WUHAN, UN AN APRÈS.

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7,75 $CAN, DOM 5 €, Espagne 5,20 €,

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5 €, Autriche 5,40 €, Canada
No 1578 du 28 janvier
au 3 février 2021
courrierinternational.com
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COVID-19
LA MÉTHODE
CHINOISE
Comment Pékin
a “réussi” à endiguer
la pandémie.

“MES QUARANTE JOURS

À L’HÔTEL COVID”
Le récit de sa quarantaine
par le correspondant
de La Repubblica à Pékin.
M 03183 - 1578 - F: 4,50 E

3’:HIKNLI=XUYZU]:?l@f@r@i@a";
 Je pour
veux diminuer notre
du impact sur
concret l’environnement

UNIS PAR NOS DÉFIS

Sans attendre 2030 pour atteindre notre objectif de l’environnement et nous constituons avec eux
de neutralité carbone, nous nous employons chez un réseau de fermes partenaires pour développer
Bayer à réduire nos émissions de CO2. Nous soutenons des pistes de progrès en faveur de la biodiversité et
les agriculteurs dans leurs pratiques respectueuses de l’optimisation des pratiques agricoles.

Eva, étudiante Guillaume, responsable

en droit agriculture durable

Retrouvez-nous sur UNISPARNOSDEFIS.FR

 Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021 3

LES CHOIX
sa réaction tardive, décrétait
DE “COURRIER” l’urgence sanitaire mondiale.
CLAIRE CARRARD On connaît la suite. Le 11 mars,
l’Italie devenait le premier
pays européen à confiner
Covid-19, intégralement sa population. Le
la méthode 17 mars, la France s’isolait à son
tour. Un an plus tard, et alors
chinoise p.26 que la menace d’un troisième
confinement se précise dans
monde, semble incroyablement
bas. En un an, la pandémie a fait
plus de 73 000 morts en France,
421 000 aux États-Unis, plus de
2 millions dans le monde et…
moins de 5 000 en Chine. On se
souvient pourtant d’images
troublantes à Wuhan, des files
immenses de personnes allant
récupérer les urnes funéraires
comment la Chine a réussi à
endiguer l’épidémie jusque-là,
il faut lire le long récit que le
correspondant à Pékin du
quotidien La Repubblica a fait
de sa quarantaine. À son retour
d’Italie, en octobre, Filippo
Santelli a été confiné dans un
hôtel de Nankin pour – croit-il
alors – deux semaines. “Une
“L’empire du Dragon sort
de cette pandémie conforté dans
la supériorité de son système
par rapport aux démocraties
occidentales, où l’on se crêpe
le chignon”, explique encore
Filippo Santelli. Alors que
l’épidémie semble repartir
en Chine, Pékin déploie
de nouveau des moyens

U ne pneumonie virale
d’origine inconnue a
touché 59 personnes à
Wuhan, en Chine. Les autorités
sanitaires de la ville suspectent que
ce virus soit lié à un marché local
de fruits de mer, désormais
fermé.” Voilà ce que nous
écrivions le 6 janvier 2020 en
évoquant pour la première fois
ce qui allait devenir une
pandémie. Le 23 janvier, Wuhan
et ses 10 millions d’habitants
étaient placés en quarantaine,
coupés du monde, et le blocus
de la province du Hubei (près
de 60 millions d’habitants) était
instauré. Des mesures sans
précédent qui nous semblaient
disproportionnées à l’époque.
Le 30 janvier, l’Organisation
mondiale de la santé (OMS),
vivement critiquée depuis pour
l’Hexagone, il nous paraissait
important de revenir là où tout
a commencé, à Wuhan, même si
l’on ignore encore l’origine du
coronavirus Sars-CoV-2. Une
chose est sûre toutefois : la
Chine, plus que tout autre pays,
semble avoir réussi à endiguer
la propagation du virus en
un temps record. “Dès qu’ils
ont reconnu la gravité de la crise,
les dirigeants chinois ont pris tout
un flot de mesures en mobilisant
rapidement les ressources et
capacités à leur disposition, écrit
un observateur des politiques
publiques dans la Nikkei Asia.
En dix semaines, l’État a réussi à
freiner la propagation du virus.”
Les statistiques chinoises sont
bien sûr à prendre avec des
pincettes. Le bilan des décès
en Chine, comparé au reste du
de leurs proches une fois la ville
“rouverte”, en contradiction
avec les chiffres officiels. Et il
suffit de lire les témoignages
recueillis sur la plateforme
Weixin que nous avons traduits
du chinois pour comprendre
que, si les autorités de Pékin
peuvent se targuer de résultats
tangibles, le traumatisme
de la population demeure.
Pourtant, à Wuhan, la vie a
repris son cours. Et aujourd’hui
les habitants veulent aller de
l’avant, passer à autre chose,
raconte le South China Morning
Post. La “méthode
chinoise” – confinement strict,
contrôles généralisés, prise
de température, surveillance
par drones, isolement forcé –
a porté ses fruits. Mais à quel
prix ? Pour mieux comprendre,
mesure de bon sens”, juge-t-il, car
les autorités craignent plus que
tout “les cas de virus ‘importés’
par des étrangers ou par des
Chinois de retour au pays”. Mais,
testé positif au Covid, il est très
vite emmené dans un hôpital
et placé à l’isolement pour plus
d’un mois. “Le dispositif mis
en place par la Chine pour lutter
contre le virus, c’est un peu l’Enfer
de Dante : une série de cercles
concentriques superposés qui
s’enfoncent dans la Terre et dont
chacun symbolise un niveau de
risque accru. Or je suis sur le
point d’atterrir dans le dernier
cercle, le plus petit, celui des
abysses, réservé aux cas positifs”,
écrit-il. Son témoignage, rare,
permet de mieux saisir
pourquoi le régime de Pékin
s’en est finalement mieux sorti.
considérables dans le Hebei,
cette fois. La ville de
Shijiazhuang (11 millions
d’habitants) a été totalement
isolée. Mais c’est dans les
campagnes, “maillon le plus
faible du système de santé”,
que l’alerte paraît la plus
inquiétante. Le magazine
Caixin cite un expert : “Les
conditions pour une bonne
prévention ne sont pas réunies en
zone rurale, et les déplacements de
population au moment du nouvel
an lunaire, le 12 février, vont
rendre les choses plus difficiles.”
On verra alors si la méthode
chinoise s’avère durable.
En couverture :
Des secouristes désinfectent un
théâtre, à Wuhan, le 2 avril 2020.
Photo Aly Song/Reuters.

Sommaire
DARYL CAGLE, ÉTATS-UNIS/ CAGLE CARTOONS

SCIENCES p.38 ROYAUME-UNI p.20 LES SOURCES

Potagers Marcus Rashford, Chaque semaine, les journalistes

de l’espace
Installer des colonies
ÉTATS-UNIS p.14 humaines sur la Lune
puis sur Mars ne
L’ambition assumée sera possible qu’à
condition d’assurer
de Kamala Harris leur alimentation in
Attaquée depuis le début de sa carrière, la situ. Des milliers de
chercheurs travaillent
vice-présidente a décidé de ne plus cacher ses
ambitions. Son parcours jusqu’à la Maison- d’ores et déjà sur
Blanche permet de mesurer les avancées des ce défi, comme
femmes en politique, raconte The Atlantic. le détaille El País.
CONTROVERSE p.12
Le passeport vaccinal, une sortie de crise acceptable ?
Devons-nous croire que la mise en place de ce dispositif permettra un retour à la normalité
ou alors renoncer face aux risques de division et de discrimination qu’il fait planer sur nos sociétés ?
de Courrier international sélectionnent
l’attaquant et traduisent des articles tirés de plus
de 1 500 médias du monde entier.
qui défend Voici la liste exhaustive des journaux,
sites et blogs utilisés dans ce numéro :
les pauvres
Asahi Shimbun Tokyo, quotidien. The
The Observer dresse Atlantic Washington, mensuel. Financial
Times Londres, quotidien. Foreign Policy
le portrait du jeune
attaquant de Manchester
Washington, bimestriel. Hakai Magazine
(hakaimagazine.com) Victoria (Colombie-
United, qui a fait plier Britannique), en ligne. Jutarnji List Zagreb,
quotidien. Al-Modon (almodon.com)
le gouvernement Beyrouth, en ligne. Nezavissimaïa Gazeta
britannique trois fois Moscou, quotidien. Nikkei Asia Tokyo,
en un an sur le thème hebdomadaire. The Observer Londres,
de la précarité alimentaire. hebdomadaire. L’Orient-Le Jour Beyrouth,
quotidien. New Statesman Londres,
hebdomadaire. El País Madrid, quotidien.
Penguin News Port Stanley (Malouines),
hebdomadaire. Politico Bruxelles,
hebdomadaire. La Repubblica Rome,
quotidien. South China Morning Post Hong
Kong, quotidien. The Times Londres,
quotidien. The Washington Post
Washington, quotidien. Weixin (WeChat)
(weixin.qq.com) Shenzhen, en ligne.
Die Welt Berlin, quotidien.
4. Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde
6. Russie. Peu importe si le “palais
Société. Quand les donneurs de sperme Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard

de Poutine” est en or ou en bois ne savent plus où donner de la tête Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
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ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
D’un continent à l’autre En proie à une pénurie, les banques de sperme aux États-Unis ne peuvent Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
14. États-Unis. L’ambition plus satisfaire la demande. Si bien qu’un marché parallèle s’est développé. 
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17. Brexit et conséquences. Responsable du numérique Joffrey Ricome Direction artistique Sophie-Anne
Delhomme (16 31), Conception graphique Javier Errea Comunicación
Les Malouines isolées, Buenos
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Cartes sur table. Comment la Chine édition Anouk Delport (16 98), Fatima Rizki (17 30), 7 jours dans le monde François
Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service, 16 95), Laurence

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19. Balkans. La guerre 55 minorités ethniques chinoises. Son livre, Rescapée du goulag chinois, raconte son Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël
Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne), Guillaume Narguet (République tchèque,
des gazoducs incarcération dans un camp de rééducation. Comment ce peuple est-il réprimé Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle
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20. Royaume-Uni. Marcus par les autorités ? C’est le sujet de notre nouvel épisode de “Cartes sur table”. Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Jean-Hébert
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les pauvres À découvrir. Le Courrier des recettes Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Guillaume
Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées)
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de rubrique, 16 29), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe
24. Ouganda. Stella Nyanzi, une recette du monde, son histoire et ses secrets. Cette semaine : le kochari, et Afrique de l’Est), Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
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provocatrice en chef le plat national égyptien venu d’Inde. Bon appétit, bien sûr ! (Économie), Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent
(16 74), Delphine Veaudor (16 76), Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
25. Tunisie. Avis d’ébullition, Site Internet Claire Pomarès (rédactrice en chef adjointe), Adrien Oster (chef d’édition),
L ’ h o r o s c o p e d e R o b B r e z s n y Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques Gabriel Hassan (rédacteur multimédia, 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia,
dix ans après la révolution et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. 17 36), Hoda Saliby (rédactrice multimédia, 16 35), Mélanie Chenouard (vidéo édition,
À la une 16 65), Paul-Boris Bouzin (développement web) Courrier Expat Ingrid Therwath
(16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
26. Wuhan, un an après Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter,
Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz
Instagram et Pinterest. (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
Transversales anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
38. Sciences. Potagers de l’espace (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand) Françoise
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40. Économie. Retour de Sous licence exclusive à Courrier international
Françoise Lemoine-Minaudier (chinois, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol),
Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35),
flamme pour les cryptomonnaies
Janvier–février–mars 2021

Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin
41. Signaux. Des milliers
de masques dans la nature
Que nous réserve Royaume-Uni Après le Brexit,
le risque de désunion
Russie Le vent tourne pour Poutine
Chine Biden, un adversaire non moins coriace
Moyen-Orient De nouvelles alliances
Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Web design et animation
Alexandre Errichiello (chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-
Badet, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine

360° l’année à venir ? Chômage Une bombe à retardement

Invités António Guterres, Ursula von der Leyen…
Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette
Alice Andersen (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication, 16 84),
Gilles de Obaldia Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine
42. Reportage. Au Congo, Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)
on achève bien les requins Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la
communication, 17 37), Jessica Robineau (16 08) Dialla Konate (17 38)
46. Voyage. Au Japon, Toutes les réponses Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
l’auberge du bout du monde sont dans Ont participé à ce numéro Paul Blondé, Lionel Blot, Jean-Baptiste Bor, Cécile Chemel,
Anne-Françoise Cochet, Nicolas Coisplet, Maddalena De Vio, Marion Doutreligne,
47. Plein écran. “San Pa”, la série “Le monde en 2021” Élisabeth Durant, Julie Lassale, Clémentine Laurens, Pauline Le Troquier, Valentine
Morizot, Blandine Mosnat, François Peyroux, Isabelle Taudière, Léo Thomas, Yuta
Netflix qui divise l’Italie Yagishita
48. Culture. Edward Hopper, Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11 469, 75707 Paris
Cedex 13, tél. : 01 57 28 20 00 Présidente Laurence Bonicalzi Bridier, Directrice générale
contagieuse mélancolie Dialogue avec l’intelligence artificielle
L’ère de la médecine sur mesure
États-Unis : coup de vent annoncé
Flirt avec la récession
A vec
Chine : croissance modérée
Football : là où vit l’Europe
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6. Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

a ns
7 jours odnde ↙ Dessin d’Emanuele
le m Del Rosso, Italie.

