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Master 1 SCIENCES DU LANGAGE

ET DIDACTIQUE DU FRAN Ç AIS

« LITTÉRATIE»

16D462/2

Année 2015/2016

Jean-Baptiste GOUSSARD

En vertu du code de la Propriété Intellectuelle – Art. L. 335-3 : Est également un délit de contrefaçon toute
reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation des
droits de l’auteur, tels qu’ils sont définis et réglementés par la loi.
(L. n° 94-361 du 10 mai 1994, art. 8) – Est également un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de
l’auteur d’un logiciel définis à l’article L. 122-6.
Les cours dispensés par le C.F.O.A.D. relèvent du présent article. Ils ne peuvent être ni reproduits ni
vendus sous quelques formes que ce soit sous peine de poursuite.

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CALENDRIER 2015/2016

16D462 : LITTÉRATIE

Enseignant : Jean-Baptiste GOUSSARD

Dates mise en ligne 1) Contenus et activités des envois 2) dates retour des
des cours et envoi (cours, TD, devoir, corrigé, etc.) devoirs
postal aux étudiants

21 octobre 2015 Cours première partie

18 novembre 2015 Cours deuxième partie

16 décembre 2015

20 janvier 2016 Cours troisième partie

10 février 2016 Cours quatrième partie + Devoir

16 mars 2016 Retour devoir

06 avril 2016

Adresse mail pour contact : jean-baptiste.goussard@u-bourgogne.fr

X envoi papier :

Adresse personnelle – Jean-Baptiste GOUSSARD – 2 rue Stéarinerie – 21000


DIJON
Ou

Adresse professionnelle - CFOAD- PSIUN - AIDE-Numérique – 4, boulevard


Gabriel - BP 17270 - 21072 DIJON (à l’attention de Monsieur GOUSSARD)

Ou
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16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

DEUXIÈME PARTIE : LA « TECHNOLOGIE » DE L’ÉCRIT

Pour autant que le langage est une faculté naturelle et que sa manifestation dans
une langue passe par la parole, c’est naturellement de parole orale qu’il s’agit ; l’oral
est la manifestation originaire et naturelle, spontanée en quelque sorte, de la faculté
humaine du langage. Face à cela, l’écrit peut être conçu comme une technologie. En
effet, non seulement il vient après, mais il semble être un moyen de transcription de
l’oral. Le système d’écriture est un outil 1 et nous pouvons ainsi parler de l’écrit
comme d’une technologie 2.
Il existe, à propos de cette technologie, ce que David R. Olson 3 appelle une
croyance, l’a priori qui voudrait que l’écriture soit la simple transcription de la parole.
Il remarque en effet : « le fait que nous soyons capables de transcrire à peu près tout
ce que nous disons et que tout ce qui s’écrit puisse être lu à haute voix nous invite
irrésistiblement à conclure que l’écriture n’est que de la parole “notée”. C’est ce que
nous croyons depuis Aristote […]. Avant de savoir lire, on a appris à parler ;
apprendre à lire, cela reviendrait à apprendre comment ce que quelqu’un dit
oralement (ce que l’on sait déjà faire) est représenté sous forme de traces visibles
(ce que l’on ne sait pas encore faire). Il s’agirait donc du même breuvage transvasé
dans un nouveau flacon. » Mais les recherches montrent que ce n’est bien là qu’une
croyance et que les systèmes d’écriture ne parviennent à transcrire qu’une partie de
ce qui est dit. Certes, ils transcrivent effectivement les formes verbales (phonèmes,
lexèmes, syntaxe) mais sont inaptes à restituer l’intentionnalité, la manière dont cela
a été dit. Si l’on prend, pour s’en convaincre le chemin inverse, celui qui retourne,
depuis ce qui a été transcrit dans un système graphique, vers une oralisation, on voit
que cette verbalisation peut s’effectuer de multiples manières (sinon point de mises
en scènes différentes d’une pièce de théâtre, par exemple !). L’écrit apparaît donc
davantage comme un modèle pour la parole que son équivalente transcription.
Gardons cela à l’esprit un instant et concluons, comme Olson, que cette technologie
de l’écriture peut être définie ainsi :
« De manière générale, les systèmes d’écriture peuvent être considérés comme des
outils de communication visuelle, ainsi que l’ont dit aussi bien Gaur que Harris, et
non comme des outils destinés à une représentation exacte de ce qui est dit, objectif
que n’atteint aucune écriture. Les écritures peuvent varier de manière considérable
dans leur structure externe et elles peuvent cependant demeurer des moyens de
communication graphique efficaces. Il existe néanmoins des moments charnières
1
On pourrait discuter le fait que tout système d’écriture sert à coder l’oral, notamment pour le cas des
idéogrammes. Je prends seulement dans ce propos introductif le cas de notre système, celui de
l’écriture alphabétique, sans entrer dans les détails de ce que code chaque système. Quoi qu’il en
soit, à part peut-être le système pictographique – dont on peut justement contester le statut de
système d’écriture au sens strict, on parle de proto-écriture – tout système d’écriture code en réalité la
langue, d’une manière ou d’une autre, les signifiés, les sons…
2
Il est vrai que le titre « la technologie de l’écrit » est ambigu : il s’agit ici de parler des systèmes
d’écriture comme une technologie et non d’abord les moyens technologiques qui permettent d’écrire
(tablette de cire, tablette tactile, stylet, stylo, clavier…)
3
L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la pensée, Paris, Retz, 1998, p. 18.

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décisifs. Le plus important est l’invention de systèmes graphiques qui disposent


d’une syntaxe et peuvent donc exprimer des propositions. Seules des écritures
disposant d’une syntaxe peuvent exprimer de telles propositions. Les écritures
logographiques, syllabiques et alphabétiques ont toutes leurs avantages et leurs
inconvénients […] »

Cette définition appelle plusieurs éclaircissements. D’abord, il faut convenir qu’il


existe plusieurs systèmes d’écriture, qui reposent sur des structures externes
différentes, c’est à dire des principes de codage différents. Il nous faudra donc tenter
d’établir une typologie des systèmes d’écriture pour en livrer les principes essentiels.
Ensuite, Olson indique, et c’est évident, que ces systèmes ont connu une évolution
historique. Comme toute technologie, l’écrit a évolué depuis son apparition jusqu’à
aujourd’hui. Pour mieux la comprendre nous ne pourrons donc pas nous passer
d’une vision historique. Il ne s’agira pas seulement de comprendre les conditions
extérieures de son apparition ou de ses usages, ce qui dans la dimension culturelle
et anthropologique de la littératie est important, mais aussi de comprendre les
innovations internes du système, c’est à dire les modifications successives dans les
manières de transcrire. Ces deux premières approches permettent de classer et de
comprendre les systèmes. Malgré tout, on peut nuancer cette première présentation
des choses, ce que suggère Olson.
Quoi qu’il en soit, on peut mettre en doute le codage lui-même. La vison historique et
typologique des choses, le révèle, il faudra alors s’intéresser aux rapports entre l’oral
et son supposé codage écrit.
Enfin, nous nous intéresserons à un corollaire immédiat de la technologie écrite. En
effet, la technologie écrite apporte avec elle un corollaire, comme une conséquence
de son existence : la réflexion métalinguistique. Il nous faudra nous demander dans
quelles mesures l’accès à l’écrit produit la possibilité de cette pensée
métalinguistique.

I. Typologie des codes écrits

Nous utilisons avec tant d’habitude et d’aisance notre code écrit, que nous en
oublions parfois, d’une part que c’est un système alphabétique mais qu’il en existe
d’autres et d’autre part que ce système, n’en déplaise à notre occidentalocentrisme,
n’est pas nécessairement le meilleur, ni le plus abouti. Je vous propose, dans cette
partie, de nous intéresser à ces différents types de systèmes d’écriture. S’il est vrai
que l’évolution historique (que nous aborderons dans la partie suivante) est souvent
liée au passage d’un système à l’autre, j’ai choisi de distinguer, par souci
pédagogique simplificateur, la typologie de l’évolution.

1. Écrire et dessiner
Partons d’une donnée simple : écrire est d’abord un procédé graphique. Le dessin et
l’écriture relèvent tous deux de la capacité graphique et sont permis par les mêmes

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aptitudes physiques de l’homme, notamment son pouce opposé. L’écriture et les arts
graphiques ont donc la même source et on assiste à une explosion de formes
graphiques au Paléolithique supérieur (30 000 à 10 000 av. J. C.) Les dessins qui
apparaissent à cette époque ont une visée expressive ou bien communicative. En
réalité l’expression existe dans les deux cas, sauf que dans le second elle adressée
à l’autre tandis que dans le premier elle n’est adressée qu’à soi. Il s’agit d’extérioriser
des pensées, des sentiments. Dans les deux cas également, la nécessité de la trace
est celle de la durée dans le temps, le dessin doit pouvoir subsister un certain laps
de temps entre l’encodage et le décodage.
Il faut distinguer l’émission de la réception : un dessin peut ne pas avoir de
signification à l’émission mais en prendre à la réception (c’est le cas de signes
naturels, par exemple). Pour ce qui est de signes produits dans une intention de
signification, il semble qu’ils ne peuvent exister que si préalablement existe un
système de communication interactive. Puisque ces signes sont une forme réfléchie
d’un acte significatif, l’existence préalable d’un tel système apparaît comme une
condition.
Si l’on veut établir une typologie des signes dessinés, on peut établir le schéma
suivant (qui n’est que schématique, je le commenterai ensuite) :

Motif

Iconographique Quasi-figuratifs Arbitraire


(=figuratifs)

Métonymique associatif formalisé

Pictogramme Pictographe Ecriture Ecriture


et dessins et bandes logosyllabique. syllabique ;
dessinées Représentation alphabétique
linguistique
systématique

Ce dessin a l’air complexe 4 en raison du mélange des types mais son explication le
rendra plus simple. De même que la critique qui le suivra.
J’expliquerai d’abord ici le haut du schéma puis, j’accorderai les points suivants de
cette partie à la ligne la plus basse qui représente les systèmes ou proto-systèmes
d’écriture.

4
D’autres typologies sont possibles mais je ne veux pas entrer trop dans le détail, l’essentiel étant que
vous saisissiez les principales distinctions pour saisir ensuite les différents types d’écriture.

