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Voix et voies sur les chemins de l'identité féminine dans Femmes d'Alger dans leur appartement

d'Assia Djebar
Author(s): Stéphanie Boibessot
Source: Dalhousie French Studies, Vol. 57 (Winter 2001), pp. 137-150
Published by: Dalhousie University
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40836949
Accessed: 27-12-2015 11:01 UTC

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dans
Voixet voiessurles cheminsde l'identitéféminine
Femmesd'Algerdansleurappartement d'AssiaDjebar
StéphanieBoibessot
I. Introduction

/? a quêtede l'identitéféminineest un thèmefondateur du recueilde nouvelles de


J*->Djebar, Femmesd'Algerdans leur appartement,paruen 1981. Cet ensemblede
textes tentede fairele point, dans un monde post-colonialiste,sur l'identité pas
toujoursévidentedes Algériennes.Car c'est bel et bien à corps perduou du moins
voilé,que la femmefaitl'expériencede son existence. Prisonnièredepuisdes années
d'une imageà valeurde représentation et de paroled'elle-même,la femmemaghrébine
est,dès lors,surla scène sociale en positionde repliinterneet externe.En effet,son
existencesemblecréée de parten partsous le coup d'un double regardpaternaliste :
celui des Algérienscertesmais aussi,ainsique l'explique Said dans Orientalism(40),
des Françaispourqui l'Orientest un espace neuf,investi de toutun réseau d'images
sans lien forcément à la réalitémais dans lequel le colonisateurprétendra enfermer le
colonisé. De fait,la femmesera un des élémentsporteurde cet imaginairepurement
arbitraireet dontle rôle,sommetoute,ne se réduitqu'à un effortde nivellementmuet
des représentations1. Or, tel est le travail de Djebar : délier, à corps défendant,le
cœur/chœurdes languesde femmesqui s'agitentdans un « arabe souterrain» (7)2;
rechercher dans la pénombrepoussiéreusedes gynécéesla voix recluseet asphyxiée
des corps; enfinmettreà / au jour la partintimed'une existence oubliée car niée3.
C'est ce que nous expose, au débutdu texte, la séquence intitulée« Ouverture » :
l'auteurs'offrecommel'intermédiaire entrece mondeenfouiet le mondeextérieurdu
lecteur.Le fil directeurde l'écrituredevra puiser,de ce fait, à la racine du travail
d'extractionde la parole : « Comment œuvreraujourd'huien sourcièrepour tant
d'accentsencoresuspendusdans les silences du sérail d'hier ? » (7) ; mais aussi, et
peut-être plus que tout,il s'agirade l'extractiond'une parole à la levée des corps dont
l'écriturene suivra,sommetoute,que les ondulations: « Ne pas prétendre"parler
pour",ou pis "parlersur",à peineparlerprèsde, et si possible toutcontre: première
des solidaritésà assumerpourles quelquesfemmesarabesqui obtiennentou acquièrent
la libertéde mouvement, du corpset de l'esprit» (8).
Commentpeut-onvivre,quandl'environnementse borne à refuserl'existence
physique,enveloppantles corps dans des voiles-camisoles, ou bien même morale
quand les bouches sont bâillonnées tandis qu'on s'efforcede ligaturerles cordes

1. Ainsi que le souligne Djebar dans Ces voix qui m'assiègent, la femme regardée est niée « plus
que jamais dans une identité profonde, comme si sa différencedevenait objet de mode, de
folklore, de décor vidé » (164). Quant à la sphère privée, nous remarquons à la lueur des
réflexionsde Brooks sur les significationsdu corps, que si la femmeest en repli, c'est parce que,
somme toute,son corps est vu comme une métaphore de vérité, du secret de la vie et que pour
cela il effraie(12). L'homme en tantque maîtrede la société érige donc l'énigme fémininequ'il
faut à toutprix voiler car elle peut être source de discorde.
2. Toute citationsuivie dans le texted un numérode page est tirée de Femmes d Alger dans leur
appartement.
3. Mais c est aussi pour Γ auteur découvrir sa véritable voix après le souterraind'un silence de dix
ans, et se révélerau grandjour en exprimantpar l'ouvertureet la postface ses idées à découvert.
Avant de s'exposer comme écrivaine engagée, dans l'écriture d'une nouvelle langue- celle du
colon - qui parle enfin,en d'autres termes, de l'image orientale. Elle ouvre donc dans cette
voix/ langue tout un nouvel imaginaireet demeure cependantplus proche du réel.

Dalhousie French Studies 57 (2001)


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vocales ? Et commentsurtoutémergerau mondedans un nouveaurapportd'équilibre


et de forcequandtoutcondamneà l'isolement? Tel est l'enjeu que soulève Djebar
dans troisde ses nouvelles.Que ce soit au traversdu parcoursdu personnagede Sarah
dans « Femmesd'Algerdans leurappartement », textequi nous présenteune femme
en crisedu présent,toutepétriequ'elle est encorede ses souvenirsde guerremais aussi
d'espoird'indépendance des sexes;que ce soit dans ces deuxnouvelles du passé, « II
n'y a pas d'exil » et « Les mortsparlent» où la femmeest une déplacée dans une
société qui use de son corps à ses propresfins. Le parcourstextuelsemble mettre
l'accent surle déplacementsubi par les femmesqui ont accès - pour la première
fois- à l'avant-scène: car ces héroïnes,entravéesdans leurquête de la voix, ne
pourrontpas mûrirdans leursolitude.Vouloirfaireémergerau monde la femme,ce
sera délivrerles femmes.Mettreà jour cette « langue démasquée» (7), travail de
longuehaleinede l'auteur,nécessiteen effetune prisede consciencedes femmesde ce
qu'elles sont,au seinde leurcommunauté et de la sociétépour,en faisantvoix / voie
commune,devenirà elles-mêmesle cœur/ chœurde leur vie exprimée.Il s'agira,
alors,pourouvrirle cheminde cettequêted'identitéféminine,du long et pénible -
mais ô combiensatisfaisant! - travailde délivranced'un corps, uniqueet ultime
supportde la voix,car originede sa genèse4 :
Femmesd'Algernouvelles, qui depuis ces dernièresannées, circulent,qui
pour franchirle seuil s'aveuglent une seconde de soleil, se délivrent-
elles - nous délivrons-nous - toutà faitdu rapportd'ombre entretenu des
siècles durantavec leurproprecorps? (7)
Souleverle voile,au sens pleincommeau sens figuré,devientl'enjeu véritablede ces
nouvelles.Mais, dans une société qui en a faitl'étendardde son orgueil,cela semble
acte suicidaire. Djebar, d'ailleurs, sent à quel point son écriturene pourraêtre
finalementqu'une figuredé-doubléed'une transgressiond'un cœur/ chœurmis -
enfin- à nu. Car de la transgressionsociale à la transgressionpolitique, il n'y a
qu'un pas : « Depuis dix ans au moins- par suitesans doutede mon propresilence,
par à-coups,de femmearabe- , je ressenscombienparlersurce terraindevient(sauf
pour les porte-parole et les "spécialistes") d'une façon ou d'une autre une
transgression» (18).
L'histoiredes femmesalgériennesdoitse lire en parallèle avec l'histoire de leur
pays, semble nous dire Djebar dans sa postface,« Regard interdit,son coupé »
(145). Le resserrement traditionnelqui s'opère autourde la figureféminineà la finde
la guerred'indépendancen'est riend'autre- faceà une colonisation politiqued'un
territoire
qui acculturedes individusparl'impositiond'une langue autre,mais aussi de
toutun modede penséedifférent - que le refletdu désirdes hommesalgériensd'avoir
main mise surun territoire, jusque-làencorepréservé: la sphère féminine5.Alors,
écrirese politise aussi. Car, ainsi que l'écriventCaws et al. dans leur préface,les
femmesécrivainsdu vingtièmesiècle doivent,pour se libérer,opérerune mise en
margevolontairepar rapportà l'ordresocial, jadis unifié,que ce soit du politiqueou
du culturel,surles plans intérieurs ou extérieursà la société. Or, tel est le travailde
Djebar puisqu'elleexprimeen françaisle destindes femmesde son pays, s'accapare la

