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Master 1 SCIENCES DU LANGAGE

ET DIDACTIQUE DU FRAN Ç AIS

« LITTÉRATIE»

16D462/3

Année 2015/2016

Jean-Baptiste GOUSSARD

En vertu du code de la Propriété Intellectuelle – Art. L. 335-3 : Est également un délit de contrefaçon toute
reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation des
droits de l’auteur, tels qu’ils sont définis et réglementés par la loi.
(L. n° 94-361 du 10 mai 1994, art. 8) – Est également un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de
l’auteur d’un logiciel définis à l’article L. 122-6.
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vendus sous quelques formes que ce soit sous peine de poursuite.

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CALENDRIER 2015/2016

16D462 : LITTÉRATIE

Enseignant : Jean-Baptiste GOUSSARD

Dates mise en ligne 1) Contenus et activités des envois 2) dates retour des
des cours et envoi (cours, TD, devoir, corrigé, etc.) devoirs
postal aux étudiants

21 octobre 2015 Cours première partie

18 novembre 2015 Cours deuxième partie

16 décembre 2015

20 janvier 2016 Cours troisième partie

10 février 2016 Cours quatrième partie + Devoir

16 mars 2016 Retour devoir

06 avril 2016

Adresse mail pour contact : jean-baptiste.goussard@u-bourgogne.fr

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Gabriel - BP 17270 - 21072 DIJON (à l’attention de Monsieur GOUSSARD)

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16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

TROISIÈME PARTIE : CULTURE ORALE ET CULTURE ECRITE

Dans cette troisième partie de notre cours, je voudrais aborder un point de vue
comparatif très large entre les sociétés et les cultures qui possèdent la technologie
écrite, et que nous appelons donc sociétés littéraciques, et les sociétés non-
littéraciques, c’est-à-dire de tradition orale. L’historique des technologies écrites que
nous avons mené au précédent chapitre nous a, en effet, révélé des
bouleversements socio-culturels importants qui ont provoqué la nécessité de l’écrit
mais aussi que l’écrit a induits. Il nous faut donc commencer par établir les
caractéristiques des sociétés non littéraciques (1) pour montrer ensuite les
modifications progressives que la littératie apporte (2). Ce sera l’occasion d’aborder
plus en détail l’apport de la littératie à la pensée et la culture grecques de l’Antiquité
(3) 1. Certaines théories habituelles tentent de saisir la pensée grecque à travers
l’impact cognitif que l’usage de l’écrit aurait eu sur les individus, nous aborderons ce
point de vue (4) avant de dresser un bilan plus mitigé sur ce point (5) tout en faisant,
malgré tout le bilan de l’apport de l’écrit (5 également) ; ce qui nous conduira enfin,
en guise de conclusion à cette partie du cours et à la précédente, à établir avec
Olson les principes de l’ « esprit scribal » (6).

I. Caractéristiques des sociétés non-littéraciques

La question que nous devons examiner est celle qui consiste à savoir comment se
transmet la culture dans les sociétés orales, ainsi nous pourrons saisir l’apport que
constitue l’usage de la technologie écrite. Bien sûr, dans les sociétés orales, le savoir
se transmet, toutefois il emprunte des voies différentes que celles auxquelles nous
sommes habitués dans nos sociétés profondément littéraciques. Or, cette différence
qualitative du mode de transmission influe sur le contenu culturel lui-même.
Lorsqu’une génération transmet son héritage culturel à la suivante, trois types
d’éléments peuvent être transmis. Elle transmet, premièrement, les ressources
naturelles et les moyens de production. Deuxièmement, elle transmet des types de
comportement standardisés, qui relèvent de la coutume. Leur transmission n’est que
partiellement verbale, par exemple, les manières de faire la cuisine ou d’élever les
enfants sont transmis de manière largement imitative et ne relèvent que peu de la
verbalisation. Troisièmement, elle transmet tous les autres éléments de la culture qui
passent par la verbalisation, il s’agit de tous les signifiés et tous les comportements
associés, dans une société donnée, aux symboles verbaux que celle-ci utilise. Il
s’agit de la « vision du monde » partagée par toute une société, sa façon, par

1
L’essentiel des informations contenues dans ces trois premières parties du cours proviennent
des travaux de Jack Goody, en particulier de « Les Conséquences de la littératie » publié par Goody
et Watt, dont on trouve une traduction dans la revue Pratiques, n° 131/132, décembre 2006.

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exemple de penser l’espace, le temps, ses aspirations. Ces éléments passent


prioritairement d’une génération à l’autre par la langue, qui est ainsi la forme
d’expression la plus directe et la plus complète de l’expérience sociale du groupe.
Toutes les valeurs, les croyances, les formes de la connaissance sont transmises par
une sorte de chaîne imbriquée et ininterrompue de conversations. Il s’agit donc là
d’une culture immatérielle, car uniquement stockée dans la mémoire humaine.
Le statut du langage y est différent de ce dont nous avons l’habitude et qui nous
semble, dans notre culture profondément écrite, évident. Pour nous, un mot est avant
tout un renvoi à une sorte de définition, un signifié. Or, nous l’avons vu, c’est là une
donnée apportée par l’écrit. Dans les sociétés orales, la relation entre le mot et le
référent est immédiate, le sens de chaque mot ne restitue pas les couches de savoir
accumulées dans le temps par l’écrit, mais fait au contraire référence à une
succession de situations concrètes, ainsi qu’à des inflexions de la voix et des
mimiques gestuelles, le dénoté et les connotations d’un mot sont ici faites de tout
cela et non de la somme des significations accumulées au fil des temps, comme
dans une société littéracique. La manière dont l’individu, dans une société orale,
aborde les relations entre un référent et son langage est donc beaucoup plus
immédiate et beaucoup plus ancrée dans le corps social. La manière d’organiser le
langage est du coup différente.
L’organisation du lexique en offre un bon exemple. Il est organisé en fonction
des intérêts particuliers des locuteurs. Le langage s’adapte à leur réalité. Par
exemple, sur l’île de Lesu, dans le Pacifique, les habitants n’ont pas un mais une
douzaine de mots pour désigner les porcs, suivant leur sexe, leur couleur, leur
origine. Cette organisation du lexique témoigne de l’importance que tiennent les
porcs dans l’économie domestique de cette île particulièrement pauvre en sources
de viande. Malinowski rapporte que dans les îles Trobriand, seuls les éléments du
monde environnant jugés « utiles » (au sens large) ont reçu un nom. Cet impact de la
relation immédiate du langage au référent dans les sociétés orales n’affecte pas
seulement l’organisation du lexique mais, derrière elle, l’organisation des catégories
de la compréhension (dont le langage peut apparaître comme un reflet). On peut
citer en exemple la façon qu’ont les LoDagaa du Ghana de compter les jours (que
rapporte Goody dans l’article cité) en fonction des jours de marché dans la région, le
terme désignant « jour » et « marché » étant précisément le même.
Dans ce type de sociétés, la mémoire est le support de transmission de la
culture – puisque rien n’est « noté ». C’est donc la mémoire individuelle qui sert de
support à la transmission culturelle collective ; or l’individu se souvient de ce qui a
une importance dans l’expérience qu’il a des relations sociales. Cet état de fait mène
à ce que Goody appelle une organisation homéostasique 2 de la tradition culturelle,
dans les sociétés sans écriture. La transmission orale assure un maintien en
mémoire – ou un oubli – de ce qui est pertinent pour les relations sociales, ce qui
constitue un facteur de conservation. Dans ce fonctionnement, la langue est un
facteur essentiel en ce qu’elle « s’élabore [comme nous l’avons vu avec le lexique]

2
Le terme signifie « qui se maintient malgré des conditions externes variables ».

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en étroite association avec l’expérience vécue par la communauté et […] est apprise
par l’individu dans un contact en face à face avec les autres membres de la
communauté 3. » Ce qui a une pertinence sociale est stocké en mémoire, le reste
tombe dans l’oubli. Ce mécanisme de maintien de soi de la culture par elle-même
(homéostase) est produit dans la communication orale.
Il convient bien sûr de ménager deux nuances importantes dans cette vue des
sociétés orales. D’une part, des changements sociaux se produisent ; d’autre part,
existent des procédés mnémoniques, une mémoire à long terme comme celle que
procurera l’écrit est parfois à l’œuvre sous la forme de ces techniques mnémoniques,
comme des modèles formalisés de discours, des récitations, l’usage de supports
sonores, comme des instruments de musique, et qui exercent une forte pression sur
les transformations demandées par le présent. Malgré ces nuances, il n’en reste pas
moins que les sociétés non-littéraciques peuvent être caractérisées
d’homéostasiques sur le plan de la transmission de leur tradition culturelle, car elle
sert à leur maintien dans le présent.
On peut en donner un exemple, avec la manière dont certaines de ces sociétés
considèrent leur passé tribal en fonction des orientations du présent. Les Tiv du
Nigéria, par exemple, ont l’habitude de conserver en mémoire – orale – une longue
liste d’ancêtres, renvoyant, comme ces listes de rois dans le Bible, à un passé
mythique. Ces généalogies étaient très souvent utilisées au cours de procès, pour
indiquer les droits et les devoirs des individus les uns envers les autres. Les premiers
administrateurs britanniques, comprenant l’importance de ces tables généalogiques,
prirent soin de les noter. Or, il est remarquable que, pourtant fixés, ces arbres
généalogiques devinrent peu à peu, pour les Tiv, sujets à caution, ceux-ci prétendant
qu’ils n’étaient plus exacts. De cet exemple, il faut comprendre que cette tradition
culturelle est en fait toujours modifiée par le présent pour s’adapter à lui, confirmant
son caractère homéostasique 4. Ces généalogies, en réalité, plus que conserver le
passé comme des documents d’archive, servent de charte régissant les institutions
sociales du présent. La dimension orale de la mémoire permet, dans de telles
sociétés orales, des mutations et des changements, dans la mesure où elle est
tournée vers le présent. « L’un des résultats les plus importants de cette tendance à
l’homéostasie est que l’individu n’a du passé qu’une perception filtrée par le présent.
Par contre, les annales d’une société qui dispose de l’écriture imposent
obligatoirement une prise de conscience plus objective de la distinction entre ce qui
était et ce qui est 5. » Plus généralement, on peut dire que les sociétés non-
littéraciques conçoivent le passé sur le modèle de ce que l’on vient de décrire – il
n’en ira évidemment pas de même pour les sociétés littéraciques. Il n’y a ainsi, dans
ces sociétés, que peu de différences entre le mythe et l’histoire. Sans archive, dans
ce passé transformé pour être conforme aux besoins du présent, les éléments
constitutifs de l’héritage culturel qui ne sont plus pertinents pour le présent sont

3
Goody et Watt, op. cit., p. 34.
4
Goody et Watt analysent avec plus de détails cet exemple, montrant notamment comment
comprendre ces changements dans la généalogie. Op. cit., p. 36-37.
5
Idem, p. 37.