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Par motif, on entend la trace graphique ; le motif iconographique (ou figuratif ou


pictural ou eidétique) représente exactement ce qu’il veut signifier, par exemple un
dessin de cheval pour signifier un cheval, en ce sens il est le plus concret. Ces motifs
sont des pictogrammes, on les appelle pictographes s’ils ne sont plus isolés mais
constitués en systèmes étendus.
À l’inverse, les motifs arbitraires ne représentent pas ce qu’ils désignent, ils sont plus
ou moins conventionnels. On peut en distinguer deux types, ceux qui sont purement
conventionnels, par exemple le signe « ? » pour désigner la modalité interrogative ;
ceux qui sont phonologiques, ils représentent les sons de la parole.
Entre ces deux extrémités, il y a un continuum de motifs plus ou moins figuratifs : les
motifs métonymiques représentent sont des signes qui figurent la partie d’un tout qui
signifie le tout, par exemple, un selle pour désigner un cheval ; les associatifs
reposent, comme leur nom l’indique sur une association entre ce qui est représenté
et la signification, par exemple un cheval pour un cavalier (la différence entre les
deux cas est mince et on voit que pour être parfaitement univoque une telle
« écriture » doit être le produit d’un système antérieurement établi) ; les motifs
formalisés enfin sont plus abstraits, par exemple le signe « : : »veut dire cheval, il
représente les jambes vues de dessous. En ce sens, les signes abstraits peuvent
être vus comme formalisés, d’où le lien en pointillés sur le schéma.
En réalité, c’est là le sens de certains liens de recoupements figurés sur le schéma,
ces catégories ne sont pas exclusives – un système peut comporter différents types
de motifs, dans une certaine mesure – ni immuables – certains signes changent. Il ne
faudrait pas croire que l’on va chronologiquement du concret vers l’abstrait, des
variations sont possibles. Des détails existent, sur lesquels je passe, vous renvoyant
à Goody5. En effet, le but de cette schématisation n’est pas ici de penser une
comparaison ou d’établir une typologie des systèmes parfaitement exacte d’un point
de vue paléographique ou archéologique mais de vous faire comprendre les
principales voies que la technologie de l’écrit a empruntées et de permettre de saisir
une évolution, des passages d’un système à l’autre.

2. Pictogramme et pictographie

Comme je l’ai précisé, il faut distinguer, parmi les dessins et motifs qui signifient, les
pictogrammes des pictographes. Cette distinction ne s’établit pas sur un critère
formel mais sur l’isolement ou la mise en séquence de ces traces graphiques. Nous
pouvons prendre des exemples : le signe qui signifie port USB :

se suffit à lui-même, il ne fait pas partie d’un véritable système de signes, c’est-à-dire
qu’il n’a pas besoin d’être saisi par contiguïté ou opposition avec d’autres signes au

5
Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, p. 24.

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sein d’un ensemble. En revanche le pictographe existe au sein d’une séquence


graphique, soit une suite d’éléments distincts, qui peuvent bien sûr être figuratifs
mais qui sont reliés entre eux dans un rapport systématique, même si celui-ci peut
être faible. C’est par exemple le cas du mythe national de l’Ethiopie, qui est une
séquence de ce type qui représente la fondation du royaume d’Ethiopie, racontant
notamment l’épisode de la reine de Saba au roi Salomon, qui donnera naissance à
Ménélik, premier souverain de la lignée de Judah, censée se poursuivre jusqu’à la
déposition d’Hailé Sélassié en… 1972.
À propos de ce type d’écriture, on a pu parler d’une « écriture de la pensée »
(Garrick Mallery), c’est-à-dire une représentation des objets ou des événements, des
concepts ou des pensées, directement, sans intervention du langage. On voit en quoi
cette affirmation est problématique, si l’on admet que l’oral et l’écrit sont deux
versants de la manifestation de la parole, elle même incarnation de la faculté de
langage. Aussi il semble qu’il faille rejeter cette position. En effet, on peut donner
deux arguments :
- D’une part, elle s’appuie souvent sur le langage gestuel qui serait, pour elle, de
même ordre. Or certes pour les animaux certains gestes signifient une attitude
directement, dans une communication non verbale, mais dans le langage gestuel
humain bon nombre de gestes codent en fait un ou deux mots.
- D’autre part, il faut nous rappeler Saussure et Benveniste qui expliquent bien
que nous pensons un monde modelé par notre langage. C’est la question de la
catégorisation ; notre langage applique une grille sur la réalité, réalité où chaque
élément est distinct et unique, et nous représentons ces catégories. Goody6 donne
un exemple qui sera parlant pour vous : un cheval dans un pré n’est pas une pure
singularité, « un cheval debout dans un pré est un cheval vu en termes d’un
langage qui situe l’animal dans un système de catégories, aussi bien que dans le
contexte plus large du discours qui attribue à l’animal certaines caractéristiques
générales de rapidité, de régime alimentaire, et le relie à des notions variées
d’ordre économique, politique et mythologique. Ni dans l’imagination ni sur la toile
[d’un tableau], une représentation du monde extérieur ne peut être indépendante
de l’usage linguistique, c’est-à-dire indépendante non seulement des catégories
mais de l’expérience accumulée incorporée dans le discours7. »

Ce type de signes graphiques deviennent une forme d’écriture élémentaire lorsqu’ils


sont organisés pour former une séquence, car la possibilité d’une syntaxe apparaît
alors, les pictographes ne sont plus simplement posés les uns à côté des autres.
Dans ces séquences, le lien au langage n’est pas forcément très direct ni évident – à
tel point qu’on a pu soutenir que ce type de code était indépendant du langage parlé.
Il n’y a pas en effet de relation systématique terme à terme entre les codes

6
Idem, p. 27-28.
7
Toutefois, Goody note aussi un effet de retour, la réalité extérieure influençant la manière dont les
structures catégorielles du langage s’élaborent : « les systèmes de catégories eux-mêmes ne sont pas
de toute évidence indépendants de la nature des objets du monde extérieur. Il y a, comme on dit un
retour. » Ibidem.

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graphiques et linguistiques, comme c’est le cas dans notre code par exemple.
Toutefois, le langage est toujours impliqué, il y a toujours une traduction linguistique
(comprendre oralisée) des séquences graphiques – il ne s’agit pas d’une lecture au
sens où nous l’entendons. L’exemple célèbre de ce type de code graphique,
exemple que donne et analyse Goody 8, est celui des rouleaux de bouleau des
Ojibway en Amérique du Nord. Cette écriture pictographique peut être dite
mnémotechnique, elle ne peut être comprise que par quelqu’un qui a appris les actes
linguistiques spécifiques que signifient les signes. En quelque sorte, il s’agit d’un
support mémoriel pour ce que l’on a appris – par initiation dans le cas de Ojibway.
(La vraie pictographie, que l’on pourrait lire véritablement, serait une invention plus
récente, postérieure à l’invention de systèmes d’écriture connaissant l’écriture, mais
le cas reste possible pour les Maya.) En réalité chaque rouleau forme une narration
visuelle, « une vision plus formalisée, plus abstraite, de la sorte de bande dessinée
employée par les peinture populaires du mythe éthiopien. […] L’œil se transporte
d’une partie du rouleau à la suivante, suit le déroulement de la création du monde ou
de l’origine de la mort ; c’est un mode de déchiffrage différent du décodage des
signes du langage qu’entraîne la lecture, c’est-à-dire la lecture d’un texte 9. »

Peut-on alors parler de véritable écriture ? En effet, s’il s’agit d’un système
mnémotechnique, il ne saurait s’agir, du moins dans les cas donnés en exemple, qui
sont assez anciens, d’un véritable codage de la langue orale. On parlera alors – et
c’est une prise en compte de l’aspect chronologique – de proto-écriture. Ces
systèmes sont en effet à la charnière des pures représentations graphiques et des
systèmes d’écriture véritables. Dans ces proto-écritures logographiques, les signes
sont soit représentatifs et descriptifs, pour lesquels on est dans l’ordre de l’indiciel et
qui ne nécessitent pas la médiation du langage (on représente un blanc et un indien
se donnant l’accolade pour signifier le traité de paix), soit mnémotechniques et
identifiants : ils ont une fonction mémoriale, ils ne décrivent pas un événement mais
consignent les paroles d’un chant, les événements dans l’année ou identifient les
actions d’un individu. Mais elles ne transcrivent pas du langage, elles sont un
système de signes (comme la sténographie) qui sont un support à la mémoire
d’énoncés linguistiques oraux. Il n’y a pas de lien systématique entre le son et le
signe – du moins pas que le système n’a pas évolué vers un système ou un signe
code un mot, un système logogrammatique.
Si nous avons été amenés à parler de proto-écriture pour ces systèmes
pictographiques, c’est en ce qu’ils ne fonctionnent pas exactement comme des
systèmes d’écriture. Toutefois, il convient de ne pas être excessifs et de relever
plutôt le fait que l’écriture et la « pictographie » ne sont pas d’une nature totalement
différente. Goody 10 explique ainsi cette proximité : « Actions, personnes et objets ne
peuvent être aisément séparés de leurs symboles linguistiques, en sorte que même

8
Ibid. Sur quoi je m’appuierai largement pour ce chapitre et le suivant. Voir pour cette question les p.
29 et suiv.
9
Ibid, p. 32-33.
10
Ibid., p. 35.

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les signes ou les symboles figuratifs opèrent au travers d’un canal linguistique aussi
bien que visuel. », concluant sur le fait que l’écriture n’est qu’un degré supérieur
auquel le système graphique double le système linguistique.