4. Notons,à ce propos,les liens que justement Brooks a pu tisser à partirde cet état de faitet qui
s'adapte bien à ce texte: « Modem narrativesappear to produce a semioticizationof the body
whichis matchedby a somatizationof the story:a claim thatthe body must be a source and a locus
of meanings,and thatstoriescannotbe told withoutmaking the body a prime vehicle of narrative
significations» (xii).
5. La notionde territoire est ici très importante
: il y a eu, en effet,comme un glissement entre le
territoire
public violé et le territoireprivé à préserver. Car, ainsi que l'explique Brooks, l'idée
d'une sphèreprivée est consubsîantielleà l'idée de sa violation(37) : en ce sens-là, la sphère des
femmes,celle de l'intérieurdes maisons,devait à tout prix être clôturée de manière à ne laisser
entreret sortirquiconque.

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AssiaDjebar 139

languede Γ ennemi,de Tordrepatriarcalet hiérarchique du passé afinde dire,dans un


langagedu dehorsune parolejadis absente6.Au niveausocial et symbolique,libérerla
femmesera donc dénoncerles exclusions, les réclusionsdominatricesdes hommes
pourtransformer un espace autrefoisassiégé en un espace libérépar les mots. Ainsi,
l'écriturede Djebar,à l'imagedes théoriesféministesfrançaisesdes années soixante,
et ainsi que récrit Irigaraydans Ce sexe qui n'en estpas un, tentede décoloniser la
femmed'un patriarcat aujourd'huidépassé,maisqui avaitconstituél'identitéféminine
comme « autre» de l'espace politique et social, car avant tout la femmeétait
l'exclue,l'autredu systèmesociolinguistique7.À ce moment-là,le soi fémininjadis
objectivé, devientun véritable sujet colonisé par une parole parasite censée le
représenter : l'identitéféminine est donc soumisedésormaisà ce que Kristevanomme
l'abjection. La femmeest alors mi-objet,mi-abjecteau sens où son identiténe la
représenteplus. Ce nouveau sujet, alors tout juste découvert,réclame donc une
décolonisationhistoriqueet culturelleen mêmetemps qu'une politisation pour se
replacerdans la cité, la société, la réalité,répondantà la question métaphysique,
« Pour / qui suis-je, moi, la femme? ». Tout le travail de Djebar est alors de
procéderà une reterri tonalisation au fémininde la langue,françaiseen l'occurrence,
en déplaçantla notionde territoire à celle, certesplus vague, de langage. Il s'agit de
réimaginer la langue,une langue,commeinstrument uniquecapable de fairepasser la
voixdes générations de femmesqui n'ontpas eu accès à l'écriture, en les réconciliant,
dans un premiertemps,avec la tradition féminine ancestralede l'oralitude,telle que la
théoriseDidier (32). De chants collectifs aux soufflesinaudibles,en passant par
l'élévationd'une parolesolitairede rébellion,la parole« autre» s'ouvre à l'autre,au
lecteur,gardiende sa libération. En s'ouvrantà cet autre,elle se rapprochede ce qui en
est cependantdétaché: la communautédes femmes,de la femme,de ce « j e »
étrangèreet semblable8.
Le but de cet essai sera donc, par l'exploration des dimensionstextuelles et
discursivesde cetteécriturequi rattachel'expression à un genre et non plus à une
particularité racialeethniqueou nationale,d'analyserles implicationsmétaphysiques
et symboliques, sociales et culturelles
dues au faitd'êtrefemme.

6. Mais cette marginalisationde l'écrituren'est en faitque le refletd'une marginalisationbeaucoup


plus intense: celle, certes, non seulement d'une position décalée dans le pays symbolique
d'adoption que l'écrivain s'est choisi, mais aussi et surtoutdans son propre pays, territoireet
patrie natals dont elle brise, pour la premièrefois, la règle- tabou- du silence.
7. Héritière de Lacan, Irigarays'attache à montrer que les structuresde la compréhension sont
codées dans le langage. Mais elle perçoitce langage comme un système de dominationpatriarcale
créé par des hommes pour des hommes et c'est dans la littérature,qui est considérée comme
expressionde l'inconscient,que la spécificitéfémininedoit fairejour : son propos est de montrer
qu'il y a, contre toute attente, une écriture féminine qui tente de déchiffrerune spécificité
humaine- le genre féminin- sous les multiplescouches convenues d'un imaginaireimpropre à
parler de ce dernierpuisqu'il n'est, somme toute,que le refletd'un certainrapport- mâle - au
monde. Or, la femme,sous l'appel d'Irigaray ou encore de Cixous, se doit d'opérer, après ces
années de répression, une libérationqui devra passer essentiellement par le dire d'un corps,
unique pour chacune et à la fois multiplepour toutes, considéré comme seul élément capable de
créer une parole différente,un « parler-femme ».
». nous tenonsa préciserici que ce passage du sujet à la communautécomme aboutissement de son
expression individuelleest le faitde l'influence occidentale qui a colonisé en quelque sorte les
schemes de réflexionet de l'imaginairemaghrébins.En effet,la traditionlittéraireislamique était
jusqu'alors menée par l'idée que « le Surmoi social doit l'emporter sur le "je" individualiste,
qui est imaginairedangereux,pulsion subite, inédite, brisantl'unanimisme du groupe » (Déjeux
187). Notons toutefoisque ceci est à lire en parallèle avec la notion d'étrangeté que soulève
Kristevaà la lecture du texte de Freud, « L'inquiétante étrangeté» dans son livre Étrangers à
nous-mêmes, puisqu'elle dégage, elle aussi, une part obscure du « Moi » qui échapperait à
l'analyse immédiatemais qui, au lieu d'être facteurde désordre,serait le garantd'une unification
d'un monde en son essence pluriel.

