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LES « YEUX ÉCARQUILLÉS » OU CE QUI S'APPELLE VOIR DANS L'ŒUVRE

DE SAMUEL BECKETT

Solveig Hudhomme

Armand Colin | « Littérature »

2012/3 n°167 | pages 104 à 113


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200927882
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“Litterature_16767” (Col. : RevueLitterature) — 2012/8/20 — 16:41 — page 104 — #104
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SOLVEIG HUDHOMME, PARIS 8

Les « yeux écarquillés » ou


ce qui s’appelle voir dans
l’œuvre de Samuel Beckett

La réflexion sur l’image est au cœur de la création beckettienne. Si


l’écrivain envisage les « absurdes et mystérieuses poussées vers l’image1 »
comme l’essence de l’art pictural, il n’en investit pas moins l’objet de
la vision comme un enjeu littéraire. Le narrateur de L’Innommable, se
décrivant immobile face à un mur « où il ne se passe rien, 99 % du temps2 »,
pose ainsi l’équation qui régit son propre discours : « [...] ils appellent ça
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penser, ce sont des visions3 . » Le regard s’impose comme une problématique
essentielle à la création verbale : il l’informe. Aussi les héros beckettiens
s’interrogent-ils eux-mêmes sur leur rapport à la vue, à la vision. Dès les
premières pages de son récit, Molloy évoque ainsi deux promeneurs, A et B,
qui lui paraissent familiers. Il s’interrompt aussitôt pour poser la question
qui servira de fil conducteur à notre réflexion :
Et qu’est-ce que j’appelle voir et revoir4 ?
L’organe visuel se trouve en effet bien souvent au cœur des textes
beckettiens, qu’ils soient romanesques ou dramatiques. Nous nous propo-
serons dans cette étude d’envisager l’œil comme un support propice à la
monstration d’un procédé créateur, procédé dont la clef est à chercher dans
un terme qui accompagne tout au long de l’œuvre le « voyant » que se révèle
être le narrateur beckettien, « voyant » qui « écarquille » les yeux, parfois
dans la boue, toujours dans le noir. Comment comprendre la récurrence de
ce terme dans l’œuvre francophone ? L’œil écarquillé ne serait-il pas à la
vision ce que la bouche, protagoniste de Pas moi, est à la voix, un outil sinon
de connaissance, du moins de création, outil, medium, qu’il s’agit de mettre
en scène ? Il s’agira ainsi d’examiner de près le terme afin d’en saisir la
portée esthétique et poétique.
L’œil, en effet, se voit parfois investi d’un véritable rôle dans l’action :
dans Mal vu mal dit, le globe est un personnage à part entière qui entame
une quête dont l’objet, la vieille femme du logis, ne cesse de se dérober.

104 1. Beckett, Samuel, Le Monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement, Paris, Minuit,
1990, p. 21-22.
2. Beckett, Samuel, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 23.
LITTÉRATURE 3. Ibid., p. 198.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 4. Beckett, Samuel, Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 18.

rticle on line

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LES YEUX ÉQUARQUILLÉS

L’une des œuvres dans laquelle l’œil accède le plus explicitement au statut
de personnage appartient cependant au domaine cinématographique. Le
scénario de Film, « aperçu général », s’ouvre sur une citation tronquée de
Berkeley, philosophe irlandais du XVIIIe siècle : « Esse est percipi5 . » La
perception, plus précisément « l’insupprimable perception de soi » se trouve
dès lors au cœur du problème.
Pour pouvoir figurer cette situation le protagoniste se scinde en deux, objet
(O) et œil (Œ), le premier en fuite le second à sa poursuite.
Il apparaîtra seulement à la fin du film que l’œil poursuivant est celui, non pas
d’un quelconque tiers, mais du soi6 .
La possibilité de « se voir » passe en effet par une scission du sujet en
deux instances modelées selon deux impératifs, le percipi et le percipere. Il
convient cependant de s’interroger sur les modalités de ce regard : comment
révèle-t-il cette scène intérieure qui semble tour à tour prendre la forme du
crâne, de la rotonde ou encore du cylindre ? Comment ces « visions », ces
« images », se révèlent-elles à l’« œil n’ayant pas besoin de lumière pour
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voir7 » ? L’interrogation que comporte la vision semble nourrie de la lecture
de Rimbaud, dont Beckett a traduit Le Bateau ivre, en 1932 : « l’œil clos »
se présente ainsi comme une activité en soi, à laquelle on « s’adonne », et ne
laisse pas d’évoquer le geste de l’auteur des Poètes de sept ans, « écrasant
son œil darne », « pour des visions », geste qui, dans la première partie de
Comment c’est, s’adjoint à la seule fermeture des paupières lorsque celle-ci
s’avère inefficace :
si cela ne suffit pas je l’agite ma main on parle de ma main dix secondes quinze
secondes je ferme les yeux un rideau tombe8
La quête de l’image semble pourtant moins se réduire à un geste
qu’à un terme, terme qui par son histoire, ses résonances, engage une
problématique du regard comme activité créatrice dont l’œil « écarquillé »
sera à la fois source et objet.
Bien souvent l’objet du regard n’est pas même précisé, l’activité de
l’œil résidant dans le simple fait de « fixer ». L’incipit d’Imagination morte
imaginez pose ainsi les deux temps de la fabrique de l’image, « fixer » et
« taire » :
Îles, eaux, azur, verdure, fixez, pff, muscade, une éternité, taisez. Jusqu’à toute
blanche dans la blancheur la rotonde9 .
L’écart entre la version anglaise et la version française illustre l’aspect
ambivalent de ce terme, à envisager selon ses deux acceptions, « regarder

