toujours fermés. Au-dehors, la vie
continuait normalement. Il ne fallait pas affoler les filles, ni les
abandonner à elles-mêmes. Colette s'occupait d'elles, pendant que
Brigitte veillait la malade. Mais les petites sentaient qu'il se passait
une chose grave, et l'atmosphère de drame qui pesait sur le camp les
rendait nerveuses et difficiles.
Vers le milieu de l'après-midi, Brigitte guettait déjà le médecin.
Mais le temps passait et aucun bruit de voiture ne troublait le silence
écrasant de la plaine.
Enfin, au loin, une voiture parut et, un moment plus tard, le
docteur en descendait, s'excusant :
« Un monde fou à la consultation, impossible de venir plus tôt. »
Dans la cabane, il fit une grimace devant la feuille de température
mais, lorsqu'il essaya de nouveau de soulever la tête de Claudie, le cou
souple plia.
« Ah! ah! bon, cela! murmura-t-il.
— Mais cette fièvre intense? demanda Brigitte.
— C'est la température normale d'une forte insolation et je puis
vous assurer que le plus grand péril est écarté.
- Alors, nous pourrons la garder?
- Sans doute, puisque, Dieu merci, la menace de
méningite a disparu. Elle ne présente aucun danger de contagion pour
ses camarades, les soins à donner sont très simples et je ne pense pas
que son état fébrile dure plus de deux ou trois jours. »
Après qu'il eut fait une seconde piqûre, Brigitte accompagna le
docteur jusqu'à sa voiture, puis vint reprendre sa place au chevet de la
malade.
Vincent, arrivant un peu plus tard, lui proposa de veiller, pour
qu'elle pût se reposer, ainsi que Colette, mais elle refusa obstinément
de quitter la petite fille.
Après avoir jeté un regard apitoyé sur le visage empourpré de
Claudie, le jeune homme s'en alla donc, en se promettant de revenir de
bonne heure, le lendemain matin, avant de partir pour Saint-Gilles. Et
132
voilà que, vers onze heures du soir, Brigitte constata, le cœur battant
de joie, que la température avait baissé. A minuit, la fillette ouvrit les
yeux et gémit : « J'ai soif! »
Brigitte la souleva pour la faire boire. Claudie la regarda
intensément.
« Oh! mademoiselle, vous êtes là....
- Naturellement! Je ne t'ai quittée, la nuit dernière, que pour aller
chercher le médecin.
- Alors vous ne vous êtes pas couchée?
- Ah! non, par exemple!
- Et vous veillez encore cette nuit pour une fille comme moi qui
vous ai si souvent fait de la peine...?
- Bien sûr, Claudie : cette nuit et d'autres s'il le faut. Laisse-toi
bien soigner. Tu nous as donné beaucoup de souci, mais tu vas
mieux, tu vas mieux, n'est-ce pas?
- Oui, je crois. Je vais pouvoir dormir, maintenant. » Et Claudie,
se pelotonnant comme un petit chat sur
sa paillasse, sombra dans un sommeil paisible et réparateur.
133
CHAPITRE XIX
TENTATION ET VICTOIRE
134
Elle lui parla de Mamé, de leur désaccord et du silence que la
vieille dame opposait à ses tentatives de rapprochement.
« Dans ces conditions, termina-t-elle, il m'est difficile de lui
demander un service. Si mon cousin était à Sylvestral, peut-être
pourrait-il plaider notre cause, mais il est parti hier pour Saint-Gilles :
quelle malchance !
- A votre place, j'essaierais pourtant, dit le docteur. Tout le
monde, en Camargue, connaît le caractère entier et la susceptibilité de
Mme Lauret, mais aussi sa générosité et sa grande bonté. Envoyez-lui
la petite avec une lettre : je serais étonné qu'elle la renvoyât.
— Avec une lettre? Oui, c'est une idée : je pourrais tenter la
chose. Et je le ferai, dès demain. »
*
* *
Chère Mamé,
BRIGITTE.
135
Le bayle aida la fillette à descendre du haut marchepied en
disant :
« Allez! bon courage, mademoiselle. Moi, j'attends ici pour
savoir si je dois m'en retourner tout seul... ou avec vous. »
Claudie n'était pas timide, pourtant son cœur battait un peu trop
vite, tandis qu'elle traversait l'ancien enclos transformé en jardin.
Tout en longeant les corbeilles de géraniums qui rutilaient au
soleil, elle se remémorait les recommandations de Brigitte, avant le
départ, et la voix haletante de Nadine, courant derrière la voiture et
criant :
« Si tu vois « la tête », tâche de lui parler de Brigitte et de lui
dire.... »
"Le reste de la phrase s'était perdu dans le bruit des roues et des
sabots du cheval, mais Claudie avait très bien compris ce que ses
camarades (celles, du moins, qui s'étaient sincèrement attachées à
Brigitte) attendaient d'elle.
Elle traversa la terrasse, ombragée par les pins immenses, aux
troncs inclinés par le vent et qui tendaient vers le sud leurs sombres
parasols, atteignit la maison blanche à un étage et souleva le heurtoir
de la porte d'entrée. De loin, le bayle vit cette porte s'ouvrir et happer
la silhouette menue.
« Are,faou espéra. Maintenant, il faut attendre », murmura-t-il,
dans sa belle langue provençale, ou les deux mots « attendre » et «
espérer » n'en font qu'un.
Il n' « espéra » pas longtemps. Au bout de quelques minutes, une
femme, presque aussi brune qu'une Bohémienne, sortit de la maison et
courut à lui.
Elle paraissait hors de joie, la brave Naïs !
« Monsieur Giran, nous la gardons! cria-t-elle, avant même de
l'avoir rejoint. Madame n'a pas hésité, vê! Ça prouve bien des choses,
allez! Naturellement, cette fillette, ce n'est pas notre Brigitte, mais
c'est un peu d'elle, quand même, et ça me fait un brave profit de l'avoir
à Sylvestral. Dites-le à Mlle Brigitte.
— Alors, cocagne! Je m'en vais, dit le bayle d'un air satisfait, et
je ferai votre commission, sans faute. J'en sais. une qui sera bien
soulagée de me voir revenir seul. Adieu, Naïs! »
136
Et la légère voiture repartit en cahotant.
*
* *
137
provençal, un portrait si vivant que le regard rayonnant semblait se
poser sur elle et les lèvres souriantes s'entrouvrir pour lui parler.
Claudie n'éprouva pas le moindre désir de quitter cette chambre,
pendant la première journée. A midi, Naïs lui apporta un délicieux
déjeuner et posa le plateau devant la 'fenêtre sur un guéridon en sorte
que la fillette avait l'impression de faire la dînette. Puis, ce fut un
copieux goûter et, lorsque le soleil eut disparu, un dîner aussi
succulent que le premier repas.
Quand il fit nuit, Claudie prit d'assaut le lit, surélevé par un haut
sommier et deux matelas douillets. Naïs la borda maternellement,
arrangea autour d'elle les plis de la moustiquaire et la laissa.
Un instant, elle savoura le calme et le bienfaisant silence qui
l'environnaient. Elle n'entendait que les grincements légers de la
girouette et la monotone stridulation de quelques moustiques,
cherchant vainement à franchir la barrière de tulle qui protégeait sa
couche. Très vite, elle s'endormit et ne fit qu'un somme jusqu'au
lendemain.
*
* *
138
Naïs, vers la fin de la matinée, la trouva fort mélancolique et
toujours dans son fauteuil.
« Peuchèrette, vous languissez, pas vrai? demanda-t-elle avec
commisération.
— Et comment! Être toujours enfermée, ce n'est pas drôle. Et
puis.... Dites, Naïs, je voudrais vous demander quelque chose : vous
ne pourriez pas me faire voir Mme Lauret?
— Aïe! ça, c'est difficile. Elle a déclaré qu'elle ne voulait
rien avoir à faire avec vous. Enfin.... Vous aimeriez la voir,
seulement?
- Oui, oui, rien qu'un petit coup d'oeil.
- Alors, écoutez : je vais aller lui remettre le courrier. Je
laisserai la porte ouverte; vous vous tiendrez dans le corridor et vous
regarderez. Mais de loin et sans faire de bruit, au moins!
- Entendu : je vous suis. »
L'instant d'après, Claudie, collée au mur, dans le couloir obscur,
voyait Naïs entrer dans la salle à manger en disant : « Voilà des lettres,
madame.... » Et, là-bas, dans un fauteuil d'infirme, il y avait « la tête ».
Claudie la considéra, non sans surprise. C'était une petite dame
aux cheveux blancs, toute ratatinée, amenuisée encore par le sévère
costume des vieilles Provençales qu'éclairait seulement la « chapelle »
de tulle blanc, croisée sous le fichu sombre.
Oui : toute menue, faible, inoffensive, avec ses pieds d'enfant,
ses pauvres pieds qui ne pouvaient marcher et qui dépassaient de sa
jupe, chaussés de petits souliers à boucles de jais; avec ses mains fines
et ridées qu'elle abandonnait sur ses genoux, inactives, en un geste
infiniment las; avec son visage fatigué, où vivait seul un regard aigu,
mobile, mais si triste!