Russie. Peu importe dimension de la contestation en Russie

en réponse à la série de lois répressives
votées par la Douma [in décembre 2020].
Contexte

si le “palais de Poutine” En attendant, la plupart des experts et

des analystes peinent à formuler une
interprétation cohérente des événements
●●● Le 17 janvier, Alexeï
Navalny a été arrêté
à sa descente d’avion

est en or ou en bois et à dire où ce mouvement va mener la

Le 23 janvier, des manifestations ont éclaté pour libérer
Alexeï Navalny, l’opposant numéro un du président russe.
Mais selon cet éditorial, le vrai motif de la mobilisation
réside dans l’absence de perspectives pour les jeunes actifs.
—Nezavissimaïa Gazeta Moscou
semblent avoir touché autant les mani-
festants que les forces de l’ordre. Il faut
société russe. La logique de Navalny,
qui s’est rendu aux autorités, sans doute
pour longtemps, n’est pas non plus tout
à fait claire.
Peut-on vraiment guider un mouve-
ment de protestation depuis son lieu de
détention ? Ce n’est pas une question rhé-
torique. Théoriquement, c’est possible, à
condition d’être devenu le symbole indis-
cutable de la lutte, façon Nelson Mandela.
Or nous ne saurions déinir Navalny en
ces termes. Que peut-on alors espérer ?
Que le pouvoir abandonne les poursuites
judiciaires contre lui ? C’est très peu pro-
bable. D’autant qu’il ne va, lui, certaine-
ment pas laisser le pouvoir tranquille.
Pouvoir musclé. Pour faire pression,
les pays de l’Union européenne pour-
raient adopter une résolution en faveur
de Navalny et exiger de Poutine sa libé-
ration. Seulement, cela fait vingt ans que
Poutine résiste à toute pression exté-
rieure. Et plus encore, cela fait vingt ans
qu’il convertit systématiquement les pres-
sions extérieures en mesure de politique
intérieure de plus en plus conservatrices,
voire réactionnaires. Le concept de la
forteresse assiégée est familier au cercle
rapproché de Poutine, mais également
à une bonne moitié des citoyens russes.
Les pressions extérieures, voilà l’argu-
ment favori des partisans d’un pouvoir
russe de plus en plus musclé.
En y regardant de plus près, les mani-
festations de samedi nous amènent à
à Moscou et placé en détention
provisoire. Il rentrait
d’Allemagne, où il avait été
soigné après l’empoisonnement
– supposément criminel –
qui a failli lui coûter la vie
cet été. Deux jours plus tard,
était mise en ligne une vidéo
réalisée par son équipe,
sur un palais pharaonique
qui aurait été construit au bord
de la mer Noire pour la seule
jouissance de Vladimir Poutine.
Cette vidéo a atteint 90 millions
de vues. Le 23 janvier,
des manifestations de soutien
à l’opposant avaient lieu dans
près de 70 villes de Russie.
SOURCE
NEZAVISSIMAÏA GAZETA
Moscou, Russie
Quotidien, 42 000 exemplaires
ng.ru
Démocrate sans être ultra
libéral, le bien nommé
“Journal indépendant”
a vu le jour en décembre 1990,
un an avant la chute de l’URSS.
Il fut donc l’un des tout premiers
titres (avec Kommersant)
à paraître dans la foulée
de la loi sur la presse soviétique
qui supprimait la censure

L es manifestations du samedi
23 janvier dans diférentes villes
de Russie sont remarquables par
leur extraordinaire concentration autour
de deux slogans : “Liberté pour Navalny”
s’attendre à une riposte de la part des
autorités, avec des manifestations de
partisans de Poutine. Reste à savoir
comment ils pourront contourner l’in-
terdiction des rassemblements liée à la
la conclusion suivante : en Russie, les
trentenaires n’apprécient pas de vivre
dans des conditions qui voient les reve-
nus stagner et les possibilités de travail
s’amenuiser. Du point de vue du dévelop-
et consacrait la naissance
de la presse libre.

et “Honte à Poutine”. Autrement dit, la
radicalisation de la vie politique a ini par
réduire le débat à un choix binaire entre
“pour” et “contre”.
La veille, tout le monde s’inquiétait de
voir les collégiens et lycéens qui s’étaient
largement exprimés sur TikTok en faveur
de Navalny et de sa dernière enquête [sur
le “palais de Poutine”] participer en masse
aux manifestations non autorisées (lire
ci-contre). Les autorités ont mis beaucoup
de moyens pour mobiliser les parents et
éviter que les adolescents ne descendent
dans la rue. Les sociologues ont déini le
noyau dur de la contestation : il s’agit de
jeunes adultes entre 30 et 35 ans, ce qui
correspond davantage à la thématique et
au durcissement visible du mouvement.
Dieu merci, il n’y a pas eu de morts ni
d’efusion de sang. Des violences isolées
pandémie. Mais les autorisations néces-
saires seront sûrement délivrées, puisque
les partisans de Navalny se disent prêts
à manifester à nouveau le week-end pro-
chain [du 30 janvier]. Laisser Poutine
seul face à la contestation, à l’exemple
d’Alexandre Loukachenko durant les
trois premières semaines de manifesta-
tions en Biélorussie, serait en efet une
erreur politique.
Samedi, les manifestants ont délivré
un autre message générationnel, adressé
cette fois aux forces de l’ordre : “Nous
n’avons pas peur.” Il s’agit d’une nouvelle
Pour ces trentenaires
en colère, Navalny
sert de prétexte
pour se faire entendre.
pement économique, la dernière décen-
nie est juste synonyme de temps perdu.
Et attendre encore dix ou quinze ans un
hypothétique changement de dirigeant
et, potentiellement, de politique écono- SUR NOTRE SITE
mique, personne n’en a envie.
Pour ces trentenaires en colère, courrierinternational.com
Navalny sert donc de prétexte pour se
faire entendre. Peu importe si le “palais Retrouvez la vidéo
de Poutine” est en or, en argent ou en bois. publiée sur YouTube par
Ce palais est le symbole de la prospérité l’équipe d’Alexeï Navalny.
de certains. Les jeunes adultes continue- L’opposant y décrit
ront à descendre dans la rue et à mani- la propriété de
fester parce qu’ils n’ont quasiment rien 7 800 hectares de
à perdre. Et le pouvoir ne devrait pas se Vladimir Poutine comme
faire d’illusions : les revendications écono- “un nouveau Versailles,
miques sont un puissant carburant pour un nouveau palais
un mouvement qui a de fortes chances d’Hiver, une véritable
de s’étendre.— résidence de roi”.
Publié le 24 janvier
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8. 7 JOURS Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

Historique
I SR AË L-É MIR ATS AR ABE S
UNIS — L’ambassade d’Israël
a ouvert ce dimanche 24 jan-
vier à Abou Dhabi, capitale des
Émirats arabes unis, qui ont, de
leur côté, annoncé leur intention
d’installer prochainement leur
représentation diplomatique à
Tel-Aviv. Selon le ministre des
Affaires étrangères israélien,
Gabi Ashkenazi, cité par Israël
Hayom, il s’agit d’un nouveau
pas dans la normalisation des
“relations chaleureuses entre les
États et les peuples”. Après la
signature en août des traités de
paix dits “accords d’Abraham”,
qui incluent également Bahreïn,
les deux pays avaient fait part,
le 15 septembre dernier, de leur
volonté de nouer des liens diplo-
matiques.
Dans un fauteuil
PORTUGAL  — Le président
Marcelo Rebelo de Sousa a été
réélu le 24 janvier avec 60,7 %
des voix dès le premier tour, ce
qui lui a valu un photomontage
original à la une de Jornal i.
Avec, dans le rôle du coiffeur,
le populiste d’extrême droite
André Ventura, qui a recueilli
11,9 % des votes, alors que son
parti, Chega, n’avait pas dépassé
le score de 1,29 % lors des légis-
latives d’octobre 2019. Lui aussi
est donc “l’un des grands vain-
queurs de cette soirée électorale”,
reconnaît l’éditorial de Jornal i,
sans s’affoler de cette montée
de l’extrême droite. Selon Vítor
Rainho, “ce parti ne sera qu’un
phénomène”, qui “disparaîtra
aussi vite qu’il est apparu”.
BRÉSIL
Cinq ans de plus
CONGO — Des danses, des chants,
et la foule qui scandait : “Le pré-
Bolsonaro de plus
sident est une chance divine  !”
rapportent Les Échos du Congo
Brazzaville. Samedi 23 janvier,
en plus isolé
lors de sa tournée dans le sud Réclamée de toutes parts, une procédure de destitution a peu
du pays, Denis Sassou-Nguesso de chance d’aboutir. Mais elle illustre l’ampleur de la colère
a annoncé qu’il briguerait un
nouveau mandat lors de la pré-
face à la gestion de la pandémie par le président brésilien.
sidentielle du 21 mars prochain. À
77 ans, cet homme qui règne sans
partage depuis trente-six ans
s’apprête donc à passer cinq ans
de plus à la tête de l’État, puisque
“sa réélection ne sera qu’une simple
formalité”, déplore Le Djely en
Guinée, malgré le bilan écono-
mique et social catastrophique
de sa gouvernance.
Le marché
sans puces
ÉCONOMIE — Conséquence de la
tension diplomatique entre Pékin
et Washington, les entreprises ↗ Premier
du monde entier – en particulier panneau :
les constructeurs automobiles – Gouvernement
manquent de semi-conducteurs.
“À l’heure où le marché chinois
accuse un rebond de la demande
de voitures, les sociétés du sec-
teur comme Volkswagen, General
corrompu.
Deuxième
panneau :
Service public
défaillant.
D es milliers de manifestants ont défilé traiter le Covid-19. Tout cela a “consolidé le
en voiture – coronavirus oblige – socle juridique pouvant être utilisé pour l’ou-
les samedi 23 et dimanche 24 jan- verture d’un processus de destitution”. Le
vier dans plusieurs villes du Brésil pour gouvernement aurait “violé” la “garantie
dénoncer la gestion gouvernementale de sociale de la santé de la population” inscrite
Motors et Honda font face à une Dessin la pandémie de Covid-19 et réclamer la dans la Constitution, selon le quotidien.
pénurie de puces électroniques”, d’Arend, destitution du très coronaviro-sceptique Si une demande de destitution était
rapporte le Financial Times. Pays-Bas. président d’extrême droite Jair Bolsonaro. inscrite à l’ordre du jour, le vote positif
Selon les données citées par le Les convois du samedi sont sortis à des deux tiers des parlementaires serait
journal britannique, la produc- ↙ Dessin l’appel de partis et de nécessaire pour la
tion de plus de 280 000 véhi- de Ruben, groupes de gauche. rendre effective. Or, “au
cules a déjà été gelée, et ce Pays-Bas. Ceux du dimanche ont
Revue Congrès, Jair Bolsonaro
de presse
nombre pour- répondu à une convoca- bénéficie actuellement du
rait atteindre tion, inédite, de groupes soutien du ‘Centrão’”,
500 000. de la droite radicale, qui avaient organisé ces partis centristes sans idéologie qui
les manifestations en faveur de la desti- regroupent plus de 150 députés sur 513,
tution de la présidente de l’époque, Dilma souligne le site Nexo.
Rousseff (2011-2016), et du Parti des tra- Un appui obtenu en échange de postes
vailleurs (PT) et soutenu la candidature et de ressources “distribués” par le prési-
de Jair Bolsonaro en 2018. dent, lui qui n’avait cessé de fustiger ces
Plus de soixante demandes en destitu- formations.

