« LITTÉRATIE»
16D462/2
Année 2015/2016
Jean-Baptiste GOUSSARD
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16D462 : LITTÉRATIE
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16 décembre 2015
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16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
Pour autant que le langage est une faculté naturelle et que sa manifestation dans
une langue passe par la parole, c’est naturellement de parole orale qu’il s’agit ; l’oral
est la manifestation originaire et naturelle, spontanée en quelque sorte, de la faculté
humaine du langage. Face à cela, l’écrit peut être conçu comme une technologie. En
effet, non seulement il vient après, mais il semble être un moyen de transcription de
l’oral. Le système d’écriture est un outil 1 et nous pouvons ainsi parler de l’écrit
comme d’une technologie 2.
Il existe, à propos de cette technologie, ce que David R. Olson 3 appelle une
croyance, l’a priori qui voudrait que l’écriture soit la simple transcription de la parole.
Il remarque en effet : « le fait que nous soyons capables de transcrire à peu près tout
ce que nous disons et que tout ce qui s’écrit puisse être lu à haute voix nous invite
irrésistiblement à conclure que l’écriture n’est que de la parole “notée”. C’est ce que
nous croyons depuis Aristote […]. Avant de savoir lire, on a appris à parler ;
apprendre à lire, cela reviendrait à apprendre comment ce que quelqu’un dit
oralement (ce que l’on sait déjà faire) est représenté sous forme de traces visibles
(ce que l’on ne sait pas encore faire). Il s’agirait donc du même breuvage transvasé
dans un nouveau flacon. » Mais les recherches montrent que ce n’est bien là qu’une
croyance et que les systèmes d’écriture ne parviennent à transcrire qu’une partie de
ce qui est dit. Certes, ils transcrivent effectivement les formes verbales (phonèmes,
lexèmes, syntaxe) mais sont inaptes à restituer l’intentionnalité, la manière dont cela
a été dit. Si l’on prend, pour s’en convaincre le chemin inverse, celui qui retourne,
depuis ce qui a été transcrit dans un système graphique, vers une oralisation, on voit
que cette verbalisation peut s’effectuer de multiples manières (sinon point de mises
en scènes différentes d’une pièce de théâtre, par exemple !). L’écrit apparaît donc
davantage comme un modèle pour la parole que son équivalente transcription.
Gardons cela à l’esprit un instant et concluons, comme Olson, que cette technologie
de l’écriture peut être définie ainsi :
« De manière générale, les systèmes d’écriture peuvent être considérés comme des
outils de communication visuelle, ainsi que l’ont dit aussi bien Gaur que Harris, et
non comme des outils destinés à une représentation exacte de ce qui est dit, objectif
que n’atteint aucune écriture. Les écritures peuvent varier de manière considérable
dans leur structure externe et elles peuvent cependant demeurer des moyens de
communication graphique efficaces. Il existe néanmoins des moments charnières
1
On pourrait discuter le fait que tout système d’écriture sert à coder l’oral, notamment pour le cas des
idéogrammes. Je prends seulement dans ce propos introductif le cas de notre système, celui de
l’écriture alphabétique, sans entrer dans les détails de ce que code chaque système. Quoi qu’il en
soit, à part peut-être le système pictographique – dont on peut justement contester le statut de
système d’écriture au sens strict, on parle de proto-écriture – tout système d’écriture code en réalité la
langue, d’une manière ou d’une autre, les signifiés, les sons…
2
Il est vrai que le titre « la technologie de l’écrit » est ambigu : il s’agit ici de parler des systèmes
d’écriture comme une technologie et non d’abord les moyens technologiques qui permettent d’écrire
(tablette de cire, tablette tactile, stylet, stylo, clavier…)
3
L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la pensée, Paris, Retz, 1998, p. 18.
26
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
Nous utilisons avec tant d’habitude et d’aisance notre code écrit, que nous en
oublions parfois, d’une part que c’est un système alphabétique mais qu’il en existe
d’autres et d’autre part que ce système, n’en déplaise à notre occidentalocentrisme,
n’est pas nécessairement le meilleur, ni le plus abouti. Je vous propose, dans cette
partie, de nous intéresser à ces différents types de systèmes d’écriture. S’il est vrai
que l’évolution historique (que nous aborderons dans la partie suivante) est souvent
liée au passage d’un système à l’autre, j’ai choisi de distinguer, par souci
pédagogique simplificateur, la typologie de l’évolution.
1. Écrire et dessiner
Partons d’une donnée simple : écrire est d’abord un procédé graphique. Le dessin et
l’écriture relèvent tous deux de la capacité graphique et sont permis par les mêmes
27
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
aptitudes physiques de l’homme, notamment son pouce opposé. L’écriture et les arts
graphiques ont donc la même source et on assiste à une explosion de formes
graphiques au Paléolithique supérieur (30 000 à 10 000 av. J. C.) Les dessins qui
apparaissent à cette époque ont une visée expressive ou bien communicative. En
réalité l’expression existe dans les deux cas, sauf que dans le second elle adressée
à l’autre tandis que dans le premier elle n’est adressée qu’à soi. Il s’agit d’extérioriser
des pensées, des sentiments. Dans les deux cas également, la nécessité de la trace
est celle de la durée dans le temps, le dessin doit pouvoir subsister un certain laps
de temps entre l’encodage et le décodage.
Il faut distinguer l’émission de la réception : un dessin peut ne pas avoir de
signification à l’émission mais en prendre à la réception (c’est le cas de signes
naturels, par exemple). Pour ce qui est de signes produits dans une intention de
signification, il semble qu’ils ne peuvent exister que si préalablement existe un
système de communication interactive. Puisque ces signes sont une forme réfléchie
d’un acte significatif, l’existence préalable d’un tel système apparaît comme une
condition.