5. « Esse est percipi aut percipere » est la citation complète.


6. Beckett, Samuel, Film in Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972, p. 113. 105
7. Beckett, Samuel, Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981, p. 8.
8. Beckett, Samuel, Comment c’est, Paris, Minuit, 1961, p. 21.
9. Beckett, Samuel, Imagination morte imaginez in Têtes-mortes, Paris, Minuit, 1967, 1972, LITTÉRATURE
p. 51. N° 167 – S EPTEMBRE 2012

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SAMUEL BECKETT

fixement » et « rendre fixe ». Si dans cet extrait la seconde s’avère plus


pertinente – le terme est traduit par le groupe nominal « one glimpse », « un
coup d’œil » – elle ne parvient jamais à s’imposer. Cette activité se décline
en différents termes dans les écrits en langue anglaise : dans Imagination
Dead Imagine, les yeux, « open wide and gaze in unblinking exposure10 »
sont ainsi décrits par une périphrase construite autour du verbe to gaze. Le
terme le plus fréquemment utilisé reste cependant stare, employé tantôt
comme nom, pour désigner le regard lui-même, tantôt comme verbe ou
adjectif. L’expression the staring eyes se présentera ainsi de façon récurrente,
de How It Is à Worstward Ho :
way off on the right on the tugging hand the mouth shut grim the staring eyes
glued to the mud [...]11 .
The staring eyes. Dimly seen. By the staring eyes12 .
Cette posture du regard, de plus en plus prégnante au fil de l’œuvre,
s’impose de fait dès la rédaction de L’Innommable. Dès les premières pages
s’affirme ce qui deviendra désormais figure récurrente, figure du personnage
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pour qui « l’époque des bâtons est révolue ». Contrairement à Molloy, et
surtout à Malone, le narrateur de L’Innommable n’a plus que ses yeux pour
apprécier le mur qui lui fait face :
[...] ici je ne peux compter strictement que sur mon corps, mon corps incapable
du moindre mouvement et dont les yeux eux-mêmes ne peuvent plus se fermer,
[...] contraints, centrés et écarquillés, de fixer sans arrêt le court couloir où il
ne se passe rien, 99 % du temps13 .
Un seul terme s’impose donc en français pour traduire le caractère fixe
et insistant du regard, le participe passé « écarquillé », que l’on retrouve
dans les Textes pour rien, où sont dépeints « les yeux d’un muet, d’un
demeuré, qui ne comprend pas, qui n’a rien compris, qui se regarde dans
un miroir, qui regarde devant lui, dans le désert, les yeux écarquillés, en
soupirant oui, en soupirant non, de loin en loin14 ». L’expression parcourt
également le scénario de Film, tant pour caractériser le chromo figurant Dieu
le père – « Les yeux écarquillés le fixent sévèrement15 » – que pour décrire
le protagoniste lui-même :
Longue image du regard absolument fixe. Image de O, même pose à moitié
debout, mêmes yeux écarquillés, même expression d’épouvante16 .
Le terme peut également apparaître sous une forme verbale : il dési-
gnera alors une véritable manipulation des globes, manipulation dont le but