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140 StéphanieBoibessot

II. Une mise en scène de l'oralité


Considérons,dans un premiertemps,les enjeux narratifs des nouvelles choisies de
Femmesd'Alger dans leur appartement.Toute la narrationsemble procéderd'un
renouvellement de ce que Didiera théorisésous le nom d'oralitude.L'oralitudeétant
définiecommece qui caractérisel'expression fémininedepuisdes tempsancestraux:
en ces conditions, la femmene pose pas son existencecommeindividualiséemais se
présentecommepartied'un groupe,celui de la féminité.S'exprimerpourelle devient
alors uniquementla volonté de fairepasser d'une époque à l'autre,d'une femmeà
l'autre,une parolequi rattachela communauté, celle des femmesmais aussi celle des
hommes,à une histoire,celle de l'humanitéhéritéedes ancêtres.Or, chez Djebar,
c'est toutl'être fémininqui apparaîtdésormaisen questionface à une montée des
violencesprivées,imposéesau corpsféminindans son ensembleréel et symbolique,
certes,mais aussi aux corps fémininsdans toute l'unicité de leur individualitéqui
souffrent sous un renforcement des règles islamiques. Le dire oral devientdonc en
mêmetempsqu'un direpersonnelde soulagementou de rébellion,un direcritiquequi
s'interrogesur le chemind'une identitétout en posant la questiondu sens d'être
femmedansune sociétéqui opprime.Le parlerdes femmesqui s'exhale des textesde
Djebar, porteainsi une véritabledécolonisationdu sujetfémininpar la tentative, pour
elles,de dominerla voixet de ce faitleurvoix9. En un mot,il s'agit de dépouillerla
femmejusqu'à son corpsnu pourretrouver sa vraieidentité, celle qui se cache sous des
couchesd'acquis sociaux patriarcaux.Le parcoursnarratif, qui devientdès lors retour
aux sources,se feradonc,dansun premiertemps,sous le signe de l'écoute libre dont
l'auteur,en véritableporte-parole,ne sera que l'intermédiaire, le scripteurchargé
toutefois de dégager les prémisses d'un avenir différent:« Conversations
fragmentées, remémorées,reconstituées...Récits fictifs,visages et murmures d'un
imaginaireproche, d'un passé-présentse cabrant sous l'intrusion d'un nouveau
informel»(7).
En ce sens, Djebar, qui joue surles résonancesd'un direen mutation,place son
recueilde nouvelles dans une catégoriequi ne seraitplus celle, classique, de Γ écrit-
transcription,mais bien celle, plus moderne,d'un écrit-résonance, véritableécritdu
criqui s'écoute,s'entendmais ne s'écritpas. Toutel'oralitédes propos contenusdans
les textesfaitdonc appel avant toutà l'oreille du lecteurpourqu'il procèdeà établir
une ententeavec les femmes,en l'inscrivantde ce fait dans son propre« schéma
narratif» de vie10.Car dans ces enjeux de pouvoir de voix, l'auteurcrée en même
temps qu'un nouveau lien à l'oralitude,un nouveau rapportdu lecteurau texte en
amplifiantses capacités d'évocation du réel puisqu'ellele place à la source de toute
expression. Nous voyons là un acte de purification de l'écrit qui ne s'épanche plus
uniquement dans une fictiontoujoursrenouvelée.Et dans cet acte purificateur, c'est le
lecteurqui a été choisicommereposoirde cetteparolevisionnaire;lui seul,capable de
répondreen dernierlieu aux questions:
Femmesd'Algernouvelles,qui depuisces dernièresannées,circulent,qui
pour franchirle seuil s'aveuglent une seconde de soleil, se délivrent-
elles - nous délivrons-nous - toutà faitdu rapportd'ombreentretenu
des
siècles durantavec leurproprecorps?
Parlent-ellesvraiment,en dansantet sans s'imaginerdevoir toujours
chuchoter, à cause de l'œil-espion? (8)

9. Djebar agit de façon double : en transcrivant - « son feutré» - car


en français,l'arabe interdit
féminin,non seulementelle souscritla femmeà l'emprise masculinequi étouffeles corps et les
voix au nom d'interditssexuels, mais aussi elle la souscritau regarddes colonisateurs.
iu. Notons, à 1 instarde Brooks, que la relationauteur/lecteurpeut être lue, effectivement, comme
un processus d'analyse psychanalytiquedans lequel « [t]he transferential model of listeningto
the body's talk recognizesboth the involvementof the listenerand the finalotherness of other's
bodies and stories,both the capacities and the limitsof knowing» (255).

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AssiaDjebar 141

n'est riend'autrequ'unelibérationdu regardpatriarcal


De plus, cet acte purificateur
(œil-espion)pourdélierle corps fémininentravéet sa parole muette:sous l'exemple
des femmesalgériennes,c'est bien toutela communauté universelledes femmesque
l'auteurtentede délivrer:
J'auraispu écouterces voix dans n'importequelle languenon écrite,non
enregistrée, transmiseseulementpar chaînesd'échos et de soupirs.
Son arabe, iranien,afghan, berbèreou bengali, pourquoi pas, mais
toujoursavec timbreféminin et lèvresproférant sous le masque. (7)
Elle veuttraduire, transmettre le langage du corps, de la fatiguede l'éternelhéritage
féminin d'ici ou d'ailleurs,à lui seul représentanttoutesles origines mais n'ayant,de
ce fait, aucuneexistence ancrée/ encrée dans la réalité. Aussi, face à une telle
évocation, la parole fémininese doit-elle de révélercommentl'expérience d'être
femmese construit.Et si Djebar préfèreles dialoguesou le discoursdirectpour ses
personnages, c'est parcequ'elle désire,par le biais de l'échangeavec autrui(Sarah) ou
biendu retoursursoi (Aïcha) et du travailmaïeutiquequ'il engendre,rendrecomptede
l'éveil du personnageà lui-mêmeen mêmetempsqu'il s'éveille à autruisous les yeux
du lecteur.Ce recueilde nouvelles,qui nousproposaitde parson titreune image assez
statiquede la femmed'Algeroffredonc,entreles lignes,sous le mouvementlancinant
des figuresfémininesqui semblents'écouler dans la fluiditéverbale (« Retrouver
l'eau qui court,qui chante,qui se perd,elle qui libère mais peu à peu, chez nous
toutes» [41]), les prémissesd'une véritabledynamiquede repositionnementdes
subjectivités11.
Or si nous considéronsla structure du texte,nous pouvons remarquer, dans une
perspective kristevarienne,que le replacement de la femmeainsi opérése faità la fois
dans le tempset l'espace, les deuxinstancesqui définissentl'individu et le groupe
social. Face au tempsqui semble se diviseren troisparties: l'avant, le pendantet
l'après de la guerred'indépendance,et face à l'espace, puisqu'il englobe à la fois la
sphèreprivéeet la sphère sociale / publique,la femmenous est montréeen effet
tantôtprisonnièred'un extérieurqui lui refusetout contact,tantôtprisonnièred'un
intérieurauquel elle est confinée12. Mais, dans une société où la femmeest avant tout
l'assise maternelle immobileet immuable,nous pouvonsalléguerque c'est au creuxde
la sphèreprivéeque les limitesd'expressionet de contrôleprennentleurplus intense
vigueurau pointde définirsocialementla femmecommel'uniquecorps-mère, instance
matériellede touteexistencehumaine13. En effet,dès l'incipitde la premièrenouvelle
est évoqué le « rêvede torture » d'Ali, le maride Sarah. Ali est alors désarmédevant
sa femmetorturéeà vif et qu'il ne peut pas sauver: désir répriméou bien aveu
inconscientde culpabilitémasculineface à des femmesqui, à la fin de la guerrede
libération, ontaussi souffert d'une guerredes genres(163) ?
Or,telest l'enjeu de la postfacedu texte« Regard interdit,son coupé ». Djebar
désirefaire(r)entrer la femmedans une sphèrepubliquequi ne cesse de la dénigrer,