Brusquement, Claudie sentit s'évanouir toute son animosité.
« Elle n'a pas l'air méchante du tout, elle fait plutôt pitié, pensa-t-
elle. Pas besoin d'en avoir peur! Tiens! J'ai une idée. »
Et Claudie remonta dans sa chambre et attendit avec impatience
que Naïs lui apportât le repas de midi.
*
* *
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Le repas était servi, non plus sur le guéridon que l'on roulait
autrefois devant elle, mais sur la grande table, dont elle pouvait
maintenant s'approcher facilement, grâce au fauteuil perfectionné
qu'elle dirigeait elle-même.
Soudain, de petits coups décidés furent frappés à la porte qui
s'ouvrit aussitôt et Claudie parut, portant le plateau que Naïs venait de
lui monter.
« Bonjour, madame; c'est moi, dit-elle tranquillement.
— En effet.... Je vois..., articula Marné, les yeux agrandis de
stupeur.
— Je viens déjeuner avec vous, continua la fillette, car je
m'ennuie mortellement dans ma chambre et je suppose que vous ne
vous amusez pas beaucoup non plus, toute seule ici. Alors, nous
pourrions nous tenir compagnie. Je suis très bavarde, vous savez!
Ainsi, vous pouvez imaginer combien je souffre de ne pouvoir dire
trois mots dans une journée! »
Tout en parlant, Claudie disposait son couvert sur la table, en
face de la vieille dame, s'asseyait et déployait sa serviette avec un
calme plus apparent et voulu que réel!
La surprise et l'indignation rendaient Mme Lauret muette.
Comment cette gamine à l'aplomb infernal avait-elle échappé à la
surveillance de Naïs?
« J'avais pourtant dit que je ne voulais pas la voir, pensait-elle.
Enfin, la voilà installée, maintenant... soit!
Mais elle ne renouvellera pas cet exploit, par exemple! »
Et, pour bien marquer sa désapprobation, la maîtresse de
Sylvestral se renferma dans un silence obstiné. Mais Claudie ne parut
pas s'en apercevoir, elle parlait pour deux!
Tout d'abord, la vieille dame ne prêta pas plus d'attention à son
babil qu'au bourdonnement de la guêpe qui tournait autour d'une
coupe de fruits. Mais, bientôt, un nom sans cesse répété lui fit dresser
l'oreille : « Brigitte. » Et, dès lors, elle ne perdit plus un mot des
bavardages de la fillette.
« Je vous parle tout le temps de « mademoiselle », fit soudain
Claudie, en découpant soigneusement sa viande : vous avez sans doute
compris qu'il s'agit de votre cousine Brigitte? »
140
Je vois,... « articula Marné», les yeux agrandis de stupeur.
141
Mme Lauret, qui était en train de boire, avala de travers et toussa
interminablement dans sa serviette.
« Comment! fit-elle, dès qu'elle put parler, Brigitte vous a dit
que nous étions parentes?
- Pas tout de suite. Elle a même fait son possible pour nous le
cacher, mais quand votre petit-fils Vincent est arrivé, il a bien
fallu qu'elle réponde à nos questions, sans cela elle aurait dû mentir....
Et vous ne l'imaginez pas mentant, je suppose?
- Sans doute ne vous a-t-elle pas dit grand bien de moi, fit la
vieille dame en fronçant les sourcils.
- Ce serait plutôt nous qui.... Enfin, quand elle nous a expliqué
que vous ne vouliez pas qu'elle restât à la pension, et quand Nadine a
crié que vous étiez méchante, elle l'a reprise en disant : « Pas du tout,
c'est une délicieuse « dame que j'aime beaucoup. » Elle a même
ajouté : « Je crois qu'au fond, elle m'aime aussi. »
Lentement, une rougeur envahit le visage de Mme Lauret,
trahissant sa vive émotion. Et Claudie continuait :
« Alors, on s'est dit que puisque vous êtes délicieuse et votre
cousine tellement chic, c'est bien dommage que vous soyez brouillées.
— Les affaires des grandes personnes ne regardent pas les
petites filles, fit Marné sèchement. Vous vous mêlez de ce qui ne vous
concerne en rien, ma chère. »
Claudie prit une mine contrite.
« C'est vrai, excusez-moi, madame : je ne dirai plus rien à ce
sujet. Mais je peux vous parler de la pension? Du club? Du camp?
— Oh! si cela vous amuse!... »
« Ça vous « amuse » aussi, ou, plutôt, ça vous intéresse
énormément! pensa la fillette.... Allons-y! »
Et elle reprit son bavardage, racontant par le menu la vie des
Amies de la Nature, cette vie à laquelle Brigitte était si étroitement
mêlée.
Elle mangea son dessert sans se presser, puis, après avoir replié
sa serviette, elle demanda:
« Dois-je rester encore un moment avec vous?
- Non, non, protesta Mme Lauret : vous pouvez remonter dans
votre chambre. Je vais faire ma sieste.
- Très bien. Alors, je descendrai pour goûter.
- C'est inutile, je .... »
142
Mais Claudie s'était éclipsée et on l'entendait gravir l'escalier en
courant.
Naïs entra, l'air innocent, cachant avec peine le plaisir que lui
avait fait l'initiative de la petite. Mme Lauret la prit à témoin.
« Qu'est-ce que tu dis de cet aplomb, Naïs? Cette gamine est
terrible! Elle m'a cassé les oreilles! Pour une convalescente, elle ne
manque pas de ressort, par exemple! Pourquoi l'as-tu laissée
descendre? Je t'avais pourtant dit....
- Vous l'avez vue, madame, interrompit Naïs : c'est un petit
cheval échappé, c'est une fine mouche, c'est une anguille qui vous
glisse entre les doigts! Mais je l'empêcherai de recommencer, je vous
le promets.
- Hum! fit la vieille dame : cheval, mouche ou
anguille, comme tu dis, elle deviendra chèvre par-dessus le marché, si
tu la séquestres. Va, laisse-la aller et venir à son idée. Après tout, elle
n'est là que pour quelques jours. »
Naïs s'en alla, riant sous cape, tandis que sa maîtresse pensait : «
Cette Claudie est amusante et originale : ses babillages font toujours
passer un moment. »
Mais, tout au fond d'elle-même, elle savait bien qu'elle appréciait
les bavardages de la fillette, uniquement parce qu'il y était sans cesse
question de Brigitte.
Dès lors, Claudie circula librement à Sylvestral, de sa chambre à
la cuisine, du jardin à la maison du bayle, mais son séjour préféré fut
la salle à manger où, spontanément, elle avait adopté la place préférée
de Brigitte, sur le tabouret, aux pieds de Mme Lauret.
Quelques jours s'écoulèrent rapidement et la vieille dame voyait
à regret se terminer le séjour de sa petite compagne.
*
* *
143
Et voici que, soudain, son regard s'arrêta sur le verrier pour ne
plus s'en détacher. Les santons qui chargeaient les étagères semblaient
lui faire signe et son cœur se serra à la pensée qu'elle ne les reverrait
jamais. Elle se leva, alla s'accouder au bahut sur lequel était posée la
petite vitrine et se plongea dans la contemplation des charmants
personnages.
Elle les aimait tous, mais l'un d'eux tout particulièrement : celui
de la « ravie », la femme qui lève les bras en signe de joie, devant le
petit Jésus. (Car les santons sont faits pour entourer l'Enfant divin,
dans les crèches de Noël provençales.)
La « ravie » avait un mignon visage aux joues roses, une robe
jaune à fleurs, un tablier noir et, dans l'entrebâillement de sa chapelle,
une chaîne et une croix dorée.
Ah! qu'elle était jolie et expressive, cette petite bonne femme,
image de la joie et de l'adoration!
Claudie voulut la voir de plus près. Elle tourna la clef de la porte
vitrée, l'ouvrit, et saisit le santon.
Longuement, elle le contempla, le tournant et le retournant en
tous sens. Gomme il serait facile de le glisser dans sa valise, et comme
elle avait envie de l'emporter!
Tentée, hésitante, elle demeurait debout, le cœur battant, devant
la vitrine. Et soudain, ayant levé la tête, elle aperçut l'image de
Brigitte, dans son cadre d'acajou... et Brigitte semblait poser sur elle
un regard chargé d'indignation et de tristesse. Alors, Claudie crut
entendre les paroles que la jeune fille avait prononcées quelques
semaines auparavant : « Une fois, une seule fois, Claudie, si tu dis «
NON », quand tu as envie de prendre une chose qui ne t'appartient
pas, tu verras, ce sera fini : tu ne recommenceras plus. » Et encore : «
La force de résister? Elle ne vient pas toute seule : il faut la demander
à Dieu. »
« Mon Dieu! gémit Claudie.... O mon Dieu!... »
Alors, son cœur cessa de battre à grands coups. Un profond
apaisement se fit en elle. Sa main s'avança, s'ouvrit... et la « ravie »
leva de nouveau les bras en signe de joie, au milieu de ses petits
compagnons.
