L'information géographique

Le Delta intérieur du Niger

Jean Gallais

Citer ce document / Cite this document :

Gallais Jean. Le Delta intérieur du Niger. In: L'information géographique, volume 67, n°1, 2003. pp. 45-52.

doi : 10.3406/ingeo.2003.2850

http://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_2003_hos_67_1_2850

Document généré le 16/10/2015

 Le Delta intérieur du
Université
Jean Callais
Article paru initialement en 1971 (n° 5)
À mi-chemin de Bamako et de Tom-
bouctou, entre le 13° 30 et le 15° 30 de
latitude, le Niger en se ramifiant à
l'infini à travers une plaine parfaitement
plate crée un paysage naturel d'une forte
originalité. Règne des eaux et d'une
savane inondée interrompant les
plateaux et les sables boisés et desséchés de
la zone nord-soudanienne. Platitude
presque parfaite de cette plaine
intérieure, insensiblement inclinée de 272 à
262 m, sur 200 km d'amont en aval.
Transfiguration saisonnière complète du
paysage: «le Delta intérieur plusieurs
mois par an est une mer des Sargasses
ponctuée de quelques îlots. Six mois
après, c'est une plaine herbeuse
jaunissante, apparemment desséchée».
Ce paysage identifie une des rares
unités naturelles du socle africain,
justifie une appellation déjà ancienne (E.
Reclus) «le Delta intérieur», et permet
de choisir avec précision les limites
d'une étude régionale: elles incluent
avec les plaines d'inondation les
terrasses alluviales récentes qui
constituent le «rivage» du Delta, mais
excluent à l'ouest le «Delta mort»
dont les travaux d'irrigation de
l'Office du Niger ont fait une région
très différente, et au Nord l'Erg de
Niafounké où les plaines d'inondation
alternent selon une trame serrée avec
les dunes Au total, une surface de
30000 km2 dont 19000 inondés.
L 'information géographique - Hors série Afrique
Niger
de Rouen
La réponse humaine à ces conditions
naturelles étonne. Dans cette région
donc les faveurs rappellent celles de la
vallée du Nil, de l'Euphrate ou de
F Indus, les hommes sont peu nombreux :
378000 recensés qui, après réestimation,
donnent une densité régionale de 14
habitants au kilomètre carré. Par ailleurs,
dans ce cadre ouvert et favorable aux
échanges, ils sont d'une diversité
ethnique étonnante: huit principaux peuples
dont les plus importants sont les Peul
pour 35 % de la population, les Marka
pour 17 %, les Bambara pour 16 %, les
Bozo pour 16 %, les Bwa pour 7 %, les
Somono pour 2 %. Le thème majeur
sous-jacent à l'étude sera l'explication
de la faiblesse et de la diversité humaine
dans un cadre naturel qui semble
favorable à une humanité dense et homogène.
LES BASES DE L'ORGANISATION
RÉGIONALE
1) Le Delta intérieur est replacé
morphologiquement dans son cadre
structural: les grès primaires recouvrant le
socle, dessinent de Ségou à Tombouctou
la grande cuvette du Moyen-Niger dont
l'ombilic actuel de subsidence
correspond précisément aux plaines orientales
du Delta intérieur (région de Mopti).
L'analyse à grande échelle du relief
alluvial aboutit à la reconnaissance d'une
série de deltas élémentaires où l'hydro-
45
Perspectives
graphie se divise, s'évanouit dans une
cuvette profonde pour, ensuite, se
regrouper vers l'aval dans une section de
confluence.
À travers celte alternance de zones de
défluences et de zones de confluences on
peut cependant distinguer trois
ensembles morphologiques. Le Haut-Delta
(7200 km2) dont les plaines faiblement
inondées sont parsemées de nombreuses
levées illuviales anciennes échappant à
la crue, et boisées. Le Moyen-Delta
(8300 km2) est celui dont le maillage
morphologique est le plus dense,
cuvettes et levées alternent. Dans le Bas-Delta
(3900 km2), les plaines profondes
disparaissent sans rupture de pente sous les
grands lacs Ouallado - Deho - Korienzé,
retenus par le barrage dunaire d'aval.