3. Logogrammes et idéogrammes

On entend par logogramme, le dessin correspondant à un mot. Nous pouvons en


trouver des exemples proches de nous, même si notre système d’écriture n’est pas
logogrammatique, nous utilisons parfois des logogrammes, comme le signe « € »
pour le mot « euro ». Il ne s’agit plus, on le voit de figurer la chose elle-même mais le
mot. De ce fait le code écrit mime davantage le code oral que le monde
extralinguistique, même si, dans de nombreux systèmes, les logogrammes
représentent un mot en représentant la réalité physique que désigne ce mot – nous
rappelons une fois encore le caractère non étanche des systèmes. Il faut alors faire
quelques précisions. Les logogrammes sont en étroit rapport avec la catégorie
particulière des idéogrammes. Les idéogrammes sont des signes qui correspondent
à une idée (concept, procès, qualité). On prend souvent pour exemple d’écriture
idéogrammatique le chinois, dont les signes dérivent de pictogrammes qui se sont
peu à peu stylisés 11. Mais il existe, en dehors de cela, des signes codant des mots,
c’est pourquoi on parle de logogramme, notamment dans le cas de logogrammes qui
fonctionnent comme signes diacritiques. Ainsi, on peut dire que parmi les
logogrammes existent des logogrammes sémantiques, qui sont les idéogrammes, et
les logogrammes qui codent la suite phonique constituée par le mot, des
logogrammes phonétiques donc, ainsi que des logogrammes diacritiques (des
déterminatifs12). Enfin, précisons que les logogrammes phonétiques codent en un
caractère le mot entier, soit une suite de son, contrairement à l’écriture alphabétique
où les caractères codent un son.
Il est évident que les systèmes logographiques dérivent d’usages de pictographes ou
prictogrammes mais il en diffèrent par le fait qu’ils ont intégré le fait que les
caractères représentent désormais complètement les mots et non plus les choses,
du moins plus seulement. Il semble difficile de penser à de purs idéogrammes ;
même dans ces systèmes beaucoup de mots ont des référents dans le monde
extralinguistique, matériel. Dès lors, le caractère « x » fait référence à un signifié,
mais aussi à un objet aussi bien qu’au mot, c’est-à-dire au son. Même dans les
proto-écritures pictogrammatiques, là où, je le rappelle, les dessins figurent les objets

11
En réalité, et contrairement à une idée commune, on a argumenté sur le fait que le chinois est
davantage logographique qu’idéographique, il représente davantage les mots de la langue chinoise
que des idées qui préexisteraient à toute langue. (Gelb)
12
Les déterminatifs sont des signes qui indiquent l’appartenance à une catégorie, par exemple. Ils
sont notamment utilisés dans le cas d’ambiguïtés, par exemple le cunéiforme pour le mot AŠŠUR veut
dire aussi bien « la cité » et le dieu patron. On ajoute donc à l’initiale un signe déterminatif pour
indiquer le sens voulu, soit le signe indiquant « cité » soit celui indiquant « divinité ». Goody note qu’
« au cours des temps on se servit de ces déterminatifs pour tous les termes d’une classe particulière,
qu’il y ait ou non un risque quelconque d’ambiguïté. » op. cit., p. 53.

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du monde, le lien au canal linguistique phonique n’est pas totalement absent.


Toutefois, il faut comprendre que dans les systèmes logogrammatiques, la référence
première du caractère est au son, tandis qu’elle se faisait premièrement à l’objet
dans les solutions figuratives de la pictographie. Dès lors, il est également difficile de
parler de pure logographie, car on ne connaît pas de système où chaque mot serait
représenté par un signe séparé. Le chinois serait le cas le plus proche de cette
pureté. En effet, dans chaque système logographique existent des signes qui
représentent des syllabes ou des sons phonétiques aussi bien que des mots. Mais
ces systèmes sont dit logographiques car ils possèdent des logogrammes et qu’ils
les possèdent majoritairement.
Nous pouvons prendre divers exemples de systèmes logographiques, à commencer
par le chinois qui est le plus récent de ce grand type de systèmes. Il est
majoritairement logographique, les caractères y représentent donc les mots et sont
relativement figuratifs13. On en dénombre environ 8000 mais la littérature populaire
n’en nécessite que 1000 à 1500. On voit la difficulté d’un tel système, il est peu
économique : il faut disposer d’un grand nombre de signes pour lire et produire de
l’écrit, ce qui semble limiter l’accès aux compétences littéraciques. Toutefois, il faut
nuancer cette vison du tout logographique de l’écriture chinoise, les caractères se
servent de davantage d’éléments phonétiques qu’on ne le prétend habituellement.
Nombreux sont en effet les phonogrammes qui comportent un élément phonétique et
un élément sémantique. Il ne s’agit pas pour autant d’une notation alphabétique
(principe phonétique) car la notation phonétique y est holiste et non segmentaire.
Il existe d’autres exemples, notamment l’écriture cunéiforme des sumériens, et les
hiéroglyphes de l’Égypte ancienne. La question des hiéroglyphes est complexe, car,
comme le chinois, ce système n’est pas totalement logographique ; il connaît
également l’usage de phonogrammes qui indiquaient comment le mot devait être
prononcé, puis des déterminatifs, indiquant la catégorie de l’objet ou de l’action. « Si
de tels ajouts étaient parfois nécessaires, pour écarter l’ambiguïté de mots
polyphoniques, nombre d’entre elles étaient simplement redondantes, reflétant les
élaborations des praticiens de l’écriture, qui s’ajoutaient aux complexités du
déchiffrage logographique 14. » Le système cunéiforme, au contraire du système
hiéroglyphique, où certains signes sont figuratifs, est beaucoup plus abstrait. On le
trouve en Mésopotamie, à Uruk IV et III 15, par exemple et dans des versions proches
dans cette partie du monde, à la même époque.

13
Rappelons que beaucoup dérivent de pictogrammes.
14
Goody, op. cit., p. 49.
15
Les différentes couches archéologiques que les fouilles d’un même site rencontrent, et qui
correspondent à des moments chronologiques successifs, sont ainsi notés. Ici, il s’agit donc de la ville
d’Uruk, dans le niveau III (chronologiquement postérieur au niveau IV et antérieur au niveau II, la
numérotation allant croissant au fur et à mesure que l’on creuse et que, donc, on remonte le temps
archéologique).

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- exemple de cunéiforme akkadien -

Ces systèmes notent la langue sumérienne, puis akkadienne, notamment sur des
tablettes d’argile mouillée sur lesquelles on imprimait des combinaisons variées de
signes avec la pointe triangulaire d’un roseau. Les états les plus anciens de ces
traces écrites consistent en des chiffres et des représentations d’objet. Il est
remarquable que le même système fut conservé lors de l’installation de la dynastie
suivante des akkadiens, pour noter une autre langue, sémitique, mais que la langue
sumérienne fut conservée pour accéder à des données anciennes, en faisant la
première langue morte.
À l’époque d’Uruk III, on note une forme d’écriture qui tend à dissocier le sens du son
du mot, un peu comme un rebus 16, ce qui en fait une origine possible des écritures
syllabiques, qui, de fait, apparaissent plus tard. Toutefois, malgré cette possibilité de
changement vers une écriture phonétique, « les scribes sumériens continuèrent à se
compliquer la vie avec des logogrammes et des déterminatifs17. » il s’agit là d’une
volonté de la part des rares détenteurs de l’écriture de la garder, comme un pouvoir
propre et empêcher les autres de s’emparer d’un moyen de communication
important.

4. Transcriptions phonétiques : syllabaires et alphabets

Une dernière technologie est à envisager, celle qui permet à un signe graphique de
coder, non plus un objet, non plus un mot, mais des sons. Ces types de systèmes
d’écriture reposent sur un principe phonétique. Il faut d’emblée noter son caractère
économique. Dans une langue, il y a un nombre limité de sons, en les combinant on
peut obtenir des images graphiques de mots. Ainsi, à l’aide d’un nombre limité de

16
Olson en donne un exemple dans L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la
pensée, Paris, Retz, 1998, p. 93 : « Le signe pour abeille ne représente […] peut ne représenter que
l’insecte, une abeille. Mais si un signe est conçu pour représenter le verbe « be » (en anglais be
[verbe être] se prononce comme bee [abeille], NdT), ce signe devient un signe-mot, un logographe. Le
principe est celui du rébus : le signe qui représente habituellement une seule chose est utilisé pour
représenter une entité linguistique qui a la même prononciation ; cette entité est un mot. »
17
Idem, p. 50.

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signes, que l’on combinera, on peut écrire le nombre considérable de tous les mots
d’une langue.
Les logogrammes, ces signes isolés qui représentaient les mots, en un sens
donnaient déjà une représentation phonique ; mais ils avaient cet inconvénient d’être
extrêmement nombreux. Il faut dans ces écritures posséder un répertoire très
important de signes pour pouvoir écrire. De surcroît, l’emploi nécessaire de
déterminatifs augmentait encore le nombre de signes. En revanche, si l’on emploie
systématiquement un principe phonétique, le nombre de signe décroît grandement,
ce qui a facilité l’usage de l’écrit.
Il existe plusieurs types de codes fondés sur un principe phonétique, les signes
pouvant soit coder des syllabes, soit coder des sons uniquement.
Chronologiquement, les premières formes d’écritures à principe phonétique ont été
les écritures syllabiques. Ces écritures, où les signes codent des syllabes, sont
d’abord apparues sous formes de « rébus18 » de signes représentant les syllabes.
Se défaisant ainsi du sens les signes ont permis une autre manière de se combiner,
pour une autre représentation de la langue orale, celle non plus directement du sens
ou des choses mais des sons des mots. Des systèmes sont alors apparus, qui
combinaient les signes représentant des mots et des signes représentant des
syllabes. Ceux-ci donnèrent naissance à des syllabaires, fondés sur un principe
phonétique, économique du point de vue du nombre de signes à manipuler.
L’économie caractéristique de ces systèmes les rend plus simples à utiliser et donc à
apprendre. À différentes époques on trouve de ces écritures syllabiques, notamment
en Amérique du nord chez les Indiens Cree ou chez les Vai d’Afrique occidentale
(Libéria).
Un autre type d’écriture phonétique existe, que nous connaissons bien puisque c’est
le nôtre, en français, l’écriture alphabétique. Son principe est encore plus
économique, puisqu’il ne code pas des syllabes mais les sons de la parole. Cette
technologie semble si efficace qu’elle se répand assez largement, sous de
nombreuses formes, depuis la Mésopotamie jusqu’en Grèce puis en Europe, et en
Inde puis dans toute une partie de l’Asie.
À l’origine, les alphabets sont uniquement consonantiques, c’est au lecteur de
restituer les voyelles. Les premiers essais d’écriture alphabétique sont dus aux
Cananéens (peuple habitant la Syrie et la Palestine actuelles depuis le IIIe millénaire
avant J. –C., ils employaient le cunéiforme pour noter leur langue ancienne puis
passèrent à une solution alphabétique). Si ce premier alphabet est uniquement
consonantique, c’est entre autre en raison de la structure morphologique de leur
langue. En effet, dans cette langue, ce sont les combinaisons de consonnes, plutôt
que les voyelles, qui transmettent les notions sémantiques fondamentales, c’est
pourquoi les Cananéens on développé ces alphabets consonantiques, l’un en
caractères cunéiformes, l’autre dans une graphie linéaire. C’est cette dernière que
l’on appelle proto-cananéen et qui s’est répandue à la fin de l’âge du Bronze. Ce sont
ensuite les grecs de l’Antiquité qui vont se mettre à noter les voyelles. On peut donc

18
Nous donnons l’image employée par Goody, ibidem, p. 53.

35
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

conclure, avec Jack Goody que « l’invention de l’alphabet, et en quelque mesure du


syllabaire, amena une réduction considérable du nombre de signes, et un système
d’écriture potentiellement illimité à la fois dans sa capacité de transcrire la parole et
dans son accessibilité à tous 19. » Ainsi la technologie de l’écrit semble bien
conditionner la capacité d’une société à posséder une littératie étendue au plus
grand nombre.

