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Psychopathologie africaine,

1975, XI, 2 : 179-216.

“NAQ” ET SORCELLERIE
DANS LES CONCEPTIONS SEREER
R.P. Henri GRAVRAND

Introduction
La pensée africaine est riche en connaissance de l’homme.
Au cours d’une longue histoire, elle a accumulé ses observations
sur l’homme, sur le mystère de sa vie et surtout sur la nature des
liens entre l’âme et le corps, sur l’influence de l’esprit sur le
corps, sur le lien entre les maladies mentales et les maladies
physiques. Se préoccuper de retrouver cette science tradition-
nelle de l’homme, avant qu’elle disparaisse dans la grande muta-
tion de notre temps, ce n’est pas tourner le dos au progrès ni
faire fi des impératifs du développement. C’est entreprendre un
retour aux sources de la pensée africaine. Ce retour intéresse
l’homme de culture, tout comme le clinicien moderne, car ce
dernier peut trouver dans ces représentations l’information qui
lui permettra de comprendre et de soulager ses frères.
L’étude que nous présentons est le fruit d’une longue expé-
rience, vécue d’abord dans le pays séreer du Sine, et reprise sur
la Petite-Côte, dans le secteur de Mbour. Avant de rédiger ces
notes, nous avons d’abord vécu en témoin ou en auditeur les
préoccupations des familles touchées par des faits de sorcelle-
rie. Dans les premiers temps, sans savoir exactement quelles
réalités étaient en cause dans ces drames de famille ou de vil-
lage, nous avons observé leur retentissement dans la vie du
groupe. Depuis les trois premiers morts constatés à Diouroup,
en 1950, jusqu’à la conférence donnée à Dakar en 1975, nous
avons vu notre route jalonnée de suicides, d’accusations pu-
bliques, de jugements sommaires, de sévices, d’ordalies (à
Ngohé par exemple), de divorces, d’exil volontaire ou /p. 180/
Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

forcé, de vies brisées. On ne peut donc pas dire que le fait


n’existe pas et qu’il ne faut pas en parler. Il existe, au moins
dans les conceptions des personnes, non seulement dans le
secteur rural, mais dans les grandes villes. La présente étude est
limitée à l’ethnie séreer, mais les autres groupes connaissent les
mêmes problèmes.
Ce que nous appelons, d’un terme emprunté à des cultures
étrangères, la sorcellerie, est donc un phénomène d’une grande
amplitude sociale même de nos jours. Ses répercussions sont
considérables : dans l’ordre sociologique, à cause du grand
nombre de personnes concernées et des valeurs qui sont mises
en cause : la vie, la famille ; dans l’ordre psychologique, par la
place qu’occupe ce phénomène dans la vie psychique et dans la
santé physique et morale des hommes ; dans l’ordre culturel,
parce que les valeurs en cause nous révèlent en contrepoint le
“projet africain” de vie en société, une conception de l’Homme
exaltant la puissance de l’Esprit, et une certaine conception de
l’Univers.
La pensée occidentale s’est posée les mêmes questions sur
l’homme à toutes les époques. Il suffit d’évoquer : L’Homme, cet
inconnu, d’Alexis Carrel, ou La destinée humaine, de Lecomte du
Nouy. L'Homme noir possède des réponses à ces questions.
Si l’on me demandait : « Pourquoi cette recherche et pour-
quoi vous ? », je répondrais : « En transmettant un grand mes-
sage, je me suis mis à l’écoute de l’âme africaine. Sans être Afri-
cain de naissance, on peut le devenir d’adoption et de cœur.
L’intérêt de cette recherche est une meilleure approche de l’âme
africaine en vue d’un meilleur échange. »

Avant d’aborder le sujet qui sera étudié en deux parties :


– Analyse de cas concrets de sorcellerie en vue de proposer
une typologie des Naq et de leur psychologie ;
– Essai de synthèse sur le phénomène de la sorcellerie sé-
reer ; nous allons rappeler quelques principes qui permettent de

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

saisir les conceptions qui vont être développées à propos de la


sorcellerie.
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PRINCIPE 1. – La dimension invisible de l’Univers
L'Univers représente un tout, doué d’une unité profonde, à
travers ses deux dimensions : la dimension visible et la dimen-
sion invisible.
Appartiennent au monde visible les hommes, les animaux, les
végétaux. Mais tous ces êtres doués de vie ont aussi une dimen-
sion spirituelle, par laquelle ils participent au monde spirituel.
Appartiennent au· monde invisible, tous les êtres d’ordre
spirituel, Rôg Sène, l’Être suprême, les Pangol, les Ancêtres et
d’autres entités spirituelles. Certains de ces êtres invisibles peu-
vent cependant prendre corps pour une manifestation passa-
gère ou pour un cours d’existence terrestre.
Ainsi, entre le monde visible et le monde invisible, il n’y a
pas séparation, mais continuité. Il n’y a qu’un seul être du
monde sous divers aspects, visible et invisible, matériel et spiri-
tuel. Cette structure générale est reproduite au niveau de chaque
être, qui possède une dimension matérielle et spirituelle, visible
et invisible. La sorcellerie va se déployer dans la dimension invi-
sible de l'Univers.

PRINCIPE II. – Possibilité pour certaines personnes douées de voir, de se


mouvoir et d’agir dans la dimension invisible de l’Univers, le plus souvent
grâce au pouvoir de dédoublement de la personne humaine.
À la jonction du monde visible et du monde invisible, cer-
tains symboles permettent aux habitants du monde invisible de
se manifester visiblement. Inversement, certains habitants du
monde visible ont le pouvoir de pénétrer ou d’intervenir dans le
monde invisible. Signalons-les brièvement :
1. Le Madag ou spécialiste de l’art divinatoire. C’est celui qui,
par hérédité ou emprise d’un Esprit, possède le don et la tech-
nique de voyance dans le monde invisible, ainsi que la faculté de
connaître le présent el l’avenir, d’interpréter les rêves et les vi-

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sions el de déjouer les formes obscures, particulièrement les


entreprises des Naq.
2. Le Det ou devin, voyant, est un Madag plus spécialement
préparé pour interpréter les rêves prémonitoires ou les faits
fortuits qui tracent pour les hommes les lignes du destin. Quo-
tidiennement, en effet, se présente le cas de personnes qui
/p. 182/ consultent les devins sur un rêve, une situation, voire
une maladie, et qui obtiennent des informations ou des conseils
qui se révèlent exacts par la suite.
3. Le médicastre ou Pan peut être considéré comme Madag
dans la mesure où il associe à ses connaissances de pharmaco-
pée un don de voyance qui dépasse la simple technique.
4. Le Yal Pangol ou “Maître des Pangol”, c’est-à-dire le res-
ponsable du culte des Pangol attachés à tel autel ou à tel arbre
sacré, peut être considéré également comme un Madag, dans la
mesure où il est en relations vivantes avec les Esprits ances-
traux dont il est le porte-parole auprès de son groupe. Le plus
souvent la nuit, en rêve, il reçoit des communications ou des
réponses pour ceux qui le consultent. Tous les Yal Pangol ne
sont pas des Madag, mais tous ont une relation avec les puis-
sances invisibles.
5. Le Naq ou “sorcier mangeur d’homme” ne doit pas être
confondu avec le Madag, le Det, le Pan ou le responsable du
culte local ou familial dont les pouvoirs sont considérés comme
utiles aux hommes. On peut définir ainsi le Naq : « Personnage
censé posséder le pouvoir de manger les âmes humaines et vé-
gétales, consciemment ou inconsciemment. Considéré comme un
monstre malfaisant, il est pourchassé par la société. »

PRINCIPE III. – Faculté de réaliser un contact de nature invisible par


dédoublement ou en usant de symboles qui signifient et réalisent ce qu’ils
signifient.
Le dédoublement de lu personne peut permettre à un doué
de vider de sa substance un végétal, un animal ou même un
homme. Telle est la conception séreer contenue dans la notion
de “Bus” (sucer). C’est ainsi qu’une papaye peut être sucée à

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distance, sans que personne ne remarque rien, par un Madag qui


en a le don ; un taureau peut être vidé de son sang à distance de
la même manière. Peut-être a-t-on remarqué que lorsque le
groupe des circoncis sort pour demander des bœufs aux chefs
de troupeaux, on fait partir bien avant la bête qui a été offerte,
alors que les circoncis el leurs Selbé sont demeurés en arrière.
On craint qu’un jeune Naq ou un Madag ne se trouve parmi
eux, car le groupe n’est pas toujours homogène, et que ce per-
sonnage commence à “sucer” le sang du taureau à distance. Les
anciens disent que la bête survivra, mais que /p. 183/ la viande
sera fade. C’est là une application de ce troisième principe qui
affirme la possibilité de réaliser des contacts de nature invisible.
Nous allons présenter plusieurs cas caractéristiques de sor-
cellerie afin d’esquisser une typologie.

1. Typologie de cas de sorcellerie


Au cours des recherches, une quinzaine de cas ont été rele-
vés. Ces cas ont été présentés par des personnes enracinées
culturellement dans le milieu traditionnel séreer. Exposés sous
la forme d’un récit en langue séreer ou en français, nous les
transcrivons .en suivant de très près le style et parfois même la
formulation de ceux qui ont parlé. Ils représentent, pris sur le
vif, la conception séreer traditionnelle concernant les Naq. Pour
rester dons tes limites de cet article, seuls quelques cas sont
reproduits. Ils vont permettre un classement typologique. Les
autres cas sont réservés pour une étude ultérieure plus vaste.

A) Méthode de travail

L’analyse de la sorcellerie en pays séreer n’ayant pas encore


fait l’objet de nombreuses études en dehors de l’Association de
Psychopathologie de Dakar, il importe de clarifier d’abord nos
notions et disposer d’une grille d’analyse correcte. À cet effet,
un questionnaire en sept points a été composé, pour mettre en

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lumière les informations suivantes :


1. La nature de l’acte entrepris : familial ou extra-familial ?
2. Le sexe du Naq : acte propre au milieu féminin ou non ?
3. Les méthodes de sorcellerie.
4. Les résultats : mort, maladie, maladie mentale, etc.
5. À quel niveau sont instruites les “affaires de sorcellerie” ?
6. Comment sont obtenus les aveux des Naq ?
7. Comportements des Naq après les aveux ?
L’idéal aurait été d’appliquer cette enquête à vingt-cinq ou
trente cas de sorcellerie afin de disposer d’une base plus large
d’observations. La quinzaine de cas étudiés permet cependant
/p. 184/ un début de statistique, d’autant plus que de nombreuses
personnes ont participé à cette enquête. Avant d’être donnée en
conférence à la Société de Psychopathologie de Dakar, en fé-
vrier 1975, les .résultats de l’enquête ont été présentés à deux
cents étudiants ou professeurs, au Foyer culturel de M’Bour, en
décembre 1973. Le débat a permis quelques mises au point de
détail, l’essentiel de la synthèse ayant été approuvé par les Sé-
reer présents à la réunion de M’Bour.

