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SEUL SUR LES ROUTES
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LUCIE RAUZIER-FONTAYNE
SEUL
SUR
LES ROUTES
ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET
HACHETTE
114
5
DU MÊME AUTEUR
dans l'Idéal-Bibliothèque
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TABLE DES MATIÈRES
I. L'arrivée 8
II. Vivette 13
III. Vivette et les coings. Une mission de confiance 20
IV. Un feu au bord de la route. La panique 30
V. Une rencontre inespérée. Le château en fête 35
VI. L'orage. La radio lance un appel 45
VII. La poursuite. Les forains 51
VIII. Le marché d'Aigues-Mortes 58
IX. La vieille barque. Une lumière dans la nuit 65
X. La maison du pêcheur. Gilles est malade 70
XI. Gilles est intrigué. Les larmes de rose 78
XII. Le secret de maître pierre 82
XIII. Le conseil de pierre. Courageuse résolution 86
XIV. Le retour 93
XV. Un ogre bienfaisant. La fin d'une aventure 100
7
.
CHAPITRE PREMIER
L'arrivée
8
Soudain, à la vue de la propriété de M. Barandon, le riche
viticulteur chez lequel il allait apprendre à servir comme jeune valet
de ferme, Gilles sentit que sa vie d'enfant était finie. Alors, tout le cha-
grin qu'il avait éprouvé en quittant Marseille le reprit. Il revit une
pauvre petite maman isolée, perdue au milieu de la foule sur le quai de
la gare tandis que le train s'éloignait, et les larmes lui montèrent aux
yeux. Mais il les refoula et n'en versa pas une seule. Est-ce qu'un
grand garçon comme lui allait pleurer comme un bébé?
Cependant, Brunel qui l'observait du coin de l'œil, vit
s'assombrir le visage expressif de l'enfant et demanda :
« Ça ne te plaît guère de venir à la Falabrègue, hein?
- Si, monsieur Brunel, ça me plaît, répondit poliment Gilles,
mais, vous comprenez, je « languis » un peu de maman,
- Et pourquoi t'a-t-elle placé, ta mère? Parce que je devais
gagner ma vie.
Maman est veuve, elle coud chez les gens comme lingère, mais
elle manque souvent de travail et...
- Et tu n'as pas toujours mangé à ta faim, pas vrai? Tu es maigre
comme une sauterelle.
- Oh! protesta Gilles, ça ne m'empêchera pas de faire tout le
travail que vous voudrez.
- Je l'espère, mon garçon. Mais dis-moi pour quelle raison ta
mère ne t'a pas gardé avec elle, en te mettant en apprentissage à
Marseille même?
C'est qu'elle aurait dû continuer à me nourrir, alors que, souvent,
je ne mangeais pas à ma faim, comme vous dites. Et puis elle a pensé
que l'air de la campagne serait plus sain pour moi que celui de la rue
sombre et de la maison humide que nous habitons et où je ne cessais
d'attraper rhumes et angines.
- Je comprends », dit le bayle. Puis il reprit, après un instant de
silence :
« Entre nous, je te dirai que M. Barandon aurait préféré un
garçon plus âgé que toi et complètement libre, alors que tu devras
fréquenter encore l'école du village pendant presque deux ans, mais, à
l'annonce qu'il a fait paraître dans le journal, seule ta mère a répondu.
Comme il hésitait tout de même à t'embaucher, je lui ai dit : « Deux
ans seront vite passés, monsieur, et puis, ce que nous voulons, n'est-ce
pas, c'est un gamin que nous formerons à notre idée. Eh bien, un petit
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de douze ans et demi prendra plus facilement nos habitudes qu'un
grand « garçonnas » de quatorze ou quinze. »
- Alors, qu'est-ce qu'il a répondu?
- Rien. Il balançait toujours. Moi, j'ai insisté : « L'enfant devra
se rendre à l'école, c'est vrai, mais la classe ne lui prendra que
quelques heures; et puis il y aura les jeudis, les dimanches, les
vacances, cela fera bien des jours où il ne bougera pas du mas. »
- Et vous l'avez décidé! Tant mieux! s'écria Gilles, car j'aurai du
plaisir à travailler avec vous. »
Le bayle sourit.
« Et moi je suis sûr que nous nous entendrons bien, mon garçon.
Pour commencer, tu es encore en congé jusqu'à la fin du mois : tu
auras ainsi tout le temps de t'habituer à la besogne qu'on te demandera.
Mais, ajouta M. Brunel en jetant de nouveau un coup d'œil sur l’enfant
brun, fluet et délicat assis à côté de lui, tu as joliment l'air de la ville,
toi! Espérons que tu t'accoutumeras vite à la vie de paysan et que tu
contenteras M. Barandon.
- Et comment est-il, M. Barandon? » interrogea anxieusement le
petit garçon.
Brunei hocha la tête.
« Il a l'air terrible, mais il est « brave », au fond. Oui, bien brave
: dis-toi çà chaque fois qu'il te fera peur.
— Peur? s'écria Gilles, inquiet. Qu'est-ce que vous voulez dire?
Qu'a-t-il donc de si effrayant?
- Hé! tu le verras bien, coupa le bayle. D'ailleurs, je n'ai pas le
temps de te faire son portrait : nous arrivons. »
La voiture, en effet, entrait dans la cour de la Falabrègue.
L'habitation du bayle, les écuries, le hangar, le garage, l'immense
cellier, d'où s'échappait encore la forte odeur des récentes vendanges,
s'élevaient sur trois côtés de cette cour. Le quatrième côté était séparé
par une grille d'un jardin, au fond duquel Gilles aperçut la maison du
maître, une grande maison avec un perron et une monumentale porte
d'entrée, flanquée de deux colonnes de marbre.
C'était une demeure prétentieuse et parfaitement déplacée à la
campagne. Mais le jeune garçon la trouva superbe et regretta que M.
Barandon y vécût tout seul, et que tant de place ne profitât pas à une
maman et à une demi-douzaine d'enfants.
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La vieille bonne précéda Brunel et Gilles le long du corridor et
les introduisit dans une vaste salle à manger en disant :
« Monsieur, c'est Brunel avec le gamin. »
Une voix tonitruante, dont le son fit tressaillir le jeune garçon,
cria :
« Eh bien, ce n'est pas trop tôt! Arrive ici, Brunel, grand lambin,
espèce d'escargot! Et alors? Tu t'es endormi en route? Tonnerre! Est-
ce qu'il faut tant de temps pour venir du village? Allez! montre-le-moi,
ce petit qui se cache derrière toi... Ah! Ah! Tu n'as pas une loupe à me
prêter pour que je puisse l'apercevoir? Il n'est pas plus gros qu'une
puce. »
Complètement abasourdi par cette voix de stentor, décontenancé
par ces remarques ironiques, vexé d'être encore une fois comparé à un
insecte peu sympathique, Gilles resta muet et tremblant devant le
maître de la Falabrègue.
L'aspect de ce dernier eût d'ailleurs suffi à l'impressionner. M.
Barandon était un géant, large en proportion de sa taille et pourvu d'un
visage écarlate, « orné » d'une grosse moustache ébouriffée. Ses yeux
étincelaient sous des sourcils en broussaille et très noirs, ses grandes
dents, visiblement fausses, semblaient prêtes à mordre chaque fois
qu'un sourire sarcastique les découvrait.
Sans bouger du fauteuil où il était assis, il dévisagea un instant
l'enfant en sifflotant, puis il demanda :
« Est-ce que ce brimborion de garçon serait muet, de surcroît?
- Non, monsieur... Bonjour, monsieur..., balbutia Gilles.
- Ah! bon! tu me rassures! Eh bien, jeune homme, j'espère
que tu nous donneras satisfaction. Tâche de ne pas oublier que je
n'aime pas les paresseux. Brunel te montrera ce que tu dois faire pour
lui, au mas, mais tu travailleras également ici, dans la maison,
où je compte que tu rendras quelques services à Naomi qui se fait
vieille et ne vient plus à bout de sa besogne.
« Sur ce, emmène notre nouvelle acquisition, Brunel, et installe
ce garçon chez toi... Bonsoir! » ajouta brusquement le maître de la
Falabrègue. Et, sans plus se soucier de ses visiteurs, il reprit le journal
qu'il était en train de lire à leur arrivée. « Alors, tu l'as vu, M.
Barandon? demanda Brunel lorsqu'ils furent dehors.
- Oui, répondit Gilles d'une voix tremblante, et vous aviez
raison : il est terrible! Jamais je ne m'habituerai à...
11
- Allons donc! coupa le bayle, on se fait vite à ses façons, tu
verras. Et rappelle-toi ce que je t'ai dit : il est brave, au fond.
- C'est possible, murmura Gilles, mais, pour le moment, il me
fait bien peur!»
12
CHAPITRE II
Vivette
13
« Installe-toi, dit Mme Nadine. Ensuite, mon mari te montrera la
Falabrègue. On ne te fera pas travailler aujourd'hui. D'ailleurs, la
journée est presque finie.»
Resté seul, Gilles défit son maigre bagage, rangea ses affaires,
puis il descendit dans la cour et attendit que le bayle vînt lui montrer
les lieux où il allait vivre et travailler.
Quel dépaysement soudain! Après l'agitation et le bruit de la
grande ville, le silence des champs; après la ruelle étroite et sombre où
il demeurait avec sa mère, les maisons blanches et le ciel immense!
Tout était différent, depuis les odeurs qu'il respirait jusqu'aux bruits
qu'il entendait : gloussements des poules, grincements de la grande
roue de l'élévateur d'eau, murmures du vent dans les cyprès, cris des
grives qui picoraient les raisins oubliés par les vendangeurs. En
présence de tant de choses nouvelles, Gilles se sentait tout étourdi.
Lorsque, en compagnie de Brunel, il eut visité tous les coins et
recoins de la Falabrègue, vu les chevaux dans l'écurie, le garage
abritant l'automobile et le camion, la remise que remplissaient la
jardinière, les charrettes et les tombereaux, la cave avec ses cuves et
ses énormes fûts, il se trouva de nouveau seul dans la cour, attendant
le dîner.
Un peu las, un peu triste aussi, il alla s'asseoir sur un banc de
pierre qu'ombrageait un très vieux grenadier.
Le bel arbre pliait sous le poids de ses fruits mûrs, dont certains
s'entrouvraient, laissant voir leurs grains de rubis.
Toc!
Sur les genoux de Gilles, quelques morceaux d'écorce
tombèrent. Distraitement, il les prit et les jeta devant lui.
Toc! Toc! Toc!
Après l'écorce, un grain, deux grains, trois grains, semblables à
des grêlons rouges lui effleurèrent la joue. Puis une quantité d'autres
s'abattirent sur lui.
Il leva la tête et ne vit rien, mais il entendit un rire étouffé. Alors,
quittant le banc, il se tint debout devant l'arbre dont les branches se
mirent à remuer d'étrange façon.
Tout à coup, deux jambes brunes et égratignées sortirent du
feuillage et étreignirent le tronc. Une jupe rouge suivit, puis le buste et
la tête d'une petite fille, qui glissa jusqu'à terre et se planta devant
Gilles, médusé.
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Maïs était-ce une petite fille ou un petit diable?
Ses yeux grands et noirs brillaient de malice; une forêt de
boucles brunes en désordre encadrait son visage barbouillé et noirci,
autour de la bouche, par l'écorce amère où s'incrustent les grains de
grenade. La même écorce avait taché sa robe et ses doigts. Et pourtant,
malgré sa figure et ses vêtements maculés, ses cheveux ébouriffés, ses
bras et ses jambes égratignés, Gilles la trouvait bien mignonne.
Elle riait de toutes ses dents aiguës et blanches en regardant le
jeune garçon.
« Tu ne t'attendais guère à ça, pas vrai? demanda-t-elle.
— Non, dit Gilles, je ne t'avais pas aperçue dans l'arbre.
Tu aurais dû voir ta tête, quand les grains sont tombés sur toi et
que tu t'es levé! Une tête d'ahuri, j'ai bien ri! »
Gilles ne riait pas, lui. Etre traité successivement de sauterelle,
de puce et d'ahuri, c'était beaucoup pour un seul jour! Mais, tout en
fronçant les sourcils, un peu fâché, il ne pouvait s'empêcher de
considérer la petite avec admiration.
« Tu es le fameux Gilles, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
— Oui. Et toi?
- Moi, je suis Vivette, et mon papa, c'est M. Brunel.
— Ah!... et il a beaucoup de filles comme toi, M. Brunel?
Non, fit-elle en riant, lui et maman disent qu'à moi seule je tiens
autant de place qu'une demi-douzaine d'enfants. Quel âge as-tu?
- Douze ans et demie.
- Et moi neuf. Et pourtant, je suis aussi grande que toi, regarde.»
Elle se dressa près de Gilles, mais le garçon fit calmement :
« Non,... parce que tu te lèves sur la pointe des pieds. »
Interdite, elle s'écarta, puis elle dit avec conviction :
« Tu l'as vu? Donc tu n'es pas si bête que ça. »
Spontanément, elle lui prit la main. Toute sa malice disparut et
elle ajouta avec une grande douceur :
« Tu n'es pas bête, mais tu es triste, pourquoi?
Parce que j'ai dû me séparer de ma mère, répondit-il presque à
voix basse.
— Ah! C'est vrai que ce n'est pas drôle. Moi, si on voulait me
faire quitter ma maman, je ferais tellement « tampine » qu'on serait
obligé de me laisser avec elle. Mais ici tu ne seras pas malheureux, va!
Et, si tu veux, nous serons bon amis.
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— Oui, je veux bien, fit Gilles touché. - Alors, viens. Rentrons
ensemble, on va dîner. »
Elle glissa une petite main tachée et collante dans celle de Gilles
et l'entraîna vers la maison. Et lui, serrant ces doigts menus, sentait
son cœur plus léger. Non, il ne serait pas malheureux à la Falabrègue,
malgré la dure séparation, malgré l'effrayant M. Barandon, malgré le
travail nouveau et peut-être pénible, parce qu'à la Falabrègue il y
aurait Vivette, cette drôle de petite fille, si moqueuse et si douce à la
fois, qui voulait bien être son amie.
*
**
16
A tous ces travaux, à toutes ces obligations, Gilles se soumettait
de bon cœur. Mais, ce qu'il détestait, c'était d'entendre, plusieurs fois
par jour, une fenêtre de la grande maison s'ouvrir et la voix aiguë de
Noami crier :
« Ho! Gillou! Viens vite, j'ai besoin de toi. »
Plus mort que vif, tremblant de se trouver en présence du terrible
M. Barandon, Gilles obéissait. Quel soulagement, lorsque la vieille
bonne se contentait de dire :
« Prends le vélo de Marco et va au village me chercher tout ce
qui est écrit sur cette liste. »
Gilles se hâtait alors de filer et pédalait joyeusement jusqu'à
l'épicerie ou la boucherie de B...
Au contraire, quel serrement de cœur lorsqu'il avait affaire
directement avec le maître de la Falabrègue! Ce diable d'homme, outre
sa taille et sa figure impressionnantes, parlait de façon à décon-
tenancer le petit garçon. Son ton ironique et bourru, ses éclats de voix
rendaient Gilles gauche et maladroit. Alors il s'affolait, laissait tomber
ce qu'il portait, ou ne voyait pas tel ou tel objet qu'on lui réclamait, ce
qui faisait dire à Naomi :
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« Ce petit, vé! il ne trouverait pas de l'eau à la mer! »
Chaque fois, M. Barandon grondait et criait. Mais le jour où
Gilles laissa choir sur le pavé, où elles se brisèrent en mille morceaux,
les lunettes de son maître, ce fut épouvantable!
Terrifié, collé contre le mur, le jeune garçon vit se déchaîner la
colère de M. Barandon, qui, le visage écarlate, le poing levé, hurlait :
« Grand maladroit! Idiot! Graine de chenapan! Tu n'as pas fini
de me casser toute ma maison? Qu'est-ce que tu démoliras encore? Tu
mériterais que je te démolisse toi-même, que je te... Tiens! va-t'en! va-
t'en vite! Ça vaudra mieux; car je serais capable de faire un malheur.
Allez! File! Et que je ne te voie plus de sitôt! »
Gilles s'enfuit sans demander son reste.,, et sans remarquer que
le poing levé ne s'était pas abattu sur lui, que le torrent de paroles
furibondes ne comportait aucune punition, et qu'en définitive le
terrifiant M. Barandon ne lui avait fait aucun mal.
Il traversa le jardin en courant, croyant encore entendre les cris
furieux qu'il redoutait par-dessus tout.
« Jamais, jamais je ne m'habituerai à ça. Pourquoi faut-il que je
travaille dans cette maison? Oh! si je pouvais retourner à Marseille! »
balbutiait-il, les yeux pleins de larmes.
Mais en débouchant dans la cour il aperçut, assise au pied d'un
laurier-rose, Vivette, qui se faisait un collier en enfilant les fleurs
tombées à terre.
Alors ses larmes cessèrent brusquement et il n'eut plus envie de
quitter la Falabrègue.
La petite fille l'interpella en riant de son air le plus moqueur :
« Hé! Gillou! Qu'est-ce qui t'arrive? On dirait que tu as vu le
diable!
-Presque! répondit-il. J'ai cru que M. Barandon allait me tuer.
Quelle colère! - Qu'est-ce que tu as fait?
-- J'ai... j'ai cassé ses lunettes. »
Vivette s'écria, railleuse, en imitant le ton piteux de Gilles :
« J'ai cassé ses lunettes... Rien que ça! Quel empoté tu fais!
J'aurais voulu te voir quand elles se sont brisées sur le pavé; tu devais
ouvrir des yeux comme ça!»
Et elle imita un visage bouleversé, au regard plein de terreur,
puis, de nouveau, elle éclata de rire.