Si l’on veut établir une typologie des signes dessinés, on peut établir le schéma
suivant (qui n’est que schématique, je le commenterai ensuite) :
Motif
Ce dessin a l’air complexe 4 en raison du mélange des types mais son explication le
rendra plus simple. De même que la critique qui le suivra.
J’expliquerai d’abord ici le haut du schéma puis, j’accorderai les points suivants de
cette partie à la ligne la plus basse qui représente les systèmes ou proto-systèmes
d’écriture.
4
D’autres typologies sont possibles mais je ne veux pas entrer trop dans le détail, l’essentiel étant que
vous saisissiez les principales distinctions pour saisir ensuite les différents types d’écriture.
28
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2. Pictogramme et pictographie
Comme je l’ai précisé, il faut distinguer, parmi les dessins et motifs qui signifient, les
pictogrammes des pictographes. Cette distinction ne s’établit pas sur un critère
formel mais sur l’isolement ou la mise en séquence de ces traces graphiques. Nous
pouvons prendre des exemples : le signe qui signifie port USB :
se suffit à lui-même, il ne fait pas partie d’un véritable système de signes, c’est-à-dire
qu’il n’a pas besoin d’être saisi par contiguïté ou opposition avec d’autres signes au
5
Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, p. 24.
29
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6
Idem, p. 27-28.
7
Toutefois, Goody note aussi un effet de retour, la réalité extérieure influençant la manière dont les
structures catégorielles du langage s’élaborent : « les systèmes de catégories eux-mêmes ne sont pas
de toute évidence indépendants de la nature des objets du monde extérieur. Il y a, comme on dit un
retour. » Ibidem.
30
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graphiques et linguistiques, comme c’est le cas dans notre code par exemple.
Toutefois, le langage est toujours impliqué, il y a toujours une traduction linguistique
(comprendre oralisée) des séquences graphiques – il ne s’agit pas d’une lecture au
sens où nous l’entendons. L’exemple célèbre de ce type de code graphique,
exemple que donne et analyse Goody 8, est celui des rouleaux de bouleau des
Ojibway en Amérique du Nord. Cette écriture pictographique peut être dite
mnémotechnique, elle ne peut être comprise que par quelqu’un qui a appris les actes
linguistiques spécifiques que signifient les signes. En quelque sorte, il s’agit d’un
support mémoriel pour ce que l’on a appris – par initiation dans le cas de Ojibway.
(La vraie pictographie, que l’on pourrait lire véritablement, serait une invention plus
récente, postérieure à l’invention de systèmes d’écriture connaissant l’écriture, mais
le cas reste possible pour les Maya.) En réalité chaque rouleau forme une narration
visuelle, « une vision plus formalisée, plus abstraite, de la sorte de bande dessinée
employée par les peinture populaires du mythe éthiopien. […] L’œil se transporte
d’une partie du rouleau à la suivante, suit le déroulement de la création du monde ou
de l’origine de la mort ; c’est un mode de déchiffrage différent du décodage des
signes du langage qu’entraîne la lecture, c’est-à-dire la lecture d’un texte 9. »
Peut-on alors parler de véritable écriture ? En effet, s’il s’agit d’un système
mnémotechnique, il ne saurait s’agir, du moins dans les cas donnés en exemple, qui
sont assez anciens, d’un véritable codage de la langue orale. On parlera alors – et
c’est une prise en compte de l’aspect chronologique – de proto-écriture. Ces
systèmes sont en effet à la charnière des pures représentations graphiques et des
systèmes d’écriture véritables. Dans ces proto-écritures logographiques, les signes
sont soit représentatifs et descriptifs, pour lesquels on est dans l’ordre de l’indiciel et
qui ne nécessitent pas la médiation du langage (on représente un blanc et un indien
se donnant l’accolade pour signifier le traité de paix), soit mnémotechniques et
identifiants : ils ont une fonction mémoriale, ils ne décrivent pas un événement mais
consignent les paroles d’un chant, les événements dans l’année ou identifient les
actions d’un individu. Mais elles ne transcrivent pas du langage, elles sont un
système de signes (comme la sténographie) qui sont un support à la mémoire
d’énoncés linguistiques oraux. Il n’y a pas de lien systématique entre le son et le
signe – du moins pas que le système n’a pas évolué vers un système ou un signe
code un mot, un système logogrammatique.
Si nous avons été amenés à parler de proto-écriture pour ces systèmes
pictographiques, c’est en ce qu’ils ne fonctionnent pas exactement comme des
systèmes d’écriture. Toutefois, il convient de ne pas être excessifs et de relever
plutôt le fait que l’écriture et la « pictographie » ne sont pas d’une nature totalement
différente. Goody 10 explique ainsi cette proximité : « Actions, personnes et objets ne
peuvent être aisément séparés de leurs symboles linguistiques, en sorte que même
8
Ibid. Sur quoi je m’appuierai largement pour ce chapitre et le suivant. Voir pour cette question les p.
29 et suiv.
9
Ibid, p. 32-33.
10
Ibid., p. 35.
31
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les signes ou les symboles figuratifs opèrent au travers d’un canal linguistique aussi
bien que visuel. », concluant sur le fait que l’écriture n’est qu’un degré supérieur
auquel le système graphique double le système linguistique.