C'en était fait! Claudie venait, pour la première fois, de résister à
la tentation, Claudie n'avait pas pris le petit santon. Joyeuse et
soulagée, elle courut à la fenêtre, releva le treillis métallique, sans se
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soucier de laisser entrer les moustiques, écarta les volets, respira
profondément, offrant son visage au vent nocturne, et aperçut, au loin,
la lueur des feux que l'on allumait, le soir, autour des Gabanettes.
Demain, elle serait auprès de ces feux avec ses compagnes, demain,
elle ferait partager sa victoire à Brigitte, demain.... Mais que demain
paraissait donc loin, encore!
Claudie fut longue à s'endormir. La joie, la douce joie d'une
conscience satisfaite, la tint longtemps éveillée. Enfin, ses deux petites
nattes cessèrent de frétiller sur l'oreiller et le sommeil s'empara d'elle.
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CHAPITRE XX
OÙ EST FRANÇOISE?
146
Vincent accourut au-devant d'elle.
147
148
Brigitte sourit.
« Quel plaisir tu me fais, Claudie! »
Les yeux de la petite brillèrent et l'émotion fit trembler sa voix
quand elle reprit :
« II y a encore autre chose dont vous serez contente, je crois. »
Et elle raconta ce qui s'était passé la veille au soir, sa tentation,
sa lutte et sa victoire.
« Maintenant, ajouta-t-elle, si jamais j'ai encore envie de chiper
quelque chose, je sais que je peux dire non et ne pas le faire. Oh!
mademoiselle, jamais je n'oublierai que j'ai dit ce « non » pour la
première fois à Sylvestral! »
Claudie laissa Brigitte pour rejoindre ses camarades, mais elle se
retourna et cria de loin :
« Et j'ai entendu dire, là-bas, que votre cousin Vincent revient ce
soir.
— Que de bonheur, aujourd'hui », murmura Brigitte. ' Appuyée
au mur de la cabane, elle contempla les deux maisons de Sylvestral,
deux points blancs qui brillaient là-bas au soleil et, soudain, elles lui
parurent singulièrement moins lointaines et moins inaccessibles.
*
**
149
Brigitte retourna au camp avec Ratou.
150
Immédiatement, Brigitte s'alarma.
« Que dis-tu, Colette? Où serait-elle, alors?
- Pas bien loin, sans doute. Il n'y a qu'à l'appeler.... » On appela.
On appela de plus en plus fort, mais personne ne répondit.
Les abords des Gabanettes, les rives de la roubine, le chemin du
mas de l'Aramon retentirent du nom cent fois répété de Françoise,
mais Françoise demeura introuvable.
Maryvonne, envoyée en toute hâte chez les Giran, revint en
disant que les bayles ne l'avaient pas vue.
« Serait-elle retournée au Rhône? murmura Brigitte, de plus en
plus inquiète : cela me semble impossible, après ce que je lui ai dit
l'autre jour.... N'importe, j'y vais. » Et elle s'élança en courant.
Lorsqu'elle atteignit le fleuve, elle se rendit tout de suite à
l'endroit où elle avait découvert Françoise la première fois. Elle trouva
les feuillages froissés et piétines, à la place où s'était tenue la fillette,
mais il n'y avait personne.... Personne!
Brigitte longea la rive en appelant. Rien ne répondit à ses appels.
Sa voix vibrait dans le silence que soulignaient le bourdonnement des
insectes et le clapotis de l'eau.
Découragée, elle revint sur ses pas et reprit sa course vers les
Cabanettes. Oh! si seulement Françoise avait pu rentrer pendant son
absence!
Mais Françoise n'était pas revenue. Brigitte, consternée,
interpella les filles qui l'entouraient.
« Dites-moi la vérité, demanda-t-elle. Françoise s'est-elle
disputée avec l'une de vous?
- Non, répondit Nadine : elle a dit des choses désagréables à tout
le monde, comme d'habitude, mais il n'y a pas eu de dispute. »
Priscille se frappa soudain le front.
« Ah! mais, je me souviens maintenant! Elle a déclaré hier que «
ni le camp ni les Amies de la Nature ne valaient « plus le coup »...
Plus le coup : qu'est-ce que cela voulait dire? Personne ne l'a
compris.»
Brigitte hocha la tête : « Je ne vois vraiment pas non plus....
Colette, ajouta-t-elle brusquement, je cours demander à Vincent de
nous aider. S'il le faut, nous partirons à cheval, avec les gardians, dans
toutes les directions. »
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Vingt minutes plus tard, elle arrivait à la manade, haletante et
presque à bout de forces.
Vincent accourut au-devant d'elle et, dès qu'elle le vit, calme,
fort, décidé, il lui sembla qu'une partie de son angoisse disparaissait.
« Vincent! Peux-tu m'aider? demanda-t-elle : j'ai besoin de toi, je
n'en peux plus!
- Quelle figure, ma pauvre Brigitte! s'écria le jeune homme :
que t'arrive-t-il? Encore quelque mauvais tour de ces démons de filles,
je parie! Viens t'asseoir à l'ombre et dis-moi de quoi il s'agit. »
Il écouta Brigitte attentivement et demanda, lorsqu'elle se tut :
« Tu dis qu'elle a déjeuné avec les autres, à midi?
— Oui. C'est seulement pendant la sieste qu'on s'est aperçu de
sa disparition.
- Donc, à ce moment-là, elle ne pouvait encore être bien loin. A
moins que....
— Tu as une idée?
- Peut-être, mais il est inutile d'en parler tant^que je n'ai pas
vérifié si ce que je soupçonne est exact. Écoute, Brigitte, prends ton
cheval et rentre aux Cabanettes. Tu es épuisée. Repose-toi là-bas et
fais-moi confiance : plus j'y songe, plus j'espère, avant la fin de
l'après-midi, te ramener cette peste de Françoise.
- Oh ! ne l'appelle pas ainsi, Vincent ! Je la crois plus
malheureuse que peste! »
Vincent sella rapidement Clamador et Ratou.
« Tu ne crois pas, demanda Brigitte, que je devrais....
- Courir toute la Camargue à cheval? Pas question! Tu es assez
fourbue comme cela, déclara le jeune homme. D'ailleurs, je pense que
c'est inutile : je suffirai à la tâche, va! Allons! à tout à l'heure, aux
Cabanettes. »
Et Vincent se mit en selle, pressa des genoux les flancs de son
camarguais qui partit comme une flèche, vers le sud.
Brigitte retourna au camp avec Ratou. Elle trouva Colette de
plus en plus angoissée et les filles surexcitées. Pascale, qu'un rien
bouleversait, pleurait à chaudes larmes.
Le calme subit de Brigitte étonna Colette.
« As-tu appris quelque chose? demanda-t-elle.
152
— Non, mais Vincent s'est chargé de retrouver Françoise : il
paraissait avoir son idée sur la question, et je l'attends », répondit
Brigitte.
L'après-midi s'écoula lentement. Un lourd silence pesait sur les
Cabanettes. Tout le monde resta sous les pins, chuchotant, scrutant
l'horizon, surveillant la route et la draille, ou consultant des montres
dont les aiguilles n'avançaient pas.
Colette semblait de plus en plus fébrile.
« Écoute, Brigitte, tu es extraordinaire : on dirait que tu ne
penses même plus à Françoise! remarqua-t-elle.
- Tu te trompes, répondit la jeune fille : je ne cesse au contraire
de penser à elle. Je trouve le temps long.... Mais je prends patience.
- Tu as de la chance de posséder une pareille confiance !
— Je connais Vincent, murmura Brigitte. Et tiens! Regarde :
le voilà! »
Un cavalier s'engageait en effet sur la draille.
« On dirait bien qu'il porte quelqu'un en croupe », remarqua
Colette.
Elle ne se trompait pas. Lorsque le cavalier approcha, on
distingua, derrière lui, une blouse blanche, un short vert et une
chevelure rousse qui flamboyait au soleil....
« Françoise ! Françoise !
- Il la ramène! » criaient toutes les filles à la fois. Et Brigitte
répétait : « Je le savais ! Je le savais bien ! »
Au milieu de l'émotion générale, Vincent arrêta Cla-mador
devant les cabanes et, s'efforçant de dissimuler sa joie en prenant un
air sévère, il s'adressa à la fillette en disant : « Allons, descendez,
Françoise, et expliquez-vous avec ces demoiselles. »
Debout devant Brigitte et Colette, et sans même paraître voir ses
camarades, Françoise, le visage impénétrable, le regard détourné, les
lèvres durement serrées, attendait la semonce... bien méritée. Mais
Brigitte ne voulut pas l'humilier en public et dit avec bonté :
« Non, Françoise, va d'abord remettre tes affaires en place et
attends-moi, je te rejoindrai dans un instant. »
La petite eut son haussement d'épaules habituel et, sans mot dire,
s'éloigna et disparut dans la cabane.