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transformés ou tombent dans l’oubli. Il en va de même pour le lexique. Qu’il s’agisse


du mythe ou des mots, les membres de telles communautés d’une génération
apprennent le vocabulaire, les généalogies et les mythes dans leur présent et ne
peuvent avoir conscience du fait que certains mots ou certains récits ont été
abandonnés ou ont changé de sens. C’est la perception même du caractère passé
du passé qui ne peut exister, puisqu’il n’existe aucune archive pérenne et que le
passé est toujours contraint par le présent, transformé, ajusté pour les besoins de
l’homéostase culturelle.

II. La modification progressive apportée par la littératie

L’usage de l’écriture va considérablement modifier les sociétés, de manière


profonde, dans la conception et la transmission du patrimoine culturel. Cependant,
l’étendue de ces changements dépend bien sûr, à la fois de la manière dont on
utilise l’écriture et également de l’étendue de cet usage. En effet, plus la technologie
écrite sera efficace, plus elle sera partagée ; et plus elle sera partagée, plus elle
modifiera la culture en profondeur. En somme, plus la technologie écrite sera
efficace, plus elle sera utilisée, faisant de la société une société largement
littéracique.
Nous avons vu, dans la partie précédente du cours, l’évolution chronologique
des technologies de l’écrit. L’écriture pictogrammatique est très complexe, elle fait
appel à un grand nombre de signes pour coder les objets importants de la culture et
ne permet, en outre, que de représenter un nombre de choses limité. Cette limitation
s’est peu à peu effacée avec l’apparition d’une écriture logogrammatique, telle que
l’hiéroglyphique. Enfin le passage à une écriture plus phonétique (logogrammes et
écritures logo-syllabiques, puis syllabiques) va rendre la technologie à la fois plus
accessible, car elle nécessite un nombre moins important de signes, et plus
performante, puisqu’elle peut coder tous les mots du discours oral. En effet, les
systèmes non entièrement phonétiques du Proche-Orient, comme le cunéiforme
sumérien ou l’égyptien hiéroglyphique nécessitaient la connaissance d’au moins six
cents signes. En effet, un système d’écriture dans lequel le signe représente
directement l’objet est complexe : outre le grand nombre de signes qu’il nécessite, s’il
veut étendre son vocabulaire, il procèdera par généralisation ou associations d’idées,
un signe commencera donc à représenter une classe générale, ou d’autres référents
liés de manière plus ou moins lâche au référent initial. Ces procédés d’extension sont
en partie arbitraires et ésotériques, ce qui rend l’interprétation, la « lecture »
complexe et peu accessible 6.

6
Dans leur article Goody et Watt donnent l’exemple suivant : « On peut éventuellement voir dans le
signe chinois signifiant “homme” une référence sémantique à la masculinité [extension de sens]. Il
sera plus difficile de voir que l’image conventionnelle combinant “homme” et “balai” correspond au
signe pour “femme”. C’est sans aucun doute une idée plutôt amusante, mais un vecteur de
communication pas très évident jusqu’à ce qu’on l’ait appris en tant que nouveau caractère, comme

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Il est très clair que le développement économique florissant de ces civilisations,


ainsi que le développement d’une administration et d’une technologie avancée
doivent beaucoup au fait littéracique ; toutefois, il convient de garder à l’esprit qu’il
s’agit, dans ces cas, d’une littératie peu partagée dans les diverses couches
sociales. La complexité de ces systèmes d’écriture en faisait l’apanage de quelques-
uns. Seul un faible pourcentage de la population possédait les compétences
d’écriture, et les conservait d’ailleurs jalousement, si bien que l’on parle davantage
de « proto-littératie » ou d’ « oligo-littératie ». On peut tenter d’en comprendre les
raisons. Elles proviennent d’une part du système lui-même, sa complexité constitue
un frein à sa facilité d’accès. Mais il existe aussi des raisons externes : certaines
caractéristiques du système social ont joué un rôle dans cette restriction d’usage de
l’écrit. Pour des raisons pas toujours très claires pour nous, selon les civilisations, on
constate que les compétences littéraciques ont été la chasse gardée d’une élite
lettrée composée d’experts dans les domaines de la religion, du commerce et de
l’administration 7.Chez les sumériens et les akkadiens, seule une classe de scribes
possédait la technologie écrite, placée sous le sceau du mystère, comme un trésor
secret ; la famille royale elle-même était analphabète. Il faut donc relativiser le
passage d’une société orale à une société littéracique. Dans les cas donnés ici en
exemple, les deux états coexistent : une élite lettrée cohabite avec une large majorité
de la population qui fonctionne encore sur le modèle d’une société orale. Toutefois,
même peu partagées, les compétences littéraciques ont permis un développement
particulier de ces sociétés, dans la transmission de certaines formes du savoir, avant
de s’étendre peu à peu.
L’une des caractéristiques de ces systèmes d’écriture complexes et peu
partagés est d’être stable. « Ces modes d’écriture phonétiquement imparfaits ont
traversé les siècles sans grand changement, à l’image de ce qui se passait pour les
cultures dont elles faisaient partie. », selon Goody et Watt 8. On perçoit bien
l’interaction entre le fait littéracique – restreint ici - et l’évolution sociale. La
complexité de ces systèmes produit l’émergence d’une élite lettrée dont l’influence
est telle qu’elle maintient l’ordre social qui l’a établie, d’autant que dans la plupart des
cas, cette catégorie sociale dominante était associée aux rituels. Le cercle de
stabilité se referme alors, en ce que les systèmes logographiques ont tendance à
réifier les objets appartenant à l’ordre naturel et à l’ordre social : ils pérennisent alors
le paysage social et idéologique en place. L’Egypte offre un parfait exemple de cette
interaction entre les déterminations internes au système et ses conditions extérieures
d’exploitation qui en fondent le caractère immuable et qui ancrent dans une stabilité
très grande la société et sa transmission culturelle.

un signe en soi renvoyant à un mot en soi, un logogramme. En chinois, il faut avoir appris à écrire au
moins 3OOO caractères avant de pouvoir se considérer comme ayant atteint un niveau correct de
littératie. », p. 39.
7
Parfois, d’ailleurs ces domaines sont liés, comme en Egypte, où les prêtres géraient aussi des
ressources économiques céréalières pour leur temple. Pour des précisions sur ces questions, on se
reportera à Goody, La Logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin,
1986.
8
Op., cit., p. 40

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A contrario, les caractéristiques différentes de l’écriture entièrement phonétique


permettent de mieux saisir ce caractère limité et conservateur de ces premières
sociétés, proto-litéraciques. En effet, les écritures entièrement phonétiques ne
représentent plus les référents mais elles imitent le discours humain. En ce sens, ce
sont les interactions verbales entre humains qu’elles représentent et non plus l’ordre
social ou naturel, en quoi elles sont plus évolutives. En outre, elles sont aussi
beaucoup plus accessibles par leur simplicité ; une simplicité d’accès d’une part,
mais aussi de manière interne d’autre part, dans l’aisance dont elles font preuve à
l’enrichissement de leur vocabulaire, sans ambiguïté. Ces caractéristiques
conjuguées font des écritures phonétiques des systèmes permettant l’expression et
les réactions personnelles, individuelles, avec nuance et précision, là où les
systèmes non phonétiques ont plutôt tendance à enregistrer et réifier uniquement les
items du répertoire culturel ainsi que l’attitude de la communauté face à eux.
Il est évident que le passage à une écriture alphabétique représente une
importante avancée vers une diffusion large des capacités de littératie. En effet, un
tel système est économique en ce qu’il code tous les sons avec un nombre limité de
caractères. Là encore, nous pouvons voir dans les différents cas une disparité
d’usage. En effet, le système sémitique qui a été largement adopté, adapté et diffusé
dans diverses ères géographiques comporte encore des difficultés, notamment en ce
qu’il est uniquement consonantique et demande de ce fait une reconstitution, une
interprétation. Il se conçoit encore davantage comme un support de la mémoire que
comme un code à « lire » au sens que nous connaissons. En outre, mais nous en
savons peu à ce sujet, il semble que sa lente diffusion sociale ait également tenu aux
valeurs culturelles établies dans les sociétés qui l’ont adopté. Dans ces conditions,
même un alphabet plus facile d’accès comme celui-ci est resté un facteur de
consolidation de la tradition culturelle en place. « Gandz note, par exemple, que la
culture hébraïque a continué d’être transmise oralement bien longtemps après qu’on
eut commencé à mettre l’Ancien Testament par écrit. Comme il le dit, l’introduction
de l’écriture n’a pas, dans l’immédiat, changé les habitudes du peuple et n’a pas
éliminé les manières de faire héritées de la tradition orale 9. » Il faut donc distinguer la
première introduction de l’écriture et sa diffusion généralisée. Ce processus peut
prendre plusieurs siècles, c’est pourquoi il faut être prudent lorsqu’on parle de
société littéracique ou non ; dans de nombreux cas, avant qu’une société devienne
littéracique, la transmission orale continue d’exister. Mais à un certain point, la
littéracie est assez partagée et assez commune pour que la technologie écrite influe
réellement sur la manière de percevoir le monde d’une société. Si l’on prend
l’exemple de Rome, le nombre d’analphabètes restait important, mais l’écrit faisait
réellement partie de la société, donc on peut parler de société littéracique. La
littéracie étendue n’existe que depuis les états-cités de Grèce et d’Ionie des VIe et
Ve siècles avant notre ère, sans doute parce que le système qu’elles mirent au point
(notamment en adaptant l’alphabet sémitique mais en transcrivant les voyelles) était
facile à apprendre et efficace. De surcroît, il faut reconnaître que ces périodes