3. Logogrammes et idéogrammes
11
En réalité, et contrairement à une idée commune, on a argumenté sur le fait que le chinois est
davantage logographique qu’idéographique, il représente davantage les mots de la langue chinoise
que des idées qui préexisteraient à toute langue. (Gelb)
12
Les déterminatifs sont des signes qui indiquent l’appartenance à une catégorie, par exemple. Ils
sont notamment utilisés dans le cas d’ambiguïtés, par exemple le cunéiforme pour le mot AŠŠUR veut
dire aussi bien « la cité » et le dieu patron. On ajoute donc à l’initiale un signe déterminatif pour
indiquer le sens voulu, soit le signe indiquant « cité » soit celui indiquant « divinité ». Goody note qu’
« au cours des temps on se servit de ces déterminatifs pour tous les termes d’une classe particulière,
qu’il y ait ou non un risque quelconque d’ambiguïté. » op. cit., p. 53.
32
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13
Rappelons que beaucoup dérivent de pictogrammes.
14
Goody, op. cit., p. 49.
15
Les différentes couches archéologiques que les fouilles d’un même site rencontrent, et qui
correspondent à des moments chronologiques successifs, sont ainsi notés. Ici, il s’agit donc de la ville
d’Uruk, dans le niveau III (chronologiquement postérieur au niveau IV et antérieur au niveau II, la
numérotation allant croissant au fur et à mesure que l’on creuse et que, donc, on remonte le temps
archéologique).
33
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
Ces systèmes notent la langue sumérienne, puis akkadienne, notamment sur des
tablettes d’argile mouillée sur lesquelles on imprimait des combinaisons variées de
signes avec la pointe triangulaire d’un roseau. Les états les plus anciens de ces
traces écrites consistent en des chiffres et des représentations d’objet. Il est
remarquable que le même système fut conservé lors de l’installation de la dynastie
suivante des akkadiens, pour noter une autre langue, sémitique, mais que la langue
sumérienne fut conservée pour accéder à des données anciennes, en faisant la
première langue morte.
À l’époque d’Uruk III, on note une forme d’écriture qui tend à dissocier le sens du son
du mot, un peu comme un rebus 16, ce qui en fait une origine possible des écritures
syllabiques, qui, de fait, apparaissent plus tard. Toutefois, malgré cette possibilité de
changement vers une écriture phonétique, « les scribes sumériens continuèrent à se
compliquer la vie avec des logogrammes et des déterminatifs17. » il s’agit là d’une
volonté de la part des rares détenteurs de l’écriture de la garder, comme un pouvoir
propre et empêcher les autres de s’emparer d’un moyen de communication
important.
Une dernière technologie est à envisager, celle qui permet à un signe graphique de
coder, non plus un objet, non plus un mot, mais des sons. Ces types de systèmes
d’écriture reposent sur un principe phonétique. Il faut d’emblée noter son caractère
économique. Dans une langue, il y a un nombre limité de sons, en les combinant on
peut obtenir des images graphiques de mots. Ainsi, à l’aide d’un nombre limité de
16
Olson en donne un exemple dans L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la
pensée, Paris, Retz, 1998, p. 93 : « Le signe pour abeille ne représente […] peut ne représenter que
l’insecte, une abeille. Mais si un signe est conçu pour représenter le verbe « be » (en anglais be
[verbe être] se prononce comme bee [abeille], NdT), ce signe devient un signe-mot, un logographe. Le
principe est celui du rébus : le signe qui représente habituellement une seule chose est utilisé pour
représenter une entité linguistique qui a la même prononciation ; cette entité est un mot. »
17
Idem, p. 50.
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signes, que l’on combinera, on peut écrire le nombre considérable de tous les mots
d’une langue.
Les logogrammes, ces signes isolés qui représentaient les mots, en un sens
donnaient déjà une représentation phonique ; mais ils avaient cet inconvénient d’être
extrêmement nombreux. Il faut dans ces écritures posséder un répertoire très
important de signes pour pouvoir écrire. De surcroît, l’emploi nécessaire de
déterminatifs augmentait encore le nombre de signes. En revanche, si l’on emploie
systématiquement un principe phonétique, le nombre de signe décroît grandement,
ce qui a facilité l’usage de l’écrit.
Il existe plusieurs types de codes fondés sur un principe phonétique, les signes
pouvant soit coder des syllabes, soit coder des sons uniquement.
Chronologiquement, les premières formes d’écritures à principe phonétique ont été
les écritures syllabiques. Ces écritures, où les signes codent des syllabes, sont
d’abord apparues sous formes de « rébus18 » de signes représentant les syllabes.
Se défaisant ainsi du sens les signes ont permis une autre manière de se combiner,
pour une autre représentation de la langue orale, celle non plus directement du sens
ou des choses mais des sons des mots. Des systèmes sont alors apparus, qui
combinaient les signes représentant des mots et des signes représentant des
syllabes. Ceux-ci donnèrent naissance à des syllabaires, fondés sur un principe
phonétique, économique du point de vue du nombre de signes à manipuler.
L’économie caractéristique de ces systèmes les rend plus simples à utiliser et donc à
apprendre. À différentes époques on trouve de ces écritures syllabiques, notamment
en Amérique du nord chez les Indiens Cree ou chez les Vai d’Afrique occidentale
(Libéria).
Un autre type d’écriture phonétique existe, que nous connaissons bien puisque c’est
le nôtre, en français, l’écriture alphabétique. Son principe est encore plus
économique, puisqu’il ne code pas des syllabes mais les sons de la parole. Cette
technologie semble si efficace qu’elle se répand assez largement, sous de
nombreuses formes, depuis la Mésopotamie jusqu’en Grèce puis en Europe, et en
Inde puis dans toute une partie de l’Asie.
