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Pratique du pouvoir et idée de Nature (2) Le discours de la Nature

Author(s): Colette Guillaumin


Reviewed work(s):
Source: Questions Féministes, No. 3, natur-elle-ment (mai 1978), pp. 5-28
Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40619120 .
Accessed: 26/11/2011 17:01

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ColetteGuillaumin

Pratiquedupouvoir
etidéede Nature
(2) Le discours
de la Nature

Introduction

Aprèsavoirdécritdansune première partie(«L'appropriation des femmes»,



Questionsféministes, 2) la relationsocialeoù la classedes femmes, et chacune
des femmes, est appropriée, traitéeen objet,nous allonsvoirdanscetteseconde
partieles conséquencesque cela peut avoir dans le domainedes idées et des
croyances.«Le discoursde la Nature»voudraitrendresensiblecommentle fait
d'êtretraitéematériellement commeune chose faitque vous êtes aussi dans le
domainementalconsidérée commeunechose.De plus,une vuetrèsutilitariste (une
vue qui considèreen vousl'outil)est associéeà l'appropriation : un objet est tou-
jours à sa place et ce à quoi il sert,il y serviratoujours.C'est sa «nature».Cette
sortede finalitéaccompagneles relationsde pouvoirdes sociétéshumaines.Elle
peutêtreencoreperfectionnée, commeellel'estaujourd'huiavecles sciences,c'est-
à-direque l'idée de naturene se réduitplus à une simplefinalitésurla place des
objetsmais elle prétenden outreque chacund'entreeux commel'ensembledu
groupe,est organiséintérieurement pour fairece qu'il fait,pourêtrelà où il est.
C'est encoresa «nature»,maiselleestdevenueidéologiquement pluscontraignante
encore.Ce naturalisme -làpeuts'appelerracisme, il peuts'appelersexisme,il revient
toujoursà direque la Nature,cettenouvellevenuequi a prisla placedes dieux,fixe
les règlessocialeset va jusqu'à organiser des programmes génétiquesspéciauxpour
ceux qui sontsocialement dominés.On verraaussique, corollairement,les sociale-
mentdominants se considèrent commedominantla Natureelle-même, ce qui n'est
évidemment pas à leursyeux le cas des dominésqui, justement, ne sontque les
éléments pré-programmés de cetteNature.

Questionsféministes- n° 3 - mai 1978


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/. DE L APPROPRIATION A LA «DIFFERENCE NATURELLE»

A. Des chosesdans la penséeelle-même

Dans le rapportsocial d'appropriation l'individualité matériellephysique


étantl'objetde la relationse trouveau centredespréoccupations qui accompagnent
cetterelation.Ce rapportde pouvoir,peut-être le plus absoluqui puisseexister:
l'appartenance physique(directecommepar le canal de l'appropriation des pro-
duits), entraîne la croyancequ'un substrat corporel motive cette relation,elle-
mêmematérielle et
-corporelle, qu'il est en quelque sorte sa «cause». La mainmise
matérielle surl'individu humaininduituneréification de l'objetapproprié. L'appro-
priationmatérielle du corpsdonneune interprétation «matérielle» despratiquesl.
a) La face idéologique -discursive de la relationfaitdes unitésmatérielles appro-
priées des choses dans la pensée elle-même ; l'objetestrenvoyé«hors»des rapports
sociauxet inscrit dansunepurematérialité 2. b) Corollairement, les caractéristiques
physiques de ceux qui sont appropriés physiquement passentpourêtreles causes
de la domination qu'ilssubissent.
La classepropriétaire construit, surles pratiquesimposéesà la classeappro-
priée, sur sa place dans la relation d'appropriation, surelle,un énoncéde la con-
traintenaturelleet de Yévidencesomatique.«Une femmeest une femmeparce
qu'elle est une femelle»,énoncédont le corollaire,sanslequel il n'auraitaucune
signification sociale,est «unhommeestun hommeparcequ'il estun êtrehumain».
Aristotedisait,déjà, «la Naturetendassurément à faireles corpsd'esclavesdiffé-
rentsde ceux des hommeslibres,accordantaux unsla vigueur requisepourles gros
travaux, et donnant aux autres la station droite et les rendant impropresaux
besognes de ce genre...»(Politique,I, 5, 25).
Dans les rapportsde classesde sexe,le faitque les dominéssoientdes choses
dansla penséeestexplicitedansun certainnombrede traitssupposésconnoterleur
spécificité. Dans le discourssurla sexualitédes femmes, celuisurleurintelligence
(l'absence ou la forme particulière qu'elle revêtirait chez elles),celui surce qu'on
1. Interprétationmatérielleet non pas matérialiste.Dans le faitd'expliquerdes processus
(sociaux dans le cas qui nous intéresse,mais qui peuventêtre d'une autre nature)par des élé-
ments matérielsfragmentéset pourvus de qualités symboliques spontanées, il y a un saut
logique. Si cette attitude est, pratiquement,le fait d'idéalistes traditionnels,plus attachés à
l'ordre social et aux saines distinctionsqu'à un matérialismedont ils accablentd'infamieleurs
ennemis,elle se présenteparfoiscomme un matérialismesous le prétexteque, dans cettepers-
pective,«la cause est la matière».Ce qui n'est pas une propositionmatérialiste,car les proprié-
tés attribuéesà la matièreont ici un traitparticulier: elles interviennent non comme des consé-
quences des rapportsqu'entretientla formematérielleà son universet à son histoire(c'est-à-
dire à d'autres formes)mais bel et bien comme des caractéristiques^ intrinsèquement symbo-
liques de la matièreelle-même.Il s'agitsimplementde l'idée de finalité(métaphysique)affublée
d'un masque matérialiste(la matièredéterminante).On est loin d'abandonnerun substantia-
lismequi est la conséquence directed'un rapportsocial déterminé.
2. Les institutionsreligieuses des sociétés théocentriques, et principalementl'Église
catholique, ont été explicitementconfrontéesà cette question. D'abord au sujet des femmes,
durant le haut moyen-âge,puis au sujet des esclaves dès le seizième mais surtoutaux dix-
septièmeet dix-huitièmesiècles. Les femmesont-ellesune âme ? Doit-onbaptiserles esclaves?
C'est-à-dire: ne sont-ilspas des choses ? S'ils sontdes choses,il est exclu de les faireentrerdans
l'universdu Salut. Mais ne parlent-ilspas ? Auquel cas nous devonsles considérercomme faisant
partiede l'universde la Redemption...Que faire? Peut-onconcilierl'objectivationet le Salut ?
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appelle leur intuition. Dans ces trois domaines il est particulièrementnet qu'on
nous considère comme des choses, qu'on nous voit exactement comme nous
sommes traitées concrètement, quotidiennement, dans tous les domaines de
l'existenceet à chaque moment.
La sexualité par exemple... Soit le groupe dominantconsacre une fractionde
la classe des femmesuniquementà la fonctionsexuelle ; censées être,à elles seules,
la «sexualité» (et uniquement sexualité) comme le sont les prostituéesdans les
sociétés urbaines,les «veuves» dans certaines sociétés rurales,les «maîtresses de
couleur» dans les sociétés de colonisation, etc., les femmesenferméesdans cette
fractionde classe sont objectivées comme sexe. Soit on l'ignorechez les femmeset
se vante de l'ignorer,comme le fontles psychanalyses,orthodoxe ou hétérodoxe.
Soit on estime qu'elle n'existe tout simplementpas : la femmeest sans désir,sans
entraînementcharnel,comme nous l'expliquent les versionsvertueusesclassiques de
la sexualité qui vont de la bourgeoisievictoriennequi la nomme «pudeur» (id est
l'absence d'envie) 3 à la classe populaire qui considère que les femmessubissentla
sexualité des hommes sans en avoir une elles-mêmes(à moins d'être des sauteuses,
particularitépas recommandableet assez peu fréquente).C'est aussi, somme toute,
ce qui est implicitedans les versionsecclésiales chrétiennesdiversesoù la femmeest
plus tentatriceque tentée ; on se demande d'ailleurs commentelle peut être tenta-
trice sans y avoir de raison,il est vrai qu'une femmen'ayant pas plus de tête ni de
décisionque de sexualité,ce sera sans doute une initiativedu diable.
L'absence (de désir,d'initiative,etc.) renvoie au fait qu'idéologiquement les
femmesSONT le sexe, tout entières sexe et utilisées dans ce sens. Et n'ont bien
évidemmentà cet égard, ni appréciationpersonnelle,ni mouvementpropre : une
chaise n'est jamais qu'une chaise, un sexe n'est jamais qu'un sexe. Sexe est la
femme,mais elle ne possède pas un sexe : un sexe ne se possède pas soi-même.Les
hommes ne sont pas sexe, mais en possèdent un ; ils le possèdent si bien d'ailleurs
qu'ils le considèrentcomme une arme et lui donnenteffectivement une affectation
sociale d'arme, dans le défi virilcomme dans le viol. Ideologiquement les hommes
disposent de leur sexe, pratiquementles femmesne disposent pas d'elles-mêmes
- elles sont directementdes objets - idéologiquement elles sont donc un sexe,
sans médiation,ni autonomie comme elles sont n'importe quel autre objet selon le
contexte. Le rapportde classe qui les fait objet est expriméjusque dans leur sexe
anatomo-physiologique,sans qu'elles puissent avoir de décision ou même de simple
pratiqueautonome à ce sujet.