II. Brève histoire de l’écriture

Cette typologie correspond également à une histoire de l’écriture. En effet, certains


systèmes sont plus anciens que d’autres et les engendrent. Toutefois, certains
systèmes anciens ont perduré longtemps. Je voudrais donc revenir, sans entrer dans
tous les détails, sur l’histoire des systèmes d’écriture, non seulement à titre
informationnel mais aussi pour vous faire saisir la manière dont on peut passer d’un
système à l’autre et les nécessités culturelles qui ont amené l’écriture. Toutefois,
après l’examen de la chronologie, je vous renverrai à un point de vue destiné à vous
éviter une vision ethnocentrée et biaisée donc, de cette histoire.

1. Chronologie des systèmes et contextes d’apparition


Je commencerai très simplement en indiquant que la typologie, dans l’ordre dans
lequel je l’ai présentée, correspond à l’histoire de la technologie écrite : les dessins
donnant les systèmes pictographes, qui eux-mêmes se muent en systèmes
logographiques se transformant en systèmes phonétiques, syllabaire et alphabets.
On ne saurait faire plus caricatural, mais c’est une entrée en matière. Pour une vision
simple et large, je reproduis ici ce que donne Sylvain Auroux, dans La Philosophie du
langage 20 :

Mésopotamie: Un système d'écriture cunéiforme en grande partie pictographique apparaît à Uruk vers
e
la fin du IV millénaire avant notre ère (Uruk IV). Il sert à noter des mots sumériens (langue sans
apparentement connu) vers 3000 avant notre ère (Uruk III) ; de là, il intégrera progressivement des
éléments phonétiques. Les Akkadiens (langue sémitique) empruntèrent d'abord la langue et l'écriture
sumérienne, puis utilisèrent cette dernière (en la faisant évoluer) pour noter l'akkadien. En même
temps que l'écriture sont apparus des cylindres gravés que l'on roulait sur des tablettes d'argile
(impression).

Egypte: On fait remonter l'écriture de l'égyptien (langue sémitique qui deviendra le copte au début de
notre ère), sous la double forme hiéroglyphique et hiératique (version stylisée de la précédente), au
e e
tournant des IV et III millénaires avant notre ère. Elle sera utilisée pour les inscriptions
e
monumentales jusqu'au IV siècle de notre ère.

19
Ibid., p. 68.
20
Paris, PUF, 2004, p. 50-51. Je vous conseille de retenir ce schéma global et d’y ajouter quelques
connaissances que je donnerai en reprenant cette chronologie. Il faudra surtout comprendre les
passages d’un système à l’autre, quand ils ont lieu, ce que j’évoquerai dans le petit 2.

36
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

e
Chine : L'écriture chinoise, qui note les mots (voir plus loin), remonte peut-être à la fin du III millénaire
e
avant notre ère. Elle est attestée dès le XIV siècle avant notre ère (inscriptions oraculaires sur os et
écailles de tortues).

e
Grèce: L'alphabet grec, dérivé de l'alphabet phénicien, apparaît aux environs du IX siècle avant notre
ère. Le monde grec a connu l'écriture bien avant (par exemple, le linéaire B mycénien, de nature
consonantique, entre 1450 et 1200).
e
Monde arabe: L'écriture consonantique arabe a été mise au point à partir de l'extrême fin du VII
siècle avant notre ère sur les bases d'un système graphique qui serait emprunté à l'écriture
nabâtéenne.

Inde : Les attestations des écritures modernes (kharosthi, de nature consonantique, et brhami, de
nature syllabique, laquelle s'imposera et se trouve à l'origine des écritures utilisées aujourd'hui) sont
e
tardives, puisque les premières inscriptions connues datent du règne de l'empereur Açoca (lll
siècle avant notre ère), un propagandiste du bouddhisme. On fait cependant remonter la brahmi au
e
VII siècle avant notre ère, c'est-à-dire à la fin de la période védique. L'apparition d'une forme
d'écriture dans la vallée de l’Indus remonte toutefois à une période antérieure à l'invasion aryenne,
e
au début du III millénaire (documents de Mohenjo-Daro).

Nous avons souligné initialement, dans la présentation typologique, l’origine


commune du dessin et de l’écrit. Écrire et dessiner ne se distinguent pas au
Paléolithique inférieur : l’homme qui veut communiquer ou exprimer laisse de traces
graphiques. Au Paléolithique supérieur on assiste à une explosion de ces traces.
Cette explosion apparaît avec homo sapiens et son cerveau plus puissant. En effet,
c’est à cette époque que d’importantes innovations psychiques apparaissent,
donnant par exemple lieu à l’ensevelissement des morts avec des effets personnels,
dont la multiplication des traces graphiques est aussi une caractéristique.

Si nous avons souligné la proximité entre le dessin et les formes premières


d’écriture, nous avons pu parler de proto-écriture pictographique. Ces cas de
notations dessinées sont premières mais ont perduré, c’est ainsi que nous les
connaissons, par exemple grâce aux rouleaux de bouleau des Ojibway. Ces
premières « écritures » - il faudrait dire ces devancières de l’écriture, ces proto-
écritures – sont liées à un contexte mythique et religieux. Leur usage est
mnémonique et sert essentiellement aux chamanes pour transmettre et conter les
mythes fondateurs de ce peuple, ainsi qu’à l’exercice des rituels. Ainsi « l’écriture »
commence-t-elle avec des signes signifiants isolés, puis des systèmes de signes
figuratifs. Ces systèmes se compliquant ont donné lieu aux écritures pictographiques.

Le stade pictographique est attesté chronologiquement à l’origine de nombreux


systèmes écrits, c’est une phase dans l’histoire de l’écriture. Ces systèmes sont
restés pictographiques en Amérique centrale, tandis que sur le vieux continent,
notamment en Mésopotamie, où apparaît le plus précocement l’écriture, les
systèmes pictographiques vont évoluer vers d’autres types de codage. Il convient
donc de distinguer entre ces deux situations.
On rencontre quatre grands systèmes d’écriture en Amérique centrale, avec des
zones géographiques un peu différentes et surtout à des époques différentes

37
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

puisqu’ils sont ceux de civilisations différentes et chronologiquement successives


(Mayas et Zapotèques, puis Aztèques, Mixtèques et Incas21). Ces systèmes ont en
commun d’être pictogrammatiques et de se présenter essentiellement sous forme de
glyphes pour les premiers, à quoi s’ajoutent pour les plus récents des manuscrits sur
peau ou papier. Le plus souvent, ils codent des événements politiques et calendaires
ou encore toponymiques, pour repérer les frontières. Cependant, pour ce qui
concerne l’économie et les archives administratives, les Incas (la civilisation la plus
récente) utilisaient un système de cordelettes nouées, les quipus. Il est remarquable
que cette nécessité administrative et économique (impôts, tributs, traités) liée à
l’importance et l’accroissement de la cité ait utilisé un système de notation (non
graphique) différent du système en usage pour les événements politiques et
calendaires de ces mêmes cités. Ceci est d’autant plus remarquable que ce sont ces
nécessités qui au contraire vont, en Mésopotamie, donner lieu à l’émergence de
l’écriture.

Pour envisager cette émergence, il faut remonter un peu à un stade antérieur, en


Asie occidentale, entre le IXe et le IVe millénaire avant notre ère. En Mésopotamie,
vers le IXe millénaire, alors que les chasseurs cueilleurs laissaient place à une
société plus agricole, les transactions économiques commencèrent à être plus
importantes et plus nombreuses. Il fallait donc une comptabilité, que les Sumériens
(sud de l’Irak actuel) établirent grâce à de petits symboles façonnés en argile (parfois
appelés jetons) qui permettaient de tenir le compte des moutons, bœufs et autre
animaux domestiques, ainsi que de l’huile et du grain. Avec l’essor des cités, vers le
IVe millénaire avant J.-C. ces symboles se sont diversifiés et multipliés (en raison de
l’accroissement de l’activité économique), ils ont été percés pour pouvoir être liés
ensemble, puis on prit l’habitude de les placer dans des sortes d’enveloppes d’argile
qui servaient à matérialiser la transaction. Or, l’habitude se prit vite de faire des
marques sur ces enveloppes pour indiquer leur contenu, en imprimant des marques
sur l’argile avant qu’elle ne fût cuite. On estime qu’il s’agit là de la première écriture.
Or, si le contenu est gravé sur l’enveloppe, il n’est plus besoin de contenu :
l’enveloppe devient alors une surface d’inscription et les symboles physiques, les
jetons, deviennent le modèle des premiers signes graphiques des sumériens. On
trouve ces formes d’écriture pictogrammatique sur les tablettes d’Uruk (environ 3100
av. J.-C.) sous la forme d’une écriture cunéiforme figurative (indéchiffére) telle qu’on
la voit sur les tablettes d’Uruk IV. La technique et le progrès économique sont donc
les facteurs essentiels dans l’apparition de cette écriture. Il semble que ce soient les
mêmes conditions qui firent surgir l’écriture minoenne en Crète aux alentours du XXe
siècle avant J.-C.

21
Il s’agit là ce civilisations ou de groupes de civilisations, on pourrait également citer d’autres peuples
précolombiens, comme les Olmèques qui ont un système d’écriture pictographique connu. Mais ces
cinq civilisations correspondent à cinq grands types d’écriture qui permettent d’établir une histoire de
cette technologie en Amérique centrale.