CAS N° 1 : Sorcellerie familiale en lignée maternelle


Date : ·1969.
Lieu : Aux environs de Diohine (dépt. Fatick).
Une femme, d’environ 40 ans, avait deux enfants, un garçon de
dix-huit ans et une fille de seize ans. Tous les deux vivaient avec elle.
Cette femme était “Naq”, mais on ne le savait pas. Elle avait participé
à beaucoup de repas de sorcellerie et avait de nombreux “crédits” à
rembourser à d’autres Naq. Ces derniers l’obligeaient à donner l’un de
ses deux enfants.
Un jour que le jeune homme était en voyage avec un camarade, il
fut mordu par un scorpion et mourut peu après en pleine brousse.
Son camarade se mit à crier, puis il prévint la famille du mort. Les
hommes de la parenté, après avoir été chercher le corps, commencè-
rent l’interrogatoire de toutes les femmes du carré, .car ils soupçon-
naient une mort causée par un acte de sorcellerie.
' Les femmes ayant été interrogées séparément et ayant refusé de
répondre, le chef du carré donna l’ordre aux hommes de les frapper.
L’une d’elles dit alors : « N’est-ce pas mon fils ? J’ai le plein droit de'

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le tuer. » On laissa aussitôt les autres femmes et on continua de la


frapper. C’est ainsi qu'elle dénonça d’autres personnes, étrangères à la
famille, qui faisaient partie du groupe des Naq. Cependant, on les
laissa toutes en liberté.
La fille était donc demeurée avec sa mère. Cette fille était très
belle ; aussi, les jeunes gens la fréquentaient-ils beaucoup. La mère
encourageait sa fille à attirer les garçons à la maison, alors que le
N’Dyamboñ était déjà sur le lit. Cependant, après la mort du frère de la
jeune fille, son fiancé et les parents de son fiancé furent informés, au
cours d’un Hoy (on réunion ayant pour objet de discuter en commun
d’affaires de sorcellerie). Les jeunes cessèrent de venir à la maison.
Deux mois après le décès du jeune homme, la mère parut
suspecte à la jeune fille : « Vous avez tué mon frère et vous
voulez me tuer encore », lui dit-elle. Sur le champ, s’estimant en
danger, elle quitta la maison et se rendit au loin, laissant la mère
seule avec son· père à la maison.
/p. 185/
ANALYSE DU CAS N°1
Le cas appelle quelques remarques. Le Naq est une femme.
Nature de la sorcellerie : Il s’agit d’une sorcellerie familiale dans le li-
gnage maternel. La mère dispose de son fils. Elle semble avoir cons-
cience d’exercer un droit, car elle déclare : « N’est-ce pas mon fils ? J’ai
le plein droit de le tuer. » Pour elle, ce n’est pas une faute, du moment
qu’elle agit sur un des membres de son Lig, ou lignée maternelle.
La motivation principale est le remboursement des avances de
sorcellerie qui lui auraient été faites lors de repas du groupe des Naq.
Ce n’est pas pour son plaisir qu’elle tue son enfant, mais parce qu’elle
est obligée par l’association où elle s’est endettée.
Il y a une motivation secondaire, le Ngud ou sorcellerie par vol. La
mère n’hésite pas à opérer en dehors de sa famille, en attirant des gar-
çons. C’est un autre type de sorcellerie dont nous parlerons plus loin.
Système de travail : Par le N’Dyamboñ se présentant sous la forme-
d’un scorpion. Nous le signalons simplement en passant, car le cas
sera traité plus loin.
Aveux de sorcellerie : L’enquête n’a pas été portée jusqu’au chef du
village, mais toute l’affaire a été traitée au niveau du chef de carré. Les
aveux ont été provoqués par la correction corporelle de la Naq, qui
avoue sous la douleur. Les autres Naq n’ont pas parlé.
Comportement final : La Naq est laissée en liberté, comme nous le

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verrons dans tous les autres cas. Ln société séreer ne supprimait pas
ses sorcières, mais elle les surveillait de près. Après avoir été démas-
quée, la Naq ne semble pas avoir honte, ni cesser ses pratiques,
puisqu’elle attire les garçons ct veut finalement tuer sa fille. Nous
devons relever également le comportement de la jeune fille ; pour
échapper au danger que représente sa mère, elle quitte le village et
met une grande distance entre les deux. Faut-il en conclure qu’au-delà
D’un certain rayon d’action, les pouvoirs maléfiques agissent avec
moins de force ? Ou ne faut-il pas penser que la jeune fille espère une
protection efficace dans le milieu où elle va se réfugier ?

CAS N° 3 : Sorcellerie conjugale.


Date : avril 1973.
Lieu : Sine.
Un forgeron, déjà marié avec une forgeronne, avait cherché une
seconde femme mais il ne l’installa pas à la maison, la laissant dans la
condition de “Tev a Kob” (femme de brousse). Sa première femme
n’avait pas été d’accord sur cette relation de son mari avec une autre
femme. Un jour que son mari était parti chez la deuxième femme, elle
le suivit et se transforma en “vent”, Sakul. Etant forgeron /p. 186/
l’homme avait toujours sur lui un marteau. Il frappe le vent d’un coup
de marteau et celui-ci se dissipe aussitôt.
Un autre jour, étant de nouveau parti chez cette femme, sa pre-
mière femme l’attendit sur le chemin, transformée en gros mouton.
Le forgeron allait sortir le marteau, lorsque le mouton le prévenant
passait déjà entre ses jambes, provoquant une grande émotion en lui.
On venait de lui prendre son “fit”, sa “force vitale”. Rentré â la mai-
son, l’homme doit se coucher. Il est malade. ll dépérit, il ne peut plus
marcher ni même se lever. Pendant trois mois, il traîna sa maladie
avant de mourir en juin 1973. Après le “M’Boy”, la femme rentra chez
elle, car la maison n’était composée que de ces deux personnes.
Un mois après la mort, elle se mil à parler en public : « Voilà, mon
mari qui est déjà mort. Notre maison était très agréable, parce
que rien n’était manqué. Lorsque mon mari était parti chez l’autre
femme, je me suis transformée en tourbillon ; il m’a frappée un coup
de marteau sur la tête. 1l m’avait eu ce jour-là. Mais moi aussi je l’ai
eu pour la deuxième fois, parce que je me suis transformée en gros
mouton et comme il voulait sortir le marteau, je l’ai déjà terrassé.
Mais je ne sais comment je vais faire maintenant. »

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

La femme avait avoué qu’elle était “Naq”. Mais le mari défunt


n’avait pas assez de parents ou ces derniers n’étaient pas assez forts
pour porter plainte et faire traiter le cas. C’est pourquoi, jusqu’à pré-
sent, la femme se trouve dans sa famille.

ANALYSE DU CAS N° 3
Huit remarques concernant ce cas :
1° Le Naq est une femme.
2° Nature de ce cas : Sorcellerie conjugale.
3° Époque : Période précédent l’hivernage, l’action ayant été ac-
complie en avril et le décès étant survenu en juin 1973.
4° Motivation du cas : Ni remboursement ni désir de dévoration,
mais jalousie et vengeance à cause d’une seconde femme.
5° Système de travail : A Tefan et A Suptah. A Tefan : Le mot signifie
la poursuite. Le Naq Réfan, le sorcier suiveur, est le plus dangereux de
tous, car il ne lâche pas sa victime et il la rejoint partout. À cet égard,
ses méthodes ressemblent un peu au Kon o Paf au “mort-vivant”, mais
les deux démarches sont différentes. Le Kon o Paf cherche à prolonger
provisoirement son existence normalement terminée et, dans ce but, il
est prêt à sacrifier une vie pour prolonger la sienne. Pour y arriver, il se
livre au Suptah, à la transformation en animal ou en objet, tout comme
le Naq. Dans le cas étudié, il y a eu un premier essai qui a échoué grâce
aux pouvoirs du forgeron, le marteau étant toujours chargé d’une cer-
taine magie. Ensuite, il y n eu une action étalée en trois temps :
/p. 187/ – l’émotion provoquée par la charge du mouton ;
– la per1e du “Fit”, “force vitale”, qui entraîne la faiblesse et
l’inconscience. Peut-être même, la sorcière a-t-elle commencé le
“Bus”, à sucer son mari de l’intérieur, le dévorer avant qu’il soit
mort, sana que l’enveloppe corporelle en porte trace ;
– la mort, trois mois plus tard.
6° Traitement de l’affaire : L’affaire n’a pas été traitée, car la fa-
mille du défunt était trop faible pour engager des poursuites.
7° Aveux: Spontanés par nostalgie de la maison et chagrin trop grand
8• Compor1ement final : Laissé en liberté ; la Naq vit dans le
Diom, dans une certaine confusion provoquée par les événements.
C’est le sens de. sa dernière parole : « Et maintenant, qu’est-ce que je
vais faire. »

CAS N° 5 : Sorcellerie par vol . – Ngud.

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Un homme encore jeune, environ 30 ans, marié.


Un groupe de femmes Naq l’avaient mangé après l’avoir mis à
mort par l’action du N’Dyamboñ. L’une d’entre elles rapporte de la
viande à la maison, de façon invisible pour les gens, afin d’en manger
plus tard.
Dès qu’elle a goûté un petit marceau, elle devient N’Dyafir et ne
peut plus contrôler ses paroles : « Ndétar a féla o ! « (La viandc de ce
jeune homme est vraiment succulente). J’ai gardé le “Falari” (la cuisse).
Le beurre coule jusqu’à présent.
Le jeune bomme avait la particularité d’être poilu. Or, la chair des
hommes poilus rend N’Dyafir les sorcières. Elles ne peuvent s’arrêter
de parler. La femme fut battue sévèrement.
Revenue à elle, elle eut si honte qu’elle ne put supporter de conti-
nuer à habiter cette maison et s’exila volontairement dans une région
éloignée.

ANALYSE DU CAS N° 5
Six remarques concernant ce cas :
1° Le Naq concerné est une femme.
2° Nature de ce cas : Sorcellerîe par vol.
3° Système de travail : Par le N’Dyamboñ.
4° Traitement du cas : Traité au niveau du village ; double traite-
ment : lmprévu, à cause des poils du jeune homme ; correction infli-
gée par la communauté.
5° Aveux obtenus par N’Dyafir : Le N’Dyafir est une bouffée confu-
sionnelle au cours de laquelle le Naq, sous l’influence d’un /p. 188/ agent
d’ordre magique (gris-gris, etc.) se met à parler sans pouvoir se retenir et
fait le compte de toutes les personnes qui ont été tuées par elle.
Le N’Dyafir ne serait pas l’apanage exclusif des sorciers. Les bou-
chers également connaîtraient le N’Dyafir avant de mourir à cause de
tous les animaux qu’ils ont tués. Ce N’Dyafir des bouchers consiste à
imiter tous les cris d’animaux tués à l’abattoir (meugler, bêler, hennir,
caqueter, etc., aboyer, miauler…).
6° Comportement final : La honte et l’exil volontaire. La Naq n’a
pu supporter d’être dévoilée.

CAS N°6 : Désir de “manger un homme”.


Date : 1972.
Lieu : Département de M’Bour.