3. Les conceptionsde la bourgeoisievictoriennesont les plus connues en ce domaine,et


quasi caricaturales.Plusieursgénérationsde femmesont été mutiléeset écraséespar elles. Mais
il existe d'autres formes,dont la moralede la société de plantationaméricaine.La maîtressedu
maîtreet l'épouse du maîtrey accomplissaientdeux «fonctions»d'objet inversées,l'une consa-
crée à la reproductionet réputéedépourvuede toute sexualité,l'autre consacréeà la distraction
et réputéepure sexualité. Les sociétés fascisteet nazie professaientune vue identique.Le trait
commun de ces formes- qui nientl'existence d'une sexualité chez les femmes/ épouses - est
la réductionde leur génitalitéà la reproduction.Reproductionconsidéréecomme nécessaireau
maintiend'une «lignée» dans les classes aristocratiques,ou comme indispensableà la constitu-
tion dans les classes populaires d'une réservepermanenteet inépuisablede travailleursou de
soldats.L'idée même de sexualitéest inimaginabledans ces perspectives.
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La versionqui faitd'ellesdes «sexesdévorants» n'estque la faceidéologique


inverséedu mêmerapportsocial. Si la moindreautonomiese manifestedans le
fonctionnement sexuellui-même (au sensle plus réduitet le plusgénitaldu terme)
voilà qu'elle est interprétée comme une machinedévorante,une menace,un
broyeur.Pas davantageles femmesne sont des êtreshumainsayant,entreautres
un sexe : ellessonttoujours,directement
caractères, un sexe.L'universobjectai,le
déni farouchequ'ellespuissentêtreautrechose qu'un sexe, est un déni qu'elles
puissentavoirun sexe,êtresexuées.
La sexualitéest le domaineoù l'objectiva tiondes femmesest la plus visible,
mêmeà une attention non prévenue. La femme-objetestun leitmotiv desprotesta-
tionscontrecertainesformesde littérature, de publicité7decinéma,etc. où elle
est appréhendéecomme objet sexuel, «femme-objet» signifieen fait «femme-
objet sexuel».Et si c'est en effetle seul domaineoù le statutd'objetdes femmes
est socialementconnu,il y restelargement considérécommemétaphorique : bien
que connuil n'estpas reconnu.
Dans le domainede l'intelligence il en va de même: leurintelligence «spéci-
fique» est une intelligence de chose. Censéesêtreéloignéesnaturellement de la
spéculationintellectuelle, ellesne sontpas créatrices de la cervelle, et pas davantage
on ne leurreconnaîtde sensdéductif, de logique.Considérées mêmecommel'incar-
nationde l'illogisme, ellespeuventse débrouiller, à la rigueur;maispourarriver à
ce résultatelles collentau réelpratique,leur espritn'a-pas-1 'élan-ou -la-puissance-
nécessaire-pour-s'arracher-au-monde -concret,au monde des choses matérielles
auquelles attacheune affinité de chose à chose ! En touscas leurintelligence est
censéeêtreprisedansle mondedeschoseset opératoire dansce seuldomaine,bref
ellesauraientuneintelligence «pratique».
Au demeurant cetteintelligence cesseraitd'êtreopératoirepourautantque
les chosesont subil'actionde la pensée,carl'agencement des chosesentreellesest,
lui, le refletde l'activitéintellectuelle et des opérationslogiques.Ainsiles tech-
niques,enginset autresmoteursau sujetdesquelsla stupiditédes femmes estbien
connue.L'universdes femmesce seraitplutôtles vêtements, les pommesde terre,
les parquetset autresvaisselleset dactylographies ; et les formesd'agencement
techniquequ'impliquent ces domaines sont ipso facto déclasséeset renvoyées au
mondedu néanttechnologique, si ce n'estde l'inexistence pureet simple.
Enfin,Yintuition (si spécifiquement «féminine»)classe les femmescomme
l'expressiondes mouvements d'unepurematière.D'aprèscettenotionles femmes
saventce qu'elles saventsans raisons.Les femmesn'ontpas à comprendre, puis-
qu'ellessavent.Et ce qu'elles saventelles y parviennent sanscomprendre et sans
mettreen oeuvrela raison: ce savoirest chez elles une propriétédirectede la
matièredontellessontfaites.
Ce qu'on appelle«intuition» de la positionobjectivedes
est trèssignificatif
opprimés.En faitils sontréduitsà fairedesanalysestrèsserrées(au contrairede ce
qu'on prétend),en se servantdu moindreélément, le plusténu,de ce qui peutleur
parvenirdu monde extérieur,car ce monde leur est interditd'accès comme
d'action. Or cet exercicede miseen place de détailsfragmentés, est glorifiéet
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appelé intelligence deductivechez les dominants (et il est alorslonguement déve-


loppé dans les fictions policières) mais perd tout caractère intellectueldès qu'il se
manifeste chez les femmes, chez qui il est systématiquement privéde senscompré-
hensibleet prendfigurede caractèremétaphysique. L'opérationde dénégation est
véritablement stupéfiante devant un exercice d'épuré intellectuelle particulièrement
brillant,qui composeavec des élémentshétérogènes un ensemblecohérentet des
propositions applicablesau réel.La forcedes rapports sociaux,là encore,permetde
rejeter l'existence des appropriés dans la pure matière réifiée,et d'appeler«intui-
tion» l'intelligence ou la logique, comme on nomme «ordre»la violence,ou
«caprice»le désespoir...
La positiondominanteconduità voirles appropriéscommede la matière,
et une matièrepourvuede diversescaractéristiques spontanées.Seulsles dominés
peuvent savoir ce
qu'ilsfont qu'ilsfont,que cela ne leur jaillitpas spontanément du
corps. Travailler fatigue. Et travaillerse Et
pense. penserfatigue.Lorsqu'on est
approprié, ou dominé,penserc'est allercontrela visiondes (et contreles) rapports
sociauxque vous imposele dominant,c'est ne pas cesserde savoirce que vous
apprennent durement les rapports d'appropriation.
L'aspectidéologique du conflit pratique,entredominants et dominés,entre
et
appropriateurs appropriés, portejustement sur la conscience. dominants
Les en
général nient la des
conscience appropriés et la leur dénient justement pourautant
qu'ilsles tiennent pourdeschoses.Plus,ils tentent sanscessede la leurfairerentrer
dans la gorgecar elle est une menacepourle statuquo, les dominésla défendant
âprementet la développant partousles moyenspossibles, les plussubtilsou les plus
détournés, inventant, rusant (les femmes sont«menteuses», les nègres«puérils»,les
arabes«hypocrites» ...) pourla protéger et l'étendre.

B. Des choses «naturelles».Ou commentfusionnentVidéede natureet


la notionde chose.

L'idée de natureancienneet celle d'aujourd'hui ne se superposent pas totale-


ment, celle que nous connaissons se constitue sensiblement au XVIIIe siècle.
L'ancienneidéede nature,qu'on pourraitdirearistotélicienne poursimplifier,
exprimaitune conceptionfinalistedes phénomènessociaux : un esclaveest fait
pour fairece qu'il fait,une femmeest faitepour obéiret pourêtresoumise,etc.
L'idée de natured'une chosene signifiaitguèreque la place de faitdansle monde
d'unechose ; elle se confondaitpresque absolument avec celle de fonction.(Nous
avonsd'ailleursconservéce senslorsquenousparlonsde la natured'unobjet,d'un
phénomène. Le fonctionnalisme modernen'estpas si loinde cettepositionet c'est
la critiquepertinente que lui a faiteKate Milletdans Sexual Politics.) L'idée
modernede nature- étroitement associéeà, et dépendante de cellede Nature4 -

4. Alorsque danssonacceptionancienne,le termede naturedésignel'usageet la destina-


tiond'unechose,d'unphénomène, de sescaractères
l'organisation propres,on entendra icipar
Naturela réunion,en une mêmeentité,de Yensemble des caractères
du mondesensible. Cette
notion,apparueen Europeau XVIIIe siècle,tendà la personnification
de cetteentité,comme
le montreson usagepar les intellectuels
du siècledes Lumièreset davantageencoreparles
romantiques.Les sciencesdu XIXe sièclereprendront la notionpourdésigner en tantqu'en-
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s'estdéveloppéeconcurremment aux sciences,sciencesditesd'ailleursde la matière


et de la nature.Ces dernières, touten conservant unesignification commune: celle
d'unedestination de la choseconsidérée, ont changéla configuration du «naturel»
en y apportant desmodifications majeures.
Quelles modifications sont intervenues dans la configuration du «naturel»,
qu'a-t-on«ajouté» au statutde «choses-destinées-à-étre-des-choses» de certains
groupeshumains? Principalement l'idée : a) de déterminisme, et b) de détermi-
nismeinterneà l'objetlui-même. Le déterminisme ? En effet,en ce que la croyance
en une actionmécaniqueétaitintroduite dansuneconfiguration quijusquelà était
relativement statique; la viséefinalistedu premiernaturalisme devenaitdans le
nôtre une proclamationd'allurescientifique: la place occupée par un groupe
dominé,parles esclavessurles plantations, par les femmesdansles maisons,deve-
naiteffectivement prescriptivedu pointde vuede la rationalité scientifique sociale-
mentproclamée.Non seulement a) étantà leurplacedanstelsrapports sociauxles
appropriésdevaienty rester(finalismede la première idée de nature)mais,b) ils
étaientdésormaisconsidéréscommephysiologiquement organisés(et non plus
seulement anatomiquement) en vuede cetteplaceet préparés pourcela en tantque
groupe(prescription du déterminisme). Enfin,c) ils étaientà telleplace dansles
rapportssociaux non plus par l'effetd'une décisiondivineou de mécanismes
mystico-magiques extérieursau mondesensible, maisbienparl'effetd'uneorganisa-
tion intérieure à eux-mêmes qui exprimeen chacunde ces individus l'essencedu
groupedansson ensemble.Cetteprogrammation interneest à elle-même sa propre
justificationen fonctionmêmede la croyanceen uneNaturepersonnifiée et téléo-
logique.Du XVIIIe siècleà aujourd'hui, ce nouveaugenrede naturalisme a reçudes
traitsde plus en plus complexes,et si au siècledernieron cherchait l'originedu
programme dansle fonctionnement physiologique, on le traqueaujourd'huidansle
code génétique; la biologiemoléculaire vientrelayerla physiologie expérimentale.
Dans l'idéologie naturalistedéveloppée aujourd'huicontre les groupes
dominés, on peutdoncdistinguer troiséléments. Le premier: le statutde chose,qui
exprimeles rapports sociauxde fait,les appropriés, étantdespropriétés matérielles,
sontdes élémentsmatérialisés dans la penséeelle-même. La secondecouchecorres-
pond à ce qu'on peut appelerune penséed'ordre,un systèmefinaliste et téléolo-
gique qui se résumepar : les chosesétantce qu'elles sont,c'est-à-direcertains
groupes(ou un groupe)en appropriant d'autres(ou un autre),cela faitfonctionner
correctement le monde,il convientdonc que cela resteainsi,ce qui éviterale
désordreet le renversement des valeursvraieset des prioritéséternelles.(Le
moindresoupird'impatience expriméed'un dominédéclenchedansl'espritfragile
des dominants les visionsd'orageles plus apocalyptiques, de la castration mena-
çante à l'arrêtde la rotationde la terre.)Le troisièmeélément,spécifiqueà la
penséemodernedepuisle XVIIIe siècle,le «naturalisme», proclameque le statut
d'un groupehumain,commel'ordredu mondequi le faittel,estprogrammé de
l'intérieurde la matièrevivante.L'idée de déterminisme endogèneest venuese
superposerà celle de finalité, s'y associer,et non la supprimer commeon le croit
sembleles lois de l'inerteet du vivant. dansle sens
Dansce texte,le termeNatureseraentendu
personnifiéqui luirestepratiquement toujourssous-jacent.
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parfoisun peu rapidement. La findu théocentrisme n'a pas signifié pourautantla


disparitionde la finalité
métaphysique.Ainsion a toujoursun discoursde la finalité
maisil s'agitd'un «naturel»programmé de l'intérieur : l'instinct,
le sang,la chimie,
le corps,etc. non d'un seul individu,mais d'une classe dans son ensembledont
chacundes individusn'est qu'un fragment. C'est la singulière idée que les actions
d'un groupehumain,d'une classe,sont «naturelles»; quellessontindépendantes
des rapportssociaux,qu 'ellespréexistent
à toutehistoire, à toutesconditions con-
crètesdéterminées.

