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DE SAMUEL BECKETT
Solveig Hudhomme
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104 1. Beckett, Samuel, Le Monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement, Paris, Minuit,
1990, p. 21-22.
2. Beckett, Samuel, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 23.
LITTÉRATURE 3. Ibid., p. 198.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 4. Beckett, Samuel, Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 18.
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 105 — #105
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L’une des œuvres dans laquelle l’œil accède le plus explicitement au statut
de personnage appartient cependant au domaine cinématographique. Le
scénario de Film, « aperçu général », s’ouvre sur une citation tronquée de
Berkeley, philosophe irlandais du XVIIIe siècle : « Esse est percipi5 . » La
perception, plus précisément « l’insupprimable perception de soi » se trouve
dès lors au cœur du problème.
Pour pouvoir figurer cette situation le protagoniste se scinde en deux, objet
(O) et œil (Œ), le premier en fuite le second à sa poursuite.
Il apparaîtra seulement à la fin du film que l’œil poursuivant est celui, non pas
d’un quelconque tiers, mais du soi6 .
La possibilité de « se voir » passe en effet par une scission du sujet en
deux instances modelées selon deux impératifs, le percipi et le percipere. Il
convient cependant de s’interroger sur les modalités de ce regard : comment
révèle-t-il cette scène intérieure qui semble tour à tour prendre la forme du
crâne, de la rotonde ou encore du cylindre ? Comment ces « visions », ces
« images », se révèlent-elles à l’« œil n’ayant pas besoin de lumière pour
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 106 — #106
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SAMUEL BECKETT
10. Beckett, Samuel, Imagination Dead Imagine, in The Complete Short Prose. 1929-1989,
New York, Grove Press, 1995, p. 184.
11. Beckett, Samuel, How It Is, Londres, Faber and Faber, 2009, p. 25.
106 12. Beckett, Samuel, Worstward Ho in Nohow On, New York, Grove Press, 1996, p. 102
13. Beckett, Samuel, L’Innommable, op. cit., p. 23.
14. Beckett, Samuel, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 175-176.
LITTÉRATURE 15. Beckett, Samuel, Film, op. cit., p. 123.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 16. Ibid., p. 127-128.
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 107 — #107
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 108 — #108
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SAMUEL BECKETT
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23. Ibid., p. 11.
24. Ibid., p. 34.
LITTÉRATURE 25. Ibid.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 26. Beckett, Samuel, Pour finir encore et autres foirades, Paris, Minuit, 1976, p. 28.
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 109 — #109
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27. Beckett, Samuel, Quad in The Complete Dramatic Works, Londres, Faber and Faber, 2006, 109
p. 453.
28. L’expression est de Samuel Beckett.
29. On se souviendra à ce titre de la curieuse onomatopée convoquée par Lucky, « quaquaqua- LITTÉRATURE
qua » (Beckett, Samuel, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 55). N° 167 – S EPTEMBRE 2012
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 110 — #110
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SAMUEL BECKETT
l’épuisement du sens dont elle semble se promouvoir. C’est ici notre regard
qui se trouve éprouvé.
Sapo, première forme du personnage animé par Malone, avait pour
particularité de lever « volontiers les yeux au ciel, de jour et de nuit », sans
pouvoir en retirer quoi que ce soit. Le narrateur insiste sur le fait qu’il
« ne savait pas regarder ces choses », que « les regards qu’il leur prodiguait
ne lui apprenait rien sur elles30 ». Pour « mieux voir », il faut écarquiller
le regard, écarquiller le sujet afin qu’affleure à la vision ce qui constitue
la zone dangereuse, le point d’évitement nommé E. Souvenons-nous d’un
détail mentionné dans le scénario de Film : le personnage, O, est confronté
à de nombreux regards, dont celui de « Dieu le père », figuré « les yeux
écarquillés ». O semble prendre la formule au pied de la lettre, puisque,
dans sa volonté d’évacuer toute source de vision, il arrache le chromo et
« le déchire en quatre31 ». Un plan s’arrête sur une image, demeurée intacte,
celle de l’œil. Le narrateur de Solo s’attache de même à décrire un mur
« couvert d’images jadis » pour préciser un peu plus loin que ces images ont
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Eyes on my eyes33 .
L’évitement du point central peut donner lieu à plusieurs interpréta-
tions : on peut y voir la figuration de l’impossible saisissement du sujet,
lequel se dérobe à toute observation : « nul ne regarde en soi où il ne peut y
avoir personne »,34 rappelle en effet le narrateur du Dépeupleur. « Les yeux
écarquillés » permettent cependant un accès à la scène intérieure, scène
informée par l’empêchement même de se voir. Dans l’un des derniers textes,
Worstward Ho, ils semblent même dominer cet espace qui prend le nom de
« crâne » :
Skull and stare alone. Scene and seer of all35 .