Gilles protesta :
18
« Tu trouves que c'est drôle, Vivette,... pas moi! »
Et il avait l'air si malheureux, en effet, qu'aussitôt, par un de ces
brusques changements d'humeur dont elle était coutumière, Vivette
cessa de se moquer et dit gentiment :
« Ne te désole pas, Gillou; après tout, M. Barandon a une paire
de lunettes de rechange, et papa, qui va demain à la ville, lui en
apportera d'autres...
- Que je paierai avec mes gages, dit Gilles vivement.
- Alors, le mal sera réparé;... donc, ne fais pas cette tête! Je parie
que M. Barandon est déjà calmé. Ses colères font peur, c'est vrai, mais
elles ne durent pas.
Tu crois? demanda le jeune garçon. - J'en suis sûre. Il a déjà
oublié ta maladresse, va! Ne pense plus à cette histoire; ta journée est
finie, on va bientôt dîner, niais en attendant allons nous promener. J'ai
vu un-endroit plein de grosses mures. »
Et, la main dans la main, le long du chemin de terre qui
s'enfonçait à travers le vignoble, Gilles, rassuré, et sa petite amie,
parée de son collier de fleurs rosés au parfum vanillé, s'en allèrent
paisiblement. Vivette babillait sans arrêt, et sa voix claire s'élevait
dans le silence du soir, le beau soir doré de cette fin d'été.
Ils ramassèrent, sur les ronces, au bord d'une vigne, les mûres
noires et brillantes comme les yeux de Vivette. Et quand Mme Nadine
cria, au loin : « Vivett...te! Gillou...ou! A table! » ils se mirent à cou-
rir, affamés et joyeux, vers les bâtiments blancs de la Falabrègue. Et
tout en courant Gilles pensait :
« On dirait qu'il y a deux Vivette : la moqueuse, la capricieuse,
qui peut me faire tant de peine,... et l'autre, la gentille,... douce,
comme elle l'est en ce moment,... celle qui ressemble à la petite sœur
que j'aurais tant voulu avoir! Seulement, on ne sait jamais devant
laquelle des deux on va se trouver,... on n'est jamais tranquille,... et,
malgré tout, on ne peut s'empêcher de l'aimer. »
Oui, quelle que fût l'humeur de la petite fille, Gilles éprouvait
pour elle une tendresse indulgente que rien ne pouvait ébranler et qui
l'aidait à supporter la vie à la Falabrègue.
19
CHAPITRE III
20
- Hé non! Vas-y tout de suite : ne discute pas toujours. Tu liras
après.
- Les paniers seront lourds, une fois pleins, grogna la petite.
- Allons, allons, une grande fille comme toi est bien capable de
les porter jusqu'ici, ce n'est pas si loin. »
Et, ce disant, Nadine suspendait, par leur anse, deux grandes
corbeilles vides aux bras de sa fille. Celle-ci partit d'un pas traînant et
se dirigea vers le potager, au fond duquel se trouvait le cognassier.
En passant devant le jardin de M. Barandon, elle aperçut Gilles
qui, armé de la lance d'arrosage, donnait de l'eau aux plates-bandes.
Une bonne odeur de terre mouillée flottait au-dessus des phlox odo-
rants, des asters, des géraniums, des reines-marguerites, de toutes les
fleurs d'arrière-saison, qui s'épanouissaient encore à côté des premiers
chrysanthèmes.
« Salut, Gillou! » cria Vivette.
Il se retourna et lui sourit.
« Où vas-tu, avec ces paniers? demanda-t-il.
— Je vais... », commença la petite fille. Mais, prise d'une
inspiration soudaine, elle corrigea : « Je... je viens te les apporter :
maman veut des coings pour faire la confiture, et tu dois aller les
cueillir.
— Mais, répondit Gilles, surpris, ta mère sait bien que je
suis occupé. Fulcran m'a même dit de me dépêcher, car après il faut
que je...
- C'est possible, mais elle demande des coings tout de suite. Tu
peux bien cesser d'arroser pendant un moment. Viens donc!
- Alors, faisons vite », dit Gilles en tournant rapidement
l'extrémité de cuivre de la lance pour arrêter l'eau, et en la posant à
terre.
Vivette le chargea des corbeilles et le précéda en sautillant.
Ils traversèrent le potager, où les tomates répandaient au soleil
leur odeur fade, où les citrouilles arrondissaient leur panse parmi leurs
grandes feuilles, où les plants d'aubergines pliaient sous le poids des
longs fruits violets.
Le petit cognassier, devant lequel les enfants s'arrêtèrent, était
chargé de coings magnifiques, bien mûrs, dorés sous leur fin duvet
blanc, et Gilles entreprit immédiatement la cueillette.
« Tu ne m'aides pas? » demanda-t-il à Vivette.
21
Mais Vivette venait de tirer de la poche de son tablier le petit
livre qu'elle avait quitté à regret, un moment auparavant, et, plongée
dans sa lecture, elle dédaigna de répondre.
Indulgent, Gilles haussa les épaules et continua à jeter
rapidement les fruits dans les paniers. Lorsque ceux-ci furent pleins, il
annonça :
« Voilà! Reste là, si tu veux, moi, je rapporte les coings à Mme
Nadine. »
Mais Vivette ferma brusquement son livre.
« Non, non, dit-elle, prends-les seulement jusqu'au jardin; je
m'en chargerai ensuite jusqu'à la maison. Comme ça, tu pourras te
remettre plus vite à arroser.
— Bon! tu es bien gentille », dit Gilles sans voir le petit sourire
de Vivette, qui se mit à marcher devant lui, les mains vides et le pas
léger.
Mais, devant le jardin de M. Baranton, ils trouvèrent le vieux
Fulcran, furieux, qui regardait de tous côtés en grondant.
« Ah! te voilà! cria-t-il en apercevant le jeune garçon. Qui t'a
permis de quitter ton travail? Et tu as fait du beau : regarde! »
Gilles posa ses paniers et demeura consterné en voyant le jardin
inondé par la lance mal fermée et une grande quantité d'eau gaspillée,
cette eau si précieuse en ce pays où l'on a tant de peine à la tirer du
sous-sol!
« Oh! je croyais pourtant avoir bien tourné le lance-jet,
murmura-t-il.
- Eh bien, tu t'es trompé. Et pour la deuxième fois je te prie de
m'apprendre pourquoi tu es sorti de ce jardin.
— Mais parce que Mme Nadine m'a fait dire d'aller tout de
suite cueillir les coings.
- Mme Nadine? Qu'est-ce que tu racontes? Je lui ai demandé si
elle t'avait vu, et elle m'a répondu qu'elle ne savait pas où tu étais.
Donc, tu mens, par-dessus le marché. Oh! mais M. Barandon le
saura, et tu le sentiras passer, mon garçon!
— Non! non! ne lui dites rien, sup-* plia Gilles. Je ne
comprends pas que Mme Nadine... »
Il s'interrompit, et regarda Vivette.
22
« Est-ce que...? »
La petite fille essaya de crâner.
« Est-ce que... quoi? demanda-t-elle non sans insolence.
Ta maman t'avait-elle vraiment dit que je devais cueillir les
coings?
- Non, avoua-t-elle; c'est moi qui devais le faire, mais ça
m'ennuyait trop.
— Oh! Vivette! >>
II y avait, dans cette exclamation, tant
de douloureuse surprise que Vivette perdit soudain contenance.
<< Tu entends, Fulcran? fit-elle d'une voix altérée en se tournant
vers le vieux domestique.
- J'entends, j'entends, grommela-t-il, que Gilles n'a pas fait son
travail et qu'il a^gaspillé l'eau... et je ne veux savoir rien d'autre. Il
sera puni. »
Alors la Vivette se transforma brusquement en une petite furie.
« Méchant! Méchant! cria-t-elle, les yeux étincelants de colère,
en montrant le poing à Fulcran. Tu veux le faire punir quand je te dis
23
que c'est moi, que c'est moi seule qui... Oh! mais j'irai chez M.
Barandon; il ne me fait pas peur du tout, tu sais! Et je lui dirai que la
punition de Gillou, c'est moi qui la ferai! »
Et, se jetant impétueusement dans les bras de Gilles, elle éclata
en sanglots.
« Pardon, pardon, Gillou, balbutiait-elle à travers ses larmes, ne
sois pas trop fâché. Je ne croyais pas... je ne voulais pas... »
« Et voilà, pensait Gilles, voilà la meilleure des deux Vivette qui
reparaît. »
Fulcran regardait les enfants, sa colère tombée, avec même une
lueur d'amusement dans les yeux.
« Ah! petite « mostre »! Ah! « mounine » que tu es, Vivette! Tu
as voulu faire faire ton travail par un autre, n'est-ce pas? et tu
mériterais bien, en effet, d'être punie. Enfin, pour cette fois, nous ne
parlerons plus de cette histoire, mais tâche de ne pas recommencer à
jouer d'aussi vilains tours à ce garçon. Allez! apporte les coings à la
mère, et toi, Gilles, range la lance : j'ai idée que le jardin a été assez
arrosé comme ça... et même un peu trop! »
*
**
24
Lorsqu'ils eurent épluché les derniers coings, ils remplirent un
sac de mousseline des pépins noirs qui, en cuisant avec la gelée, la
feraient « prendre » et lui donneraient sa belle couleur de topaze rosée.
« Bon! » dit Mme Nadine en retirant du feu le chaudron de
cuivre, plein d'une pâte épaisse, « nous continuerons cet après-midi.
Pour le moment, il faut nettoyer la table et mettre le couvert : il est
presque midi. »
Pleine de zèle, Vivette se hâta d'enlever les épluchures et
d'essuyer la toile cirée, pendant que Gilles apportait les assiettes.
Ce fut alors qu'un malencontreux incident se produisit.
Par la fenêtre, Mme Nadine et les enfants virent M. Barandon
rentrer d'une tournée dans ses propriétés, sur son petit cheval
camarguais. Et Gilles, tout en se demandant comment l'infortunée
monture pouvait supporter le poids d'un si lourd cavalier, se précipita,
comme on lui avait appris à le faire, pour prendre Trêve par la bride et
le ramener à l'écurie, lorsque son maître aurait mis pied à terre.
Hélas! M. Barandon mit bien pied à terre, mais il le mit de
travers en sautant de la haute selle et, comme il pesait plus de cent
kilos, il se tordit la cheville, ressentit une douleur aiguë, hurla comme
un possédé, si fort que tout le personnel du mas accourut à ses cris. Il
apostropha les hommes avec fureur :
« Au lieu de rester là à me regarder, aidez-moi donc à rentrer
chez moi! Vous voyez bien que je ne peux pas marcher! » vociféra-t-
il.
Se servant des robustes épaules de Brune! et de Marco comme
de béquilles, il regagna sa maison à grand-peine en proférant, tout le
long du chemin, force « Aïe! Aïe! Tonnerre de tonnerre! » et même un
joli choix de jurons plus énergiques encore.
Naomi l'accueillit à grands cris apitoyés et se mit à tourner en
rond, affolée, en répétant : « Ce pauvre monsieur! Ce pauvre
monsieur! »
Elle se fit vertement rabrouer.
« Tais-toi donc et cesse de tournicoter comme une vieille toupie!
Avance plutôt mon fauteuil et mets une chaise devant pour que j'y
pose le pied. »
25
Naomi obéit. Et tous les habitants de la Falabrègue purent voir,
une fois M. Ba-randon déchaussé, sa cheville démesurément enflée.
« Elle est foulée et peut-être cassée, monsieur, dit Brunel, il
faudrait la montrer au médecin.
— Eh bien! Qu'est-ce que tu attends pour aller le chercher? fit
brusquement le blessé. Prends la voiture et dépêche-toi. »
Trois minutes plus tard, l'automobile, que M. Barandqn ne
confiait pas d'habitude à son bayle, filait sur la route du village
pendant qu'on entourait de compresses la cheville accidentée.
Le médecin ne se fit pas attendre et déclara que son client avait
une mauvaise foulure, et qu'il devait se résigner à rester, au moins une
quinzaine de jours, « le pied sur la chaise » (façon de parler qui
désigne, dans ce pays, tous les maux qui empêchent les gens de
marcher).
M. Barandon cria, fulmina, déclara qu'il ne pourrait jamais rester
si longtemps immobile,... mais fut bien obligé, finalement, de se
calmer et d'accepter cette épreuve.
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Un à un, les gens du mas s'éclipsèrent, le laissant d'une humeur
massacrante, en tête-à-tête avec l'infortunée Naomi.
Personne, dans les heures qui suivirent, ne se risqua du côté de la
grande maison. Les hommes partirent avec la charrette, suivis de
Marco, à bicyclette, sitôt après le repas, pris avec deux heures de
retard! A son grand regret, ils laissèrent Gilles, qu'ils chargèrent de
nettoyer le poulailler.
« Pourvu que Naomi ne m'appelle pas! » se disait-il avec
inquiétude.
A chaque instant, il craignait d'entendre la voix de la vieille
bonne crier, comme elle le faisait si souvent : « Ho! Gillou! Viens tout
de suite! »
Mais la grande maison restait silencieuse.
Vers la fin de l'après-midi, Mme Nadine partit avec Vivette pour
un mas voisin où demeurait la marraine de la petite fille. Resté seul,
Gilles commençait à se féliciter de n'avoir pas été réquisitionné par
Naomi, lorsque l'appel redouté se fit entendre.
En soupirant il se dirigea vers la maison.
« Qu'est-ce qu'elle peut bien me vouloir? » se demandait-il.
Hélas! elle ne lui voulait rien... c'était lui qui le faisait appeler.
Gilles entra en tremblant dans la salle à manger où se tenait M.
Barandon. Celui-
ci avait sa figure des plus mauvais jours. « On le comprend, se
dit le jeune garçon, il doit beaucoup souffrir. »
Eh bien, non! Pour l'instant, M. Barandon ne pensait pas à sa
cheville blessée, il avait un autre souci.
« Nadine est-elle au mas? demanda-t-il brusquement.
- Non, monsieur, elle est allée à Vaquerolles avec Vivette.
- Allons, bon! fit rageusement M. Barandon. Et Brunel?
Fulcran? Marco? Partis aussi, je parie; j'ai entendu la charrette sortir
de la cour.
— Oui, ils sont à la vigne des Costières.
— Alors, il n'y a personne, à la Falabrègue?
- Personne... que moi. »
Le blessé fit entendre un grondement 1 furieux, comme s'il allait
aboyer. Puis, il cria :
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« Naturellement! Il suffit que j'aie besoin des gens pour qu'ils ne
soient pas là! Et il me suffit d'avoir le pied sur la chaise pour découvrir
que je devrais être en ce moment au village. Alors, quoi? Tu me
regardes d'un air ahuri; tu ne comprends pas ce que je te dis, que je
devrais ab-so-lu-ment être au village?
- Si... Si, je comprends, balbutia Gilles, Mais, si vous avez une
commission à faire, je pourrais...
Tu pourrais, tu pourrais! Evidemment, il faudra bien que je me
contente de toi; cette vieille bique de Naomi est incapable de faire
trois kilomètres pour aller à B... et trois autres pour revenir. Mais tu es
bien jeune pour que je te confie... »
II se tut un instant en regardant le jeune garçon d'un air critique.
Sous ce regard, Gilles eut l'impression qu'il se recroquevillait, qu'il
devenait petit, tout petit, presque invisible. En même temps, il se
demandait ce que M. Barandon pouvait bien avoir à lui confier.
« Voilà, dit enfin le maître de la Falabrègue : tu sais que j'ai
acheté dernièrement le cheval gris pommelé.
- Oui, monsieur. C'est un beau cheval.
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— Là n'est pas la question, fit le blessé
avec impatience. Mais j'ai promis au vendeur, un dénommé
Jalabert, de B..., que je le paierais sans faute avant ce soir. Tu entends
sans faute, car il a besoin de cet argent pour acquitter lui-même une
dette demain. J'ai négligé de lui régler son dû jusqu'à ce jour et je
comptais me rendre au village cet après-midi. Et voilà que cette
maudite foulure, non seulement m'empêche de m'y rendre, mais, par-
dessus le marché, m'a fait oublier d'envoyer quelqu'un à ma place.
- Je peux y aller, moi, dit Gilles.
Eh oui! Il le faut bien. Seulement, il s'agit d'une somme
importante. Tu feras bien attention de ne pas la perdre et tu me
rapporteras le reçu.
— Oui, monsieur.
- Prends le vélo de Marco, tu iras plus vite.
— Il n'est pas là, Marco est parti avec.
- Alors, il te faudra aller à pied. Tu ne seras pas de retour avant
la nuit.
— Ça ne fait rien, monsieur, dit Gilles, plein de bonne volonté.
- Ouvre le secrétaire, ordonna M. Barandon. Prends cette
grande enveloppe jaune, là, devant toi. Elle n'entre pas dans ta poche?
Non, naturellement! Alors tiens-la à la main et tiens-la bien! Jalabert
habite la première maison en arrivant au village. Tu lui expliqueras ce
qui s'est passé et tu reviendras vite. Allons, file! »
Gilles sortit, tenant précieusement l'enveloppe. Il courut au mas
pour échanger ses vêtements de travail tout tachés contre un pantalon
de velours côtelé, enfiler sur son pull-over un blouson bleu marine, car
la soirée promettait d'être froide, et, comme le vent soufflait assez fort,
il se coiffa d'un béret. Puis il sortit, prit d'abord le chemin privé du
mas et s'engagea ensuite sur la route qui se déroulait devant lui, toute
droite, entre les grandes étendues de vigne.
29
CHAPITRE IV
30
Suffoqué par la fumée que le mistral lui jetait au visage, Gilles
passa très vite et continua son chemin.