9
Goody et Watt, op. cit., p. 42-43.

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d’invention viennent immédiatement après une période de renouveau économique


au VIIIe siècle, à un moment de souplesse politique (Ionie), d’usage plus abondant
du fer et de commerce plus important avec l’Egypte ce qui favorisa l’importation d’un
support d’écriture commode et peu couteux, le papyrus.
Quelle que soit la lenteur de sa diffusion, la compétence littéracique constitue
une révolution socio-culturelle pour les civilisations. Je vous propose d’en dresser, de
manière synthétique, le bilan global 10. Commençons par revenir au fait que l’écriture
introduit un nouveau medium de communication entre les hommes qui donne à la
parole un corrélat matériel, ce qui lui permet de se transmettre dans l’espace et
d’être conservée dans le temps. L’éventail des relations humaines peut alors
considérablement s’élargir – y compris dans le temps et dans l’espace. Ce sont ces
nouvelles potentialités qui ont un impact sur les aspects politiques, religieux,
économiques, juridiques, des relations humaines.
Dans le domaine de l’administration, la possibilité d’avoir des institutions
complexes et étendues dans l’espace repose sur l’existence de l’écriture. Elle est
notamment une méthode fiable à la transmission de l’information entre le centre et la
périphérie d’un territoire, elle atténue donc la tendance à l’éclatement que
connaissent les grands empires. Du point de vue financier elle rend beaucoup plus
efficace la collecte d’impôts, le recensement, la tenue des comptes11.
Dans le domaine religieux, les religions des sociétés orales, sont plus
éclectiques et leurs sanctuaires et les cultes peuvent migrer ; tandis que dans les
sociétés littéraciennes, elles sont référées au livre, qui en tant que point de référence
fixe, est un facteur de conservatisme. Les changements y sont plus rares et plus
brutaux, ils s’effectuent par à-coups, et prennent la forme d’un retour au livre ou à sa
juste interprétation. Toutefois, elles sont également plus universalistes et plus
« morales ». Le fait qu’on y accède par conversion a pour conséquence qu’elles ne
peuvent constituer un moule trop particulariste. Leur mythes, rites, règles ne peuvent
être trop étroitement liées à une structure sociale en particulier.
Enfin, dans le domaine juridique, les implications de la littératie sont liées avec
l’idée d’une science politique, sur le modèle de ce que l’on a dit de la religion, avec
lois écrites qui constituent un cadre fixe de référence. La tendance universaliste, qui
a les mêmes sources que dans le phénomène religieux, fournit à la fois un cadre
pour le commerce et des solutions pour régler les litiges qu’un commerce avec de
nombreuses communautés induit. Au-delà de ces grands exemples de l’impact social
de la littératie, il faut reconnaître avec Goody que « l’écriture n’est pas une entité
monolithique, une compétence faite d’un seul bloc, [que] ses potentialités dépendent
du genre de système qui a cours dans telle ou telle société 12. »

10
Je m’appuie pour cela sur l’article de Jack Goody, « La Technologie de l’intellect », traduit dans
Pratiques, n°131-132, décembre 2006.
11
Des grands royaumes, tels Ashanti ou le Dahomey, ont pratiqué la collecte d’impôt et le
recensement avec efficacité sans écriture, mais il est indéniable qu’elle rend ces opérations beaucoup
plus simples et efficaces.
12
« La Technologie de l’intellect », op. cit., p. 9

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III. Littératie et pensée grecque

Si c’est avec la Grèce que nous pouvons parler de littéracie étendue, c’est là
qu’il convient d’envisager les conséquences de la littératie qui nous permettrons de
comprendre son impact socio-culturel et de comparer cultures littéraciques et non-
littéraciques. Goody et Watt ont été les premiers à étudier l’impact de la littératie
dans la culture grecque. Olson résume ainsi leur démarche : « Goody et Watt ont
noté que l’étude de la logique et de la grammaire a toujours suivi l’invention d’un
système d’écriture. Ils expliquent que l’écriture permet de confronter des textes, de
remarquer ce qui fait leur identité ou ce qui les unit les uns aux autres. Appliquée aux
récits de l’ancien temps, cette nouvelle ressource devait permettre de distinguer
mythe et histoire ; appliquée à une argumentation, elle identifierait ce qui relève de la
rhétorique et ce qui appartient à la logique, tandis qu’appliquée à la nature, elle
devrait permettre de faire la différence entre science et magie. Ces auteurs
soulignent que l’écriture préserve les énoncés, les offrant ainsi à l’analyse critique. Ils
concluent que nous devrions nous intéresser à ce qui s’est passé dans la Grèce
classique après l’invention de l’écriture alphabétique, à peu près en 750 avant J.-
C. 13 » C’est le contenu de cette affirmation que je voudrais expliquer dans cette
partie du cours, en me fondant sur les auteurs en question. En effet, leur analyse est
particulièrement intéressante pour comprendre l’ampleur des modifications apportées
par la littératie dans une société, modifications dont nous sommes encore aujourd’hui
les héritiers. Certes, comme nous le verrons dans le point V, certaines des
conclusions de Goody et Watt doivent être nuancées, infléchies (ce que Goody fera,
du reste, lui-même), notamment en ce qui concerne le détour par la cognition
humaine. Je choisis de vous présenter cette analyse telle quelle dans une premier
temps, parce qu’elle reste globalement valide et qu’elle montre un certain nombre de
choses ; je m’attarderai sur la dimension cognitive dans le point suivant, avant de
nuancer, comme Goody, Olson et d’autres, ce point de vue pour le réajuster (point
V).
Il convient d’abord d’expliquer le choix de la Grèce. Il s’agit d’un exemple de
passage à une société véritablement littéracienne. Les exemples plus tardifs, comme
celui de Rome, consistent en une importation du système d’écriture et donc des
éléments culturels que celui-ci véhiculait. En Grèce, on reprend un alphabet existant
mais il est profondément adapté, notamment avec l’utilisation de voyelles. Il s’agit
donc pour la Grèce d’une véritable innovation, elle constitue un exemple unique de
passage d’une société orale (je pense à la Grèce archaïque, dont on peut dater la fin
avant l’arrivée des pré-socratiques) à une société littéracienne, ainsi offre-t-elle un
exemple parfait à qui veut comprendre les effets de la littératie alphabétique sur la
culture. Toutefois, les preuves directes de cette mutation dont disposent les
chercheurs sont fragmentaires et ambiguës, ils sont donc prudents dans leurs
conclusions. Le travail de Goody et Watt cherche à « dessiner les relations possibles

13
David R. Olson, L’Univers de l’écrit, Paris, Retz, 1998, p. 52-53.

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entre le système d’écriture et ces innovations culturelles que la Grèce ancienne


partage avec toutes les sociétés alphabétisées 14. »
Un point de vue commun, qui est celui de Cassirer, de Jaeger, de Levy-Bruhl
également, consiste à voir dans les innovations importantes apportées par les pré-
socratiques une révolution intellectuelle faisant passer d’un mode de pensée
mythique à un mode logico-empirique. Ces points de vue ont été très critiqués, il faut
d’emblée écarter une distinction entre peuples de l’oral et peuples de la littératie
reposant sur l’idée de différences radicales de capacités mentales entre les deux.
Toutefois, il existe selon toute vraisemblance des différences d’ordre général entre
les sociétés sans écriture et avec écriture, en raison notamment du fait que « l’acte
d’écriture établit un type de relation différent entre le mot et son référent, une relation
plus générale et plus abstraite et moins étroitement liée aux spécificités de la
personne, du lieu et du moment, telle qu’elle est créée par la communication
orale 15. »
Rappelons plus précisément les étapes de l’avènement de la littératie en Grèce.
Le grec a d’abord été mis par écrit, à l’époque mycénienne, vers 1200 av. J.-C., de
façon très limitée, mais cette écriture a disparu et l’alphabet ne fut inventé que plus
tard. C’est vers le milieu ou la fin du VIIIe siècle av. J.-C. que les grecs adaptent le
système alphabétique consonantique des phéniciens (lui-même d’origine sémitique),
notamment en utilisant des signes pour coder les voyelles. Ces écrits anciens sont
des inscriptions explicatives sur des objets réels, dédicaces, épitaphes, offrandes,
marques de propriété… C’est vers 750 à 650 avant notre ère que sont mis par écrit
les poèmes homériques.
L’un des effets du passage vers la littératie étudié par Goody et Watt est la
distinction qui s’effectue sous son action entre le mythe et l’histoire. Il faut
commencer par ne pas caricaturer les sociétés orales et bien voir qu’elles font bien
sûr la différence entre le conte populaire, léger, le mythe, plus sérieux et la légende
qui est quasi-historique. Toutefois, dans ces sociétés, la distinction entre le mythe et
la légende historique, par exemple, est beaucoup moins profonde que dans les
sociétés littéraciennes. On comprend aisément pourquoi : nous avons vu le caractère
homéostasique des sociétés non-littéraciennes, les aspects légendaires et doctrinaux
de la tradition culturelle transmis oralement tendent à rester en harmonie les uns
avec les autres et avec les besoins immédiats de la société, se modifiant pour
toujours rester adaptés. C’était également le cas pour la tradition culturelle grecque
archaïque. Mais à partir du moment où l’on s’est mis à noter ces éléments culturels
oraux, par exemple les cosmogonies, les générations suivantes se sont trouvées
confrontées à des catégorisations anciennes et ont commencé à exercer un œil
critique. Des problèmes devinrent évidents, par exemple des incohérences, le
problème de prendre au sens littéral les informations données sur les dieux et les
héros, le problème de concilier les attitudes et les croyances rapportées (anciennes
donc) avec le présent. En effet, moins de deux siècles après la mise par écrit des

14
Goody et Watt, op. cit., p. 45.
15
Idem, p. 46.

60
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

poèmes homériques, en Ionie d’abord puis dans le reste de la Grèce, des auteurs et
des maîtres d’école se regroupent pour constater ces incohérences ; de même les
logographes chargés de noter des généalogies, les chronologies et les cosmogonies
transmises oralement constatent des problèmes et leur tâche les amène
naturellement à développer leur sens critique.
Sans doute, une telle approche critique due à l’écriture s’est-elle développée
dans d’autres cultures littéraciennes anciennes, comme en Egypte ou à Babylone,
mais avec une diffusion bien moindre, dans la mesure où l’écriture n’y était l’apanage
que des clercs ou de l’administration. Dans la Grèce du VIe siècle, cette critique de
l’orthodoxie culturelle a pu connaître une portée plus large en raison du fait que les
compétences en littératie n’étaient pas réservées à un domaine social en particulier.
Vers la fin de ce siècle, Hécate écrit par exemple : « Ce que j’écris est un état que je
crois être vrai. En effet, les histoires que les grecs racontent sont nombreuses et,
selon moi, ridicules. » C’est chez les pré-socratiques que l’on trouve de nombreuses
preuves de l’attitude critique envers les idées anciennes et la promotion de
nouvelles, soit dans le domaine cosmogonique (critique de Hésiode) soit dans le
domaine de la connaissance. On peut citer ici Héraclite qui est l’un des tout premiers
penseurs de la connaissance et qui cherche à fournir un système explicatif du monde
(fondé sur la coïncidence des contraires et le logos), tout en tournant en ridicule le
caractère anthropomorphe et idolâtre de la religion olympienne. Ce type de posture
critique et de scepticisme se sont perpétués peu à peu et ont gagné divers
domaines, comme celui de la poésie.
Le domaine historique est typique de cette évolution. Celle-ci ne s’est pas
effectuée d’un seul coup, on ne passe pas du mythe ou de la légende à l’histoire d’un
seul coup, mais presque… Il s’agira au départ d’élargir le point de vue de quelques
« historiens » qui ne travaillaient qu’à envisager le passé (plus ou moins mythique)
de leur unique cité. L’un des premiers à élargir le champ est Hérodote, peu après le
milieu du Ve siècle, qui incorpore des pans de l’histoire d’Athènes à un travail qui
vise à expliquer le rôle qu’avait pu jouer la cité dans le grand conflit entre l’orient et
l’occident, entre Europe et Asie. Il cherche à comprendre les raisons de la guerre qui
oppose de longue date les Grecs et les Perses. Il affirme sa méthode, l’historia, c’est-
à-dire une forme d’enquête personnelle ou de recherches (et non plus une méthode
se fiant d’emblée à ce que rapporte le mythe ou la légende, mais une attitude
d’enquête 16, à la fois scientifique et critique, pourrions-nous dire avec les précautions
qui s’imposent) appliquée aux versions habituelles les plus probables telles que les
sources usuelles les présentent. En ce sens, les travaux d’Hérodote contiennent
encore, par ce biais, de nombreux éléments d’ordre mythologique, mais la démarche
s’est radicalement transformée, sous l’effet de l’attitude critique qui naît grâce à
l’écriture. Son travail fait appel à une chronologie qui doit organiser la matière selon
une mesure objective du temps, et non plus dans le flou d’un passé légendaire.
L’histoire, en tant que relation documentée et analyse systématique du passé et
du présent de la société mise sous forme écrite et donc pérenne, commence avec