2) Les rythmes saisonniers résultent
de la combinaison des faits climatiques
et hydrologiques.
Les premiers montrent le jeu délicat
des conditions régionales sur une
situation nord-soudanienne: température
moyenne annuelle anormalement fraîche
de Mopti (27°7) par rapport aux stations
plus méridionales (San 28°3, Segou
28 °6), pondération des températures
extrêmes dans les plaines d'inondation,
régimes de vents locaux diurnes et
nocturnes en sens opposés, assimilables à
des brises de lac ou de terre, se
combinant avec l'alizé du nord-nord-est,
humidité relative renforcée, telles sont les
conséquences climatiques de
l'inondation, auxquelles par contre semble
échapper la pluviosité: Djenné dans le
Haut-Delta (13° 54) reçoit 589 mm en
45 jours, Mopti dans le Moyen-Delta
(14°30) 540 mm en 48 jours, Saraféré
(15°49) dans l'erg de Niafounké
311 mm en 26 jours ; pour toutes ces
stations, juillet, août, septembre sont les
mois pluvieux.
Entre la crue puissante qui survient
par les fleuves adducteurs : Niger, Bani,
46 © Sedes / vuef - L'information géographique
et les plaines qu'elle va recouvrir, le jeu
d'action et de réaction est d'une grande
complication dans le détail et d'un
intérêt primordial pour l'homme.
L'expansion latérale de la crue, et la lenteur des
courants à travers le dédale deltaïque
retardent d'amont en aval le calendrier
de la montée et du retrait des eaux. À la
crue predeltaïque de Ké-Macina,
irrégulière et dont les hautes eaux passent
rapidement autour du 1er octobre,
succèdent différents régimes caractéristiques
de chacun des deltas élémentaires. Dans
le Bas-Delta, autour du Lac Débo, la
crue est régularisée, et son maximum
retardé en décembre.
Plus important peut-être, est le
tarissement subi par le fleuve. Des 70
milliards de m3 fournis annuellement, la
moitié seulement échappe aux plaines.
Evaporation et infiltration des eaux du
Niger, voilà l'origine de la savane
inondée, flottant si dense aux hautes eaux
qu'un homme se tient sur une perche qui
s'y appuie, si épaisse à la décrue qu'elle
est quasi impénétrable. La phytogéogra-
phie de cette savane est conditionnée par
la durée de la submersion : plaines à
vétiver là où la submersion ne dure pas 3
mois, immenses rizières sauvages
d'Oryza barthii là où les eaux se
maintiennent de 3 à 6 mois, cuvettes à Échi-
nochloa, appelé localement bourgou, là
où la submersion dure plus de la moitié
de l'année.
3) L'établissement des peuples
habitant actuellement le Delta est une longue
fresque de migrations prouvant
l'attraction qu'une région aussi favorisée
exerçait sur les peuples soudano-sahéliens.
Sur le fond archaïque d'un peuple Nono,
successivement, des apports d'amont
venant du Mali médiéval, les Marka, des
Sonray venant d'aval au temps de leur
hégémonie (xve siècle), des Peul
pasteurs, entre le xvie et le xvme, des
colonies paysannes et militaires Bambara.
D'une histoire riche en péripéties et en
destructions, le présent garde les traces

-Moptiî*/Bandiagara
de deux véritables organisations
politiques. Le Mali ayant axé sur le fleuve, un
ensemble politico-commercial; la Dina,
empire Peul du xixe siècle, effort
remarquable de maîtrise de l'espace à des fins
essentiellement pastorales. Mais les
commerçants et les pasteurs qui tinrent
les premiers rôles de cette histoire
régionale, ne tentèrent en aucune façon
de «stabiliser» en les maîtrisant les
conditions naturelles si extrêmes du Delta.