10. Beckett, Samuel, Imagination Dead Imagine, in The Complete Short Prose. 1929-1989,
New York, Grove Press, 1995, p. 184.
11. Beckett, Samuel, How It Is, Londres, Faber and Faber, 2009, p. 25.
106 12. Beckett, Samuel, Worstward Ho in Nohow On, New York, Grove Press, 1996, p. 102
13. Beckett, Samuel, L’Innommable, op. cit., p. 23.
14. Beckett, Samuel, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 175-176.
LITTÉRATURE 15. Beckett, Samuel, Film, op. cit., p. 123.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 16. Ibid., p. 127-128.

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LES YEUX ÉQUARQUILLÉS

semble être de produire un mouvement particulier de l’esprit, qu’il s’agisse


d’accéder à la mémoire ou à l’imagination :
Il [Murphy] ouvrit tout grands les yeux à la lumière de la lune, avec ses doigts
il écarquilla les paupières, le jaune suinta à travers jusque dans son crâne, des
jours qui n’étaient plus il lui vint dans la bouche comme un rot fétide et moite
[...]17 .
« L’écarquillement » permet au personnage de se souvenir d’une cita-
tion extraite d’une pièce de Francis Beaumont intitulée The Maid’s Tragedy :
« Gazed on unto my setting from my rise/Almost of none but unquiet eyes. »
Dans la première version, anglaise, Beckett évoque une véritable contrainte
de l’œil : « He forced back the lids with his fingers18 . » Le choix de traduc-
tion apparenterait donc l’écarquillement au geste rimbaldien évoqué plus
haut, friction violente de la paupière à l’origine de la vision. Dans une lettre
adressée à son ami George McGreevy, Samuel Beckett revient d’ailleurs
sur Les Poètes de sept ans, poème qu’il a tenté d’expliquer à des étudiants,
pour s’arrêter sur ce geste qu’il interprète comme un véritable « suicide de
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l’œil » :
But I can’t talk about Rimbaud, though I had to try & explain the mystery to
my foul Senior Sophisters. I told them about the eye suicide – pour des visions
– you remember. (Poètes de sept ans). Guffaw19 .
« I strain my eyes20 », déclare le narrateur de How It Is. Par-delà l’ex-
pression, « plisser les yeux », l’on peut entendre la douleur, la contrainte qui
sous-tend la version initiale : « J’écarquille les yeux21 . » L’écarquillement
dénoterait ainsi une certaine coercition, coercition préalable à l’immersion
dans un espace dont la vue nous est donnée par les « autres » yeux, par le
regard qui ouvre sur l’imaginaire.
Cette modalité de la vision apparaît dans de nombreuses œuvres de
Samuel Beckett, notamment dans Le Dépeupleur, texte qui distingue les
corps qu’il met en scène selon une typologie qui ne peut être saisie que par
un regard étranger à « l’œil de chair » :
À l’œil de chair rien ne les distingue des corps qui s’acharnent encore22 .
Dans une même optique, le narrateur du Dépeupleur envisage, de
façon hypothétique, un être capable d’appréhender le décor dans sa totalité,
un être capable de se faire une « image mentale parfaite » du cylindre,

17. Beckett, Samuel, Murphy, Paris, Minuit, 1965, p. 80.


18. Beckett, Samuel, Murphy, New York, Grove Press, 1957, p. 106.
19. Lettre à George McGreevy, 11 mars 1931 in Dow Fehsenfeld M. ; More Overbeck, L., The
Letters of Samuel Beckett 1929-1940., Cambridge, Cambrigde University Press, 2009, p. 73.
« Mais je suis incapable de parler de Rimbaud, bien qu’il m’ait fallu tenter d’en expliquer le
mystère à mes ignobles étudiants de dernière année. Je leur ai parlé du suicide de l’œil – pour 107
des visions – tu te souviens. (Poètes de sept ans). Gros éclat de rire. »
20. Beckett, Samuel, How It Is, op. cit., p. 19.
21. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 37. LITTÉRATURE
22. Beckett, Samuel, Le Dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p. 27. N° 167 – S EPTEMBRE 2012