À l’origine, les alphabets sont uniquement consonantiques, c’est au lecteur de
restituer les voyelles. Les premiers essais d’écriture alphabétique sont dus aux
Cananéens (peuple habitant la Syrie et la Palestine actuelles depuis le IIIe millénaire
avant J. –C., ils employaient le cunéiforme pour noter leur langue ancienne puis
passèrent à une solution alphabétique). Si ce premier alphabet est uniquement
consonantique, c’est entre autre en raison de la structure morphologique de leur
langue. En effet, dans cette langue, ce sont les combinaisons de consonnes, plutôt
que les voyelles, qui transmettent les notions sémantiques fondamentales, c’est
pourquoi les Cananéens on développé ces alphabets consonantiques, l’un en
caractères cunéiformes, l’autre dans une graphie linéaire. C’est cette dernière que
l’on appelle proto-cananéen et qui s’est répandue à la fin de l’âge du Bronze. Ce sont
ensuite les grecs de l’Antiquité qui vont se mettre à noter les voyelles. On peut donc
18
Nous donnons l’image employée par Goody, ibidem, p. 53.
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Mésopotamie: Un système d'écriture cunéiforme en grande partie pictographique apparaît à Uruk vers
e
la fin du IV millénaire avant notre ère (Uruk IV). Il sert à noter des mots sumériens (langue sans
apparentement connu) vers 3000 avant notre ère (Uruk III) ; de là, il intégrera progressivement des
éléments phonétiques. Les Akkadiens (langue sémitique) empruntèrent d'abord la langue et l'écriture
sumérienne, puis utilisèrent cette dernière (en la faisant évoluer) pour noter l'akkadien. En même
temps que l'écriture sont apparus des cylindres gravés que l'on roulait sur des tablettes d'argile
(impression).
Egypte: On fait remonter l'écriture de l'égyptien (langue sémitique qui deviendra le copte au début de
notre ère), sous la double forme hiéroglyphique et hiératique (version stylisée de la précédente), au
e e
tournant des IV et III millénaires avant notre ère. Elle sera utilisée pour les inscriptions
e
monumentales jusqu'au IV siècle de notre ère.
19
Ibid., p. 68.
20
Paris, PUF, 2004, p. 50-51. Je vous conseille de retenir ce schéma global et d’y ajouter quelques
connaissances que je donnerai en reprenant cette chronologie. Il faudra surtout comprendre les
passages d’un système à l’autre, quand ils ont lieu, ce que j’évoquerai dans le petit 2.
36
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
e
Chine : L'écriture chinoise, qui note les mots (voir plus loin), remonte peut-être à la fin du III millénaire
e
avant notre ère. Elle est attestée dès le XIV siècle avant notre ère (inscriptions oraculaires sur os et
écailles de tortues).
e
Grèce: L'alphabet grec, dérivé de l'alphabet phénicien, apparaît aux environs du IX siècle avant notre
ère. Le monde grec a connu l'écriture bien avant (par exemple, le linéaire B mycénien, de nature
consonantique, entre 1450 et 1200).
e
Monde arabe: L'écriture consonantique arabe a été mise au point à partir de l'extrême fin du VII
siècle avant notre ère sur les bases d'un système graphique qui serait emprunté à l'écriture
nabâtéenne.
Inde : Les attestations des écritures modernes (kharosthi, de nature consonantique, et brhami, de
nature syllabique, laquelle s'imposera et se trouve à l'origine des écritures utilisées aujourd'hui) sont
e
tardives, puisque les premières inscriptions connues datent du règne de l'empereur Açoca (lll
siècle avant notre ère), un propagandiste du bouddhisme. On fait cependant remonter la brahmi au
e
VII siècle avant notre ère, c'est-à-dire à la fin de la période védique. L'apparition d'une forme
d'écriture dans la vallée de l’Indus remonte toutefois à une période antérieure à l'invasion aryenne,
e
au début du III millénaire (documents de Mohenjo-Daro).
37
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
21
Il s’agit là ce civilisations ou de groupes de civilisations, on pourrait également citer d’autres peuples
précolombiens, comme les Olmèques qui ont un système d’écriture pictographique connu. Mais ces
cinq civilisations correspondent à cinq grands types d’écriture qui permettent d’établir une histoire de
cette technologie en Amérique centrale.
38
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
Entre 3000 et 1500 avant J.-C. de nombreux systèmes logographiques virent le jour :
le sumérien-akkadien et le proto-Elam en Mésopotamie, l’Egyptien, le proto-indien
dans la vallée de l’Indus, le crétois en Crète (Linéaire A et B) , le hittite et le louwian
en Anatolie et en Syrie, le chinois. Le premier d’entre eux est le sumérien-akkadien,
une écriture cunéiforme, abstraite, dont les signes sont arbitraires (bien que certains
témoignent d’une origine figurative). On la trouve dans les tablettes d’Uruk III. C’est
également presque à cette époque que les hiéroglyphes égyptiens se développent. Il
est en revanche remarquable que dans ce dernier cas, c’est davantage par nécessité
religieuse pour des inscriptions monumentales, tandis qu’en Mésopotamie l’emploi
de l’écriture répond à des impératifs comptables et économiques. Si cette dernière
affirmation est évidente, il faut nuancer celle concernant les égyptiens, en effet, le
papyrus étant fragile, il se peut que nous n’ayons plus ces traces et que seules les
inscriptions monumentales (donc religieuses essentiellement) nous soient
parvenues.
La solution de passage vers les systèmes syllabiques est contenue dans les
systèmes logographiques. Ils permettent en effet, et ce sera un peu utilisé, de
transcrire un mot (en particulier un nom propre) par des sons associés à d’autres
mots. C’est le principe du rébus, qui utilise les mots uniquement pour le son, sans
leur sens, une suite de sons approximative transcrivant un autre mot. Goody en
22
Goody, op. cit., p. 43.
23
Goody, idem, p. 44.