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

Un homme avait épousé une Naq. Un jour, cette dernière de-


mande à son mari : « Je veux une poule. » Son mari lui présente une
poule de la maison. « Je ne parle pas de ces poules-là », dit-elle. « Bu-
gam a tek a bal » (Je veux une poule noire.) Elle voulait une personne
humaine puisque telle est la signification du terme “poule noire”. En
général, si le mari est d’accord, Il donne un de ses parents. Sinon, il
repousse la demande. Or, la nuit, pendant son sommeil, l’homme
entendait des petites voix qui lui disaient : « Donne-lui une poule, où
bien ce sera grave pour toi, plus tard. »
Une semaine plus tard, il eut mal à la poitrine. Conduit chez plu-
sieurs guérisseurs (Pan), ces derniers disaient : « On ne peut rien. »
Lorsqu’il fut vers la fin, son neveu et sa femme l’entouraient. Il était
si fatigué qu’il demanda à sa femme de lui passer le pilon, mais elle,
simulant le désespoir, refusait ; il ordonne alors à son neveu de forcer
sa femme à lui donner le pilon. Il le pose alors sur sa poitrine en di-
sant : « Je savais que c’était ce que tu cherchais de moi. » Dans
l’instant même, il mourait.
Se révoltant, le neveu se mit à frapper sa Yumpañ, la femme de son
oncle, et les gens de la maison l’imitèrent. Alors, la femme du mort
leur demanda d’attendre, parce qu’elle voulait parler : « C’est la mère
de son mari qui m’avait dit de le marier. » On se met à frapper la
mère, qui déclare : « Je ne pouvais pas le tuer moi-même parce qu’il
était mon enfant. J’avais trouvé cette occasion de le tuer et son père
était d’accord. »
C’est pourquoi, le fils ne pouvait pas échapper à son destin, car il
était entouré de ces trois sorciers : sa femme, sa mère et son père. On
ne pouvait rien faire au père car, dans la sorcellerie, on ne recherche
pas dans la famille paternelle. Aussi, le père n’avait pas été battu.
Tous les fils les ont quittés et, jusqu’à présent, ils sont restés seuls.
Cela s'est passé il y a trois ans.
/p. 189/
ANALYSE DU CAS N° 6
Dix remarques concernant ce cas :
1° Personnalité des Naq : Un homme, le père ; deux femmes, la
mère et sa bru.
2° Nature de ce cas : Sorcellerie conjugale, matrilinéaire et
patrilinéaire ; c’est une triple sorcellerie.
3° Motivations : Le désir de “manger un homme”. La psychologie
des trois Naq est différente :

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– l’épouse veut “manger”. C’est pour cela qu’elle s’est mariée ;


– le père est un simple comparse. Il ne peut pas refuser de voir sa
femme faire tuer son enfant. S’il s’y opposait, on lui répondrait :
« Refer lig of » (Il n'est pas de ton lignage maternel.) « De quoi te
mêles-tu ? » C’est pourquoi, il sera laissé lors de l’interrogatoire ;
– la mère est plus complexe car elle réagit avec un dédoublement
de sa personnalité : personnalité Naq, qui lui fait choisir une
fiancée Naq pour son fils, afin de le tuer; personnalité maternelle
qui l’empêche de réaliser elle-même cet acte contre nature.
4° Pressions exercées sur le mari : Ces voix nocturnes qui lui con-
seillaient de donner “une poule noire” à sa femme. En réalité, ces
voix sont mensongères, car c’est lui-même qui est voulu.
5° Système de travail : Chaque Naq a son propre système de tra-
vail. La femme attaque au corps, à la poitrine, dans le cas étudié.
6° Le refus des voyants et des Pan : Toute maladie ne peut avoir
que trois causes :
– Une cause naturelle, en ce cas on dit : « C’est Dieu qui l’a fait »,
et on va chez le docteur.
– Une cause provoquée par les Pangol. Il faut aller chez les Yal
Pangol, pour la connaître et agir en conséquence. Ces derniers,
ainsi que les Madag et le Pan, peuvent guérir ou indiquer celui qui
est le mieux placé pour guérir.
– Une cause de sorcellerie. En ce cas, les Madag l’ont vue mais ils
ne disent rien au début, tant que la famille maternelle n’est pas
intervenue.
Dans le cas étudié, Madag et Pan ont refusé d’intervenir devant la
gravité du cas qui relève de la sorcellerie.
7° Signification du pilon posé sur la poitrine. C’est un geste su-
prême avant de mourir. A fadatin, au moment de “passer”, le pilon
sert d’autel ct de relai avec les puissances invisibles. Au moment de
mourir, le malade jette une suprême supplication.
8° Sur le traitement du cas : Au niveau de la famille, dans la maison.
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9° Aveux obtenus par le châtiment corporel - a kav : La femme
battue dénonce sa belle-mère ; la belle-mère battue dénonce son ma-
ri ; ce dernier ne sera pas battu.
10° Comportement final : Les parents Naq restent en liberté ;
leurs enfants les ont quittés par honte et par crainte.

CAS N° 7 : Vol pour rembourser.


Date : 1972.

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

Lieu : Département de M’Bour - Village de Sukem.


Un homme de 50 ans environ était parti dans un Sim (travail
communautaire dans un champ), el le maître de ce Sim était un Naq.
L’homme le savait, car il était lui-même Madag. Vers trois heures, le
Naq a mis quelque chose dans le couscous (Bek tig) au moment où ses
Invités allaient mannger. Le Madag le savait puisqu’il était voyant
Cependant, l’action faillit réussir car la nourriture ne pouvait plus
passer. La gorge était serrée ; sur-le-champ, il faillit mourir.
Tout le village se rassembla pour l’enquête. Nul n’ignorait que le
maître du Sim était le coupable car ce n’étalt pas la première rois. Mais
nul n’osait parler, par crainte d’entrer dans des complications. Aussi,
l’enquête n’apporta aucune lumière. Pendant ce temps, les parents
avalent été chercher un grand Pan. Ce dernier s’enferma dans la case
avec le malade et bientôt, il sortait de la gorge des mèches de cheveux
et des ongles. Quand il eut tout enlevé, il dit aux gens rassemblés :
« J’ai enlevé ce qui était dans la gorge, mais il va mourir » ; ce voyant
savait que l’acte accompli n’était que le deuxième temps de l’opération,
mais que la veille, le Naq avait pris l’âme du malade et l’avait déposée
sur une termitière, il était déjà trop tard.
Toutefois, l’affaire fut traitée le jour même à la Chefferie. Le Pan
ayant fait au sorcier un gris-gris magique, ce dernier était N’Dyafir en
arrivant auprès du chef.
Un responsable lui posa les questions : « Pourquoi u-tu mangé
cet homme ? »
Réponse : « Parce que j’avais emprunté de la viande et que j’étais
trop gêné par son propriétaire qui me harcelait constamment. »
« En quoi vous êtes vous transformé ? »
Réponse : « Les chevelures et les ongles qui étalent restés dans la
gorge. »
Alors le responsable revint avec un gros bâton et du pétrole qui
rut versé sur la tête du Naq et rapidement flambé. L’homme se mit à
crier.
Quand c'était terminé, il a demandé pardon. Jusqu’à présent, sa
tête n’a plus de cheveu. Les gens n’entrent plus dans sa maison.
/p. 191/
ANALYSE DU CAS N° 7
Huit remarques :
1° Personnalité du Naq : Un homme (mais il travaille comme
une femme “bek tig”).

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

2° Nature de ce cas : Sorcellerie non familiale, mais de vol pour


rembourser.
3° L’époque : Pendant l’hivernage.
4° Le système de travail : Bek tig, comme une femme, a-t-on signa-
lé. Le Naq dépose une chose dans les aliments. Il travaille à la gorge.
5° Préméditation : Le Naq a préparé son plan. Ayant essayé une
première fois sans succès, il renouvelle sa tentative en deux temps :
– La veille, il capte l’âme et la conserve sur une termitière qui est
un lieu de rassemblement pour l’association des Naq qui l’a obli-
gé à rembourser. Dès cet instant, la victime est condamnée car
l’association ne laissera pas perdre sa proie.
– Pour le jour où la victime doit être achevée, il l’invite à un Sim
public et lui porte le coup fatal en bouchant la gorge.
C'est en effet une méthode familière aux Naq : coaguler le sang
dans les narines ou boucher la gorge.
6° Affaire traitée en deux fois : Au village, sans succès ; devant
l’Administration pour interrogatoire, suivi du châtiment.
7° Aveux : Obtenus par N’Dyafir à la suite du gris-gris magique du
Madag.
8° Comportement final : Le Naq va être laissé en liberté, mais il
reçoit un signe sur la tête : son crâne. est flambé au pétrole, pour que
les cheveux ne repoussent plus. Ainsi, sera-t-il reconnu de tout le
monde.
Son comportement est empreint de honte. Il demande publique-
ment pardon et se retire dans la confusion.

CAS N°8 : La défense.


Date : Avant l’hivernage 1972.
Lieu : dans le département de Fatick.
Un Naq d’environ 65 ans.
Il y a trois ans, la veille du grand Hoy, qui précède les premières
pluies, un jeune homme qui était un voyant ct qui, jeune Saltigi, pre-
nait la parole dans les hoy, avait décidé de dénoncer son oncle mater-
nel devant toute l’assemblée comme Naq. Le soir même il le prévient
de ce qu’il ferait le lendemain. Le Vieux était plus voyant et plus fort
que son neveu. Cependant, il lui demanda de lui faire grâce et de ne
pas le dénoncer publiquement. Le jeune /p. 192/ refusa. « Je dirai ce
que j’ai vu. Le jeune garçon que vous voulez tuer, ses parents ne sont
pas au courant. Vous voulez le voler. »

  14
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

Alors, le vieux a lancé sur-le-champ le N’Dyamboñ contre son ne-


veu et ce dernier a été piqué. Mais comme il était Madag, il ne pouvait
pas mourir sur-le-champ. D’autres parents du jeune ont appelé aussi-
tôt un Pan. Le Pan est arrivé avec des feuilles magiques dans son
Mliokhos (cartable de Pan). Il y avait dans cette famille plusieurs sor-
ciers. Tout le monde fut convoqué. Dès que le tas de feuilles fut al-
lumé, chaque Naq, envahi par la fumée, devenait N’Dyafir ct se met-
tait aussitôt à parler. À son tour, le Vieux se dénonça en disant :
« C’est moi qui l’ai fait. » Il a cité ensuite le nombre des victimes qu’il
avait faites cette année-là. On l’obligea à guérir la piqûre du N’Dyamboñ.
On commença à le frapper. Mais il avait retiré son âme et l’avait ca-
chée dans le tronc d’un arbre, aussi était-il insensible sous les coups,
mais un autre Madag le dénonça en disant où se trouvait son âme.
Dès qu’on frappa le tronc de l’arbre, le Vieux se mit à crier. Après, on
le conduisit chez son neveu, toujours malade, pour qu’il le guérisse.
Posant sa main sur la gorge du jeune, il lui fit vomir du sang. Son
neveu fut guéri aussitôt.
Le Vieux a dit que puisqu’il est reconnu publiquement comme
sorcier, il n’a plus honte. Il continue à avoir des victimes au milieu de
l'hivernage. Il est le chef des sorciers de son village.