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SAMUEL BECKETT

de ses niches, dont l’agencement, « en quinconces irréguliers savamment


désaxés », dénote, déclare-t-il, une véritable harmonie. Cette projection se
trouve néanmoins immédiatement repoussée : « Or il est douteux qu’un
tel existe23 . » L’intérieur du cylindre ne peut finalement donner lieu qu’à
une « vue de l’esprit », vue incomplète puisque chacun des habitants ne
dispose que de sa propre expérience pour jauger les dédales de ce décor. La
disposition même de la narration empêche une appréhension totale de cet
espace qui demeure présenté de façon fragmentaire, sous la forme de quinze
paragraphes, quinze « aperçus ». Le regard qui balaie ainsi le cylindre ne
livre pas la vision totale dont il dispose, et ce pas même au lecteur. En proie
à une véritable « détresse morale24 », l’œil des membres du petit peuple,
soumis aux attaques de la lumière, doit capituler et laisser place à la vue de
l’esprit. Les conditions de vie dans le cylindre affectent également l’objet du
regard : les peaux « se parcheminent », deviennent un objet dont la lecture
est entravée. Les êtres décrits dans ce texte sont par ailleurs promis à une
cécité qui demeure, au moment où le cylindre est saisi, l’apanage du plus
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petit nombre, les « vaincus ». Or, avant d’être assimilé aux « calmes déserts »
que représentent les globes de la vaincue, vaincue sur laquelle s’achève le
récit, l’œil subit une détérioration que l’on peut aussi bien considérer comme
une mue :
Et s’il était possible de suivre de près pendant assez longtemps deux yeux
donnés bleus de préférence en tant que plus périssables on les verrait s’écar-
quiller toujours davantage et s’injecter de sang de plus en plus et les prunelles
se dilater progressivement jusqu’à manger la cornée tout entière25 .
Le spectacle de l’écarquillement s’offre sous un mode fantasmatique,
comme l’atteste l’emploi du conditionnel : l’initiation à une nouvelle forme
de regard semble de fait passer par une torture de l’œil. Il suffit d’inter-
roger l’étymologie du verbe « écarquiller » pour s’en convaincre : « écar-
quiller » correspond en effet à une altération du verbe « équartiller », dérivé
de « quart » désignant au sens propre le fait de « mettre en quart, en quatre ».
Il faudrait donc considérer ce terme comme un doublon du verbe « écarte-
ler ». Si l’application au domaine visuel relève désormais de la collocation,
il demeure possible d’utiliser ce verbe dans un contexte proche de son
étymologie. Ce type d’emploi se trouve d’ailleurs attesté dans l’œuvre de
Samuel Beckett, lequel convoque l’image des « mains écarquillées » dans
la première « foirade » :
Il ne tâtonne pas, malgré le noir, n’allonge pas le bras, n’écarquille pas les
mains, ne retient pas les pieds avant de les poser26 .

108
23. Ibid., p. 11.
24. Ibid., p. 34.
LITTÉRATURE 25. Ibid.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 26. Beckett, Samuel, Pour finir encore et autres foirades, Paris, Minuit, 1976, p. 28.

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LES YEUX ÉQUARQUILLÉS

Si l’expression apparaît sur le mode de la négation, le rapprochement


entre tâtonnement et écarquillement demeure. Il convient néanmoins de se
demander où mènent les tâtonnements de l’œil envisagé comme un organe
écartelé.
S’il paraît hasardeux d’affirmer que l’auteur investit ce terme dans
cette acception, l’appréhension étymologique de l’écarquillement pourrait
bien s’avérer propice à l’analyse des œuvres dont l’opacité invite à l’inter-
prétation.
Le chiffre quatre évoque en effet immédiatement l’une des pièces
créées pour la télévision. Initialement créée en 1982 pour la télévision
allemande sous le titre de Quadrat 1+2, Quad se présente comme une pièce
conçue « for four players, light and percussion », à chaque personnage
étant associés, dans le premier volet, une couleur et un type de percussion.
L’intrigue repose sur quatre personnages – le scénario, rédigé en anglais
évoque des interprètes, players – qui se meuvent en fonction des quatre
côtés, A, B, C, D, d’un carré. Un même protocole gouverne la conduite
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des quatre danseurs : chacun doit en effet mener sa course tout en évitant
soigneusement le centre de la figure, qualifié de « zone dangereuse » : « E
supposed a danger zone27 . » Le support télévisuel permet ainsi de présenter à
l’œil le ballet hypnotique des corps projetés dans des trajectoires contraires,
symétriquement opposées. Soumis à ce régime, le regard du spectateur
est, littéralement, écarquillé, afin de suivre et apprécier l’harmonie des
quatre parcours. Autrement dit, la « folie télévisuelle28 » mise en scène
dans Quad écartèle la vision comme le monologue de Lucky faisait éclater
l’entendement29 .
On peut s’interroger sur le choix du titre Quadrat, terme qui signifie
« carré » en allemand et qui n’est pourtant pas traduit par l’équivalent anglais
square. Le terme « quadrat » s’applique en français et en anglais à plusieurs
domaines, de l’astronomie à l’égyptologie, en passant par la botanique, mais
se distingue systématiquement en ce qu’il induit un cadrage, l’isolement
d’un univers afin d’en permettre la lecture et l’étude. Il s’agira en ce sens
d’un carré virtuel, virtuel car non tracé, qui délimite tantôt l’espace d’un
hiéroglyphe, tantôt le biotope soumis à l’analyse. Le rôle du carré de Quad
est similaire en ce qu’il isole une aire pour la soumettre au regard du
spectateur sans pour autant nier la possibilité du hors-champ. Les interprètes
ne sont en aucun cas emprisonnés, leurs entrées et leurs sorties s’intégrant au
ballet général. Les trajectoires des danseurs semblent de même dessiner une
figure générale qu’il s’agirait de déchiffrer, par-delà l’effet hypnotique et