Ainsi s'explique la prédominance de la
conception mobile de l'exploitation et de
l'organisation deltaïque nigérienne, à
l'opposé de celle qui établit avec
assurance les fortes densités paysannes des
deltas asiatiques.
LES INTERPRÉTATIONS
HUMAINES
Des bases objectives, naturelles ou
événementielles, l'analyse se porte sur les
diverses visions et interprétations
exercées par chacun des peuples d'une
humanité aussi hétérogène. En
examinant «ethnie et milieu naturel
spécifique», des liens et des localisations
Hors série Afrique
jean Gallais, Le Delta intérieur du Niger
Monts
Douentza _ du
* «^ <3>Hombori
férentielles apparaissent. Les Bozos sont
des pêcheurs palustres (sous-groupes
Sorogo et Fuôno Sorogo) ou riverains
des fleuves (sous-groupes Tié et
Kélinga). Les Somono ont été placés
comme bateliers et passeurs par les chefs
du Mali aux points-relais et étapes des
principaux bras. Sous l'appellation
Marka ou «hommes du Mali», il faut
reconnaître différentes strates dont la
plus ancienne, celle des Nono, est liée
aux plaines de profondeur moyenne et
rizicoles. Les Bambara, venant des
savanes soudaniennes d'amont, ont ceinturé
le Delta en se limitant aux terrasses
sableuses propices aux cultures du mil.
Les Peul tentèrent la difficile
conciliation de leur pastoralisme et de leur
sédentarisation en plaçant leurs villages
sur des dunes ou levées alluviales
anciennes voisinant des cuvettes à bour-
gou. Ainsi, chaque groupe exploite un
élément du milieu naturel, aucun ne
tente l'organisation, et encore moins
l'aménagement global de l'espace.
Seuls les Peul de la Dina (1818-1862)
l'ont tenté. De cet épisode fugace mais
47
Perspectives
prestigieux, le Delta conserve cependant
une ossature sous-jacente. Au niveau
élémentaire la province, le leydi, réunit
les divers éléments simples de la
géographie des éleveurs: le noyau peul
(ouro), les villages de captifs
cultivateurs dispersés selon les conditions
agricoles, le tissu du bourgou pastoral.
Au niveau régional le Leydi Macina,
territoire peul par rapport à l'unité
naturelle du Delta intérieur, est un ensemble
cohérent réunissant trois types d'espaces
pastoraux. Au centre, le Bourgou
pastoral utilisable aux basses eaux; une
première ceinture, le Kodordé, où les
troupeaux stationnent avant de pénétrer dans
le Bourgou et où la majorité des groupes
peul ont installé leurs villages, enfin la
ceinture extérieure, les «Sérapé»,
pâturages de saison des pluies sur les
bordures sèches du Delta. La cohérence de
l'ensemble et la sauvegarde des intérêts
des non-Peul du Delta, sont assurés par
un réseau de pistes pastorales surveillées
et réglementées, les burti.
Comment se traduit en terme de
peuplement le jeu de toutes ces influences.
La démographie régionale apparaît à
travers les enquêtes statistiques et la
comparaison des recensements
administratifs comme modérément expansive, un
taux d'accroissement annuel de 15 %c, et
de caractère peu évolué: mortalité très
forte de 33 %o, natalité très élevée de 45
à 50 %o. Dans ce domaine, comme dans
les autres, chaque peuple a son
comportement. Aux Bozos très féconds, la
fécondité actuelle de 1000 femmes est
de 251, mais frappés par une forte
mortalité, s'opposent les Peul dont les
femmes sont peu fécondes, 187 pour 1000,
mais où le taux de mortalité est inférieur.