Soudain, un coup de vent plus violent ouvrit brusquement son
blouson, qu'il n'avait pas boutonné. Il voulut le refermer, mais, dans le
mouvement qu'il fit pour ramener le vêtement sur sa poitrine, il lâcha
l'enveloppe qui fila derrière lui sur la route, en tourbillonnant.
Revenant sur ses pas, le jeune garçon courut pour la rattraper.
Malheureusement, chaque fois qu'il allait la saisir, elle lui échappait,
balayée par une bourrasque, plus loin, toujours plus loin... tout droit
vers le fossé en feu.
Lorsqu'il la vit s'approcher des flammes, Gilles, horrifié, cria :
« Non! Pas ça! Pas ça! » Et il courut plus vite encore.
Il fallait arriver à temps pour empêcher la catastrophe, pour
saisir l'enveloppe avant qu'elle ne fût happée par le feu.
Hors d'haleine, il la rejoignit enfin, voulut mettre le pied dessus,
la manqua de peu... alors que le vent l'emportait vers le brasier.
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Dans un suprême effort, Gilles s'élança, mais, au moment où il
atteignait de nouveau son but, il se heurta à une borne kilométrique,
tomba rudement sur la route, pendant que, dansant et tourbillonnant
dans le vent, le rectangle de papier jaune disparaissait parmi les
flammes.
Le pauvre garçon poussa un cri de désespoir en voyant
l'enveloppe qui commençait à flamber. Mais comme en se brûlant les
doigts, il la tirait à lui, elle creva brusquement et son contenu
s'éparpilla dans le feu, où il se consuma en un instant.
Muet, atterré, Gilles se releva lentement et resta là, debout, sur le
bord de la route, regardant s'envoler dans les tourbillons de fumée, les
petits morceaux de papier brûlé.
« Mais ce n'est pas possible! Mais qu'est-ce que je vais faire? »
gémit-il enfin.
Ce qu'il fallait faire? En l'envisageant, il fut pris d'une véritable
panique. Rentrer au mas, comparaître devant le terrible M. Barandon
et dire ce qui venait de se passer? A cette seule pensée, Gilles sentait
son sang se figer dans ses veines. Non! Mille fois non! Jamais il
n'oserait affronter l'épouvantable colère de son maître.
« II me tuerait! Oui, il serait capable de me tuer! » balbutia-t-il,
affolé.
Il jeta autour de lui des regards éperdus et, sur la route déserte,
dans la nuit tombante, il se sentit si seul, si désespéré, qu'il n'eut plus
qu'une seule idée : « Maman! » qu'un seul désir : se réfugier auprès de
cette mère chérie et lui demander son aide. Oui, courir vers elle, la
supplier de lui chercher une autre place et d'écrire à M. Barandon que
Gilles allait travailler pour rembourser jusqu'au dernier centime la
somme perdue... Mais, surtout, ne pas revoir le maître de la
Falabrègue : cela, c'était au-dessus de ses forces!
Alors... quitter pour toujours les braves Brunel.. et Vivette? Ah!
c'était bien dur, mais, plutôt que d'être humilié et châtié devant sa
petite amie, il préférait la perdre à jamais.
Dès lors, dans son affolement et son désarroi, il ne songea plus
qu'à gagner Marseille au plus vite.
Avant même de s'être exactement rendu compte de ce qu'il
faisait, il courait déjà à perdre haleine, atteignait le village qu'il
traversa sans rencontrer personne — car c'était l'heure du dîner — et
s'élançait plus loin, vers le sud.
32
Sans ralentir son allure, il réfléchissait et se demandait comment
il pourrait atteindre son but, à défaut d'argent pour payer sa place dans
un train ou un car.
Eh bien, il n'avait qu'à aller jusqu'à la mer. Là, il suivrait le
rivage, aussi longtemps qu'il le faudrait et il finirait forcément par
arriver à Marseille.
Oui, mais... il rencontrerait les larges embouchures des deux bras
du Rhône qu'il faudrait franchir et le passage par le bac n'était pas
gratuit! Bah! Il ne manquait pas de barques, amarrées au bord du
fleuve. En bon Marseillais, il savait en manier les rames et il trouverait
bien le moyen d'en détacher une, pour gagner l'autre rive.
Ainsi, naïvement, Gilles organisait, tout en courant, sa fuite et
son voyage. De quoi se nourrirait-il? Il n'en savait rien, mais il
songeait vaguement qu'il y avait, au bord des routes, des figuiers
portant leurs derniers fruits, des jujubiers dont les branches
dépassaient les murs des cours, des amandes oubliées sur les aman-
diers sauvages : de quoi apaiser sa faim et lui donner la force de
continuer son chemin.
33
Pour le moment, le premier objectif était le petit port de pêche
du Grau-du-Roi, à une trentaine de kilomètres de l'endroit où il se
trouvait.
Gilles avait l'intention de marcher toute la nuit pour s'éloigner le
plus vite possible de la Falabrègue. Il chemina rapidement jusqu'à une
heure du matin. Mais alors la fatigue ralentit son pas, tandis que son
estomac criait famine.
Pourtant, lorsqu'il pensait : « On doit me chercher, à l'a
Falabrègue. Pourvu que personne ne m'ait vu passer au village et
courir sur cette route! Pourvu qu'on ne me rattrape pas! » il se
raidissait et se hâtait de nouveau.
Mais, passé deux heures, à bout de forces, il décida de prendre
un moment de repos,
Un peu en retrait du chemin, au bord d'une vigne, il distinguait
dans l'ombre les pierres claires d'une capitèle, une de ces petites
cabanes sans porte où les cultivateurs s'abritent ou remisent des outils,
Il fallait profiter de ce refuge inespéré, au-dessus duquel un figuier
étendait ses branches tordues aux larges feuilles sombres.
Comme Gilles s'approchait, son pied glissa sur une figue à demi
desséchée, mais savoureuse encore et nourrissante, que le vent avait
détachée de l'arbre. A tâtons, dans l'obscurité, le jeune garçon chercha
parmi l'herbe sèche et eut la chance de ramasser plusieurs autres fruits
qu'il dévora. Puis il pénétra dans la capitèle, à l'intérieur de laquelle il
n'y avait qu'une vieille bêche et un sac à demi rempli de foin, de ceux
dont les vendangeurs protègent leur nuque, pour transporter les
lourdes comportes pleines de raisins.
Le sac était un oreiller tout trouvé et le sol sablonneux ne parut
pas trop dur au fugitif. Il s'y étendit avec un grand soupir de fatigue,
posa la tête sur le coussin improvisé et s'endormit aussitôt
34
CHAPITRE V
35
Là-bas, en effet, une voiture venait d'apparaître, qui se
rapprochait rapidement, et c'était bien celle de la Falabrègue. On ne
voyait pas si souvent cette carrosserie démodée, d'un rouge éclatant, et
l'on pouvait reconnaître entre mille le timbre voilé du klaxon.
Cependant, elle ne venait pas du mas, elle semblait plutôt y
retourner. Partie sans doute de grand matin, peut-être même pendant la
nuit, à la poursuite du fugitif, elle rentrait maintenant sans l'avoir
rejoint.
Gilles fit volte-face et se précipita au fond de la capitèle. Là, tapi
dans l'ombre, il regarda au-dehors, tout tremblant. La voiture allait
passer sur la route, à dix mètres de lui.
A toute vitesse, elle parvint à la hauteur de la capitèle et
s'éloigna,... mais Gilles avait eu le temps d'apercevoir le visage
sombre et tendu de M. Brunel. Alors un flot de tristesse l'envahit, en
même temps qu'une terrible angoisse. On le cherchait sûrement
partout, et le bayle avait dû s'arrêter dans chaque village pour alerter la
gendarmerie. S'il suivait la route, il risquait à chaque instant d'être
reconnu. Mais que faire?
Il n'y avait qu'une solution : prendre à travers champs. « Et
encore, se disait-il, on doit faire des battues dans toute la campagne.
Est-ce que j'arriverai à y échapper? »
Le vent, maintenant tombé, avait si bien secoué le figuier
pendant la nuit que l'herbe était jonchée de fruits tout ridés et à demi
desséchés. Il en mangea quelques-uns, puis il partit à travers les
vignes.
Malheureusement, la marche était fort pénible entre les longues
rangées de ceps, sur la terre molle où le pied enfonçait à chaque pas, et
Gilles avançait avec une lenteur décourageante. Après avoir cheminé
pendant une heure, il trouva un chemin qui conduisait il ne savait où,
un chemin presque parallèle à la route, où l'on se trouvait à l'abri des
regards, entre les talus couronnés de vignes encore feuillues qui le
bordaient. Il s'y engagea, soulagé, et marcha plus vite sur le sol
pierreux.
Il chemina ainsi une grande partie de la matinée, mais à la
longue la fatigue ralentit son pas, la faim le tenailla, l'angoisse
l'envahit de nouveau. Aurait-il la force d'atteindre son but? Ah! que
Marseille lui paraissait loin, loin, au bout du monde, séparée de lui
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non seulement par tant de kilomètres, mais encore par tous ceux qui,
certainement, le recherchaient et tentaient de l'arrêter!
Tout à coup, il aperçut, au milieu du vignoble, des pins, des
marronniers, des platanes, formant un îlot de sombre verdure de
feuillage jauni. En approchant, il découvrit la grille d'un parc, puis au
bout d'une allée, une maison flanquée de deux tours massives
empourprées de vigne vierge, et, plus loin, le mas et les dépendances
du château, qui devait appartenir à l'un des plus importants viticulteurs
du pays. Devant la grille, se tenait une femme. Elle paraissait fort
agitée, piétinait avec impatience, mettait de temps en temps la main
au-dessus de ses yeux pour regarder au loin, haussait les épaules et
parlait toute seule d'un air furieux.
« Qu'est-ce qu'elle a donc? » se demandait le jeune garçon.
Il le sut bientôt, car, dès qu'il fut près d'elle, la femme
l'interpella.
« Hé, petit! »
Aïe! Gilles n'aimait pas du tout cela. Que lui voulait cette
personne? Allait-elle lui poser des questions indiscrètes?
Il s'arrêta et la regarda timidement.
« Tu vas jusqu'à V...? demanda-t-elle.
—- Oui, madame.
Tu ne me ferais pas une commission, là-bas?
— Mais... si. »
Que répondre? Un refus risquait d'intriguer la femme et
d'éveiller ses soupçons.
« Bon. Alors, entre à la pâtisserie et demande à Mme Bosc ce
qui arrive et si elle se moque de nous.
— Si...?
- Eh bien, oui, si ce sont des manières de faire attendre les gens à
se manger les sangs et à devenir chèvres! »
Les sourcils levés, Gilles parut si ahuri que la femme se calma
un peu pour expliquer :
« On fête les fiançailles de notre demoiselle aujourd'hui. Les
invités sont déjà là, et moi, j'ai fait un bon repas (oui, je suis la
cuisinière du château). Mais toute la pâtisserie est commandée au
village, et la pâtissière avait promis de l'envoyer avant dix heures. Tu
entends? Avant dix heures! Il est onze heures et demie, et rien ne
vient. Je ne sais que penser. Si encore elle avait le téléphone, cette
37
Mme Bosc! Mais, naturellement, elle ne l'a pas, et tout le monde ici
est trop occupé pour courir jusque chez elle.
— Je comprends, dit Gilles. Je ferai votre commission.
Tu seras bien brave. Va vite, mon garçon, et surtout dis-lui de se
presser. »
Gilles repartit, soulagé d'avoir échappé aux questions qu'il
redoutait, mais très inquiet et très ennuyé d'être obligé de pénétrer
dans un magasin et de parler à des gens.
Il continua le chemin qui se rapprochait peu à peu de la route et
finit par déboucher tout près du village qu'il atteignit bientôt. Il
chercha et trouva l'unique boulangerie-pâtisserie dans la rue
principale.
La boutique était vide, mais on entendait des exclamations et des
gémissements venant de la pièce voisine.
Au bruit que fit la clochette de la porte, une femme accourut.
« Qu'est-ce que tu veux, petit? » demanda-t-elle.
Gilles fit la commission dont on l'avait chargé... en adoucissant
quelque peu les termes employés par la cuisinière du château.
« Ce qui arrive? s'écria la pâtissière.
Thérèse veut savoir ce qui arrive? Eh bien, tiens, regarde! »
Elle poussa Gilles dans l'arrière-boutique : un jeune homme était
là, affalé dans un fauteuil, la tête enveloppée d'un bandage, une
manche relevée, découvrant un bras ensanglanté.
« ... Et cassé, pour sûr! gémit la pâtissière. Il y a un bon moment
que nous attendons le médecin. Ce garçon revenait de livrer un gâteau
dans le village, avant de partir pour le château, quand il s'est fait
renverser par une auto... et arranger comme tu vois. Je n'ai pas encore
eu le temps de chercher quelqu'un pour apporter les... Oh! mais, dis-
moi! Tu tombes bien, toi; tu vas me rendre ce service, pas vrai?
- Mais, fit Gilles, je...
— Quoi? Tu n'as pas le temps? Ça te dérangerait tellement? D'où
es-tu et où vas-tu?
— Non, non, madame, ça ne me dérange pas, fit Gilles
précipitamment.
— Très bien. Alors, prends le vélo — moins abîmé que le
garçon, heureusement. Il est devant la vitrine. Tiens-le, pendant que j'y
attache la corbeille. »
38
« Tu ne me ferais pas une commission
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Gilles obéit. Sur le porte-bagages, la pâtissière fixa un très grand
panier, d'où émergeaient deux hautes « sultanes » de choux à la crème,
glacées de caramel et surmontées d'une rosé en massepain, qu'on
apercevait à travers le papier transparent qui les enveloppait.
Mme Bosc recouvrit d'un linge blanc le reste de la pâtisserie qui
remplissait la corbeille. Gilles eut le temps d'entrevoir deux gros pâtés,
dorés et appétissants, des croûtes de bouchées à la reine, de fins
entremets, des petits-fours, et le pauvre garçon, à demi mort de faim,
sentit l'eau lui venir à la bouche. La commission dont on le chargeait
représentait vraiment pour lui une dure épreuve!
Enfourchant la bicyclette, il repartit vers le château. De temps à
autre, une bouffée d'odeurs délicieuses venait lui chatouiller les
narines. Quelle tentation! S'arrêter un instant, glisser la main sous la
serviette blanche, prendre un gâteau... ou deux, pour apaiser un peu sa
terrible fringale : ce serait si facile, et qui s'en apercevrait?
« Non, il ne faut pas, il ne faut pas! » murmurait-il. Et l'effort
qu'il faisait pour résister à son envie lui remplissait les yeux de larmes.
Et puis, que de temps il perdait! Quel danger il courait en revenant sur
ses pas, alors qu'on devait le chercher surtout dans la région la plus
proche de la Falabrègue!
« Sitôt les gâteaux livrés, je repartirai », décida-t-il, car il avait
hâte de poursuivre son chemin.
Tout à coup, il poussa une exclamation étouffée : une
automobile venait de le dépasser... et c'était la voiture des gendarmes!
Quatre hommes l'occupaient; sans doute allaient-ils rejoindre leurs
camarades des autres villages pour faire des battues autour de la
Falabrègue. Ils venaient de passer à côté de ce jeune cycliste, pédalant
devant sa corbeille de pâtissier, sans reconnaître en lui le fugitif qu'ils
recherchaient!
Bouleversé, Gilles roula à toute vitesse jusqu'à la petite route
privée qui conduisait au château. Là, il se sentit en sécurité et ralentit
un peu son allure.
Lorsqu'il atteignit la grille du parc, il descendit de la bicyclette
et, la poussant devant lui, il remonta la grande allée.
Le soleil d'automne, lourd et voilé, pesait sur la route, mais
comme il faisait bon à l'ombre des pins odorants et des marronniers,
dont les fruits brillants tombaient de temps à autre et roulaient devant
lui!
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Au bout de l'allée, un jardin se parait de toutes les fleurs de la
saison : les derniers dahlias, les asters, les glaïeuls et les premiers
chrysanthèmes, aux teintes éclatantes.
A l'écart de la route, un profond silence régnait autour de la
maison.
« C'est le château de la Belle au bois dormant », pensa Gilles.
Mais, en fait de belle princesse, la vieille Thérèse, qui le guettait sans
doute, apparut le visage épanoui à la vue de la corbeille tant attendue.
« Enfin! Voilà notre commande! s'écria-t-elle, et c'est toi qui
nous l'apportes, petit? Qu'est-ce que ça veut dire? »
Gilles raconta l'accident survenu au garçon de Mme Bosc et
l'embarras de cette dernière qui, finalement, l'avait prié de revenir sur
ses pas et d'apporter les gâteaux au château.
« Tu nous rends un fameux service, mon garçon, et je te
remercie bien », dit Thérèse.
Gilles pensa :
« Est-ce que je vais oser lui demander un peu de pain, avant de
m'en aller? »
Il n'eut pas cette peine. Comme il commençait à dire : « Alors, je
m'en retourne, madame, mais... », Thérèse lui coupa la parole :
« Tu n'es pas malade, dis? Tu crois que je vais te laisser partir
sans te payer de ta peine et l'estomac vide? Il est plus de midi : tu dois
avoir faim. »
« Et comment! » pensa le jeune garçon.
« Tu mangeras ici, et tu auras ta part du repas de fête. J'espère
que tu as le temps de t'arrêter chez nous. Est-ce qu'on t'attend, là où tu
vas?
— Non, non, je peux très bien rester, protesta prudemment
Gilles.
— Eh bien, c'est entendu reprit la cuisinière. D'autant que le
garçon pâtissier devait nous donner un coup de main pour le service.