27. Beckett, Samuel, Quad in The Complete Dramatic Works, Londres, Faber and Faber, 2006, 109
p. 453.
28. L’expression est de Samuel Beckett.
29. On se souviendra à ce titre de la curieuse onomatopée convoquée par Lucky, « quaquaqua- LITTÉRATURE
qua » (Beckett, Samuel, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 55). N° 167 – S EPTEMBRE 2012

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SAMUEL BECKETT

l’épuisement du sens dont elle semble se promouvoir. C’est ici notre regard
qui se trouve éprouvé.
Sapo, première forme du personnage animé par Malone, avait pour
particularité de lever « volontiers les yeux au ciel, de jour et de nuit », sans
pouvoir en retirer quoi que ce soit. Le narrateur insiste sur le fait qu’il
« ne savait pas regarder ces choses », que « les regards qu’il leur prodiguait
ne lui apprenait rien sur elles30 ». Pour « mieux voir », il faut écarquiller
le regard, écarquiller le sujet afin qu’affleure à la vision ce qui constitue
la zone dangereuse, le point d’évitement nommé E. Souvenons-nous d’un
détail mentionné dans le scénario de Film : le personnage, O, est confronté
à de nombreux regards, dont celui de « Dieu le père », figuré « les yeux
écarquillés ». O semble prendre la formule au pied de la lettre, puisque,
dans sa volonté d’évacuer toute source de vision, il arrache le chromo et
« le déchire en quatre31 ». Un plan s’arrête sur une image, demeurée intacte,
celle de l’œil. Le narrateur de Solo s’attache de même à décrire un mur
« couvert d’images jadis » pour préciser un peu plus loin que ces images ont
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été « décrochées l’une après l’autre », « déchirées menu et jetées », puis,
ajoute-t-il, « éparpillées aux quatre coins32 ».
Buster Keaton, incarnation des affres du percipi, foule aux pieds
l’image, geste que ne peuvent se permettre les protagonistes de Quad,
entravés dans leurs mouvements par la zone centrale du carré. Ce point
E – l’œil de Film se nommait déjà E (« Eye ») – ne constitue-t-il pas
un point d’achoppement en ce qu’il représente la possibilité du percipi ?
Ne s’agit-il pas pour Beckett de représenter, de la façon la plus concrète,
l’empêchement auquel est soumis le sujet ? La pièce semble de ce fait
produire une succession vertigineuse de mises en abyme : jouée pour le
regard, elle figure des êtres dont le regard nous échappe, nous est refusé
comme objet de vision – ces êtres avancent, tête baissée, victimes d’un
regard central qui contraint leurs mouvements.
L’éclatement auquel cette zone dangereuse donne lieu contraint l’ob-
servateur lui-même à un « écarquillement » comparable à celui du narrateur
de L’Innommable, dont la profession de foi pourrait d’ailleurs évoquer de
façon générale la situation du spectateur dans le théâtre beckettien, spec-
tateur se trouvant face à un plateau sur lequel « il ne se passe rien, 99 %
du temps ». C’est l’impossible regard, dans sa réciprocité comme dans sa
réflexivité, qui astreint les interprètes de Quad au mouvement perpétuel qui
n’est pas sans évoquer celui de Clov ou encore celui du personnage féminin
de Pas. Cette scénographie contraste avec celle qui postule l’immobilité de
Winnie, personnage dont le visage paraît au contraire offert au regard du
110 spectateur :