ANALYSE DU CAS N° 8
Neuf remarques :
1° Personnalité du Naq : Un homme.
2° Nature du cas : Sorcellerie familiale, dans le lig.
3° Motivation: Sorcellerie défensive pour empêcher une dénoncia-
tion publique.
4° Époque : À la veille du Hoy, qui introduit dans l’hivernage et
comporte une certaine mise en garde contre les sorciers.
5° Système de travail : Le N'Dyamboñ. par attaque directe.
6° On remarque que les Madag et ceux qui ont des pouvoirs spiri-
tuels, comme les Saltigi, résistent plus longtemps à la morsure du
N'Dyamboñ et peuvent guérir.
7° Affaire traitée au niveau du village avec interrogatoire public.
8°Aveux obtenus :
a) Par N’Dyafir: réalisé par un Pan qui utilise une fumée magique ;
b) Par Kav : châtiment infligé d’abord sur le corps, puis sur l’arbre
où s’est réfugiée l’âme sensible du Naq.
9° Comportement final : Absence totale de Diom. Sorcellerie vé-

  15
Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

cue sans aucune honte, avec prétention d’être chef des sorciers du
village.
/p. 193/
CAS N° 10 : Méthode partielle (Lah o Kin).
Une femme avait fait un crédit lors d’un repas de sorcellerie et de-
vait le rembourser. Elle n’avait que deux garçons. Elle prend l’aîné
pour payer cc crédit. Sans le tuer, elle lui enlève les muscles des
cuisses. Ainsi, le garçon était paralysé. Le jeune restait très faible, ne
pouvant pas bien marcher.
En 1966, des gens étaient venus de Penku avec des gris-gris. Ils
recherchaient les sorciers. « A fiangé teh, han a dyafir » (Si on leur fait
un gris-gris magique, le sorcier parlera.) Ces voyants sont venus dans
le village el y sont restés deux semaines. Le père du garçon a dit : « Je
veux savoir pourquoi mon fils est paralysé. Nous allons demander à
ces gens-là. »
L’homme de Penku a fait boire au père de famille ainsi qu’à sa
femme une eau magique. Le mari est rentré avant midi, suivi de près
par sa femme. Chemin faisant, la potion magique faisant son effet, la
femme commençait à parler et à raconter : « Vous voyez mon fils qui
est paralysé, c’est moi qui l’ai fait, parce que j’avais un crédit de sor-
cellerie et, pour le payer, j’ai dû enlever les muscles de ses cuisses.
C’est ainsi que mon fils est devenu paralysé. » Et elle continue à par-
ler ainsi à la maison sous l’influence de l’eau magique.
Dans les trois jours, la femme revenue a. elle-même a été en
brousse pour se pendre â un arbre, incapable de supporter son état.
Le fils paralysé vit comme cela jusqu’à présent chez son père.

ANALYSE DU CAS N° 10
Huit remarques :
1° Personnalité du Naq : Une femme.
2° Nature du cas : Sorcellerie familiale, dans le Lig.
3° Type de sorcellerie : lah o kin (Diminuer quelqu’un de moitié.)
Cette sorcellerie permet de liquider les crédits sans entraîner la mort.
Elle permet à cette mère de conserver son fils.
C’est une sorcellerie à effet différé. On peut en effet trouver des
cas où la mort ne s’en suit pas :
– soit par une résistance imprévue de la victime ; on la laisse ;
– soit par la volonté du Naq de la laisser en vie (dans le cas d’un
fils par exemple) ;

  16
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

– soit par un changement de plan, consécutif à une déception :


« 0 kin oha fèler. Ka bodah »;
– soit par peur ou pour donner le change, si l’enquête se rap-
proche des suspects.
Cependant, ce n’est pas toujours un abandon définitif, mais sim-
plement un temps de délai. D’où le proverbe : « Hu o naq a laha, han a
pangong. »
/p. 194/
4° Psychologie : C’est pour rembourser que la mère a été obligée
de mutiler son fils, mais elle tient à le garder encore.
5° Système de travail : Le système de travail a été adopté en fonc-
tion de cette intention de ne pas tuer, mais de retirer seulement la
quantité de viande nécessaire. « Enlèvement des muscles ».
6° Traitement de l’affaire : Affaire traitée au niveau du village, en
profitant du passage des Madag de Penku.
7° Aveux : Par N’Dgafir, réalisé par les chasseurs de sorciers venus
du Soudan. Ces chasseurs se font un métier de dépister les sorciers :
Soccé, Sarakollé, Bambara.
Le plus souvent, ce sont des Madag qui ont des connaissances
étendues plus que les Naq.
Parfois, ce sont d’anciens sorciers, qui connaissent les secrets des
sorciers. Ils circulent de village en village, mais certains villages refusent
de recevoir ces chasseurs lorsqu’il y a des sorciers parmi les notables.
Le N’Dyafir de la sorclère a été réalisée par une eau magique. Il a
été efficace. Elle a perdu le contrôle de son esprit.
8° Comportement fina! : La Naq avait trop de Diom. Elle n’a pu
survivre à sa honte d’avoir été découverte. Elle a préféré se suicider le
troisième jour.
/p. 195/

B) Essai de statistique

À partir de l’analyse de quinze cas, dont huit ont été présen-


tés plus haut, nous pouvons esquisser une première statistique.

1° Relation entre sorcellerie 15 femmes Naq 75,00 %


et féminité 5 hommes Naq 25,00 %
2° Nature de la sorcellerie Sorcellerie familiale 60,00 %
Sorcellerie conjugale 13,34 %
Sorcellerie par vol 26,66 %

  17
Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

3° Système de travail Socier N’Dyamboñ 53,85 %


Sorcier suiveur (A tefan) 15,38 %
Sorcier Bek tig 7,70 %
Tte intervention au corps 23,07%
4° Résultats Mort expliquée par sorcelrie 71,42%
Paralysie 7,00 %
Maladie mentale 7,00 %
Guérison 7,00 %
Essais ayant échoué 7,58 %
5° Traitement civil de Au niveau de la maison 28,57 %
l’affaire Au niveau du groupe
traditionnel (village…) 42,83 %
Au niveau de l’Administ° 13,00 %
Aff de sorcellerie non traitée
à cause de faiblesse de la
parenté 14,60 %
6° Aveux obtenus Par chagrin 20,00 %
Par châtiment corporel 46,64 %
Par N’Dyafir magique 33,33 %
7° Comportement du sorcier Laissé libre dans la honte 50,00 %
après avoir été démasqué Laissé libre sans honte 35,00 %
Suicide 7,00 %
Exil volontaire 8,00 %

II. Synthèse de la conception Séreer de la sorcellerie

A) FONDEMENT PSYCHOLOGIQUE DE LA SORCELLERIE

Pour rendre compte du phénomène des Naq et de la place


de la sorcellerie dans la pensée séreer, il faudrait retrouver le
mythe originel qui a fait intervenir dans la vie sociale les Naq,
mangeurs d’hommes, pour la première fois, et en quelles cir-
constances. C’est un travail qui reste à entreprendre dans la
cosmogonie séreer. Nous avons un premier récit mythique, que
nous allons verser au dossier par acquit de conscience, mais il
ne semble pas convainquant.
/p. 196/ Les cosmogonies bambara et dogon ont été mieux
conservées que les cosmogonies séreer ou peul, pour ne parler

  18
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

que des plus riches au Sénégal. Dans la cosmogonie bambara, la


première femme, Muso Koroni, provoque des désordres dans
l’univers par sa jalousie et va introduire la mort, malgré la réor-
ganisation de l’univers ou seconde création par Faro, le Dieu
d’Eau. Muso Koroni est la “mère” des Naq. Née de l’arbre Ba-
lanza que les Séreer appellent Sas (et dont nous avons rapporté
le mythe dans une précédente étude1), Muso Koronl fut créée
avee une âme (Ni) et un double (Dya). Comme le Sas se méfiait
de cette épouse, il lui retira le Dya et le confia au Dieu d’Eau,
Faro. Ainsi, Muso Koroni se sentit privée et frustrée par la
perte de son double et par la suite chercha le double des hu-
mains issus de sa propre chair. Dans une perspective bambara,
on peut théoriquement expliquer le besoin de “manger le
double d’une âme humaine” par le désir de combler un vide
initial des Naq, recherchant le Dya qui leur fait défaut.

1 ° Mythe séreer sur l’origine du “Naq”

On sait que le mythe du Déluge, paléo-méditerranéen, fait


partie du fonds culturel négro-africain. Antérieur à l’évangélisa-
tion chrétienne, il semble antérieur à la première islamisation
car certaines ethnies de l’Afrique Centrale, ayant eu peu de rap-
port avec l’Islam, possèdent des mythes à propos d’un déluge
remontant au premier temps de l’humanité.
Les Séreer possèdent un mythe relatif au Déluge, mythe qui
est assez mal connu. Il concerne toutefois notre sujet parce qu’il
situe l’origine des Naq à l’occasion du Déluge. De même qu’il
est arrivé à des naufragés de se livrer à l’anthropophagie pour
survivre, les survivants d’un grand déluge eurent faim et soif,
vers la fin du séisme. Il n’y avait plus rien à manger et on ne
pouvait même pas boire à cause des pourritures qui flottaient
sur l’eau, restes d’animaux et d’humains.
Pourtant, un petit groupe se mit à boire les eaux polluées par
le sang humain. Le plus grand nombre préféra attendre une
nouvelle pluie, imminente. Après cette pluie, le sang humain

                                                                                                               
1 « Le symbolisme séreer » Psychopathologie africaine, 1973, IX, 2 : 237-265.

  19
Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

était très dilué et le goût en était moins sensible. Enfin, après de


nouvelles ondées, le reste des survivants se mit /p. 197/ à boire
dans des replis de terrain une eau pure, absolument saine de
tout élément humain. Les trois groupes en auraient été marqués
jusque dans leur descendance.
Le premier groupe a pris goût à la chair et au sang humains.
Il constitue le premier groupe de Naq, qui sont des hommes et
des femmes obsédés par le désir de goûter la chair humaine. Ils
sont les ancêtres des Naq.
Le deuxième groupe représenterait les ancêtres des Madag
car ils auraient acquis des pouvoirs surnaturels en consommant
des eaux ayant porté des morts au cours du grand cataclysme.
Enfin, le troisième groupe, qui avait refusé tout contact avec
ces eaux, représente les hommes normaux qui peuvent acquérir
des pouvoirs spirituels par la sagesse et l’expérience, mais qui ne
possèdent pas la sagesse des Madag ou celle des Naq et ne veu-
lent même pas la posséder.
Le point intéressant, souligné par ce mythe, est le désir ob-
sédant qui pousse le Naq à manger de la chair humaine, même
si la réalisation ne se fait pas d’une façon charnelle et visible,
mais immatérielle et invisible. En insistant sur le besoin psy-
chique, le mythe séreer souligne certainement l’aspect principal
de la conception traditionnelle des Naq.