6
C’EST LE NOMBRE D’EXOPLANÈTES qui ont été
découvertes en orbite autour d’une étoile située
à 200 années-lumière. La particularité de ce système,
décrit dans la revue Astronomy & Astrophysics le 25 janvier ?
Les planètes semblent avoir “le sens du rythme”, s’amuse
le site spécialisé Space. Bien qu’elles aient des densités
très différentes, elles orbitent de façon ordonnée, un peu
comme lorsque certaines notes de musique jouées ensemble
forment une harmonie. Une découverte qui remet en question
notre compréhension de la formation des systèmes planétaires.
tion ont déjà été déposées auprès du prési- Et si le taux de désapprobation de l’ac-
dent de la Chambre des députés, Rodrigo tion présidentielle a récemment augmenté,
Maia (Democratas, DEM, droite). Critique passant de 32 % en décembre à 40 % en
de l’action gouvernementale, celui-ci a janvier, 53 % des Brésiliens sont contre
cependant refusé de leur donner suite, ne la destitution du chef de l’État, selon un
voyant pas de crime dans les agissements récent sondage de l’institut Datafolha.
du chef de l’État. Selon un analyste du site d’information
Mais pour le quotidien Folha de Uol, “chaque jour, de plus en plus de gens se
São Paulo, l’inaction du gouvernement rendent compte que le gouvernement est négli-
face aux alertes sur l’imminence du manque gent, incompétent – et, nous le savons, égale-
d’oxygène dans les hôpitaux de Manaus, ment criminel – dans la gestion de la crise”.
en Amazonie, s’ajoute aux “échecs en série” Mais il conclut que “la destitution reste
dans l’organisation de la campagne natio- encore un mirage”, assimilant la mobilisa-
nale de vaccination. tion naissante aux “premiers mètres de ce
Sans compter “la recommandation de qui pourrait être un marathon”.
médicaments sans preuves scientifiques” pour —Courrier international
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 Carnet partenaire Salesforce

4 L’école
L’ENTREPRISE DE LOGICIEL SALESFORCE
PARTAGE SIX PROJETS SOLIDAIRES
Kourtrajmé
se dote d’un
MENÉS PAR SES SALARIÉS.
chacun d’entre eux bénéficie de sept jours
de bénévolat sous la forme de congés :

nouvel outil
sept jours pour agir et faire évoluer la société.
c’est en 1999 que le fondateur, marc Benioff,
crée l’entreprise de solutions pour la relation
client (crm) Salesforce et intègre la
philanthropie à son plan de développement :
1 % du capital, 1 % du temps des employés
et 1 % des produits sont attribués à des
pour recruter
œuvres de charité.
Dans ce quatrième volet, découvrez
la collaboration entre Salesforce et kourtrajmé,
ses élèves et gérer
l’école de cinéma fondée par le réalisateur
français ladj ly.
leurs projets
L’ARTISTE AUTODIDACTE JR DIRIGE DEPUIS JANVIER 2020 LA SECTION ART ET IMAGE
À L’ÉCOLE KOURTRAJMÉ, L’ÉCOLE DE CINÉMA FONDÉE PAR SON COLLABORATEUR
DE LONGUE DATE, LE RÉALISATEUR FRANÇAIS LADJ LY. LES DOUZE ÉTUDIANTS
INTÉGRANT CETTE SECTION BÉNÉFICIENT DÉSORMAIS D’UNE FORMATION
À L’OUTIL QUIP, ASSURÉE GRACIEUSEMENT PAR L’ENTREPRISE SALESFORCE.

L
e réalisateur Ladj Ly,
lauréat du prix du
jury à Cannes pour
son film Les Misé-
rables, fonde en 2018
l’école gratuite Kour-
trajmé, sans condition de diplôme ni
limite d’âge. Deux ans plus tard, l’ar-
tiste JR inaugure une nouvelle section,
Art et image. La majorité du pro-
gramme porte sur des questions tech-
niques dans le champ de la photogra-
phie, et les projets artistiques y sont
nombreux. Pour assurer une métho-
dologie qualitative, JR fait appel à
l’entreprise de logiciels Salesforce.
L’accompagnement par les équipes
Salesforce est double. Une interface de
recrutement et de gestion des appels
à candidature a dans un premier
temps été lancée. Cet outil répond au
premier besoin, essentiel, de l’école :
étendre au maximum la sélection des
candidats. Puis une formation à l’outil
collaboratif Quip est délivrée aux étu-
diants. “Le programme ne leur coûte
rien. Il s’agit de la mise à disposition
d’une partie de la licence Quip et du
temps de travail des collaborateurs de
Salesforce qui interviennent”, explique
Julien Raffin, principal success manager
B2B commerce (“responsable du succès
client e-commerce”).
Cinq salariés de l’entreprise (Delphine
Santerre Moreira, Lena Perrier, Ga-
brielle Carel, Constance Carayon et
Julien Raffin) donnent chacun, à titre
gracieux, trois sessions d’une heure à
un groupe d’étudiants. Lors de ces ses-
sions, l’outil Quip est d’abord présenté