« Vincent, comment te remercier? dit Brigitte en se tournant vers
son cousin. Où l'as-tu découverte?
153
- Tout simplement aux Saintes, où j'étais à peu près sûr qu'elle
se trouvait.
- Aux Saintes? En si peu de temps?
- Elle a rejoint la route où elle a fait de l'auto-stop. Une voiture
l'a transportée tout de suite, c'est pourquoi elle était déjà loin lorsque
vous l'avez appelée.
- Et comment l'idée t'est-elle venue de la chercher là-bas ?
- Parce que, le jour de votre expédition aux Saintes, j'avais
remarqué l'intérêt passionné que votre Françoise accordait à ces
caraques, et le regard d'envie qu'elle leur jetait. Mieux que
personne, je pouvais interpréter ce regard. Il m'est revenu à la
mémoire, dès que tu m'as mis au courant de sa disparition, et,
effectivement, j'ai trouvé la gamine en contemplation devant leur
campement.
— Mais que leur voulait-elle? s'écria Brigitte. Elle n'était
pas tentée de partir avec eux, j'espère! »
Vincent sourit.
« Ce qu'elle voulait? Je pense qu'elle ne le savait pas elle-même.
Mais partir? Non, certainement, étant donné le visible soulagement
qu'elle a montré lorsqu'elle m'a vu apparaître et sa docilité à me
suivre... moi, sa « bête noire » !
— Mais alors?
— Alors... un accès de mauvaise humeur, provoqué par je ne
sais quoi.... Le désir d'affirmer son indépendance en quittant pour la
deuxième fois le camp sans permission,... l'envie de revoir ces gitans,
« ces heureuses gens qui peuvent «faire tout ce qui leur plaît»... et,
peut-être, le rêve imprécis de les suivre un jour.... Que sais-je? Votre
fameuse Françoise est tellement secrète et déconcertante!
— Quand cette fille fait une bêtise, c'est toujours poussée par un
motif précis, fit Brigitte, préoccupée.
- Tu apprendras peut-être quel est ce motif lorsque tu
l'interrogeras.
- Ah! je n'ose l'espérer! En tout cas, tu nous as rendu un fameux
service, Vincent.
— Brigitte était sûre que vous alliez la ramener et elle n'a
rien voulu faire d'autre que vous attendre, dit Colette.
- N'avais-je pas raison? » fit la jeune fille en souriant. Vincent
lui rendit son sourire.
154
« Merci de ta confiance, Brigitte.... Et à ton service pour le
prochain drame des Cabanettes! Allons! Va trouver cette terrible
gamine, et à bientôt! »
Tandis que Clamador emportait son cousin, Brigitte se rendit à la
cabane. Elle trouva Françoise, assise sur sa paillasse, le visage dur et
hostile, le regard brillant d'insolence. Avant même qu'elle eût ouvert la
bouche, la petite lui lança rageusement :
« Inutile de vous fatiguer : je sais d'avance tout ce que vous allez
me dire. Passez à la conclusion. Qu'avez-vous trouvé, pour me punir?
Le renvoi à la pension? La mise en quarantaine? L'emprisonnement?
- Je ne sais pas encore, répondit Brigitte, mais pour ce qui est
d'être punie, tu le seras, car tu le mérites, conviens-en. En attendant, je
veux savoir ce qui t'a poussée à faire cette nouvelle bêtise. Le désir
d'être seule, parce que tu avais du chagrin, comme le jour où je t'ai
trouvée au bord du Rhône? Ta mère tarde à t'écrire, je le reconnais,
mais il y a sûrement une raison à ce silence prolongé : attends de le
savoir avant de dramatiser ce retard.... Il est vrai qu'il y a autre chose,
paraît-il : une chose qui te déplaît au camp, ou au club.... Est-ce à
cause de cela?... »
Françoise regarda brusquement Brigitte.
« Qu'est-ce qu'elles vous ont raconté, les filles?
— Rien d'autre que ce que je viens de te dire. Mais ne veux-tu
pas me confier ce qui te peine tant?
- Non. A vous moins qu'à personne.
- Soit. Je n'insiste pas, fit Brigitte en se levant. Demain, ajouta-t-
elle, je dois conduire de nouveau tes camarades à la plage. Colette
reste seule au camp pour se reposer. Tu resteras aussi et tu ne sortiras
pas de cette cabane, pendant toute la journée. J'espère que tu y
réfléchiras et que tu regretteras les heures d'angoisse que nous avons
passées à cause de toi.
- Je ne regrette jamais ce que je fais », marmotta la petite, tandis
que Brigitte rejoignait Colette et répondait à son regard interrogateur :
« Comme je m'y attendais, je n'ai rien pu savoir. »
*
**
155
Priscille, Claudie, Julia, Françoise, Maryvonne, Monique et
quelques autres Amies de la Nature pelaient les pommes de terre du
déjeuner, assises à l'ombre, au pied des cyprès, lorsque Nadine arriva,
toute joyeuse.
« Regardez ce que ce brave Vincent nous apporte pour notre
musée : voilà qui ne fera pas mal sur le mur du local, hein? » s'écria-t-
elle en montrant une embroque de taureau, avec ses deux cornes
aiguës, arquées en forme de lyre. On s'extasia.
« C'est un fameux cadeau!
- Une des plus belles pièces de notre collection! » Et Nadine
renchérit :
« Ce qu'il peut être chic, ce cousin-là!
— Idiote! lui cria Françoise, d'un air exaspéré. Qu'est-ce qui te
prend, Françoise? Idiote, moi?
- Oui, oui, oui : toi et vous toutes, qui ne voyez pas plus loin que
le bout de votre nez!
- Qu'est-ce que nous ne voyons pas? Explique-toi!
— Si vous n'avez rien remarqué, je me demande s'il est bien
nécessaire de m' « expliquer », comme vous dites.
— Rien remarqué? A quel propos?
— A propos du fameux Vincent, là ! Vous êtes toutes béates
d'admiration devant lui, à vous fondre de reconnaissance pour ses
bienfaits, à....
- Et après? interrompit Nadine : il est gentil, non? Et serviable.
Que lui reproches-tu?
- Une seule chose : si vous croyez que c'est par amitié pour vous
qu'il est tout le temps fourré ici, vous vous faites des illusions. Il ne se
soucie que de Brigitte, je l'ai vite compris, moi ! Cet individu adore sa
cousine et vous verrez qu'un jour ou l'autre, il va la demander en
mariage. Or, sans elle, le club n'existera plus, et les quelques
agréments qu'il nous procure disparaîtront. Il faudra reprendre à la
pension Bénézet la charmante vie d' « avant ». Voilà la raison pour
laquelle j'ai filé, l'autre jour, voilà pourquoi ça ne valait pas le coup
de rester au camp, puisque bientôt, de toute façon, les Amies de
la Nature auront vécu. »
II y eut un silence consterné, puis Claudie s'écria : « Tu as peur
que Vincent veuille nous prendre Brigitte ! Mais elle ne se laissera pas
faire!
156
- Allons ! Elle ne demandera pas mieux !
- C'est vrai, dit Monique, d'un air supérieur. Vous ne
connaissez pas la vie, mes petites: moi, j'avais bien vu qu'elle
s'épanouit dès qu'arrivé son cousin, et qu'elle poussait des soupirs
à faire tourner les moulins pendant qu'il était à Saint-Gilles.
Remarquez, ajouta-t-elle, que ce jeune homme est charmant et je
comprends qu'il ait pris le cœur de Brigitte.
— Et moi, je ne le comprends pas ! protesta Julia. Il peut
toujours s'amener avec sa belle figure, ses beaux cheveux noirs, son
beau sourire et tout et tout, il ne m'impressionne pas plus que le père
Giran avec sa grosse moustache et son crâne déplumé!
— Il suffit qu'il impressionne sa cousine hélas! » murmura
Nadine. Et Maryvonne demanda, les sourcils froncés :
« Alors, tu penses vraiment qu'ils s'aiment, Françoise?
— J'en suis sûre.
— Et tu crois qu'il a déjà fait sa déclaration?
— Ça, je n'en sais rien. Peut-être pas encore.
— En ce cas, il faut absolument l'empêcher de lui parler,
sans cela, d'ici peu, Brigitte risque d'être fiancée, mariée... et
perdue pour nous!
— L'empêcher de parler? Mais comment?
- Il n'y aurait qu'à le tuer, comme ça, il ne dirait rien! » cria
Julia en jetant avec fureur la pomme de terre qu'elle tenait, dans le
baquet plein d'eau.
Toutes les filles, éclaboussées, se mirent à rire. « Ça paraît un
moyen radical, en effet, dit Nadine. Mais il vaudrait mieux, pourtant,
chercher autre chose.
- Si nous lui parlions? proposa Priscille. On lui expliquerait qu'il
n'a pas le droit de nous prendre notre Brigitte.