2° Origine des “Naq”

Comment devient-on Naq ? De la même manière que l’on


devient Madag : par naissance et hérédité. Cette transmission
héréditaire est exprimée par une image : « Un homme devient
Naq par le cordon ombilical. » Si une femme commet un acte
de sorcellerie pendant sa grossesse, son enfant sera Naq. Dans
le cas contraire, il sera Madag. Si c’est l’homme qui est Naq ct
s’il a commis un acte de sorcellerie le jour même où il a engen-
dré, son fils sera Naq, sinon il sera Madag. C’est dire que Naq et
Madag qui sont considérés comme adversaires, l’un étant nui-
sible à la société et l’autre utile, sont unis souvent par des liens
étroits de parenté et se ménagent parfois mutuellement. Ils

  20
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

n’interviennent les uns contre les autres qu’en cas de nécessité.


On aura remarqué qu’il y a plus de chance pour que l’hérédité
sorcière soit transmise par la mère, plutôt que par le père, parce
que la période “d’incubation” possible est bien plus /p. 198/
longue du côté maternel que du côté paternel. Cette parenté
intime des Naq et des Madag chargés de les surveiller dramatise
la tension des conflits de famille et aggrave la méfiance des uns
envers les autres.

B ) LA PERSONNE DU NAQ : SON CORPS ET SON PSYCHISME

1° Le corps du sorcier

Les représentations séreer sont très imagées et variées, con-


cernant le personnage du sorcier et particulièrement son corps.
On pense en effet que la puissance de sorcellerie qui est dans le
Naq suppose un organe susceptible de mettre cette puissance
en acte. C’est pourquoi, on affirme que les Naq possèdent deux
yeux invisibles derrière la tête. Cet organe supplémentaire per-
met de voir l’intérieur du corps humain : foie, entrailles, cœur et
les puissances spirituelles que nous appelons âme, “double”…
Par suite de l’emplacement de ces yeux, le Naq doit se placer
devant sa victime en lui tournant le dos, lorsqu’il veut la sonder.
Cet organe est si important, que le Naq qui veut être libéré de
son terrible pouvoir doit se faire enlever ces “yeux-arrières” et
les entrevoir dans l’eau après ablation.
Une autre particularité corporelle du Naq est la lumière
phosphorescente qu’il émet quelquefois la nuit, par les orifices
de son corps : les yeux, les narines, la bouche, les oreilles,
l’anus, les aisselles. On a l’impression qu’au repos, le corps du
Naq est comme celui de tout le monde. Seule la cornée de ses
yeux est légèrement rouge comme si l’habitude de la lumière
Intérieure avait marqué cet organe si sensible à la manière d’une
conjonctivite. Il est vrai que le Naq est d’abord un voyant. Mais
lorsqu’il se met sous pression, une sorte de phosphorescence
intérieure est entrevue par les orifices corporels. Du moins, telle

  21
Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

est la représentation traditionnelle qui a été signalée d’une ma-


nière générale.

2° Le psychisme du “Naq”

Le principe a déjà été énoneé : le Naq est un personnage


sensé posséder le pouvoir de manger des âmes humaines, cons-
ciemment ou inconsciemment, et qui en a gardé le désir ou
l’obsession.
/p. 199/ Le psychisme du Naq est celui d’un obsédé qui se
cache, car il sait que la société pourchasse les suspects de sorcel-
lerie. Il se méfie aussi de son propre groupe de Naq, dont les
méthodes sont expéditives. Les Naq ne se tuent pas entre eux,
mais ils peuvent faire du tort à un membre de la famille.
Pour écarter les soupçons, le Naq simule une certaine indif-
férence pour la viande afin de mieux détourner l’attention. Vo-
lontiers, il répète :
« Bugim a tégedi » (Je n’aime pas la viande).
« N’Gurban modyana ham o ten » (Je préfère le N’Gurban).
Le N’Gurban est la bouillie de mil la plus traditionnelle et la
moins sophistiquée de toutes les recettes de cuisine.
La question la plus délicate est la conscience que le Naq pos-
sède d’être sorcier. Est-il ou non conscient de son état et de ses
actes ? On peut en effet poser cette question car les actes de
sorcellerie ne se font pas normalement en plein jour et à l’état
de veille. Ils se font dans la dimension invisible de l’univers, par
dédoublement. Normalement, le Naq est étendu sur son lit et il
semble dormir. En fait, il s’est dédoublé et son double peut
prendre une forme humaine ou animale. Le terme employé
dans la langue séreer pour définir cet état est « no dad » (en rêve,
en état d’expérience onirique). Après la réunion et le repas de
sorcellerie, le double rentre dans son corps et se réveille. La
question qui se pose est la suivante : peut-il ignorer ce qu’il a
accompli dans la dimension invisible ? En a-t-il une conscience
claire ? À l’extrême, pourrait-on imaginer, au moins dans les
premiers temps, un sorcier conduit par le subconscient et ses
impulsions profondes, qui mènerait la nuit une vie de sorcellerie

  22
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

et le jour une vie digne et paisible, n’ayant pas conscience de


son état.
Cette hypothèse a toujours été écartée au cours de l’enquête.
Cette dichotomie ne correspondrait pas à ce qui est vécu.
D’ailleurs, a-t-on fait remarquer, il n’est pas exact de dire que le
“double” quitte le corps pour agir et le réintégrer ensuite.
L’esprit et le corps sont un dans la pensée négro-africaine, et
c’est le corps en même temps que l’esprit qui se dédouble. Le
double est à la fois corps et âme, puissance et conscience. Le
Naq peut ignorer son état pendant quelque temps. Il a vite fait
d’en prendre conscience et son psychisme est polarisé par cette
“sagesse” particulière.
/p. 200/

C) LA NATURE DE LA SORCELLERIE
.
Dans la typologie proposée, nous avons retrouvé trois
grands types de sorcellerie : la sorcellerie familiale suivant le
lignage maternel, la sorcellerie conjugale et ce que les Séreer
appellent le “N’Gud”, la sorcellerie par vol.
'
1° La sorcellerie familiale selon le lignage maternel est le cas le
plus fréquent : 60 % dans notre statistique. Parfois, le père a
participé au projet et au repas, mais il l’a fait au titre de membre
de l’association des Naq. Ce qui a été relevé, c’est la bonne
conscience des membres du lignage par rapport à cet acte. « J’ai
le plein droit de le faire parce que c’était mon fils. » Cette ré-
flexion souvent entendue nous rappelle à quel point, dans la
société traditionnelle, la personne était intégrée au lignage et
devait être prête à se sacrifier pour le clan matrilinéaire. Nous
avons vu des neveux se faire arrêter à la place de leur oncle
maternel et se faire mettre en prison volontairement en prenant
leur nom.
Cette sorcellerie familiale est la seule comprise dans les con-
ceptions séreer. Elle n’est pas admise et elle est même pour-
chassée ; mais elle a sa place dans l’édifice social. Les deux
autres types de sorcellerie constituent une dégradation.

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

2° La sorcellerie conjugale est moins fréquente : 13 %. La


femme est sensée faire du tort à son mari, non seulement par
désir de sorcellerie, mais par jalousie ou par méchanceté. Ac-
tuellement encore, la vie quotidienne des villages fournit un
grand nombre de cas suspects de cette nature et il y a là une
cause de divorce. Dans la représentation traditionnelle, ce type
se rattache plutôt au troisième.
3° La sorcellerie par vol devient de plus en plus fréquente :
26 %. Selon les ·informations, le brassage des ethnies dans les
grandes cités conduit à la destruction de la société tradition-
nelle. Les cas de sorcellerie relevés dans les grandes villes se
font la plupart du temps en dehors du milieu familial. Ils con-
cernent le milieu de travail, le milieu de vie en quartier, parfois
le milieu politique. Il s'agit d’une sorcellerie “irrégulière”, ré-
prouvée par les Naq eux-mêmes.
/p. 201/

D) MOTIVATIONS DE LA SORCELLERIE

Nous sommes parvenus à l’un des deux points secrets de la


sorcellerie : les motivations profondes du Naq. Le second point
sera traité plus loin : comment est effectué l’acte de sorcellerie ?
Autrement dit : comment les Naq prétendent-ils manger un
homme ? C’est le “grand secret” que nous essaierons de pénétrer.
Dans les quinze cas relevés, quatre séries de motivations
sont apparues :
– le désir de la chair humaine ;
– la nécessité de rembourser une dette de sorcellerie ;
– la défense personnelle devant un danger ;
– l’agressivité familiale et la jalousie conjugale.

1° Par goût de l’homme


À la base de la psychologie du sorcier, il y a le goût de
l’homme. Lorsqu’il a commencé à en goûter, il ne peut plus s’en
défaire et restera toujours à la recherche d’occasion, quitte à
s’endetter chez d’autres membres de l’association des Naq.
Il est difficile de saisir l’objet de ce désir. S’agit-il d’un désir
d’assouvissement de telle nourriture délectable ? Certaines ré-

  24
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

flexions peuvent le faire croire au premier abord :


« Ndétar a fèla o ! » (Un tel est bon !)
« La chair de ce jeune homme était très succulente. J’en ai
gardé le falari. Le beure coule encore. »
Au-delà de ces réflexions premières, il faut toujours atteindre
le domaine des significations profondes. Loin de croire que la
sorcellerie est une démarcation de l’anthropophagie, nous
croyons, au contraire, que c’est l'anthropophagie qui est une
démarcation de la sorcellerie. N’est-ce pas pour s’approprier
une force vitale en même temps qu’une sensation extraordinaire
que le Naq est mu par un si violent désir ?
Il importe de bien distinguer deux personnages qui ont quel-
ques points de ressemblance, mais qui sont essentiellement
différents : le Naq et le Kon o Paf.
Le Kon o Paf est celui qui devrait déjà être mort (littéralement
: celui qui a dépassé la mort). Ce peut être un mort qui revient,
le “revenant”. Ce peut être aussi un “mort-vivant”, /p. 202/
quelqu’un qui devrait déjà être mort, mais qui a réussi à prolon-
ger son existence par des actions magiques ou maléfiques : par
exemple, tuer un chien à sa place, ce qui prolonge la vie de trois
mois, ou tuer un bœuf, voire un enfant, ce qui prolongerait la
vie de trois ans. À la base, il y a analogie entre Naq et Kon o Paf.
Les deux commettent des meurtres maléfiques. Mais la grande
différence qui existe entre eux, c’est que le Kon o Paf ne tue pas
pour manger, mais pour survivre, tandis que le Naq ne tue pas
normalement pour survivre, mais pour manger en vivant une
expérience unique, interdite au commun des mortels. Dans les
représentations séreer, les deux personnages sont bien typés et
totalement différents.