16
Le terme historia signifie, en grec, « enquête ».

61
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

Thucydide. Il est en effet le premier à distinguer clairement mythe et histoire. Son


objectif était de relater de façon fiable les guerres entre Athènes et Sparte, ce qui
impliquait que tout propos non vérifiable dût être exclu. Par exemple, il ne tient pas
compte de la chronologie établie par Hellanicus pour la préhistoire d’Athènes et s’en
tient à ses notes personnelles pour les événements rapportés, ainsi qu’aux
informations glanées auprès de témoins oculaires et autres sources jugées fiables. Il
faut saisir toute l’ampleur de ce changement : il s’agit d’un changement très profond
dans la manière de concevoir sa propre culture ; sous l’effet de la large diffusion de
l’écriture dans le monde grec, l’enregistrement du patrimoine culturel oral s’est mué
en une attitude très différente de celles que l’on observe dans les sociétés non
littéraciennes envers le passé. L’écrit permet l’archive et l’archive une attitude critique
concernant les représentations convenues du monde. Goody et Watt résument
parfaitement cette transformation cruciale et profonde apportée par la littératie à
l’univers culturel grec – donc au nôtre : « Il a été suggéré que dans une société sans
écriture la tradition culturelle fonctionne comme une série de conversations en face à
face qui s’imbriquent les unes dans les autres. Les conditions même de la
transmission agissent pour assurer une meilleure cohérence entre passé et présent
et pour réduire la nécessité de recourir à la critique, qui n’est en fait qu’une façon
d’expliciter les incohérences. Si l’on fait quand même appel à la critique,
l’incohérence a un impact de plus courte durée et cette dernière est plus facilement
corrigée, voire oubliée. Le scepticisme peut se manifester dans de telles sociétés,
mais les avis restent personnels et ne se cumulent pas ; cette attitude ne conduit
donc pas tant à un rejet délibéré et à une réinterprétation du dogme social qu’à un
réajustement quasi-automatique du credo. Dans une société littéracienne, ces
conversations imbriquées se poursuivent mais elles ne sont plus la seule forme de
dialogue entre humains et, comme l’écriture fournit une source alternative pour la
transmission des grandes orientations culturelles, elle favorise la prise de conscience
de l’incohérence. L’une des manifestations de cette évolution est la conscience du
changement et du retard culturel, une autre est que l’idée de l’héritage culturel dans
son ensemble a deux composantes bien différenciées : d’une part, la fiction, l’erreur
et la superstition, d’autre part des éléments de vérité pouvant servir de fondement à
des explications plus fiables et logiques à propos des dieux, du passé humain et du
monde physique 17. » Ce bouleversement ne concerne pas seulement l’histoire, elle
n’est qu’un secteur de ce bouleversement critique qui cherche à saisir la part de
réalité dans différents secteurs de l’activité humaine. Or, dans de nombreux
domaines, les Grecs ont posé les prémices ou les fondements des catégories
actuelles de la compréhension. Globalement, le rôle de l’écriture dans l’élaboration
d’un nouveau cadre conceptuel est l’apport de l’inférence.
Cette description est générale et concerne le développement chronologique
collectif et la question de la transmission. Au niveau individuel de la transmission,
nous pouvons voir chez Platon des preuves de ce bouleversement à l’œuvre. Il parle
abondamment de la différence entre le mode de transmission oral et le littéracien,

17
Op. cit., p. 50.

62
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

accordant la supériorité au premier sur le second. Platon vit dans un contexte où la


littératie est déjà ancrée, il existe de nombreuses institutions propres à la culture
littéracienne à son époque, des érudits professionnels, comme les sophistes, qui ont
remplacé les spécialistes traditionnels de la connaissance du passé, des écoles
également. Platon critique abondamment, notamment dans Phèdre et la Septième
lettre, l’écriture en tant que moyen de transmission des connaissances. Le principal
point de son argumentaire repose sur la mémoire – d’ailleurs il exprime cela sous la
forme d’une fable mettant en scène un dieu, ce qui est une forme typique de la
transmission orale. L’externalisation que représente l’écriture est douteuse, alors que
l’enseignement mémorisé est une connaissance profonde et inaliénable au savant.
La mémoire est donc essentielle à la connaissance. Pour Platon l’écriture est
superficielle dans ses effets, d’une part et d’autre part, on ne peut, selon lui, parvenir
à la vérité que par la dialectique. En effet, la lecture est douteuse dans ses effets sur
la connaissance car celle-ci ne peut s’acquérir que dans un système de questions-
réponses entre maître et disciples ou entre polémistes. La connaissance s’acquiert
dans ce processus social qu’est la dialectique, dans une relation personnelle, fondée
sur la durée 18. On reconnait bien là le modèle de la transmission dans les cultures
orales. Les mots à eux seuls, tels qu’on peut les lire individuellement dans un livre,
ne sauraient transmettre les vérités ultimes, soit les Idées, qui seules donnent une
unité et une cohérence à la connaissance. La supériorité, selon Platon, du modèle
oral de la transmission tient à ce que la compréhension naît à la fois d’un long
contact personnel mais aussi des avantages du discours vivant, de la relation
immédiate de l’acte de communication, qui en effet permet de lever les ambigüités,
les malentendus possibles. Le second avantage est que l’orateur-enseignant peut
adapter son discours à son élève de manière à épouser parfaitement les nuances de
son esprit. On peut reconnaître derrière ces avantages les reproches faits aux mots
écrits, qui sont à eux seuls, au fond, incapables de transmettre les Idées.
Ces préférences de Platon pour la transmission de la culture selon le modèle
ancien, oral, s’expliquent de deux manières. Il a d’une part le pressentiment du
danger des mots abstraits, avec des sens qui peuvent fluctuer et qui n’ont pas fait
l’objet d’un accord préalable ou d’une définition ; d’autre part, il aime le caractère
vivant de la culture orale - un point de vue partagé par l’ensemble de la culture
grecque et romaine ensuite. Toutefois, il ne faudra pas trop vite faire de Platon un
pur inconditionnel de la tradition orale, et ce pour diverses raisons. Certes, il lui
reconnaît une indéniable supériorité en ce qui concerne l’initiation de l’individu au
monde des valeurs fondamentales. Mais il faut également voir que l’attitude critique,
le scepticisme devant la religion et l’éthique, nés du développement littéracique, n’ont
pas épargné Platon lui-même. Sa pensée est une pensée critique, avec un point de
vue rationalisant, par exemple sur l’anthropomorphisme des dieux. Dès lors, il faut

18
Dans la Septième lettre, Platon donne clairement le modèle de ce type de transmission : « après
qu’un guide aura apporté [à l’élève] une aide personnelle dans les études, après que [l’élève] aura
vécu pendant un certain temps avec ce guide, il y aura un éclair de compréhension, provoqué pour
ainsi dire par une étincelle qui traverse l’esprit. Une fois généré au plus profond de l’âme, [ce savoir]
commence à se nourrir de lui-même. » 341 c-d.

63
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

envisager cette période de passage vers la culture littéracienne comme complexe :


l’augmentation du nombre de livres et de lecteurs et, par conséquent, la diffusion
d’une nouvelle manière, critique, d’aborder culture et savoir, fait qu’à Athènes, il
devient impossible d’ignorer ces problèmes posés à la tradition culturelle. Du reste,
Platon est lui-même un bon exemple de cette bascule, lui qui « était déchiré entre,
d’une part, l’intérêt qu’il avait pour les procédures analytiques et critiques propres aux
nouveaux modes de la pensé littéracienne et la compréhension qu’il en avait, et,
d’autre part, le sentiment nostalgique qui l’assaillait de temps à autre pour “les
coutumes et les lois non écrites de nos ancêtres” ainsi que pour les mythes
poétiques dans lesquels ils étaient enchâssés19. »
Il faut concéder qu’une bonne partie des idées qu’ont eues les Grecs ont leurs
racines dans un contexte historique et social bien précis. Malgré tout, il faut
reconnaître, sans préjugé ethnocentriste, qu’ils ont élaboré, grâce à l’écriture une
véritable technique intellectuelle. C’est là un apport sans précédent dont les qualités
intrinsèques ont permis l’adoption très large par la plupart des cultures littéraciennes.
Deux domaines sont essentiellement concernés, celui de l’épistémologie – les Grecs
inventent une nouvelle méthode logique – et celui de la taxonomie – ils établissent
les catégories désormais admises dans le champ de la connaissance, la théologie, la
physique, la biologie, etc. L’effort nettement visible chez Platon de distinguer
l’opinion commune (doxa) de la vérité (epistemè) semble être l’effet de l’écriture, en
ce que le mot écrit suggère un idéal de vérités définissables. Or, ces vérités incluses
dans le mot écrit prennent une autonomie et une pérennité qui les mettent à l’abri du
passage du temps et des contradictions liées aux usages oraux. Goody et Watt
donnent un exemple : « Dans les cultures orales, les mots, en particulier ceux qu’on
emploie pour “Dieu”, “Justice”, “Âme”, “Bien”, se conçoivent difficilement comme des
entités propres, dissociées à la fois du reste de la phrase et du contexte social 20.
Mais une fois que l’écriture est devenue une réalité physique, ces mots acquièrent
une vie autonome. Dans une large mesure, la pensée grecque s’est attachée à en
expliquer les significations de manière satisfaisante et à relier ces dernières à
quelque principe ultime posant un ordonnancement rationnel de l’univers, c’est-à-dire
au logos 21. » À partir de là, Platon et Aristote ne firent qu’appliquer ce processus à
tout cheminement intellectuel spécifique. Ils comprirent que l’on pouvait établir ainsi
un système de règles pour la pensée elle-même, des règles distinctes du problème
et qui devaient permettre un accès fiable à la vérité que les idées venues de l’opinion
du moment. Il s’agit de commencer justement par se défaire des présupposés
communs et d’analyser chaque terme du problème en commençant par la juste
définition de chacun d’eux, avant d’appliquer un raisonnement par étapes, avec des
opérations de subdivision et de regroupement – dont nous avons également vu, dans
la partie précédente, qu’elles sont permises par la bi-dimensionalité de l’écrit, il s’agit
là d’un usage pour la pensée d’une technique développée pour la langue, grâce à
l’écriture. Ce type de procédure semble bien lié à la littératie, pour deux types de
19
Goody et Watt, op. cit., p. 53.
20
Je renvoie, pour la compréhension de cette affirmation, au premier point de cette partie du cours.
21
Op. cit., p. 54