Si tu veux le remplacer, tu seras payé de ta peine. »
« De mieux en mieux, se dit Gilles : si je m'attarde un peu, en
revanche, avec cet argent je pourrai faire une partie du chemin en car
et m'éloigner plus vite. »
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« Suis-moi », fit Thérèse.
Elle le mena derrière la maison, où se trouvait l'entrée de service,
et l'introduisit dans une vaste cuisine, pleine d'odeurs appétissantes. Le
personnel du château s'y affairait, et l'apparition du panier de
pâtisserie fut accueillie par des exclamations de soulagement.
« Enfin! Enfin! Ce n'est pas trop tôt!
- On se demandait ce qui arrivait!
- Je peux tout de suite annoncer que madame est servie », dit le
maître d'hôtel en veste blanche qui revenait du salon portant un
plateau chargé de verres et de bouteilles d'apéritifs.
A partir de ce moment, tout fut ce jour-là pour Gilles comme s'il
vivait dans un conte de fées, en sécurité, et bien loin de toutes
poursuites.
A la longue table, servie pour le personnel dans la réserve, à côté
de la cuisine, il eut sa place, entre Thérèse et le jardinier qui veillaient
sur lui avec sollicitude, et il savoura tous les mets délicieux à mesure
que les plats revenaient de la salle à manger.
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Au dessert, le maître d'hôtel lui demanda de présenter les
gaufrettes, pendant que lui-même servirait les glaces sorties du
réfrigérateur et découperait les sultanes.
Gilles, intimidé, pénétra dans une magnifique pièce où toute une
heureuse famille entourait la table fleurie, étincelante de cristaux et
d'argenterie. La fiancée, en robe rosé, sourit à ce petit valet improvisé,
et la maîtresse de maison lui demanda qui il était et d'où il venait...
questions auxquelles il fut répondu très vaguement, au milieu du
joyeux brouhaha des conversations.
Gilles vit là plusieurs enfants de son âge, élégants et rieurs.
« Qu'ils sont heureux! » pensa-t-il tandis que son cœur se serrait
brusquement à la pensée de son propre sort.
Pourtant, il n'éprouva aucune jalousie, niais seulement une
grande tristesse, car, après deux heures de détente, de repos, d'oubli, il
repensa brusquement à l'enveloppe à lui confiée, disparue dans le feu,
et il évoqua le terrible M. Barandon, furieux, faisant les gros yeux,
montrant ses grandes dents, comme un loup qui va mordre, et criant de
sa voix de tonnerre en levant un poing menaçant.
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Le pauvre garçon eût bien voulu continuer son chemin tout de
suite et se hâter vers son but lointain. Mais on le retint encore pour
aider à servir le café, à débarrasser la table, à essuyer la vaisselle.
Ce fut seulement au milieu de l'après-midi que, rassasié et
pourvu du paiement promis, il quitta le château en fête sur la
bicyclette du garçon pâtissier, la corbeille vide derrière lui.
Que de temps il avait perdu! La panique le reprit lorsqu'il se
retrouva sur la route, et il fila comme une flèche jusqu'à V... Là, il
s'arrêta pour rendre à Mme Bosc ce qui lui appartenait et lui demander
des nouvelles de son garçon.
« II est moins blessé que je ne craignais, dit-elle. Dans une
quinzaine de jours, il pourra reprendre son travail. Tu m'as rendu
grand service, mon ami, ajouta-t-elle en lui glissant un nouveau billet
dans la main, et je t'en remercie. Allons, bon voyage, petit!... A
propos, où vas-tu comme ça, tout seul, et à pied? »
Sans hésiter, il répondit :
« Je vais jusqu'au prochain village. Puisque je n'ai pas pu
prendre le car de midi, j'y prendrai celui de ce soir, pour le Grau-du-
Roi. »
Il disait vrai : le matin, il eût été bien empêché de payer sa place,
mais maintenant, avec l'argent qu'il venait de gagner, il pouvait se
faire transporter rapidement jusqu'au petit port de pêche, et plus loin
encore, le lendemain, sur le chemin de Marseille.
« Mais pourquoi ne pas attendre ici? demanda la pâtissière.
- Parce que j'aime mieux marcher que de rester à me morfondre
sur la place de la mairie », répondit Gilles, qui ne tenait guère à
demeurer exposé, bien en vue, au milieu du village, devant l'arrêt du
car.
Il prit rapidement congé de Mme Bosc et se remit en route.
44
CHAPITRE VI
45
II se mit à courir, mais, cinq minutes plus tard, les premières
gouttes de l'averse lui mouillèrent le visage, tandis que dans le ciel
noir fulgurait un éclair, immédiatement suivi d'un formidable coup de
tonnerre.
« Oh! Mon Dieu! Mon Dieu! Qu'est-ce que je vais faire? »
s'écria le pauvre garçon.
La route, où tout à l'heure passaient des voitures, était
maintenant déserte. A la lueur des éclairs, Gilles essaya de distinguer
un endroit où s'abriter : quelque capitèle, quelque masure en ruine.
Mais il ne vit rien que la plaine immense, 1 rien que des mas isolés et
lointains, rien que, plus loin encore, la ligne noire des collines fermant
l'horizon.
Déjà trempé par l'averse mêlée de grêlons qui martelaient la
route goudronnée, il courut plus vite encore. Et tout à coup, avec un
fracas épouvantable qui lui fit pousser un cri de terreur, la foudre
tomba tout près de lui, l'aveuglant de sa sinistre lueur bleue.
« Il ne faut plus courir, c'est dangereux, paraît-il, pensa Gilles.
Mieux vaut se laisser transpercer par la pluie. »
Il avança donc plus lentement, serrant ses bras croisés sur sa
poitrine, pleurant de détresse et de solitude.
A cette heure, là-bas, à la Falabrègue, Mme Nadine devait mettre
le couvert pour le repas du soir, dans la confortable cuisine du mas,
chaude et bien éclairée. Le dîner mijotait sur la cuisinière, et Vivette
babillait, en tournant autour de sa maman sans l'aider beaucoup,
comme une petite mouche du coche.
En évoquant ainsi le foyer où il avait été accueilli avec bonté,
Gilles tourna plusieurs fois la tête, regardant en arrière, hésitant et se
demandant s'il n'allait pas rentrer à la Falabrègue et y retrouver les
braves Brunel et sa petite amie aux yeux brillants et aux boucles
noires.
Mais... à la Falabrègue, il retrouverait aussi la grande maison
rébarbative et le terrible M. Barandon, qui lui avait confié la précieuse
enveloppe dévorée par le feu, l'enveloppe perdue! Quelle réception ré-
serverait-il au fugitif, si Gilles retournait là-bas ce soir?
Et puis, laquelle des « deux Vivette » trouverait-il chez le bayle?
Celle qui pouvait être si gentille et si tendre, celle que le retour du
fugitif remplirait d'émotion et dé joie... ou celle qui le traiterait de «
grand bêta » et lui décocherait ses railleries les plus piquantes.
46
« Avec elle, on ne sait jamais, se disait-il une fois de plus, et
j'aurais trop de peine si elle se moquait de moi. »
Tandis qu'en ce moment, là-bas, à Marseille, sa mère, sa douce
petite maman, seule et penchée sur son ouvrage, songeait sans doute à
l'absent sans savoir que son Gillou venait vers elle, à travers mille
difficultés, comme on court vers le seul secours possible et sûr. Sa
surprise serait grande en voyant surgir le jeune garçon sur le pas de la
porte... d'abord elle le gronderait peut-être un, peu, mais ensuite elle
lui ouvrirait les bras et l'aiderait.
A cette pensée, Gilles n'hésita plus. Il continuerait son chemin et
il atteindrait son but sans regarder en arrière.
Il pleuvait moins fort, maintenant. L'orage s'éloignait, les éclairs
ne zébraient plus le ciel au-dessus de sa tête, et les grondements du
tonnerre devenaient plus faibles et plus sourds.
Bientôt, à son grand soulagement, Gilles vit briller les lumières
du prochain village. Il se remit à courir et atteignit un quart d'heure
plus tard les premières maisons. En même temps, la route s'anima de
nouveau et quelques voitures recommencèrent à passer. Le car n'aurait
pas trop de retard.
47
Gilles entra dans une boulangerie pour acheter un petit pain et
s'informer de l'endroit où s'arrêtait l'autobus.
« Devant le café Combaluzier, sur la place de la Mairie »,
répondit la boulangère en regardant, non sans surprise, ce garçon
trempé jusqu'aux os.
« Tu as reçu une belle rincée, petit, ajouta-t-elle. Tu venais donc
de V... à pied? Quelle drôle d'idée! »
Gilles ne laissa pas la femme s'étonner plus longtemps. Il
s'éclipsa, chercha la place de la Mairie, la trouva et se planta devant
l'arrêt du car.
Celui-ci ne devait passer qu'une demi-heure plus tard, et Gilles,
tout mouillé, grelottait et claquait des dents sur la terrasse déserte du
café, entre une motocyclette appuyée au mur et la bordure de fusains
ruisselants, plantés dans des caisses,
A l'intérieur, il apercevait la salle bien éclairée où il devait faire
chaud, où de nombreux consommateurs — les habitués et ceux qui
s'étaient réfugiés là pendant l'orage — causaient et riaient. La rumeur
des conversations venait jusqu'à lui, mêlée à la musique d'un poste de
radio.
Tout près, de l'autre côté de la vitre et entre deux rideaux
légèrement écartés, il voyait un vieil homme déguster une tasse de
café. Alors le désir de se réchauffer et de savourer, lui aussi, une
boisson réconfortante, tout en grignotant son petit pain, s'empara de
lui. Etait-ce bien prudent? Certainement non. Pourtant, il poussa la
porte et entra.
Il alla s'asseoir dans un coin, discrètement, et personne ne le
remarqua, sauf, au bout d'un moment, la serveuse, qui s'approcha et
demanda :
« Qu'est-ce que tu veux?
— Une tasse de café, s'il vous plaît.
Tu as de l'argent, pour le payer? demanda la fille, méfiante.
- Mais oui; si vous voulez, je vous le réglerai tout de suite. »
Gilles tendit l'un de ses billets, la serveuse le prit, s'éloigna, et
revint avec la monnaie et la consommation qu'elle posa devant lui.
Puis elle le laissa seul devant la tasse où fumait le café, qu'il sucra
abondamment et qu'il but à petites gorgées, envahi par une douce
chaleur.
48
Le petit pain mangé, la tasse vidée, il resta là, somnolent,
engourdi par le bien-être, bercé par la musique du poste.
Tout à coup, l'orchestre qui jouait une valse s'arrêta et l'indicatif
des informations retentit.
Gilles entendit vaguement parler de guerre, de politique,
d'accidents, mais, soudain, il sursauta et prêta l'oreille.
Une voix disait :
« Voici un message personnel : On recherche Gilles Fabre, âgé
de douze ans et demi, résidant à la Falabrègue, chez M. Barandon,
disparu depuis hier soir. Voici son signalement : taille 1,43 mètre,
teint brun, cheveux noirs, cicatrice à la main gauche. Il est vêtu d'un
pantalon de velours côtelé, d'un pull-over rouge, d'un blouson marine,
et coiffé d'un béret.
« Une somme très importante est promise, en récompense, à la
personne qui le ramènera chez son patron. »
A mesure que l'annonceur parlait,
Gilles pâlissait. Prestement, il prit le béret qu'il avait posé sur la
table et l'enfonça dans sa poche, en même temps que sa main marquée
49
d'une cicatrice. De l'autre main, il boutonnait son blouson jusqu'au
menton pour cacher le rouge éclatant de son pull-over, tandis que son
regard affolé mesurait la distance de sa place à la porte.
Est-ce que tous les consommateurs allaient se tourner vers lui et
le reconnaître? Il s'y attendait, tremblant et crispé, tx>mme un petit
oiseau pris au piège.
Mais il entendit seulement quelqu'un remarquer :
« Dites-donc, c'est un gosse en or qu'on recherche! Promettre «
une somme très importante » comme récompense! Faut-il qu'on tienne
à le retrouver! »
Et voilà que, juste au moment où les autres allaient sans doute
parler à leur tour de ce petit garçon qu'on cherchait... et le comparer à
cet autre garçon, tout pâle et bouleversé devant sa tasse vide, la porte
s'ouvrit brusquement, et un homme qui venait de jaillir d'une auto-
mobile entra et cria d'une voix triomphante :
« Salut à tous! Une bonne nouvelle : j'arrive de Nîmes où notre
équipe a gagné le concours de pétanque! »
Des exclamations enthousiastes s'élevèrent. Oubliant, pour le
moment du moins, l'appel de la radio, on ne pensa plus qu'à la victoire
sportive du village... et Gilles en profita pour se glisser rapidement
hors du café.
50
CHAPITRE VII
51
Il conserva néanmoins assez de présence d'esprit pour ne pas se
retourner et continua posément à marcher jusqu'à ce qu'il eût tourné le
coin de la rue. Alors seulement, il voulut se mettre à courir, mais
comme il s'élançait il entendit le bruit d'un moteur qu'on mettait en
marche.
« La moto! La moto que j'ai vue devant le café, pensa-t-il :
quelqu'un la prend pour me poursuivre, et j'aurai beau galoper, je serai
tout de suite rattrapé! »
Que faire? Où se cacher? Bien qu'il fût à peine huit heures et
demie du soir, les portes d'entrée de tous les corridors étaient déjà
fermées. A la lumière des ampoules qui de loin en loin éclairaient la
rue, Gilles cherchait vainement des yeux quelque venelle obscure,
quelque portail ouvert sur une cour où il eût pu se réfugier, lorsque
soudain, à sa gauche, il aperçut une porte légèrement entrouverte. Il la
poussa brusquement et se trouva dans un corridor obscur. Là, tenant le
battant presque fermé, il guetta, par la fente étroite, le passage de la
motocyclette.
Presque tout de suite elle fila devant lui, bruyante et rapide, mais
il eut le temps, lorsqu'elle traversa la partie la mieux éclairée de la rue,
de reconnaître ses deux occupants : le patron du café et un garçon qu'il
avait remarqué, attablé non loin de lui, pour l'élégance un peu voyante
de sa canadienne de cuir blanc à col de fourrure. Etait-ce à sa
poursuite qu'ils se lançaient ainsi? C'était probable!
Le bruit du moteur s'affaiblit, tandis que le véhicule s'éloignait
vers la sortie du village et. la route.
La route! Impossible, pour Gilles, de s'y aventurer pour
continuer son chemin. Ceux qui sans doute le poursuivaient
s'apercevraient bientôt que le fugitif ne pouvait être allé plus loin, se
douteraient qu'il était resté au village et reviendraient d'un moment à
l'autre.
« Sortir d'ici, c'est être sûr de les rencontrer, pensa-t-il; il faut
rester dans ce corridor jusqu'à ce que je les aie vus repasser. »
Mais, au même instant, une lumière s'alluma en haut d'un
escalier qui se trouvait au fond du couloir; quelqu'un cria : « Je vais
fermer la porte », et Gilles entendit des pas descendre les marches.
Il eut tout juste le temps de sortir et de se mettre à courir vers les
dernières maisons du village.
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Bientôt il se trouva sur la route qui s'enfonçait tout droit dans
l'obscurité, plate, dépouillée, sans même, sur ses bords, un buisson où
l'on eût pu se cacher... Et déjà, au loin, on entendait la motocyclette
qui revenait!
Gilles s'arrêta, glacé de terreur.
« Impossible de leur échapper, murmura-t-il; je suis perdu! »
Il se trouvait, à ce moment-là, devant un terrain vague, au milieu
duquel, dans son émotion, il ne remarquait même pas les masses
sombres d'une roulotte et d'une camionnette. Mais, brusquement, une
des petites fenêtres de la roulotte s'ouvrit, un faible rectangle de
lumière se découpa dans l'ombre, tandis qu'une grosse voix criait :
« Te voilà, Paul? Enfin! ce n'est pas trop tôt! Dépêche-toi de
monter et de t'expliquer.
— Mais... commença Gilles, interdit,
— Il n'y a pas de « mais », reprit la voix. Viens ici, et plus vite
que ça! »
Alors Gilles comprit que l'abri tant désiré venait de se présenter.
S'il entrait dans la roulotte, un instant seulement, le temps que le
53
forain s'aperçoive de son erreur, la moto qui rentrait au village serait
passée.
Mais après? Et bien, après, on verrait.
Le bruit se rapprochait. Gilles monta précipitamment trois
marches de bois et franchit le seuil d'une porte que quelqu'un tenait
entrouverte.
Il était temps, car, au moment même où elle se refermait, il
aperçut dans un éclair, ses poursuivants qui filaient à toute vitesse vers
le village sans même remarquer la roulotte arrêtée dans le terrain
vague. Bien qu'ébloui par la lumière du phare, le petit garçon avait
parfaitement reconnu la silhouette massive de Combaluzier et surtout
la canadienne blanche du jeune homme. Il poussa un soupir de
soulagement et regarda autour de lui
Une lampe éclairait faiblement l'intérieur de la roulotte, un
intérieur confortable, très propre, mais où tout était minuscule. Petite
cuisinière, petite table, petit buffet, petites fenêtres aux rideaux blancs
et, entre les deux croisées, un étroit divan.
Au milieu de ce mobilier en miniature, le grand et gros homme
qui se tenait devant Gilles paraissait un colosse.
Il le considéra avec stupéfaction et s'exclama :
« Et alors? Mais tu n'es pas Paul!
- Non, monsieur, fit poliment Gilles; j'allais vous le dire quand
vous m'avez ordonné de monter et...
- Qu'est-ce qui arrive? » demanda une voix de femme,
ensommeillée, derrière le rideau qui, au fond de la roulotte, isolait la
chambre à coucher des forains. « C'est Paul?