11. Le titreévoque des femmes dans leur appartement,confinées à un intérieur, image doublée
d'un autrestatisme,avec le tableau de Delacroix qui faitcouvertureet qui montre des femmes
soumises à un regard intruscensé les saisir par le jeu de la représentationafind'en dire leur
vérité (alors qu'il n'en montreque ce que le peintre-voyeur veut effectivement
voir).
12. C'est l'exemple de Sarah conduisantdans une ville aux allures hostiles, «à travers des rues
étroitesqui montent,qui descendent,tournantde plus en plus en couloirs de rêves » (13), ou
bien encore l'exemple de l'héroïne d'« II n'y a pas d'exil » qui, étouffantà la veille de son
mariage arrangé,ne cesse d'ouvrir et fermerles fenêtresde l'appartementfamilial.
13. Knsteva d ailleurs présentecette image sous le nom de « nournssage» qui propose depuis des
années le mythe d'une mère pleine et totale (au sens éminemment physique des termes).
D'ailleurs, après la guerre d'indépendance, on assiste à un resserrement des liens mère-fils,
comme le souligne Djebar dans sa postface(160).

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dans son propreespace-tempshistorique14. Car les femmesalgériennesne sont pas


que des images volées d'un tableau colonial, elles sont, au sein de la société
algérienne post-colonialiste, «étrangères mais présentes terriblement» (148).
Présentestoutd'abordà l'homme à qui elles renvoientles refletsde leurs propres
faiblesses,mais surtout,présentesà l'Histoire avec des héroïnes,telles Messaouda
dansle passé ou bienles porteusesde feulorsde la dernièreguerre,femmesqui se sont
battuescorpset âme pourleurpayset leursfrères.Les femmesfontpartiede l'Histoire
non seulementen action mais aussi en tant que corps et paroles : elles sont le
«chœur intemporeloù se reditl'histoire» (160)15. Voilà pourquoila structure du
texte ne comporteque deux parties: après la section « aujourd'hui» et celle
« hier», le futur,à la fois héritagedu passé et produitd'une réflexionprésente,reste
à inventer.Car le futur de la sociétéestlié de manièreintrinsèque à celui des femmes:
dépassantune traditionmanipulatrice,un changementdoit avoir lieu, mais il fait
encorepartied'un au-delàdu texte.Le refusde la chronologieclaire et linéaire,ainsi
que l'inexistenced'une tramenarrative parla structure en nouvellesde ce recueil- si
ce n'est celle d'une histoire de femmes- est donc bien significatifdu projet
d'écriturede Djebar. Produitd'un schéma narratiftypiquede l'ère post-moderneen
littérature,l'événementiel quotidien et la fragmentationde la technique de
discontinuitésont seuls capables de saisir les différents éclats de l'individuféminin
dans la sphèretemporellesi l'on veut, au termede ce parcours,décoloniser le soi
historiquement et culturellement pouraccéderenfinau vraid'une individualité16. En ce
sens-là,écrirela femmeest devenuune expérienceabsoluede reconstruction d'un être.
III. Le corps : première « voix » féminine
Aussi s'agira-t-ilmaintenantd'examiner,d'une manièrethématique,commentva
avoir lieu la découvertede la voix féminine. Et, comme nous l'avons vu
précédemment, c'est sur le mode du « dire » le soi en tant que sujet que les
personnagespourrontaccéderà leurstatutd'individu.Car si « dire » devient« se
dire», alors la parole se faitvéritablement acte verbald'(i impositiondu « je » sur
le monde en tant qu'instancepsychiquecertes mais aussi physique. Or, dans un
premiertemps,l'uniquepointd'ancragede la voie/ voix de femmesemble êtrebel et
bien confinéà la sphèreprivée,voilée certesmais génératrice, à un degréultime,de la
sociététoutentière.Il fautsortirà la lumièrele corpsde la femme,le montrer tel qu'il
est, en soulevant les tabous qui l'entravent,qu'ils soient d'ordresexuels ou bien
d'ordreexistentiels17.Le corps constitueen effetla premièrevoix de l'existence
donnéede fait par la matière,touten étant à la fois le siège et la possibilité du
langage18.Il permettra donc, au traversde sa propredescription,par une fonction
métaphorique, de donnerune premièrenaissancetextuelledonc parlée au faitféminin,
ainsi que l'explique Brooks : « Along with the semioticizationof the body goes

14. «For Djebar, the "living word*' of Islam is voiced not just by male theologians and rulers but
also by generationof women» (Woodhull 30).
IS. Car, n'oublions pas, la femmeen tantque telle n'existe pas de manièrematérielledans l'histoire
tant qu'elle n'est pas faite mère: il s'agit donc d'une « histoire dont s'expulse l'image
archétypalcdu corps féminin» (160).
16. «The knowledge associated withthe woman's body may belong to the story of women's
curiosity,which so often[...] bringsboth troubleand the affirmation thatthereis anothernarrative
to the woman's life which the male gaze has failed to register» (Brooks 244).
17. Le corps de la mèreest tabou car il offreau regard les secrets à la fois de la vie et de la mort,
mais aussi, somme toute,il est le lieu où se cristallisenttous les désirs. Ainsi, il est l'endroit par
excellence où peut venir se loger la peur existentiellede l'homme.
18. Notons à ce propos d'ailleurs que c'est par la cavité buccale que le rapport corps/ langage
s'ouvre au monde. Il n'est donc pas innocentque l'acte de manger prenne autantde place dans
les écrits (notammentféminins),où l'enjeu est avant tout celui d'une création identitaire au
traversdes mots. Comme si l'image sociale du corps de femme comme corps-mère, nourricier,
s'était déplacée jusqu'au lieu de transformation première de la nourriture,la bouche, pour
déplacer aussi l'image de la femme,en en faisantune femmede parole et non plus de corps.