Du «naturel»au «génétique»...

L'idée qu'un êtrehumainestprogrammé de l'intérieur


pourêtreasservi, pour
êtredominéet pour effectuer du travailau profitd'autresêtreshumains,semble
étroitement dépendante de Yinterchangeabilitédes individus de la classeappropriée.
La «programmation interne»de la domination chezles dominésfrappeles individus
appartenant à une classe appropriéeen tant que classe.C'est-à-dire qu'elle inter-
vientlorsque l'appropriation collectiveprécèdel'appropriation privée.Pour les
classesde sexe,parexemple,l'appropriation de la classedes femmes n'estpas réduc-
tibleau seulmariage- qui l'exprimecertes- maisaussila restreint commeon l'a
vu dansla première partiede cet article.Autrement ditVidéegénétiqueestassociée
et dépendantedu rapportd'appropriation de classe.C'est-à-dire d'une appropria-
tionnon-aléatoire, qui dérivenond'unaccidentpourl'individu approprié maisd'un
rapportsocial fondateur de la société.Et donc impliquantdes classesissuesde ce
rapport et qui n'existeraient
pas sanslui.
Ce faitidéologiqueintervient lorsquetoutesles femmesappartiennent à un
ensembleappropriéen tantqu'ensemble(le sexage)et que l'appropriation privée
des femmes(le mariage)en découle. Si tel n'étaitpas le cas on se trouverait en
présenced'un rapportde forcealéatoire,d'uneacquisition parcontrainte pure,tels
que sontl'esclavagepar prisede guerre,par razzia,et s'il existe(ce qui est dou-
teux5) le mariageparrapt.
Carl'appropriation d'unindividu n'appartenant pas déjà à uneclassestatutai-
rementappropriée(et dans laquelle peut s'effectuer librementl'appropriation
privéede chaqueindividuparticulier), l'appropriationde cet individu,donc,passe
par le conflitouvertet des rapportsde forceet de contraintereconnus.Pour
prendreun esclavedansun peuplevoisinou une classelibre,il fautfairela guerre
ou pratiquer le rapt.C'estainsique se recrutaient
les esclavesde citésantiques,c'est
ainsique se sont recrutéspour les colonieseuropéennes d'Amériqueles premiers
servantset esclavesblancset noirsau XVIIe siècle.Alorsque, pouracquérir«nor-
malement»un esclavedansune classeesclavedéjà constituée, il suffit
de Yacheter,
pour acquérirune femmedans une sociétéoù la classefemmeest constituée,il
suffitde la «demander» ou de Yacheter.

5. En effet,«mariage
parrapt»désigneconventionnellement
uncertaintypede mariage
dontles règlessontparfaitement en un sensdonc il estle contraire
institutionnalisées, d'un
«rapt»réel,lequel semblereleverdavantaged'unemythologie
de l'antiquitéet de l'exotisme
que d'unepratique.
12

Dans le premier cas l'appropriation est donc le fruitd'un rapportde force;


forcequi intervient commemoyend'acquisitiond'individualités matériellesnon
explicitement et institutionnellement destinéesantérieurement à l'appropriation;
et il ne semblepas que dansce cas l'appropriation s'accompagned'une idée déve-
loppéeet précisede «nature»,elleresteembryonnaire. Parcontrelorsqu'uneclasse
appropriée est constituée et cohérente - et donc caractérisée par un signesymbo-
constant 6 - l'idée de naturese et se la
lique développe précise, accompagnant
classe dans son ensembleet chacunde ses individusde la naissanceà la mort.La
forcen'intervient pas alorsautrement que commemoyende contrôledes déjà-
appropriés. L'idée de nature ne semble pas avoirété présentedans les sociétés
romaineet hébreueantiquesqui pratiquaient l'esclavagede guerreou pourdettes,
alorsque la sociétéindustrielle moderne, avecl'esclavagede plantation, la prolétari-
sationdes paysansau XIXe siècle,le sexage,a développéunecroyancescientificisée
et complexeen une «nature»spécifique des dominéset appropriés.
Plus,l'idée de natures'affineprogressivement. Car les interprétationsidéolo-
giques des formes de l'appropriation matérielle tirent nourriture des développe-
mentsdes sciences,commeelles induisentégalementle sens et les choix de ces
développements. Si l'idée d'une naturespécifiquedes dominés,des appropriés
(racisés,sexisés) «bénéficié»du développement
a dessciencesnaturelles, depuisune
cinquantaine d'années les acquisitionsde la génétiquepuis de la biologiemolécu-
laireviennents'engouffrer dans ce puitssansfondqu'est l'universidéologiquede
l'appropriation, véritable incitateurde ces recherches.
L'idée d'une détermination génétiquede l'appropriation, la croyanceau
caractère«programmé» de cette dernière(Darwinavait commencéà parlerdu
«merveilleux instinctde l'esclavage»),est donc à la foisle produitd'untypeparti-
culierd'appropriation où une classe entièreest institutionnellement appropriée
d'une façon stable et considéréecommele réservoir d'individualitésmatérielles
échangeables d'unepart,ET d'autrepartdu développement dessciencesmodernes.
7
Cetteoccurrencene se rencontre guèreque dans les rapportsde sexage et ceux
6. Par signesymboliqueconstanton entendraune marquearbitraire renouvelée qui
assignesa placeà chacundesindividus commemembre de la classe.Ce signepeut-être de forme
somatiquequelconque peut: ce être la forme du ce
sexe, peut être la couleur de la peau, etc.
Un teltrait«classe»sonporteur; enfant d'unhommeet d'unefemme unefemmeserarenvoyée
à la classedesappropriés. En unmécanisme trèsprochede celuisurlequelJacoba construit son
propre troupeauà partir de celuide sonbeau-père Laban(GenèseXXX,31-35): «Labanreprit :
' '
te payer? Jacobrépondit: 'Tu n'aurasrienà me payer(...) Jepasseraiaujour-
Que faut-il
d'hui danstoutton troupeau.Sépares-en toutanimalnoirparmiles moutonset ce qui est
tachetéou mouchetéparmiles chèvres. Tel seramonsalaire(...) ' Labandit: 'C'est bien; qu'il
en soitcommetu as dit.'Ce jour-là,il mità partlesboucsrayéset tachetés, toutesleschèvres
mouchetées et tachetées, toutce qui avaitdu blanc,et toutce qui étaitnoirparmiles mou-
tons.»
La détermination de notreappartenance de classese faitsurle critère conventionnel de
la formede l'organereproducteur. Et ainsidésignéespar le sexefemelle,commel'étaientles
moutons de Jacobparleurpelage,nousdevenons femmes.
1. C'est une questionimportante que de determiner les rapports sociauxdifférents qui
usentde la différence anatomiquedes sexes.En théorieil n'y a aucuneraisonque les sexes
soientobligatoirement le lieud'unerelationde sexage(au sensoù l'on a prisce termedansla
première partiede cet article,celuide l'appropriationgénéralisée). Et si,pratiquement, toutle
mondeconsidère que la dichotomie du sexeau seinde l'espècehumaine estun traitprimordial,
au pointque toutesles sociétésaujourd'hui connues,commele notaitMargaret Meaddès les
annéestrente, associentune quelconquedivisiondu travailà la formeanatomique du sexe,ce
n'estcependantpas un rapportsocialidentiquequi est recouvert de la différence des sexes.
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d'esclavagedes XVIIIe et XIXe sièclesdansles Étatsde la première


accumulation
industrielle.
Toutceciexpliqueen partieque Tonait,depuisqu'on s'y intéresse, si souvent
comparéles relationsqui existententreles sexesà la foisau régimedescasteset à
l'institution En effetle régimedes castes présentel'extraordinaire
esclavagiste.
stabilitéapparenteque présenteégalementl'institution de sexage; cettestabilité
appuie dans notresociétéun énoncé de typegénéticiste, il est, dans la société
indienne,héréditariste 8. La parentéde l'institution esclavagisteavec le sexage
résidedansYappropriation sanslimitesde la forcede travail,
c'est-à-direde l'indivi-
dualitématérielleelle-même. Il y a donc bien,en effet,rencontre ou convergence
du sexageavec ces deux formessociales,mais les classesde sexe sontdes classes
spécifiques,crééespardesrapports sociauxspécifiques; on ne peutdoncse conten-
terde les définirpar leurparentéavec d'autresformes socialeset d'établirdes ana-
logies entreinstitutions qui expriment des rapportsd'appropriation particuliers.
Mais sans doute avions-nous été longtempsaveugléespar l'illusionqu'il s'agissait
d'un «rapportnaturel»et cela nous cachait qu'il s'agissaitd'une formesociale
propre.

C. Tous les humainssont naturelsmais certainssont plus naturelsque


les autres.