39
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
donne un exemple : « Ainsi […] le mot sumérien TI, “la vie” concept qui de toute
façon n’est pas facile à mettre sous forme figurative, peut être exprimé au moyen du
signe pour flèche, qui est aussi TI. Ce changement implique qu’on ne tient pas
compte du sens sémantique, lui préférant l’équivalence phonétique ; celle-ci
représente une méthode plus abstraite de transcription et permet d’importantes
économies 24. » Toutefois Goody remarque que malgré cette caractéristique, la
possibilité a été peu utilisée. L’écriture des sumériens est restée majoritairement
logogrammatique, mais « lorsqu’elle a été adoptée par les Akkadiens au troisième
millénaire avant J.-C., qui s’en sont servi pour représenter une langue assez
différente, les propriétés phonographiques de l’écriture ont été largement étendues,
donnant naissance aux cunéiformes babyloniennes et cananéennes […] 25. » C’est
donc au cours d’un changement de langue qu’on a utilisé la technologie écrite dans
un fonctionnement différent, c’est cette occasion qui l’a fait utiliser pour ses
propriétés phonographiques. Ainsi était née la solution syllabique.
24
Ibidem, p. 5’.
25
Olson, op. cit., p. 98.
26
L’évolution est plus complexe et différente selon les régions. On distingue donc le proto-cananéen
et différents types de cunéiforme cananéens. Voir Goody, op. cit., 56-58, pour plus de détails.
40
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
- L’adaptation de l’alphabet grec par les Étrusques donna le latin (emprunt d’un
peuple voisin) mais peut-être est-il aussi à l’origine des caractères runiques
d’Europe du Nord ou des caractères oghamiques employés par certains Celtes.
27
Op. cit., p. 84.
28
Idem, p. 85. ce problème apporte dans son sillage deux autres difficultés, sur lesquelles je ne
reviendrai pas : le fait que du coup on classe les systèmes selon leur mode de représentation (ce que
j’ai fait par commodité, parce que les typologies même si elles sont schématiques sont utiles pour
décrire les différentes technologies écrites, enfin parce que c’est l’usage, dût-il être mis en débat
comme le fait Olson) et le fait que l’écrit est, à l’inverse, un modèle pour la parole.
29
Ibidem, p. 86.
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Si l’on refuse de penser l’histoire de l’écriture avec les critères de l’écrit appliqués à
l’oral, il faut partir de la lecture. Les signes graphiques sont destinés à être « lus » et
c’est la manière dont ils seront lus qui détermine la manière dont ils peuvent devenir
un modèle à la parole. Si l’on part des premiers états, les pictographes, il ne semble
pas que l’on puisse parler de lecture. Il n’y a en effet, pour de telles représentations
graphiques pas de différence entre lire et décrire. Ce serait un anachronisme de
penser que les idéogrammes, d’un seul coup, se seraient mis à représenter des
idées. Pour cela, il faudrait que les peuples qui les utilisaient aient disposé du
concept d’idée, et ça, rien ne nous permet de le savoir. Non les pictogrammes et
même les idéogrammes, plus tard, représentaient des événements. Or, nous avons
souligné la fonction mnémonique de ces « écritures », elles n’étaient pas à
proprement parler lues, mais en tant que support à la mémoire en vue de
l’oralisation, elles étaient aussi bien décrite que lue, on ne peut faire de différence
entre les deux opérations dans ce cas. En effet, si ces systèmes disent le même
contenu à chaque fois qu’ils sont « lus », cela ne signifie pas qu’ils sont porteurs des
mêmes « mots », « il n’y a pas de stricte correspondance entre le signe et l’élément
linguistique 31. »
Quand alors peut-on parler de lecture ? La question est en effet cruciale, ce n’est
qu’à partir du moment où l’on peut parler de lecture au sens strict que l’on pourra
parler d’écriture 32. La réponse apportée par Olson est pertinente : quand nous avons
quitté la description. Je vais prendre un exemple pour expliquer ce phénomène. Si je
veux dire « quatre chiens », je peux désigner quatre fois le symbole signifiant
« chien », dans ce cas mon décodage sera autant une description qu’une lecture.
D’ailleurs, il me faut quatre symboles pour désigner quatre référents. Or, si je n’en
utilise que deux, un pour indiquer le nombre et un pour désigner le référent,
l’opération n’est plus la même ; elle est, pour reprendre le terme d’Olson, syntaxique,
elle est une combinaison. Dès lors, son décodage ne peut plus s’apparenter à une
description, c’est une autre opération, que nous pouvons appeler « lecture ». Il y
aurait donc écriture si le système de représentation graphique est fondé sur une
syntaxe – au sens où Olson l’entend ici.
Nous avons parlé de jetons d’argile et des tablettes d’Uruk, le passage de l’usage de
symboles que l’on associe à leur inscription est le moment de ce passage à la
lecture. En effet, les tablettes (comme celle d’Ur) qui recensent le contenu des
enveloppes ne présentent plus les quantités avec autant de signes que de symboles
(comme le nombre de jetons) mais deux types de signes : un pour désigner le
produit, l’autre (un ou deux caractères, peut-être les dizaines et les unités) pour
indiquer la quantité.
30
Ces deux points seront abordés dans les troisième et quatrième parties de ce chapitre.
31
Ibid., p. 89.
32
Je rappelle que l’on part de la lecture, dont on sait qu’elle a été effectuée par ces peuples, et non de
l’écrit tel qu’il est conçu anachroniquement par nous.