La langue anglaise permet d’instaurer un équilibre entre crâne et regard
écarquillé, skull et stare, équilibre qui tient tant au nombre de syllabes qu’à
l’harmonie des sonorités. Dans sa traduction, Édith Fournier choisit d’em-
prunter au reste de l’œuvre le terme « écarquillé » : « crâne et écarquillés
seuls », « scène et spectateur de tout36 ». On l’a vu, ce terme renvoie étymo-
logiquement à l’idée d’une torture, souffrance par laquelle le regard accède
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33. Beckett, Samuel, Happy Days in The Complete Dramatic Works, op. cit., p. 160.
34. Beckett, Samuel, Le Dépeupleur, op. cit., p. 27.
35. Beckett, Samuel, Worstward Ho, op. cit., p. 101. 111
36. Beckett, Samuel, Cap au pire, Paris, Minuit, 1991 [traduit de l’anglais par Édith Fournier],
p. 29.
37. Beckett, Samuel, Molloy, op. cit., p. 158. LITTÉRATURE
38. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 182. N° 167 – S EPTEMBRE 2012
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SAMUEL BECKETT
cette étape signe leur mort narrative : ils disparaissent et sont immédiatement
remplacés, dans un roulement presque cosmique que l’on peut rapprocher
de la répartition, plus délicate, des seize pierres à sucer dans les quatre
poches de Molloy39 . Ce dispositif rappelle bien entendu celui de Quad, si
l’on veut bien voir en cette pièce une mise en scène de l’écarquillement, tant
évoqué au cours de l’œuvre. Sans vouloir forcer l’interprétation, on peut
remarquer que ce chiffre gouverne d’autres scénographies, à commencer
par les deux premières pièces, En attendant Godot et Fin de partie, qui
comportent chacune quatre personnages – si l’on excepte la figure du petit
garçon, messager de Godot dans la première, simple hypothèse dans la
seconde. De même, le regard qui « quadrille » le cylindre du Dépeupleur
y recense « quatre sortes » de corps, répartition qui s’opère en fonction de
la mobilité du corps et surtout de l’œil. À quoi rime le ballet du million de
victimes et bourreaux dépeint dans la troisième partie de Comment c’est ?
Le narrateur s’arrête finalement sur le chiffre quatre, « pour mieux voir »,
et dès lors s’esquisse une scène géométrique qui semble annoncer celle de
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39. Dans L’Épuisé, Gilles Deleuze met ainsi en lumière la présence de l’art combinatoire dans
112 Watt, Molloy et Quad (Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L’Épuisé, Paris, Minuit,
1992).
40. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 182-183.
LITTÉRATURE 41. Ibid., p. 187.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 42. Beckett, Samuel, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 92-93.
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 113 — #113
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« à son regard le spectacle d’une part d’un seul d’entre nous vers qui
personne ne vient jamais et de l’autre d’un seul autre qui ne va jamais
vers personne [...]43 ». L’interrogation qui nourrit l’approche beckettienne
de l’image passerait en ce sens par la catachrèse – les « yeux écarquillés »
impliquant la métaphorisation de l’écartèlement – image qui tait l’écart
qu’elle suppose : ce n’est plus seulement l’œil qu’il s’agit d’écarteler afin de
faire, afin d’avoir l’image, ce sont les mots qu’il faut réinvestir, « comme un
voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses44 », à commencer
par le terme « écarquiller » auquel Samuel Beckett prête un nouvel emploi.
Comme le prouve l’extrait de la première Foirade, cité plus haut, l’auteur
s’amuse à briser la collocation à laquelle est soumis ce verbe en français
moderne, verbe qui n’accepte, en principe, que l’organe visuel comme objet.
Il ne tâtonne pas, malgré le noir, n’allonge pas le bras, n’écarquille pas les
mains, ne retient pas les pieds avant de les poser45 .
Ainsi la main qui écrit se substitue-t-elle à l’œil qui voit, déplacement,
écart, qui met en lumière un nouvel impératif, celui d’écarquiller la langue.
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43. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 192.
44. Lettre de Samuel Beckett à Axel Kaun (9 juillet 1937), in Beckett, Samuel, Disjecta.
Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, New York, Grove Press, 1984. LITTÉRATURE
45. Beckett, Samuel, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 28. N° 167 – S EPTEMBRE 2012
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