Les densités de population du Delta:
12,7 au km2 d'après les recensements, 14
au kilomètre carré après réestimation,
10,94 si on exclut les centres urbains,
apparaissent faibles mais dissimulent le
fait que 60 % de la population vit à plus
48 © Sedes / vuef -L'information géographique
de 25 habitants au kilomètre carré. Un
style d'occupation contrastée prévaut
dont il faut rechercher les clefs à
différents niveaux. Les quatre types de
milieux naturels sont très inégalement
peuplés. Deux le sont fortement, les
rives des fleuves avec leur densité
générale de 26,8 et une densité rurale de 23,
le «rivage» du Delta avec 15,5 habitants
au kilomètre carré et 13,2 ruraux. Sur les
bordures sèches, la densité générale se
maintient à 13, mais elle baisse à 7 dans
les cuvettes palustres. À plus grande
échelle, c'est moins la valeur supposée
d'un «bon» ou d'un «mauvais» milieu
naturel qu'il faut considérer, que
l'imbrication de conditions naturelles
différenciées qui a un effet
multiplicateur sur les densités en appelant des
représentants des différents peuples du
Delta. Enfin à l'échelle régionale,
apparaît le contraste fondamental entre les
plaines de la rive droite du Niger
fortement peuplées : 15,6 de densité générale,
et celles de la rive gauche où la densité
n'est que de 6,9.
LES PAYSANS DU DELTA
1) Le Delta est le centre d'une
riziculture aquatique très ancienne fondée sur
Oryza glaberrima. Pour décrire la vie
d'un des riziculteurs du Delta, l'un
d'entre eux a raconté ses occupations
quotidiennes dans un journalier dont
l'essentiel est rapporté et qui montre le
caractère archaïque de cette riziculture
aux riz à demi-sauvages, aux façons peu
intensives, impuissante devant
d'innombrables déprédateurs (poissons, oiseaux,
insectes), incapables de s'adapter
parfaitement aux irrégularités de la crue.
L'effort d'amélioration technique
entrepris par les pouvoirs publics s'est heurté
à de multiples obstacles. Les labours
attelés, plus rapides, ont déplacé le
goulot d'étranglement technique aux dés-
herbages manuels interminables de la
rizière. Les aménagements
hydroagricoles intéressant 60000 ha en 1958 soit

7,5 % des terres rizicoles, sont
sous-employés, faute d'avoir étudié
suffisamment le potentiel humain local, mal
entretenus puis abandonnés, faute
d'organisation des riziculteurs ou par
hostilité des éleveurs et pêcheurs. Échec
illustrant la difficulté d'une promotion
agricole dans un espace qui ignore une
organisation paysanne vigoureuse.
2) Faute d'être assuré d'un rendement
correct de leur rizière les paysans du
Delta étendent autant qu'ils le peuvent
leurs cultures de mil sous pluie,
paradoxe sous cette latitude nord-souda-
nienne. C'est surtout le fait des
populations Rimaïbé (captifs de Peul) et Bam-
bara des rivages et plaines bordières. La
description quotidienne permise par le
journalier d'un cultivateur de mil, ne
révèle pas de techniques très originales.
Mais l'analyse des paysages agraires
dans trois régions fortement peuplées
des bordures, Nord-Kounary, Pays Bwa,
Sarro, révèle des différences essentielles
révélatrices de civilisations agraires
originales. Même outillages, mêmes
plantes cultivées, même souci de fumure, et
de parc arboré sur leurs cultures, mais
les arrangements sont différents. Un
exemple: pourquoi le parc est-il
d'Acacia albida dans le Nord-Kounary et de
karité, l'arbre à beurre, chez les Bwa.
Celui-ci est l'arbre des paysans souda-
niens ayant peu de contact avec les
éleveurs, dans ces conditions leur unique
source de matières grasses.