42
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3. Questions de codage…
Nous venons d’admettre que l’écriture est un modèle pour la parole, alors même que
l’hypothèse naïve de départ aurait voulu le contraire. C’est surtout en ce qu’elle est
faite pour être « lue » que la technologie écrite se constitue en ce modèle. Par
exemple, pour celui qui possède l’aptitude à utiliser (en codage ou en décodage)
l’écriture alphabétique, la langue orale est composée de phonèmes représentés par
des lettres et agencées de manière « syntaxique » ; il en a la conscience non-
explicite mais c’est bien ce schéma de représentation dont il dispose. Et il suffirait
d’interroger cet individu lambda (et vous pouvez d’ailleurs vous-même vous rendre
compte de ce qui suit, c’est je pense votre première approche, avant de commencer
ce cours) pour qu’il vous dise que cette technologie est apte à représenter
complètement ce qui est dit. En effet, l’idée simple que nous avons tous – et qui
relève en fait de la croyance – que l’écrit peut transcrire tout ce qui est dit est
erronée ; l’écrit ne représente pas tout. De nombreux aspect de la signification,
présents dans la communication orale, échappent à l’écrit. Il s’agit en particulier des
44
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)
indications données par le locuteur, dans sa voix, son intonation, mais aussi son
attitude, ainsi que des éléments contextuels qui assurent la « pertinence 36 » de
l’énoncé. Olson résume ainsi cette situation : « l’énonciation orale indique à la fois ce
qui est dit et la manière dont cela doit être compris, tandis que l’énonciation écrite ne
parvient à indiquer que la première donnée 37. » Pour nous qui pratiquons la langue
écrite et pour qui elle est la norme, il est difficile de concevoir ce fait que l’écriture ne
représente qu’une partie du discours (soit les mots, les morphèmes et les phrases).
« Il faut s’imposer un effort pour admettre que l’écrit ne représente pas complètement
les intentions du locuteur ou du scripteur38. » Il faut en effet distinguer l’intention
communicative de la forme verbale elle-même ; c’est cette dernière que l’écrit code
en laissant derrière lui un certain nombre d’éléments de signification. Ainsi les textes
parviennent à représenter ce qui a été dit, certes, « mais ils ne disent pas comment
l’auteur voulait que cela soit compris 39. » En effet, lors de la communication orale, de
nombreuses informations passent par l’intonation, les modulations de la voix ou
encore les regards ou les gestes, renseignent le récepteur sur l’état d’esprit, les états
d’âme du locuteur, ses réserves ou au contraire ce sur quoi il insiste, etc.,
déterminant ainsi son intention communicative et donc la manière dont ce qu’il dit
doit être compris.
La philosophie analytique anglaise nous a depuis longtemps proposé un modèle
pour parler de cela, avec les travaux d’Austin et de son disciple Searle. Pour ces
philosophes, parler une langue ne consiste pas seulement à manipuler des signes,
un code, c’est réaliser des actes de langage. Cette notion vient de l’idée que parler
est d’abord un moyen d’agir sur autrui. En effet, tout locuteur quand il utilise sa
langue, énonce une phrase dans une situation de communication donnée, c’est donc
une action réalisée dans le monde, au même titre que lever le bras, par exemple, or
cet acte établit une relation avec l’allocutaire. Comme tout acte, l’acte de langage
vise à modifier un état de chose existant. On effectue des actes de langage, même
lorsque l’on constate quelque chose. Austin en vient donc à réfléchir à ce qu’est un
acte de langage et élabore une théorie valant pour n’importe quel acte de langage.
On peut résumer sa réflexion ainsi : lorsque j’énonce une phrase, je lie des
phonèmes, des mots, j'utilise une syntaxe..., autrement dit, j'articule des signes
linguistiques selon le code interne d'une langue. C’est ce qu'Austin nomme un acte
locutoire. C’est une première couche, si l’on veut, qui existe lorsque j’émets une
phrase. Mais ce n’est pas tout. En effet, l’énonciation de ma phrase n’est pas
gratuite. J'entends qu'une certaine valeur lui soit attribuée par mon interlocuteur.
Austin dit alors que j’accomplis un acte illocutoire. C’est la deuxième couche, en
quelque sorte. Je demande que la fenêtre soit fermée, par exemple. Enfin, il se peut
que mes paroles provoquent chez mon interlocuteur un effet plus ou moins prévisible
(comme le rire, la peur, la protestation, etc.). Austin parle alors d’acte perlocutoire.
Pour lui, toute énonciation se caractérise à des degrés divers par la mise en œuvre
36
Au sens de Sperber.
37
Op. cit., p. 111-112.
38
Idem, p. 115.
39
Ibidem.
45
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de ces trois actes de langage. Même dans la plus simple des affirmations, la plus
plate, la plus apparemment descriptive, il peut y avoir un élément illocutoire et un
élément perlocutoire. La différence entre illocutoire et perlocutoire n’est pas très
claire chez Austin, on s’accorde souvent à distinguer ces deux aspects en disant que
l’illocutoire est une force, dirigée vers l’allocutaire dans les conventions prévues par
la langue, tandis que la dimension perlocutoire concerne des effets plus cachés ou
moins maîtrisés par le locuteur. Résumons : Toute parole est un acte de langage,
c'est-à-dire un acte qui veut avoir une influence sur l’allocutaire ou sur le monde. On
distingue :
- l’acte locutoire, c'est-à-dire de profération de la parole
- l’acte illocutoire, c'est-à-dire qui a une portée extralinguistique (le locuteur
exprime un ordre, une prière…)
- l’acte perlocutoire, qui a un réel effet extralinguistique pas nécessairement
prévu par le locuteur (l’allocutaire effectue ou pas l’ordre, est ému ou pas, etc.)
Le problème soulevé par Olson est celui de la valeur d’illocution. Si l’écrit est apte à
encoder ce qui relève de l’acte locutoire, il ne saurait rendre compte avec précision
de l’ensemble de l’acte illocutoire 40. Sa remarque concerne le fait que cette valeur, à
l’encodage, dans un énoncé oral, détermine la manière dont ce dernier doit être
compris. Or, à l’écrit, force est de constater que la lecture a du mal à retrouver cette
valeur, dès lors, on ne sait pas avec exactitude comment l’énoncé doit être compris.