de façon globale. Puis ses nombreuses
fonctionnalités sont passées en revue
afin d’aboutir à une utilisation concrète
qui sera par la suite montrée à l’en-
semble des étudiants.
organiSer une
expoSition ou une
maSterclaSS à l’aide
d’un nouvel outil
“Chez Salesforce, nous utilisons Quip
au quotidien. Cet outil permet de struc-
turer un projet, d’échanger des idées,
de mettre en commun des notes. Nous
pouvons l’utiliser aussi pour préparer
un document commun appelé tem-
plate. Il s’agit d’un modèle, d’un cadre,
à reprendre pour chaque activité à
venir”, détaille Delphine Santerre
Moreira, senior service delivery manager
(“responsable des engagements auprès
des clients e-commerce”). À l’école
Kourtrajmé, chaque groupe utilise
l’outil pour un type de projet concret :
présenter un artiste, réaliser un support
de revue de presse, organiser un projet
— R É A L I S É PA R L’A G E N C E C O U R R I E R I N T E R N AT I O N A L I N D É P E N DA M M E N T D E L A R É DA C T I O N —
collaboratif ou préparer des master-
class. Delphine Santerre Moreira a
formé trois étudiants à la réalisation
d’un template destiné à organiser des
masterclass.
“Pour ma part, j’ai accompagné les étu-
diants dans la réalisation d’un template
de mise en place d’un projet collabora-
tif, raconte Julien Raffin. Il peut s’agir
de tout type d’événement, comme une
exposition. L’idée est de connaître les
informations dont les étudiants auront
besoin pour l’événement en cours et les
suivants : description de l’événement,
thèmes, artistes exposés, date, rétro-
planning, zoning, budget prévisionnel,
etc. Ce document est participatif : tous
les étudiants et les enseignants impli-
qués dans le projet y ont accès.”
En plus des cours et des nombreux pro-
jets, les étudiants de la section Art et
image participent à des masterclass
toutes les deux semaines. Ils s’entre-
tiennent directement avec des person-
nalités du monde de l’art et bénéficient
d’un retour immédiat sur leur propre
travail. Ces temps d’échange avec des
personnalités ont d’abord eu lieu en
“Les étudiants avaient besoin
d’acquérir des compétences
sans pouvoir se rendre à
l’école. Nous avons constaté
une appétence forte pour
ce type d’outil qui facilite
la collaboration même
à distance.”
présentiel, puis, à cause de la crise sani-
taire, les sessions ont dû être organisées
sur l’application Zoom. “Les sessions de
tutorat ont débuté dans ce contexte de
digitalisation. Les étudiants avaient
besoin d’acquérir des compétences alors
qu’ils ne pouvaient pas se rendre à
l’école. Nous avons constaté une appé-
tence forte pour ce type d’outil qui faci-
lite la collaboration même à distance”,
raconte le responsable chez Salesforce.
“Tous les étudiants ont rapidement
pris leurs marques avec l’outil, ajoute
Julien Raffin. Néanmoins, nous avons
constaté que la formation était arrivée
tard dans leur cursus. Pour pallier
cette problématique, les étudiants de
la deuxième promotion ont pu s’exer-
cer dès les premières semaines de leur
entrée à l’école.”
Farida Cagniard, directrice de l’école,
et Baptiste Lignel, responsable pédago-
gique, ont construit le programme de
tutorat avec les cinq collaborateurs
Salesforce. “Quip est avant tout notre
outil central de production de contenus
pédagogiques, indique Baptiste Lignel.
L’objectif est que les étudiants puissent,
À
A R O LE E
P U
L A ON IQ ,
V É R O N
A R I M taff de e
M of S ranc
f F
Chiesforce
Sale
Le modèle philanthropique 1-1-1
de Salesforce, qui s’applique
conception graphique www.liliklik.com / créditS : illuStration © margaux maurel photoS © Jr et Section art et image école kourtraJmé ; © BaptiSte lignel
à tous les salariés à travers
le monde, a généré plus
de 350 millions de dollars
de dons et 5 millions d’heures
de bénévolat. En France,
nous sommes passés de
moins de 1 000 heures en 2010
à plus de 30 000 heures
en 2020. Soit un total
de 113 013 heures de bénévolat
sur les dix dernières années.
Aujourd’hui, plus de deux tiers
de l’effectif total est impliqué.
Salesforce promeut auprès
de nombreuses entreprises
ce modèle d’engagement
baptisé “Pledge 1 %”.
Plus de 9 000 entreprises
dans 100 pays ont d’ores et déjà
adopté ce modèle et ont donné
plus de 1 milliard de dollars
en faveur de la philanthropie.
en fin de cursus, exporter tous les
supports et emporter la bibliothèque
de l’année écoulée.” En parallèle, le
responsable pédagogique a décidé
d’utiliser Quip pour créer une trame
d’évaluation et de suivi des compétences
des étudiants. À l’école Kourtrajmé,
aucune note n’est attribuée. Les étu-
diants identifient eux-mêmes leur ni-
veau en matière d’exploitation des
outils et des compétences dans leurs
domaines spécifiques. Selon le docu-
ment de suivi Quip, des workshops et
des formations leur sont délivrés. l
12. 7 JOURS
CONTROVERSE
Le passeport vaccinal, une sortie de crise acceptable ?
Devons-nous croire que la mise en place de ce dispositif permettra le retour tant attendu à la normalité, ou renoncer face
aux risques de division et de discrimination qu’il fait planer sur nos sociétés déjà durement éprouvées par la pandémie ?
OUI
C’est un
instrument
d’égalité
—The Times (extraits) Londres
T ransportons-nous dans un avenir
proche et pourtant encore très mys-
térieux : le mois d’avril par exemple.
Imaginons que nous aurons atteint à la mi-
février notre objectif de vacciner, contre
le Covid-19, les 14,5 millions de Britanniques
les plus à risque. Et qu’à la in du mois
de mars nous aurons vacciné les autres
14,4 millions, c’est-à-dire les plus de 50 ans.
Il resterait à vacciner tous les autres. Cela
représente la moitié de la population et
cela prend du temps.
Mais quand le vaccin passera des congé-
lateurs de stockage aux bras des patients,
notre quotidien va-t-il changer ? Quand va-
t-on décider qu’il est raisonnable de lever
les restrictions ? La peur d’une troisième
et d’une quatrième vague va-t-elle nous
empêcher de reprendre une vie normale ?
Avec autant de personnes immunisées
et bien moins susceptibles d’être porteuses
du virus, pourquoi n’opterions-nous pas
pour la création d’un “passeport vaccinal” ?
C’est ce que compte mettre en place Israël,
le champion de l’eicacité vaccinale.
Retournons à notre mois d’avril. Le pro-
cessus lent et progressif de réouverture
des écoles, des universités et des bou-
tiques sera enclenché. Mais il faudra tou-
jours respecter le port du masque, le lavage
des mains et le respect des deux mètres
de distance. Une situation pénible et fas-
tidieuse. Alors, comment vivrions-nous
si nous avions choisi la voie israélienne ?
Pour moi, ce serait une renaissance.
J’aurais été vacciné in février, et quelques
semaines plus tard j’aurais pu télécharger
mon certiicat sanitaire numérique sur mon
téléphone, aux côtés d’Apple Pay, de l’ap-
pli anti-Covid et de tout ce qui se trouve
dans mon portefeuille virtuel. [Mon club de
foot londonien] Tottenham, le théâtre, mes
restos préférés et l’aéroport de Heathrow
m’auraient déjà averti par notiication que
j’étais le bienvenu chez eux, à condition de
produire un certiicat de vaccination. Je
serais alors le plus heureux des hommes
et notre économie en proiterait. Et plus
la vaccination progresserait, plus nous
serions nombreux dans les endroits publics.
Certes, les objections ne manquent pas.
Tout d’abord, il y a les questions de respect
de la vie privée. Certains pensent que l’obli-
gation de produire un certiicat de vaccina-
tion nous entraîne sur la pente glissante de
la carte d’identité électronique. En outre, il y
a le débat respectable et de longue date sur
la vaccination [au Royaume-Uni, la vacci-
nation est recommandée mais non obliga-
toire]. Donner des avantages aux personnes
vaccinées, c’est une manière de forcer les
gens à se faire vacciner.
Autre argument : la crainte légitime qu’un
passeport vaccinal crée un sentiment de
sécurité illusoire et encourage le relâche-
ment des gestes barrières. Alors qu’il est
possible que les gens vaccinés continuent
d’être porteurs du virus.
Pour moi, ces deux premiers arguments
ne sont pas très convaincants. Je ne vois pas
les dangers d’une carte d’identité biomé-
trique qui stockerait seulement certaines
données, et ça ne me dérange pas de par-
tager mon statut vaccinal. Nous devons
[déjà] présenter nos papiers d’identité dans
de nombreuses situations et il faut des cer-
tiicats de vaccination pour se rendre dans
certains pays.
Que la vaccination devienne obligatoire
si la situation sanitaire l’exige ne m’inquiète
pas non plus. Personne ne devrait être vac-
ciné de force, mais il me semble que, dans
certaines circonstances et notamment pour
accéder à certains emplois ou à certains
services, la vaccination obligatoire se jus-
tiie. Les citoyens ont des devoirs les uns
envers les autres.
Le problème, c’est que lors des six pro-
chains mois nous n’aurons aucun contrôle
sur notre vaccination. Si les passeports
étaient mis en place maintenant, cela don-
nerait au gouvernement le pouvoir de déci-
der qui a le droit de supporter son équipe
à Old Traford [le stade du club de foot-
ball de Manchester United], de partir en
vacances ou d’assister à un concert. Des
millions d’entre nous seraient privés de
tout, tandis que d’autres pourraient faire
tout ce dont nous rêvons. Ce n’est que
lorsque le vaccin aura été proposé à la majo-
rité d’entre nous – lorsque les gens auront
eu le choix d’être vaccinés ou non – que le
passeport deviendra un instrument d’éga-
lité. Je suppose que, d’ici là, je vais devoir
attendre. Quel ennui…
—David Aaronovitch
Publié le 20 janvier
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
NON
Le risque d’une
société à deux
vitesses
—The Washington Post (extraits)
Washington
D epuis le début de la pandémie, les
spécialistes de bioéthique mettent
en garde contre les dangers des
“passeports immunitaires”. Un tel dispo-
sitif pourrait en efet entraîner des dis-
criminations, notamment de la part des
employeurs, envers ceux qui ne disposent
pas du précieux sésame. Il pourrait alors
avoir un efet pervers en incitant la popu-
lation à contracter le virus, ain de trou-
ver du travail par exemple.
Tant qu’un vaccin n’est pas totalement
homologué et accessible au grand public,
la possibilité d’avoir des interactions
sociales ne devrait pas – sauf dans les
cas extrêmes – dépendre de l’immunité
acquise. Or, avec les cartes de vaccina-
tion délivrées par les Centres améri-
cains pour le contrôle et la prévention
des maladies (CDC) et d’autres agences
sanitaires du monde entier, il devient
tentant d’y céder.
Ces cartes individuelles sont desti-
nées à servir de pense-bête pour la deu-
xième injection du vaccin (qui, pour
l’heure, nécessite systématiquement
deux doses), à consigner le nom du fabri-
cant du produit utilisé et, en cas d’ur-
gence médicale, à avertir les soignants
que le patient a été vacciné. Si l’objectif
est louable, ces cartes pourraient bien
vite, dans les faits, se transformer en
laissez-passer indispensables pour aller
à l’école, trouver du travail, dîner au res-
taurant ou fréquenter les commerces.
Dans certains cas, réserver un traite-
ment de faveur aux personnes immuni-
sées ou vaccinées pourrait se justiier. Il
paraît notamment logique que les mai-
sons de retraite recrutent en priorité du
personnel protégé contre le Covid-19.
En revanche, les ministères de la Santé
doivent mettre un frein à l’utilisation de
cartes et d’applications de suivi vaccinal
dans toute optique non médicale. Et ce
pour de nombreuses raisons.
S’il semble logique d’avantager les
personnes immunisées, nous devrions
pourtant nous en abstenir. En comp-
tant sur les individus vaccinés pour pro-
téger leurs concitoyens, on risque de
donner aux Américains un faux senti-
ment de sécurité. Certains restaurants
pourraient ainsi mettre en avant le fait
que tous leurs employés disposent de
cartes vaccinales pour inciter les clients
à pousser de nouveau leurs portes. Or,
aucun des essais cliniques en cours n’a
montré que le vaccin protège à 100 %
contre le risque de contracter ou de pro-
pager le virus.
De plus, les cartes vaccinales (et les
applications de suivi de l’immunité) pour-
raient devenir de redoutables outils d’ex-
clusion et de discrimination. Le calendrier
de la campagne vaccinale – le personnel
soignant d’abord, puis les résidents de mai-
sons de retraite et les personnes âgées –
repose sur la probabilité de contracter le
virus ou de développer une forme grave
de la maladie. C’est logique.
Mais pour ceux qui soufrent des réper-
cussions économiques de la pandémie –
qui n’ont pas de maladies chroniques
mais ont perdu leur emploi ou ne peuvent
plus travailler car ils doivent garder leurs
enfants –, le vaccin ne sera pas pour tout
de suite. Imposer la vaccination pour
accéder à l’école, à l’emploi ou aux loisirs
ne fera qu’accentuer les disparités éco-
nomiques nées de la pandémie.
Par ailleurs, les minorités, qui sont les
plus touchées par l’épidémie – tant sur le
plan sanitaire qu’économique –, sont peu
susceptibles d’obtenir des passe-droits
pour se faire vacciner plus rapidement,
car elles ne disposent pas de relations
dont elles pourraient user.
Bien sûr, nombreux sont ceux qui sou-
haitent se faire vacciner dès que possible.
Mais, à quelques exceptions près – les
soignants les plus exposés et, peut-être,
les militaires –, personne ne devrait être
obligé de se faire administrer un vaccin
approuvé dans l’urgence, ni encourir de
sanctions en cas de refus.
Accorder une telle importance au statut
vaccinal présente d’autres risques. La popu-
lation pourrait chercher à se faire vacci-
ner à tout prix et par tous les moyens… y
compris par la fraude.
—Nita Farahany*
Publié le 15 décembre 2020
* Titulaire de la chaire de droit
“Robinson O. Everett” de l’université Duke.
 UNE CRISE SANITAIRE
INÉDITE QUI A CHANGÉ
LE MONDE ET NOUS INVITE
À LE RECONSTRUIRE.

0123
H O R S - S É R I E
ÉDITION 2021

LE BILAN
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE

DU MONDE
Pour mieux en mesurer l’ampleur, le Bilan
du Monde dresse l’état des lieux des
198 pays du globe après une année
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS d’épreuves et d’événements locaux et
+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S : F R A N ÇO I S D U B E T, D O M I N I Q U E E D D É , mondiaux.
A S L I E R D O G A N , N AT H A L I E H E I N I C H , E M M A N U E L H I R S C H , M U H A M M A D Y U N U S . . .

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comprendre le monde d’aujourd’hui
et se projeter dans l’année 2021.