64
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

raisons : d’abord des raisons pratiques, de longs raisonnements, complexes,


n’auraient pas pu voir le jour ni être compris dans leur totalité, s’ils avaient eu une
forme orale ; également parce que l’écrit libère la conscience du caractère limitatif du
présent.
Il y aurait donc bien un lien entre l’écriture et la logique. Du reste, il semble
significatif que le terme pour dire « élément » en grec était le même que celui utilisé
pour « lettre de l’alphabet ». Le processus de subdivision induit par l’écriture, si on
l’applique non plus à un argument ou un problème particulier, comme nous venons
de le voir, mais à la répartition des éléments livrés par l’expérience vécue entre les
différents domaines de l’activité intellectuelle, constitue un apport dans la taxonomie.
En effet, ce processus aboutit à l’organisation des savoirs en disciplines cognitives
autonomes. Et il faut reconnaître que ce schéma a été adopté par tout l’occident et a
joué un rôle essentiel dans la différenciation entre les cultures littéraciennes et non
littéraciennes. « Ce genre de séparations strictes entre, d’une part, les attributs divins
et, d’autre part, le monde naturel et la vie humaine, est pratiquement inconnu chez
les peuples sans écriture 22 » dès lors, encore moins la division des savoirs relatifs à
chacun de ces domaines.

IV. Un apport de la littératie à la cognition humaine ?

La thèse de Goody et Watt laisse entendre la possibilité d’un lien entre la


littératie et la cognition humaine ; l’impact de la littératie affecterait les capacités
cognitives humaines, notamment dans les modes de pensée logique qu’elle permet
d’élaborer, il parle d’ « effets cognitifs 23 ». Il faut s’assurer de bien comprendre ce
dont il s’agit. On peut en effet comprendre que la littératie donne des moyens
nouveaux de compréhension aux hommes, mais aussi qu’elle modifie l’esprit lui-
même. J’essaierai donc dans cette partie d’examiner cette question de l’apport de la
littératie dans le domaine de la cognition humaine, selon Goody, car ce point de vue
a constitué une avancée importante, avant de le nuancer un peu, à l’image de Goody
lui-même et d’autres chercheurs.
L’une des premières remarques qui s’imposent est qu’il existe une différence
importante entre le langage oral et la langue écrite du point de vue physiologique. La
capacité de langage, qui produit le langage oral est très ancienne et attachée à un
développement cérébral. Les études ont montré que le développement du langage
chez nos ancêtres préhistoriques a modifié la structure physiologique du cerveau. Or,
pour ce qui est de l’écrit il n’en va pas de même. « L’apparition tardive de l’écriture
signifie que son influence sur la structure physique du cerveau est
vraisemblablement négligeable, bien qu’il y ait des problèmes concernant le cerveau
qui sont clairement liés au traitement de l’information écrite dans différentes
graphies 24. »
22
Idem, p. 55.
23
Entre l’oralité et l’écriture, op. cit., p. 67.
24
Idem, p. 257. On sait par exemple que l’écriture phonétique est majoritairement traitée dans
l’hémisphère gauche du cerveau, la logographie est bien contrôlée par le droit.

65
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

Je ne m’aventurerai pas trop loin dans la psychologie cognitive et


développementale pour m’en tenir à l’hypothèse de Goody25. Sa thèse repose sur
l’idée que « l’écriture nous offre un instrument capable de transformer nos opérations
intellectuelles de l’intérieur. » Pour Goody « ce n’est pas simplement une question de
compétences au sens limité, mais un changement dans les capacités 26. » Il entend
par capacités ce qui dépend de l’interaction entre l’individu et les objets médiatisés
par l’écriture. Plus précisément, c’est la nature même du raisonnement formel, tel
que nous la comprenons ordinairement (en termes de démarche logique
aristotélicienne), qui est une compétence hautement spécifique, qui dépend très
étroitement de l’existence de l’écriture, grâce à trois capacités qu’elle apporte : 1/ la
conjonction du langage et des formes visuelles (par exemple dans les listes) ; 2/ la
nature d’une grande part de la communication écrite qui va dans le même sens (où
l’oral va dans de multiples sens) et 3/ la capacité d’emmagasiner, de chercher et de
construire sur un savoir antérieur cumulatif.
L’un des grands exemples donnés par Goody, exemple qui est déterminant
pour lui dans le progrès dû à l’écriture dans la pensée grecque, est celui du
syllogisme. Comme nous l’avons vu, l’écriture serait le mode par lequel des
comportements de pensée auraient évolué. La technologie écrite permettrait
notamment le développement d’une pensée logique, nous en avons, un peu plus
haut, donné quelques causes. Goody ajoute une observation : l’interaction entre la
trace graphique et le modèle mental. Il y a effectivement un relai entre la pensée
(modifiée par la possession de compétences littéraciques) et la trace graphique
qu’un individu a sous les yeux pour penser. L’un des impacts de la littératie sur la
cognition est d’ordre externe : on modifie les comportements cognitifs par le support
externe visio-graphique. On pense aussi avec sa feuille et son stylo. Cet atout
technologique permet à la pensée de fonctionner différemment et de développer de
nouvelles capacités. C’est en ce sens que l’écrit permet des activités de
reclassement d’informations (textuelles ou numériques). Ceci vaut également dans le
domaine de l’inférence de la contradiction, de l’argument et de la preuve, de
l’établissement de la vérité, au sens logique. Le support visio-graphique rend
possible l’élaboration de formes nouvelles de pensée, comme le syllogisme. En effet,
il permet la présentation de l’information sous cette forme :
Tous les A sont B
C est A
Donc C est B
Certes, le syllogisme est un acte de pensée mais c’est aussi, pour Goody, un
« acte de représentation graphique, en ce sens que disposer une argumentation de
cette façon n’est guère un trait caractéristique du discours oral : mis à part son
emploi d’éléments linguistiques abstrait (A, B, C, etc.), sa présentation formelle
dépend du mot écrit 27. » On voit comment, pour lui, la ressource offerte par l’espace

25
On pourra s’en remettre, pour l’examen de la question à l’ouvrage cité, où il explore avec plus de
précision cette question.
26
Entre l’oralité et l’écriture, op. cit., p. 262, pour les deux citations.
27
Idem, p. 284.

66
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

graphique, constitue un apport cognitif. Il va même plus loin, en reliant cela à la


culture grecque elle-même, puisque cette possibilité cognitive nouvelle permet le
développement et l’usage de la preuve, qui produit elle-même la pensée critique,
l’élaboration de la science, contre la pensée « magique » des cultures orales.
Culturellement, il s’agirait du passage, grâce à ce moyen, d’un scepticisme particulier
dans les raisonnements particuliers à un scepticisme général, qui serait un
scepticisme cumulatif, confinant à une nouvelle épistemè. Or, ces usages de la
preuve et de l’inférence semblent effectivement apparaître en Mésopotamie, en
même temps que les premières cultures écrites ; ils connurent un développement
sans précédent et une formalisation avec les Grecs, basée elle aussi sur l’emploi de
l’écriture pour une présentation analytique.

V. Bilan ; nuances sur les conclusions de Goody et Watt

Pour passionnants que soient les travaux de Goody et Watt, dejà un peu
anciens, ils méritent d’être nuancés quelque peu, en particulier sur le plan de l’impact
de la littératie sur la cognition. Toutefois, ils ne sauraient être remis totalement en
cause, ils ont apporté des résultats très importants concernant l’impact de la littératie
dans les cultures. Je voudrais malgré tout apporter cet éclairage qui nuance ces
travaux, afin que nous soyons dans une vision plus précise et plus actuelle des
choses. Olson – qui dédie son livre 28 à Jack Goody – rappelle que « les théories
actuelles oscillent entre deux pôles : d’un côté ceux qui pensent que “l’alphabétisme
est de la plus haute importance pour la pensée” (Baker, Barzum et Richards, The
written word) ; à l’opposé, d’autres affirment que le fait de “noter quelque chose par
écrit ne change fondamentalement rien à la représentation mentale que nous en
avons”. » (p. 27). On le voit les oppositions sont relatives non à l’impact de la littératie
dans la culture mais à la seule dimension cognitive de cet impact ; et Olson est
parfaitement clair sur ce point : « il est facile de montrer qu’il est nécessaire de
maîtriser la lecture et l’écriture pour que puissent se développer certaines fonctions
utilitaires, comme la naissance d’ “une tradition de recherche savante, fondée sur les
textes écrits” (Eisenstein) ou la comparaison et la critique des différentes versions
d’un même événement (Goody). Mais aucun argument logique ou empirique ne
permet aujourd’hui d’établir un lien causal direct entre écriture et pensée. Peut-être
est-ce dû […] au fait que nous ne disposons pas d’une définition très claire de ce
que sont la maîtrise de l’écrit et la pensée. Certains travaux récents tendent par
exemple à prouver que des processus cognitifs que nous pensions liés à l’écrit ont
en fait été élaborés pour le discours oral. C’est ce que montre Carruthers à propos
de la mémorisation, de l’étude et de la composition de textes, ou Lloyd à propos de
la pensée scientifique 29. » Si l’impact de la littératie sur la cognition ne sembla pas
être établi, les travaux sur les cultures orales, amènent à nuancer les conséquences
de la littératie sur ce qu’on a pu appeler « le génie grec ». Toutefois, il ne faudrait pas