La co-occurrence de l'assujettissement,de la sujétionmatérielle, de l'oppres-


sion d'un côté et du discourshautementintellectualiste de la Nature,grande
organisatrice et régulatrice
des rapportshumains,de l'autre,estaujourd'huiprinci-
palement«portée»par la classedes femmes. Ellespassentpourle lieuprivilégié des
élans et des contraintes naturels.Si historiquement ce poids a pesé sur d'autres
groupessociaux(par exemplele groupedes esclavesafro-américains ou celui du
premierprolétariat industrielou les peuplescoloniséspar les métropolesindus-
ici, dansces mêmesmétropoles,
trielles...), aujourd'hui, l'imputation naturaliste se
focalisesurle groupedes femmes.C'est à leurproposque la croyancequ'il s'agit
d'un «groupenaturel»est la pluscontraignante : la plusinquestionnée. Si l'accusa-
tiond'êtred'une naturespécifiquetoucheencoreaujourd'huiles ancienscolonisés
commeles anciensesclaves,le rapportsocialqui a succédéà la colonisationou à
l'esclavagen'estplusune relationd'appropriation matérielledirecte.Le sexage,lui,
resteun rapportd'appropriation de l'individualitématérielle corporelle de la classe
entière.Il en résulteque, si au sujetdes ancienscoloniseset des anciensesclaves,
commeà proposdu prolétariat, il y a unecontroverse surla questionde leurprésu-
mée «nature»,pource qui est des femmesil n'ya aucunecontroverse : les femmes
sontconsidéréespar tous commeétantd'une natureparticulière : ellessontsup-

8. En effet, reconnude la sociétéde castesestla fermeture


le principe et l'homogénéité
de chacunedes castesdontparconséquent le statuts'acquiertparla filiation : on appartient
à
la castequi vousengendre. Celane correspond pas à la réalité,mais telleestla versionthéorique
des faits.(Si on tenaitcomptede la castede la mèresansdouteverrait-on qu'on peutdescendre
de quelqu'unsansqu'il voustransmette sa caste ; aussis'agit-il
de la filiation
parle père.)C'est
doncune formetypiquede transmission héréditaire de la classe,alorsque dansle cas dessexes,
la transmissionn'estpashéréditairemaisaléatoire, le naturalisme prendra doncuneformedirec-
tement génétique: la spécificité dessexes.
naturelle
14

poséesêtre«naturellement spécifiques»,et nonsocialement. Et si le mondescienti-


fiqueentreen ebullitiondès que l'hérèditarismegénétiqueen matièresocialerefait
surface(exemples: les ouvrierssontune raceparticulière composéede ceux qui,
génétiquement, sont incapablesde réussir,ou bien : les nègressontintellectuelle-
mentinférieurs et moralement débiles; ceci sous des formesd'ailleursde plus en
plusdétournées maistoujoursidentiquesquantau fond)on est par contreà mille
lieux de la moindreagitationpour ce qui concernela «différence naturelle»des
sexesoù présidele plusgrandcalme.Et si les jugements portéssurla classeappro-
priée- dans ce cas les femmes- jugementsqui reviennent toujours,sansaucune
exception,à affirmer la «natureparticulière» des femmes, peuventêtreparfois
élogieuxou mêmedithyrambiques (commec'est également le cas pourles autres
groupes«naturalisés»)ils n'en sont pas moins des imputationsde spécificité
naturelle.
Dans tous les cas l'imputationde naturalitéest portéecontreles appropriés
et les dominés: ne sontnaturelsque ceux qui se trouvent dansle groupedominé
de la relationde domination, la Naturene concernevraiment que l'un desgroupes
en présence.En effet,elle est absentedes définitions spontanéesdes groupes
sociaux dominants.Curieusement absentsdu mondenaturel,ces derniersdispa-
raissentde l'horizondes définitions. Ainsi se dessineun mondebizarre,où les
appropriés, seuls,flottent dansun universdes essenceséternellesqui les cerneen-
tièrement, dont ils ne sauraientsortir,et où, enfermés dans leur «être»ils rem-
plissentdes devoirsque leur assignela seule naturepuisqu'à l'horizonrien,mais
vraiment rien,ne peut laisserpenserqu'un autregroupeest également concerné.

D. L appropriation
est une relation

La «différence»
vientde...
Ce fardeauqui pèse sur nous,l'imputation que nous sommes«naturelles»,
que tout - notrevie,notremort,nos actes - nous est enjointpar notremère
Natureen personne(et pourfairebon poidselle aussiest une femme),s'exprime
dans un discoursd'une noble simplicité. Si les femmessontdominéesc'est parce
qu'ellessont«paspareilles»,qu'ellessontdifférentes, jolies,intuitives,
délicates, pas
raisonnables, maternelles,qu'ellesn'ontpas de muscles,qu'ellesn'ontpas le tempé-
ramentorganisateur, qu'ellessontun peu futileset qu'ellesne voientpas plusloin
que le bout de leurnez. Et toutça arriveparcequ'ellesontévidemment le cerveau
plus petit,l'influxnerveuxmoinsrapide,des hormonespas pareillesqui fontdes
qu'ellespèsentmoinslourd,qu'ellesontmoinsd'acideurique et plus
irrégularités,
de graisse,qu'ellescourentmoinsviteet qu'ellesdormentdavantage.Qu'ellesont
deux chromosomes X, au lieu, les stupides,d'avoirun X et un Y - ce qui est la
façonintéressante d'avoirdes chromosomes. Qu'ellessont «un hommeinachevé»
OU qu'ellessont «l'avenirde l'homme»,qu'ellessont«unemosaïque»OU qu'elles
sont «le sexe de base», qu'elles sont «plus forteset plus résistantes» que les
hommesOU qu'ellessont«le sexefaible».Bref,qu'ellessontdifférentes.
Commentdifférentes ? De quoi ? De quoi sont-ellesdifférentes? Parce
toutseul,si l'on pensegrammaire
qu'êtredifférent et logique,ça n'existepas, pas
15

plus que la fourmide dix-huitmètresavec un chapeausur la tête. On n'estpas


différent commeon est frisé,on est différent DE... Différent de quelque chose.
Maisbiensûrdirez-vous, les femmessontdifférentes des hommes; on saitbiende
qui les femmessont différentes. Pourtantsi les femmessont différentes des
hommes,les hommeseux ne sontpas différents. Si les femmes sontdifférentesdes
hommes,les hommes, eux,sontleshommes.On ditparexemple: les hommes,dans
cetterégion,ont une taillemoyennede 1,65 m, et (partoutdansle monde)sont
carnivores, marchentà quatrekm/h,portenttrentekilossurtelledistance...Mais
c'est sûr que les femmes,qui sont différentes des hommes,ne mesurentpas en
moyenne1,65 m, ne mangentpas de viandetoujours(car elle est réservéeaux
hommesdans la plupartdes cultureset classespauvres).Et que, différentes des
hommes,délicateset n'ayantpas de musclesellesportentbientrentekilos,mais
lorsqu'ils'agitdes travauxeffectués - aujourd'huiet ici - par les femmes tousles
yeuxsontvertueusement baissés: carje ne parlepas de l'empierrage des routesdans
les paysde l'Est,maisbiendes dix à quinzekilosde provisions portéschaquematin
avec,en plus,un enfantsurle bras,provisions et enfants déplacéssurunedistance
horizontalede plusieurscentainesde mètreset une distanceverticalede un à six
9
étages ; et je ne parlepas des terrassières
en Indemaisdeschargesmanipulées, en
France,dansl'isolementdes fermesruralesou derrière les mursdesusines,comme
de l'enfantpriset reposéet reprisjusqu'à hauteurde torseet de visageun nombre
incalculablede foisen un gesteauquel l'exercicedes haltèresressemble bienpeu
lui,
puisqu'ilpermet, (hormis les satisfactionsde la le
l'inutilité) régularité, calme,
l'usagedes deux bras et l'immobilité docile du poidsmanipulé,avantagesque ne

9. L'importance de ces chargesest trèsgénéralement alorsentronsdansle


sous-estimée,
détailen prenant pourexempleune maisonoù on prendquatreà sixrepasprincipaux parjour
(c'est-à-direoù le repasde midiestprisà l'extérieurparpresquetoutle monde)pluslesdiverses
collationsde la journée(petitsdéjeuners, Ces achatssontrelativement
goûters...). luxueux,ce
qui signifie que leurpoids est moindreque celui qu'imposeun budgetserré.Unepartiedes
coursesestquotidienne, l'autre,périodique,donton peutconsidérer qu'on enfaitchaquejour
untiersou unquart.
Quotidiennes
^ . , 0,500 ,, x
viande à 1 k (selonmorceau)
pommesde terre. . 1,000
salade 0,250
i' imp i rnn (choux, poireaux,carottes,tomates,bettes,
legume L¿00 bruxelles, etc.)
fruits 1,000
2 bouteilles. 3'000 ie?u Pla,sti^ue: ^6 env-'>litrevin ou bière:
1,3env.)
lait 1,000
fromage 0,500
pain 0,500
condiments divers.. 0,250 (ail,épices,etc.)
10 kg
Alternées
: sel 1,000 conserves 1,000
oignons 1,000 confiture 1,000
huile 1,500 chocolat 0,500
beurre 0,500 café 0,250
farine 1,000 lessive 1,000
riz 1,000 savon 0,500
nouilles 0,500 etc.
légumessecs 1,000 12 kgenv.
Enfin,le poidsd'unenfant
de vingt-quatre
moisesten moyenne
de douzekilos.
16

présented'aucunefaçonla fortepersonnalité
d'un êtrehumainde quelquesmois
ou années.
Maisen effet, les femmes sontdifférentesdeshommes,qui ne le sontpas eux-
mêmes, les hommes ne diffèrent
de rien.Tout au plusquelque esprithautement
subversifirajusqu'à penserque hommeset femmesdiffèrent entreeux. Maiscette
audacese perddansl'océande la vraiedifférence, solideet puissantecaractéristique
qui marqueun certainnombrede groupes.Les nègressontdifférents (les blancs
sont,tout court), les Chinois sontdifférents(les Européenssont), les femmes sont
différentes(les hommes sont).Nous sommes différentes,c'estun traitfondamental ;
noussommesdifférentes commeon peut «êtreretardataire» ou bien«avoirles yeux
bleus». Nous réussissons le tourde forcegrammatical et logiqued'êtredifférentes
toutesseules.Notrenaturec'estla différence.
Nous sommestoujours«plus» ou «moins».Et jamais nous ne sommesle
termede référence. On ne mesurepas la tailledes hommespar rapportà la nôtre
alorsqu'on mesurela nôtrepar rapportà celle des hommes(nous sommes«plus
petites»)laquelle n'est mesuréeque par rapportà elle-même.On dit que notre
salaireest un tiersmoinsélevéque celui des hommes,maison ne ditpas que celui
des hommesest de moitiéplus élevé que le nôtre,il ne représente rienque lui-
même.(On devraitbienle diretoutde même,cardire: les femmes gagnentun tiers
de moinsque les hommesc'est cacherque les hommesgagnenten faitmoitiéplus
que les femmes.Exemple,salaire d'une femme1.000 F, salaired'un homme
1.500...) On dit des noirsqu'ils sontnoirspar rapportaux blancs,maisles blancs
sontblancstout court,il n'estpas sûrd'ailleursque les blancssoientd'une quel-
conquecouleur.Pas plusqu'il n'estcertainque leshommessoientdes êtressexués;
ils ont un sexe, ce qui est différent.Nous nous sommesle sexe, tout entières.
D'ailleursil n'y a pas vraiment de masculin(il n'y a pas de genregrammatical
mâle). On dit «masculin»parceque les hommesont gardéle généralpoureux. En
faitil y a un généralet un féminin, un humainet un femelle. Jecherchele masculin
et je ne le trouvepas ; etje ne le trouvepas caril n'existepas,le généralsuffit pour
les hommes.Ils ne tiennentpas tantque cela à se retrouver en genre(les mâles)
alorsqu'ils sontune classedominante; ils ne tiennent pas à se retrouver dénotés
parune caractéristique anatomique , eux qui sontles hommes.Hommene veutpas
diremâle,ça veutdireespèce humaine,on dit «les hommes»commeon dit «les
moineaux»,«lesabeilles»,etc.Pourquoidiabletiendraient-ils à, commelesfemmes,
n'êtrequ'une fractionde l'espèce ? Ils préfèrent êtretout,c'est biencompréhen-
sible.Peut-être existe-t-il des languesoù il y a un genregrammatical masculin?
Quantà nousles femmes, que dis-je,nousne sommespas mêmeune fraction
de l'espèce : car si «femme»désignele genre(femelle),cela ne veuten aucuncas
direêtrehumain,c'est-à-dire l'espèce.Nous sommesnon une fraction de l'espèce,
maisune espèce : la femelle.Nous ne sommespas un élémentd'un ensemble, l'un
des deux élémentsd'uneespècesexuéeparexemple,non,à noustoutesseulesnous
sommesune espèce (une divisionnaturelledu vivant),et à eux tout seulsles
hommessontles hommes.Il y a donc l'espècehumaine, composéed'êtrehumains,
qui peut se diviser en mâles. Et il
puis,aussi, y a les Qui ne sontpas dans
femmes.
l'espècehumaine et ne la divisentdonc pas.
17