2° Par nécessité de rembourser une dette de sorcellerie


Dans la plupart des cas étudiés, le motif de l’acte de sorcel-
lerie a été un remboursement forcé d’une dette de sorcellerie.
Ceci nous amène à analyser le fonctionnement de la sorcellerie
basé sur deux principes : l’association des Naq et le système du
crédit.
a) L’association des “Naq” : De même que les Kon o Paf sont
constitués en association appelée a Kad, les Naq sont constitués

  25
Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

en association, véritable société secrète qui commet les crimes


dont on se plaint dans le pays. Cependant, cette association tient
ses réunions la nuit, dans la dimension invisible de l’homme. Il
ne s’agit donc pas d’une association comme les associations pu-
bliques qui ont une activité visible. Tout se passe dans
l’expérience du rêve et du dédoublement dont nous avons parlé.
L’association a son lieu de rassemblement invisible, le plus
souvent près d’une termitière. Elle a ses responsables, qui sont
les plus forts et les plus voyants des Naq. Elle a ses règles et
l’une des règles les plus importantes est la solidarité, le respect
des biens de l’association. C’est pourquoi, un Naq membre de
l’association n’a pas le droit de voler une victime, ni même de
bus, c’est-à-dire de la sucer, mais il doit attendre que toute
l’association soit réunie pour manger, de même qu’on attend
que tout le monde soit autour de la calebasse familiale pour
mettre la main au plat.
Par contre, lorsque les Naq sont rassemblés momentanément
en dehors du cadre de leur association, comme dans un /p. 203/
Ndut de circoncis par exemple, ils peuvent très bien voler et
sucer le sang d’un bœuf comme nous l’avons signalé dans
l’introduction. On s’en apercevra trop tard, lorsque le bœuf sera
cuit et n’aura aucun goût. Mais Il n’y aura pas de suite, car il n’y
avait pas d’association.
b) Le crédit : Lorsqu’un Naq a commis un acte de sorcellerie,
l’âme de sa victime est confiée à l’association qui en assure la
garde. Elle peut être conservée également par le Naq, surtout
lorsqu’il l’a volée. Mais le repas est toujours communautaire. Le
moment venu, on procède au partage de la victime, le promo-
teur commence par rembourser les parties corporelles qu’il
avait empruntées lors des précédents repas. C’est d’ailleurs le
remboursement qui est souvent la cause immédiate de l’acte.
Puis, l’association mange une partie du corps sur place jusqu’à
ce que les participants soient rassasiés. Si la victime est lourde,
les présents ne peuvent pas la finir. Alors, on partage ce qui
reste. Chaque membre de l’association reçoit un morceau, en
public, s’engageant à le restituer lors d’une prochaine occasion.
Lorsqu’un Naq s’est endetté en plusieurs endroits, l’association

  26
R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

lui fait savoir que c’est à son tour d'organiser un repas et l’in-
vite à prendre un membre de sa famille maternelle pour rester
dans la normale. S’il tergiverse, promettant toujours sans tenir
parole, l’association se fait menaçante et le relance sans arrêt en
l’obligeant finalement à s'exécuter bon gré, mal gré. Il sera donc
forcé de rembourser. Et comme ce remboursement sera
l’occasion de nouveaux crédits pour les autres, la sorcellerie
appelle la sorcellerie et ne peut jamais finir.

3° Par défense
C’est la troisième motivation et nous avons cité le cas du ne-
veu qui voulait dénoncer son oncle le lendemain. L’oncle
n’ayant pas réussi à le dissuader lui a lancé le N’Dgamboñ,
comme d’autres sortiraient un revolver, sans aucun plaisir, mais
par réflexe de défense. En ce cas, la victime est mangée, mais la
cause de sa mort n’est pas en relation directe avec le désir de
manger un homme.

4° Par jalousie ou agressivité


Nous avons également relevé le cas de l’épouse jalouse et
agressive qui va transformer son agressivité en volonté de
/p. 204/ détruire celui qu’elle aime trop pour accepter de le par-
tager avec une autre, en volonté de détruire un foyer qui ne
répond plus à l’image qu’elle avait formé à son sujet. Ce thème
de l’agressivité est cher aux psychologues et surtout aux psy-
chiatres et aux psychanalystes, car il est proche des schémas
classiques de leur discipline. C’est dans celle direction qu’il fau-
drait pousser la recherche.

E) METHODES DE SORCELLERIE

Chaque Naq a sa manière particulière de travailler. De même


qu’il y a une sorcellerie familiale, une sorcellerie conjugale et
une sorcellerie de vol, dont les motivations sont très différentes,
de même les sorciers ont des méthodes de travail qui leur sont
propres :
– il y a le sorcier suiveur : “a Réfan” ;

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

– il y a le sorcier “Bek tig”, qui agit en mettant quelque chose


dans la calebasse ;
– il y a surtout le sorcier qui agit avec le N’Dyamboñ, et
comme c’est le cas le plus dramatique, nous allons com-
mencer par ce procédé ;
– il y a la sorcellerie “Khum a Las”.
1° Le N’Dyamboñ : Dans notre statistique, nous avons noté
54 % de cas de sorcellerie par piqûre de N’Dyamboñ. Dans la
réalité, cette proportion est moins forte car nous avons retenu
les cas les plus dramatiques. Mais la sorcellerie courante se fait
par “Bek tig”.
Pour bien comprendre ce qui va être dit sur le N’Dyamboñ, il
y a deux observations à faire : d’abord, les cas de sorcellerie ont
lieu le plus souvent pendant l’hivernage ou au début de l’hiver-
nage ; d’autre part, la grenouille a la faculté de n’apparaître que
pendant l’hivernage ; pendant la saison sèche, elle disparaît ou
se transforme en petite souris, pour réapparaître tout au début
de l’hivernage. Il n’y a rien d’étonnant que, dans les croyances
populaires, on ait attribué à la grenouille un rôle particulier pour
la Sorcellerie. Le N’Dyamboñ, considéré par le peuple comme
semblable à un serpent, a une forme naturelle qui n’est pas celle
du serpent. C’est un être vivant, qui possède une petite tête
humaine et un corps semblable au serpent, mais qui a
l’apparence d’une petite grenouille. Il /p. 205/ saute comme un
crapaud. Il jette une petite lumière, a une odeur spéciale, acre, et
pousse un petit cri bien connu des spécialistes.
Le N’Dyamboñ ne se forme pas en un instant, car il est en ré-
alité composé de sept personnes du même lignage maternel qui
s’associent pour une période donnée, ou bien deux clans très
proches peuvent s’associer, trois de l’un et quatre de l’autre, par
exemple, pour former un N’Dyamboñ. Pendant toute la durée de
cette constitution, les intéressés sont dédoublés : en même
temps à la maison pour les activités ordinaires et en N’Dyamboñ
pour les actions de sorcellerie. Les sept doivent être Naq et
d’accord. Au cas où le N’Dyamboñ serait détruit, sept personnes
mourraient successivement dans cette famille ou dans ces li-
gnages. Le N’Dyamboñ, après constitution, devient un bien fami-

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

lial qui a un responsable et qui peut être loué à des Naq appar-
tenant à d’autres lignées. Le responsable doit être capable, par
sa force de sorcellerie, d’exercer cette responsabilité et il agit
avec le N’Dyamboñ comme avec n’importe quel bien familial. Il
le conserve quand il n’est pas en activité et le prête avec
l’accord des sept qui le constituent. Dans l’action, les sept agis-
sent en même temps, d’une façon unitaire.
La fin du N’Dyamboñ se produit, soit par séparation des sept,
soit par destruction par un chasseur de sorcier.
Avant que le responsable prête le N’Dyamboñ, celui qui le
demande doit offrir un membre de sa famille maternelle. On dit
alors : « Ndélar a yoda o N’Dyamboñ ». Après satisfaction de la
demande et exécution de la victime, la promesse est tenue et la
personne donnée.
Dans l’action, deux cas peuvent se produire : Le cas normal :
le N’Dyamboñ n'attaque que dans la famille maternelle de son
propriétaire. Le cas de plus en plus fréquent dans la vie mo-
derne où les ethnies séreer et non-séreer sont mélangées, le
N’Dyamboñ vole, c’est-à-dire attaque une personne qui n’est pas
de la lignée maternelle de son responsable, et qui lui a été dési-
gnée par celui qui a loué.
Le N’Dyamboñ n’attaque que la personne qu’on lui a mon-
trée, même si cette dernière est au milieu d’une foule immense.
Il viendra, la cherchera, la mordra et aussitôt il disparaîtra. Tel-
lement rapide qu’on ne l’aperçoit même pas ou à peine. /p. 206/
Cependant, si le N’Dyamboñ est laissé trop longtemps sans man-
ger et qu’il est affamé, avec le goût de la chair humaine dans la
bouche, il peul se mettre il crier et se jeter de lui-même sur
quelqu’un. Pendant la saison sèche, les N’Dyamboñ sont gardés
et sont calmes. À l’approche de l’hivernage, ils sortent et c’est
pour manger quelqu’un. Raison pour laquelle, lors des réunions,
Hoy, les villageois sont mis en garde contre eux, surtout si les
Madag connaissent le nom de la personne visée. On lui conseille
de s’exiler. Cette représentation ne diminue pas dans le pays,
même en milieu évolué et des faits nombreux sont rapportés
chaque jour.

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

2° La sorcellerie “a Téfan” est Je fait du sorcier “suiveur”, « o


Réfan ». Ce type de sorcier est très dangereux car il suit sa vic-
time et cette dernière lui échappera difficilement. C’est pour-
quoi, la victime se trouvera isolée au moment de l’attaque et ne
trouvera pas facilement de protection. On recommande aux
jeunes, lorsqu’ils se rendent dans un village où l’on soupçonne
la présence de sorciers, de retourner par un autre chemin, pour
éviter la rencontre avec le Réfan qui devient invisible et qui ap-
paraît ensuite pour faire peur et prendre l’âme. La femme qui
avait attaqué son mari forgeron à deux reprises était une sor-
cière “suiveuse” de même que la grand-mère qui avait suivi son
petit-fils jusqu’à l’hôpital Le Dantec, transformée en Djini.
3° La sorcellerie “Bek tig” : C’est une sorcellerie de caractère
féminin. bien que les Naq hommes puissent l’utiliser. Elle est
considérée comme une action de femme. Elle consiste à mettre
dans la nourriture, la boisson et tout ce qui passe par la bouche
(kola, tabac, etc.), une chose susceptible d’entraîner la mort,
pour des causes magiques : cheveux, ongles, vers, cola enchan-
té, etc., chacune selon sa méthode- Si la Naq veut une mort
rapide, ce qui est avalé restera à la gorge, sinon elle ira dans
l’estomac et produira plus lentement son effet.
4° La sorcellerie “Kum a las” : Elle consiste à étrangler un fœ-
tus dans le sein de sa mère, par une action à distance, ou à
étrangler te nouveau-né dans la première semaine qui suit la
naissance, avant la cérémonie du huitième jour. Le “Bek tig” est
un procédé féminin. Le “Kum a las” est normalement pratiqué
par les hommes. Le Naq qui le fait ne recherche pas la chair
humaine pour son goût, mais pour avoir la /p. 207/ richesse, ré-
colte, troupeau, etc. II doit venir en pleine nuit devant la case
où se trouve la femme enceinte ou la jeune maman, tenant à la
main une queue magique, a las ala, entourée de tissu rouge et
maintenue à l’intérieur par deux baguettes rigides. La queue est
entourée d’un cordon teint avec de l’eau mélangée à la noix de
cola. L’homme est entièrement nu sous son pagne et il attend
d’être sûr de pouvoir agir. À ce moment, il pose son pagne à
terre et, après avoir frappé la terre avec la queue magique, deve-

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

nue le bébé, il l’étrangle en serrant le cordon, geste qui étrangle


à distance.