Vient de paraître chez votre

Vi otre marchand de journaux.
14.
d’un
continent
à l’a ut r e.
a mériques
États-Unis.
L’ambition assumée
de Kamala Harris
Attaquée depuis le début de sa carrière,
la vice-présidente a décidé de ne plus cacher ses
ambitions. Son parcours jusqu’à la Maison-Blanche permet
FOCUS de mesurer les avancées des femmes en politique.  ouverts. Kamala Harris a su incar-
—The Atlantic Washington
D ans The Truths We Hold.
An American Journey [“Les
Vérités qui nous sont
chères. Un voyage en Amérique”,
non traduit en français], son auto-
biographie parue en 2019, Kamala
Harris raconte les leçons qu’elle
a tirées de sa première campagne
électorale (pour le poste de procu-
reure du district de San Francisco,
en 2002).
Des leçons de logistique, notam-
ment – avoir toujours dans sa voi-
ture une planche à repasser, un
pupitre idéal pour tout candidat
improvisant un meeting. Mais il
lui a aussi fallu désapprendre ses
années de conditionnement à l’hu-
milité. “Je pouvais parler des heures
durant de ce qu’il y avait à faire”,
écrit-elle. Mais les électeurs avaient
envie de l’entendre parler d’elle, de
son expérience, de ses valeurs, de
ses iertés. “On m’avait appris à ne
pas parler de moi, explique-t-elle.
On m’avait appris que parler de soi
était souvent quelque chose de nar-
cissique. De vaniteux.”
L’autobiographie politique est
un genre littéraire qui tient pour
beaucoup de l’exercice de fausse
modestie codiié. Kamala Harris
nous dit précisément tout l’in-
verse. La culture américaine se
gargarise aujourd’hui de la rhéto-
rique de l’émancipation féminine.
Mais, preuve s’il en est que la réa-
lité a bien du retard sur ces beaux
discours, une femme qui réussit a
intérêt à ne pas trop le dire. Dans
le cas contraire, la sanction va au-
delà des injonctions des formules
bien-pensantes du genre “l’as-
surance, c’est bien, l’arrogance,
c’est mal”. C’est qu’au fond, que
l’on soit homme ou femme, nous
continuons bien souvent à consi-
dérer que le sacriice et la modes-
tie sont des qualités naturelles
et dominantes chez les femmes
qui sont, bien évidemment, des
mères – qu’elles aient ou non des
enfants. D’où ces tee-shirts à mes-
sage “She can/she will” [“Ce que
femme veut, femme peut”]. D’où
aussi ces femmes si nombreuses
à répondre, quand on les félicite
pour ce qu’elles ont fait : “Oh, ce
n’était pas grand-chose.”
Quel bonheur ce fut donc, en
août 2020, de voir Kamala Harris
faire de son ambition personnelle
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
France ......... 18
Europe ......... 19
Moyen-Orient... 22
Afrique ........ 24
une question d’intérêt national
en acceptant l’investiture démo-
crate à la vice-présidence des
États-Unis. Elle est en cela la
première femme noire et la pre-
mière Américaine originaire du
sous-continent indien. Qui plus
est, elle a été la première femme
à accepter cette désignation,
non telle une planche de salut
pour une campagne présiden-
“On m’avait appris
que parler de soi
était souvent
quelque chose
de narcissique.”
Kamala Harris
tielle aux abois (comme ce fut
le cas pour Geraldine Ferraro,
colistière du candidat démocrate
Walter Mondale en 1984, et de
Sarah Palin, colistière du can-
didat républicain John McCain
en 2008) mais en prétendante
légitime et solide à la Maison-
Blanche. [Depuis] le 20 janvier,
Kamala Harris [occupe] ce poste
on ne peut plus proche de la pré-
sidence et [est] donc dans la
position idéale pour se prépa-
rer à la magistrature suprême.
Elle a su incarner une
figure d’autorité pour
Dans le discours qu’elle a
prononcé lors de la convention ce pays qui en avait
nationale démocrate, Kamala cruellement besoin.
Harris a fait l’éloge de celles
qui lui ont ouvert la voie : les un tempérament trop dominant”
féministes noires et militantes (Bloomberg). Elle “prend parfois
pour les droits civiques Mary les gens à rebrousse-poil” (CNN).
Church Terrell et Mary McLeod Selon le site Politico, Chris Dodd,
Bethune, Fannie Lou Hamer un membre de l’équipe de Biden,
et Shirley Chisholm. Elle a fait avait très mal pris que Kamala
l’éloge de Joe Biden. Elle a fait
l’éloge de sa mère. Et elle a fait
son propre éloge. “Je me bats
pour les enfants et les victimes
Harris ne manifeste “aucun
remords” après le débat aux pri-
maires dans lequel elle avait mis
en cause les conséquences de
d’agressions sexuelles”, a déclaré l’opposition de Joe Biden à la
l’ancienne magistrate pour se politique du “school busing” [qui
présenter à ceux qui, parmi les mettait en place des bus spéciaux
électeurs, pouvaient encore mal pour conduire les élèves noirs
connaître son parcours. “Je me dans des écoles majoritairement
bats contre les réseaux criminels blanches, dans les années 1970].
internationaux. J’ai osé affronter “Cette petite fille, c’était moi”, avait
les plus grandes banques.” lâché Kamala Harris dans une
CAGLE CARTOONS
petite phrase marquante comme
Incarnation du progrès. Ce rêvent d’en faire toutes les person-
soir-là, pour la première fois, des nalités politiques. Pour Politico, la
millions d’Américains ont vu se candidate n’avait pas seulement
présenter à la Maison-Blanche
quelqu’un qui leur ressemblait.
De nouveaux horizons se sont
ner une igure d’autorité pour
ce pays qui en avait cruellement
besoin : l’épidémie de Covid-19
faisait rage, tout l’été s’étaient
multipliées les preuves que,
pour certains, la phrase
“Black lives matter”
[“Les vies noires
comptent”] tient
plus du vœu pieux
que de la conviction.
En déclinant tout ce qui la qua-
liiait pour le pouvoir, la can-
didate à la vice-présidente s’est
fait l’incarnation du progrès. Elle
a choisi de clore son discours
par la chanson de Mary J. Blige
Work That.
“Vous êtes tellement de illes /
À chercher à fuir, j’ai ouï dire /
La reine toutes catégories / Que
vous pourriez devenir… / Lisez
donc l’histoire de ma vie / Vous
verrez que je m’en suis sortie.”
Des paroles un peu crânes qui
sonnaient comme une réponse à
l’avalanche d’articles malveillants
écrits sur Kamala Harris tout au
long de l’été, s’attachant à détour-
ner ses talents politiques pour en
faire autant d’arguments contre
son ascension. “Elle semble man-
quer singulièrement de loyauté mais
pas d’opportunisme” (CNBC).
Elle est “un peu trop charisma-
tique”, “elle pourrait pécher par
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
Dessin de Daryl Cagle, États-Unis.
cherché à marquer des points
contre un adversaire : cela tenait
du “guet-apens”.
“Égalité !” clament tee-shirts et
pancartes. “Cause toujours !”
rétorque l’époque tout entière.
“Aux États-Unis, la moitié des
hommes continue de voir d’un mau-
vais œil les femmes en politique”,
titrait le Huington Post en 2019.
Voilà qui explique en partie pour-
quoi tant de médias américains
estiment que la plus grande qua-
lité pour une prétendante à la vice-
présidence est de ne pas aspirer à
la présidence. Karen Bass, dépu-
tée de Californie à la Chambre des
représentants de Washington,
une autre femme noire que Biden
envisagea un temps comme colis-
tière, a été saluée dans la presse
comme “l’anti-Kamala Harris”
parce qu’elle savait, selon les
médias, garder ses “ambitions
en sourdine”. Un article publié
en 2010 dans une revue de psycho-
logie décrit le processus mental
par lequel l’ambition féminine
est retournée comme une arme
contre les femmes. En aspirant au
pouvoir, une femme “signalerait
aux autres qu’elle est un individu
agressif et égoïste qui n’épouse pas
les valeurs prétendument féminines
↓ Kamala Harris et Joe Biden.
de partage et de solidarité”. Mon
cœur se serre encore une fois. En
politique en particulier, et dans
la société américaine en général,
savoir se vanter est une compé-
tence primordiale. Pour décro-
cher un poste, quel qu’il soit, il
faut savoir se mettre en valeur.
Nul ne s’étonnera que le dénigre-
ment de l’ambition prenne un tour
particulièrement féroce quand
il s’agit de femmes de couleur.
Insultée. À la conférence Black
Girls Lead l’été dernier, Kamala
Harris a énuméré les insultes
qui la poursuivent depuis qu’elle
exerce des postes à responsabi-
lités. Haley Taylor Schlitz, une
adolescente qui assistait à l’évé-
nement, croit savoir pourquoi :
ses détracteurs “ne craignent pas
la sénatrice en raison de ses ambi-
tions, écrit la jeune femme. Ils la
craignent parce qu’il y a toute une
génération de jeunes illes noires qui
la prendront en exemple pour viser
l’excellence.”
“Je veux que vous soyez ambi-
tieuses”, a lancé Kamala Harris
ce soir-là. Peu de temps après,
et alors que le député républi-
cain de Floride Ted Yoho, depuis
les marches du Capitole, venait
Procès de Trump au Sénat :
rendez-vous le 9 février
●●● Les responsables démocrates et républicains du Sénat
sont tombés d’accord : le procès en destitution de Donald
Trump devant le Sénat débutera le 9 février. Les démocrates
auraient préféré commencer le procès plus tôt,
mais “le délai sert à la fois l’ancien et le nouveau président,
souligne le Washington Post. Trump a du mal à constituer
son équipe d’avocats, et le président Biden a besoin du Sénat
pour confirmer la plupart des membres de son gouvernement.”
Alors qu’une majorité des deux tiers (soit un total
de 67 sénateurs sur 100) est nécessaire pour condamner
Donald Trump, le quotidien fait observer que les sénateurs
républicains sont très divisés sur la constitutionnalité de
l’organisation de ce procès en destitution d’un président
ayant déjà quitté ses fonctions. Le sénateur de Floride Marco
Rubio a ainsi déclaré le 24 janvier que tenir un tel procès était
“stupide” et que cela reviendrait à “jeter de l’huile sur le feu”.
de la qualiier de “fucking bitch” un anticerne. “C’est presque un acte
[“putain d’emmerdeuse”], la radical, presque une révolte minia-
députée de gauche Alexandria ture, de s’aimer soi-même.”
Ocasio-Cortez partageait une Le mot “bitch” [qui, au sens pre-
vidéo sur le site du magazine de mier, désigne la femelle du chien]
mode Vogue. Le sujet ? Son rituel est entré dans l’anglais améri-
beauté. L’objectif ? Célébrer la cain dans le registre familier pour
coniance en soi chez les femmes. décrire au début du xxe siècle ces
“Notre culture a tellement l’habitude femmes insoumises qui militaient
de diminuer les femmes et de saper pour le droit de vote. Son emploi a
leur estime de soi !” y déplore l’élue été multiplié par deux entre 1915
de New York, tout en appliquant et 1930, nous apprend le site Vice,
parce que les sufragettes enten-
Le mot “bitch” daient faire de leur combat non
décrivait, au début seulement une juste croisade pour
l’égalité des droits politiques mais
du e siècle, les aussi le prolongement logique du
femmes qui militaient partenariat social qui les unissait
pour le droit de vote. aux hommes. “Vous nous deman-
dez de marcher à vos côtés, de
danser avec vous, de vous épouser,
soulignait une aiche de l’époque.
Pourquoi ne pas nous demander
aussi de voter avec vous ?”
La bitch a ainsi fait lorès dans
la vie politique américaine.
Geraldine Ferraro a ainsi été jugée
“too bitchy” par l’attaché de presse
de George Bush père, qui se pré-
sentait alors comme colistier
de Ronald Reagan. Les critiques
contre Geraldine Ferraro ou Sarah
Palin lors de la présidentielle de
2008 n’ont pas toujours brandi
le spectre de Lady Macbeth – il
s’agissait simplement, le plus sou-
vent, de remettre ces dames à la
place qui leur corres-
pondait. Il faut
se rappeler les
pelletées d’ar-
ticles commen-
tant la silhouette
de Palin, ses lunettes, sa garde-
robe. En campagne pour la pré-
sidentielle, Geraldine Ferraro
AMÉRIQUES. 15
s’est entendu demander si elle
savait faire les muins aux myr-
tilles. Jusque dans l’entourage de
Walter Mondale, se souvient sa
colistière, certains se montraient
si condescendants qu’elle leur
avait suggéré, quand ils s’adres-
saient à elle, de “faire comme si”
elle était “un monsieur grisonnant
venu du Sud, un sénateur du Texas,
par exemple”.
La vice-présidence est un poste
complémentaire, dont le titulaire
se met au service du locataire du
Bureau ovale. Cela explique, pour
une bonne part, pourquoi tant
d’hommes ont mal vécu la fonc-
tion. Dans une lettre à sa femme,
Abigail, John Adams, qui fut le pre-
mier vice-président des États-Unis
(1789-1797), y voyait “la fonction
la plus insigniiante jamais inventée