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Assia Djebar 143

whatwe mightcall the somatizationof thestory: theimplicitclaim thatthe body is


a keysignin narrative and a centralnexusof narrativemeanings» (25). Or, n'est-ce
pas là ce que Djebar fait quandelle se propose d'entrouvrir les portes du gynécée,
d'aller au-delàdes mursextérieursdes maisons pournous fairepénétreren son sein
même? Du silence du corps qui travaille dans la couretteintérieure« où la mère,
assise, jambes écartéesdevantun brasero,grillait poivrons et tomates» (17), au
corps qui s'éveille lentementà la vie, retrouvantsa nuditéoriginelle, quand il est
déchargédes vicissitudesquotidiennesau hammam,seule sortie de la semaine :
«Assises ensuite, toutes rosies, semblables, elles s'apprêtent à s'alléger:
conversations ou monologuesdéroulésen mots doux, menus,usés, qui glissent avec
l'eau, tandisqu'elles déposentainsi leurschargesdes jours,leurslassitudes» (40).
Descendantdonc jusqu'aux profondeurs interditesde la voix féminine,Djebar
renversel'acte d'intrusionforcéeen en faisantici une éthiqued'écriture.Et, si elle
devientcertes voleuse de regardset de paroles, elle ne le fait jamais de manière
pernicieusemais toujoursen usantson identitéde femmecommed'un laisser-passer
pouraccéderà l'essenceréelleet cachée de l'existence féminine.Elle tented'exposer
un discourscritiquesurtoutepénétration visuelle.Qu'il soitd'une intériorité physique
ou moralecommedansle tableaude Delacroix- où le corps de la femmealgérienne
est non seulement(sur)pris dans son intimitémais aussi (re)présentéselon des
schémas colonialistes- , ou bien qu'il soit d'un corps individuelou social, le viol
est le produitd'une incompréhensionfondamentalejamais résolue générantune
violencetoujoursréitérée.Tant que, dans un universpatriarcal,le désirmasculinest
undésirdu mêmequi rejettel'autrecommefacteurde déstabilisation,seule la femme
pourraopérer,pour son groupe sexué, l'ouverturenécessaire à une expansion des
individualités.En premièreétape, il s'agira alors, pour l'auteur,de reconstituerle
corpsfémininéclatéçà et là dans une sociétéqui le fragmente en en faisant,loin d'une
entité,un amas grossieret confusde différentes parties autonomes.Tenterde « se
dire», en tantque sujet,c'est alorsse réunifier dans une voix, sommetoute,passive.
Tel est l'enjeu de la nouvelle « La femmequi pleure » : l'héroïne est présentéede
manièrequasi-décomposéedans ce texte: corps fragmenté sous le regardpatriarcal
objectivant, elle est l'objet passif d'une violence qu'il lui est faite d'esprit et de
corps : « Je marchais,je marchais,commesi ma face allait tomberdans mes mains,
commesi j'en ramassaisles morceaux» (63), ou encore: « Par moments, me
je
dis : je ne sais pas où sont mes contours,commentest dessinée ma forme...A quoi
serventles miroirs? » (66).
Dans « Femmesd'Algerdans leurappartement», c'est l'exemple de la porteuse
d'eau, qui, autrefoisviolentéepar son mari,ou son père (51), a perdula face, son
visage littéralement, au point d'être vouée à cette fuitesans fin dans un désertde
solitude.Mais, l'ultimeimaged'une femme-corps est présentéedans la nouvelle « II
n'y a pas d'exil » par le parallèle effectuéentreun enterrement et le mariage de
l'héroïne. En effet,l'élément charnièreentreces deux événementssupposés être
opposés semble être la question suivante: « Est-ce qu'on est venu chercherle
corps ? » (79). Le mariages'alourditalors d'un tout autre sens au niveau de la
subjectivité de la jeune femme: par ce parallélisme, il devient la situation
métaphorique de sa propremort,symboliséedans la proximité de la réalitéd'un corps
inaniméet dans le propreengourdissement, sortede néantisation,d'objectivationde
tout son être. Mais, dans les deux cas, ce corps-objet lourd et immobile doit
disparaîtrecar il dérange.L'enjeu est donc, face à ce regardqui la fractionne,de se
replacerdans le regardd' autruien tantque sujetentier.
Essayerde trouverun sens à l'être-femme, c'est toutd'abord se tournervers le
corps,uniquesignifiant visuelde notreréalité,afinde direles marquesancréesdans sa
chair.C'est ce que nous avons dès lors, dans nos textes,sous la formede séquences
homoérotiques qui libèrentl'existencecharnelledes femmesen mêmetempsqu'elles

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144 StéphanieBoibessot

recréent un mondepropreà elles seules : on assiste ainsi, commele dit Zimra,quand


la représentation de soi est niée, à Γ irruptiondu corps féminindans ce qui en fait,
avant tout,un élémentbiologique (1992 : 78).
Et cet érotismedu mêmese profileprincipalementdans la scène du « bain
public » de « Femmes d'Algerdans leurappartement ». Cettescène s'étale sur une
dizaine de pages et est dédoubléed'un long poème existentiel,« Le diwan de la
porteused'eau », lui-mêmedédoublépar « Le diwandes porteusesde feu »19. Cette
avant-dernière séquence de la nouvelle détient les prémisses de la conclusion,
puisqu'ils'agit ici, commeon le verra,d'une séancede retrouvailles entreles femmes.
En effet,nous assistons à une sorted'ode au caché, au dénudé,au dévoilé des corps
jeunes ou moins jeunes dans toute leur authenticitéet leur réalité. Le corps usé,
meurtri, sembleexaltéet évoqué de manièrefragmentaire là encore:
Bras d'une masseuse,dresséedeboutsur la dalle, qui s'agenouilla ensuite,
ceinturant le corpsd'une baigneuse,face, ventreet mamellesécrasés contre
la pierre,les cheveuxen masse rougeâtre, les épaules ruisselantdes traînées
du hennédélayé.(38)
Mais dans ce passage précisément,nous pouvons saisir à l'œuvre une double
dynamiquequi sembleentamer une démystificationdu corps de la femme: du côté de
la baigneuse,il y a, en effet,le dévoilementdes zones d'habitudecouvertes,mais plus
que touton assiste à un renversement des codes esthétiquespuisquele vocabulairela
décrivantest dans son ensemblepéjoratif(mamelles,rougeâtres,hennédélayé...). Il
s'agitdoncd'une scène d'intimité,de l'autrecôté du miroir.Scène qui prendtoutesa
forcesignifiantedans le personnagede la masseuse : par la forcequasi-virilequi se
dégage de son corpsdressépuis ceinturant. Nous entrevoyons, dans ce jeu du corps-à-
corps entretenu par le massage, commeune symbolisationde la nécessité, pour les
femmes,de se stimuler mutuellement pourune prisede possession d'elles-mêmes.Ici,
toutun corps se reconstruit sous nos yeux voyeurs: bras,ventre,mamelles,cheveux,
épaules,dos et aussi face trouvent une existencedans le regardd' autrui.Cette ode à la
chairretrouvéesaisitalors le corpsdans l'intégralitéde son discoursen tantqu'objet
signifiant: douleuret plaisir s'inscriventau mêmetitresursa peau. Et toutd'abord,
l'uniténarrative de cettescène sembleconcentréesurla souffrance physiquedu corps
fémininqui s'exprimeenfinen exhibantles cicatricesencréesau sein de la mémoire
corporelle,celle d'un corps individuel,certes,mais aussi au regardd'autrui,du corps
communautaire20. En ce sens, mêmesi la souffrance n'est pas expriméeverbalement
(Sarah ne répondpas à la questiond'Anne sursa cicatrice),elle est,dans le simpleacte
d'êtredénudéeet vue,commepartagée21. Le « bain public » commeunion des corps
au-delà des différences ? Les douleurs semblent en effet s'estomper dans une
communiondes corps : Sarah et Anne,l'une algérienne,l'autre française,séparées
par une guerre,se rincentmutuellement (44), enveloppéespar le regardmaternelde la
masseusequi les observe« commede jeunes mariées» (44). Et, un peu plus loin dans

19. Djcbar semble donnerlà les deux aspects principauxde la communautédes femmes algériennes
qui se crée chaque jour à l'ombre de l'Histoire: après avoir parlé de celles qui fontla parole, qui
façonnentl'oralitude,en portantl'eau purifiante, elle doit rendre hommage à celles qui, au lieu
de parler,agissent en portantle feu libérateurdes bombes.
20. Le mouvementdu texte va, en effet,des descriptionsdes corps des femmes-mères dont la chair
est déformée par leurs lourds fardeaux d'enfants (41), femmes traditionnelles dans la
communauté,au corps plus jeune et plus marginal,tel celui de Sarah qui se découvre balafré
d'une longue cicatrice,véritable « blessure de guerre» (43). Deux communautés de femmes
algériennesse fontface : l'une traditionnelle,
qui subit les coups du sort,et l'autre qui a émergé
à la guerre d'indépendance, une communautéde femmes qui luttentpour se mettre au grand
iour.
21. De toute façon,pour Sarah, sa «blessure de guerre» (43), d'une guerre publique et passée
d'indépendance,est aussi, apparemment,liée à une guerreprivée puisque les « femmes dehors
sous la mitraille» semblentattirerà elles « l'ombre des prisons vides » du présent.