Le problème majeur de la lecture, selon Olson, est celui qui consiste à retrouver cette
valeur. Il y a même plus difficile : dans la mesure où, comme nous l’avons dit, la
perception naïve des choses par le locuteur moyen est que l’écrit transcrit tout ce qui
est dit, un lecteur peu aguerri aura tendance à ne pas comprendre qu’il puisse y
avoir une distorsion entre le dit et son pseudo-équivalent écrit, ou plus généralement,
les dimension plus cachées, qui relèvent d’une interprétation de l’écrit, pourraient lui
échapper totalement. Olson voit ainsi dans « l’histoire de la culture écrite […] celle de
la découverte, puis du traitement de cette valeur d’illocution » et dans celle de la
lecture, « celle des tentatives pour reconnaître et traiter ce qui n’est pas représenté
dans un texte 41. »
On peut voir un premier exemple de cette tentative de l’écrit pour retrouver la valeur
d’illocution de l’oral dans le développement et l’usage de la ponctuation. L’alphabet
grec, dont beaucoup ont loué la technicité et le haut degré d’élaboration
technologique, se présentait initialement comme une succession de lettres sans
espaces ni signes de ponctuation. Il a fallu attendre pour voir apparaître l’usage de
signes de ponctuation devant restituer quelques éléments prosodiques, signes qui ne
sont pas lus au sens strict mais indiquent comment doit être lu ce qui est écrit.
Ces signes bien sûr aident à prendre en compte les indications prosodiques
élémentaires mais on sait bien que par ailleurs un grand nombre de nuances sont
exprimées à l’oral, que l’écrit ne parvient pas à restituer. On peut tenter de s’en
40
Il ne fait pas mention de la dimension perlocutoire, sans doute par ce qu’elle relève davantage de la
réception uniquement et assez peu de l’encodage, du moins pas intentionnellement.
41
Op. cit., p. 143-114.
46
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Gérard Moignet, « Esquisse d'une théorie psycho-mécanique de la phrase interrogative », in Etudes
de psycho-systématique française, Paris, Klincksieck, 1974, p. 98 sq.
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problèmes. Mais dès que le texte et/ou le délai s’allongent, la mémoire devient plus
complexe ; au contraire de l’écrit qui peut conserver avec exactitude le contenu
précis, les mots, d’un texte extrêmement long, sans limitation temporelle. Pour pallier
ce défaut, les sociétés orales ont développé des procédés mnémoniques pour
faciliter cette conservation, comme des formules, des figures de discours, le mètre,
etc. Toutefois, la citation exacte, la mémorisation mot à mot, n’est réellement
possible qu’avec l’écrit. Celui-ci permet en effet de se reporter à une « version
originale » qui laisse toujours la possibilité d’une vérification.
Chacune de ces méthodes connaît un revers à sa médaille : l’oral, s’il permet de
rapporter toujours la valeur illocutoire, ne permet pas de restituer le contenu exact
des paroles ; à l’inverse, l’écrit restitue au plus près la formulation, mais ne parvient
pas à rendre compte de la manière dont il l’a dit. C’est à ce point que la question de
l’interprétation émerge. Si nous pouvons avoir les mots exacts d’un orateur (même
d’un scripteur) nous ne pouvons éviter de nous demander comment les comprendre,
quel est le sens. Dans un contexte oral, en l’absence de texte écrit auquel se référer,
une discussion sur le sens d’un « texte » ne peut être résolue, car la formulation
précise a été perdue. On fera alors appel à une autorité extérieure, un sage, pour
trancher. Dans le cas de l’écrit, les discussions auront lieu sur pièce, sur le texte lui-
même, qui sera interprété. « Avec l’écrit, l’interprétation peut prendre la forme d’une
recherche menée sur la formulation conservée, qui devient une preuve dans la
formulation du jugement. Dans le contexte oral, ce jugement repose beaucoup plus
sur l’autorité ou sur l’opinion majoritaire 43. »
Au-delà de ce constat, il faut voir derrière ces différences des conséquences
conceptuelles importantes sur le statut même de ce qu’est l’écrit. Mettons-nous à la
place d’un lecteur. Sa charge est importante, il doit reconstruire l’attitude de celui qui
écrit, ou qui a parlé, par rapport au texte. Un orateur pourra rappeler exactement
l’attitude illocutoire d’un autre, mais celui qui écrit doit être imaginatif pour essayer de
la restituer. Sa tâche consiste alors à utiliser les ressources de l’écrit pour
caractériser ces attitudes illocutoires, notamment grâce à des moyens lexicaux. Il
devra ajouter, par exemple « il a insisté sur ce point » ce que l’orateur n’a pas besoin
dire, puisqu’il le fait ; il devra caractériser les paroles, à l’aide de verbes comme
« affirmer », « insister », « sous-entendre ». À l’inverse, l’oral ne demande pas toutes
ces précisions pour nommer les actes de discours et les états mentaux de celui qui
parle, car ils sont immédiatement restituables, mais à l’écrit une diversité lexicale doit
être constituée pour pallier ce défaut de l’écrit de ne pouvoir les restituer 44. Il faut
alors tout un arsenal de termes pour désigner les actes de discours et les états
mentaux (par exemple des verbes comme affirmer, concéder, contredire, déduire,
observer…) pour expliquer au lecteur comment il veut que son énoncé soit compris.