ou même imaginée par l’homme”.
Thomas R. Marshall, qui exerça
en tandem avec Woodrow Wilson
[de 1913 à 1921], comparait le vice-
président à “un homme plongé dans
un état cataleptique : il ne parle pas,
il ne bouge pas, il ignore toute dou-
leur, il est pleinement conscient de
tout ce qui se passe mais n’y a pas
sa part”.
Avancée. Tiens donc ! Tous ces
hommes n’auraient-ils pas ainsi
mis le doigt sur ce que ça fait,
d’être une femme ?
Pour résumer, alors qu’elle bri-
guait un poste dont l’absence de
pouvoir est notoire, certains ont
trouvé le moyen de penser que
Kamala Harris aspirait à trop de
pouvoir. Le coup de fouet du pro-
grès est souvent cuisant. Voilà
pour la première fois une femme
de couleur qui se présente à la
Maison-Blanche sous l’étiquette
d’un grand parti : c’est une avan-
cée dont il faut se réjouir. Mais
c’est aussi un tournant qui a
de quoi indigner : il a vraiment
fallu attendre tout ce temps ? Il
se trouve que Kamala Harris a
accepté l’investiture alors qu’on
célébrait la même semaine le
100e anniversaire de la ratiica-
tion du 19e amendement de la
Constitution [qui a accordé le
droit de vote aux Américaines le
26 août 1920]. La coïncidence est
poignante. Elle donne l’occasion
de mesurer tout ce qui a changé au
il de ce siècle riche en rebondis-
sements…, et tout ce qui n’a pas
changé. C’est beaucoup, mais ce
n’est encore pas assez.
—Megan Garber
Publié le 1er novembre 2020
16. ÉTATS-UNIS
La poésie
d’Amanda Gorman
n’est pas un luxe
Pour cette chroniqueuse, si la jeune poétesse a
fasciné lors de l’investiture de Joe Biden, c’est parce
qu’elle a affirmé une vérité : panser les blessures
du passé doit participer à l’identité américaine.
—The Washington Post
Washington
L e 20 janvier, Joe Biden a
certes été intronisé prési-
dent des États-Unis pour
quatre ans, mais c’est le sacre
d’Amanda Gorman, 22 ans, qui
marquera bien plus longtemps les
FOCUS ÉTATS-UNIS
esprits : sans vaciller, sa voix nous
a rappelé avec éloquence les mots
de la poétesse Audre Lorde : “La
poésie n’est pas un luxe.”
Quel sacre somptueux. La jeune
femme, qui a reçu en 2017 le titre de
“poétesse oicielle” dans la caté-
gorie jeunesse, portait un man-
teau jaune vif et un serre-tête
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
Amanda Gorman. Dessin de Ricky Gonzalez,
rouge, posé sur ses tresses coif-
fées en chignon, dont certaines
étaient parées de petites bagues
dorées ; un choix audacieux dans
la mesure où, aux États-Unis, les
illes et femmes noires subissent
des discriminations lorsqu’elles
portent leurs cheveux au naturel
ou qu’elles les coifent en tresses
ou nattes. Le jaune et le rouge vifs
choisis par Amanda étaient aussi
un clin d’œil aux couleurs de la
campagne électorale de Shirley
Chisholm en 1972, la première
femme noire à se présenter à la pré-
sidentielle. Amanda Gorman s’est
révélée au public et s’est fait une
place au panthéon politique des
femmes noires américaines avant
même d’avoir prononcé un mot.
Puis elle a pris la parole. Et nous
l’avons tous écoutée, fascinés.
Son poème composé pour l’occa-
sion, The Hill We Climb, s’interroge
sur la condition humaine au sens
large. “Dès l’aube nous nous deman-
dons / où est la lumière dans cette nuit
éternelle ?” Mais les vers suivants
plongent au cœur de l’Amérique,
celle d’aujourd’hui, si tourmentée,
et celle d’hier, tout aussi éprou-
vante. Ils s’enfoncent dans “les
entrailles de la bête”.
Amanda Gorman
fait notre fierté,
mais ses mots
nous font mal.
La jeune diplômée de Harvard
a côtoyé à la tribune de hauts res-
ponsables qui ont plusieurs fois
son âge et qui ont tenu les rênes
du pays pour le meilleur et pour
le pire, souvent au nom de l’excep-
tionnalisme américain. Amanda
Gorman ne s’est pas laissé impres-
sionner, elle a airmé avec force
que panser les blessures du passé
devait participer à l’identité amé-
ricaine. Déroulons les vers tels
qu’elle les a déclamés :
“Si nous entreprenons de gravir
cette colline
C’est qu’être américain n’est pas
que cette ierté
Dont nous héritons tous
C’est aussi le passé où nous posons
nos pas
Pour mieux le réparer.”
L’Amérique n’aime rien tant que
mettre à l’honneur les pionniers
et les jeunes. Le 20 janvier, la plus
jeune poétesse oicielle de l’his-
toire du pays était invitée à l’oc-
casion de l’investiture de Kamala
Harris – première femme noire
et première personne d’origine
↙ Gravir ensemble la colline.
États-Unis.
sud-asiatique à occuper la vice-
présidence. Et c’est Sonia
Sotomayor, première femme
latino-américaine à siéger à la
Cour suprême, qui a fait prêter ser-
ment à la nouvelle vice-présidente.
Notre pays ravagé par le coronavi-
rus, en mal de réjouissances et de
rituels, a adoré applaudir Amanda
et tout ce qu’elle incarnait.
Mais elle n’était pas un luxe.
La force puriicatrice de la poésie
existe depuis que l’être humain
parle. Et pour les femmes tout par-
ticulièrement, la poésie est “une
nécessité vitale”, écrivait Audre
Lorde. Le discours de Joe Biden
sur l’unité était celui que l’on atten-
dait d’un président, et il était en
cela pertinent et utile. Mais c’est
la vérité énoncée par Amanda
Gorman qui était nécessaire.
Forces obscures. Elle était
nécessaire pour les Noires amé-
ricaines. Dans un pays qui n’aime
rien tant que tirer proit de notre
labeur politique, culturel et
afectif, la jeune poétesse a rap-
pelé que celles d’entre nous qui
subissent le sexisme et le racisme
ne peuvent se contenter de plati-
tudes, notamment les hashtags
tels que #LesFemmesNoiresNous–
Sauveront. Elles n’ont pas ce luxe
dans un pays incapable de nous
protéger face aux discriminations,
aux violences policières ou à la
mortalité maternelle.
Elle était nécessaire pour la
jeunesse. Amanda Gorman et sa
génération n’ont tout simplement
pas le luxe d’écouter de vains dis-
cours politiques assortis d’inac-
tion. Certes, l’Amérique valorise
sa jeunesse, mais les aînés conti-
nuent de mépriser les appels des
jeunes, qui exigent de meilleures
perspectives. En ces temps de crise,
leur avenir est empoisonné par le
dérèglement climatique, les men-
songes, la cupidité, l’intolérance
et la discrimination.
Elle était nécessaire pour tous
ceux qui souhaitent voir la démo-
cratie perdurer. Dans une inter-
view sur CNN avec Anderson
Cooper, Amanda Gorman a expli-
qué qu’elle avait retravaillé son
texte après l’insurrection du 6 jan-
vier au Capitole, se tournant vers
Twitter (autre format où la conci-
sion est reine) pour voir ce qui
se disait sur l’assaut. “Voilà ce qui
se passe quand des gens refusent
de cohabiter avec nous”, a-t-elle
déclaré à Anderson Cooper. Elle
a alors retranscrit en poésie sa
À la une
UN DÉFI POUR BIDEN
En mettant en scène
un Joe Biden au premier jour
de sa présidence dans un
Bureau ovale saccagé, Time
souligne l’ampleur de la tâche
qui attend le 46e président
des États-Unis. Pour
le magazine américain,
le retour à l’unité sera,
pour le démocrate, “un défi”
compliqué à relever.
LE PARTI DE BERNIE
Pour le Washington
Examiner, Bernie Sanders
n’est pas ini. Le sénateur
du Vermont est “l’homme
invisible” depuis que Joe
Biden est devenu de facto
le chef de ile du Parti
démocrate, airme
le magazine conservateur.
Mais ses idées “socialistes”
sont toujours l’avenir du parti,
et depuis les élections
de novembre “son influence
a même grandi”.
stupéfaction : “Nous avons vu une
force / qui allait broyer notre nation /
et avec elle le partage / Qui allait
détruire notre pays / et avec lui la
démocratie.”
Amanda Gorman fait notre
ierté, mais ses mots nous font
mal – ils nous rappellent que nous
tous, et d’autant plus les jeunes
comme elle, restons confrontés à
des forces obscures et ancestrales
que nous pensions avoir vaincues.
Ses mots ont aussi eu l’effet
d’un élixir pour notre nation souf-
frante ; une once de vérité dans
un océan de mensonges. Qu’ils
puissent nous guider en lieu sûr.
—Karen Attiah
Publié le 22 janvier
 Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
BREXIT
ET CONSÉQUENCES
Les Malouines isolées,
Buenos Aires en profite
Grand oublié du Brexit, cet archipel de l’Atlantique
ne fait pas partie de l’accord douanier avec l’UE.
Une aubaine pour l’Argentine, qui revendique
ces territoires, selon ce journal de Buenos Aires.
CAGLE CARTOONS
—Ambito Financiero
(extraits) Buenos Aires
M ême si cela ne se tra-
duit pas dans l’immédiat
par un rapprochement
avec l’Argentine, quelque chose
s’est rompu entre les Kelpers
[surnom donné aux habitants
des Malouines] et le Royaume-
Uni. Avec le divorce britannico-
européen, les habitants de cet
archipel occupé de façon illégi-
time depuis 1833 se retrouvent de
fait en rade et leurs principales
sources de revenus sont mena-
cées. Entre autres indices de la
rupture, il y a eu cette tribune
publiée le vendredi 8 janvier par
Lisa Watson, la rédactrice en
chef du quotidien local, Penguin
News, sous un titre éloquent :
“Répondre poliment à un sale
coup” [lire ci-contre].
Cet accrochage n’est pas passé
inaperçu au ministère des Afaires
étrangères argentin, qui y voit l’oc-
casion de faire comprendre aux
Malouins que Londres est bien
trop loin et qu’ils auraient tout
Ces petites histoires
qui racontent l’après-divorce
avec l’Union européenne
intérêt à mettre de côté leurs pré-
ventions à l’égard de l’Argentine.
La colonie – qui ne bénéicie pas
de l’accord douanier signé entre
le Royaume-Uni et l’Union euro-
péenne – doit s’acquitter désor-
mais de droits de douane de 6 à
18 % pour exporter vers les 27 pays
de l’UE les produits de sa pêche.
La viande d’agneau, deuxième
exportation malouine, est aussi
aujourd’hui soumise à une taxe
de 42 %, et l’archipel ne bénéi-
ciera plus des quotas et des aides
européennes. Le risque d’efondre-
ment économique est une réalité.
Réduites plus que jamais au
rang de colonie, les Malouines
risquent de perdre le principal
marché d’exportation pour leurs
produits halieutiques, qui repré-
sentent 60 % de leur PIB.
Et les dégâts ne s’arrêtent pas là :
à partir de maintenant, les bateaux
de pêche espagnols, qui jusqu’à
présent payaient leurs licences
d’exploitation aux Malouines, les
achèteront désormais à l’Argentine.
“Les négociations du Brexit et leurs
conséquences montrent l’obsolescence
du statut colonial de l’archipel et
la nécessité pour le Royaume-Uni
et l’Argentine d’entamer un dia-
logue qui permette de résoudre le
différend autour de la souveraineté
des Malouines”, estime Daniel
Filmus, secrétaire d’État chargé
des Malouines, de l’Antarctique et
de l’Atlantique sud au ministère
des Afaires étrangères argentin.
Le haut fonctionnaire argen-
tin juge que les derniers événe-
ments “mettent en évidence tout
le potentiel d’un rapprochement
entre les Malouines et l’Argentine
continentale”.
Méfiance. Parmi les priorités des
Britanniques dans l’Atlantique
sud, la base militaire installée aux
Malouines après la guerre de 1982
qui leur sert de porte d’entrée vers
l’Antarctique et le passage entre
les deux océans. Pourtant, quand
il a fallu défendre les intérêts des
Malouins face à Bruxelles, Londres
est resté aux abonnés absents.
Par ailleurs, sans un rappro-
chement avec l’Argentine, jamais
les Malouines ne disposeront de
la sécurité juridique ni du sou-
tien régional nécessaires pour se
lancer dans l’exploitation d’hydro-
carbures comme elles s’y essaient
sans succès depuis des années.
Mais pour l’heure la méiance
règne encore, héritée de cette
guerre qui fut une invention tra-
gique de la dictature militaire
– au point même que les autori-
tés malouines ont refusé l’ofre de
respirateurs que l’Argentine leur
a faite au début de la pandémie.
Au ministère des Afaires étran-
gères, personne n’est dupe : ce
que décrit Lisa Watson, ce sen-
timent d’abandon de la part des
Britanniques – en particulier les
conservateurs, qui avaient promis
de ne jamais lâcher la colonie – est
partagé par une bonne partie de
la société kelper, ce qui ne signiie
pas pour autant qu’elle va se jeter
dans les bras de Buenos Aires.
Si la revendication constante de
l’Argentine sur leur territoire, le
manque de légitimité de l’invoca-
tion de leur droit à l’autodétermi-
nation et leur démographie trop
réduite pour une telle revendica-
tion plaidaient déjà en ce sens,
le Brexit est venu rappeler aux
Malouins ce qu’il en coûte d’être
une colonie. Elle a ses défauts,