38
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

En réalité, le statut de l’écriture de l’époque d’Uruk IV est incertain, « certains le


voient comme mnémonique (Powell), d’autres comme logographique (ou
logosyllabique) en raison de la façon systématique dont il parvient à représenter les
unités d’un langage au moyen de signes 22. » Cette incertitude relève du fait que les
systèmes logographiques, qui constituent l’étape suivante dans l’évolution de
l’écriture, « se sont développés à partir d’usages plus simples de signes graphiques.
Mais l’écriture à part entière qui vint à se réaliser incorpora la représentation
systématique et complète des mots (et de leurs référents) par des signes graphiques
particuliers. De toute évidence beaucoup de mots ont des référents qui sont liés au
“monde extérieur”, en sorte que le signe écrit X, dont nous avons convenu qu’il
signifie “croix”, fait référence au concept et à l’objet ou à l’action (croiser) aussi bien
qu’au son. Mais la référence première est au son, alors que les formules figuratives
de la proto-écriture, dont aucune […] ne peut être dissociée du canal linguistique, la
référence la plus immédiate est à l’objet ou à l’événement lui-même 23. » Cette
explication que donne Goody, montre comment l’on passe de la figuration des
choses à celle des mots. C’est l’intermédiaire des sons ; en effet, dans le cas de la
pictographie, même si le caractère graphique représente une chose, sa lecture passe
par la voix. Ainsi peu à peu le caractère graphique s’est mis à représenter ce son de
la voix, cette unité vocale de la langue, soit un mot (sans nécessairement qu’il y ait
eu conscience du fait qu’il s’agisse d’un mot).

Entre 3000 et 1500 avant J.-C. de nombreux systèmes logographiques virent le jour :
le sumérien-akkadien et le proto-Elam en Mésopotamie, l’Egyptien, le proto-indien
dans la vallée de l’Indus, le crétois en Crète (Linéaire A et B) , le hittite et le louwian
en Anatolie et en Syrie, le chinois. Le premier d’entre eux est le sumérien-akkadien,
une écriture cunéiforme, abstraite, dont les signes sont arbitraires (bien que certains
témoignent d’une origine figurative). On la trouve dans les tablettes d’Uruk III. C’est
également presque à cette époque que les hiéroglyphes égyptiens se développent. Il
est en revanche remarquable que dans ce dernier cas, c’est davantage par nécessité
religieuse pour des inscriptions monumentales, tandis qu’en Mésopotamie l’emploi
de l’écriture répond à des impératifs comptables et économiques. Si cette dernière
affirmation est évidente, il faut nuancer celle concernant les égyptiens, en effet, le
papyrus étant fragile, il se peut que nous n’ayons plus ces traces et que seules les
inscriptions monumentales (donc religieuses essentiellement) nous soient
parvenues.

La solution de passage vers les systèmes syllabiques est contenue dans les
systèmes logographiques. Ils permettent en effet, et ce sera un peu utilisé, de
transcrire un mot (en particulier un nom propre) par des sons associés à d’autres
mots. C’est le principe du rébus, qui utilise les mots uniquement pour le son, sans
leur sens, une suite de sons approximative transcrivant un autre mot. Goody en

22
Goody, op. cit., p. 43.
23
Goody, idem, p. 44.

39
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

donne un exemple : « Ainsi […] le mot sumérien TI, “la vie” concept qui de toute
façon n’est pas facile à mettre sous forme figurative, peut être exprimé au moyen du
signe pour flèche, qui est aussi TI. Ce changement implique qu’on ne tient pas
compte du sens sémantique, lui préférant l’équivalence phonétique ; celle-ci
représente une méthode plus abstraite de transcription et permet d’importantes
économies 24. » Toutefois Goody remarque que malgré cette caractéristique, la
possibilité a été peu utilisée. L’écriture des sumériens est restée majoritairement
logogrammatique, mais « lorsqu’elle a été adoptée par les Akkadiens au troisième
millénaire avant J.-C., qui s’en sont servi pour représenter une langue assez
différente, les propriétés phonographiques de l’écriture ont été largement étendues,
donnant naissance aux cunéiformes babyloniennes et cananéennes […] 25. » C’est
donc au cours d’un changement de langue qu’on a utilisé la technologie écrite dans
un fonctionnement différent, c’est cette occasion qui l’a fait utiliser pour ses
propriétés phonographiques. Ainsi était née la solution syllabique.

Et c’est à nouveau lors du passage de l’akkadien à une autre langue, le cananéen,


une langue sémitique, que le procédé va se reproduire et se radicaliser puisque les
signes vont coder non plus les syllabes mais les sons et faire entrer l’écriture dans
l’ère alphabétique, un alphabet uniquement consonantique. On trouve en effet, dans
des domaines mythologique et épique, dès le XIVe siècle avant J.-C., des textes
écrits dans un alphabet cunéiforme de trente-deux consonnes 26. Toutefois, il faut voir
la terre de Canaan comme un carrefour de nombreux échanges commerciaux avec
le reste de la Mésopotamie (notamment l’Anatolie et la Phénicie) et avec l’Egypte –
cette écriture est d’ailleurs utilisée dans le domaine économique. Les influences des
écritures pratiquées dans ces régions ne sont pas sans être des causes de la
solution alphabétique adoptée par les cananéens ; ce sera aussi ensuite la cause de
sa diffusion assez large. Mais c’est également la structure même de la langue
cananéenne, où ce sont davantage les consonnes qui portent les éléments
sémantiques, qui ont fait de leur alphabet un alphabet consonantique.
En réalité, le proto-cananéen donnera trois branches : araméenne, phénicienne et
hébraïque. Et c’est l’alphabet de la branche phénicienne que les grecs vont adopter ;
à ceci près qu’ils y ajoutent cinq caractères qui leurs sont propres et qui codent des
voyelles. Nous pouvons nous attarder un peu sur cet alphabet, étant donné qu’il est
à l’origine de l’écriture européenne ultérieure :
- Il a servi à transcrire des langues non-hellénistiques d’Asie mineure, le copte
(avec des éléments de démotique égyptien), et fut utilisé au Proche-Orient pour
remplacer les systèmes logographiques.
- En Europe, il fut adopté par les Étrusques (Italie centrale), puis les latins. Au
IXe siècle, par Saint Cyrille et Saint Méthode, il fut utilisé pour transcrire les
langues slavonnes, puis adapté pour transcrire des langues russes, plus tard.

24
Ibidem, p. 5’.
25
Olson, op. cit., p. 98.
26
L’évolution est plus complexe et différente selon les régions. On distingue donc le proto-cananéen
et différents types de cunéiforme cananéens. Voir Goody, op. cit., 56-58, pour plus de détails.

40
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

- L’adaptation de l’alphabet grec par les Étrusques donna le latin (emprunt d’un
peuple voisin) mais peut-être est-il aussi à l’origine des caractères runiques
d’Europe du Nord ou des caractères oghamiques employés par certains Celtes.

2. Contre le piège téléologique ethnocentré


La vision chonologique des choses pourrait engager à penser que l’histoire de la
technologie écrite serait une longue évolution vers le système le plus efficace et le
plus élaboré, l’alphabet tel que nous le connaissons. Or, il s’agit là d’une erreur :
erreur téléologique qui voudrait que l’évolution soit orientée vers le meilleur qui en
serait la fin et erreur due à notre vision des choses qui voudrait que notre civilisation
soit la plus avancée. Olson résume cet état de fait ainsi : « Le caractère ordonné de
ce développement [celui de la chronologie de l’écriture telle que nous l’avons donnée
ici] a mené la plupart des théoriciens modernes à concevoir cette histoire sous un
angle purement évolutionniste, une ascension dont l’alphabet représente le
pinacle 27. » Or ces thèses, selon lui, souffrent d’un défaut : elles supposent ce qu’il
s’agit d’expliquer. En effet, elles postulent que l’évolution de l’écriture cherche à
imiter la parole, en somme ces théories de l’écriture partent du point que nous avons
atteint, comme s’il s’agissait du but à atteindre. Le premier problème de ces théories
évolutionnistes est donc, comme le relève Olson, est qu’elles oublient « que les
systèmes d’écriture n’ont pas été inventés pour représenter la parole mais pour
communiquer de l’information 28. » La thèse d’Olson confine à une large remise en
question de cette manière de voir les choses, je vous conseille, si la question vous
intéresse de vous reporter au chapitre 4 de son ouvrage. Sa thèse nait d’un défaut,
selon lui, de méthode scientifique dans la manière plus ancienne de voir les choses,
c’est pourquoi je vous la livre : « la thèse que je voudrais développer […] est que l’on
pense le langage oral en utilisant des concepts et des catégories venus des
systèmes d’écriture, et pas l’inverse [ce que l’usage fait, comme nous l’avons vu]. La
conscience des structures linguistiques est un produit du système d’écriture, et non
une condition préalable à son développement. Si cette thèse est correcte, il ne sera
plus possible d’expliquer l’évolution de l’écriture comme une tentative de représenter
les structures linguistiques (les phrases les mots, les phonèmes, etc.) : ces concepts
étaient inconnus à ceux qui ont précédé l’écriture 29. »
Pour ce qui concerne ce cours, je me contenterais d’en reprendre les points
essentiels, pour elle-même, mais surtout pour ses conséquences : nous assurer du
statut de l’écriture, en ce qu’elle n’est pas le strict codage de l’oral d’une part et
d’autre part comprendre que l’une des conséquences majeures de la littératie est la

27
Op. cit., p. 84.
28
Idem, p. 85. ce problème apporte dans son sillage deux autres difficultés, sur lesquelles je ne
reviendrai pas : le fait que du coup on classe les systèmes selon leur mode de représentation (ce que
j’ai fait par commodité, parce que les typologies même si elles sont schématiques sont utiles pour
décrire les différentes technologies écrites, enfin parce que c’est l’usage, dût-il être mis en débat
comme le fait Olson) et le fait que l’écrit est, à l’inverse, un modèle pour la parole.
29
Ibidem, p. 86.

41
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

possibilité de métalangage, le savoir métalinguistique et/ou épilinguistique étant


intimement lié à la capacité de littératie 30.