Le groupedominantne demandepas mieux,en tantque grandRéfèrent, que


nous soyonsdifférentes (différents). Ce que ne supportent pas les dominants au
contraire, c'est la similitude,c'est notresimilitude. C'estque nousayons,que nous
voulionsle mêmedroità la nourriture, à l'indépendance, à l'autonomie,à la vie.
C'est que nousprenionsces droitset tentionsde les prendre. C'estque nousayons
commeeux le droitde souffler, commeeux le droitde vivre,commeeux le droit
de parler,commeeux le droitde rireet que nous ayonsle droitde décider.C'est
notresimilitude qu'ils répriment de la façonla plusdécidée.Que noussoyonsdiffé-
rentes,ils ne demandent que ça, ils fontmêmetoutpour : pourque nousn'ayons
pas de salaire,ou moindre, pourque nous n'ayonspas de nourriture, ou moins10,
pour que nous n'ayonspas droità la décision,maisseulementà la consultation,
n
pourque nous aimionsnos chaînesmêmes . Ils la souhaitent notre«différence»,
l'aiment: ils ne cessentde nouspréciser combienelleleurplaît,l'imposent de leurs
acteset de leursmenaces,puisde leurscoups.
Mais cette différence, de droits,de nourriture, de salaire,d'indépendance,
personnene la ditjamaissouscetteforme, safarmeréelle,non.Elle estune «diffé-
rence»,un traitintérieur exquis,sans rapportavec toutesces sordidesquestions
matérielles. Elle estexaltante, commel'oiseau-qui-chante-dans-le-matin ou la rivière-
qui-bondit,c'est le rythme-du -corps,c'est la différence quoi, elle fait que les
femmessont tendreset chaudescommela terreest fertile, que les nègresbaisent
bien commela pluie tombe,etc. Le technicolor de l'âme et les valeurséternelles
sontle vrailieu de la différence. Différons, différons,pendantce temps-làon n'em-
bêterapersonne,au contraire.Au lieu d'analyserla différence, dans les rapports
sociauxquotidiens, matériellement, on glisse,on fuitsurle côté,en pleinemystique.
Les femmes, commeles nègres,commeles jaunes,et égalementcommeles
contestataires et les alcooliquessont donc «différents». Et, nous dit-on,ils sont
différents «en nature».Pourles premiers (nègres,femmes), on trouvetoutde suite
les évidentesraisonsde leuroppressionet de l'exploitation qui les essouffleet les
accable : le taux de mélaninede leurpeau pourles uns et la formeanatomiquede
l'organede la reproduction pourles autres.Pourceux de l'alcoolet de la contesta-
tionon estactuellement surle pointde trouver: c'estégalement naturel, c'estqu'ils
n'ont pas le mêmecode génétique,qu'ils ont le rubanADN différent. C'est plus
caché,maiscela revient au mêmen .

10. Cf.Christine Delphy«La fonction de consommation et la famille», Interna-


Cahiers
tionauxde Sociologie,LVIII, 1975. Il existeégalement des travauxen langueanglaisesurla
question.
II. Le travail: «Un hommedignede ce nomgardesa femmeà la maison»; «Maispour-
quoi veux-tut'ennuyer à travailler,ça suffitbien d'un» ; «Et d'ailleursça ne nousrapporte
rien».La nourriture : «Jet'ai faitun bifteck»; «Vous memettrez unecôtede porcpourmon
et
mari une tranche de foiepourle petit»; «J'aipas faimquandje suistouteseule»; «Le res-
taurant un
est tropcher,j'emmène casse-croûte» (Une secrétaire dontle mariestouvrier chez
un petitpatronresteau bureauà midiou va prendre uncafé,sonmariva au petitrestaurant du
quartieroù il travaille). :
La décision «Untel,c'estsa femmequi le pousse»(ce n'estpas elle-
mêmequ'elle pousseapparemment) ; «Le pouvoirde l'oreiller»; «En réalité,croyez-moi,ce
sontles femmes qui commandent» (non,je ne vouscroispas) : il estassezdrôlede constater
que ces affirmations à
reviennentdirenonpas que lesfemmes décidentcommel'insinuent leurs
auteurs,maisque quelqu'und'autre(devinette : qui ?),justement, le fait.
des à
12. Le volume travauxqui tendent chercher, à
et donc attribuer, une inscription
génétiquecommebase à la placede dominédansles rapports sociauxse développerégulière-
18

... vientde l'appropriation.


Dès qu'on veutlégitimer le pouvoirqu'on exerce,on crieà la nature.A la
naturede cettedifférence. Ah, que j'aime nos notablespolitiqueslorsqu'ilssou-
haitentpubliquement que nous revenions enfinà notrenaturequi est de garderle
13
feu,accroupie,dansl'antredu seigneur . Que la Natureestcommodequi garantit
si bienles nécessairesdifférences.Et pendantce tempson décideraà notreplacede
notrevie...de notrenourriture moindre(notresalairemoindre), de la disposition de
notreindividualitématérielle,desdroitsque nousn'auronspas.
Ce qu'on ne veutpas entendre on le nomme«évidence»,on estainsidispensé
de réfléchiret on peutne rienvoird'une situation...«Oui, oui, oui,je sais !» veut
dire «je ne veux pas le savoir».C'estl'une des raisonsde la nouvelleinflation du
terme«appropriation» devenudepuisdeux ou troisans trèsfréquent.On parle
beaucoupde réappropriation du corps,sansdoutepas par hasard...Maisen disant
ce termeon énonceune véritési crueet si violente,si difficile à supporter, qu'en
mêmetempson en détournele sens ; ceci en refusant finalement le «piedde la
lettre».«Appropriation», renvoyéà une image,une «réalitésymbolique», exprime
et maquilleà la foisuneréalitébrutaleet concrète.Ce termeestdoncemployédans
un senstimidepuisqu'ilprétendque pourreprendre la propriété de notrematéria-
litéphysiqueil suffitde danser.Unefaçonde direla véritépourne pas la connaître.
Donc on admetune appropriation maiscommesi elleétaitabstraite, en l'air,qu'elle
ne venaitde rien;une espècede vertuen quelquesorte,commela différence. Nous
sommesappropriées, toutcourt...Par rienil fautcroire! En un motcommeen dix
on faitcommesi ce qu'on disaitn'étaitpas vraiment vrai.Un désamorçage caracté-
risétendà fairedisparaître un faitsous une formemétaphorique. Effetde censure
(d'auto-censuresouvent) devant la consciencecroissantequ'effectivement le
rapportdes classesde sexeestun rapportd'appropriation ? Nousagissonscommesi
l'appropriation de notreanatomie.Au mêmetitre
étaitl'une des caractéristiques
que la couleurdes yeux,ou en mettantles chosesau pire,au mêmetitrequ'une
mauvaisegrippe.«Appropriées» nous voulonsbien à conditionque cela restedans
le vagueet demeureabstrait: surtoutpas d'accusations...
Réapproprier son corps! Il est «propre»ce corps,ou non,il est possédéou
non,par soi ou par quelqu'und'autre.Poursaisirl'exactesignification de l'appro-
priationet l'hypocrisiede ce jeu métaphorique, un conseil: «appropriez-vous»la
caissede l'établissementoù on va réappropriersoncorps,le sensdu termeapparaî-
tratrèsvitedanstoutesa crudité.La violencephysiqueexercéecontrelesfemmes,
les coups qui leursontdonnéspar des hommesqui n'admettent pas de leurpartla
moindretentatived'autonomie,d'indépendance, on de soi-même,
de réappropriati
mentdepuisles années60-65. Ceci aussi bien aux États-Unis, en URSS et dans les pays
d'Europequi, un peu moinsriches,produisent doncde moinsgrandesmassesde documents.
Ces travaux,principalement orientéssurles groupescolonisés,les groupesnationauxminori-
tairescommelesAfro-américains, sexuels,poussentdespointesdansdesdomaines
lescaractères
qui,jusqu'ici,étaientconsidérés commeaffaire de politiqueou de sociétételsque délinquance,
contestation politique,usagede drogues commel'alcool,prostitution,etc.
13. Selon les remarques de monsieur PierreChaunuau coursd'unerencontre du RPR,
durantl'automnepréélectoral 1977 ; messieurs MichelDebréet JacquesChirac,dansd'autres
réunionsdu mêmegroupe,défendaient énergiquement l'un le votefamilial,
l'autrela famille
elle-même. Quellecohérente politiquede soutiendu sexage!
19

exprime- de la mêmefaçon- que ce n'estnullement le droitdes femmes que de


déciderde leursactes,que ce soitdansle domainesexuel,le domainesentimentalo-
affectif(les «simples»flirts, les amieselles-mêmes sont aussidurement contrôlés
que la sexualitéstrictosensu),commedans celui du travaildomestique,travail
coutumièrement (et juridiquement) reconnucommedonnantdroità l'exercicede
la violenceet des représailles masculineslorsqu'ilne donnepas toutesatisfaction.
Le possesseurde la femmetentede l'empêcherd'agircommeelle l'entend.Et tel
est son droit. «Satisfaitou remboursé»pourraitêtreun bon slogande divorce
masculin14. Les femmesne peuventdéciderpourellescarellesne s'appartiennent
pas. Nul ne décide de l'affectation d'objets qui ont un propriétaire. Que nous
soyonseffectivement prisescomme des objets dans un rapportdéterminé, que
l'appropriation est une relation,que cela se faitau moinsà deux, que c'est un
rapport, au fondnousne voulonspas le voir.
Autrement dit nous acceptonsquelque part- et mêmehélasnous revendi-
-
quonsparfois que nous serionsnaturellement «femmes», touteset chacunel'ex-
pression(exquise ou redoutable,suivantles opinions)d'une espèce particulière :
l'espèce femmedéfiniepar son anatomie,sa physiologie, et dontun des traits,au
mêmetitreque les seinsou la raretédu poil,seraitune étrangecaractéristique qui
nousprojetterait directement surles mursdes villes,en affichesgéantes,en réclames
et publicitésdiverses; elle ferait«toutnaturellement» que nos compagnons nous
pincent les fesses et que nos enfants nous donnent des ordres. En somme les
affiches,les pincements et les ordressortiraient
toutdroitde notreanatomieet de
notrephysiologie. Maisjamaisdes rapports sociauxeux-mêmes.
Et si jamais nous sommesopprimées,exploitées,c'est une conséquencede
notrenature.Ou bien,mieuxencore,notrenatureesttelleque noussommesoppri-
mées,exploitées,appropriées. Ces troistermesexprimant en ordrecroissantnotre
situation sociale15.