certes, mais la démocratie argen-
tine a bien plus à leur ofrir.
—Marcelo Falak
Publié le 11 janvier
AMÉRIQUES. 17
↙ Dessin de Paresh Nath paru
dans Khaleej Times, Dubaï.
Colère qui iniront par en tirer proit. Ils
n’ont pas su me dire en quoi une
insulaire forte baisse de nos revenus serait
avantageuse. Apparemment, mon
Cet éditorial du seul petit cerveau de femme n’est pas en
journal de l’archipel
accuse Boris Johnson
mesure de comprendre les nuances
sophistiquées de leurs postulats
complexes.
d’avoir infantilisé
les Malouins.
Malgré cette provocation, je n’ai
jamais complètement perdu mon
calme au sujet du Brexit sur les
réseaux sociaux comme Twitter ;
je craignais d’être reprise par la
—Penguin News presse argentine, qui se serait
Port Stanley (Malouines) réjouie ainsi de toute attaque
contre les procédures démocra-
L
e Brexit a donc eu lieu. Et tiques britanniques. Mais en vérité,
je pense que cette question nous étions tout à fait conscients
est particulièrement exas- que le Brexit aurait des répercus-
pérante pour nous, aux Malouines. sions négatives sur les Malouines.
Car, n’ayons pas peur des mots, Bien sûr, le Royaume-Uni fera sans
nous sommes d’une politesse à doute face à des conséquences
toute épreuve, du moins en public. néfastes lui aussi, mais, au moins,
Nous avons toujours admis que les Britanniques ont pu négocier
le Brexit concernait surtout ceux les conditions de leur malheur.
qui vivent au Royaume-Uni. Notre L’ironie de cette histoire, c’est
réaction, malheureusement, a que les Malouines s’en sortiront
été typiquement britannique : sans doute mieux à terme que le
nous n’avons pas voulu faire d’his- Royaume-Uni.
toires. Dans le même temps, nous Mais jusqu’au bout, nous n’avons
avons exprimé clairement et digne- rien perdu de notre courtoisie. Et
ment que le Brexit aurait pour ce, alors même que Boris Johnson
nous de grandes réper- nous infantilise, que nos
cussions. On sait bien qu’il demandes et arguments
entraînera des taxes doua- n’ont pas été évoqués
nières comprises entre auprès de l’Union euro-
6 et 18 % sur les expor- ÉDITO péenne et que personne ne
tations de poissons vers s’est soucié de notre sort
l’Union européenne (UE) – soit avant la sortie efective de l’UE.
un manque à gagner pouvant Le résultat est à des années-
atteindre 10 millions de livres – et lumière de ce que nous espérions,
une taxe moyenne de 42 % sur les mais nous nous en tenons à une
exportations de viande vers l’UE. réaction bien élevée : nous sommes
Mais nous sommes restés polis. énervés et déçus. Mais nous res-
Sur Twitter, des partisans de la sentons plus que de la déception.
sortie de l’UE ont eu l’arrogance Cette situation est merdique et
de m’expliquer la conjoncture de injuste. Suis-je impolie ? Pardon,
mon pays. “En fait”, m’airment- mais il me semble que c’est justiié.
ils, le Brexit est forcément une —Lisa Watson
bonne chose pour les Malouines, Publié le 8 janvier
SOURCE
BRÉSIL
ARGENTINE
URUG.
PENGUIN NEWS
ifique
Port Stanley, Malouines
Buenos Aires Hebdomadaire, 1 300 ex.
I
CHIL
Océan Pac
penguin-news.com
Océan Créé en 1979, ce journal
Atlantique
d’une vingtaine de pages
Îles Malouines/ est le seul des îles Malouines.
Îles Falkland Il est publié une fois par
(R-U)
semaine, le vendredi.
Il mélange des nouvelles
locales et internationales
1 000 km
ainsi que de nombreux
articles d’opinion.
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Brexit. Français
et Britanniques,
liés à jamais
Certains avaient rêvé de se débarrasser d’une
relation compliquée. Mais malgré le Brexit,
et malgré une hostilité de surface ostensiblement
affichée, les deux pays devront s’entendre.
—Politico (extraits) Bruxelles
I l n’était pas dit que l’histoire
tournerait comme ça. Juste
avant la signature, en 1957,
du traité de Rome – instituant la
Communauté économique euro-
péenne (CEE), ancêtre de l’Union
européenne (UE) –, un Premier
ministre français avait proposé
une autre solution : la fusion de la
France et du Royaume-Uni pour
donner naissance à une nation et
un royaume.
La proposition avancée en sep-
tembre 1956 par Guy Mollet avait
été poliment accueillie par son
homologue britannique, Anthony
Eden, avant d’être enterrée dans
les archives officielles pour ne
jamais être publiquement débat-
tue, dans aucun des deux pays.
Vu l’échec de l’expérience britan-
nique après quarante-sept ans de
participation au projet européen,
l’idée de Guy Mollet consistant à
fusionner la France et l’Angleterre
en “Frangleterre” aurait sans nul
doute été une calamité.
Imaginez toutes les décisions
épineuses à prendre. Conduite
à droite ou à gauche ? Bière ou
vin  ? Cricket ou pétanque  ?
Bouillabaisse ou ish and chips ?
Cela fait près de deux siècles
que la France et l’Angleterre ne se
sont pas afrontées sur un champ
de bataille. Pourtant, une partie
de l’opinion publique britan-
nique – et indubitablement des
médias – considère toujours la
France comme l’ennemi hérédi-
taire numéro un.
C’est devenu évident lorsque,
le 20 décembre, la France a décidé
de fermer pendant deux jours
ses frontières aux voyageurs et
transporteurs routiers venant du
Royaume-Uni. Cette mesure, mise
en place pour éviter la propagation
du nouveau variant de coronavi-
rus détecté outre-Manche, a pro-
voqué une explosion de colère et
de francophobie dans les tabloïds
britanniques. “Le covidiot Macron
contraint de laisser passer les rou-
tiers”, a-t-on pu lire en une du Sun
lorsque l’interdiction a été levée.
Les Britanniques pensent par-
fois que les mêmes déferlements
d’hostilité primaire agitent régu-
lièrement la France. C’est faux.
Vérité ignorée. L’obsession
française des Britanniques prend
souvent la forme d’un étrange com-
plexe d’infériorité-supériorité. De
l’avis de nombreux Britanniques,
les Français sont peu iables, retors,
égoïstes, malpolis et très portés
sur le sexe. En même temps, ils
les soupçonnent également d’être
plus beaux qu’eux, d’avoir une
météo plus clémente, une meil-
leure cuisine, de meilleurs foot-
balleurs, plus de grands espaces,
un meilleur réseau ferré et, ina-
lement, une vie plus belle.
Il existe bien sûr de nombreux
Britanniques francophiles et de
nombreux Français qui admirent
les Britanniques. Leur relation à
première vue tendue – l’obses-
sion et le rélexe d’hostilité des
Britanniques versus la curiosité et
l’indiférence polie des Français –
dissimule en fait une vérité sou-
vent ignorée.
La proposition de Guy Mollet,
aussi absurde fût-elle, était à
certains égards visionnaire. Les
deux pays sont unis par des liens
plus étroits que jamais (depuis le
xve siècle en tout cas).
Près de 300 000 Français vivent
aujourd’hui au Royaume-Uni, pour
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
la plupart, des jeunes installés dans
la région de Londres. Et ils sont à
peu près autant de Britanniques
à avoir élu domicile en France, la
plupart sont relativement âgés et
ont opté pour des régions rurales.
Ces chifres évolueront peut-être
un peu après le Brexit.
Sur les plans économique et
commercial, les deux pays par-
tagent de nombreux intérêts et
participent activement aux acti-
vités économiques l’un de l’autre.
L’avenir du géant français de l’élec-
tricité, EDF, est lié aux contrats
de près de 20 milliards d’euros
pour la construction de réacteurs
nucléaires EPR au Royaume-Uni.
Le groupe PSA est responsable
d’une part importante du secteur
automobile britannique depuis le
rachat de Vauxhall (Opel).
La France et le Royaume-Uni
sont les deux seules grandes puis-
sances militaires de l’UE. Les deux
pays sont membres permanents du
Conseil de sécurité de l’ONU, et
ils partagent le même point de vue
sur la plupart des dossiers de poli-
tique étrangère (autres que l’UE).
Les eurosceptiques britan-
niques, qui détestent le concept
d’une armée européenne ou d’une
politique de défense commune,
n’ont pas compris qu’il existait
déjà un embryon d’armée euro-
péenne franco-britannique. Les
accords de Lancaster House signés
en 2010 par Londres et Paris ont
en efet créé une Force expédition-
naire commune interarmées de
10 000 soldats, des programmes de
formation communs et des forces
opérationnelles navales conjointes.
La Grande-Bretagne a fourni un
soutien logistique aux opérations
françaises au Mali et en Afrique
centrale, en dehors du cadre de
l’Otan. Les deux pays développent
également une nouvelle généra-
tion d’avions de chasse et ont pro-
cédé à un rapprochement de leurs
industries de missiles.
Certains médias britanniques
aiment également accuser les
Français d’être à l’origine du pro-
blème endémique des migrants qui
traversent illégalement la Manche
depuis la France pour se rendre
au Royaume-Uni – ou de fermer
les yeux face à la situation –, pro-
blème qui se pose sous diverses
formes depuis plus de vingt ans.
En réalité, la police française,
grâce au traité du Touquet de
2003, constitue la première ligne
de “défense” britannique contre
les migrants indésirables (et cer-
tains véritables demandeurs
d’asile). Ces dernières semaines,
en plein Brexit, les deux gouver-
nements sont convenus de ren-
forcer cette coopération.
Mais quoi qu’en disent les
tabloïds britanniques, personne
ne peut changer la réalité géogra-
phique. Les deux pays, si sem-
blables en taille et en histoire,
et qui étaient déjà très liés éco-
nomiquement, sont condam-
nés à travailler ensemble. Dans
les premières années qui sui-
vront le Brexit, le gouvernement
↙ Dessin de Glez paru dans
Journal du jeudi, Ouagadougou.
de Boris Johnson cherchera par
tous les moyens, sans doute les
plus ostensibles, à montrer que
sa nouvelle “Grande-Bretagne
mondiale” “prospère avec force” en
dehors de l’UE, comme il l’avait
prédit. Tout ce qui rappellera
de près ou de loin le bleu et le
jaune de la coopération euro-
péenne sera fui comme la peste ou
repeint aux couleurs de l’Union
Jack. C’est ce qui explique cette
décision stupide et contrepro-
ductive de retirer le Royaume-
Uni du programme d’échange
Erasmus+, qui concernait tous
les étudiants européens et pas
seulement ceux de l’UE.
Plus de souplesse. À plus long
terme, peut-être pendant les
années Johnson, mais sans doute
après, le Royaume-Uni sera obligé
de reconstruire ses relations
avec le continent européen. Et
inévitablement, ce pont (ou ce
tunnel) passera par la France.
Une reconstr uc tion qu i
dépendra en grande partie du
résultat de la présidentielle fran-
çaise de 2022. Macron s’est fait
le chantre d’une Europe plus
ouverte et plus souple, avec un
noyau européen fort, qui irait
de la Russie à l’est au Royaume-
Uni post-Brexit à l’ouest. Il est
convaincu que les Britanniques
pourront à nouveau entretenir,
grâce à des circonstances éco-
nomiques et stratégiques incon-
tournables, une relation plus
souple avec l’Europe.
La blague qui tournait à
Bruxelles dans les années 1980
pourrait bientôt être remise au
goût du jour. Le fonctionnaire
britannique dit toujours : “Cela
peut fonctionner en théorie, mais
est-ce que cela fonctionne en pra-
tique ?”
Alors que le fonctionnaire fran-
çais dit : “Ça peut marcher en pra-
tique, mais est-ce que ça marche en
théorie ?” Après le Brexit, ces rôles
pourraient bien être inversés.
Le Royaume-Uni va chercher
à redéfinir ses relations avec
un continent européen trop
proche et trop uni pour lui, et
la France va jouer un rôle de
premier plan dans ce rappro-
chement. Ce processus risque
d’être soumis aux aléas de l’idéo-
logie antieuropéenne oicielle
de la Grande-Bretagne et de ce
nouveau pragmatisme français.
—John Lichfield
Publié le 29 décembre 2020
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
europe
Balkans. La guerre
des gazoducs
Russes, Turcs et Azerbaïdjanais
ont inauguré plusieurs gazoducs
traversant les Balkans. Parallèlement,
les Américains s’empressent d’acheminer
leur gaz liquéfié en Croatie. La course
entre grands fournisseurs sera rude.
—Jutarnji List Zagreb
L
e marché européen du gaz
s’agite, et la bataille s’an-
nonce rude entre les plus
grands producteurs et exporta-
teurs de gaz. Dès les premiers
jours de 2021, les intérêts des plus
grands fournisseurs, en premier
lieu des Russes, des Américains
et des Azerbaïdjanais, se sont
croisés. Le 1er janvier, le gazoduc
Balkan Stream a été inauguré
en Serbie. S’étendant de la fron-
tière bulgare à la frontière hon-