- Eh! non, ce n'est pas lui, répondit son mari avec impatience.
C'est un gamin qui... au fait, dit-il en se tournant vers Gilles, d'où
viens-tu et pourquoi te trouvais-tu seul sur la route, à cette heure?
— Parce que le car pour le Grau-du-Roi est parti sans moi,
répondit Gilles. Alors...
— Alors, tu prétendais y aller à pied pendant la nuit?
interrompit le forain avec un gros rire. Et bien, mon gars, tu ne
manques pas de courage! »
Tandis qu'il parlait, Gilles, d'un rapide coup d'œil, s'assurait qu'il
n'y avait pas de poste de radio dans la roulotte. Non, il ne voyait rien...
Ces gens, heureusement, n'avaient pas pu entendre l'avis de recherche.
54
« Moi, je ne l'espérais plus... »
55
Cependant, la femme du forain s'était levée. Elle rejoignit son
mari et regarda Gilles d'un air étonné et déçu en hochant la tête.
« D'où sort ce petit? demanda-t-elle à son époux. En t'entendant
appeler j'ai cru que c'était enfin Paul. »
Quel était donc ce Paul tant désiré? Gilles ne put s'empêcher de
s'en informer.
« Vous attendiez un garçon de mon âge?
— Ah! oui, dit l'homme, et depuis des heures! Le fils d'un ami à
moi, qui devait venir nous aider, demain, au marché d'Aigues-Mortes,
où nous nous rendons. Il habite un mas, en Costières, et nous lui
avions donné rendez-vous cet après-midi ici, à la sortie du village.
Mais cette espèce de petit sacripant nous a fait faux-bond.
— Moi, je ne l'espérais plus, dit la femme; je m'étais
couchée et je dormais déjà.
— C'est ennuyeux pour vous qu'il ne soit pas venu », fit Gilles,
tout en pensant qu'il fallait maintenant prendre congé des forains et
continuer à marcher, toute la nuit, vers le Grau-du-Roi. Mais qu'il était
donc fatigué! L'orage, l'émotion ressentie en entendant l'appel de la
radio, la poursuite à laquelle il venait d'échapper, tout cela l'avait
exténué. Ah! s'il pouvait rester dans cette roulotte et s'y reposer, ne
serait-ce que jusqu'au lever du jour!
Et pourquoi pas, après tout?
Une idée venait de germer dans son esprit. Il proposa
timidement.
« Si vous vouliez* monsieur, je pourrais remplacer ce Paul. Je
vous aiderai demain au marché et j'irai ensuite au Grau-du-Roi.
- Ma foi, je ne dis pas non, répondit l'homme; tu nous rendrais
service et, de ton côté, tu aurais l'avantage d'être transporté sans
fatigue jusqu'à Aiguës- Mortes. De là, il ne te resterait plus que
quelques kilomètres à parcourir pour gagner le Grau.
— Et qu'est-ce qu'il me faudra faire?
— Oh! un travail facile: des commissions d'abord, ensuite
éplucher les légumes pour le repas de midi, surveiller les casseroles,
laver la vaisselle, pendant que nous serons occupés à l'éventaire. Mais,
dans les moments de presse, quand les clients seront trop nombreux, tu
viendras nous aider à la vente.
- Et vous vendez... quoi?
56
— Des bonbons, mon gars! Des montagnes de bonbons et de
confiserie diverses. Agréable commerce, n'est-ce pas?
— Ça, oui! fit Gilles avec conviction.
— Tu es donc d'accord? demanda la femme.
— Oui, oui, madame.
— Alors c'est entendu. Prends le divan préparé pour Paul et
couche-toi vite, car nous voulons nous mettre en route très tôt, demain
matin. »
Les forains disparurent derrière le rideau de leur « chambre » et
Gilles s'empressa de quitter ses vêtements humides, puis, il s'étendit
sur l'étroite couchette avec un agréable sentiment de sécurité et de
bien-être. Là, il se reposerait enfin; là, personne ne le trouverait; là, il
pourrait peut-être oublier en dormant paisiblement le désastre de
l'enveloppe consumée... Ah! quelle bonne rencontre que celle de ces
forains!
Pourtant, un long moment s'écoula sans qu'il parvînt à trouver le
sommeil.
Quelques voitures passaient sur la route; la lumière éblouissante
de leurs phares filtrait entre les lames des persiennes, dessinant au
plafond comme une grille mouvante et dorée, et le bruit des moteurs
suffisait à faire renaître son inquiétude.
Le cherchai-t-on, au village? Et, dans ce cas, ne viendrait-on pas
jusqu'à la roulotte?
Crispé, dressé sur son coude, il tendait l'oreille...
« Encore une auto qui vient... encore une... Va-t-elle s'arrêter?
Non, non... elle passe... elle s'éloigne : ce n'est pas pour moi... »
Et Gilles s'étendait de nouveau, pour tressaillir lorsqu'un
bourdonnement naissait encore au loin.
Enfin, très tard, saturé d'émotions et recru de fatigue, il
s'endormit.
57
CHAPITRE VIII
Le marché d'Aigues-Mortes
58
« On dirait une image dé mon livre d'histoire », pensa-t-il.
Mais, passé la porte qui donnait accès dans la ville, on trouvait
une petite cité pareille à beaucoup d'autres, avec ses rues étroites et ses
maisons serrées autour d'une grande place, où les forains s'arrêtèrent.
D'autres marchands ambulants dressaient déjà leurs éventaires.
« Dépêchons-nous de nous installer », dirent les compagnons de
Gilles.
Le jeune garçon descendit de la roulotte. Mais à peine eut-il mis
pied à terre qu'il ferma les yeux, en proie à un léger vertige.
« Qu'est-ce qui me prend? murmura-t-il. On dirait que je vais
tomber dans les pommes. »
Heureusement, son malaise fut de courte durée et il s'empressa
d'aider les forains à sortir de la camionnette d'abord les tréteaux et les
longues planches, puis les nombreux cartons dont la femme disposait
au fur et à mesure le contenu sur l'éventaire recouvert de nappes
blanches.
Que de bonbons! Que de sucreries! « Des montagnes », comme
avait dit le forain : papillotes multicolores, caramels, nougats de
Montélimar, boîtes rondes de berlingots de Carpentras, jolis coffrets,
en forme de navette, des calissons d'Aix, croquants de Nîmes, dragées,
pralines rosés, réglisse, chocolats fourrés, « bouchées » habillées de
papier d'argent, sucettes, sucres d'orge, tout cela s'étalait devant Gilles
et, en d'autres temps, lui eût fait grande envie. Mais, ce matin-là, il
s'étonnait de regarder toutes ces bonnes choses sans les convoiter et
même avec écœurement.
Il continuait à transporter les cartons de la camionnette à
l'éventaire, mais il manquait vraiment d'entrain.
D'où lui venaient donc cette lassitude, cette sourde angoisse? Du
sommeil agité et peuplé de cauchemars de la nuit précédente? Ou,
plutôt, du sentiment qu'il commettait une imprudence en acceptant de
demeurer toute la journée à Aigues-Mortes, au lieu de continuer son
chemin au plus vite?
Que de gens, ici, devaient avoir entendu l'appel de la radio!
Certains d'entre eux ne reconnaîtraient-ils pas, dans le petit marchand
de bonbons, le garçon dont ils connaissaient le signalement?
« Mais rester dans la roulotte était le seul moyen de me reposer
un peu et de reprendre des forces pour continuer ma route, se disait-il;
je ne pouvais faire autrement, j'étais trop fatigué. »
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Honnêtement, il ne pensait pas une minute à fausser compagnie
aux forains après avoir profité de leur hospitalité et s'être fait
transporter tout près du Grau-du-Roi. Non, il avait promis son aide, il
n'était pas question de manquer à ses engagements. Mais, par
précaution et bien que la matinée fût assez froide, il ne portait pas son
pull-over trop voyant et il se promettait de veiller à dissimuler le dos
de sa main gauche, que traversait une longue cicatrice blanche.
Sitôt l'étalage terminé, la femme du forain le munit d'un cabas,
d'un porte-monnaie et d'une liste de commissions.
« Va vite, dit-elle, tu achèteras une partie de ce qui est marqué
là, au marché même. Pour le reste, tu le trouveras dans les magasins
de cette rue, là-bas. »
Gilles obéit et se dirigea vers les marchandes de légumes et de
fruits.
Las et mal à l'aise, il avançait d'un pas hésitant, au sein du bruit
et de l'agitation qui régnaient déjà sur la place, et se faufilait parmi les
ménagères. Celles-ci, leur panier au bras, riaient et parlaient fort haut,
avec un sonore accent méridional. Les maraîchères, les fleuristes, les
poissonnières, tout aussi bruyantes, vantaient leurs marchandises et
interpellaient les acheteuses à tue-tête.
« Vé ! ma belle, un franc le chou-fleur... c'est donné!
- Allez, mes chéries, regardez un peu mes aubergines, mes
«pommes d'amour1 », mes courgettes! On ne fait pas plus beau!
1. Tomates.
60
« Voyez-moi ça! Timide comme une fillette! fit-elle en riant.
N'aie pas peur, va, je ne te mangerai pas... c'est toi qui mangeras le
bon melon que tu vas m'acheter, pas vrai? »
Ah! très bien! La marchande ne relançait Gilles que pour lui
vendre le superbe fruit qu'elle lui tendait. Il se rassura, consulta sa
liste, vit qu'elle comportait un melon, acheta celui qu'on lui proposait
et s'éloigna, toujours aussi mal à l'aise.
Pourtant, il y avait, à Aigues-Mortes, d'autres garçons maigres et
bruns comme lui, et pareillement vêtus. Mais, dès qu'un regard
l'effleurait, il s'imaginait qu'il allait être reconnu.
La tournée des commissions fut un véritable supplice. Enfin,
pliant sous le poids du cabas rempli jusqu'au bord il rejoignit les
forains dont l'alléchant éventaire commençait à attirer de nombreux
clients.
La femme les quitta un instant pour accompagner Gilles dans la
roulotte, où elle lui ordonna d'allumer la cuisinière au butagaz,
d'éplucher les légumes et dé mettre de l'eau à chauffer. Puis elle le
laissa seul.
61
Ah! Quel soulagement pour le petit garçon et quelle bienfaisante
détente, lorsqu'il se fut enfermé dans la minuscule cuisine, loin de la
foule et des regards indiscrets! Jamais, lorsqu'il aidait sa mère ou Mme
Nadine, il n'avait éprouvé une pareille jubilation à surveiller
l'ébullition de l'eau dans une casserole ou à peler les aubergines aux
queues piquantes!
« Pourvu qu' « ils » ne m'appellent pas pour vendre leurs
bonbons! » pensait-il.
Hélas! Une heure plus tard, la femme revint « cuisiner le
manger», dit-elle, et expédia Gilles la remplacer à l'éventaire.
Ah! il n'en menait pas large, Gilles, devant les « montagnes » de
sucreries, lorsqu'il remplissait d'une main tremblante les petits sacs de
caramels ou de pralines, en disait timidement le prix et recevait la
monnaie sans oser regarder le client!
Enfin, la matinée se termina. C'était l'heure du déjeuner. Le
marché se vida momentanément, les boutiques de fruits, de légumes,
de poissons, plièrent bagage, mais les marchands de vaisselle, de pote-
62
rie, de mercerie, de tissus restèrent sur place ainsi que les compagnons
de Gilles.
« Nos bonbons se vendent mieux l'après-midi que le matin »,
assura le forain.
Gilles fit la grimace : ainsi, jusqu'à la fin de la journée, il allait
trembler d'être reconnu.
Il partagea, sans grand appétit, l'excellent repas des
commerçants, puis, le café bu, ceux-ci retournèrent à l'éventaire, de-
vant lequel les premiers clients commençaient à s'arrêter et laissèrent
Gilles dans la roulotte, avec l'ordre de laver la vaisselle.
Ce travail lui convenait fort bien. Ici, au moins, il se sentait en
sécurité.
En sécurité? Hélas! Il ne le demeura pas longtemps! Tandis que,
tout en essuyant une assiette, il regardait distraitement au-dehors par
l'une des petites fenêtres ouvertes, il vit s'avancer, tout droit vers les
forains, un garçon de sa taille, brun comme lui, et il entendit de
bruyantes exclamations.
« Paul! C'est Paul! Voilà Paul! criait la femme.
— Et alors? 1l est bien temps d'arriver!
- On t'a attendu hier, comme convenu : tu n'as pas honte de nous
avoir fait poser comme ça?
- D'où sors-tu, galopin? demanda le forain.
Hé! de l'auto de M. Ponge, répondit le petit garçon. Mon père a
eu besoin de moi hier soir. Alors, il m'a dit : « Tu les « rejoindras
directement à Aigues-Mortes « demain matin, de bonne heure. » Seu-
lement, j'ai manqué le premier car, alors M. Ponge a bien voulu...
- J'ai manqué le premier car », interrompit le forain, vous
l'entendez? Il dit ça tout tranquillement! Et tu ne t'es pas soucié de
l'embarras où tu nous mettais, dis?
— Heureusement, ajouta la femme, nous t'avons trouvé un
remplaçant.
- Un remplaçant?
—- Oui, un petit de ton âge qui courait sur la route, après souper,
et qui a accepté de rester avec nous pour nous aider.
- Et qu'est-ce qu'il faisait sur la route, à cette heure-là?
demanda Paul.
— Ma foi, on n'en sait trop rien; il prétendait venir ici à pied.
63
— C'est drôle! reprit le nouveau venu. Un garçon qui courait...
de nuit... tout seul.;, comme s'il fuyait, quoi! »
A ce moment, Gilles posa son assiette, referma doucement à
demi la fenêtre et, à travers le store de mousseline, regarda de tous ses
yeux et écouta de toutes ses oreilles, ce qui se passait au-dehors.
« Dites, fit brusquement Paul, ce ne serait pas le garçon de la
radio?
— Qu'est-ce que tu racontes? demanda le forain, et que vient
faire là ta radio? »
Paul haussa les épaules.
« Si vous aviez un poste, dit-il, vous auriez entendu hier soir
qu'on recherche un dénommé Gilles Fabre, disparu de chez son patron,
à la Falabrègue, et qu'on promet une forte récompense à qui l'arrêtera
et le ramènera au mas.
- Oh! fit la femme d'une voix troublée, on ne lui a même pas
demandé son nom... mais, il se pourrait bien que ce soit lui.
- Est-ce qu'il est brun? interrogea Paul. Est-ce qu'il a un
pull-over rouge, un blouson marine, un pantalon en...? »
Gilles n'en entendit pas davantage. Il saisit, sur le divan son trop
voyant chandail, l'enfonça en boule dans une poche, ouvrit doucement
la porte de la roulotte qui donnait, fort heureusement, du côté opposé à
l'éventaire et s'enfuit à toutes jambes.
64
CHAPITRE IX
65
Il courut plus vite, à la fois méfiant et intrigué. Ah! c'était une
barque, une barque hors d'usage, à demi pourrie, renversée, la coque
en l'air, sur l'herbe sèche.
D'un côté, le bord du vieux bateau touchait terre, mais de l'autre,
il y avait, entre le sol et lui, un espace suffisant pour permettre à un
garçon très maigre de se glisser sous ]a barque.
C'est ce que Gilles fit immédiatement sans hésiter.
Il était temps! A peine s'était-il installé dans sa cachette qu'il
entendit courir le long de la roubine et, par la fente, au ras du sol, il
aperçut les pieds des gens qui le cherchaient.
Allaient-ils s'arrêter près de la barque et le découvrir? Non... ils
continuèrent leur chemin, et bientôt quelqu'un cria :
« Ce gamin ne peut pas être allé plus loin, voyons! On le verrait,
d'ailleurs. Revenez, allez! »
Alors, les mêmes pieds repassèrent devant le vieux bateau et le
bruit de leurs pas s'éteignit.
Soulagé, le jeune garçon s'installa pour attendre la nuit. Il
pouvait se tenir assis, le dos appuyé à l'un des bancs renversés, mais sa
fatigue était si grande qu'il préféra s'étendre de tout son long sur le sol.
Hélas! sa tranquillité fut de courte durée. Un moment plus tard,
un chien s'arrêta devant la barque en aboyant furieusement.
« Il va me faire découvrir, pensa Gilles, le cœur battant, si par
malheur son maître l'accompagne. »
Au même instant, un homme cria d'une voix forte :
« Alors, Mirza? Qu'est-ce qui te prend, d'aboyer ainsi? Qu'est-ce
qu'il y a donc sous cette barque?
« Je suis perdu! » se dit Gilles, affolé.
Mais soudain une masse grise passa près de lui comme une
flèche et se précipita au-dehors.
« Un rat! cria le maître du chien, et un gros, encore! C'était donc
ça qui te faisait aboyer, Mirza! Va! va! attrape-le! »
On entendit le chien courir, en poussant de grands aboiements,
tandis que les pas de l'homme s'éloignaient. Une fois de plus, Gilles en
était quitte pour la peur.
Sauvé! Et par un rat! Un de ces énormes rats d'eau, qui se
cachait sans doute dans le coin le plus obscur de la barque.
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« J'aime autant n'avoir pas su que je me trouvais en compagnie
de cette affreuse bête, pensa-t-il. Affreuse, oui,... mais qui m'a tiré
d'affaire. »
Le temps s'écoulait lentement : la nuit ne viendrait pas de sitôt.
Les marais-salants, au bord desquels les tas de sel semblaient des
montagnes de neige, étincelaient encore sous le soleil, et la rumeur ie
la ville, en pleine activité, venait jusqu'au petit garçon solitaire,
malheureux et souffrant.