Dans le Nord-Kounary où les densités
sont très fortes, l'auréole de champs
continus péri-villageoise se couvre
d'Acacia albida caractéristique des
agricultures intensives. Par ailleurs le karité
a perdu son intérêt; dans ce pays peul les
matières grasses sont fournies par
l'élevage. Dans des conditions naturelles
relativement homogènes chaque groupe
ethnique de paysans construit «son»
propre paysage agraire.
Hors série Afrique
Jean Gallais, Le Delta intérieur du Niger
Le contrepoint de cette appréciation
«anti-environnement» est fourni lorsque
l'étude est resserrée sur trois exemples
de villages et de terroirs bambara
affrontés à des conditions assez différentes.
Par «décantation», les fondements
«résistants» d'une société paysanne
soudanienne apparaissent alors avec
force distinction sociale de prestige et de
droits fonciers entre les clans fondateurs
et les hôtes, relative égalité économique
entre tous grâce à la libéralité du prêt de
terre dans le cadre de l'économie
traditionnelle, esquisse de distorsion
économique quand un petit secteur
d'agriculture commerciale s'introduit
3) Le troisième aspect de la vie
paysanne du Delta est offert par
l'agriculture des confins nord de la région, à une
latitude déjà sud-sahélienne (400 mm de
pluie). Les cultures sous pluie souda-
niennes s'y prolongent grâce aux sols
sableux qui absorbent bien les médiocres
pluies et en dépit de l'irrégularité de
celles-ci, et dépassent même les limites de
notre étude jusqu'à l'isohyète 330 mm.
La riziculture deltaïque se retrouve dans
les plaines ouvertes où l'inondation pas
trop tardive relaie bien les pluies.
L'élément original de l'agriculture sahélienne
est celle qui tire profit d'abord de
l'humidité de la plage de décrue entre
décembre et mai, puis des pluies. Sur le
profil des rives des mares et des plaines
d'inondation ces cultures de décrue
s'organisent en étages, le plus important,
l'étage moyen, étant consacré au sorgho.
Complication et instabilité révèlent
l'effort et la souplesse de la réponse
humaine, mais la description de la vie
quotidienne d'un paysan sud-sahélien
s'inscrit sur un fond d'austérité et
d'isolement encore plus marqués que pour le
riziculteur et le cultivateur soudanien.
49
Perspectives
LES RYTHMES HUMAINS
Contrastant avec la vie paysanne à
habitat stable, l'existence des éleveurs et des
pêcheurs est rythmée par des
déplacements accordés avec, la crue et la décrue.
1) Les Peul ont fait de cette plaine
inondée qu'une civilisation asiatique
aurait transformée en un immense et
prospère casier rizicole, la région
pastorale la plus importante de l'Afrique de
l'Ouest. Leur sédentarisation est encore
incomplète, leurs troupeaux effectuent
des mouvements de transhumance d'une
grande ampleur que suivent les animaux
d'autres éleveurs sahéliens, restés
nomades ceux-là: Maures et Touareg.
L'ensemble est encore organisé selon les
règles strictes et précises imposées par
Cheikou Ahmadou: distinction entre
trois types de troupeau: dounti, les
vaches laitières restant au village
pendant la crue; benti, jeunes animaux
effectuant une transhumance réduite
pendant les trois ou quatre mois des
pluies; garti, le gros du cheptel
effectuant une lointaine transhumance. Les
premières pluies déclenchent le départ
des animaux du Delta devenu trop
humide puis submergé. C'est le départ
vers le nord-ouest le Sahel et Méma, ou
vers le nord-est Gourma, ou vers le sud
Pays Bwa et région de Ségou. En
novembre-décembre, les animaux se
présentent sur le rivage du Bourgou en
hordes organisées dites egguirgol, puis
pénètrent progressivement selon des
itinéraires précis dans les cuvettes. D'avril
à juillet leurs grandes concentrations
s'effectuent dans les cuvettes profondes
du Yongari et du Pondori dans le
Haut-Delta et autour des lacs du
Bas-Delta (Débo-Ouallado).