- Oh! c'est difficile! comment lui dire ça?
- Alors, écrivons-lui.
- Bonne idée ! Quand on écrit, au moins, on a le temps de
choisir ses mots.
- Mais comment lui faire parvenir une lettre? Personne n'aura le
courage de la lui remettre en main propre. On ne peut pas, non plus, la
confier au facteur : il s'étonnerait que nous ne l'ayons pas mise avec le
reste du courrier et il le dirait peut-être à Brigitte.
157
- Ecoutez : tenons-la prête et, à la première occasion, on la
glissera dans une des sacoches attachées à la selle de Clamador.
- D'accord! Nous écrirons pendant la sieste.
- Écrivez si vous voulez, mais je ne signerai pas cette lettre, dit
Françoise. Je me refuse à supplier cet individu. Vous n'avez aucune
dignité.
— A ton aise! Nous, on se moque de la dignité, pourvu qu'on
garde Brigitte et le club.
— D'ailleurs, ajouta Priscille, tu peux dire ce que tu veux, mais
même si Vincent nous témoigne de l'amitié seulement à cause de sa
cousine, cela ne nous empêche pas de le trouver sympathique. »
Le même soir, la lettre était prête et soigneusement cachée en
lieu sûr. Il ne restait plus qu'à attendre l'occasion de la faire parvenir à
son destinataire.
158
CHAPITRE XXI
159
Quelques parents s'annoncèrent aussi. Mais les filles dont les
familles étaient au loin, les orphelines, les enfants de gens surchargés
de travail et dans l'impossibilité de s'absenter, savaient bien que
personne ne viendrait pour elles.
« Nous aurons toujours Mme de Saint-Véran », disait
philosophiquement Priscille.
Quelques jours plus tard, par un beau matin de la fin août, les
Amies de la Nature se préparaient à recevoir leurs invités. Le soleil se
montrait à peine, que tout le monde s'activait déjà. Les unes rangeaient
les cabanes, les autres allaient chercher, au mas de l'Aramon, des pro-
visions et de la vaisselle supplémentaire, prêtée par Nine Giran.
D'autres, enfin, aidaient Brigitte et Colette à préparer un appétissant
petit déjeuner.
Se tenant à l'écart de ses camarades, Françoise ne se laissait pas
gagner par la gaieté générale.
Un peu après huit heures, on vit arriver une puissante voiture,
conduite par un chauffeur et, avant même que son occupante en fût
descendue, on entendit la voix de fausset de Mme de Saint-Véran.
Vers neuf heures, Caroline et Priscille, qui étaient allées attendre
le passage du car, à l'endroit où la draille débouche sur la route,
revinrent conduisant un premier groupe de voyageurs.
Une dizaine de fillettes se précipitèrent pour embrasser leurs
parents, frères ou sœurs. Les autres continuèrent à attendre.
« Vous voyez, mademoiselle : qu'est-ce que je vous avais dit?
Elle n'est pas venue, naturellement, murmura Françoise, cachant mal
son immense déception.
- Mais je n'ai jamais pensé que ta mère arriverait par le car. N'a-
t-elle pas une voiture? demanda Brigitte.
- Je n'en sais rien. Elle en avait une autrefois, mais l'a-t-elle
encore?
- Alors, on peut espérer qu'elle viendra un peu plus tard. »
Françoise tenta de bredouiller quelques mots, où il était
encore question du Père Noël, mais une telle envie de pleurer lui
serrait la gorge, qu'elle se tut brusquement.
Plusieurs fois, elle tressaillit en entendant le vrombissement des
automobiles qui arrivaient par la draille, en tanguant comme des
barques. Mais, chaque fois, il en descendait des gem inconnus : les
parents de Nadine, le grand-père et une tante d'Anne-Lise, le frère aîné
160
et la belle-sœur de Julia.... Le visage de Françoise exprimait alors une
si cruelle déception que Brigitte sentait son cœur se serrer.
Lorsqu'on n'espéra plus personne, on fit visiter le camp aux
invités.
«Je marche d'enchantement en enchantement! s'exclamait Mme
de Saint-Véran. Tout est si pittoresque, si poétique et, en même temps,
si bien organisé ! Mais que c'est gentil! Pour moi, ce bouquet? »
ajouta-t-elle, comme Pascale lui présentait une touffe de saladelles.
«Quelle nuance ravissante ont ces fleurs! Merci, mon enfant. »
Colette conduisit les Amies de la Nature qui avaient le privilège
de recevoir leurs parents, jusqu'au Rhône « ... si beau, que vous ne
pouvez repartir sans l'avoir vu », assura-t-on aux visiteurs.
Pendant ce temps, les autres filles aidaient Brigitte à préparer le
repas de midi. Il avait fallu allumer un feu supplémentaire sous un
trépied, en plein air, pour faire bouillir une grande marmite remplie de
pommes de terre.
« Regarde donc ce que tu fais! Tu verses tout à côté! » fit
Priscille, arrêtant Françoise qui ajoutait de l'eau dans le récipient.
Mais, remarquant l'air malheureux et absent de sa compagne, elle lui
prit la cruche des mains.
« Donne ça, va! Je vais le faire moi-même. »
Et, pensant que Françoise aimerait être seule avec sa déception,
elle ajouta en lui tendant un panier :
« Il n'y a plus de pommes de pin. Veux-tu aller en ramasser? On
en a besoin pour activer ce feu. »
La fillette ne se fit pas prier et s'enfuit dans la pinède, déserte à
ce moment-là. Mais, un instant plus tard, elle vit que les invités
revenaient et allaient envahir de nouveau le camp. Alors, elle
abandonna sa récolte et se sauva dans le chemin bordé de tamaris qui
conduisait au mas de l'Aramon. Là, personne ne pouvait la voir. Elle
était vraiment seule.
Et, soudain, elle s'arrêta, pétrifiée : au détour du sentier, foulant
le sol sablonneux et inégal, en vacillant sur ses hauts talons, une jeune
femme très belle et très élégante, toute vêtue de blanc, venait
d'apparaître.
Françoise poussa un cri :
« Maman! Oh! maman! »
161
L'instant d'après, elle tombait dans les bras de la dame, en
balbutiant :
« Vous êtes venue! Vous êtes venue! Quel bonheur! Je n'osais
l'espérer!
- Et j'ai failli ne pouvoir venir, en effet! Je viens d'être très
souffrante, sais-tu?
- Souffrante, vous?
- Oui... et ce n'est pas moi qui ai chanté Les Noces de Figaro, à.
Monte-Carlo. On a dû me remplacer, pendant que j'étais alitée, en
proie à une fièvre intense. J'allais justement répondre à ta bonne lettre
quand....
- Oh! maman, interrompit Françoise, toute pâle, et moi qui
croyais... qui m'imaginais....
— Quoi donc?
- Rien...! Rien...! Parlons plutôt de vous. Comment avez-vous
voyagé?
— En voiture, mais j'ai eu une panne, pas loin d'ici, à
Maguelonne, où j'ai laissé ma voiture à réparer.
— Et vous arrivez à pied?
- Ah! non : un brave homme qui allait au mas de l’Aramon m'a
proposé une place dans sa jardinière et je^ suis venue avec ce
véhicule préhistorique, lequel ne dévore pas les kilomètres! Mais...
mais... c'est bien toi, Françoise? C'est fou ce que tu as changé depuis
presque un an que nous ne nous sommes vues! »
Françoise se tenait devant sa mère, fine et gracieuse, dans sa
blouse blanche et son short vert. Ses beaux cheveux de cuivre
brillaient au soleil, et l'émotion faisait étinceler ses yeux noirs.
162
Il y avait tant de bonheur dans la voix de Françoise, que Mme de
Valcroze en fut tout émue. Elle passa son bras sous celui de sa fille et
dit gaiement :
« Mais tu es presque de ma taille, ma chère!
- Et l'on va vous prendre pour ma sœur », dit finement la fillette.
Françoise vécut le reste de la journée dans une sorte de rêve. Les
Cabanettes, la pinède, les visiteurs, ses camarades, tout lui paraissait
transfiguré par la seule présence de cette jeune femme en robe
blanche.
Brigitte regardait avec une joie profonde la « dure » de la
pension Bénézet, le petit démon indomptable et insolent transformé
soudain en une fille souriante et heureuse. Pourtant, une légère
appréhension l'empêchait de se réjouir sans arrière-pensée. La venue
de sa mère ne serait-elle pas un bonheur passager pour Françoise? La
cantatrice, reprise par les exigences de son art, ne laisserait-elle pas de
nouveau sa fille sans nouvelles?
Pour le moment, Françoise, rayonnante, accompagnait sa mère,
que la visite du camp paraissait beaucoup amuser.
163
Tout le monde regardait beaucoup la célèbre Sylvia de Valcroze.