Oui, souffrant... d'une immense fatigue, d'un malaise
grandissant, de frissons qui le parcouraient tout entier et le faisaient
claquer des dents. Et malheureux... parce que, pas plus que son corps,
sa conscience n'était à l'aise : toujours feindre, toujours se cacher,
toujours tromper les gens, de braves gens comme ces forains qui lui
avaient fait confiance et qu'il venait de planter là, brusquement, sans
un remerciement pour leur hospitalité... ah! c'était vraiment pénible!
Une fois encore, Gilles pensa tristement à la Falabrègue qui lui
paraissait déjà si lointaine, à la bonne Mme Nadine, à Vivette. Mais il
pensa aussi à M. Barandon, et le souvenir de cet homme terrible
67
fortifia, finalement, sa résolution de continuer son chemin coûte que x
coûte.
L'horloge de la ville sonna cinq heures. Le soleil couchant
empourpra l'eau grise des étangs et disparut enfin. Lentement, le vaste
et mélancolique paysage se décolora, l'ombre enveloppa la ville et sa
ceinture de murailles, les premières étoiles scintillèrent, et ce fut la
nuit.
De sous la barque, un corps menu sortit en rampant, une mince
silhouette se dressa dans l'obscurité, et Gilles, suivant le chemin qui
longeait la roubine, repartit vers le Grau-du-Roi, vers la mer.
Mais avec quelle peine il marchait! Ses jambes semblaient de
plomb, sa tête était en feu. Certainement, il avait pris froid la veille,
sous l'orage, dans ses vêtements mouillés. Voilà pourquoi il se sentait
si mal à l'aise depuis le matin, voilà pourquoi un vertige le faisait
vaciller à chaque instant, tandis qu'il avançait raidi dans une farouche
volonté d'atteindre son but.
Ce but, il le voyait déjà au loin, car, toutes les quelques
secondes, le phare du Grau-du-Roi balayait de ses feux la plaine, les
étangs et le ciel. Gilles ne quittait pas du regard cette mouvante clarté,
mais il lui semblait qu'elle reculait à mesure qu'il allait vers elle, et il
murmurait tout en marchant : « C'est trop loin... c'est 1 trop loin! » sans
se rendre compte
3ue, si la petite ville lui paraissait au bout u monde, c'était parce
qu'il avançait de plus en plus lentement et péniblement. Lorsqu'il vit
enfin clignoter les lumières du port, il se demanda ce qu'il allait faire
en y arrivant. Certes, il avait assez d'argent pour payer une chambre
d'hôtel. Mais, à l'hôtel, il faut dire son nom... à l'hôtel, on se méfie d'un
petit garçon qui arrive tout seul... à l'hôtel, il y a des postes de radio :
s'il y entrait, il serait tout de suite reconnu.
Mais alors, où aller?
Sans la violente migraine qui lui martelait les tempes, il eût
trouvé sans doute le moyen de s'abriter pour la nuit. Mais tout se
brouillait dans son esprit, il ne savait pas... il ne savait plus!
Maintenant, des larmes ruisselaient sur son visage. Le regard
fixé sur les lumières, toutes proches pourtant, il répétait en sanglotant :
« Je n'y arriverai pas ! Je n'y arriverai jamais! »
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Non, il ne devait pas arriver au Grau-du-Roi ce soir-là. Sur sa
gauche, au bord de la mer invisible, mais dont on entendait la
monotone rumeur, s'élevait une maison isolée, une petite maison de
pêcheur, dont une fenêtre brillait dans l'ombre. En titubant, Gilles alla
jusqu'à cette lumière, décidé à demander asile aux gens qui
demeuraient là... et tant pis si on le reconnaissait : à la grâce de Dieu!
L'habitation se trouvait au milieu d'un jardinet que clôturait une
haie de tamaris. Gilles eut encore la force de le traverser et de frapper
à la porte... mais l'homme qui vint ouvrir le trouva, étendu sur le seuil,
sans connaissance, brûlant de fièvre et le visage mouillé de larmes.
Il poussa une exclamation et appela :
« RosE! Viens vite! »
Et Gilles n'entendit pas une voix féminine qui disait :
« Oh! le pauvret! Il est évanoui! »
Pas plus qu'il ne sentit que des bras robustes le soulevaient,
l'emportaient* et que la porte de la maison se refermait derrière lui.
69
CHAPITRE X
La maison du pêcheur.
Gilles est malade
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blonde et l'homme jeune et robuste qui veillaient sur lui. Il n'entendait
ni leurs paroles, ni des voix enfantines, dans la chambre voisine. Une
expression de désespoir et de terreur contractait son visage empourpré
et les mots qu'il prononçait traduisaient ce désespoir et cette terreur.
« Quarante et deux dixièmes, dit la jeune femme en regardant
le thermomètre... et il délire de plus en plus.
— Oui, murmura son mari, c'est effrayant.
- En tout cas, reprit-elle, il n'y a plus de doute : c'est bien le
garçon dont la radio signalait la disparition : il a prononcé plusieurs
fois le nom de Barandon, tu as entendu?
— Parfaitement, mais j'en étais déjà à peu près sûr : sa taille, la
cicatrice de sa main, ses vêtements, tout correspondait au signalement
que l'on donnait.
— Mais alors, Pierre, que faut-il faire? On ne peut pas le
ramener chez son patron dans l'état où il est.
- Ce qu'il faut faire? Rien d'autre que le soigner, pour le
moment, fit le jeune homme avec décision. Il divague, sans doute,
mais on comprend assez ce qu'il raconte, pour deviner son histoire,
l'histoire d'un enfant malheureux, accusé, par un certain Barandon,
d'une faute qu'il aurait commise... Quelle faute? Il parle d'argent,
d'enveloppe, de feu... n'importe! je n'ai pas besoin de savoir
exactement de quoi il s'agit pour être sûr qu'il est innocent : un enfant
qui délire ne ment pas. Il venait demander asile chez nous, eh bien, cet
asile, il l'aura, et personne n'a besoin de savoir qu'il est ici, Je pense
que tu es d'accord?
Tout à fait, quoique ce soit une chose grave, de le cacher à ceux
qui le cherchent. »
Le pêcheur hocha la tête.
« Oui, c'est grave, mais je trouverais plus grave encore de le
livrer, alors qu'il s'est réfugié chez moi... et de le livrer pour de
l'argent!
- C'est vrai, murmura la jeune femme; il y a cette
récompense promise... »
Elle leva les yeux sur son mari, et tous deux se regardèrent un
instant en silence.
« Rose, fit-il enfin, tu n'as jamais pensé, j'espère, que nous
pourrions...
- Il n'en est pas question », dit-elle vivement.
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Il lui sourit.
« Alors, tout est bien.
— Seulement, reprit-elle, que dirons-nous si les gendarmes le
retrouvent ici?
— La vérité, tout simplement. Mais je doute qu'on vienne le
chercher dans une maison aussi isolée que la nôtre. Ne t'inquiète pas,
soigne-le bien, et quand il sera sur pied nous mettrons tout au clair et
nous aviserons. »
Pour le moment, Gilles eût été bien incapable de « mettre tout au
clair », et jusqu'à la fin de cette journée, malgré les compresses sur son
front brûlant, malgré les comprimés et les infusions, il demeura dans
le même état et délira sans arrêt.
Mais, vers le soir, alors que le pêcheur allait se résoudre à courir
chez le médecin, le jeune garçon parut se calmer et sa température
baissa, en sorte que Pierre et sa femme purent cesser de le veiller et le
laissèrent profondément endormi.
*
**
72
« …Tu vas mieux, petit ? »
73
74
Encore un peu de pain, maman, s'il te plaît, demanda l'aîné des
enfants.
- Il n'y en a plus, Vincent, répondit la jeune femme, dont le
visage s'assombrit brusquement.
— Mais j'ai encore faim, grogna-t-il.
— Alors, tiens, prends le reste de ma tartine. Moi, j'ai assez
mangé », dit la mère.
A ce moment, la petite fille fit vivement, à mi-voix :
« Oh! Voyez! Il a ouvert les yeux! Il nous regarde. »
La femme du pêcheur se leva vivement et alla vers la couchette
de Gilles.
« Tu vas mieux, petit? » demanda-t-elle doucement.
Gilles ne put répondre que par un battement de cils et une ombre
de sourire, mais il avait repris pleinement conscience. Il savait,
maintenant, qu'il se trouvait dans la maison à la porte de laquelle il
était venu frapper pour demander asile. Les gens de cette maison
l'avaient donc recueilli et soigné. Mais depuis combien de temps se
trouvait-il chez eux? Il ne pouvait encore parler pour le demander, car
la fièvre, en le quittant, le laissait extrêmement faible.
Non, Gilles ne parlait pas, mais il observait ce qui se passait
autour de lui.
La première chose que son regard chercha dans la cuisine fut le
poste de T. S. F. A son grand soulagement, il n'en aperçut point. Il est
vrai qu'il y avait deux autres pièces, à côté de la cuisine : « Mais on
met rarement la radio dans les chambres à coucher, pensa-t-il pour se
rassurer. D'ailleurs, s'ils ont un poste, je l'entendrai. »
Or, de toute la journée, aucune voix étrangère, aucune musique
ne résonnèrent dans la maison du pêcheur. Tout allait donc bien de ce
côté-là.
Quand Pierre rentra pour le repas de midi, son visage grave et
même un peu triste s'éclaira lorsque Rose lui dit quelques mots à voix
basse en désignant la couchette de Gilles,
Comme sa femme, il alla se pencher sur le malade et, comme
elle, il demanda :
« Alors, ça va mieux, petit? »
Cette fois, Gilles eût sans doute été capable de répondre par un
faible « oui », mais il se contenta de sourire en regardant le pêcheur.
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« Il ne faut pas me presser de parier se disait-il, parce qu'ils me
poseront des tas de questions dès qu'ils sauront que je peux y
répondre. »
Gilles continua donc à garder le silence, même le lendemain,
lorsqu'il put, soulevé sur des oreillers, s'asseoir sur son lit et
commencer à s'alimenter.
Son mutisme intriguait et inquiétait cependant ses hôtes et il
entendit Rose dire à son mari :
« Tant que ce garçon n'aura pas la force de parler, je me ferai du
souci. Il doit être terriblement faible : à chaque instant, j'ai peur de le
voir perdre connaissance. »
Alors Gilles se sentit gêné et malheureux. Encore des gens qu'il
fallait tromper! Des gens si bons, auxquels il devait tant et qu'il aimait
déjà tellement!
Non, il ne se tairait pas plus longtemps, du moins pas
complètement. Tant pis s'il commettait une imprudence, il dirait son
nom à ses hôtes et, s'ils l'interrogeaient encore, il répondrait tout sim-
plement.
« Pardonnez-moi, je ne peux pas vous répondre maintenant, niais
faites-moi confiance et un jour, je vous expliquerai tout. »
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Dans l'après-midi, les enfants allèrent jouer au jardin. On
entendait leurs voix et leurs rires. Rose cousait, devant une des
fenêtres, le pêcheur était sorti. Doucement, Gilles appela.
« Madame Rose! »
Elle tressaillit, posa son ouvrage et s'approcha du lit.
« Enfin! Tu peux parler, petit! Veux-tu quelque chose?
— Non... Je veux seulement vous dire... que je m'appelle
Gilles... et merci... pour tout! »
Rose parut émue.
« Ça va, ça va, mon ami. Ne te fatigue pas, tu nie remercieras
plus tard. Pour le moment, il faut reprendre des forces et guérir bien
vite. »
77
CHAPITRE XI
78
L'aîné, Vincent, venait souvent s'asseoir à son chevet et
bavardait longuement « pour lui tenir compagnie », disait-il. Et dans
ses propos il était sans cesse question de « la barque de papa, la plus
jolie dû Grau-du-Roi, qui s'appelait La Belle Rose ».
Le petit André accablait Gilles de questions... sans attendre
d'ailleurs la moindre réponse. Et Marinette lui apportait tout ce qui,
pour elle, représentait des trésors : ses coquillages, ses bouts de
chiffons et jusqu'à son ours de peluche, tout pelé.
Gilles vit, chaque matin, Pierre partir pour la pêche. Avec Rosé
et les enfants, il attendit son retour. Avec eux, il fut inquiet, lorsque le
vent soufflait et que Rose, regardant à chaque instant par la fenêtre,
soupirait.
« Comme la mer est mauvaise aujourd'hui! »
Il partagea les repas — extrêmement frugaux, d'ailleurs - - et
s'amusa de voir les trois petits se disputer pour lui apporter sa part sur
un plateau, et il savoura les tranquilles veillées, lorsque Pierre mettait
un journal devant la lampe, pour faire de l'ombre dans le coin où se
trouvait son lit et qu'il n'entendait que le chuchotement des époux et le
bruit léger de l'aiguille contre le dé de Rose qui cousait.
Oui, Gilles participait à l'existence quotidienne de ces gens... et
pourtant!
Et pourtant, tout n'était pas clair pour lui et autour de lui. Rien
des choses l'intriguaient et le troublaient.
Pourquoi, par exemple, lorsque le petit Vincent avait demandé :
« Dis papa, n'est-ce pas que, quand je serai grand, j'irai à la pêche avec
toi, sur La Belle Rose? » le visage de son père s'était-il assombri et
pourquoi avait-il répondu tristement »
« Tais-toi donc, mon pauvre garçon, personne ne sait ce qu'il
fera plus tard, et rien ne dit que tu seras pêcheur. »
Et pourquoi, lorsque Gilles avait demandé à Rosé si son mari se
faisait aider par un petit mousse ou par d'autres pêcheurs, à bord de La
Belle Rose, la jeune femme avait-elle eu l'air ennuyé et gêné, en
disant:
« Non, non; autrefois, ils étaient quatre sur la barque, mais
aujourd'hui Pierre est tout seul... Il préfère ça... »
Et pourquoi, Pierre et Rose, tous deux jeunes et bien portants,
qui paraissaient s'aimer tendrement, qui possédaient de beaux et
charmants enfants, une maison modeste, mais agréable et bien à eux,
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une barque, « la plus jolie du Grau-du-Roi », comme disait Vincent,
oui, pourquoi donc se montraient-ils si graves, tristes même, ou
soucieux? pourquoi, lorsqu'ils s'adressaient à lui, avec des sourires
rassurants, Gilles sentait-il que ces sourires étaient forcés?
Mais ce qui surprit et troubla Gilles plus que tout ce fut
l'extraordinaire discrétion du pêcheur et de sa femme qui ne lui
posèrent aucune question.
Ces questions, il les attendait avec anxiété depuis le moment où
il avait repris conscience et pu parler. Chaque fois que Pierre ou que
Rosé s'approchaient de lui, il se disait :
« Ça y est! On va me demander qui je suis, d'où je viens et où je
vais! »
Mais personne ne l'interrogeait. N'était-ce pas étrange? et fallait-
il s'en réjouir ou s'en inquiéter?
Un jour, vers le soir, quelqu'un vint frapper à la porte. Rose alla
ouvrir et Gilles entendit une voix très sèche qui demandait :
« Votre mari est là? »
Avant que la jeune femme eût répondu, Pierre s'était levé et se
dirigeait vers le visiteur en disant :
« Oui, je suis là, monsieur Castan. Il est préférable que vous
n'entriez pas.
Nous pouvons causer dehors, seul à seul, si vous voulez.
- Dehors ou dedans, ça m'est égal, mais j'ai à vous parler »,
répondit l'inconnu, toujours aussi sèchement.
Le pêcheur sortit et referma la porte derrière lui.
D'abord, on ne perçut qu'un murmure de voix dans le jardin. Puis
le ton des deux interlocuteurs s'éleva, celui, surtout, de M. Castan, qui
semblait menacer, tandis que Pierre protestait et suppliait.
« Qu'est-ce qui arrive? Que vient faire cet homme? » se
demandait Gilles, tendant l’oreille et le cœur battant, sans qu'il sût
pourquoi.
Rose, elle, s'était immobilisée au milieu de la cuisine et elle
écoutait aussi en se tordant nerveusement les mains.
Lorsque le dialogue cessa brusquement et qu'on entendit les pas
du visiteur qui s'éloignaient, le pêcheur rentra, très pâle, et échangea
avec sa femme un regard désespéré. Mais ils ne prononcèrent pas une
parole.
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Le soir, Gilles, impressionné par cette scène inexplicable,
cherchait vainement le sommeil. Pierre et Rose étaient assis côte à
côte, devant la cuisinière où brûlaient, non pas du bon charbon, mais
des algues sèches et des pignes de pin. Ils croyaient certainement
Gilles endormi, et cependant ils gardaient le silence, ou bien, par
moments, ils chuchotaient si bas que le jeune garçon ne saisissait pas
ce qu'ils disaient.
Pourtant, à une question posée par sa femme, le pêcheur répondit
un peu plus haut, de sorte que Gilles l'entendit.
« Ma pauvre Rosette, ce n'est plus qu'une question de jours. »
Alors Rosé baissa la tête et se mit à pleurer.
Et, le cœur serré, Gilles se demandait : ce qui n'était plus «
qu'une question de jours. » Et pourquoi cette belle jeune femme
blonde sanglotait-elle ainsi, le front appuyé à l'épaule de son mari,
pendant que celui-ci regardait fixement devant lui, comme s'il voyait,
prête à fondre sur sa maison, on ne savait quelle catastrophe?
81
CHAPITRE XII
82
Le jeune garçon ne protesta pas davantage. Rosé sortit un
fauteuil de toile et l'y fit étendre, face à la mer, puis elle rentra dans la
maison.
Resté seul, Gilles se laissa béatement pénétrer par le tiède soleil
d'automne, respirant avec délices le parfum doux-amer des
chrysanthèmes, mêlé à l'odeur marine des filets qui séchaient,
accrochés au mur. Devant lui s'étalait la Méditerranée, grise et bleue,
moirée de plaques d'argent et, tout à l'heure, il verrait revenir les
barques, parmi lesquelles il essaierait de distinguer La Belle Rose.