14. Dans la mesureoù le divorcepeutêtrela sanctiondérivéed'unenon-satisfaction du


mariqui considère l'outilcommeimpropre à effectuerles tâchespourlesquellesil a étéacquis.
Cf. Christine Delphy«Le mariageet le travailnon-rémunéré», Le MondeDiplomatique, 286,
janvier1978.
15. Opprimées. C'est le pointd'unanimité entreles différentes Nous
interprétations.
sentonstoutesque noussommesempêchées, entravées,dansla majorité desdomainesde l'exis-
tence,que jamais nous ne sommes en de
position pouvoirdéciderde ce qui convientà notre
classeet à nous-mêmes, que notredroità l'expression estquasi nul,que notreavisne compte
pas, etc.
Exploitées. Si nous sentons toutes peser sur nous ce poidsoppressif, beaucoupmoins
d'entrenousaperçoivent clairement qu'on tired'ellesdes bénéfices matériels substantiels
(des
bénéfices psychologiques aussi, bien sûr,car l'un ne va pas sans l'autre); qu'onprélèvesurleur
travail,surleur temps, sur leurs une
forces, part d'existence à
qui assure la classedeshommes
uneviemeilleure qu'ellene seraitsansce prélèvement.
Appropriées. Peu d'entre nous réalisentà la
quel point relationsocialede sexeprésente
une spécificitéqui faitd'elleuneparentede la relation d'esclavage. Le statutdu «sexe»(le sexe
c'estnous)découledes rapports de classede sexequi se fondent surl'appropriation
matérielle
de l'individualité
physique et non sur le de
simpleaccaparement forcede travail,
la ainsiqu'on
l'a vudansla première partie de cetarticle.
20

//.LES FEMMES DANS LA NATURE ET


LA NATURE DES FEMMES

A. Dissymétrie
de la «nature»selon le sexe

La conceptionqu'il existeune finaliténaturelledans les relationssociales


n'est pas d'applicationuniforme; le naturalisme ne visepas indifféremment tous
les groupesimpliquésdans les rapportssociauxou, plusexactement, s'il les con-
cernetous,il ne les vise pas de la mêmefaçonni au mêmeniveau.L'imputation
d'unenaturespécifique joue à pleincontreles dominéset particulièrement contre
les appropriés.
Ces dernierssontcensésrelever totalement et uniquement d'explica-
tionspar la Nature,par leurnature; «totalement», car rienen eux n'esthorsdu
naturel,rienn'y échappe; et «uniquement», car aucuneautreexplication possible
de leurplace n'estmêmeenvisagée.Du pointde vueidéologique, ilssontimmergés
absolument dansle «naturel».

La naturedes uns...
Par contre,les groupesdominants, en un premiertemps,ne s'attribuentpas à
eux-mêmes de nature; ils peuvent,au termede détoursconsidérables et d'arguties
politiques,se reconnaître, commenous le verrons, quelque lien avec la Nature.
Quelquesliens,mais pas plus,certainement pas une immersion. Leurgroupe,ou
plutôtleurmondecar ils ne se conçoiventguèreen termeslimitatifs, estappréhen-
dé, lui, commerésistanceà la Nature,conquêtesur(ou de) la Nature,le lieu du
sacréet du culturel,de la philosophieou du politique,du «faire»médité,de la
«praxis»...peu importent les termes,maisjustementdu distanciépar une cons-
cienceou un artifice.
Le premiermouvement des groupesdominants est de se définiren fonction
de l'instanceidéologiquement décrétéefondatricede la société,elle variebien
évidemment selon le typede société.Ainsiles dominantspeuventse considérer
commedéfinispar le sacré(les Brahmanes en Inde,l'Églisecatholiquedu moyen-
âge...), par la culture(l'Élite...),par la propriété(la bourgeoisie...), par le savoir
(les mandarins, les clercs...),par l'action sur le réel (la solidaritédes chasseurs,
l'accumulation du capital,la conquêtedes terres...)etc.Définisen touscas,pardes
mécanismes créateursd'histoire, mais non par des instancesqui seraientà la fois
répétitives,intérieures et mécaniques,instancesqu'ils réservent aux groupesdomi-
nés. Ainsiles hommesse prétendent par leurspratiqueset ilsprétendent
identifiés
que les femmesle sont par leur corps. De plus, le rejet des femmesdans la
«Nature»,l'affirmation de leur caractèrehautementnatureltend à montrerle
mâle de l'espècecommele créateur(en soi, à lui toutseul) de la sociétéhumaine,
de l'artificesocio-humain et, en dernièreanalyse,de la conscience(commeprojet
ou organisation).
Pourtantles révoltes, les conflits,les bouleversements historiqueset d'autres
raisonsles contraignent parfoisà entrerdans une problématiqueà laquelle ils
21

répugnentpour eux-mêmesaussi fortement qu'ils y adhèrentpour ceux qu'ils


exploitent, de
us peuventalorstenter définir leursliensavec cetteNaturesi atten-
tivequi leurfournitsi commodément et si opportunément du «matériel»
vivant.A
de développerces «éthiquesscientifiques»,
ce stade,ils peuvententreprendre aussi
bien libéralestriomphantesque nazies,qui proclamentque certainsgroupesont
droitde dominationpar l'excellencede leursqualitéset leurscapacitésinnéesde
toutessortes16.
Ils n'abandonnent pas néanmoinsle sentiment qu'ils ne se confondent pas
pourautantavecles éléments de la Nature et ils considèrent que ces capacitésleur
donnent, justement(quel heureuxhasard),la possibilité de transcender les détermi-
nationsinternes; par exemplela nature leur donne l'intelligence,innée maisqui
justementpermetde comprendre, de
donc dominer,dans une certainemesure,la
Nature...ou bien la nature leur donne la force, innée mais qui justementleur
permetde dominerles élémentsmatérielsde la Nature(dont les autresêtres
humains, par exemple),c'est-à-dire d'êtreconfrontés pratiquement à l'organisation
du réelet d'entrer aveclui dansune relationconstructive ou dialectique.
Danscettevision,la culturehumaine(la technique, la prohibition de l'inceste,
etc. disonsla sourcede la sociétéhumaine,variablesuivantles auteurs)estle fruit
de la solidaritéet de la coopérationdesmâlesde l'espèce.Solidaritéet coopération
qui dérivent soitde la chasse,soitde la guerre.En somme,débarrassés des femelles,
lourdeset encombrantes, les mâles,tout seulscommedes grands,se sontélancés
versles sommetsde la scienceet de la technique.Et y sontapparemment restés,
laissantdansla Nature(surle carreau),immergées dansle contingent, les femelles
de l'espèce.Ellesy sontencore.Cetteorientation est si totalement androcentriste
qu'on ne peut même pas la dire misogyneau sens courantdu terme,l'espèce
humainen'y semblantcomposéeque de mâles.Le rapportdialectiqueau milieu,la
«transformation de la Nature»,sont décritsdans,et par rapportà, la classedes
hommes(mâles)- laissantle restedansune obscuritéqui seraitde l'inexistence, si
parfoisune lueur n'étaitjetée surla femelle,silhouettelointaineaffairéeà des
activitésnaturelles,destinéesà le resteret qui n'entretiennent aucun rapport
dialectiqueavecla Nature...Cettevueestprésentedansla quasitotalitédes travaux
de sciencessociales.Sous une formeplus sophistiquéeencore,elle prendla forme
d'une dissymétrie conceptuelledans l'analyse,commel'a montréN.C. Mathieu,
dissymétrie qui faitdécrireet analyserchacunedes classesde sexeselondesprésup-
posésthéoriques différents17.
16. Commele montrel'analysedu développement historiquedu racismeen France(et
sansdoutedansle mondeoccidental)au coursdes deux sièclesqui nousprécèdent, spontané-
mentle groupedominant, s'il estfascinéparlesautresgroupesen tantque groupes, ne SE voit
pas lui-même... Ne se voyantpas il ne portepas non de
plus jugement sur sa propreexistence
sociale,laquelleva de soi,et il en resteà l'idéequ'il estun ensembled'individus particuliers.
D'ailleursü s'accordeseulle droità l'individualité qu'il ne conçoitpas chezlesdominés, l'indi-
vidualitéétantune qualitéhumaineelle ne peutqualifier les ensembles naturels...
Le discours
elitiste,centrésursoi-même, proclamateur de droitssurle monde,estsecondaire dansle temps
et la logique.Gobineaun'élaboresonhymneaux Aryensqu'unefoisle racismecristallisé. Cf.
ColetteGuillaumin, «Les caractères spécifiquesde l'idéologieraciste»,CahiersInternationaux
de Sociologie,LUI, 1972.
17. Cf.Nicole-Claude Mathieu«Homme-culture et femme-nature ?», L'HommeXIII (3),
1973,et «Paternité biologique, maternité sociale...»in AndréeMichel(ed.), Femmes,sexisme
et sociétés, Paris,P.U.F.,1977.
22