Françoise entendait chuchoter qu'elle était « si belle... si simple...
tellement sympathique... », et son cœur se dilatait de fierté. Pourtant,
elle s'assombrit un instant, quand sa mère remarqua :
« Elle est charmante, ta Mlle Brigitte, et elle a du mérite de bien
vouloir consacrer ses vacances à trente petites filles ! »
« Ses vacances »... mais après? Brigitte continuerait-elle à
s'occuper des Amies de la Nature?
Le déjeuner se passa fort gaiement et se termina par un dessert
inattendu, Mme de Saint-Véran ayant apporté une quantité de gâteaux.
Quant à l'après-midi, il fut occupé par une excursion à la manade.
Celle-ci intéressa surtout les messieurs, mais les dames, fort peu
rassurées, se tinrent prudemment à bonne distance des taureaux.
Entouré de ses gardians, Vincent fit les honneurs de son élevage,
présentant les chevaux déjà dressés, d'autres encore à demi sauvages
et les taureaux noirs, dont certains étaient déjà célèbres dans la région
pour avoir vaillamment défendu, dans les courses, les couleurs de la
manade, la cocarde violette et jaune attachée entre leurs cornes.
Il était déjà tard, lorsqu'on revint aux Cabanettes, et les parents,
qui devaient repartir avec le car, s'en allèrent avant dîner. Mais les
propriétaires de voitures acceptèrent de passer la veillée au camp.
164
« Vous restez aussi, n'est-ce pas, maman? supplia Françoise.
- Oui, puisque le frère et la belle-sœur de ton amie Julia veulent
bien me déposer à Maguelonne, où je retrouverai ma voiture. »
Vincent arriva de Sylvestral à cheval, apportant des bouteilles de
« carthagène » que les visiteurs apprécièrent fort. Il les avait tirées des
fameuses sacoches attachées à la selle de Clamador.... C'était
l'occasion attendue par les auteurs d'une certaine lettre!
Tandis que le jeune homme servait la délicieuse liqueur, Nadine
disparut dans une cabane, revint en cachant quelque chose derrière son
dos et, prestement, glissa l'enveloppe dans une des sacoches vides.
« Ça y est? demanda Priscille à demi-voix, lorsque Nadine
rejoignit ses camarades.
— Oui, ça y est.
- Je ne sais pas si nous avons bien fait », murmura la petite
Malgache, d'un ton hésitant.
Mais Nadine protesta.
« Oh! ne coupe donc pas les cheveux en quatre! Tu veux garder
Brigitte, oui ou non?
- Oui, bien sûr, mais.... »
Priscille regardait le jeune homme qui ne se doutait de rien et
elle ne pouvait s'empêcher de penser : « Pauvre Vincent! »
Quatre feux crépitants, flambants et fumants s'allumèrent aux
abords des cabanes, sitôt la nuit venue. Autour du plus grand, les
visiteurs s'assirent sur la terre sablonneuse, encore toute chaude de
soleil, et furent bientôt rejoints par d'autres invités : les bayles du nias
de l'Aramon et leurs domestiques, les gardians de la manade
accompagnés de leurs familles et même Naïs, qui, son travail terminé,
était accourue aux Cabanettes, contentant le désir qu'elle avait d'y
venir au moins une fois.
Ce public indulgent, et d'avance enchanté, assista à quelques «
numéros » présentés par les Amies de la Nature et écouta les chœurs
dont on avait déjà régalé les membres du comité, à la pension.
Comme toujours, les soli d'Anne-Lise firent sensation, et Mme
de Valcroze lui prédit un brillant avenir de cantatrice... à condition
qu'elle travaillât beaucoup!
Tandis que la jeune voix, merveilleusement pure, s'élevait dans
la nuit, personne ne vit ni n'entendit arriver une voiture crème qui se
165
faufila, parmi les automobiles arrêtées, hors du cercle éclairé par le
feu.
Personne ne remarqua, au volant, le plus jeune fils du bayle de
Sylvestral, Antoine, dit « Tounet », ni la vieille dame qui, derrière lui,
regardait de tous ses yeux, blottie dans l'ombre.
Personne? Si : Claudie l'aperçut et son cœur se mit à battre.
« N'est-ce pas l'auto de Vincent? se demanda-t-elle. Mais oui!
bien sûr! Et dedans, il y a Mme Lauret! Sans doute a-t-elle voulu
satisfaire, sans que personne le sache, son grand désir de revoir
Brigitte? Alors, elle a laissé partir son petit-fils, et puis elle s'est fait
porter dans la voiture et conduire ici, espérant regarder sans être vue....
Mais je suis là, heureusement! »
Dès ce moment, Claudie surveilla discrètement la voiture crème,
supposant bien que la maîtresse de Sylvestral s'esquiverait avant le
départ des visiteurs.
Elle ne se trompait pas. Lorsque les gens se levèrent, après le
dernier chant, l'automobile ronfla doucement, prête à prendre le
large. Claudie se précipita.
« Madame Lauret! Vous vous en allez sans que j'aie seulement
pu vous saluer? Ce n'est pas gentil! dit-elle en s'accoudant à la
portière.
- ... Je dois rentrer, il est tard, bredouilla la vieille dame (au
diable cette petite, ajouta-t-elle in petto : il a fallu qu'elle
m'aperçoive!).
- Mais, poursuivit Claudie, vous aurez bien encore un moment
pour dire bonjour à Brigitte?
- Je n'en ai pas l'intention, fit Mme Lauret, d'une voix troublée.
— Oh! madame, nous allons quitter les Cabanettes dans
quelques jours : quand retrouverez-vous une occasion de... de lui
parler? Je vous en supplie, ne partez pas! »
Tounet avait arrêté le moteur qui ronflait déjà et, quand il
entendit la fillette dire : « Ne partez pas », il descendit tranquillement
de la voiture et s'éloigna vers les Cabanettes.
« Et alors, Tounet? Où t'en vas-tu donc? demanda Mme Lauret.
— Je vais chercher.... »
Le reste de la phrase se perdit dans le brouhaha des invités qui se
préparaient à partir. On ne devait jamais savoir ce que Tounet allait
166
chercher, pour la bonne raison qu'il ne cherchait rien. Mais, grâce à
lui, sa patronne, immobilisée dans la voiture, ne pouvait s'en aller.
A cet instant, on entendit la voix inquiète de Brigitte :
« Claudie, où es-tu?
- Ici! cria la petite. Venez vite, mademoiselle! » La voix se
rapprocha.
« Que t'arrive-t-il? Que fais-tu là? Et pourquoi.... »
Brusquement, la jeune fille s'interrompit : elle venait de reconnaître
la voiture de Vincent et, dans l'entrebâillement de la portière, un
vieux visage, à peine distinct dans l'ombre : celui de Marné!
Claudie disparut comme par enchantement... et Brigitte se trouva
seule, en face de Mme Lauret.
Il y eut un instant de gêne et d'intense émotion. Puis, Marné fit,
d'une voix mal assurée :
« Tu m'as expédié à Sylvestral un petit ambassadeur terriblement
persuasif, Brigitte!
- En vous envoyant Claudie, je ne l'avais chargée d'aucune
démarche auprès de vous, protesta la jeune fille. C'est d'elle-même
que....
- Il n'importe, interrompit Marné : le bon Dieu avait sans
doute décidé d'employer cette petite à notre rapprochement. Brigitte,
ma mie, il me semble que notre brouille a suffisamment duré. Tu n'as
pas voulu m'écouter, tu m'as désobéi et peinée, mais, depuis
longtemps, si je n'arrivais pas encore à te pardonner, je ne cessais de
«bisquer » et de languir après toi. Veux-tu que tout soit oublié?
— Oh! Marné chérie, si je le veux! » s'écria Brigitte, en sautant
au cou de la vieille dame.
« Je ne te demande plus d'abandonner la belle tâche que tu as
entreprise et que je connais maintenant, grâce à tes lettres et à cette
babillarde de Claudie. Mais je serais la plus heureuse des créatures si
tu revenais de temps en temps chez nous.
- Dès demain, je vous ferai une petite visite à Sylvestral, promit
Brigitte. Quel bonheur de vous retrouver dans cette chère maison! Et
chaque fois que je disposerai de quelques jours, j'accourrai auprès de
vous.
« Maintenant, il faut que j'aille prendre congé de nos invités et
retrouver mes filles. J'en sais une qui va être presque aussi heureuse
que moi!
167
- Celle-là ne manque pas d'aplomb, dit Mme Lauret, mais c'est
une brave fillette, qui m'a aidée à franchir un pas difficile. Dis-lui
merci de ma part, Brigitte, et envoie-moi ce tarnagas de Tounet, car il
est temps de rentrer. Quant à Vincent, laisse-moi le plaisir de lui
annoncer que nous avons fait la paix! Bonsoir, ma perle. Ah! que je
vais bien dormir, cette nuit! »
168
CHAPITRE XXII
UN SOIR A SYLVESTRAL.
LA FIN DES BEAUX JOURS
169
Ce cher club ! Nous avons bien fait de le fonder : que devien-
drions-nous, sans lui?