Ce bateau, je voudrais bien le connaître de plus près », se disait-
il. Et, juste à ce moment, il l'aperçut, non sans surprise, tiré sur la
plage, sa voile blanche repliée, juste en face de lui.
« Tiens! Pierre n'est pas à la pêche aujourd'hui? Il doit être allé
en ville. Bonne occasion pour moi de voir La Belle Rose de près,
pensa-t-il, je n'ai que quelques pas à faire. »
II ouvrit la petite barrière entre les tamaris et descendit la pente
douce qui conduisait à la plage, tout en constatant avec satisfaction
que ses jambes maintenant le portaient normalement.
Deux minutes plus tard, il arrivait devant le joli bateau dont il
admira la coque peinte en blanc et ornée de deux raies rouges, au-
dessous desquelles on lisait La Belle Rose.
Avec sa voile attachée au mât rabattu» la barque semblait une
mouette dormant, les ailes repliées, sur le sable fin et presque blanc où
venait mourir l'écume des vagues.
Gilles voulut en faire le tour, mais, lorsqu'il déboucha du côté
qui se trouvait face à la mer, il poussa une exclamation de surprise.
Pierre était là, adossé à son bateau, les bras croisés sur la
poitrine. Il regardait au loin, sans rien voir... car les larmes l'aveu-
glaient!
Il sursauta en entendant le léger cri de Gilles et se retourna
brusquement.
« Qu'est-ce que tu fais là, toi? » s'écria -t-il, furieux d'être surpris
pleurant comme un enfant,
Horriblement gêné, le jeune garçon balbutia :
« Excusez-moi, je voulais voir La Belle Rose de près. Je ne
savais pas... Oh! que je suis fâché de vous avoir... dérangé! »
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Il paraissait, en effet, si désolé et si confus que Pierre se
radoucit.
« Bon! ça va, dit-il; tu ne pouvais pas deviner que j'étais là, et tu
ignores aussi que j'ai de bonnes raisons d'être malheureux.
- Si, dit Gilles timidement, je n'en sais pas la cause, mais je sais
que vous avez du chagrin, et Mme Rose aussi. J'ai compris que
quelque chose va mal chez vous et je voudrais bien pouvoir vous ai-
der, mais... »
Pierre hocha la tête.
« Mon pauvre petit, tu ne peux rien pour nous... Tu vois ce
bateau? ajouta le pêcheur en caressant de la main la coque blanche de
la barque. Eh bien, il ne sera bientôt plus à moi.
— Plus à vous? Mais pourquoi?
- Parce que tout ce que nous possédons va nous être pris : nous
sommes complètement ruinés et dans une situation désespérée.
— Pourtant, vous travaillez, vous gagnez votre vie...
- A peine, vois-tu, et certes pas suffisamment pour pouvoir
m'acquitter à temps d'une grosse dette. Oui, après plusieurs saisons
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de pêche désastreuses, j'ai dû emprunter de l'argent... beaucoup d'ar-
gent. Il m'a été prêté à condition que je le rendrais au plus tard un an
après. Or, l'année est écoulée et je ne suis pas à même de faire
honneur à mes engagements. Alors, La Belle Rose, la maison, les
meubles, tout va être saisi : ce n'est plus qu'une question de jours. »
Ah! Gilles comprenait, maintenant, la réponse de Pierre à sa
femme, l'autre soir, ainsi que la visite de ce M. Castan qui parlait si
fort, dans le jardin, et sur un ton si menaçant!
« Est-ce que vous ne pourriez pas obtenir qu'on attende encore
un peu? » interrogea-t-il.
Pierre hocha tristement la tête.
« Je l'ai demandé à M. Castan, lorsqu'il est venu réclamer son
dû. Il ne veut rien savoir, à moins que je ne lui verse un acompte
considérable, ce dont je suis bien incapable.
- Mais alors? Qu'allez-vous devenir?
- Je chercherai du travail n'importe où, heureux si quelque
patron de barque veut bien de moi comme matelot. Et si personne ne
m'embauche pour la pêche, je ferai n'importe quel métier : ma-
nœuvre, débardeur... que sais-je!
— Et où logerez-vous?
— Dans quelque misérable logis du port, sans doute. »
Gilles regarda La Belle Rose
, puis la petite maison, toute claire au soleil, parmi ses tamaris et
ses chrysanthèmes jaunes et roux, cette maison que tant de bonheur
remplissait autrefois, et, mesurant la catastrophe qui fondait sur le
pêcheur et sur sa famille, il murmura :
« C'est terrible! Mais, que faire?
— Rien du tout, je te l'ai déjà dit, sinon accepter l'épreuve avec
courage, si possible. Ah! s'il n'y avait que moi, je me résignerais plus
facilement. Mais il y a Rose... il y a mes petits... »
La voix de Pierre trembla et il détourna vivement la tête pour
cacher son émotion.
Un long silence suivit. Pierre avait repris l'attitude dans laquelle
Gilles venait de le surprendre. Adossé à la coque de la barque, il
regardait la mer en silence, les bras croisés sur la poitrine.
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CHAPITRE XIII
LE conseil de Pierre.
Courageuse résolution
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submergea son cœur. Il n'osa pas se jeter dans les bras du jeune
homme, mais, spontanément, il appela :
« Monsieur Pierre! »
Le pêcheur tourna lentement la tête vers lui.
« Oui? Que veux-tu, mon petit gars?
— Vous dire... quelque chose. »
Le visage de Pierre se fit plus attentif.
« Ah! Eh bien, je t'écoute. »
Alors Gilles parla. Il parla très vite, en bredouillant un peu dans
sa hâte de tout dire, sans oublier aucun détail de son aventure.
Le pêcheur l’écoutait sans le quitter des yeux, et l'ombre d'un
sourire passait sur ses lèvres.
« Voilà, vous savez tout », conclut Gilles, lorsqu'il eut raconté sa
marche épuisante vers le Grau-du-Roi et sa décision, d'aller frapper à
la porte sur le seuil de laquelle on l'avait trouvé sans connaissance. «
Oui, répéta-t-il, maintenant vous savez tout. »
Pierre lui mit la main sur l'épaule et fit doucement :
« Je t'ai laissé raconter ton histoire, Gilles, mais je la connaissais
déjà... et depuis le premier jour.
— Vous la connaissiez! s'écria Gilles stupéfait. Mais comment?
— Par la radio d'abord. Oui, nous possédions encore un poste, le
soir où l'appel a été lancé. Or, ce poste, je l'avais vendu, et son
acheteur est venu le chercher le matin même de ton arrivée, c'est
pourquoi tu ne l'as pas vu. Mais, la dernière chose que nous avons
entendue, c'est cet avis de recherche et le signalement du petit Gilles
Fabre, de celui-là même que nous devions recueillir, le lendemain,
avec son pull-over rouge, ses cheveux noirs, sa cicatrice à la main. Et
puis, dans ton délire, tu as raconté assez de choses pour que nous
puissions reconstituer à peu près ton aventure : l'argent confié,
l'enveloppe brûlée, la peur d'un certain M. Barandon, la fuite. Tout
cela, oui, nous le savions.
— Vous le saviez, reprit Gilles, et malgré tous vos soucis vous
m'avez gardé, soigné, nourri, sans chercher à vous débarrasser de cette
charge en prévenant tout de suite M. Barandon? »
Pierre protesta :
« Tu me connais mal, mon ami, si tu me crois capable de me «
débarrasser » d'un enfant épuisé, malade, tombé sur le pas de ma
porte, comme s'il venait me demander asile! Non, vois-tu, entre la
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radio et ce que tu as dit dans ton délire, j'en savais assez pour
comprendre que tu avais besoin d'aide, et nous t'avons aidé de notre
mieux. »
Gilles, profondément ému, ne sut comment exprimer sa
reconnaissance. Il se contenta de prendre la grande main du pêcheur et
de la serrer très fort dans les siennes.
De nouveau, il se fit un silence, puis Gilles demanda :
« Alors, vous allez me laisser repartir pour aller chez ma mère? »
Pierre fronça légèrement les sourcils.
« Si tu le veux absolument, tu es libre, mon ami. »
Mais il y avait, dans le ton du pêcheur, une nuance de
désapprobation que Gilles sentit très bien.
« Vous trouvez que j'ai eu tort de m'en-fuir, n'est-ce pas?
demanda-t-il.
— Eh bien, oui, Gillou, répondit Pierre. Je trouve que tu as fait
un coup de tête regrettable. A mon avis, il fallait rentrer tout de suite
chez ton patron et lui raconter ce qui s'était passé.
— On voit que vous ne connaissez pas M. Barandon, fit Gilles
en frissonnant, il est terrible, vous savez!
— Allons, allons, fit Pierre en haussant les épaules, cet homme
n'est peut-être pas commode, mais il ne t'aurait sûrement pas dévoré.
Tu t'es affolé, mon petit, et tu as tout simplement manqué de courage.
- Du courage, dit Gilles, il m'en fallait trop pour retourner chez
lui!
- C'est pourtant ce que je te conseille de faire. Je sais que cela te
coûterait... mais ce serait bien, de ta part.
Vous trouvez?
- Oui, fit le pêcheur en se levant. Réfléchis à ce que je viens
de te dire, mon garçon, et vois si tu as la force de prendre une
décision... difficile. Moi, je rentre à la maison; tu viendras me dire tout
à l'heure ce que tu as résolu. »
*
**
88
coquillage nacré, l'écume des vagues venait toujours mourir à ses
pieds avec k même bruissement très doux. Mais lui ne voyait ni
n'entendait plus rien, tout bouleversé par la lutte terrible qui se livrait
dans son cœur.
« Que faut-il faire? Que faut-il faire? se demandait-il.
- Rentrer à la Falabrègue! répondait, au-dedans de lui, une voix
impérieuse.
— J'ai trop peur!
Tu as manqué de courage, tu en manques encore.
Il est si terrible, M. Barandon!
- Sans doute, et pourtant, tu dois tout lui avouer.
— Et puis... il n'est pas seul; et le bayle? Et Mme Nadine? Et
surtout... Vivette!
— Ah! Ils ne te feront probablement pas des compliments! Mais
reconnais que tu n'en mérites guère.
— Vivette... même si elle me recevait en se moquant... de cette
façon qui me fait tant de peine, je crois... oui, je crois que je serais
content de la retrouver.
— Alors, rentre, rentre donc!
— Non, non, c'est trop dur! Je veux plutôt rejoindre ma mère.
— Es-tu sûr qu'elle te félicitera de ton équipée? Elle ne sera
peut-être pas tellement contente de te voir arriver!
- Ah! j'ai fait une énorme bêtise, et maintenant c'est impossible
de la réparer.
- Impossible? Non, très simple, au contraire... et tu sais
parfaitement ce qu'il faut faire. »
Oui, Gilles savait bien quelle décision il devait prendre, mais il
balançait encore, lorsque, soudain, une idée lui vint, une idée qui le
mit brusquement debout, tandis qu'il murmurait résolument :
« J'irai, oui, j'irai... quoi qu'il doive m'arriver. »
Il se mit à courir vers la maison, aussi vite que le lui permettaient
ses jambes encore faibles.
Pierre était seul au jardin. Avant même d'avoir franchi la
barrière, Gilles, haletant, cria :
« Je suis décidé, je rentre! »
Le visage du pêcheur s'éclaira.
89
« A la bonne heure, mon petit gars! Voilà la réponse que
j'espérais.-
- Mais, dit Gilles, je viens d'y penser tout à coup : il faut que
vous me rameniez là-bas : comme ça, vous recevrez la récompense
promise par la radio. Une somme « importante »... l'acompte que vous
réclame M. Castan. »
Contre toute attente, Pierre ne parut pas enthousiasmé.
« Dis donc, Gillou, fit-il doucement, tu ne trouves pas que ce que
tu me proposes ressemble un peu à une escroquerie?
Une escroquerie? fit Gilles, stupéfait. Mais pourquoi?
— Parce que je ne te ramènerais pas de force à la Falabrègue.
C'est de toi-même que tu décides de retourner là-bas. Rappelle-toi : je
t'ai laissé absolument libre de continuer ta route ou de rentrer... sans te
cacher, évidemment, ce que je souhaitais te voir faire.
— Justement! protesta vivement le jeune garçon, si je me suis
décidé, c'est grâce à vous et parce que vous me l'avez conseillé. Sans
cela, je n'en aurais jamais eu le courage. Vous voyez bien que vous
avez droit à cette récompense.
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« Tu nous écriras... »
91
— Je n'en suis pas aussi sûr que toi et, même si on me la
proposait, je ne pourrais, honnêtement, l'accepter. Et puis, vois-
tu, je voudrais de tout mon cœur que tu regagnes l'estime de ton patron
en rentrant tout seul, comme un garçon courageux, comme un grand!
Et son estime, M. Barandon ne te la rendra qu'à cette condition.
Alors, fit Gilles, profondément déçu, je n'ai plus envie de
rentrer.»
Pierre le prit par le menton, le força à lever son visage vers lui et
le regarda dans les yeux.
« C'était donc... pour moi, que tu voulais retourner à la
Falabrègue? demanda-t-il.
- Oui, j'aurais tant aimé que vous receviez cet argent! »
L'émotion fit trembler les lèvres du pêcheur et sa voix s'enroua
légèrement, lorsqu'il ajouta :
« Tu es un bon petit et je suis touché de cette preuve d'affection,
mais je serais très fâché si mon refus t'empêchait de faire ton devoir. Il
faut rentrer quand même, Gillou. Allons! Après avoir pris une bonne
résolution, tu ne vas pas te raviser, j'espère? »
Non, Gilles tenait trop à l'approbation de Pierre pour se raviser.
Le pêcheur lui demandait de se montrer courageux : il le serait.
« C'est bon! Je partirai demain matin, dit-il fermement. Mais,
cette fois, je prendrai le car pour aller plus vite. Si quelqu'un me
reconnaît, cela n'aura plus d'importance, maintenant. »
92
CHAPITRE XIV
Le retour
GILLES se tenait, le cœur gros, sur le seuil de la maison, cette
maison inconnue, quelques jours auparavant, et qui lui était devenue si
chère.
Rose et les enfants venaient de l'embrasser en lui souhaitant bon
voyage, Pierre se préparait à le conduire à la ville et à le mettre dans le
car.
Gilles regarda une dernière fois la demeure aux murs blancs, où
s'accrochaient les filets, le jardin, avec « son » fauteuil de toile,les
chrysanthèmes fleuris, la haie de tamaris et là-bas, sur la plage, La
Belle Rose, semblable à une grande mouette posée sur le sable... toutes
ces choses qu'il ne reverrait jamais, puisque bientôt elles
n'appartiendraient plus à la famille du pêcheur. Puis, retenant ses lar-
mes, il suivit Pierre sur le chemin qui menait au Grau-du-Roi.
Son cœur se mit à battre, lorsqu'il aperçut le car prêt à partir et
déjà à demi plein de voyageurs. Sans la présence de son compagnon, il
eût peut-être pris la fuite. Mais Pierre le tenait doucement par le bras,
93
lui parlait sur un ton réconfortant et rassurant, lui faisait ses dernières
recommandations et disait : « Tu nous écriras, tu nous donneras vite
de tes nouvelles, n'est-ce pas? »
Dans son trouble, Gilles l'entendait à peine, mais, plein de bonne
volonté, il balbutiait :
« Oui... Oui, monsieur Pierre... »
Et soudain, le moteur vrombit, toute la grande voiture trembla :
on partait!
Pierre eut juste le temps de serrer le petit garçon dans ses bras
avant qu'il ne grimpe rapidement dans le car qui s'ébranla aussitôt.
Assis tout au fond, Gilles fit, à travers la vitre, un dernier signe
d'adieu, puis il se retourna résolument et regarda, droit devant lui,
cette route au bout de laquelle l'attendait une réception dont la seule
pensée lui serrait le cœur.
Il ne connaissait pas les autres voyageurs. Personne ne fit
attention à lui, personne ne lui adressa la parole, en sorte qu'il se
sentait aussi seul sur le chemin du retour, qu'il l'était, quinze jours
auparavant, lorsqu'il cheminait à pied, dans le vent, la nuit et l'orage.
Mais comme cette même route, si longue pour le petit
chemineau, paraissait courte cette fois! Quelle rapidité! A peine avait-
on quitté les remparts d'Aigues-Mortes que déjà l'on atteignait le
village où Gilles s'était réfugié dans la roulotte des forains! Il reconnut
le café Combaluzier, devant lequel le car s'arrêta (quel mauvais souve-
nir!), puis, à peine une demi-heure plus tard, la boulangerie-pâtisserie
de Mme Bosc. (Tiens! le garçon était guéri. Il se tenait devant la porte
avec son vélo, et derrière lui, la corbeille était pleine de pains qu'il
allait livrer.)
Plus loin, apparut l'entrée du chemin qui "conduisait au château,
le merveilleux château, où Gilles s'était senti un moment tranquille et
en sécurité. Mais il n'y avait sûrement personne devant la grille : la
fête était finie et la vieille Thérèse ne guettait plus l'arrivée des
gâteaux. Et déjà le car filait vers le dernier village, le village de la
Falabrègue!
A partir de ce moment, le cœur de Gilles battit à se rompre et,
lorsqu'il passa devant l'endroit où le feu avait dévoré l'enveloppe (le
fossé était encore tout noir, au bord de la route) il se rendit pleinement
compte qu'il allait, dans quelques instants, atteindre le mas et
comparaître devant M. Barandon. Alors une véritable panique
94
s'empara de lui. Mais il se raidit, serra les dents et, pensant à Pierre et
à ses recommandations, il réprima l'envie folle qu'il avait de dépasser
la Falabrègue, d'aller jusqu'à Nîmes et, puisqu'il possédait, à peine
entamés, les deux billets gagnés au château et chez Mme Bosc, d'y
prendre le train pour Marseille.