La Natureintervient donc bien à un certainpointde leurdiscourssureux-


mêmes,mais à une place telle qu'ils sont supposésentretenir avec elle des liens
d'extériorité,aussisophistiquée que soitparfoiscetteextériorité,tellequ'elleappa-
raîtchezles néo-engelsiens parexemple.
Le deuxièmedegréde la croyancenaturaliste impliquedonc que la nature
des uns et la naturedes autresest subtilement différenteet noncomparable, en un
motque leurnaturen'estpas de mêmenature: la naturedesunsseraittoutà fait
naturellealorsque la naturedes autresserait«sociale»: «Au fond,pourrait-on dire,
l'hommeest biologiquement culturel...La femmeau contraireseraitbiologique-
mentnaturelle»commenteironiquement l'analysted'untexterécent18.Les loiset
l'architecture, la stratégie
et la technique, la machineet l'astronomie, seraientdes
créationsqui «sortiraient» l'humanitéde la Nature; et ainsi,inventions du groupe
des hommeset caractéristiques intrinsèques et potentiellesde chacundesmâles,la
civilisationet la sociétéseraientle termedynamique d'unecréationqui porterait le
mâle de l'espèceà «dominer»,à «utiliser» le milieunaturelen vertud'unecapacité
particulière, d'une orientationtout à fait spécifiquede la conduitenaturelle.
Alorsque, antagonistement, la reproduction, l'élevagedes enfants, le soinde
la nourriture, seraient l'expression d'instincts stéréotypés, adaptatifs peut-être,mais
en tous cas expressions de la permanencede l'espèce.Permanence portéepar les
femelles.J'améliorenettement en employantce termed'ailleurs,car à vraidire
d'unepartles femellesse contentent d'êtreirréductiblement naturelles et quandje
parlede «permanence» j'interprètedans un souci de balancement des responsabi-
litéset de symétrie décorative.Et, d'autrepart,monespritvagabondetroplibre-
ment quand, dans l'inventairedes instinctsil mentionneautre chose que la
reproduction, cettedernièresuffiten effetamplement à fairele toutde la spécifi-
citéthéoriquedes femelles.
Bref,s'il y a bien une naturepropreà chacundes groupes,l'une de ces
naturestend à la naturealorsque l'autretendà la culture(à la civilisation, à la
à la à
technique, pensée, religion, la etc. : mettez ici le terme que vous dictera votre
choix théorique,culturaliste, marxiste,mystique,psychanalytique, fonctionna-
liste...).Quel qu'il soit,le terme choisidevra impliquerque la nature tend ici,dans
CE groupe(le groupedeshommes),à se transcender elle-même, à se distancier,à se
transformer, ou se dominer,etc. Et une autre nature,celle-là fondamentale,
immobile,permanente (celle des femmes,des dominésen général)se manifeste
principalement dansune pratiquerépétitive et fantasque, permanente et explosive,
cyclique,maisen aucuncas n'entretenant avecelle-même et le mondeextérieur des
rapportsdialectiqueset antagonistes, une purenature,qui se redoubleelle-même.

... et la naturedesautres.
Telle est bien celle qu'on nous attribue.Nos règleset notreintuition,nos
accouchements et notrefantaisie,notretendresseet nos caprices,notresolidité(à
touteépreuve)et nos petitsplats,notrefragilité (insondable)et nos remèdesde
18. La remarqueest de Nicole-Claude
Mathieu,dans son article«Homme-culture
et
femme-nature
?».
23

de bonne femme,notre magie réparatrice, la permanencetelluriquedu corps


de la femme.Tiens,là ça grinceun peu, la permanence ? En faitnos corpssont
interchangeables, et même plus : ils doivent se changer(commeles draps),carc'est
la jeunessequi est telluriquechez les femmes.Et c'est de notreespècequ'il s'agit,
nonde telindividu . Nousle croyonsun moment,
particulier19 commenouscroyons
direje, jusqu'à ce que l'explosiondu réelnoussignifie qu'il n'en estrien.
Chacunede nos actions,chacunedes actionsque nous engageonsdans un
rapportsocial déterminé (parler,fairela lessive,fairela cuisine,soigner,fairedes
enfants, etc.) qui est un rapportde classe,celuiqui nousimposeles modalitéset la
formede notrevie,on l'attribue à unenaturequi seraità l'intérieur de nous,et qui
- horsde touterelation- nouspousseraità fairetoutcela parceque nousserions
«programmées pour que nous serions«faitespourcela», que visiblement nousle
«ferionsmieux» que quiconque.Ce que d'ailleursnous sommesprêtesà croire
lorsquenoussommesconfrontées à la fabuleuserésistance de l'autreclasseen face
de ces actestelsque nettoyer, se chargerréellement des enfants(et non les mener
faireun petittourfestifou avoiravec eux «une grandeconversation sérieuse»),
se charger réellement de la nourriture (touslesjourset dansle détail),et ne parlons
mêmepas de la lessive,du repassage,du rangement, etc. (qu'un solide adulte
hommelaisse fairesans remordsà un enfantde dix ans pourvuqu'il soit de sexe
féminin)tous domainesoù les coopérations connueset constatéesapprochent de
zéro.
Certesnotre«nature»a également descôtésplusfantaisisteset primesautiers,
moinsutilitaires,
superficiellement mais qui n'en renforcentpas moinsl'idée que
nousserionsfaitesd'unechairspéciale,propreà certaineschoseset pas du toutà
d'autres(commepar exempledécider20).En sommecinquantekilos de viande
spontanéemaispas réfléchie, ruséemaispas logique,tendremaispas persévérante,
mais pas solide,chacuned'entrenous est un petitmorceaude l'espèce
résistante
femelle,granderéserveoù «on» puise le fragment qui vous convient(«une de
perdue,dix de retrouvées»), danslequelon estimeselonGeorgesBrassens
fragment
que «toutestbonet rienà jeter».
Non,décidément ce n'estpas l'estimequi nousmanque,ce n'estdoncpas que
nousayionsà récupérer quelquevaleurperduecommebeaucoupd'entrenouss'es-
souflentà le proclamer.Nous n'avons perdu aucune estimeet sommesbien
appréciéesà notrevaleur: celle d'êtredes outils(d'entretien,
de reproduction, de
Crierque noussommeshonorables,
production...) que noussommesdes sujetsestle
constatd'un avenir.Si nous sommesles sujetsde l'histoire,c'est de l'histoireque
noussommesen trainde faire.

19. Cf.Ti GraceAtkinson «La femmeâgée»,inOdysséed'uneAmazone,Paris,Editions


desfemmes, 1975.
20. Sur le mode anecdotique, la paniquedu chroniqueur d'unjournaldu soirà l'idée
qu'il ne peutpas prendre de «bonnedécision»lorsqu'ilse trouvedansla situation d'arriveren
mêmetempsqu'unefemmedevantune porteest parlante.Car,dit-ilsi on faitpasserla dame
on estphallocrate mais
(nousaccusent-elles) si on passedevant, on estincontestablement mufle,
et gémit-il,c'est sanssolution...Maisnon,monsieur le chroniqueur, maisnon ! Il n'a visible-
mentjamaistraversé de
l'esprit cet homme qu'une femme pourrait avoir
également une initia-
tivepropredans ces domainesde la quotidienneté où le lourd fardeaude l'hommemâle
consisteprincipalement à empêcherles femmesde bougeret d'avoirla moindre initiative.
24

L'idée que nous sommesfaitesd'unechairparticulière, que nous avonsune


naturespécifiquepeutrevêtir des couleurscharmeuses, là n'estpas la questioncar,
méprisant ou élogieux,le coup de la naturetentede fairede nous des êtresclos,
finis,qui poursuivent une tenaceet logiqueentreprise de répétition, d'enferme-
ment,d'immobilité, de maintien en l'état du (dés)ordre du monde. Et c'est bien
contrequoi nous tentonsde résisterlorsque,décritescomme «imprévisibles»,
inattendues
fantaisistes, nousacceptonsalorsl'idéede natureféminine qui,sousces
traits,semble l'inverse de la permanence. On nous concède volontiers les écarts
tantqu'il signifient
d'ailleurs, que noussommeshorsde l'histoire, horsdes rapports
sociauxréelset que toutce que nous faisonsn'advientque par le surgissement de
quelqueobscurmessagegénétiqueenfouiau fondde nos cellules.Et qu'ainsinous
laissionstoutbénéficeaux dominants d'êtreles inventeursde la société,les déten-
teursde l'imprévisiblevéritableet du pari historiquequi sont,nonpas l'expression
d'une profondefatalité,mais au contrairele fruitde l'invention et du risque;le
«hasard»lui-même leurconvient mieuxque de se voir«programmés».

B. Deux espècesdistinctes?

On préfère, plutôtque d'envisager le processussocialqui détermine les deux


«genres», considérer a) soit qu'il existe deux groupessomatiques«naturels»qui
peuventêtreconsidérés commeliéspar des liensorganiques de complémentarité et
de fonctionnalité ou qui peuventau contraireêtrevusdressésl'un contrel'autre
dansune relationd'«antagonisme naturel»,b) soitenvisager deuxgroupes,toujours
aussi anatomiqueset naturels,mais assez hétérogènes cependantpour que l'un
s'émancipede la natureet l'autrey demeure.En aucuncas lesrapports de classene
viennent au centredu débat,et d'ailleursilsne sontmêmepas envisagés. On occulte
l'existenceréellede ces groupesen les décrivantcomme des réalitésanatomo-
physiologiques surlesquellesviendraient se grefferquelquesornements sociauxtels
que les «rôles» ou les «rites»...Et pourpouvoirainsiles considérer, et maintenir
l'affirmation de leurspécificité naturelle, on en arriveà la divisionen deuxespèces
à
hétérogènes messagegénétiqueparticulier et à pratiquesdistinctes enracinées
dans ce message.A la limitecette interprétation peut aboutirà théoriser les
rapportsdes sexes comme relevantdes ensemblessymbiotiqued'exploitation
instinctivedu typefourmis et pucerons.
Ces insinuations qui sous entendentl'existenced'une espècemâle et d'une
espèce femelle sont incontestablement le signedes rapports réelsqui existententre
les deuxgroupes: c'est-à-diredesrapports sociauxd'appropriation qui s'expriment
en énonçantl'existenced'espècesdistinctes. Mais ce n'estpas une analysede ces
rapportscar il se trouvequ'il s'agitde rapportssociauxintra-spécifiques et non
à
d'espèce espèce(inter-spécifiques).
L'arrogancede ces conceptions,énoncéesavec une indifférence appuyée,
parcourtla vie quotidienne.Les clercseux-mêmes, du pigistede presseau profdu
secondaire, du philosophede salonau chercheur mandarin, l'énoncentintellectuel-
lement,avec explications, exemples, variantes et autres accompagnements rhéto-
riques.Les intellectuels professionnels lorsqu'ilsse mettent à réfléchir
aux sexes ne
25

pas commedes classes,maiscommedes catégories


les considèrent naturelles
affec-
tées de quelquesoripeauxsocio-rituels, us mettenten formeavec persévérance
et
constance,quelleque soitleurdisciplineou leurtendancethéorique,cettehétéro-
généitédu «naturel»selonqu'il s'agitdeshommesou des femmes.
L'imputationd'êtredesgroupesnaturels qui estfaiteaux groupesdominésest
doncbienparticulière. Ces groupesdominéssonténoncés,dansla vie quotidienne
commedansla productionscientifique, commeimmergés dansla Natureet comme
des êtresprogrammés de l'intérieur,surlesquelsle milieuet l'histoiresontprati-
quementsans influence.Une telleconception s'affirme d'autantplus fortement
que la dominationexercéeest plus prochede l'appropriation physiquenue. Un
appropriéseraconsidérécommeune purechose.Les dominéssontimmédiatement
considérés commeayantà voiravecla Naturealorsque les dominants n'yviennent
qu'en secondmouvement. Maisplusencoreles protagonistes occupentparrapport
à la Natureune place différente: les dominéssontdansla Natureet la subissent,
alorsque les dominants de la Natureet l'organisent.
surgissent