28
L’Univers de l’écrit, op. cit.
29
Idem, p. 32.

67
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

se servir de ces travaux plus récents pour nier les conséquences essentielles de la
littératie sur les cultures et les sociétés. C’est donc cette position plus éclairée et
mesurée que nous tiendrons avec Olson : « Personne ne doute cependant que
l’invention et l’usage des systèmes écrits ont participé à la formation des sociétés
bureaucratiques modernes, dont ils sont un élément essentiel. On ne peut le tenir
pour assuré, mais il est au moins probable que la pratique de l’écrit a contribué,
d’une manière ou d’une autre, à l’émergence de modes de pensée distincts, transmis
aux générations suivantes par le biais d’une éducation systématique. S’il faut
avancer dans ce sens, ce doit être d’une démarche infiniment prudente, où l’on
distinguera implications sociales et implications psychologiques de l’écriture 30 ».
Olson, on le voit, reconnaît l’impact de la littératie sur les cultures et les sociétés, il
parle même des modes de pensée, mais refuse le lien en capacités cognitives et
littératie. C’est en ce sens qu’il recommande la prudence, en ce sens que les
implications psychologiques sont d’une part difficiles à prouver, et ne le sont pour
l’heure pas, et d’autre part le fait de déterminer ce qui relève de ces aptitudes est
difficile à définir.
Il convient, du reste, de rendre à Goody ce qui est à Goody : lui-même, dans un
article postérieur31 à celui qu’il a publié avec Watt, revient sur les premières
conclusions qu’ils faisaient à propos des Grecs : « la discussion sur le rôle de la
littératie en Grèce doit beaucoup à E. A. Havelock et, à la lumière de ses travaux
plus récents, il apparaît opportun de nuancer les commentaires que nous avions
faits. » Il reprend à cet effet ses conclusions sur « les conséquences de la littératie »
en Grèce, rappelant que la connaissance que nous avons des premiers penseurs
grecs provient de sources déjà influencée par Aristote. Il attire également l’attention
sur le fait que les Pré-socratiques vivaient à une époque qui n’était pas encore
adaptée à la littératie généralisée et qu’ils écrivaient en suivant un modèle
conventionnel caractéristique de la composition orale. Ce n’est que plus tard, à
l’époque de Platon, que la technologie écrite est utilisée en elle-même. Goody
rappelle qu’ils cherchaient dans leur article à montrer les effets libérateurs de la
littératie et que « l’étude du comportement n’implique que très peu de “causes
suffisantes” (pour ne pas dire aucune). » Les nuances qu’il apporte consistent à dire
que leurs conclusions envisageaient les potentialités de l’apport de la littératie, mais
que d’autres causes pouvaient être à l’œuvre, il s’attardent davantage sur les
conditions sociales dans lesquelles l’écrit est utilisé. Il revient aussi sur la littératie
restreinte, de même qu’il minore un peu la merveille de l’écriture alphabétique pour
dire que c’est l’écriture en général, et non seulement l’alphabétique, qui a permis des
évolutions dans les sociétés, ce qui l’oblige à réexaminer d’autres sociétés,
antérieures à la Grèce. Il faut donc nuancer les points de vue que l’on pouvait avoir
sur la Grèce et reconnaître que partout la littéracie à des implications qui ont été
déterminantes dans les sociétés concernées.

30
Idem, p. 32.
31
« La Technologie de l’intellect », Pratiques, n° 131/132, décembre 2006.

68
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

Un autre argument destiné à nuancer le « prodige grec » vient de Havelock, qui


montre que beaucoup d’éléments de ce prodige se sont développés en réalité au
sein d’une culture orale, que cette révolution grecque est née dans l’oralité et que
l’écrit n’a fait que la préserver et la transmettre. Thomas et Anderson montrent à ce
titre que la culture grecque classique est avant tout orale, relevant de la dialectique
qui est une discussion argumentée. De même, certains chercheurs (W. Harris)
relativisent l’étendue de la littératie grecque, montrant que seuls dix pour cents des
grecs savaient lire et écrire. Encore une fois, il nous faut conclure avec Olson que
pour autant que les impacts de la littératie dans les cultures et les sociétés soient
indéniables et considérables, « affirmer qu’il existe un lien entre l’apparition de
l’alphabet ou de la presse à imprimer et les changements dans les modes de parole
ou de pensée [impact sur les capacités cognitives] est au mieux une supposition, au
pire une erreur32. »
L’un des points caractéristiques des démonstrations de Goody est l’étude du
syllogisme. Or certaines études, notamment celles de Scribner et Cole, ont cherché à
relativiser ce que Goody en disait. Ils ont travaillé sur les capacités des individus ne
sachant pas lire à résoudre des raisonnements syllogistiques. Or, ils en sont bien sûr
capables, la différence avec des individus possédant des compétences littéraciques
par apprentissage scolaire est dans la manière d’expliquer les prémisses, ils donnent
une explication théorique des prémisses là où les sujets non scolarisés les
interprètent selon leur connaissance du monde réel. Le but de leurs travaux a été de
montrer que ce qui se joue dans le raisonnement syllogistique est la vision qu’il offre
d’un processus de scolarisation. Scribner et Cole expliquent que « la plupart des
psychologues seraient d’accord pour considérer que la tendance à répondre
empiriquement aux syllogismes n’est pas tant le signe d’une inaptitude à raisonner
logiquement qu’une indication de la manière dont un peuple comprend cette forme
verbale particulière 33. » Les tests qu’ils mènent les conduisent à mettre en doute
l’idée que la littératie soit impliquée dans la capacité au métalinguistique en ce qui
concerne les propriétés des propositions, soit les capacités d’inférences par
exemple, et pense, à l’inverse, que cette capacité relève de l’apprentissage d’un
mode de discours propre à l’école. Ce qui ne manqua pas de susciter la critique de
Goody, qui rejette les hypothèses formulées par Scribner et Cole, en ce que les
conceptions de la culture écrite qui sous-tendent leurs protocoles expérimentaux sont
trop étroits et donc inadéquats à prouver ce qu’ils se proposent de prouver.
Au-delà de ces controverses nombreuses, qui nous écarteraient de notre
propos si nous y entrions plus avant, nous pouvons revenir, pour comprendre avec
plus de précision l’impact de la littératie sur la culture, à la question grecque. C’est en
effet elle qui nous permet de nuancer les conclusions de Goody et Watt qui nous
servent de premier fil conducteur.
Tout d’abord, Havelock a montré avec précision comment s’effectue une
rupture dans la culture grecque entre la tradition homérique, épique, typique de la

32
Olson, op. cit., p. 31.
33
Donné par Olson, op. cit., p. 56.

69
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

tradition orale et la tradition nouvelle, la tradition socratique. Ce passage est lié au


déclin des usages sociaux de la poésie. Lorsque la poésie épique, lue à voix haute,
cesse d’être un lien social, se développent parallèlement d’autres documents écrits,
à l’argumentation explicite, qui font entrer la culture grecque dans une tradition de
l’écrit. Havelock rattache cette rupture à l’apparition de l’alphabet, dans la mesure où,
selon lui, l’alphabet est le premier système d’écriture capable d’un enregistrement
complet du discours, que l’on peut lire et relire, sans que s’y glisse la moindre
ambigüité. Au fond, avec l’alphabet, on peut enregistrer tout le discours oral, donc on
développe des documents qui rendent obsolète la diffusion orale et sociale de la
tradition par les poèmes épiques chantés. Ce point de vue a pu être critiqué par des
spécialistes du rapport des Grecs à l’écrit, qui démontrent le faible taux
d’alphabétisation dans le monde grec (il faut attendre le Ier siècle dans l’empire
romain, pour voir une alphabétisation autour de 20% des hommes dans les villes).
Certes le degré d’alphabétisation a été en progrès en raison du système
alphabétique, plus simple à acquérir que ses concurrents. Malgré tout, avec son
apparition au Ve siècle, l’alphabétisation a provoqué dans le monde grec « une sorte
de canonisation du discours » (Harris) : les textes écrits sont devenus objets
d’admiration, ils ont été étudiés, cités, la citation précise est devenue importante, les
contrats et témoignages écrits ont peu à peu supplanté leurs équivalents oraux, la
solennité et la fiabilité de la preuve écrite ont détrôné l’oral, même dans un monde
peu alphabétisé. Ce n’est pas pour autant que Harris se prononce en faveur du rôle
majeur de l’écrit dans la révolution culturelle grecque ; il reconnaît son importance
dans un certain nombre de domaines, mais ne la rend pas responsable de
l’établissement de la démocratie. Si elle a été facteur de changement, c’est surtout
parce que l’élite de la société grecque était lettrée et que c’est elle qui a fait évoluer
la société grecque.
En revanche, au plan cognitif, le fait d’écrire change-t-il la façon de penser ?
Voilà une question que Harris ne peut résoudre : « le peu que nous savons des
effets cognitifs de la culture écrite ne permet pas de répondre clairement », sa
position reste tiède…
Une autre scientifique, R. Thomas conteste que la révolution culturelle grecque
ait été fondamentalement due à l’écrit. Elle étudie en effet les rapports de l’oral et de
l’écrit en Grèce, reprend l’exemple de Platon pour réhabiliter l’oral face à l’écrit, mais
surtout elle montre qu’il convient de ne pas envisager oral et écrit comme deux
usages antinomiques mais presque complémentaires et qu’à ce titre, il n’est plus
possible de penser que l’écrit a joué un rôle fondamental dans la réussite des Grecs
(même si elle ne nie pas qu’il ait joué son petit rôle).
Si l’on adopte un point de vue plus nuancé, on admettra aisément que si,
comme nous l’avons vu avec Olson au chapitre précédent, l’écrit offre un modèle
pour l’oral, le fait que les Grecs aient disposé d’un code écrit (alphabétique ou non)
leur permet surtout d’élaborer des concepts et des concepts nouveaux. Havelock et
Snell ont montré comment, les notions d’idée, d’esprit et de mots se développées,
d’une part et d’autre part comment certains mots sont devenus sujets d’analyse,
comme justice et courage. À l’époque homérique (tradition orale), ces notions

70
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

n’existaient que par un support illustratif, celui des épopées et des mythes, ils
devinrent ensuite des concepts, sous l’effet de l’écrit qui en fit des mots. Encore une
fois pourtant, cette thèse a été rejetée par des développements plus récents. Ces
critiques se fondent surtout sur le caractère cognitif de ce changement mais on peut
toujours proposer avec Olson qu’un tel passage reste possible, non en ce que l’écrit
modifie la cognition mais en ce qu’il offre un modèle à l’oral. Ainsi, il permet que l’oral
soit analysé, de façon grammaticale. Les mots deviennent alors des objets à part
entière et peuvent servir alors de support à la réflexion grammaticale, être conçus
comme des mots et donc, par le fait de l’activité de définition, devenir des objets de
réflexion philosophique, des concepts.
Les derniers travaux de Lloyd confinent, eux aussi, à la prudence, à la fois sur
la portée de la « révolution culturelle grecque » et sur le rôle que l’écrit y a joué.
Lloyd pense qu’un changement a effectivement eu lieu dans les modes
d’entendement, provenant bien des techniques de preuve et d’un recours plus
important aux données empiriques. Toutefois, cet essor est davantage à mettre au
compte d’un contexte juridique et politique particulier qu’à celui de l’existence de
l’alphabet ou de l’écriture. C’est en effet ce contexte particulier qui fait que le doute et
la preuve deviennent essentiels dans les modes de réflexion. Il s’exprime à cet égard
en ces termes : « [Les Grecs] n’ont certainement pas été les premiers à développer
des mathématiques complexes, mais seulement les premiers à utiliser le concept de
démonstration mathématique rigoureuse, et à en donner alors une analyse formelle.
Ils n’ont pas été les seuls à mener des observations précises en astronomie ou en
médecine, mais ils ont été les premiers – en fin de compte – à développer la notion
de recherche empirique et à débattre de son rôle dans la science naturelle. Ils n’ont
pas été les premiers à diagnostiquer et à traiter certains cas médicaux sans faire
référence à l’intervention que l’on postulait jusque-là de dieux ou de démons, mais ils
ont été les premiers à identifier une catégorie, celle du “magique”, et à tenter de
l’écarter de la médecine 34. » Il faut comprendre dans ces propos nuancés de Lloyd
que ce que les Grecs ont inventé, ce n’est en réalité pas la discussion elle-même,
comme le pensaient Goody et Watt, mais les conceptions de l’argumentation qui
permettent la discussion, « non pas tant un savoir [dit Olson] qu’une épistémologie
mettant en jeu un ensemble de catégories ou de concepts pour “représenter” des
formes de discussion, les concepts de logique, de preuve, de recherche ou de
magie 35. » C’est l’invention de ces concepts qui permet d’accéder à une
différenciation du logos et du mythos. La révolution, si révolution il y a, le
changement, tient donc non pas tant dans le fait qu’il y ait eu recherche que dans le
fait qu’un ensemble de concepts ait été produit, dans lequel certains furent opposés
à d’autres et que ces distinctions puisent devenir objets du discours (savoir ce qu’est
une preuve, la recherche, le savoir…). On comprend bien la position nuancée qui est
celle de Lloyd : il pense que l’écriture a effectivement généralisé l’accès à certains
modes d’argumentation et qu’elle a permis de constituer des archives, mais il ne