Les premières maisons du village... la grand-rue et ses magasins
familiers... l'arrêt du car...
Gilles descendit et, comme aucun voyageur n'attendait, la
voiture repartit aussitôt.
Figé sur place, le jeune garçon la suivit des yeux jusqu'à ce
qu'elle ne fût plus qu'un point rouge, au bout de la route toute droite.
Alors, les jambes tremblantes, il marcha jusqu'à l'endroit où
débouchait le chemin qui conduisait à la Falabrègue, sur lequel il
s'engagea.
Soudain, au loin, il vit les bâtiments blancs, la haie de cyprès, la
grande roue argentée de l'élévateur d'eau : encore quelques minutes et
il serait arrivé!
Déjà, en approchant, il respirait l'odeur qu'il connaissait bien, les
odeurs mêlées de la cave et des écuries, déjà il entendait le léger
grincement de la pompe, déjà il voyait la fumée sortir d'une cheminée
et se dérouler paisiblement sur le ciel bleu.
« Qu'est-ce qu'il va dire? Qu'est-ce qu'il va me faire? se
demandait le petit garçon, en ralentissant encore le pas. Me battre?
Peut-être. Crier, m'insulter, me traiter de toutes sortes de vilains
noms? Sûrement! Ou encore, se moquer méchamment de moi, ce qui
est le pire de tout! »
En face de ces redoutables perspectives, Gilles marcha plus
lentement encore. Mais il finit tout de même par entrer dans la cour du
mas. La porte du garage était ouverte et le bayle, couché sous le
camion, réparait on ne savait quoi.
Jamais de sa vie, Gilles ne devait revoir une tête plus ahurie que
celle de Brunel, surgissant entre les deux roues arrière, ni entendre
pousser une exclamation plus retentissante.
« Té! Le voilà! Le voilà! »
En un clin d'œil, l'homme fut debout et se précipita vers
l'arrivant. Mais son visage n'avait rien d'accueillant ni d'aimable.
« Tu te décides à rentrer, mauvais drôle! D'où viens-tu?
demanda-t-il sèchement.
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- Du Grau-du-Roi, monsieur Brunel, balbutia Gilles.
— Du Grau! Voyez-vous ça! Tu t'es payé une petite
villégiature, sans doute? Et tu ne t'es pas soucié du mauvais sang que
tu nous faisais faire à tous?
— Je vous expliquerai... Je vous dirai...
— C'est ça, tu feras bien. En attendant, c'est surtout à M.
Barandon que tu vas « expliquer ».
- J'y vais, j'y vais tout de suite », fit Gilles, plus mort que vif.
Il se tenait devant Brunel, si désemparé, si pâlot, avec, dans le
regard, une telle expression de crainte, que le bayle eut pitié de lui et
s'adoucit.
« Allons, viens, dit-il; quoi que tu aies à avouer, avoue-le
franchement et courageusement. Tu ne vas pas être bien reçu, tu t'en
doutes, mais dis-toi que M. Barandon n'a encore dévoré personne. »
Gilles monta les marches du perron derrière Brunel. Le coup de
heurtoir frappé à la porte fit bondir son cœur, mais ensuite il n'entendit
ni les exclamations de Naomi, ni sa course le long du corridor, ni sa
voix disant, comme la première fois : « C'est Brunel... et avec le petit!
» ni même ce que répondit M. Barandon.
96
Quelqu'un le poussa en avant, dans la salle à manger, où le
maître de la Falabrègue avait encore « le pied sur la chaise », et il ne
vit que lui, qui le regardait fixement.
Contre toute attente, il ne cria pas tout de suite. Il se taisait, et
son silence, en se prolongeant, devenait insoutenable et plus effrayant
que des vociférations. Il ne quittait pas Gilles des yeux, pendant que
son visage s'empourprait lentement, jusqu'à devenir violacé : c'était la
colère qui montait!
Elle éclata soudain, furieuse. Il hurla : « Te voilà, chenapan! Te
voilà, filou! Viens ici que je... que je te... »
Et, se levant à demi de son fauteuil, il brandit une canne
menaçante. Instinctivement, Gilles mit son bras devant sa figure, mais
la canne ne s'abattit pas sur lui. M. Barandon se rassit en grondant et
demanda :
« Qu'as-tu fait de l'argent, voleur? » Cette accusation inattendue
rendit la voix à Gilles.
« L'argent? Mais je ne l'ai pas volé! protesta-t-il. Oh! Vous avez
cru ça?
- Bien sûr, je l'ai cru! Et Brunel aussi et tous ceux du mas.
Quand un garçon disparaît avec une pleine enveloppe de billets,
qu'est-ce qu'on peut imaginer d'autre? Il n'y a que ta mère qui n'a pas
voulu le croire, mais elle n'en est que plus malheureuse!
— Maman! s'écria Gilles, vous lui avez dit...
- Hé! Elle avait droit à être tenue au courant, non? A elle seule,
elle se fait plus de mauvais sang que nous tous. »
Gilles s'appuya au buffet, devant lequel il se tenait et toute la
salle à manger se mit à tourner autour de lui. Pas un instant l'idée ne
lui était venue qu'on pourrait l'accuser de s'être enfui avec le contenu
de l'enveloppe. Un voleur, lui! Mais c'était affreux, plus affreux que
tout ce qu'il avait pu imaginer!
« Allons, réponds! hurla M. Barandon. Qu'en as-tu fait? Tu l'as
dépensé, hein? Ou alors, tu l'as mis en sûreté quelque part et puis tu
reviens en faisant l'innocent! Mais tu me paieras ça, tu peux croire! »
Gilles lit un effort désespéré pour surmonter son émotion et dit,
d'une voix plus assurée :
« Je n'ai rien pris, monsieur, et je ne fais pas l'innocent, parce
que... enfin, je vais tout vous expliquer. »
97
Et, accompagné par les grognements de M. Barandon,
semblables à ceux d'un bouledogue prêt à aboyer, il raconta son
aventure, depuis le moment où l'enveloppe disparut dans le feu,
jusqu'à celui où il tomba sans connaissance sur le seuil du pêcheur. Il
dit combien Pierre et sa femme, malgré la situation tragique dans
laquelle ils se trouvaient, s'étaient montrés bons pour lui et l'avaient
secouru et soigné. Il ajouta que Pierre lui-même lui conseillait de
rentrer.
« Je ne crois pas un mot de cette histoire à dormir debout! cria
M. Barandon lorsque Gilles se tut. Si ton pêcheur existait, il t'aurait
ramené lui-même pour toucher la récompense promise par la radio.
Il n'en veut pas, il dit qu'il n'y a aucun droit, protesta le jeune
garçon, et je vous assure que je n'ai rien inventé. »
Le maître de la Falabrègue haussa les épaules.
« Rien inventé, dis-tu... qui me le prouve?
— Moi! » fit une voix décidée.
Et Pierre, qui depuis un instant se tenait sur le seuil de la porte,
entra délibérément dans la pièce.
98
Stupéfait et bouleversé, Gilles se précipita dans ses bras.
« Vous êtes venu! Vous êtes venu! Quel bonheur! » répétait-il.
— Oui, fit Pierre calmement, après ton départ j'ai eu du regret
de t'avoir laissé aller seul. J'ai pensé que peut-être on ne croirait pas
ton histoire et que tu aurais besoin de mon témoignage. Alors, je me
suis fait prêter un scooter et, si je n'ai pu rattraper le car, il me semble
que j'arrive tout de même au bon moment, n'est-ce pas?
— Tiens, tiens! fit M. Barandon, voilà donc le pêcheur au grand
cœur. Vous faites bien de venir, jeune homme, car je doutais vraiment
de votre existence, et je ne serai pas fâché de constater si vos dires
correspondent à ceux de ce petit malheureux. »
Et, se tournant vers Gilles, il ajouta :
« Sors un instant dans le jardin, toi, mais ne t'éloigne pas : je
t'appellerai dès que j'aurai causé un moment avec ce monsieur. »
Puis, s'adressant à Brunel, témoin silencieux de toute cette scène:
« Quant à toi, dit-il, prends la voiture et file immédiatement au
village pour télégraphier à la mère de ce gamin que son fils est
retrouvé et qu'une lettre suivra. »
Gilles sortit avec le bayle et M. Barandon resta seul en face de
Pierre.
99
CHAPITRE XV
Un ogre bienfaisant.
La fin d'une aventure
100
« Gilles a d'abord manqué d'énergie, dit lé pêcheur en terminant,
mais ensuite il a fait preuve de résolution et de dévouement, car il a
voulu rentrer — malgré la crainte que vous lui inspirez — pour que je
reçoive la récompense,promise à qui le ramènerait.
— C'est juste, lit M. Barandon, cette récompense, vous l'aurez.
- Non, monsieur, répondit fermement Pierre, car je n'y ai aucun
droit, et Gilles savait que je refuserais cet argent lorsque, rassemblant
tout son courage, il a décidé de rentrer quand même à la Falabrègue. »
Et Pierre ajouta doucement :
« C'est un enfant très sensible... impressionnable...
- Sensible! Impressionnable! Je vous crois! interrompit M.
Barandon. Un petit monsieur auquel on ne devrait s'adresser qu'en
enfilant six paires de gants l'une sur l'autre! Moi, ce n'est pas mon
genre et ça me fatiguerait.
- Mais, continua Pierre, c'est un bon garçon et un cœur
généreux. »
Un sourire découvrit les grandes dents de M, Barandon.
« Il n'est pas le seul à être généreux, dit-il. Ceux qui l'ont
recueilli, soigné et conseillé le sont aussi. »
Pierre protesta.
« Ce que nous avons fait est tout nature]. »
Il y eut un silence, puis M. Barandon murmura :
« Je ne me rendais pas compte que j'épouvantais tellement ce
petit bêta. Mais vous avez raison, ajouta-t-il plus haut, il vaut la peine
qu'on s'intéresse à lui. Il n'en reste pas moins qu'il nous a donné un
fameux tracas! La disparition d'un gamin à moi confié et dont j'avais
la responsabilité m'a rendu presque fou d'inquiétude... au point que je
n'ai pas hésité à promettre une somme énorme à qui m'aiderait à le
retrouver. Mais, malgré les recherches faites dans toute la région, je
commençais à désespérer de le revoir. Avouez qu'il mérite une
punition.
- Sans doute, fit Pierre, et laquelle? — Un redoublement de
sévérité pour commencer, et la retenue de ses gages, pendant plusieurs
mois. Mais, surtout, il ne saura pas tout de suite ce que je compte faire
pour lui.
- Ce que...
- Oui, dit le maître de la Falabrègue avec un nouveau sourire,
après tout, j'ai traité ce gamin un peu trop... rudement, sans voir toutes
101
les possibilités qu'il y avait en lui. Eh bien, lorsqu'il sortira de l'école,
je lui laisserai encore le temps de •suivre le cours complémentaire du
village et, plus tard, quelques cours de comptabilité. Ainsi sera-t-il
peut-être à même, un jour, de remplacer le vieux bayle qui dirige une
autre importante propriété que je possède, au bord du Rhône, en
Camargue.
« Ensuite, je pense que sa mère, qui a beaucoup de peine à vivre
à Marseille, accepterait volontiers de prendre ici la place de Naomi.
Celle-ci gémit, à longueur de journée, qu'elle a assez travaillé et
qu'elle voudrait aller finir ses jours chez sa fille. Je suppose que la
maman et le fils ne seraient pas fâchés d'être réunis. Qu'en pensez-
vous?
— Que Gilles a de la chance, monsieur... et que vous êtes très
bon.
— Moins mauvais que j'en ai l'air en tout cas, hein? fit
ironiquement M. Barandon. Mais pas un mot de tout cela à Gilles, je
vous prie : il est juste qu'il paie d'abord son étourderie et sa fuite
stupide. »
II étendit le bras, ouvrit la fenêtre toute grande et cria d'une voix
de stentor :
102
Gilles écoutait, la tête baissée. M. Barandon ajouta :
« Et maintenant, j'espère que tu as compris qu'il vaut mieux faire
face aux difficultés que de les fuir comme un lièvre... et comme un
lièvre sans cervelle, encore! »
Cette fois, Gilles regarda le maître de la Falabrègue droit dans
les yeux et répondit gravement :
« Oui, monsieur, j'ai compris.
- Il me faut repartir, dit Pierre, si je veux être de retour chez moi
pour midi.
— Attendez! » fit M. Barandon.
Il considéra un instant le pêcheur et, dans son regard, il y avait
beaucoup d'estime, d'admiration et même une certaine émotion.
« Or donc, jeune homme, vous refusez la récompense promise à
qui me ramènerait ce garçon? demanda-t-il.
- Absolument, monsieur, d'autant que je ne l'ai pas « ramené »,
il est rentré tout seul.
— Oh! Oh! Nous sommes fier! Et entêté, de surcroît! Soit, je
n'insiste pas. Mais maître Pierre me fera-t-il la grâce d'accepter cette
somme comme un simple prêt, non pour avoir conduit ici ce garne-
103
ment, mais en remerciement de l'hospitalité, des soins et des bons
conseils que ledit garnement a reçus chez lui? »
Pierre hésitait, quand il rencontra le regard anxieux et suppliant
de Gilles, et ce regard le décida.
« Dans ce cas, monsieur, j'accepte ce prêt avec reconnaissance.
Je vais travailler dur et je vous rendrai cet argent le plus tôt possible.
- Cela ne presse pas; commencez par rétablir votre situation,
vous me rembourserez ensuite. »
Pour la première fois, depuis son arrivée à la Falabrègue, le
visage crispé et malheureux de Gilles se détendit et rayonna de joie.
Le retour au mas n'était certes pas drôle pour lui, mais au moins il
rendait l'espoir et le bonheur à Pierre et à sa famille.
*
**
104
— Oui, oui, il m'a rapidement mise au courant avant d'aller au
village télégraphier à ta maman. Je sais que tu as bien pâti, que tu as
été malade, mais aussi que tu n'as pas volé, et je remercie le Bon
Dieu de ce que notre Gillou n'a rien fait de mal.
Tout de même, j'ai commis une grande bêtise, reconnut
Gilles.
— Ah! ça, oui, par exemple! Enfin, comme on dit, « plaie
d'argent n'est pas mortelle ». Tu as perdu une somme importante : tu la
rembourseras peu à peu, au moins en partie... et tu t'es enfui
comme un petit lapin peureux : là, tu as eu tort. Mais tout cela n'est
pas trop grave, à côté de la malhonnêteté que nous craignions.»
Cependant, le regard de Gilles cherchait quelque chose... ou,
plutôt, quelqu'un.
« Vivette n'est pas là? finit-il par demander.
— Non. La petite est chez sa marraine, au nias de Vaquerolles,
mais elle va revenir à midi. »
Et Nadine ajouta :
« Monte chez toi pour te changer, mon garçon, et mets tes
vêtements de,travail, car j'ai idée qu'on va te donner de la besogne tout
de suite. »
Et Gilles retrouva sa petite chambre, telle qu'il l'avait quittée le
jour de sa fuite. Ses vieux habits étaient encore jetés sur une chaise. Il
les revêtit, puis, en attendant qu'on l'appelât pour le repas, il
s'approcha de la fenêtre, écarta les rideaux blancs et regarda
longuement cette Falabrègue, cette vaste étendue de vignes à demi dé-
pouillées, ces collines lointaines, qu'il avait cru ne jamais revoir.
Soudain, un pas précipité retentit dans l'escalier, la porte s'ouvrit
brusquement et un véritable petit bolide se précipita sur lui en criant :
« Gillou ! Gillou ! Tu es là ! Tu es revenu ! Quel bonheur! »
A demi étouffé par les bras que Vivette serrait autour de son cou,
Gilles se dégagea doucement pour demander :
« Ta maman t'a dit que je n'ai pas volé, Vivette?
Bien sûr! D'ailleurs, moi, je ne l'ai jamais cru : je savais que mon
Gillou ne pouvait mal faire. Mais j'ai langui de toi, tu sais! Ah! que j'ai
langui! Le soir du gros orage, je ne pouvais pas m'endormir en pensant
que tu étais peut-être tout seul, sur la route et sous la pluie.
- J'y étais justement, et la foudre est tombée à deux pas de moi.
105
- Pauvre, pauvre Gillou! »
Elle ne se moquait pas, Vivette, elle ne traitait pas Gilles de «
bêta » ou a" « empoté », elle était toute rayonnante, tout émue, et ses
grands yeux noirs brillaient de larmes. C'était la meilleure des Vivette,
la tendre petite sœur dont Gilles avait si souvent rêvé.
Tout heureux, il ne prenait garde ni à sa robe tachée -- comme
d'habitude — ni à son petit museau barbouillé, ni à ses cheveux
ébouriffés; il ne voyait que ce regard affectueux, il n'entendait que
cette voix claire qui disait : « Ah! que j'ai langui de toi! »
Mme Nadine, en bas de l'escalier, cria que le père rentrait et que
le repas était prêt. On entendait, dans la cuisine, les voix de Fulcran et
de Marco. Gilles avait encore à affronter les deux domestiques du
mas, mais l'accueil qu'ils lui réservaient ne l'inquiétait nullement.
« Allons-y, Vivette! » fit-il avec décision. Et, plein de courage, il
descendit, tenant la petite fille par la main, reprendre sa place
accoutumée à la table du bayle de la Falabrègue, comme s'il ne l'avait
jamais quittée.
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Imprime en France
BRODARD & TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
03.116-1-12-6306
Dép.lég.459 -3e tr.62
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