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Assia Djebar 145

le texte,commesi Sarah étaità présentfortede cette leçon, c'est de cette manière


qu'elle tentera, à motsperdus,de consolerLeila :
« J'ai toujourseu des problèmesavec les mots ! » songeait Sarah qui se
dévêtaitde son corsage, la faceencoreen larmes.Elle dévoila la cicatrice
bleue au-dessusd'un sein [...]. Elle s'approchadu lit,étreignitLeila. Elle lui
tâtaitle front,les arcades sourcilières,elle aurait voulu [...] écraser de
violences chaleureusesce corps décharné[...]. Sarah ressentitun élan
purement sensuel... Elle cherchaen sourde-muette des mots d'amour,mots
informels,en quelle langue trouverles mots, comme des grottes ou des
tourbillonsde tendresse.(55)
Double recherche ici, sous l'élan de Sarah: d'un côté,volontéd'harmoniser, dans une
sortede reconnaissance tacite,la relationau corpsde l'autrefemmequi est en crise, en
s' approchant au plus près;mais aussi,d'un autrecôté,volonté,en crevantl'écart de la
séparationcorporellepardes caresses,de fairejaillirenfinles mots des retrouvailles.
Car, les corps étantainsi réincarnés,la voix peut trouvernaissance et refugedans
cettesphèreabsolue d'intimité.Et principalement, Djebar évoque cette articulation
d'une voix parla métaphore filéede la fluidité,de la liquiditéqui prendjustementsa
sourceau corps: c'est en se lavant,en débarrassant le corps des impuretésdu dehors,
publiques,que l'expression verbale des peines intérieurespeut se faireentendre:
« Chuchotements entretenus des peines,une fois les poresde la peau bien ouverts,et
ouvertel'ombredes pierresfroides» (40).
Mais le ton poétiqueet métaphoriquede la fluiditéprend toute sa véritable
ampleurdans « Le diwan de la porteused'eau » : car l'eau apportéepar cettefemme
pourla toiletteest aussi celle qui va délier l'expression des autresfemmes.Cette
vieille femmeest la libératrice,mais elle est aussi la génératriceau niveau
symbolique,au traversde la narrationde sa proprehistoire,de la divulgation de
l'histoire féminineentière.Et lors de son voyage en ambulance,dans son apparent
délired'imagesdu passé,par l'assimilationde l'eau à sa parole- devenantporteuse
de paroles- nous assistons mêmeà la créationd'un « espace neuf» (48), celui,
unique, lié aux menstrues,au sang de la mortet de la vie, espace textueluniquedes
femmespourelles-mêmes22:
Les stropheseffilochéesse regroupent, où cernerla langue qu'exhalentles
femmesarabes, sanglots longs, ininterrompus, intérieurs,qui coulent en
accompagnementtriste, pertes sanguinolentes d'une renaissance de
menstrues,mémoiresbéantes de harems [...] dont les murs de chaux
oscillent de sons nouveaux,de paroles lacérées, toutes autourde moi, la
porteused'eau créantmonespace neuf.(48).
Il s'agit donc,pourla femme,de créerune langue nouvelle et communedans laquelle
toutesles femmespuissent« se dire» en tant qu'histoireindividuelle.L'enjeu de
l'expression féminineest de retrouver l'individualitéjadis « abjectivée » sous le
regarddu Surmoisocialdes traditions.Il fautpouvoirexprimerdésormaisla capacité
personnelleà l'appropriation capacitépuisée dans les
des signifiéset des signifiants,
valeursd'un attachement à la communauté des femmes.« Se lire » va dialoguerainsi
avec « se dire» car si le langage peut formerles relations humainesau sein d'un
groupeparticulier, l'acquisitionde cettelanguetransforme aussi l'individuqui doit se
retrouver dans la langue.

22. L'accident de la porteuse d'eau a ainsi une symbolique pour l'ensemble des femmes. C'est
grâce à cet accident que l'émergence d'une voix va se développer: il faut aller au-delà du
quotidien pour renverserles habitudeset accéder à une nouvelle voie.

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146 StéphanieBoibessot

IV. Réintégrer la société ou la « voie » politique


Reste alors une dernièreétape dans cette quête symboliqueou réelle de la voix,
véritablevoie féminine: car que vautune expressionenfinmise à jour si personne
n'est là pourl'écouteret surtout l'entendre? Le dernierenjeu que soulève Djebar dans
son recueilde nouvellessemble être,surce point de vue, d'ordrepolitiqueet social.
Elle paraîtposer la questionde la valeurd'une existence si elle n'est pas reconnue
dans la communautésociale et si politiquement,au sein de la cité, sa voix
nouvellement conçuene peutrecevoirque le refletde son silence passé. « Quelle est
la place de la femmedans le contratsocial ?» est une questionque pose, en filigrane,
le textede Djebar. Et toutle travailnarratif des nouvellessemblejustementagir surla
figurefémininedans la société afin de transformer une image classique de femme-
statueen une femme-réactivée soulevantle voile de son ancien statutpourl'imposer
au corps social.
Et c'est principalementdans la mise en scène des sujets masculinsque cette
volontéde redonner du pouvoiraux femmesva se fairesentir.En effet,les hommes,
dans ce texte, semblentjouer à la fois le rôle d'exemples (en tant que figuresde
pouvoirau sein d'une société patriarcale)et de contre-exemples (ils sont cependant
montréssous un angle affaibli),commesi Γ auteur- femme,en les décrivant,voulait
d'une part s'approprierleur force politique et d'autrepart s'ériger en une force
supérieureen montrant combienles femmessontactiveset ouvertessurl'avenir.
Ceci se profilenotammentpar l'exposition d'hommesqui semblentavoir été
dépossédés d'eux-mêmesaprès une colonisation séculaire et une terribleguerre
d'indépendance23. Toutse passe commesi l'identitéde ces hommes,autrefoisfigures
autoritaires dans la société,avaitété usurpéepard'autresautoritésplus importantesau
point de fairechangerleurpays à leur insu. Dans l'après-guerre, ces hommessont
maintenant des victimesà qui riende leurpassé n'a été rendu: et du pouvoirpolitique
au pouvoirprivéil n'y avaitqu'un pas. Tout sembleavoirété détruit dans cettesociété
patriarcale: les ancestralesconceptionsde la famille,des enfants,de la femme,de
leursfemmesontété toutbonnement ravagées.En un mot,leurprésent,au sein de leur
proprepays,ne leurappartient plus : il semble appartenirdésormaisà un autremode
de pensée,celuide l'autrequi l'a infiltré,et à une autregénération- voire mêmeun
autresexe - qui devrafairela balanceentrele passé et le présent24.
Ainsi, de cette vie qui s'échappe, certains hommes veulent retenirce qu'ils
peuvent.Prenonsla nouvelle« Femmesd'Algerdans leur appartement» : le Hazab,
par exemple, s'attache à des traditionsjugées quelque peu désuètes maintenant.
D'ailleurs,réduitau silenceau mêmetitreque sa femme,il « ne se sentaitpas toutà
faitchez lui » (27) : il est déplacé mêmeen sa propremaison. Face à ses filles, il
n'ose plusdirece qu'il pense : celles-ci, issues d'une société colonisée, et de ce fait
du doubleproduitd'un désirde libération sociale (apportéparla cultureoccidentale)et
politique(contrel'hégémoniede celle-ci), veulentdésormaisimposer leur libertéà
tousniveaux.Lui, lecteurdu Coran à la mosquée,jouissant jadis d'un grandprestige,
n'a mêmeplusdroitde regardsurla cérémoniede circoncision de son uniquefils : elle
seraeffectuée parun médecinet nonplusdans les ritestraditionnels(34). Il y a aussi
l'exemple d'Ali, le maride Sarah, qui dès le débutdu texte, par son rêve ambigu
d'impuissanceà sauversa femme,sembleaffaiblià la foisdans le domaineprivé de la
relationà l'autresexe, et dans le domainepolitiquequi lui semble étrangement lié,