34
Cité par Olson, op. cit., p. 67.
35
Idem.

71
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

pense pas comme Goody que l’écriture est une cause possible de la révolution de la
pensée intervenue en Grèce. Ce que Lloyd reconnaît en revanche à l’écriture, c’est
qu’elle a permis une élaboration plus rigoureuse de l’argumentation, mais pas qu’elle
puisse avoir modifié fondamentalement sa forme – au contraire de Goody pour qui,
certes les notions de témoignage et de preuve existaient dans les sociétés orales,
mais que l’écriture les formalise parce qu’elle met en œuvre un mode de
communication spécifique.
On ne cesse de le voir la question de la révolution de la pensée et de la culture
grecques ne cesse de provoquer des recherches et des interprétations
contradictoires ; interprétations cruciales pour comprendre l’impact de la littératie –
voire de l’écriture alphabétique - dans la culture de l’humanité. En ce sens
l’interprétation de Olson semble ouvrir une perspective séduisante, nous permettant
de sortir de l’impasse. Pour lui, « l’écriture et le développement de la culture écrite
ont indéniablement été, comme [Goody] l’a dit, des instruments d’une tradition
sceptique, scientifique. Mais les raisons doivent en être cherchées, non pas tant
dans les progrès d’un enregistrement que dans la manière de lire des textes, et dans
une nouvelle attitude vis-à-vis du langage, encouragée par la lecture, l’interprétation
et la rédaction de ces textes 36. » Cette manière d’aborder le problème est
profondément littéracique, si l’on peut dire. En effet, pour lui, c’est à travers la lecture
que cette question de l’impact de l’écrit dans la culture grecque se résout et non par
l’écriture elle-même. Cela ne surprendra pas, dans la mesure où déjà son
interprétation de l’évolution des systèmes d’écriture reposait davantage sur la lecture
que sur des questions d’encodage (voir chapitre précédent). C’est bien l’articulation
proprement littéracique de la lecture et de l’écriture qui modifie la culture et la
société.

Malgré ces débats scientifiques sur le rôle exact de l’invention de l’écriture


alphabétique et sur son impact sur la pensée grecque, pensée qui, je le rappelle,
conditionne en grande partie la pensée occidentale, jusqu’à nous, on peut tirer avec
Goody et Watt quelques conclusions sur les différences entre les sociétés
littéraciennes et non littéraciennes. Dans le cadre de sociétés littératiennes, il n’existe
pas d’équivalent à la dimension homéostatique de la tradition culturelle. Ainsi ces
sociétés doivent-elles s’en remettre à un grand nombre (en croissance) d’étiquettes
culturelles. La tradition culturelle est en croissance constante dans la mesure où
chaque individu est fait d’une multiplicité de couches de savoirs et de croyances qui
correspondent à diverses périodes historiques. Et ce qui est vrai pour l’individu l’est
aussi pour les groupes sociaux.
Une autre conséquence de la culture alphabétique est une stratification
particulière de la société. Il ne s’agit pas ici d’opposer les sociétés littéraciennes aux
non-littératiennes, mais les littératiennes aux proto-littératiennes, sur le critère d’une
littératie partagée ou réservée à un petit nombre – ces sociétés proto-littératiennes
qui possèdent un système non-alphabétique, donc relativement difficile à maîtriser.

36
Ibidem, p. 70.

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16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

Dans ces sociétés, la frontière entre ceux qui possèdent la littératie et ceux qui ne la
possèdent pas est clairement marquée. Les modes d’écriture alphabétiques, par leur
plus grande simplicité ont permis une démocratisation de la littératie. Ce faisant, ils
ont aboli cette frontière, mais cette abolition a conduit à une multiplication de
différences plus ténues, fondées sur ce que les gens avaient lu. La démocratisation
de la littératie peut être vue comme l’une des causes les plus importantes de la
différenciation sociale dans les sociétés modernes. Il est ici question des groupes
sociaux, mais également des individus. La combinaison de trois facteurs que sont le
système alphabétique, l’imprimerie (qui facilite la diffusion en grand nombre) et
l’enseignement obligatoire a certes permis une diffusion de la littératie sans
précédent, mais le mode de communication écrit ne s’impose pas chez tous avec la
même force et de manière aussi uniforme que la transmission dans les cultures
orales. « Dans les sociétés non-littératiennes, toute situation sociale met
systématiquement l’individu en contact avec les modes de pensée, de ressenti et
d’action propres à son groupe et il n’y a que deux options possibles dans le choix à
faire : soit la tradition culturelle, soit… l’isolement. Dans une société littératienne, et
indépendamment des difficultés liées à l’ampleur et à la complexité de la “noble”
tradition littératienne, le simple fait que la lecture et l’écriture soient des activités
normalement solitaires a pour corollaire le fait que, aussi longtemps que la tradition
culturelle dominante sera la tradition littératienne, il sera très facile de contourner
cette dernière 37. » Les effets de la culture littératienne peuvent donc rester
superficiels.

VI. Bilan de ce chapitre et du précédent : les principes d’un « esprit scribal »

Nous l’avons vu, l’invention de la technologie écrite et sa large diffusion grâce,


notamment, au système alphabétique ont eu un impact considérable sur les sociétés
jusqu’à la nôtre. Les modes de transmission de notre culture et partant, notre culture
elle-même, nos habilités à l’exercice de certaines formes de pensée proviennent
pour une large part de la littératie. Nous sommes désormais des tribus de l’écriture,
nos sociétés se caractérisent par ce que Olson nomme un « esprit scribal ». Il en
livre les huit principes fondamentaux ; je vous les livre tant ils peuvent apparaître
comme une synthèse conclusive à ce chapitre du cours ainsi qu’au précédent. Ces
huit principes sont les suivants 38 :
− « l’écriture a permis que certains aspects de la langue parlée accèdent à la
conscience, les transformant en objets de réflexion et d’analyse. »
− « aucun système d’écriture, pas plus l’alphabet que les autres, n’est capable
de restituer tous les aspects de ce qui a été dit. »
− « ce que le modèle de l’écrit ne représente pas peut difficilement accéder à la
conscience. »

37
Op. cit., p. 60.
38
Op. cit., p. 287-300.

73
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

− « une fois qu’un écrit a été assimilé, qu’il représente un modèle, il est
extrêmement difficile de s’en “distancier” et d’imaginer comment celui qui ne le
partage pas peut percevoir le langage. »
− « les pouvoirs expressif et réflexif de la parole et de l’écriture sont plus
complémentaires que similaires. »
− « la tentative de compenser ce qui est perdu dans l’acte de retranscription est
la source de l’une des conséquences les plus importantes de la maîtrise de
l’écrit. »
− « une fois que les textes sont lus autrement, la nature est “lue” en empruntant
la même voie. »
− « une fois la valeur d’illocution d’un texte reconnue comme expression d’une
intentionnalité personnelle, les concepts qui servent à représenter la manière
dont un texte doit être compris sont précisément ceux dont nous avons besoin
pour représenter l’esprit. »

Ces huit principes, caractéristiques de sociétés littératiennes ne concernent pas


seulement ce que les hommes savent mais, au-delà, ce qu’ils pensent de ce qu’ils
savent et des façons très différentes dont ils ont acquis ce savoir. Ces principes
doivent permettre, selon cet auteur, de dépasser les deux positions habituellement
défendues pour répondre au problème le plus important posé par l’étude des
sociétés littéraciennes (par rapport aux sociétés orales), soit la manière dont les
ressources techniques qui sont l’écriture ont pu conférer des propriétés spécifiques à
la pensée occidentale. Les deux réponses fréquentes sont soit qu’il faut chercher les
réponses non du côté des propriétés techniques de l’écriture mais de ce qui relève
du contrôle et de l’usage, soit que l’impact des artefacts et des symboles constitutifs
de l’écriture sur la cognition humaine tiennent à l’élargissement de la mémoire. À ces
deux types d’arguments, Olson répond respectivement que ce qu’il faut chercher à
comprendre, c’est la trace conceptuelle que le fait de s’en remettre à l’écriture a
imprimé sur nos activités, et que l’impact cognitif de l’écriture est le produit des
nouveaux concepts inventés pour utiliser les symboles et les artefacts de l’écriture.
La voie empruntée par Olson pour dépasser ces réponses l’amène donc à extraire
quelques principes généraux de l’écrit qui peuvent constituer un point de départ pour
continuer à explorer ces voies. Les quatre premiers de ces principes proviennent de
la position de Olson qui renverse l’idée que l’écriture n’est pas une transcription de la
parole, comme on l’a affirmé depuis Aristote jusqu’à Saussure mais offre un modèle
pour elle. Les quatre principes suivants concernent la manière dont les modèles de
langage servent lors de modèle pour notre appréhension du monde et de l’esprit.
Reprenons-les un à un :

1. « l’écriture a permis que certains aspects de la langue parlée accèdent à la


conscience, les transformant en objets de réflexion et d’analyse. »
Nous avons vu ce point dans le chapitre précédent. L’écriture permet
d’envisager la langue comme un objet, détachée de sa signification et de son
contexte, elle peut être considérée pour elle-même et être mise devant le locuteur.