Si l’on refuse de penser l’histoire de l’écriture avec les critères de l’écrit appliqués à
l’oral, il faut partir de la lecture. Les signes graphiques sont destinés à être « lus » et
c’est la manière dont ils seront lus qui détermine la manière dont ils peuvent devenir
un modèle à la parole. Si l’on part des premiers états, les pictographes, il ne semble
pas que l’on puisse parler de lecture. Il n’y a en effet, pour de telles représentations
graphiques pas de différence entre lire et décrire. Ce serait un anachronisme de
penser que les idéogrammes, d’un seul coup, se seraient mis à représenter des
idées. Pour cela, il faudrait que les peuples qui les utilisaient aient disposé du
concept d’idée, et ça, rien ne nous permet de le savoir. Non les pictogrammes et
même les idéogrammes, plus tard, représentaient des événements. Or, nous avons
souligné la fonction mnémonique de ces « écritures », elles n’étaient pas à
proprement parler lues, mais en tant que support à la mémoire en vue de
l’oralisation, elles étaient aussi bien décrite que lue, on ne peut faire de différence
entre les deux opérations dans ce cas. En effet, si ces systèmes disent le même
contenu à chaque fois qu’ils sont « lus », cela ne signifie pas qu’ils sont porteurs des
mêmes « mots », « il n’y a pas de stricte correspondance entre le signe et l’élément
linguistique 31. »
Quand alors peut-on parler de lecture ? La question est en effet cruciale, ce n’est
qu’à partir du moment où l’on peut parler de lecture au sens strict que l’on pourra
parler d’écriture 32. La réponse apportée par Olson est pertinente : quand nous avons
quitté la description. Je vais prendre un exemple pour expliquer ce phénomène. Si je
veux dire « quatre chiens », je peux désigner quatre fois le symbole signifiant
« chien », dans ce cas mon décodage sera autant une description qu’une lecture.
D’ailleurs, il me faut quatre symboles pour désigner quatre référents. Or, si je n’en
utilise que deux, un pour indiquer le nombre et un pour désigner le référent,
l’opération n’est plus la même ; elle est, pour reprendre le terme d’Olson, syntaxique,
elle est une combinaison. Dès lors, son décodage ne peut plus s’apparenter à une
description, c’est une autre opération, que nous pouvons appeler « lecture ». Il y
aurait donc écriture si le système de représentation graphique est fondé sur une
syntaxe – au sens où Olson l’entend ici.
Nous avons parlé de jetons d’argile et des tablettes d’Uruk, le passage de l’usage de
symboles que l’on associe à leur inscription est le moment de ce passage à la
lecture. En effet, les tablettes (comme celle d’Ur) qui recensent le contenu des
enveloppes ne présentent plus les quantités avec autant de signes que de symboles
(comme le nombre de jetons) mais deux types de signes : un pour désigner le
produit, l’autre (un ou deux caractères, peut-être les dizaines et les unités) pour
indiquer la quantité.

30
Ces deux points seront abordés dans les troisième et quatrième parties de ce chapitre.
31
Ibid., p. 89.
32
Je rappelle que l’on part de la lecture, dont on sait qu’elle a été effectuée par ces peuples, et non de
l’écrit tel qu’il est conçu anachroniquement par nous.

42
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

Ce passage à une « syntaxe » a, pour Olson, une conséquence importante : les


signes représentent désormais les mots, on peut donc introduire des signes mots,
basés sur la phonographie, sur le modèle du rébus, comme nous l’avons vu
(exemple déjà cité de bee et be). C’est ainsi que l’on peut dire que l’écrit est un
modèle pour la parole (et non l’inverse). Ainsi le langage peut-il être considéré pour
lui-même, indépendamment de ce dont on parle. « Les mots cessent d’être des
emblèmes ; ils sont désormais distincts à la fois des choses et du nom des choses ;
les mots sont des entités linguistiques venues à la conscience. Il est maintenant
possible de penser à la signification des mots indépendamment des choses qu’ils
désignent, simplement parce que la forme écrite donne un modèle, le concept ou les
catégories pour penser les constituants de la forme parlée 33. »
Deux preuves peuvent être apportées au fait que l’écrit (au sens d’Olson, c’est-à-dire
à partir du moment où il relève d’un mode syntaxique) est un modèle pour la parole.
D’une part l’usage, comme nous venons de le montrer, des sons pour coder d’autres
mots. Le passage à une technique phonographique montre bien que c’est en réalité
l’écrit qui va se mettre à devenir une possibilité de représentation de la parole, en se
que la trace va se dégager de la signification pour seulement mimer les sons de
l’oral. D’autre part, les chiffres abstraits en constituent également une preuve. En
effet, à partir du moment où l’écriture ne représente plus quatre fois le signe pour une
chose pour indiquer cette quantité mais un signe pour « quatre » et un pour la chose,
il s’agit aussi d’un modèle pour l’oral. Il est remarquable que l’invention des nombres
abstraits coïncide justement avec ce passage de l’écriture à un fonctionnement
« syntaxique ». Dans ce cas, c’est bien l’écrit qui représente un modèle pour
l’énonciation. Il ne faudrait pas croire que cette écriture syntaxique représenterait, à
ce moment où elle invente cela, la parole ; il faudrait pour cela que ceux qui parlent
cette langue aient eu conscience que la langue était faite de mots, etc. Or rien ne
permet de le dire. En revanche, on peut remarquer, avec Olson, que rien ne permet
de dire que l’invention du nombre abstrait graphique représente un mot dans la
langue naturelle. De plus, une telle inscription « 4 » pourrait tout aussi bien être lue
« quatre », « four », « quattro ». Dès lors, il faut convenir que le signe graphique
n’est pas une représentation de l’oral mais à l’inverse qu’il lui offre un modèle.
À suivre ces deux preuves, nous pouvons donc penser – même si cela nous semble
étrange au premier abord - qu’effectivement l’écrit offre un modèle de représentation
de la langue orale. Plus exactement, son évolution chronologique lui fait peu à peu
apparaître le langage oral comme une réalité nouvelle, indépendante des choses.
Avec l’écrit, c’est l’idée de langue qui apparaît et avec elle celle de mot, par exemple.
Il s’agit là d’une conséquence très importante associée à la littératie : lui est
intimement liée le savoir métalinguistique (même si chez la plupart il est
épilinguistique, mais en tout cas un savoir réflexif sur la langue constituée en objet).
« Une fois qu’un système d’écriture dispose d’une syntaxe, les emblèmes ou les
marques peuvent être considérés comme des mots plutôt que comme des symboles,
et leur agencement comme une proposition et non plus comme une liste. Les

33 Op. cit., p. 94.

43
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

structures présentes dans l’écriture nous offrent désormais les catégories


nécessaires pour explorer les structures implicites du langage 34. »
Ce bouleversement considérable correspond au logogramme et aussi à son
utilisation phonétique. Les caractères se mettent rapidement à représenter des mots
et non plus les choses, mais cela ne signifie pas que préalablement les hommes
aient eu conscience qu’il s’agissait de mot et aient voulu ainsi les représenter – ce
que présupposent les théories anciennes. Au contraire, nous dit Olson, c’est cette
utilisation pragmatique qui offre la possibilité de se rendre compte que l’oral est fait
de mots ; ce qu’il résume ainsi : « Les inventions des scribes ont imposé un type de
lecture, grâce auquel on a compris que la langue est composée de mots, reliés par
une syntaxe. L’écriture peut alors devenir une sorte de modèle pour la production de
la parole (en lisant) et pour prendre conscience, de manière introspective, que la
parole est formée de constituants grammaticaux : les mots35. »

Le réexamen de la chronologie de la technologie de l’écrit nous a permis de nuancer


les positions trop évolutionnistes. Il n’a pas été question de remettre en cause la
chronologie elle-même, mais de s’attacher mieux aux passages entre certaines
étapes et surtout de se débarrasser de présupposés scientifiquement discutables. En
se plaçant sur un terrain pragmatique, celui de l’usage de ces codes, à travers la
lecture, nous sont apparues deux conséquences importantes, dont l’une a pu
surprendre : l’écrit offre un modèle pour l’oral (et non l’inverse), et la technologie
écrite apporte avec elle une prise de conscience sur la langue, donc un savoir
« linguistique ». Je vais maintenant reprendre ces points, sans toutefois m’étendre
trop sur le premier, pour lequel je me contenterais de reprendre quelques idées
relatives à l’idée (plus ou moins) reçue que l’écrit code l’oral.

3. Questions de codage…
Nous venons d’admettre que l’écriture est un modèle pour la parole, alors même que
l’hypothèse naïve de départ aurait voulu le contraire. C’est surtout en ce qu’elle est
faite pour être « lue » que la technologie écrite se constitue en ce modèle. Par
exemple, pour celui qui possède l’aptitude à utiliser (en codage ou en décodage)
l’écriture alphabétique, la langue orale est composée de phonèmes représentés par
des lettres et agencées de manière « syntaxique » ; il en a la conscience non-
explicite mais c’est bien ce schéma de représentation dont il dispose. Et il suffirait
d’interroger cet individu lambda (et vous pouvez d’ailleurs vous-même vous rendre
compte de ce qui suit, c’est je pense votre première approche, avant de commencer
ce cours) pour qu’il vous dise que cette technologie est apte à représenter
complètement ce qui est dit. En effet, l’idée simple que nous avons tous – et qui
relève en fait de la croyance – que l’écrit peut transcrire tout ce qui est dit est
erronée ; l’écrit ne représente pas tout. De nombreux aspect de la signification,
présents dans la communication orale, échappent à l’écrit. Il s’agit en particulier des