C. Conséquencespolitiques

Les conséquencespolitiquesde cetteidéologiesontincalculables. Hormisle


côté prescriptifd'un tel discours(les dominéssont faitspour êtredominés,les
femmessontfaitespourêtresoumises, commandées, etc.) ce discoursde
protégées,
la Natureattribuetouteconduitepolitique,touteconduitecréative, mieuxtoute
possibilitémêmede ces conduitesau seul groupedominant.Touteinitiative poli-
tique de la part des appropriéessera rejetée,ou durementrépriméeselon la
mécaniquerépressive classiquede tout pouvoirenverstoutecontestation ou tout
projetqui n'épousepas les vuesdominantes, maisaussirépriméecommeirruption
terrifiantede la «Nature».La lutteelle-mêmeapparaîtracommeun mécanisme
politiqueet seraprésentécommeune régression
naturelsans signification versles
zonesobscuresde la vieinstinctive.
Et seradiscréditée.
Cela n'auraitaucuneimportance si cela touchaitla seuleopiniondes domi-
nants(généralement les conquêtespolitiquesne se fontpas dansl'aménitéet nous
n'avonscertainement pas à comptersurcelle-ci).Maisune idéologiepropreà cer-
tainsrapportssociauxest plus ou moinsadmisepar tous les acteursconcernés;
ceux-mêmes qui subissent la dominationla partagentjusqu'à un certainpoint.Dans
le malaisele plus souvent; maisparfoisdansla fiertéet surle moderevendicatif
Or le faitd'accepterquelque partl'idéologiedes rapportsd'appropriation (nous
sommesdes chosesnaturelles), nous prive(et c'est bien cela qu'elle visepuisqu'
elle est justementl'expression de notreréductionconcrèteà l'impuissance) d'une
grandepartiede nos moyenset d'une partiede notrepossibilitéde réflexion poli-
tique.Nousmêmesen arrivons peu ou prou à admettreque notrelutteseraitune
lutte «naturelle»,millénaire,immémoriale...; qu'elle seraitune métaphysique
«luttedes sexes» dansune sociétéà jamaisclivéepar les lois de la Natureet qu'en
définitive elle ne seraitque soumissionaux mouvements spontanés issusdesprofon-
deursdu vivant,etc.21 Ainsi,passez muscade,plus d'analysede société,plus de
21. C'est sans doute ce qui expliqueaussi que les partispolitiquestraditionnels
ne
jamaisqu'unepositionféministe
reconnaissent estunepositionpolitique...
26

projetpolitique,plusde scienceni de tentative


de penserl'impensé22.
Les hommesétantnaturellement qualifiéspourfonderla société,les femmes
étantnaturellestoutcourtet qualifiées pourriendu toutd'autrequ'exprimer cette
nature,il en résulteque dès qu'elles ouvrentla bouche ce ne peut êtrequ'une
menacevenue du fondde la Nature,une menacecontrel'entreprise hautement
humainequ'estla société,laquelleappartient aux hommesqui l'ont inventéeet la
en la protégeant
dirigent de toutesles entreprises venuesde la menaçanteNature,
dontcetteespècespécifique que sont«lesfemmes»23

Conclusion

Des chosesdansla pratiqueet des chosesdansla théorie.

Résumons.En fonctiondu faitque les femmessontunepropriété matérielle


concrète,se développesur elles (et contreelles)un discoursde la Nature.On les
crédite(commele croientcertainesoptimistes), on les accuse(en fait)d'êtredes
êtresnaturels,immergés dans la Natureet d'êtremuesparelle.Des chosesvivantes,
en quelque sorte.
Et ces chosesvivantes
sontvuestellescar,dansun rapportsocialdéterminé, le
sexage,elles sontdes choses.Nous avonstendanceà le nier,à l'oublier,à refuser
d'en tenircompte.Ou mieux,à le maquilleren «réalitémétaphorique». Alors
même que ce rapportest la sourcede notreconscience,politiqueet de classe.
Les hommespourtantle saventparfaitement et cela constituechez eux un
ensembled'habitudesautomatisées, à la limitede la conscienceclaire,dont ils
tirentquotidiennement, aussi bien horsque dans les liensjuridiquesde l'appro-
priation,des attitudespratiquesqui vontdu harcèlement pourobtenirdes femmes
des servicesphysiquesà un rythme ininterrompu (nettoyerla table,céderle passage
aux hommessurle trottoiren se collantcontrele murou en descendantdansle
caniveau,leurlaisserles deux tiersdu siègede métroou de bus,passerle cendrier,
le pain, les nouilles,le tabac, abandonnerle morceaude viande...)à l'exercice
éventuelde droitsde faitcontrenotreintégrité physiqueet notrevie24.

22. Toute sciencese construitcontrer«évidence»,en montrant ce que cettedernière


cache/expose.Penserce qui n'a pas encoreétépenséà proposde ce qui estconsidéré comme
connu(et donton estimeque c'estsanssignification autreque «naturelle») estl'objetd'une
scienceféministe.
23. Et nous chanterionsnotrenature! Nous ! Cela évoquela situation crééeparcette
coutumeéminemment policéequi consisteà insulter les gensavecle sourireen s'arrangeant
pourqu'ilsinterprètent comme un ce est du
compliment qui l'expression mépris le plusnet.Ce
dontl'insulteur tiredoublesatisfaction,
celled'insulterd'abord,et cellede voirl'interlocuteur
êtreassezsimpleet naïfpourne pas saisirl'injureet revendiquer commeunegloirece donton
le gratifie
parironie.
24. L'exercicede la violencetoujourspotentiellement présentest à l'originede cette
crainte,endémique dansla viedesfemmes. Crainte que certainesbrandissentaujourd'hui contre
le féminisme, auquelellesreprochentd'induire un surcroît de violencede la partdeshommes.
27

En même tempsque des conclusionspratiquesd'utilitéconstanteils en


tirentdes proposthéoriques...Ceux-civisentà présenter sous une forme«scienti-
fique» le de
statut chose des appropriéeset à affirmer ainsique ce statutde chose
n'estpas le produitd'un rapporthumain.Ayantune existenced'objet matériel,
manipulable,le groupeappropriésera idéologiquement d'où le pos-
matérialisé',
tulatque les femmessontdes «êtresnaturels» . D'où la conclusiontoutenormale
que leur place dans le systèmesocial est entièrement enclosedanscettematière.
Ces conceptionsévacuentainsile rapportde classe entreles deux sexes,le
rapportintra-humain; ils confortent l'exploitation et la mainmiseen les présentant
commenaturelles et irréversibles.Les femmessontdes choses,donc ellessontdes
choses.En essence.
a) L'idée de natureest l'enregistrement, au fond tout à faitbanal, d'un
rapport social de fait.En un sens elle est un constat; aprèstout,le discoursde la
naturene veutjamaisdire,toutsimplement, que : les X (les femmes, parexemple)
sont dominéset utilisés,b) Mais elle est un constatd'un typeparticulier, un
constatprescriptif danstousles cas,qu'il s'agissed'Aristote parlant de la naturedes
esclavesou du Colloquede Royaumont, aujourd'hui,ré-exposant la spécificitédu
cerveaudes femmes25 ... Dans les deux cas,le constatde la placeparticulière qu'oc-
cupentceuxqu'on appelleles esclavesou cellesqu'on appelleles femmes estassocié
à l'obligationintiméede conserver cetteplace puisqu'ilssont «faitscommecela».
Les deux formesproclament que a) les rapportssociauxétantce qu'ils sont,b) ils
ne peuventêtreautrement, et c) /7sdoiventresteridentiques.Le discoursmoderne
de la Natureintroduit danstoutcela une nouveauté: la programation internedes
appropriésqui impliquequ'ils oeuvrent eux-mêmes à leur appropriation et que
toutesleursactionstendenten définitive à la parfaire.

d 'espèceou consciencede classe?


Conscience

Tout nous répèteque nous sommesune espècenaturelle, chacuns'efforcede


nous en persuaderdavantage,et de nous convaincre,qu'espèce naturelle,nous
aurionsdes instincts, propresà notre
des conduites,des qualités,des insuffisances
nature.Nousserionsdansl'humanité de l'animalité
les témoinsprivilégiés originaire.
Et nos conduites,les rapportssociaux où nous sommesseraientexplicables,eux,
au contrairedes autresfaitsde société,par la seuleNature.Au pointmêmeque
sinontousles, systèmes
certains, théoriques dessciencesjettentouvertement ce jeu
surla table : les femmessontla partnaturelledu sociushumain: on ne les analyse
que a.)seules et b) dans une perspectivenaturaliste. Plus la dominationtend à
l'appropriation totale, sans limites,
plus l'idée de «nature» de l'appropriésera
appuyée et «évidente».

Paris,Fayard,1978.
25. Le faitféminin,
28

Nous construisonsaujourd'huila consciencede notreclasse,notreconscience


de classe,contrela croyancespontanéeen notreespècenaturelle.Consciencecontre
croyance,analysecontrespontanéitésociale. Lutte contreles évidencesqui nous
sontsusurrées pourdétourner notreattentiondu faitque noussommesuneclasse,
pas une «espèce»,que nousne sommespas dansl'éternel,que ce sontles rapports
sociaux trèsconcretset trèsquotidiensqui nous fabriquent et non une Nature
transcendante dont nous ne pourrionsdemanderdes comptesqu'à Dieu, ni une
mécaniquegénétiqueinternequi nous auraitmisesà la disposition des dominants.

ColetteGuillaumin, «Powerrelationshipand beliefin Nature.Part2 : The


DiscoursofNature».
Thefactofbeingappropriated i.e to be - ina determined socialrelation
(sexation)- a thing(cf.PartI, QuestionsFéministes n°2) hasan ideological
corollary: theclassof womenis viewedas totallyimmersed inNature, andis
Thisis in no waythecasefortheclass
definedby its somaticcharacteristics.
of menwhosee themselves as havingdialecticalandantagonistic relationships
to Nature.Thisideologytendsto presentwomenand menas two distinct
amongwomencan developonlyin opposition
species.Class consciousness
to the ideologicaldiscoursewhichtransforms us into a naturelgrouping.

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