F) LE REPAS DES NAQ

La victime dont le “double” avait été capté et conservé en


lieu sûr par un Naq est morte plus ou moins rapidement. Privée
de sa force vitale, elle n’avait aucune chance de survivre. C’est
ce que la représentation traditionnelle appelle « manger une
âme ». L’opération se déroule en deux temps.
Premier temps : captation du “double humain” dans une
opération ad extra. Le “double”, détenteur des énergies vitales,
est gardé par le Naq, dans un lieu connu de lui seul, ou par
l’association en son siège. Les Naq attendent la mort et les fu-
nérailles de la victime avant d’agir. Pendant les funérailles, les
femmes doivent pleurer et manifester publiquement leur dou-
leur, surtout les suspecte car une attitude trop calme les ferait
soupçonner de sorcellerie, surtout si elles font partie de la fa-
mille maternelle.
Deuxième temps : le soir même des funérailles, ou au plus
tard le lendemain, les Naq de l’association vont se réunir pour le
repas communautaire. Nous arrivons ici au “grand secret” de la
sorcellerie qu’il faut dévoiler.
Ce n’est pas le corps de la victime qui est mangé. Même
après le repas de sorcellerie, si on déterrait de sa tombe le ca-
davre de la victime, on le trouverait intact. Et pourtant, il y a un
véritable repas à base de viande. Nous allons rapporter les deux
conceptions des repas de sorcellerie : la conception populaire et
la conception des initiés.
1° Dans la croyance populaire : les choses se passeraient ainsi,
avec quelques variantes. Invisibles, après s’être plongés dans le
sommeil, les Naq se réunissent autour du tombeau. /p. 208/ Par
un procédé magique, ils font remonter le corps en surface sans
avoir besoin de déterrer avec des pelles. Le mort est ranimé
lorsqu’on lui a restitué son “double” et ses forces vitales. Il est
redevenu vivant et à sa grande terreur, il se voit entouré de per-
sonnages qu’il connait et dont certains sont ses parents mater-

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

nels. La grande confrontation commence et elle sera suivie


d’une dissection qui va provoquer la mort définitive. Il n’y a pas
eu un véritable retour à la vie. Tout s’est passé à la limite impré-
cise de la vie et de la mort.
2° Dans la conception des initiés : c’est une autre version qui est
présentée par les grands Madag, et qui n’a jamais été publiée, du
moins à notre connaissance.
L’originalité de cette version réside en ceci : seul, le “double
humain”, l’âme légère, est mis en présence des Naq. Le corps
est et demeure toujours au tombeau et l’association des Naq ne
s’y rend pas. Par contre, l’association se réunit en son lieu ordi-
naire en forme invisible, le plus souvent après s’être plongé
dans le sommeil et en dédoublement. Le “double humain” de la
victime est amené. Le “double”, c’est l’âme, c’est la personne
qui s’éveille et prend conscience de sa situation dramatique.
Déjà, les Naq se délectent à la pensée du repas qui les attend.
Le défunt, revenu à lui, les conjure de lui faire grâce. Tout ce
qu’il possède sera à eux et il accepte de les servir. Mais eux se
moquent de lui et ont hâte d’en finir. Ils lui rappellent tout ce
qu’ils ont fait pour le prendre et tous les premiers essais. Il est
temps de commencer.
Des feuilles de rônier ont été apportées à cet endroit. La vic-
time est “enveloppée” de ces feuilles. Le feu est mis aux feuilles
qui dégagent une fumée âcre. Comme tout se passe dans la di-
mension invisible, le rassemblement nocturne et le feu ne sont
pas repérés par les gens du voisinage. Mais si l’endroit est mal
famé, des signes peuvent faire supposer qu’il se passe quelque
chose. Les grands Madag vont voir ce qui va se passer. Les per-
sonnes qui ne sont pas Madag, mais qui ont un moyen magique
d’augmenter leur pénétration du monde invisible, peuvent voir
aussi le repas des Naq. Comme on le sait, le liquide qui tombe
des conjonctives du chien, a nor, permet de voir certaines
choses du monde invisible, de même /p. 209/ que le chien peut
voir au loin et aboyer à la mort. La scène qui se déroule a donc
des spectateurs invisibles, qui ne diront rien le lendemain mais
qui savent.

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

Les feuilles de rônier ont fini par prendre feu et une opéra-
tion importante se déroule : a bund, l’éventement. C’est l’action
principale. Comme on le sait, l’âme est un souffle dans la pen-
sée séreer. Souffle de la vie, elle anime le corps. Dans le cas qui
nous intéresse, non seulement l’âme-souffle va animer, mais elle
va constituer le corps. En effet, l’éventement continu fait appa-
raître un nouveau corps, à l’endroit où se trouvait le “double”.
C’est ce corps qui sera bientôt mangé. Mais pour l’instant, il est
minuscule ; au fur et à mesure qu’on l’évente, il gonfle ; le voici
comme un chevreau. Les membres supérieurs et les membres
inférieurs sont très courts et le tronc est développé. Il n’a au-
cune forme humaine et pourtant, c’est le double corporel de la
victime. Si un danger se présentait et qu’il faille fuir devant les
“chasseurs de sorciers”, le gonflage cesserait et le partage ne
donnerait pas un grand résultat. Mais si rien ne vient troubler la
réunion, le gonflage va se poursuivre jusqu’à ce que l’homme ait
le volume d’un veau, d’un cheval, d’un taureau. Alors, il est
dépecé et celui qui a entrepris cet acte de sorcellerie rembourse
ses dettes vis-à-vis des autres Naq. Ensuite, il distribue les mor-
ceaux, dont il pourra exiger le remboursement en temps oppor-
tun. Les sorcières commencent sur place leur cuisine ensorcelée
et tout le monde mange. Après ce sabbat, les Naq se dispersent,
chacun avec le morceau emprunté. Les Madag remarquent le
retour. Dans la brousse, ils voient les sorcières ployer sous le
poids des calebasses invisibles remplies de viande. Dans
quelques cases, des enfants pleurent : « Je veux de la viande qui
est sous le lit. » « Il n’y a rien sous le lit », lui dit-on. « Si, c’est
ma mère qui l’a mise tout à l’heure. » Chacun se tait. Mère et
enfant sont sorciers.

G) REACTION POPULAIRE

Face aux phénomènes de sorcellerie, aux morts qui leur sont


en grand nombre attribués, la première réaction populaire est
souvent violente. Le groupe menacé se défend. Mais la seconde

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

réaction est finalement humaine ; les Naq démasqués sont cor-


rigés, mais ils ont la vie sauve et ils conservent leur liberté.
/p. 210/ Le principal est de démasquer le coupable soupçonné
d'être Naq. Tant que l’enquête se poursuit, il peut y avoir des
scènes de violence. Mais dès que le coupable ou la coupable ont
avoué, ils sont abandonnés à leur groupe familial.
Dans les cas étudiés, nous avons vu les deux méthodes em-
ployées jusqu’à présent pour obtenir les aveux : la “question” et
la magie qui rend “N’Dyafir”, c’est-à-dire qui entraîne cette
bouffée confusionnelle dont nous avons parlé. Le “N’Dyafir”
oblige à avouer tous les actes de sorcellerie commis.
La “question” la plus anciennement employée dans le Sine,
pour dépister les cas de sorcellerie, était pratiquée au village de
Ngohé-Pofine, dans l’arrondissement de Tataguine, auprès des
fameux “Canaris de Ngohé”. En présence des autorités coutu-
mières, car le cas relevait du jugement du roi ou de son repré-
sentant, le suspect devait manger et boire un ou deux gobelets
d’un liquide infect, rempli de pourritures qu’on y jetait. S’il vo-
missait, il était considéré comme innocent, sinon, il était recon-
nu publiquement comme Naq, sorcier nuisible à la société. Mais
on lui infligeait aucun châtiment et il n’était pas condamné à
l’exil.
L’avilissement qui en résultait pour le Naq démasqué était
seulement d’ordre moral, dans la société traditionnelle et il l’est
demeuré jusque dans la société moderne. Comme ces activités
se déroulent dans un domaine très particulier et concernent
surtout le groupe familial, la société séreer laissait et laisse en-
core les Naq en liberté, après les avoir signalés. Dans les cas
analysés, nous avons relevé trois types de comportement après
découverte. La moitié va vivre dans la honte la condition du
sorcier dévoilé. Ils se retirent de plus en plus des réunions pu-
bliques el on ne va presque pas chez eux. Leurs proches leur
font sentir cette situation. Un autre groupe, au contraire, vit
sans vergogne la condition du sorcier : « Puisque je suis démasqué,
vous savez que j’ai des pouvoirs. » Plusieurs ne peuvent pas suppor-
ter cette épreuve et se suicident les jours qui suivent. J’ai connu

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

une jeune femme du village de M’Bafaye, dans le Sine, qui tra-


vaillait à Kaolack et avait été accusée de se transformer en
chatte lumineuse pour accomplir ses actes de sorcellerie. Dans
la case qu’elle partageait avec de nombreuses filles du village,
elle avait été /p. 211/ convaincue d’être Naq. Elle revint au village
sans doute pour se justifier, mais elle ne rencontra que sar-
casmes. S’étant rendue au grand puits qui est sur la place du
village, elle déposa doucement son bébé près de la margelle et
se jeta silencieusement dans les profondeurs du puits, où elle
périt rapidement. Les cris du bébé déposé à terre auprès d’un
puits sont, pour les vieilles qui surveillent sans cesse les allées et
venues des jeunes, un signe non équivoque. Elles ne se sont pas
pressées de se lever et ne furent nullement surprises de voir un
pagne flotter entre deux eaux. Cette jeune femme n’avait pu
supporter sa disgrâce. D’autres choisissent l’exil. D’autres cher-
chent à se guérir de ce pouvoir monstrueux. Mais pour tous,
coupables et parents, la solidarité familiale l’emporte finalement
sur la confusion.

H) CESSATION DU POUVOIR DE NAQ

Il peut arriver, en effet, qu’après avoir été découvert, le Naq


a un sursaut d’énergie et rejette ce qu’il a fait. Comme il est
essentiellement un Madag avec des pouvoirs malfaisants, il peut
essayer de redevenir un Madag, si sa conversion n’est pas feinte.
Il doit faire le Rom publiquement. Ce terme signifie “blesser”.
Le Naq va diriger son pouvoir malfaisant sur un arbre qui doit
en périr. L’arbre blessé par ce pouvoir du Naq doit normale-
ment crever dans l’année. Ce sera le signe que le sorcier est
définitivement libéré de ses pouvoirs et redevenu Madag.
On dit également qu’il faut se faire enlever les yeux qui sont
à l’arrière de la tête et servent d’organe de vision en vue de sor-
cellerie. Quoi qu’il en soit, le Naq guéri et converti ne sera pas
un simple Madag. Ses anciens pouvoirs demeurent sous une
forme nouvelle et sublimée. Il sera un voyant très averti et res-

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

pecté, car il restera toujours pour la société un personnage ex-


ceptionnel, marqué du destin.