34 Op. cit. p. 95-96.


35 Idem, p. 96.

44
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

indications données par le locuteur, dans sa voix, son intonation, mais aussi son
attitude, ainsi que des éléments contextuels qui assurent la « pertinence 36 » de
l’énoncé. Olson résume ainsi cette situation : « l’énonciation orale indique à la fois ce
qui est dit et la manière dont cela doit être compris, tandis que l’énonciation écrite ne
parvient à indiquer que la première donnée 37. » Pour nous qui pratiquons la langue
écrite et pour qui elle est la norme, il est difficile de concevoir ce fait que l’écriture ne
représente qu’une partie du discours (soit les mots, les morphèmes et les phrases).
« Il faut s’imposer un effort pour admettre que l’écrit ne représente pas complètement
les intentions du locuteur ou du scripteur38. » Il faut en effet distinguer l’intention
communicative de la forme verbale elle-même ; c’est cette dernière que l’écrit code
en laissant derrière lui un certain nombre d’éléments de signification. Ainsi les textes
parviennent à représenter ce qui a été dit, certes, « mais ils ne disent pas comment
l’auteur voulait que cela soit compris 39. » En effet, lors de la communication orale, de
nombreuses informations passent par l’intonation, les modulations de la voix ou
encore les regards ou les gestes, renseignent le récepteur sur l’état d’esprit, les états
d’âme du locuteur, ses réserves ou au contraire ce sur quoi il insiste, etc.,
déterminant ainsi son intention communicative et donc la manière dont ce qu’il dit
doit être compris.
La philosophie analytique anglaise nous a depuis longtemps proposé un modèle
pour parler de cela, avec les travaux d’Austin et de son disciple Searle. Pour ces
philosophes, parler une langue ne consiste pas seulement à manipuler des signes,
un code, c’est réaliser des actes de langage. Cette notion vient de l’idée que parler
est d’abord un moyen d’agir sur autrui. En effet, tout locuteur quand il utilise sa
langue, énonce une phrase dans une situation de communication donnée, c’est donc
une action réalisée dans le monde, au même titre que lever le bras, par exemple, or
cet acte établit une relation avec l’allocutaire. Comme tout acte, l’acte de langage
vise à modifier un état de chose existant. On effectue des actes de langage, même
lorsque l’on constate quelque chose. Austin en vient donc à réfléchir à ce qu’est un
acte de langage et élabore une théorie valant pour n’importe quel acte de langage.
On peut résumer sa réflexion ainsi : lorsque j’énonce une phrase, je lie des
phonèmes, des mots, j'utilise une syntaxe..., autrement dit, j'articule des signes
linguistiques selon le code interne d'une langue. C’est ce qu'Austin nomme un acte
locutoire. C’est une première couche, si l’on veut, qui existe lorsque j’émets une
phrase. Mais ce n’est pas tout. En effet, l’énonciation de ma phrase n’est pas
gratuite. J'entends qu'une certaine valeur lui soit attribuée par mon interlocuteur.
Austin dit alors que j’accomplis un acte illocutoire. C’est la deuxième couche, en
quelque sorte. Je demande que la fenêtre soit fermée, par exemple. Enfin, il se peut
que mes paroles provoquent chez mon interlocuteur un effet plus ou moins prévisible
(comme le rire, la peur, la protestation, etc.). Austin parle alors d’acte perlocutoire.
Pour lui, toute énonciation se caractérise à des degrés divers par la mise en œuvre
36
Au sens de Sperber.
37
Op. cit., p. 111-112.
38
Idem, p. 115.
39
Ibidem.

45
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

de ces trois actes de langage. Même dans la plus simple des affirmations, la plus
plate, la plus apparemment descriptive, il peut y avoir un élément illocutoire et un
élément perlocutoire. La différence entre illocutoire et perlocutoire n’est pas très
claire chez Austin, on s’accorde souvent à distinguer ces deux aspects en disant que
l’illocutoire est une force, dirigée vers l’allocutaire dans les conventions prévues par
la langue, tandis que la dimension perlocutoire concerne des effets plus cachés ou
moins maîtrisés par le locuteur. Résumons : Toute parole est un acte de langage,
c'est-à-dire un acte qui veut avoir une influence sur l’allocutaire ou sur le monde. On
distingue :
- l’acte locutoire, c'est-à-dire de profération de la parole
- l’acte illocutoire, c'est-à-dire qui a une portée extralinguistique (le locuteur
exprime un ordre, une prière…)
- l’acte perlocutoire, qui a un réel effet extralinguistique pas nécessairement
prévu par le locuteur (l’allocutaire effectue ou pas l’ordre, est ému ou pas, etc.)

Le problème soulevé par Olson est celui de la valeur d’illocution. Si l’écrit est apte à
encoder ce qui relève de l’acte locutoire, il ne saurait rendre compte avec précision
de l’ensemble de l’acte illocutoire 40. Sa remarque concerne le fait que cette valeur, à
l’encodage, dans un énoncé oral, détermine la manière dont ce dernier doit être
compris. Or, à l’écrit, force est de constater que la lecture a du mal à retrouver cette
valeur, dès lors, on ne sait pas avec exactitude comment l’énoncé doit être compris.
Le problème majeur de la lecture, selon Olson, est celui qui consiste à retrouver cette
valeur. Il y a même plus difficile : dans la mesure où, comme nous l’avons dit, la
perception naïve des choses par le locuteur moyen est que l’écrit transcrit tout ce qui
est dit, un lecteur peu aguerri aura tendance à ne pas comprendre qu’il puisse y
avoir une distorsion entre le dit et son pseudo-équivalent écrit, ou plus généralement,
les dimension plus cachées, qui relèvent d’une interprétation de l’écrit, pourraient lui
échapper totalement. Olson voit ainsi dans « l’histoire de la culture écrite […] celle de
la découverte, puis du traitement de cette valeur d’illocution » et dans celle de la
lecture, « celle des tentatives pour reconnaître et traiter ce qui n’est pas représenté
dans un texte 41. »
On peut voir un premier exemple de cette tentative de l’écrit pour retrouver la valeur
d’illocution de l’oral dans le développement et l’usage de la ponctuation. L’alphabet
grec, dont beaucoup ont loué la technicité et le haut degré d’élaboration
technologique, se présentait initialement comme une succession de lettres sans
espaces ni signes de ponctuation. Il a fallu attendre pour voir apparaître l’usage de
signes de ponctuation devant restituer quelques éléments prosodiques, signes qui ne
sont pas lus au sens strict mais indiquent comment doit être lu ce qui est écrit.
Ces signes bien sûr aident à prendre en compte les indications prosodiques
élémentaires mais on sait bien que par ailleurs un grand nombre de nuances sont
exprimées à l’oral, que l’écrit ne parvient pas à restituer. On peut tenter de s’en
40
Il ne fait pas mention de la dimension perlocutoire, sans doute par ce qu’elle relève davantage de la
réception uniquement et assez peu de l’encodage, du moins pas intentionnellement.
41
Op. cit., p. 143-114.

46
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

rendre compte en réfléchissant, par exemple, à l’interrogation. Certes, ce type de


phrase, qui est codé à l’oral avec une intonation particulière est rendu
compréhensible à l’écrit par l’usage de la ponctuation et également parce qu’il est
soutenu par une syntaxe particulière. Du reste, on sait qu’à l’oral l’intonation seule
suffit à produire des interrogations sans que la syntaxe de la phrase assertive ne soit
bouleversée. Si l’on s’intéresse de plus près à la valeur pragmatique de
l’interrogation, la linguistique nous apprend qu’elle n’est pas toujours utilisée dans le
cadre d’une réelle demande d’informations. Gérard Moignet 42, par exemple, utilise le
modèle de la linguistique guillaumienne pour montrer qu’il existe un continuum de
valeurs pragmatiques associées à l’interrogation. Si le modèle linguistique permet de
montrer l’existence de ces nuances, s’il permet d’expliquer le fonctionnement très
différent de nombres d’occurrences, il révèle surtout qu’il existe un continuum infini
de nuances, que l’écrit ne parvient que très imparfaitement à rendre. Il n’y aurait pas
une variété de mises en scènes, ni de grands acteurs, si le texte de théâtre n’était
pas justement perclu de ces vides, de ces trous pour lesquels la mise en scène
apparaît comme l’une des possibles restitutions d’une composante illocutoire
spécifique.

Reprenons : l’écrit ne permet pas de transcrire exactement l’oral, un certain nombre


d’éléments lui échappent, notamment la valeur illocutoire des énoncés. Dès lors,
l’écrit pose un problème de compréhension, on ne sait pas exactement comment il
faut comprendre ce qui est écrit, du point de vue de sa valeur d’illocution. Le défi de
la réception de l’écrit est alors celui de l’interprétation. Je reprends, pour illustrer cela,
l’exemple plusieurs fois utilisé par Olson, celui des textes sacrés. Le problème de
l’interprétation s’est en effet posé de manière tout à fait aiguë dans la culture
occidentale pour la réception et la compréhension de la Bible, par exemple.
Lorsqu’on lit que Jésus dit « ceci est mon corps » il est crucial de comprendre la
pleine signification exacte de cette déclaration, or, puisqu’elle ne nous parvient que
transcrite à l’écrit, elle nous parvient sans sa réelle valeur d’illocution. Comment la
comprendre ? Avec l’écrit, parce qu’il est lacunaire par rapport à l’oral, s’ouvre
l’herméneutique.
Nous pouvons prendre un autre exemple, plus quotidien, celui offert par le discours
rapporté. Il y a là une différence notable entre l’oral et l’écrit, qui tourne autour de la
question de la mémoire. L’écrit constitue une technologie qui permet de conserver la
mémoire de ce qui a été dit, ce qui n’est bien sûr pas le cas dans les sociétés qui ne
disposent pas de cette technologie. S’il s’agit de rapporter les paroles de quelqu’un,
l’oral permet de conserver la valeur d’illocution, ce que ne permet pas l’écrit, mais
elle se heurte à la mémorisation exacte du contenu. Pour le cas des littératures
orales, des mythes, des histoires qui se transmettent, le problème de la mémoire est
important. Si le texte est court et le délai entre la production orale première et le
moment où on la « rapporte », la mémoire des mots eux-mêmes ne pose pas trop de

42
Gérard Moignet, « Esquisse d'une théorie psycho-mécanique de la phrase interrogative », in Etudes
de psycho-systématique française, Paris, Klincksieck, 1974, p. 98 sq.