30. Beckett, Samuel, Malone meurt, Paris, Minuit, 1951, p. 27.


LITTÉRATURE 31. Beckett, Samuel, Film, op. cit., p. 123.
N ° 167 – S EPTEMBRE 2012 32. Beckett, Samuel, Solo in Catastrophe et autres dramaticules, Paris, Minuit, 1986, p. 31.

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LES YEUX ÉQUARQUILLÉS

Eyes on my eyes33 .
L’évitement du point central peut donner lieu à plusieurs interpréta-
tions : on peut y voir la figuration de l’impossible saisissement du sujet,
lequel se dérobe à toute observation : « nul ne regarde en soi où il ne peut y
avoir personne »,34 rappelle en effet le narrateur du Dépeupleur. « Les yeux
écarquillés » permettent cependant un accès à la scène intérieure, scène
informée par l’empêchement même de se voir. Dans l’un des derniers textes,
Worstward Ho, ils semblent même dominer cet espace qui prend le nom de
« crâne » :
Skull and stare alone. Scene and seer of all35 .
La langue anglaise permet d’instaurer un équilibre entre crâne et regard
écarquillé, skull et stare, équilibre qui tient tant au nombre de syllabes qu’à
l’harmonie des sonorités. Dans sa traduction, Édith Fournier choisit d’em-
prunter au reste de l’œuvre le terme « écarquillé » : « crâne et écarquillés
seuls », « scène et spectateur de tout36 ». On l’a vu, ce terme renvoie étymo-
logiquement à l’idée d’une torture, souffrance par laquelle le regard accède
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à la vision. Seulement le signifiant convoque également la notion d’« écart »,
rapprochement qui, s’il est historiquement incorrect, semble motivé par une
paronymie qui n’a pu échapper au créateur de Moran pour qui précisément
« tout langage est un écart de langage37 ». On peut en effet se demander si la
figure de l’œil écarquillé ne constitue pas un écart, un détour pour figurer
l’irreprésentable, le point E vers lequel les personnages convergent sans
pouvoir l’aborder de front, zone dangereuse où résiderait le sujet comme
scène, le soi.
La chorégraphie de Quad repose ainsi sur quatre interprètes, tout
comme l’intrigue de Quoi où se forme à partir des quatre avatars du narrateur
de Comment c’est : Bim, Bam, Bom et Bem. Ce même narrateur insiste sur
le choix du chiffre quatre :
quatre c’est mieux on voit mieux si nous ne sommes que quatre38
La formule est d’importance : le chiffre a son rôle à jouer dans la
scénographie en ce qu’il facilite, en ce qu’il optimise la vision de ce qui
est décrit comme le ballet, l’enchaînement des victimes et des bourreaux,
lesquels, successivement, entrent dans le récit et en sortent, à l’instar des
employés de M. Knott qui ne connaissent que deux âges dans l’ordre de
l’intrigue : ils entrent au service du maître de maison, officient au rez-de-
chaussée avant d’être affectés, dans un deuxième temps, à l’étage. La fin de

33. Beckett, Samuel, Happy Days in The Complete Dramatic Works, op. cit., p. 160.
34. Beckett, Samuel, Le Dépeupleur, op. cit., p. 27.
35. Beckett, Samuel, Worstward Ho, op. cit., p. 101. 111
36. Beckett, Samuel, Cap au pire, Paris, Minuit, 1991 [traduit de l’anglais par Édith Fournier],
p. 29.
37. Beckett, Samuel, Molloy, op. cit., p. 158. LITTÉRATURE
38. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 182. N° 167 – S EPTEMBRE 2012