23. Notons, cependant,que les hommes semblentaussi sous certainsaspects faibles de nature: cette
faiblesse résideraitmême dans l'attraitpour la chair et les excès. Exemple de Said qui ramène
chez lui d'un air coupable une autre épouse, ou bien exemple de ces hommesqui doivent cacher
à leurs femmesleurs transgressions des lois coraniques (à savoir leur alcoolisme maladif)-
24. Notons que les Français, malgré leur propre oppression, ont toujours valorisé l'indépendance
des femmesmusulmanesqui leur apparaissaitcomme le meilleur moyen de détruire le pouvoir
communautairedes colonisés.

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Assia Djebar 147

puisqu'il s'agit, avant tout,d'une scène de torture.Malgré sa place de haut rang de


chirurgien, il nous apparaîtdonc,lui aussi, tombédans les affresde l'impuissance -
de la dévirilisationpresque- quandil ne peut même pas communiquer avec son
proprefilset fairepasserl'héritagepaternel.Une foisde plus,toutse passe commesi
l'homme n'avait plus d'héritageà transmettre à ses enfants,dépouilléqu'il a été de
son passé. Il est, d'ailleurs,incapable de lire la nouvelle langue dite « nationale »
dans laquelleécritson fils,lui qui ne pratiquequ'un arabe oral25.Ali faitdonc appel à
une de ses collègues pourpouvoirdéchiffrer la parole du fils : la femmedevientici
intermédiaire nécessairenon seulementdans la relationfiliale père/ fils mais aussi
entredeuxgénérations,deux vies, l'une du passé et l'autre du présent26.Ainsi, la
relationpère-filsest menacée par une non-communication qui, loin de toucherla
figurepaternelle du domaineprivé uniquement, se pose commele symbole d'un rejet
de toutun patriarcat.Par exemple,Nazim refuseson pèreAli car il lui reprocheune
« mémoireparcimonieuse » (21) (quand il s'agit de la guerred'indépendance)au lieu
d'une vivacitéà vouloirdéfendre son pays. Dans « Les mortsparlent», Hassan, le
filstantaimé montéau maquispourse battre,rejetteraaussi sans vergogne,pourun
engagementpolitique de libérationintégrale(122), l'héritage de sa mère Yemma
Hadda, femme pourtantjouissant dans le passé d'une renommée autoritaire
importante.
Comme si la nouvelle générationne se reconnaissaitpas dans le passé de leur
parents,de cettehistoirehéritée.Celle-ci,désormais,et que ce soient des hommesou
des femmes,oppose au passé de soumissionun groupeunidansune lutteprogressiste.
Et c'est dans le personnage du poèteque cetteunion entrehommeset femmespourun
combatlibertaireprendtoutesa force : « Ce n'est pas seulementle colonialisme
l'origine de nos problèmes psychologiques mais le ventre de nos femmes
frustrées ! » (28). En effet,il est le premierà verbaliserce qui sous-tendle texte: il
y a un lien étroitentrele malaisesocial de cettereconstruction politiqueau présent,et
le passé opprimantde la femme.Et cette interconnexionpolitique entredomaine
privé et domaine public se condense dans le ventrefémininqui est aussi lieu de
gestationdu peuple. Selon lui, le grandchangementsocial capable de faireavancer
l'Algériepasserapar une améliorationdes conditionsde vie de la femme.Surtout,il
faudrait lui rendrele mondeen arrêtant de l'enfermer physiquement et moralement: il
se proposed'ailleursde libérerLeila, qui n'arrivepas à se sortirdu marasmede douleur
des guerresfamilialeset sociales en prônantun mariagelibéral27.
D'une part,la quêtede la voix / voie fémininesemble donc prendrebel et bien
corpsdans un personnagemasculin,repoussoirdans un premiertemps- par peurde
se laisseraller,commeeux, au reniement de son passé - , et d'autrepart,elle semble
prendre voix dans le cride révolte du poète.En effet,celui-cifaitécho à la parole acide
et critiquede Sarah qui ironise sur l'attitudesomme toute régressivede certaines

25. Dans l'hôpital d'ailleurs la communicationest un très grand problème. Il semble y avoir deux
sortes de parler: l'arabe oral, plutôtberbère,celui de la paysanne,d'Ali, mais aussi des femmes
qui se le transmettent en héritage, et celui de «la langue nationale» (19), arabe dit classique,
imposé à la fin de la guerred'indépendanceà des milliersde gens qui ne se retrouventpas dans
cette langue. Cet arabe-là est donc principalementcelui de la nouvelle génération de cette
période qui, somme toute,a tissé son histoireautourde ce nouveau langage.
26. Notons deux choses : d'une part soulignonsle rôle nécessaire de la femmeface à l'homme (dans
le personnagede Baya mais aussi de Sarah qui tente désespérément de réconcilier Ali avec son
fils (35) ; et d'autre part,signalonsque les jeunes femmesparaissentle sujet idéal pour concilier
le passé au futurdans un réaménagement du présent: par leur rapportétroit à la mère, elles
atteignent, en effet,les racines orales de l'histoire, de la langue, tandis qu'avec leur éducation
elles sont plus à même de saisir les mouvements de la société. En un sens, face aux hommes,
elles condensentl'avenir de la société, en étant porteusesde l'héritageet de la modernité.
27. « Je suis le seul mâle ici qui refuse,sous tout prétexte,d'enfermerune femme...Chez moi, elle
sera sûre de s'envoler en toute sécurité...» (28).