47
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

problèmes. Mais dès que le texte et/ou le délai s’allongent, la mémoire devient plus
complexe ; au contraire de l’écrit qui peut conserver avec exactitude le contenu
précis, les mots, d’un texte extrêmement long, sans limitation temporelle. Pour pallier
ce défaut, les sociétés orales ont développé des procédés mnémoniques pour
faciliter cette conservation, comme des formules, des figures de discours, le mètre,
etc. Toutefois, la citation exacte, la mémorisation mot à mot, n’est réellement
possible qu’avec l’écrit. Celui-ci permet en effet de se reporter à une « version
originale » qui laisse toujours la possibilité d’une vérification.
Chacune de ces méthodes connaît un revers à sa médaille : l’oral, s’il permet de
rapporter toujours la valeur illocutoire, ne permet pas de restituer le contenu exact
des paroles ; à l’inverse, l’écrit restitue au plus près la formulation, mais ne parvient
pas à rendre compte de la manière dont il l’a dit. C’est à ce point que la question de
l’interprétation émerge. Si nous pouvons avoir les mots exacts d’un orateur (même
d’un scripteur) nous ne pouvons éviter de nous demander comment les comprendre,
quel est le sens. Dans un contexte oral, en l’absence de texte écrit auquel se référer,
une discussion sur le sens d’un « texte » ne peut être résolue, car la formulation
précise a été perdue. On fera alors appel à une autorité extérieure, un sage, pour
trancher. Dans le cas de l’écrit, les discussions auront lieu sur pièce, sur le texte lui-
même, qui sera interprété. « Avec l’écrit, l’interprétation peut prendre la forme d’une
recherche menée sur la formulation conservée, qui devient une preuve dans la
formulation du jugement. Dans le contexte oral, ce jugement repose beaucoup plus
sur l’autorité ou sur l’opinion majoritaire 43. »
Au-delà de ce constat, il faut voir derrière ces différences des conséquences
conceptuelles importantes sur le statut même de ce qu’est l’écrit. Mettons-nous à la
place d’un lecteur. Sa charge est importante, il doit reconstruire l’attitude de celui qui
écrit, ou qui a parlé, par rapport au texte. Un orateur pourra rappeler exactement
l’attitude illocutoire d’un autre, mais celui qui écrit doit être imaginatif pour essayer de
la restituer. Sa tâche consiste alors à utiliser les ressources de l’écrit pour
caractériser ces attitudes illocutoires, notamment grâce à des moyens lexicaux. Il
devra ajouter, par exemple « il a insisté sur ce point » ce que l’orateur n’a pas besoin
dire, puisqu’il le fait ; il devra caractériser les paroles, à l’aide de verbes comme
« affirmer », « insister », « sous-entendre ». À l’inverse, l’oral ne demande pas toutes
ces précisions pour nommer les actes de discours et les états mentaux de celui qui
parle, car ils sont immédiatement restituables, mais à l’écrit une diversité lexicale doit
être constituée pour pallier ce défaut de l’écrit de ne pouvoir les restituer 44. Il faut
alors tout un arsenal de termes pour désigner les actes de discours et les états
mentaux (par exemple des verbes comme affirmer, concéder, contredire, déduire,
observer…) pour expliquer au lecteur comment il veut que son énoncé soit compris.
Il est ainsi frappant de remarquer que ce n’est pas seulement du fait des limitations
dues à l’oral que se développe l’écriture. L’écriture, dans sa spécificité, se développe

43
Olson, op. cit., p. 128. Les différences entre les cultures littéraciques et non littéraciques sont très
importantes, elles feront l’objet de la partie suivante du cours.
44
Olson donne un tableau comparatif intéressant entre les origines germanique (orales donc) et latine
(écrites) des verbes anglais décrivant les états mentaux et les actes de discours. Op. cit., p. 130

48
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

aussi grâce à ses propres limites par rapport à l’oral. Non seulement, donc, elle
devient, au fil de son histoire, une représentation des propriétés lexicales et
syntaxiques de la langue 45, mais également, dans l’invention de la ponctuation, dans
l’élaboration de verbes exprimant les actes de discours ou les états mentaux à la
source de la valeur illocutoire, elle cherche à devenir une représentation des actes
de discours. L’invention d’un codage phonologique n’est donc pas la seule invention
réalisée par l’écrit, elle est également une tentative pour rendre explicite la valeur
d’illocution – ce qu’elle ne parvient toutefois jamais à réaliser pleinement. « Les
problèmes soulevés par le fait de représenter explicitement la valeur d’illocution d’un
énoncé sont aussi importants que ceux mis en jeu dans l’invention de l’alphabet pour
représenter la forme verbale. Dans les deux cas, l’écriture est largement affaire
d’invention de moyens de communication qui peuvent être pris comme des
représentations explicites d’aspects du langage exprimés de manière non lexicale
dans la parole […] 46 » D’u point de vue conceptuel, une différence entre cultures
écrites et orales naît ici. La conquête de l’expression de la valeur illocutoire dans
l’écrit rend explicite ces propriétés (par exemple en inventant des mots pour les
désigner, comme nous l’avons vu avec certains verbes) de la langue orale ; les
rendant explicites, elles en deviennent des concepts, donc des objets de réflexion.

4. Technologie écrite et possibilité métalangagière


Le second point qu’a révélé l’étude historique du développement de la technologie
écrite est son rapport à la conscience de la langue. Même si le concept d’unités
discrètes dans les langues purement orales n’est pas inconnu, c’est véritablement
avec l’écrit que se développe un modèle de la langue qui permet de la concevoir
comme un objet propre – nous en avons vu les étapes, cette possibilité est même un
facteur de mutation des types de codification, comme le passage à une
représentation phonologique par « rébus » par exemple. En effet, l’écrit impose « un
découpage systématique et rendu conscient de tout message en unités graphiques
discrètes 47. » L’écriture n’étant pas une simple commodité, une simple transposition
de la langue parlée, cette prise de conscience que les messages sont une
combinaison d’unités représente une nouvelle technologie intellectuelle. Nous avons
parlé de l’exemple des chiffres abstraits. Plus généralement, ce que l’écrit offre, c’est
une représentation bidimensionnelle. L’écrit permet certes la fixation de la parole
mais surtout sa fixation spatiale et fixe. Ainsi l’écrit rend-il possible l’élaboration de la
géométrie, l’existence de tableaux, etc. Il s’agit d’une véritable technique
intellectuelle qui offre de nouvelles performances cognitives 48.
Parmi elles, la possibilité d’une réflexion sur la langue est une conséquence
importante et qui semble inhérente à l’avènement de l’écrit. Cette réflexion sur la

45
Nous l’avons abordé et le point suivant sera consacré à cette question.
46
Olson, op. cit., p. 131.
47
Sylvain Auroux, Jacques Deschamps, Djamel Kouloughli, La Philosophie du langage, Paris, PUF,
2004, p. 57.
48
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans la partie suivante du cours.

49
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

langue tient à la fois des sciences du langage, c’est-à-dire une véritable réflexion
métalinguistique, mais aussi d’une perception intuitive du langage et de la langue par
tout locuteur-scripteur, qui devient alors capable de la considérer nécessairement
aussi comme un objet ; on parle de savoir ou de conscience épilinguistique. C’est
effectivement l’un des effets de l’existence de l’écrit que de placer la langue en
position d’objet. Bien sûr, elle existe toujours, comme à l’oral, pour sa dimension
signifiante ou communicative, mais en plus elle s’exhibe en tant que langue,
manifestation d’elle-même. Pour faire simple, nous savons que ce que nous utilisons
ce sont des mots, par exemple. En outre, la langue ainsi écrite demeure, on a accès
à des textes que nous pouvons indéfiniment relire ; cet état de fait a des
conséquences dans le domaine linguistique mais aussi socio-culturel (nous
l’aborderons plus loin). En outre, il faut le mentionner en passant, l’écriture produit
l’apparition des premiers métiers du langage : scribes, pédagogues, comptables, etc.
Si la possibilité de métalangage est inhérente à la technologie écrite, il faut qu’elle
s’accompagne d’indications claires relatives à cette utilisation métalinguistique du
langage. Or, dès l’époque babylonienne, on trouve des syllabaires dans une
présentation standardisée en colonnes – impossible à l’oral – des équivalences
bilingues 49. Dans les cultures orales, jamais on ne rencontre de procédés analogues
à ce type de tableaux, à ce type de rapprochements de propriétés dispersées dans
l’apparition normale des phénomènes linguistiques dans le discours linéaire. Certes
ni Panini, ni les grecs avant la période byzantine n’utilisent des tableaux au sens
strict, ils utilisent des suites linéaires 50, néanmoins il faut bien comprendre qu’il s’agit
là de linéarité temporelle, mais le processus cognitif de rassemblement de ces
données éparses en des classes est bien liée à l’écrit. En effet, ce n’est pas une
conséquence de la simple capacité mémorielle, mais bien une capacité de
spatialisation, qui n’est rendue possible qu’avec l’écrit. C’est précisément ce qui
distingue la phonétique de Panini du simple savoir épilinguistique d’un locuteur
lambda (de cette époque, soit illettré). Ce n’est une question de degré de précision
mais le fait qu’elle repose sur une technique intellectuelle qui fait échapper le
langage à sa manifestation ordinaire, c’est-à-dire linéaire, et qui permet une vision
simultanée des phénomènes qui ne sont pas données naturellement sous cette
forme. Toutes les traditions linguistiques n’ont pas utilisé les mêmes techniques
intellectuelles de construction, de présentation et de transmission de leur savoir (la
liste pour les Indiens et les Grecs, le tableau pour les Akkadiens, par exemple) mais
toutes supposent l’écriture, précisément en raison de ce caractère spatial. « Les
langues orales ont des règles et des lois, et donc une “grammaire” ; mais qu’on les
outille en écrivant des grammaires change incontestablement les conditions de
fonctionnement de la communication humaine 51. »
La différence de l’écrit avec la langue orale, linéaire, réside donc dans cette bi-
dimensionalité qui lui est inhérente et qui, automatiquement, rend possible une

49
Pour voir fonctionner cet exemple, voir Auroux et al. op. cit., p. 68.
50
Par exemple, Denys le Thrace : « Il y a trois nombres : singulier, duel, pluriel. Singulier : ho, he, to ;
duel : to, ta ; pluriel : hoi, hai, ta.
51
Auroux et al., op., cit., p. 72.

50
16D462 : Jean-Baptiste GOUSSARD – Littératie (M1)

réflexion linguistique, en ce que d’une part elle constitue possiblement la langue en


objet et d’autre part en ce qu’elle constitue la possibilité intellectuelle d’un regard
réflexif. Elle nous apparaît donc loin l’idée selon laquelle l’écrit ne serait qu’une
simple technologie permettant la transcription de l’oral. Or, cette différence,
notamment cognitive mais aussi, du même coup sociale et culturelle est essentielle à
saisir si l’on s’interroge sur la littératie au sens général. S’intéresser aux capacités à
manipuler la production écrite revient donc à se demander quelle influence elle
exerce sur les capacités intellectuelles des individus et ce faisant sur l’organisation
sociale et culturelle elle-même. Il semble en effet qu’il faille envisager aussi
largement la littératie pour pouvoir y articuler sa dimension technique et didactique.
Aussi la partie suivante s’attachera à l’examen comparatif des sociétés littéraciques
et non-littéraciques.

51

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