Ces mouvements intéressent les
200000 bovins et 125000 ovins du Delta
ainsi que 125000 têtes de gros bétail des
éleveurs voisins. Le déclin récent des
règles traditionnelles précipitant un
afflux désordonné peut entraîner la
surexploitation pastorale de certaines
50 © Sedes / vuef - L'information géographique
zones. L'examen de budgets d'éleveurs
et des statistiques montrent que le
rapport annuel du troupeau, des ventes
extérieures de 15000 têtes, est raisonnable:
les Peul du Delta ne pratiquent plus la
thésaurisation pastorale qui tenait aux
incertitudes de l'élevage ancien.
2) Ce sont des mouvements de même
organisation générale : dispersion sur les
rivages aux hautes eaux et concentration
de basses eaux, qui entraînent les 70000
pêcheurs du Delta. Par opposition aux
techniques agricoles, celles de la pêche
possèdent une grande capacité à se
moderniser et elles sont d'une extrême
variété. Par contre, l'organisation des
droits sur l'eau reste traditionnelle et on
peut parler de véritables «images
hydrographiques» exploitées par les
collectivités de pêcheurs sous le contrôle d'un
maître des eaux, le dyi-tuu.
Dans l'extraordinaire faisceau des
techniques, on a décrit celles de quatre
collectivités dont les systèmes de pêche
sont très différents. Les Sorogo de la
région de Djenné sont des constructeurs
de barrage et utilisateurs de petits filets.
Les Fuôno-Sorogo du marais sont
d'archaïques et admirables manieurs de
harpons et de filets individuels. À Nouh,
sur le Niger, à ces engins traditionnels
s'ajoutent des sennes de grandes
dimensions. Sur les bords du Lac Debo, Les
Somono d'Ombolloré utilisent
exclusivement des sennes géantes.
Les migrations saisonnières,
traditionnellement inscrites dans le cadre des
images des collectivités, tendent à
parcourir actuellement l'ensemble du Delta,
animant successivement des pêcheries
où se rencontrent des milliers de
pêcheurs. Ainsi, les pêches aux tinéni
(Alestes leuciscus), des bords du Diaka
en janvier et février, les pêches
collectives dites ya-ya du Niger, en aval de
Mopti en mai-juin, et Ouallado dont les
campements réunissant à la même
époque pêcheurs, éleveurs, commerçants,

constituent la plus étonnante des
manifestations saisonnières de la vie
régionale.
Au total avec une production de plus
de 80000 1, la pêche constitue le secteur
économique le plus prospère et le plus
moderne du Delta.
LA VIE COMMERCIALE
ET URBAINE
Le Delta intérieur connut une longue
fortune commerciale à travers les âges
dont les métropoles successives furent
Dia au moyen Age, Djenné jusqu'au
siècle dernier, Mopti actuellement. C'est à
partir de Djenné que s'est constitué le
réseau commercial des Dioula qui, de
Tombouctou aux marchés des limites
forestières, a fourni la trame d'une vie de
relation d'importance fondamentale pour
la géographie de l'Afrique occidentale.
Après avoir été une place du
commerce de traite, Mopti aux environs de
1950, prit une importance toute
nouvelle, d'une part comme rupture de
charge entre les transports fluviaux et
routiers connaissant une grande
prospérité, d'autre part comme contrôlant les
marchés de brousse dont le nombre et
l'importance croissent très rapidement.
L'analyse de la trilogie commerciale de
Mopti: négoce de boutiques, marché
hebdomadaire réunissant 8000
personnes, concentration et réexpédition du
poisson, montre que le moteur
économique est la dernière activité,
originalité de la troisième place commerciale
du Mali.