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SAMUEL BECKETT

cette étape signe leur mort narrative : ils disparaissent et sont immédiatement
remplacés, dans un roulement presque cosmique que l’on peut rapprocher
de la répartition, plus délicate, des seize pierres à sucer dans les quatre
poches de Molloy39 . Ce dispositif rappelle bien entendu celui de Quad, si
l’on veut bien voir en cette pièce une mise en scène de l’écarquillement, tant
évoqué au cours de l’œuvre. Sans vouloir forcer l’interprétation, on peut
remarquer que ce chiffre gouverne d’autres scénographies, à commencer
par les deux premières pièces, En attendant Godot et Fin de partie, qui
comportent chacune quatre personnages – si l’on excepte la figure du petit
garçon, messager de Godot dans la première, simple hypothèse dans la
seconde. De même, le regard qui « quadrille » le cylindre du Dépeupleur
y recense « quatre sortes » de corps, répartition qui s’opère en fonction de
la mobilité du corps et surtout de l’œil. À quoi rime le ballet du million de
victimes et bourreaux dépeint dans la troisième partie de Comment c’est ?
Le narrateur s’arrête finalement sur le chiffre quatre, « pour mieux voir »,
et dès lors s’esquisse une scène géométrique qui semble annoncer celle de
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Quad :
alors deux places seulement aux extrémités de la plus grande corde soit a et b
pour les quatre couples les quatre abandonnés 40
La spéculation mathématique s’interrompt cependant brutalement,
comme c’est souvent le cas chez Beckett : le discours achoppe sur la donnée
qui annule toutes les autres, le « soi » : « car si le 814 336 décrit au 814 335
le 814 337 et au 814 337 le 814 335 il ne fait en définitive que se décrire
soi-même tel que ses deux interlocuteurs le connaissent depuis toujours41 . »
Le bilinguisme de l’œuvre de Samuel Beckett problématise et enrichit
toute analyse lexicale : ainsi, si le terme « écarquiller » est absent du corpus
de langue anglaise, il nous semble éclairer d’une façon féconde le rapport
du regard au sujet tel qu’il se présente dans de nombreux textes. Le regard
implique en effet une scission de l’œil comme source et objet de vision
concrétisée par le protocole établi dans Film. La réflexivité du regard –
énoncée dans l’impératif de « se voir » – ne saurait laisser à l’écart le partage
qu’elle implique au niveau de l’énonciation, comme l’atteste cette remarque
émise par Hamm, le « narrateur » :
Puis parler, vite, des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs,
deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit42 .
Pour mieux voir, mieux dire, il s’agirait peut-être tout simplement de
« se mettre en quatre », se faire soi-même l’objet d’un récit, d’un spectacle,

39. Dans L’Épuisé, Gilles Deleuze met ainsi en lumière la présence de l’art combinatoire dans
112 Watt, Molloy et Quad (Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L’Épuisé, Paris, Minuit,
1992).
40. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 182-183.
LITTÉRATURE 41. Ibid., p. 187.
N° 167 – S EPTEMBRE 2012 42. Beckett, Samuel, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 92-93.

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LES YEUX ÉQUARQUILLÉS

« à son regard le spectacle d’une part d’un seul d’entre nous vers qui
personne ne vient jamais et de l’autre d’un seul autre qui ne va jamais
vers personne [...]43 ». L’interrogation qui nourrit l’approche beckettienne
de l’image passerait en ce sens par la catachrèse – les « yeux écarquillés »
impliquant la métaphorisation de l’écartèlement – image qui tait l’écart
qu’elle suppose : ce n’est plus seulement l’œil qu’il s’agit d’écarteler afin de
faire, afin d’avoir l’image, ce sont les mots qu’il faut réinvestir, « comme un
voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses44 », à commencer
par le terme « écarquiller » auquel Samuel Beckett prête un nouvel emploi.
Comme le prouve l’extrait de la première Foirade, cité plus haut, l’auteur
s’amuse à briser la collocation à laquelle est soumis ce verbe en français
moderne, verbe qui n’accepte, en principe, que l’organe visuel comme objet.
Il ne tâtonne pas, malgré le noir, n’allonge pas le bras, n’écarquille pas les
mains, ne retient pas les pieds avant de les poser45 .
Ainsi la main qui écrit se substitue-t-elle à l’œil qui voit, déplacement,
écart, qui met en lumière un nouvel impératif, celui d’écarquiller la langue.
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43. Beckett, Samuel, Comment c’est, op. cit., p. 192.
44. Lettre de Samuel Beckett à Axel Kaun (9 juillet 1937), in Beckett, Samuel, Disjecta.
Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, New York, Grove Press, 1984. LITTÉRATURE
45. Beckett, Samuel, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 28. N° 167 – S EPTEMBRE 2012

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