- N'empêche, dit Nadine, que les vacances sont finies, et c'est un
peu triste. Nous avons fait beaucoup de choses, mais aujourd'hui, il n'y
a plus rien à l'horizon... que le voyage de retour.
- Tu te trompes, dit Brigitte en souriant : nous avons encore un
grand plaisir en perspective.
- Vraiment? Oh! mademoiselle, qu'est-ce que c'est?
- Une invitation à dîner, demain soir.
— Pour nous toutes?
— Naturellement. Et devinez où?
- Ce serait trop beau si c'était à Sylvestral, fit Claudie.
— Eh bien, réjouis-toi. C'est à Sylvestral!
- Pas possible! cria-t-on.
- Au mas défendu?
— Et non seulement il n'est plus défendu, mais on va y entrer en
invitées?
— Ma chère cousine veut vous faire agréablement terminer
le séjour en Camargue, et je suis ravie de vous emmener toutes dans
cette maison, où j'ai été accueillie avec tant d'affection, quand j'avais
votre âge », dit Brigitte.
Oui, Mme Lauret avait tenu à ce que le camp des Cabanettes se
terminât par une soirée au mas. Et, pour elle, la petite fête offerte aux
Amies de la Nature était encore, était surtout, la fête de la
réconciliation. Aussi la voulait-elle parfaitement réussie.
Les habitants de Sylvestral s'employaient avec entrain à la
préparer, depuis Naïs et toute la famille du bayle, jusqu'à Vincent, qui
délaissa la manade toute une journée pour se mettre au service de sa
grand-mère et s'activer, dehors et dans la maison, sans cesser de siffler
joyeusement, tant il était heureux que Marné eût enfin mis un terme à
sa brouille avec Brigitte.
Aux Cabanettes, on attendit avec impatience le moment de partir
pour le mas. Les filles avaient revêtu leur tenue « numéro un », et
Colette sa plus jolie robe d'été. Seule, Brigitte gardait ses vêtements
ordinaires.
« Vous ne vous faites pas belle, comme nous, mademoiselle?
demanda Monique, étonnée.
170
- Non, répondit Brigitte, avec un demi-sourire, pas pour le
moment, en tout cas. »
On se mit en route à six heures et, quoiqu'il fît encore bien
chaud, on chemina sans grogner le long de la draille, puis sur la route
et, enfin, dans un mauvais sentier. Mais, dès qu'on atteignit le mas, dès
qu'on eut franchi la haie de tamaris et trouvé l'ombre des grands pins
parasols, l'enchantement commença.
Suspendues par Vincent et Tounet aux branchés, aux buissons, à
la tonnelle recouverte des grappes de fleurs bleu pâle du plane-bago,
des lanternes vénitiennes multicolores se balançaient, attendant d'être
allumées, et donnaient un air de fête aux abords de la maison.
On vit aussi, dressée sur la terrasse, une longue table de trente-
quatre couverts. Nappe damassée, vaisselle en faïence de Moustiers,
verres de cristal, lourde argenterie, rien n'avait été jugé trop beau pour
les jeunes amies de Brigitte.
Autour de la terrasse, des feux allumés dans des braseros
déroulaient leurs spirales de fumée odorante et chassaient les
insupportables moustiques. Sous les orangers, plantés dans les grandes
jarres d'Anduze et portant à la fois leurs fruits d'or et les blanches
étoiles de leurs fleurs au parfum suave, Mme Lauret était déjà installée
dans son fauteuil roulant, et les Amies de la Nature allèrent la saluer,
l'une après l'autre.
Pour faire honneur à ses invitées, pour traduire aussi la joie de
son cœur en fête, elle avait revêtu son plus somptueux costume
provençal : satin broché violet, dentelles précieuses, lourde croix d'or
et de diamants sertis d'émail noir.
D'ailleurs, toute la gent féminine de Sylvestral, Naïs, la baylesse,
sa bru et la fiancée de Tounet, venue de son village d'Al baron,
arboraient également la tenue de gala du pays. Quant à Vincent, il
portait la veste de velours noir, la chemise bleu de roi à pois et la
cravate de piqué blanc, que les gardians mettent seulement les jours de
grandes réjouissances folkloriques.
Brigitte disparut dès l'arrivée, et les filles, trop occupées à
regarder autour d'elles, ne le remarquèrent même pas.
Sur les conseils de Colette, quelques-unes proposèrent de donner
« un coup de main ». On vit donc Pauline, Priscille, Nadine, sortir des
chaises de la maison et les placer autour de la table. D'autres
transportèrent des paniers de bouteilles ou des cruches d'eau fraîche.
171
Et voici qu'au moment où Julia, Françoise et Mary-vonne
sortaient de la cuisine, portant des corbeilles remplies de morceaux de
pain, elles aperçurent, dans l'escalier qui venait du premier étage, là
plus ravissante Provençale que l'on puisse rêver!
Tenant à deux mains les plis encombrants de sa robe de taffetas
vert olive à reflets rosés, Brigitte descendait de sa chambre,
rayonnante, le ruban de velours de sa coiffe couronnant ses cheveux
sombres et les épaules couvertes d'un merveilleux fichu de dentelle.
Les trois fillettes allaient s'exclamer mais, avant qu'elles aient
ouvert la bouche, Vincent traversa le vestibule et s'avança vers sa
cousine.
« Brigitte! s'écria-t-il, quelle bonne idée! Que tu es belle et que
j'aime te voir dans le costume de chez nous !
- Et moi, j'aime tellement le porter, dit-elle.
— Mais, demanda le jeune nomme, pourquoi cette nouvelle
robe? Pourquoi pas la bleue, que tu mettais toujours ? »
Brigitte se mit à rire.
« Parce que, figure-toi, elle ne me va plus. Eh! oui, quoique je ne
sois pas devenue bien grande ni bien grosse, la robe bleue est
décidément trop petite. Marné m'a prêté celle-ci, qu'elle portait, paraît-
il, le jour de ses fiançailles.
- La robe des fiançailles? » dit Vincent, d'une drôle de voix. Il
allait ajouter quelque chose, mais....
« Oh ! pardon, monsieur Vincent ! »
Françoise venait de le heurter avec sa grande corbeille de pain.
Après elle, Maryvonne passa entre Brigitte et lui en disant encore : «
Pardon! » et Julia s'arrêta carrément, avançant son panier et
expliquant:
« Vous voyez, mademoiselle : nous nous rendons utiles. Venez
vite vous faire admirer par les autres filles. D'ailleurs, on va dîner. »
Brigitte et Vincent n'eurent plus qu'à les suivre.
« Bien joué, murmura Françoise. Et, jusqu'à la fin de la soirée, il
faut tout faire pour empêcher qu'il lui parle seul à seul.
- Sois tranquille : on veillera. »
Le soleil disparut enfin à l'horizon et, bien qu'il ne fît pas encore
tout à fait nuit, Tounet alluma les lanternes vénitiennes, autour
desquelles des nuées de moustiques se mirent immédiatement à valser.
172
La plus ravissante Provençale.
173
« C'est tout de même agréable de manger, assise sur une bonne chaise,
devant une belle assiette à fleurs », remarqua Nadine en prenant place
avec ses compagnes à la table de fête.
Oui, et c'était agréable, aussi, de savourer l'exquise cuisine de
Naïs, ce repas vraiment parfait, depuis le thon à la mayonnaise et les
canards rôtis, jusqu'à la crème du dessert, accompagnée des fins et
légers gâteaux du pays, les « oreillettes », toutes poudrées de sucre et
fleurant bon le citron et la fleur d'oranger.
Le dîner se prolongea, très animé, très gai. Puis, tandis qu'on
desservait et enlevait la table, les fillettes se dispersèrent dans le
jardin, par petits groupes. Quelques-unes organisèrent des jeux,
d'autres, au bout d'un moment, revinrent sur la terrasse, auprès de
Mme Lauret.
Brigitte alla s'asseoir un peu à l'écart, près d'un massif de
lauriers-roses, sur un banc que les grands plis de sa robe recouvrirent à
demi. Elle se sentait si heureuse qu'elle éprouvait le besoin d'être seule
un instant," pour savourer sa joie.
Non, elle ne rêvait pas! Elle était à Sylvestral, ce Sylvestral, hier
encore inaccessible et lointain, et elle y avait retrouvé la tendresse de
Mamé!
De loin, elle voyait la vieille dame gaie, souriante, pétulante
même, entourée de ses invitées. Les petites s'étaient assises à ses
pieds, sur les dalles de pierre de la terrasse et à sa demande, Anne-Lise
chantait. Plus loin, se tenant par le bras, d'autres fillettes allaient et
venaient, le long des allées où les lanternes teignaient de vert, de
rouge, de jaune leurs blouses blanches.
Elles étaient toutes là, les « mauvaises têtes » comme les autres,
avec leurs défauts, leurs faiblesses, ou leur caractère difficile, mais
aussi avec leur jeunesse qui permettait tous les espoirs.
Elles étaient là, choyées et reçues ainsi que de petites amies,
tendrement appréciées.