La même tradition et filiation se
retrouvent dans la vie urbaine du Delta,
une des rares régions africaines l'ayant
connue de façon continue depuis le
Moyen Âge. Qu'elles soient anciennes,
comme Dia ou Djenné, ou actuelles, les
villes du delta se rattachent à la même
famille urbaine caractérisée par
l'appartenance culturelle des maîtres du
Hors série Afrique
Jean Gallais, Le Delta intérieur du Niger
merce à la tradition marka, un
échantillonnage très varié de toute l'humanité
commerçante de l'Afrique de l'Ouest:
Maures, Haoussa, Mossi, Ashanti, et des
activités urbaines de commerce et
d'artisanat, très vivantes et plus importante
que le chiffre de population ne
l'indiquerait.
Mopti, 20000 recensés en 1960, est le
centre régional incontestable. Excellente
situation au confluent des deux
principaux fleuves du dédale, Bani et Niger,
mais le site a dû être entièrement
construit par remblaiement. Le description
professionnelle, ethnique et sociale de la
population urbaine permet de dégager un
regroupement socio-culturel autour de la
bourgeoisie marka embrassant les gros
négociants, les riches paysans et les
catégories favorisées de l'artisanat. Seuls
échappent à cet ordre social urbain, les
deux groupes socio-professionnels des
pêcheurs et des fonctionnaires.
Dans la population flottante les
immigrants saisonniers sont en majorité des
paysans soudaniens: Bambara, Dogon,
Bwa, tandis que ceux qui subissent
l'urbanisation progressive relèvent des
catégories émancipées récemment des
sociétés sahéliennes : anciens captifs des
Touaregs (Bella) femmes et anciens
captifs des Peul.
L'analyse des quartiers aboutit à trois
niveaux de référence: l'originalité
ethno-professionnelle de chacun d'eux
leur conférant un certain paysage urbain
et une atmosphère particulière, le
regroupement de la vie urbaine en deux
hauts-lieux, la mosquée et le cinéma,
chacun entraînant à son rythme de
manifestation la vie quotidienne de la moitié
de la population, l'unité profonde de la
vie urbaine que l'on peut traduire par la
migration du nouvel urbanisé qui, du
quartier du cinéma où il se fixe en
arrivant, lui fera progressivement
s'approcher du quartier de la mosquée s'il a
réussi économiquement et socialement à
51
Perspectives
s'intégrer dans l'ordre social urbain
dominé par la bourgeoisie marka.
Préoccupé recherche de géographie
régionale, l'auteur a trouvé dans le Delta
intérieur du Niger un cadre de grand
intérêt. Cette région est apparue
successivement comme une incontestable unité
naturelle, l'aire de peuples divers
coexistant en s 'ignorant, le domaine
d'une riziculture originale mais aux
difficultés inextricables, la base pastorale la
plus vigoureuse du sahel, l'ensemble
parcouru par un groupe de pêcheurs
nomades et dynamiques, l'aire
commerciale organisée par Mopti, actif contre
commercial et ville exemplaire de la
tradition urbaine du sahel ouest-africain.
Contenu régional infiniment plus
riche que ne laissait supposer la
médiocrité du paysage humanisé, nous
trouvons ici l'ambiguïté de la notion du
paysage, révélateur de l'identité régionale.
52 © Sedes / vuef - L 'information géographique
La construction d'un paysage humanisé
suppose l'exercice durable d'une
civilisation de groupes stables. Ici une
histoire d'une richesse exceptionnelle en
péripéties, a donné lieu à des effets de
surimposition qui masquent la clarté et
la force d'impression de certains des
éléments, Marka et Peul au premier chef.
Mais précisément, ces civilisations
régionales les plus fortes fondaient leur
existence sur la mobilité ou la vie de
relation et non pas sur la vie paysanne.
Point focal de toute une existence
saisonnière, passage et relais de toute une
vie de relations traditionnelles,
construction originale constituée de strates
superposées et résistantes correspondant à
plusieurs peuples, le Delta intérieur du
Niger est une admirable région
géographique fondée sur les discontinuités et
les mobilités spatiales et temporelles.