Conclusions
Le sujet de cette étude a été délimité : les conceptions séreer
sur les Naq et la sorcellerie. Il s’agissait uniquement dans un
domaine très peu exploré de faire le point et d’apporter un peu
de clarté, grâce à la présentation de plusieurs cas, /p. 212/ suivie
d’une analyse méthodique. Dans le cadre de la revue de Psycho-
pathologie africaine, il n’est pas question de porter un jugement de
valeur sur ces données, mais seulement de s’assurer que la des-
cription des représentations a été faite correctement. Après
deux débats publics, où aucune des données ou des interpréta-
tions présentées n’a été contestée véritablement, on peut con-
clure que ce travail représente une approche valable du pro-
blème.
Dans le cadre d'une autre revue, celle des Journées de Re-
cherche africaine de Théologie, Recherche et Liaison, une seconde
étude serait normalement à entreprendre par des philosophes
ou des théologiens chrétiens. Ces représentations qui viennent
d’être décrites ont-elles un fondement réel et valable du point
de vue humain et religieux ? Ces questions qu’un théologien
chrétien ne peut pas ne pas se poser, parce que l’approche du
problème de la sorcellerie vécue en milieu populaire est globale,
nous ne les poserons pas ici par respect de la spécificité de la
revue, mais il faudra les reprendre une autre fois.
En conclusion, nous voulons simplement signaler trois
pistes ouvertes par les analyses qui nous ont été suggérées par la
phénoménologie de la sorcellerie et qui nous introduisent dans
une meilleure compréhension de la culture séreer :
– sur la conception africaine de la vie sociale ;
– sur la conception africaine de la personne humaine ;
– sur l’existence d’une connaissance et d’une sagesse supé-
rieures.

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

1. Une conception africaine de la vit sociale


L’analyse du phénomène de la sorcellerie nous éclaire davan-
tage sur les conceptions séreer de la vie en société. Que tout
l’ensemble du phénomène “naq” ait une connexion étroite avec
la vie sociale, cela semble évident. Dans la pensée séreer, et
peut-être même dans la pensée négro-africaine, en général, la
société constitue un “modèle” où tout est intégré el où tout se
tient, même dons l’au-delà. Face à ce “modèle” la société pro-
duit un “contre-modèle” ou une “contre-marque” insolite, pas
comme tout le monde.
Cette conception, très séreer, a des répercussions négatives
au niveau du développement et peut constituer un blocage.
/p. 213/ Que de paysans nous ont dit ne pas oser se lancer dans
un type de culture plus moderne et plus rentable, seuls. En cas
de succès, on attribuerait leur réussite à des pouvoirs spirituels
suspects. Quiconque veut s’élever au-dessus du groupe est sus-
pecté. C’est pourquoi, il faut viser à une promotion collective,
et le moins possible à des promotions individuelles.
Le “contre-modèle” s’oppose au modèle communautaire
comme l’anti-social au social et le mal au bien. Dans la pensée
séreer, Naq et. sorcellerie sont associées à toute manifestation
de personnes ou de choses qui apparaît hors de l’habituel et
non intégrée au modèle communaulaire. Comme le faisait re-
marquer Dominique ZAHAN, dans son livre Religion, Spiritualité
et Pensée africaines, il est remarquable de constater que plus un
groupe est structuré, le groupement familial par exemple, plus
son attention est attirée par le singulier et l’insolite. Le Naq se
présente comme une déviation de l’idéal social.

2. Une conception de la personne humaine


La recherche sur le phénomène de la sorcellerie nous invite à
insister sur l’unité du composé humain dans les conceptions
africaines. Loin de séparer le corps et l’âme humaine, comme
dans la conception platonicienne, la pensée africaine les unit
étroitement dans une vue globale. Sans doute, elle distingue la
condition corporelle des fonctions spirituelles et, parmi ces
dernières, on peut également, à partir des terminologies afri-

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

caines, distinguer plusieurs âmes, mais l’homme africain est saisi


comme un tout dont il faut reconnaître l’unité.
Cette conception africaine diffère de la conception occiden-
tale de l’homme sur un point précis : à la différence des philo-
sophies occidentales qui conçoivent le composé humain d’une
manière figée, la conception africaine admet l’existence de plu-
sieurs principes spirituels au sein de la personne : l’âme pro-
prement dite, unie au corps, auquel elle transmet sa force vitale,
et le “double”, sorte de principe mobile qui peut quitter tempo-
rairement la personne pendant le sommeil ou dans des activités
para-humaines propres aux doués (Madag, Naq, Kon o Paf, etc.).
Mais même dans cc cas, la conception séreer qui découle de
notre étude nous invite à ne pas diviser la personne. Elle est
tout entière dans son corps et dans son “double qui voyage ;
elle est à la maison et elle est en même temps dans /p. 214/ le
N’Dyamboñ. Et dans ce N’Dyamboñ, il y a sept personnes qui
agissent comme une seule entité. C’est-à-dire à quel point il est
nécessaire de poser les bases philosophiques de l’anthropologie
séreer. La pensée africaine procède par images et symboles. Elle
n’est pas systématique. Mais parce qu’elle procède par analogie,
elle rend finalement mieux compte du mystère de l’âme et du
mystère de l’homme. C’est en progressant dans cette lumière
nocturne, que l’on approche de la vérité de l’homme noir.
« Ah ! la nuit est plus vraie que le jour » (Léopold Sédar Senghor).

3. Désir d’une sagesse et d’une connaissance supérieures


Finalement, l'existence d’hommes doués de sagesse et de
connaissance, qu’on appelle les « Yal Hoh » tels que les Madag
ou les Naq, laisse entrevoir le désir de certains personnages
d’accéder à une connaissance, à une sagesse et à des expériences
interdites au commun des hommes et finalement à un puissance
supérieure. Le soin avec lequel ces personnages transmettent et
protègent leurs connaissances et leurs pouvoirs, le halo noc-
turne qui les auréole de merveilleux, montrent que la société
séreer les entoure à la fois de considération et de crainte. Même
s’il ne peut suivre le chemin tracé par ces “sages”, le chrétien
sait avec Denys le Mystique, que la plus haute sagesse se ren-

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R.P. Henri Gravrand – Naq et sorcellerie séreer

contre dans la “Ténèbre”. Au-delà de toutes ces représenta-


tions, il est d’accord sur l’essentiel : l’Hypothèse de l’Esprit, la
croyance en l’Esprit qui est capable de se mouvoir, d’agir ad
extra, d’exercer une influence sur les corps, de réaliser des con-
tacts d’ordre spirituel et de donner un sens à cette parole ex-
traordinaire : « Celui qui mange mon corps et boit mon sang a
la vie éternelle. »
R.P. Henri GRAVRAND,
Mission catholique,
B.P. 41, M’Bour (Sénégal).
/p. 215/

RÉSUMÉ :

La sorcellerie est un phénomène d’une grande amplitude sociale. Ses réper-


cussions sont considérables : dans l’ordre sociologique à cause du grand
nombre de personnes concernées et des valeurs mises en cause (la vie, la
famille) ; dans l’ordre psychologique par la place qu’occupe ce phénomène
dans la vie psychique ; dans l’ordre culturel parce que les valeurs en cause
nous révèlent en contrepoint le “projet africain” de vie en société.
L’auteur présente dans une première partie une série de cas de sorcellerie
pour dégager une typologie des Naq et de leur psychologie autour des sept
points suivants : 1° la nature de l’acte entrepris : familial ou extra-familial ; 2°
le sexe du Naq ; 3° la méthode de sorcellerie utilisée ; 4° le résultat obtenu :
mort, maladie… ; 6° à quel niveau est instruite “l’affaire de sorcellerie”?; 6°
procédure d’obtention des aveux ; 7° comportement du Naq après aveux.
Une seconde partie tente une synthèse de la conception séreer de la sor-
cellerie et aborde : A. le fondement psychologique de la sorcellerie en ayant
recours au mythe séreer sur l’origine des Naq ; B. les représentations séreer
concernant la personne du Naq (corps et psychisme) ; C. la nature de la
sorcellerie (familiale, conjugale, par vol) ; D. les motivations (goût) de
l’homme, néeessité de rembourser une dette de sorceellerie, la sorcellerie de
défense, de jalousie) ; E. les procédures ou méthodes de sorcellerie (le
N’Dyamboñ, la sorcellerie A Tefan du sorcier “suiveur”. la sorcellerie Bek Tig
utilisant la nourriture, la sorcellerie Kum A Las utilisant la queue magique) ;
F. le repas des Naq selon la eroyance populaire et selon le discours des ini-
tiés ; G. réaetion populaire vis-a-vis de la sorcellerie ; H. la cessation du
pouvoir des Naq.

Mots clés : • Sorcellerie • Sereer • Typologie • Naq • Kum A Las (queue ma-
gique) • A Tefan (sorcier suiveur) • Bek Tig (comme une femme)
•N’Dyamboñ (• Madag (voyant) • Kon o Paf (mort vivant) • Aveux •
N’Djyafir (bouffée confusionnelle) • Mythe d’origine du Naq.

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Psychopathologie africaine 1975, XI, 2 : 179-216.

SUMMARY :
NAQ AND WITCHCRAFT IN SEREER THOUGHT

The fruit of a long experiment of more than twenty years in the Sereer set-
ting of the Sine and the Petite-Côte regions of Senegal, Reverend Father
Gravrand’s study exposes an aspect generally unknown but that is of great
social importance. The values brought to the force reveal the “African pro-
ject” of life in society and a certain conception of man.
Before brushing his subject, the author recalls three principles : The dual
aspect of the universe: visible and invisible; The possibility of certain people
to see, move and act in an invisible dimension, owing to their capacity to
move in two dimensions; The ability to cause, materialize certain contacts
from an invisible dimension by using efficacious symbols.
On the first part, the author expose a typology of main cases in sorcery by
following a “grillwork” permitting a methodical analysis of the facts of sorcery:
– The nature of the action undertaken; – Motivations; /p. 216/ – Sex of the
person practising sorcery; – Sorcery methods; – Results (death, sickness, men-
tal disorder); – Unmasked avowals of sorcerers; – Behaviour of sorcerers alter
their avowal. A statistic, unfortunately limited to fifteen case histories, allows
one to introduce some conclusions which have had a chance to be discussed
to the point of being approved in three public meetings.
On the second part, the author attempts a synthesis of Sereer thought on
witchcraft. It launches a study of: – The psychological foundations of witch-
craft and exposes to view sereer myth ot origin of sorcerers; – The personal-
ity of the Naq, his psychology and psychism; – The nature of witchcraft:
familial, conjugal or in thief; – The motivations of the sorcerers (the man’s
taste, the necessity to reimburse, the defensive); – The sorcerers “meals”: the
author brushes the “great aecret” of the Naq’s associates; – The sorcerers’
end, after their unmasking of the end of their power.
Father Gravrand bas an opportunity to advance a value judgement on
his conceptions in review in “African theology” , defends his reasons for
doing so within the framework of Psychopathologie africaine. His intention is
simply to clarify in some degree an aspect of Sereer thought that has been
little explored, which presents some perspectives of African conceptions of
life and man as well as the existence of knowledge and superior wisdom
reserved tor a small number of people.

Key words: • Witchcraft/sorcery • Sereer • Typology • Naq • Kum A Las • A


Tefan • Bek Tig •N’Dyamboñ • Madag (voyant) • Kon o Paf (mort vi-
vant) • Aveux • N’Djyafir • Mythe d’origine du Naq.

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