Brigitte les regardait, toutes ensemble et chacune en particulier,
avec un sourire de bonheur.
« Comme tu les aimes, ces gamines! » dit, tout près d'elle, la
voix de Vincent.
Elle tressaillit, car elle ne l'avait pas entendu venir.
174
« Comment pourrais-je ne pas les aimer?
— Elles te rendent bien ton amitié, assura-t-il.
— Oh! cela, je ne l'affirmerai pas! Il est faux de dire que
l'affection attire inévitablement l'affection : ce serait trop simple et
trop beau! D'ailleurs, je cherche moins à me faire aimer de ces filles,
qu'à rendre leur vie plus heureuse. Quelques-unes, peut-être....
- Quelques-unes, sûrement, tiennent profondément à toi. Te faut-
il une preuve? demanda le jeune homme, en sortant une lettre de sa
poche.
— Une preuve? Que veux-tu dire? Montre-moi donc cela », fit
Brigitte, intriguée, en rassemblant les plis brillants de sa jupe, pour
faire une place à Vincent sur le banc.
Elle déplia l'a feuille de papier et, à la lueur orangée d'une
lanterne qui se balançait au-dessus de leurs têtes, elle lut :
Nous avons très bien compris que ce n'est pas uniquement votre
amitié pour les Amies de la Nature, qui vous attire aux Cabanettes et
nous devinons que votre cousine Brigitte vous intéresse beaucoup plus
que nous. Mous sommes même sûres que vous l'aimez énormément.
Aussi, avons-nous très peur que vous ne vouliez l'épouser. Et,
malheureusement, nous craignons qu'elle ne demande pas mieux.
Alors, par ces quelques lignes, nous venons vous supplier de ne
pas nous la prendre.
Il y a, dans le monde, beaucoup de demoiselles très gentilles,
parmi lesquelles vous trouverez facilement une femme. Mais il n'y a
qu'une Brigitte, personne ne peut la remplacer pour nous. Laissez-la-
nous, Monsieur Vincent, et nous vous en serons très reconnaissantes.
175
Elles te rendent bien ton amitié, assura-t-il.
176
— Oh! Vincent, je suis.... Je suis bouleversée! murmura-t-elle.
— Pourquoi, bouleversée?
- Parce qu'en me prouvant l'affection si touchante de ces petites,
cette lettre m'éclaire sur des sentiments qui... que... je ne soupçonnais
pas!
— C'est exactement ce qui s'est passé pour moi : ces pauvres
gamines ont obtenu le contraire de ce qu'elles désiraient.... C'est leur
lettre qui m'a appris que je t'aimais, Brigitte, et depuis longtemps! Oui,
elles ont vu plus clair en nous... que nous-mêmes!
- C'est merveilleux! soupira Brigitte.
- Qu'est-ce qui est merveilleux? Leur amitié... ou mon
amour? Et que faut-il leur répondre? interrogea Vincent en
prenant tendrement la main de Brigitte.
- Que je ne les abandonnerai pas, dit-elle, très bas.
— Est-ce à dire que tu ne me donnes aucun espoir?
— Aucun espoir? Oh! si, Vincent! Mais je ne peux quitter ces
filles maintenant. Elles ont encore trop besoin de moi et certaines,
plus que les autres. Françoise, en particulier, que je suis seule, je
crois, à pouvoir aider.
- Depuis que j'ai reçu cette lettre, Brigitte, je rêve de te voir
devenir la reine de notre domaine : un domaine que, grâce à tes
suggestions, j'ai pu rendre plus prospère et plus beau. Je pensais....
J'espérais que ce pourrait être bientôt.... A l'automne, quand je
reviendrai de Valence. Si tu avais voulu.... »
Brigitte hocha la tête.
« Ne me tente pas, Vincent. Je n'ai pas le droit d'accepter déjà ce
bonheur. Ma tâche n'est pas terminée à la pension Bénézet et je ne sais
combien de temps elle demandera encore : un an... deux, peut-être,
jusqu'à ce que ces filles puissent continuer leur route sans moi. Tu me
comprends, n'est-ce pas?
- Oui, je te comprends et je suis bien obligé de t'approuver. Mais
alors....
- Alors, Vincent, nous sommes encore très jeunes, nous avons
toute une grande vie devant nous et les plus beaux rêves nous sont
permis. Mais il faut prendre patience.
- Soit », dit Vincent en soupirant.
Cependant, les responsables de la lettre s'étaient aperçues de
l'absence de Brigitte. Elles la cherchèrent, parmi les invitées, sur la
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terrasse, dans les allées et, tout à coup, elles la virent de loin, avec —
horreur! — Vincent assis à côté d'elle.
« Regardez! Regardez! s'écria Claudie : c'est épouvantable !
- C'est comme ça que vous les avez surveillés? Je vous félicite!
grogna rageusement Françoise.
- Il vient sûrement de se déclarer : tout est perdu! gémit
Maryvonne.
— Quand je vous disais qu'il fallait le tuer!
- Le traître n'a tenu aucun compte de notre lettre! » Françoise
bondit :
« Vous l'avez envoyée, cette lettre? Eh bien, vous avez fait du
beau travail. Regardez!
- Est-ce qu'il ne lui tient pas la main? demanda Nadine.
Regardez, on ne distingue pas bien.
- Il ne manquerait plus que cela, par exemple! — Ne vous
montez pas la tête, mes enfants. Qu'ils
soient assis sur le même banc ne prouve rien, fit observer
Priscille. Peut-être parlent-ils simplement de cette belle fête? »
Monique la regarda avec pitié.
« Pauvre innocente! Tais-toi, va, tu feras mieux!
- Est-ce qu'ils auraient besoin, pour dire des banalités, de se
mettre à l'écart? Oh! mais, je veux savoir de quoi il retourne et je le
saurai... dès ce soir! assura Françoise.
- Tu le sauras? Et comment? On ne peut tout de même pas le
demander à Brigitte!
- Tiens! Et pourquoi pas? Laissez-moi faire : nous serons
bientôt fixées. »
Mais, jusqu'au moment du départ, Brigitte ne fut jamais seule.
Vincent et Marné l'accaparèrent, et Françoise, bouillant d'impatience,
ne put la voir un instant sans témoins.
Vers onze heures, on servit des rafraîchissements, avec les
dernières oreillettes, et puis il fallut prendre congé de la maîtresse de
Sylvestral : la fête était terminée.
*
* *
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Dans la nuit tiède, calme, presque sans vent, les Amies de la
Nature, les unes fort excitées, les autres tombant de sommeil,
cheminaient vers les Cabanettes.
Bien qu'on distinguât, dans l'ombre, les places claires de la
sansouïre qu'il fallait suivre, entre les buissons de salicornes, Colette
allait devant, une lampe électrique à la main.
Un peu lasse, Brigitte fermait la marche, infiniment heureuse et
mélancolique à la fois.
Heureuse parce que la lettre de quelques fillettes lui prouvait,
dans sa naïveté, que, s'il lui restait encore une lourde tâche à accomplir
à la pension, ses efforts, jusqu'à ce jour, avaient déjà porté des fruits....
Et mélancolique, parce que, pour mener à bien cette tâche, elle venait
de renoncer à un bonheur immédiat.
Tout à coup, Françoise fut à côté d'elle et demanda, à haute et
intelligible voix :
« Alors, mademoiselle, il paraît que vous allez vous marier et
nous laisser tomber?
- Oh ! Françoise ! Comme tu me dis cela », fit Brigitte, si peinée
par ce ton de sèche ironie, que les larmes lui montèrent aux yeux.
La petite comprit combien elle l'avait blessée et, un peu
honteuse, elle ajouta :
« Excusez-moi, mais nous avons tellement peur....
- Que je vous quitte? Rassure-toi, Françoise. »
Et comme, en entendant la brutale question de leur camarade, les
autres filles s'étaient arrêtées et l'entouraient, elle reprit :
« Puisque vous paraissez tellement au courant d'une chose dont
je n'avais pas l'intention de vous parler, parlons-en franchement, au
contraire. Oui, j'aurais pu me fiancer ce soir, me marier bientôt. Mais
j'ai dit à Vincent que je ne pouvais vous abandonner si brusquement. Il
a compris mes raisons et il a eu la bonté de consentir à ce que je
désirais : c'est-à-dire à attendre. Attendre encore un an... ou deux. »
Un murmure de satisfaction parcourut le groupe des fillettes.
Quel soulagement! On gardait Brigitte longtemps encore... car c'est
tellement long, un an ou deux, lorsqu'on en a douze ou quatorze!
Vincent n'était pas un monstre ! Il consentait à patienter, et les Amies
de la Nature regrettaient maintenant les épithètes dont elles l'avaient
gratifié.
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Et ce fut Priscille qui exprima le sentiment général en disant :
« Eh bien, vrai, mademoiselle! ce que vous êtes chic tous les
deux! »
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MOTS PARTICULIERS A LA CAMARGUE
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