74
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

L’une des conséquences de cela est que l’histoire de l’écriture fait nécessairement
partie de la compréhension des implications conceptuelles de l’écriture, car des
systèmes différents font accéder à la conscience de différents aspects du langage.
Par exemple, les premiers systèmes d’écriture complets font apparaître le caractère
syntaxique de l’écriture et du langage, en ce qu’ils vont transcrire non les référents
mais la parole ; les écritures syllabiques font prendre conscience de la matière
phonologique du langage. Selon ce premier principe, l’écriture fournit un ensemble
de catégories pour penser le langage. Olson précise bien que « cela ne veut pas dire
qu’il ne peut y avoir conscience du langage qu’au travers de l’écrit, mais plutôt qu’en
apprenant à écrire et à lire, on pense la parole au travers d’entités constituées dans
le système de représentation 39. » Ceci expliquerait pourquoi l’invention de l’écriture
s’accompagne de l’émergence des activités métalinguistiques, comme la rédaction
de dictionnaires, grammaires, l’élaboration de la rhétorique, de la logique. Et une fois
formulées, les lois grammaticales et logiques permettent la construction
intentionnelle de phrases ou d’arguments. Par exemple, une fois qu’on a conçu qu’un
argument est en fait une structure déductive, on peut chercher à formuler des
prémisses. Une fois identifiée une forme grammaticale, on peut rejeter certaines
phrases.

2. « aucun système d’écriture, pas plus l’alphabet que les autres, n’est capable
de restituer tous les aspects de ce qui a été dit. »
C’est le problème de la dimension illocutoire, que l’écrit ne parvient
qu’imparfaitement à transcrire. On transcrit ce qui a été dit – un contenu brut – mais
pas comment cela a été dit, ce qui est pourtant une grande part du sens. La
conséquence de ce principe est qu’il ne faut pas penser que la conscience
métalinguistique est un phénomène homogène : tous les systèmes linguistiques
n’ont pas le même effet sur notre conscience du langage. Le système d’écriture
adopté est un modèle illustrant certaines propriétés de la langue, mais pas toutes. En
outre, il ne les révèle que de manière schématique. Un locuteur-scripteur utilisant un
alphabet n’aura peut-être pas conscience que l’alphabet n’est en réalité qu’un
modèle grossier de la phonologie.

3. « ce que le modèle de l’écrit ne représente pas peut difficilement accéder à la


conscience. »
Il s’agit là d’un autre principe propre au fait que l’écrit offre un modèle pour
l’oral. Dans la mesure où ce qui est représenté par ce modèle est incomplet, il laisse
hors de la conscience ce qu’il ne met pas au jour. Par exemple, certaines études ont
montré que, pour ce qui est de la reconnaissance des phonèmes, la connaissance
de l’alphabet joue un rôle essentiel, puisque des locuteurs qui ne sont pas familiers
avec l’alphabet ne les entendent tout simplement pas comme tels. Il en va de même
pour la dimension illocutoire. Dans la mesure où elle n’est pas représentée, dans sa
finesse, par le code écrit, elle reste inaccessible. C’est à la fois un problème

39
Idem, p. 288.

75
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

théorique pour les systèmes d’écritures de même que d’un point de vue plus
fonctionnel et didactique, une difficulté dans les activités de lecture et d’écriture.

4. « une fois qu’un écrit a été assimilé, qu’il représente un modèle, il est
extrêmement difficile de s’en “distancier” et d’imaginer comment celui qui ne le
partage pas peut percevoir le langage. »
Le modèle systémique auquel un scripteur-lecteur est habitué lui apparaît
comme évident et complet, dès lors, puisque c’est ce modèle qui lui fournit une
image de ce qu’est le langage, il a du mal à penser le langage autrement. Par
exemple, ceux qui utilisent un système alphabétique ont beaucoup de mal à
comprendre que quelqu’un puisse ne pas entendre les constituants alphabétiques de
leur discours. Les lecteurs modernes habitués à la distinction entre le sens littéral et
le sens métaphorique ne parviennent pas à concevoir que pour d’autres cette
différence n’existe pas (comme c’est le cas chez les Nuer ou les Huichol, pour qui
« le maïs est un cerf »). Le modèle écrit n’est qu’un modèle parmi d’autres, or nous
avons tendance, pris dans le système auquel nous sommes habitués, à considérer
ce modèle comme un ensemble de faits objectifs. En apprenant à détecter les
relations entre les sons et les lettres, un enfant n’apprend pas seulement à détecter
deux choses connues, mais il acquiert en réalité un modèle. Or, être conscient de
cela peut avoir des implications didactico-pédagogiques : ces questions nourrissent
le débat sur l’apprentissage de la lecture, il permet de s’interroger sur l’attitude qu’il
convient d’avoir envers les enfants. Partir de l’idée que les systèmes d’écriture ne
sont pas premièrement l’expression d’un savoir phonologique mais en réalité un
modèle de compréhension, change les orientations didactiques ou pédagogiques.
Ceci est valable pour l’apprentissage mais aussi d’un point de vue théorique. Le
premier point de vue suppose que l’on dispose des phonèmes dans notre
conscience et qu’écrire consisterait à les transcrire dans un nouveau medium. Le
second revient à penser que c’est par l’écrit qu’ils ont été portés à la conscience.
Selon ce point de vue, l’écrit n’exprime pas un savoir linguistique mais constitue un
modèle pour ce savoir. Dans ce cas, cela signifierait que l’écriture est importante
pour parler ; « elle fait de nous des utilisateurs d’une langue, et non plus de simples
locuteurs 40. »

Pour clore ces quatre premiers principes issus de la théorie que l’écrit est une
modélisation de la parole, Olson conclut que le problème de l’écriture est celui de la
transcription de la valeur illocutoire des énoncés et que l’histoire de la lecture – il a
montré que l’histoire de l’écriture n’est pas pertinente mais l’angle de la lecture est
plus juste, nous l’avons mentionné au chapitre précédent – et de l’écriture est en
grande partie une recherche des moyens de compenser ce que l’écrit ne parvient
pas à modéliser, c’est-à-dire la manière dont on doit comprendre les expressions.

40
Idem, p. 292.

76
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

5. « les pouvoirs expressif et réflexif de la parole et de l’écriture sont plus


complémentaires que similaires. »
La question de la priméité de l’écriture ou du discours oral confine à montrer
leur complémentarité. Certes depuis Saussure on pense que le discours est premier
et que l’écrit en est la transcription. Depuis lors, on sait que du point de vue de
l’expressivité, l’écrit est imparfait mais du point de vue de la révélation de la structure
implicite de la langue, l’écrit est essentiel. Il a donc la priméité dans la conscience
linguistique. Il faut donc relativiser ce qui est premier et voir qu’il s’agit de domaines
différents, les pouvoirs de l’oral et de l’écrit ne sont pas similaires. Le fait que l’on ait
compris que l’écrit n’est pas la stricte transcription de l’oral ne permet plus de penser
ces deux usages en termes de similarité, mais, faisant apparaître des
caractéristiques différentes, il invite à les comprendre sur le plan de la
complémentarité.

6. « la tentative de compenser ce qui est perdu dans l’acte de retranscription est


la source de l’une des conséquences les plus importantes de la maîtrise de l’écrit. »
Nous admettons que l’écrit est une transcription imparfaite de l’oral, il
représente les propriétés lexicales et syntaxiques de la parole mais ne parvient pas à
transcrire les intentions de l’auteur. Ce défaut n’est pas une perte, c’est une
« contribution indirecte à la signification de l’écriture 41 ». Ce vide donne naissance,
dans la lecture des textes, à une foule d’autres textes interprétatifs, des
commentaires, des discussions. C’est là une des conséquences en aval. En amont,
ce « défaut » est générateur de l’élaboration dans la langue d’un ensemble de
procédures, de nouveaux mots, servant à désigner les états mentaux des locuteurs
et les actes de langages, avec des mots comme impliquer, affirmer, etc., ainsi qu’à
élaborer une différence précise entre sens littéral et sens métaphorique. Ces
concepts ne sont pas absolument absents des sociétés non-litéraciennes mais l’écrit
demande une réorganisation de ces concepts, leur extension et leur précision. Il
demande que des formes plus complexes de ces actes soient produits, ce qui
provoque l’apparition de nouveaux verbes, par exemple supposer, déduire, puis leur
conceptualisation. On identifie ainsi les démarches intellectuelles dans l’apparition
des noms issus de ces verbes, supposition, déduction… Ce sixième principe permet,
selon Olson, de reprendre l’histoire de la lecture à nouveaux frais, en y voyant la
tentative de retrouver l’aspect illocutoire de la signification des textes, en particulier
des textes sacrés. « De ce point de vue, la théorie du sens littéral a été l’un des
progrès les plus importants de la période médiévale. C’est un apport fondamental au
problème de l’interprétation, et pas seulement celle des Écritures 42. » Ces problèmes
posés à la lecture amènent à faire de la lecture une méthode claire et argumentée
pour déterminer ce que les textes veulent dire, soit la manière dont le public ordinaire
doit les comprendre. Cette démarche prépare, en outre, le rejet de nombreuses
significations historiquement lues dans ces textes, mais dont l’analyse textuelle a

41
Ibidem, p. 294.
42
Ibidem, p. 296.

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montré qu’elles n’étaient pas justifiées. C’est la distinction traditionnelle entre « la


lettre » et « l’esprit » d’un texte qui prend une forme nouvelle : l’esprit doit désormais
être retrouvé grâce à une analyse minutieuse de la lettre. C’est l’apparition de la
théorie du sens littéral. Elle a permis que l’interprétation soit attachée à la forme
même du texte, l’interprétation n’est plus vue comme un don ou le fruit d’une
médiation intérieure, mais elle doit être découverte dans le texte, grâce à des
moyens textuels.

7. « une fois que les textes sont lus autrement, la nature est “lue” en empruntant
la même voie. »
Les catégories qui se sont développées pour la lecture, celle des textes sacrés
en particulier, ces procédures dont nous venons de parler avec le sixième principe,
ont été adaptées à la lecture du livre de la nature. L’épistémologie est née dans une
sorte d’application de la démarche herméneutique à la nature. Elle a consisté en la
mise en œuvre de moyens systématiques pour déterminer comment comprendre non
plus les textes (suppositions, hypothèses, déductions, expressions métaphoriques ou
littérales) mais les signes naturels, étudiés comme des données susceptibles
d’établir la validité des croyances.

8. « une fois la valeur d’illocution d’un texte reconnue comme expression d’une
intentionnalité personnelle, les concepts qui servent à représenter la manière dont un
texte doit être compris sont précisément ceux dont nous avons besoin pour
représenter l’esprit. »
Selon Olson, la théorie de l’esprit est l’ensemble des concepts mentaux qui
correspondent à la valeur d’illocution des énoncés. Les états mentaux sont les
conditions de sincérité des actes de discours, (Searle) donc si l’on rend compte de la
manière de dire les choses, on rendra compte de la manière de les penser.

Ces huit principes sont fondamentaux dans la théorie de la littératie, ils sont
profondément au cœur de ses problématiques, en ce qu’ils mettent en rapport la
compréhension et l’usage des divers écrits avec la compréhension du langage, du
monde environnant et de l’esprit ; ce sont les aspects d’une théorie reliant la culture
écrite et la pensée. On reconnaît assez facilement dans ces principes, les éléments
constitutifs de la définition de la littératie telle que donnée par l’OCDE. Bien sûr la
visée est différente, fonctionnelle ici, là théorique et élargie, mais c’est bien aussi
cela étudier la littératie.

78

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