Il est ainsi frappant de remarquer que ce n’est pas seulement du fait des limitations
dues à l’oral que se développe l’écriture. L’écriture, dans sa spécificité, se développe
43
Olson, op. cit., p. 128. Les différences entre les cultures littéraciques et non littéraciques sont très
importantes, elles feront l’objet de la partie suivante du cours.
44
Olson donne un tableau comparatif intéressant entre les origines germanique (orales donc) et latine
(écrites) des verbes anglais décrivant les états mentaux et les actes de discours. Op. cit., p. 130
48
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aussi grâce à ses propres limites par rapport à l’oral. Non seulement, donc, elle
devient, au fil de son histoire, une représentation des propriétés lexicales et
syntaxiques de la langue 45, mais également, dans l’invention de la ponctuation, dans
l’élaboration de verbes exprimant les actes de discours ou les états mentaux à la
source de la valeur illocutoire, elle cherche à devenir une représentation des actes
de discours. L’invention d’un codage phonologique n’est donc pas la seule invention
réalisée par l’écrit, elle est également une tentative pour rendre explicite la valeur
d’illocution – ce qu’elle ne parvient toutefois jamais à réaliser pleinement. « Les
problèmes soulevés par le fait de représenter explicitement la valeur d’illocution d’un
énoncé sont aussi importants que ceux mis en jeu dans l’invention de l’alphabet pour
représenter la forme verbale. Dans les deux cas, l’écriture est largement affaire
d’invention de moyens de communication qui peuvent être pris comme des
représentations explicites d’aspects du langage exprimés de manière non lexicale
dans la parole […] 46 » D’u point de vue conceptuel, une différence entre cultures
écrites et orales naît ici. La conquête de l’expression de la valeur illocutoire dans
l’écrit rend explicite ces propriétés (par exemple en inventant des mots pour les
désigner, comme nous l’avons vu avec certains verbes) de la langue orale ; les
rendant explicites, elles en deviennent des concepts, donc des objets de réflexion.
45
Nous l’avons abordé et le point suivant sera consacré à cette question.
46
Olson, op. cit., p. 131.
47
Sylvain Auroux, Jacques Deschamps, Djamel Kouloughli, La Philosophie du langage, Paris, PUF,
2004, p. 57.
48
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans la partie suivante du cours.
49
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langue tient à la fois des sciences du langage, c’est-à-dire une véritable réflexion
métalinguistique, mais aussi d’une perception intuitive du langage et de la langue par
tout locuteur-scripteur, qui devient alors capable de la considérer nécessairement
aussi comme un objet ; on parle de savoir ou de conscience épilinguistique. C’est
effectivement l’un des effets de l’existence de l’écrit que de placer la langue en
position d’objet. Bien sûr, elle existe toujours, comme à l’oral, pour sa dimension
signifiante ou communicative, mais en plus elle s’exhibe en tant que langue,
manifestation d’elle-même. Pour faire simple, nous savons que ce que nous utilisons
ce sont des mots, par exemple. En outre, la langue ainsi écrite demeure, on a accès
à des textes que nous pouvons indéfiniment relire ; cet état de fait a des
conséquences dans le domaine linguistique mais aussi socio-culturel (nous
l’aborderons plus loin). En outre, il faut le mentionner en passant, l’écriture produit
l’apparition des premiers métiers du langage : scribes, pédagogues, comptables, etc.
Si la possibilité de métalangage est inhérente à la technologie écrite, il faut qu’elle
s’accompagne d’indications claires relatives à cette utilisation métalinguistique du
langage. Or, dès l’époque babylonienne, on trouve des syllabaires dans une
présentation standardisée en colonnes – impossible à l’oral – des équivalences
bilingues 49. Dans les cultures orales, jamais on ne rencontre de procédés analogues
à ce type de tableaux, à ce type de rapprochements de propriétés dispersées dans
l’apparition normale des phénomènes linguistiques dans le discours linéaire. Certes
ni Panini, ni les grecs avant la période byzantine n’utilisent des tableaux au sens
strict, ils utilisent des suites linéaires 50, néanmoins il faut bien comprendre qu’il s’agit
là de linéarité temporelle, mais le processus cognitif de rassemblement de ces
données éparses en des classes est bien liée à l’écrit. En effet, ce n’est pas une
conséquence de la simple capacité mémorielle, mais bien une capacité de
spatialisation, qui n’est rendue possible qu’avec l’écrit. C’est précisément ce qui
distingue la phonétique de Panini du simple savoir épilinguistique d’un locuteur
lambda (de cette époque, soit illettré). Ce n’est une question de degré de précision
mais le fait qu’elle repose sur une technique intellectuelle qui fait échapper le
langage à sa manifestation ordinaire, c’est-à-dire linéaire, et qui permet une vision
simultanée des phénomènes qui ne sont pas données naturellement sous cette
forme. Toutes les traditions linguistiques n’ont pas utilisé les mêmes techniques
intellectuelles de construction, de présentation et de transmission de leur savoir (la
liste pour les Indiens et les Grecs, le tableau pour les Akkadiens, par exemple) mais
toutes supposent l’écriture, précisément en raison de ce caractère spatial. « Les
langues orales ont des règles et des lois, et donc une “grammaire” ; mais qu’on les
outille en écrivant des grammaires change incontestablement les conditions de
fonctionnement de la communication humaine 51. »
La différence de l’écrit avec la langue orale, linéaire, réside donc dans cette bi-
dimensionalité qui lui est inhérente et qui, automatiquement, rend possible une
49
Pour voir fonctionner cet exemple, voir Auroux et al. op. cit., p. 68.
50
Par exemple, Denys le Thrace : « Il y a trois nombres : singulier, duel, pluriel. Singulier : ho, he, to ;
duel : to, ta ; pluriel : hoi, hai, ta.
51
Auroux et al., op., cit., p. 72.
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