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148 StéphanieBoibessot

femmesen montrantcombien des femmessoi-disantémancipéescultiventencore,


commeespoir,les vieux désirsde dominationmasculineet d'oppressiondu féminin:
Les femmeslibresde la villerepartent chez elles,rêventdevantun café sur la
tablebasse, au filsaîné qui grandira,qui, sûr,deviendralui aussi un des ces
chefsd'étage : elles pourront enfinfermer leurporteet surveillerà leurtour
les jeunes fillespourles maintenir à l'abri,entredes murs.(30)
Finalement, ainsi que le pensegravement et ironiquement Sarah,les femmessont
tellementvouées à une non-existencepour autrui,dans le fait social, que la loi
pourrait trèsbiendécréter unjour d'institutionnaliser leursurditéafinde les enfermer
en elles-mêmespour toujours: « Elles ne percevraient que leurgargouillisintérieur,
cela jusqu'à ce qu'elles deviennentvieilles et n'enfantentplus» (26). Or, si l'on
désire, au contraire,s'ériger contreces abus futursqui menacentpotentiellement
l'espèce-femme,il est nécessaireet légitimede recréerune société de femmesnon
seulement loin des hommes mais aussi loin des femmes réfractairesà tout
changement.Car mêmele « monde cernédes femmes» (102) est double, vicié, en
lui-mêmeau point d'entretenir l'espionnite (102). Tel est le message de la nouvelle
« Les mortsparlent» : Aïcha, l'héroïne,trouverasa voix / voie dans l'accès à une
critiquedes aïeules, de ces femmessoumises, femmes-oreilles,femmes-murmures,
pleureusesmais non femmessimplementfemmes.Et elle pourraenfinse dire : « Je
n'ai ni loi ni maître» (95) et s'ouvrirun nouveaucheminde femme,celui des exclues
qui rentrent dans la cité après un long exil. Une nouvelle générationde cœurpourra
enfinémergeret en chœurfairevivre l'égalité hommes-femmes : « - N'as-tu pas
entenduhierle discourssur la place ? "Nous sommestous frères!" - Justes,ma sœur,
tu dis des parolesjustes ! [...] Fasse que les hommesl'entendentainsi ! » (94).
Car le corpsinertede YemmaHadda,effigiede toutesles mères,parleet il dit, tel
un thrèneobscur,la mortsymboliquede la languematernellequi doit renaîtredans un
« bouleversementverbal» (101) : la révoltedu dire28.Les femmesne se sont pas
battuespourrien,n'ont pas portédes bombes ou bien été incarcéréespour que tout
recommence,à l'identique,après : « Papoter, mangerdes gâteaux, s'empiffrer en
attendantle lendemain,est-ce pour cela qu'il y a eu deuil et sang ?» (« Jour de
Ramadhan» 134). La guerred'indépendancepolitiqueest devenueindépendancedes
genres. Il fautdonc retrouver la voix fémininequi, tel le peuple,est en exil de son
propreterritoire en redéfinissant de nouvelles frontièreset en s'engageantpour une
seule mission: assurerle lien de la nouvelle parole qui doit réconcilierles mèreset
les filles: « Je ne vois pourles femmesarabesqu'un seul moyende toutdébloquer :
parler,parlersans cesse d'hier et d'aujourd'hui,parler entre nous, dans tous les
gynécées,les traditionnels et ceux des H.L.M. Parlerentrenous et regarder» (60).
Un nouveauterritoire est alorsà conquérir: celui qui se situeau-delàdes silences
du sérail, au-delàdes terresconnues, celui d'un au-delàdu texte, celui enfin d'une
intérioritéouverteau monde.Cet espace se trouveraà l'intersectiondu privé et du
public,surla frontière, la margeentrel'exil et la réintégration. Loin d'une explosion
féministe, ce recueilde textesde Djebar,touten mouvements labiles,en textesencore
fragiles,est un grandfragment de notrelittérature, porteursi ce n'est fondateur d'une
implosionfémininequi s'épand dans les mots.
V. Conclusion
Ainsi, Femmesd'Algerdans leur appartementaurabien joué le rôle que nous nous
proposions de définiren tant que livre du passage d'une parole féminineet de
l'émergenced'une nouvelle voix / voie. Que ce soit au niveau des structures
narratives,ou bien au niveau des intriguesinternesaux nouvelles, que ce soit le

28. Car la voix maternelle mène à la voix de la mort symbolique pour les femmes puisqu'elle les
confineà l'inexistence pour soi (104).

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Assia Djebar 149

lecteur pris comme destinataire ou bien des interlocuteurs-personnages,


l'accomplissement de ce recueilsemble se fairedans le rétablissement d'un dialogue
au féminin.Dialogue qui est aussi, et avant tout, expression d'un sentimentde
solidarité et d' intercommunication envers les exclu(e)s : il faut désormais non
seulementse reconstruireen soi, mais aussi intégrerautruidans ce qui fait sa
différence. Ce texteprésentebien cettenotionde nouvelleidentité,telle que la définit
FrançoiseLionnet,et qui se fondesur le métissage,« me-tissage».
Seulement,si nousrevenonsau débutde notreréflexion et de ce qui composait de
manièreancestrale l'attitude au monde des femmes, à savoir l'oralitude, nous
remarquons que le passage au métissagese faitaisémentpar la notion de multitudes
imbriquées.Mais qu'en est-ilpar rapportà l'écriture? Y a-t-ilune oppositionentrele
parler,le dialogued'un moi métissé,et l'écrire? Nous remarquons, une fois de plus
avec le personnagede Sarah,que sa voix qui se libèrepeu à peu, devientau bout du
comptecelle d'une voix visionnaire,voix-artistequi justementvoit au-delà. Selon
nous,ce parcoursinitiatiquequi prendsa forcejuste après que Sarah a reçuen don la
voix / voie de l'eau et celle du feu,ne pourravéritablements'exprimerque dans la
création,inscrite au monde: telle est d'ailleurs la symbolique de son désir de
création,sous formede poèmed'abordpuisde documentaire (25). Écriredevientalors
l'impressiondans nos réalitésdes sons fugitifsmultiples: il est l'uniqueoutil dont
on dispose pourtransposer l'uniquemoyende revenir
cet héritageet le faireperdurer,
aux racinesorales de l'histoire,au « son de la mèrequi, femmesans corps et sans
voix individuelle, retrouvele timbrede la voix collective et obscure,nécessairement
asexuée » (160)29.Écrirepermetalors de changerla mémoirequi entrave(54), pour,
aprèsl'avoir ravivée,la transformer en la recréant,épurée,neuve.
Ce recueilde nouvelles a donc été parcoursde formationd'une voix, voix
chantante,voix du cœurmais aussi du chœur: car l'écritureféminine- s'il y en a
une - va du corps de la femme-mère au corps de l'univers, corps mondial qui est
aussi,en son absolu,corpsmusicalpuisquela voix est aussi ce qui porteen dehorsde
soi, c'est aussi la voie qui mènede moi à toi,qui est « émoi », de toi, qui touche« à
toi », mais « Toi ? Moi ? C'est déjà trop dire. Trop trancherentre nous:
toute(s) »3°.
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29. Notons d'ailleurs à propos du travailde Sarah que l'enregistrement,qui est le moyen le plus
classique de conserver des sons, possède ses limites dans sa caractéristique principale de
conservation brute qui finalementfaitfi de tout sens. Il faut, bien souvent, en effet, une
transcriptionécrite du son entendupour saisir une signification.
30. Voir Ce sexe qui n'en est pas un d'Irigaray, et plus spécialement son dernier chapitre intitulé
« Quand nos lèvres se parlent» (217).

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