groise, il fait partie de Turkish
Stream, un gazoduc russo-turc
par lequel [l’entreprise russe]
Gazprom approvisionnera les
Balkans et l’Europe centrale. Le
même jour, un pétrolier améri-
cain a accosté au terminal de gaz
naturel liquéfié (LNG) de l’île de
Krk, en Croatie, avec sa cargaison.
Le gaz américain n’est pas seu-
lement destiné à la Croatie : la
Hongrie, l’Ukraine et d’autres
pays pourraient en bénéficier.
Chaque année, la Hongrie achète
11,2 milliards de mètres cubes de
gaz à Gazprom. En se connec-
tant au terminal LNG de Krk,
elle pourrait diminuer sa dépen-
dance au gaz russe.
En même temps, le Premier
ministre bulgare, Boïko Borissov,
a annoncé “la diversification
du marché du gaz” en inaugu-
rant le gazoduc transadriatique
(TAP), tronçon du gazoduc
transanatolien (TANAP) par
lequel le gaz azerbaïdjanais arri-
vera en Europe en passant par la
Géorgie, la Turquie, la Bulgarie,
la Grèce et l’Albanie pour finir en
Italie via la mer Adriatique. L’Italie
est le deuxième plus grand impor-
tateur de gaz russe après l’Alle-
magne. En achetant 8 milliards de
mètres cubes de gaz azerbaïdja-
nais, l’Italie diminuera d’un tiers
sa dépendance à Gazprom, à qui
elle achète actuellement 22,1 mil-
liards de mètres cubes de gaz.
Impatience. Dès qu’ont été
évoqués les problèmes auxquels
Gazprom pourrait être confronté
à l’avenir en raison de la concur-
rence accrue sur le marché du gaz
en Europe, le Danemark a annoncé
qu’à partir du 15 janvier, il démarre-
rait les travaux sur Nord Stream 2
dans ses eaux territoriales. La
construction du gazoduc russo-
allemand a été suspendue à la fin de
l’année 2019 à cause des sanctions
américaines imposées aux entre-
prises travaillant sur ce projet.
Entre-temps, le gouvernement du
Land allemand Mecklembourg-
Poméranie-Occidentale a créé un
fonds pour achever la construction
du gazoduc (en cas de poursuite
des sanctions américaines) afin
de sauver les 11 milliards de dol-
lars investis jusqu’à présent dans
ce projet par les entreprises alle-
mandes et européennes. Le gazo-
duc passant par cet État fédéral au
D’UN CONTINENT À L’AUTRE. 19
↙ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
projet Nord
Stream  2
visant à faire
de l’Allemagne
des objectifs de la Russie est de
contourner l’Ukraine, par laquelle
transite encore la majorité de son
gaz en direction de l’UE. La Russie
la plateforme
de la distribu-
tion du gaz russe en
veut ainsi marginaliser l’Ukraine
et la rendre moins attractive pour
les intérêts occidentaux.
direction de l’Europe occiden-
tale et centrale, il est difficile de Prix d’ami. Or, les Russes sont
croire qu’elle puisse renoncer à un désormais concurrencés par le
projet aussi important pour son gaz liquéfié américain [le Qatar et
économie. Berlin attend avec une l’Algérie sont aussi sur les rangs]
grande impatience un accord sur ainsi que par l’Azerbaïdjan, qui
le gazoduc avec l’administration grignotent ce marché “conquis”
de Joe Biden qui, faut-il le rappe- depuis longtemps. D’après les
ler, n’est pas plus bienveillante à médias allemands, le terminal
ce sujet que l’administration de LNG de Krk pourrait quasiment
Donald Trump.  assurer l’approvisionnement de la
Certes, 40 % du gaz arrivant en Croatie : 2,6 milliards de mètres
Union européenne provient tou- cubes pourraient transiter par
jours de la Russie. Mais ses impor- ce terminal, alors que la Croatie
tations dépassaient les 60 % il y a importe à présent 2,82 milliards
quinze ans, en raison de la grande de mètres cubes de Russie. Il en
dépendance des pays de l’Europe est de même avec la Grèce et la
de l’Est. D’ici à 2025, la Pologne Bulgarie qui vont diminuer leur
pourrait ne plus dépendre du tout dépendance à l’égard de Gazprom
des produits énergétiques russes, d’environ 40 %.
à l’instar des trois États baltes. La
sortir de la mer, tous les acteurs Pologne, l’Estonie, la Lettonie et La Russie veut
de ce projet ont plutôt intérêt à ce la Lituanie sont fermement oppo-
marginaliser
qu’il se réalise. Car en cas d’échec sées au projet Nord Stream 2, qui
100 entreprises de 12 pays euro- les contourne, bien qu’on leur ait l’Ukraine
péens, dont une bonne moitié proposé d’y participer. et la rendre
d’entreprises allemandes, risque- Nord Stream  2 et Turkish moins attractive.
raient de perdre plus de 1 milliard Stream, deux projets stratégiques
de dollars déjà investis. russes tant au plan politique La Grèce importe actuellement
Pour la première fois, l’Alle- qu’économique, représentent 2,41 milliards de mètres cubes de
magne achète plus de la moitié d’après certaines estimations la gaz russe, la Bulgarie 2,39 mil-
de son gaz à la Russie, alors que dernière chance de la Russie de liards. Seule la Serbie doublera
jusqu’en 2016 le volume de ses s’ancrer en Europe comme prin- ses importations de gaz russe,
importations était à peine supé- cipal fournisseur de gaz. Outre le mais à un prix d’ami, soit 155 dol-
rieur à 40 %. Elle achète égale- profit économique, cela lui per- lars les 1 000 mètres cubes au
ment une quantité importante mettrait de renforcer sa présence lieu de 240 dollars. Reste à savoir
de pétrole et de charbon russe politique dans les régions qui quel est le prix des concessions
(ce qui lui a permis de diminuer lui échappent en raison de leur politiques auxquelles la Serbie a
sa production de charbon). Le adhésion à l’UE et à l’Otan. L’un consenti. 
Sans aucun doute, 2021 sera
COURRIER INTERNATIONAL
Mer
500 km Baltique
Autres
gazoducs
marqué par la “guerre du gaz”
en service entre les plus grands fournisseurs
du marché européen. Certains
1
eam
SUÈDE ES.
Nord Stream 2 FÉDÉRATION estiment que Gazprom pour-
Str
(en construction) DE RUSSIE rait encore baisser ses prix afin
rd
LE.
No
DANEMARK de détourner les clients du gaz
LI. liquéfié américain, plus cher.
Toutefois, dans la situation éco-
BI.
POLOGNE
nomique actuelle, il est légitime
ALLEMAGNE de se demander si la Russie
BE. pourra tenir longtemps à ce
R. T.
SL. UKRAINE
tarif-là. Selon le journal russe
AU. Gazeta.ru, en 2020, la Russie a
MO.
FR. HO.
Balkan Stream
ROUMANIE
exporté plus de gaz pour moins
Terminal de recettes qu’en 2019, invoquant
SERBIE
Ca
LNG de Krk l’épidémie de Covid. Moscou
M ien
CR. h
Turkis
er n
sp
BULGARIE m
ITALIE AL.
S t re a GÉORGIE espère une augmentation de ses
e
Gaz
américain TANAP recettes dès que la crise sanitaire
TAP
GRÈCE
sera terminée.
TURQUIE
—Vlado Vurusic
AZERBAÏDJAN Publié le 10 janvier
20. EUROPE
—The Observer Londres
M ontrez-moi un enfant
de 7 ans et je vous dirai
quel adulte il sera”, dit le
proverbe. Mais au football, on ne
peut jamais vraiment savoir quels
enfants de cet âge deviendront des
joueurs professionnels ou pas. En
tout cas, lorsqu’il se remémore l’en-
fant qu’était Marcus Rashford, il y
a une chose dont Dave Horrocks,
son premier entraîneur, se sou-
vient très bien.
Lorsque Rashford est arrivé au
Fletcher Moss Rangers, un club de
quartier de Manchester, c’était un
petit garçon maigrichon de 5 ans.
Dès le début, il a été le genre de
gosse qui laisse toute son éner-
gie sur le terrain. Chaque fois
que Horrocks le conduisait chez
lui après l’entraînement, Marcus
montait à l’arrière de la voiture et
plongeait aussitôt dans un som-
meil profond. Une fois arrivé chez
lui, l’enfant sautait dehors, reposé,
ramassait un ballon et recom-
mençait à s’entraîner sur le carré
d’herbe devant sa maison.
Horrocks, qui en vingt-cinq ans
a vu des centaines d’enfants déiler
au club, en sait long sur la mince
frontière qui sépare les deux ou
trois gamins qui deviendront des
millionnaires de la Premier League
Royaume-Uni. Marcus
Rashford, l’attaquant
qui défend les pauvres
Le joueur de Manchester United a fait plier le gouvernement britannique trois
fois en un an sur le thème de la précarité alimentaire. Grâce à lui, des enfants
défavorisés ont pu bénéficier de repas gratuits pendant les vacances scolaires.
de ceux qui resteront sur les bas-
côtés. Le talent n’est pas toujours
le facteur décisif et pour ce qui est
du sort qui attend les footballeurs
en herbe, Horrocks cite l’ancien
entraîneur de l’équipe d’Angle-
terre Howard Wilkinson : “Je crois
que la chance, c’est quand la prépa-
ration rencontre l’occasion.”
Saisir l’occasion. “C’est exacte-
ment le type de chance que Marcus a
eue tout au long de sa carrière, ajoute
Horrocks. Il a su saisir les occasions –
il a marqué deux buts durant son pre-
mier match avec Manchester United
et un autre après seulement trois
minutes de jeu lors de son premier
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
match en équipe d’Angleterre – parce
qu’il s’y prépare depuis toujours.
C’est la même chose pour l’œuvre de
bienfaisance qu’il accomplit actuel-
lement. Lorsque l’occasion s’est pré-
sentée, il était prêt.”
Si le destin a joué un rôle dans
le succès du combat pour changer
les choses que le jeune homme de
23 ans mène depuis un an, c’est
peut-être sous la forme de la double
fracture de fatigue au dos qu’il s’est
faite en janvier 2020. Il n’a pas pu
s’entraîner pendant deux mois. Le
rythme intense de la préparation
physique avait été la constante qui
déinissait sa vie, et il a soudain
perdu ses repères.
Au il d’un long échange d’e-
mails, Rashford m’a expliqué qu’il
avait eu besoin de se concentrer
“sur quelque chose qui transfor-
merait le négatif en positif et aide-
rait ceux qui en ont le plus besoin”.
C’est comme si cette pause forcée
avait rappelé à Rashford combien
sa vie de footballeur pouvait être
précaire. Ajoutez à cela la pandé-
mie et le coninement, et vous
Rashford voulait
se concentrer
“sur quelque chose
qui transformerait
le négatif en positif”.
← À la fin de 2020, le street
artiste Akse P19 a réalisé
une fresque en l’honneur
du joueur dans le sud
de Manchester.
Photo Paul Ellis/AFP.
aurez la genèse de son activisme.
“Lorsqu’il a entendu que les écoles
allaient fermer, la première chose à
laquelle Marcus a pensé a été : ‘Que
vont manger les enfants défavo-
risés ?’ raconte Kelly Hogarth,
chargée des relations publiques et
amie du joueur. ‘S’ils ne peuvent
pas aller à l’école et que les break-
fast clubs [littéralement ‘clubs de
petit-déjeuner’, où les enfants
reçoivent un repas souvent gra-
tuit avant d’aller en classe] sont
fermés, que feront-ils ?’” Sous-
entendu : qu’est-ce qu’une telle
fermeture aurait signifié pour
moi quand j’avais 7 ans ?
Rashford a mis toute l’éner-
gie qu’il consacrait habituel-
lement à son entraînement à
s’informer sur la question. En
octobre 2019, il [avait déjà] lancé
une campagne de distribution
de colis alimentaires aux jeunes
sans-abri de Manchester, mais le
peu d’efet de cette action l’a beau-
coup frustré. Il a alors cherché
un moyen d’aider à plus grande
échelle, et les pistes qu’il creu-
sait le menaient sans cesse à l’or-
ganisme FareShare, qui distribue
des repas à 11 000 associations de
bénévoles et de quartiers.
Lorsqu’il les a contactés dans
l’idée de faire un don important,
son président lui a expliqué que
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
l’organisme collectait des denrées
alimentaires à tous les stades de
la chaîne d’approvisionnement,
de la ferme au supermarché, et
les utilisait comme ciment entre
toutes les autres associations : un
bon repas dans une école de foot-
ball pendant les vacances garan-
tissait aux enfants une nourriture
dont ils manquaient peut-être
chez eux. Plus Rashford en appre-
nait sur cette forme d’action, plus
cela faisait écho à ce qu’il avait
vécu enfant, dans une famille de
cinq enfants élevés par une mère
célibataire.
Resp onsabilités. Les répercus-
sions de l’appel aux armes média-
tique de Rashford pour FareShare
pendant la pandémie ont été
immédiates : une collecte de fonds
a permis de réunir 20 millions de
livres [22,5 millions d’euros]. “Les
années précédentes, le maximum
de dons versés par le grand public
avait été de 200 000 livres, pour-
suit Lindsay Boswell, le PDG de
l’organisation.
Le monde du football n’est pas
seulement l’un des plus authenti-
quement méritocratiques d’Angle-
terre : les joueurs qui y évoluent,
comme Rashford, apprennent dans
les petits clubs de quartier que les
responsabilités à l’égard de la col-
lectivité sont indissociables du
succès. Pour Rashford, cela inclut
le quartier où il est né, dans le sud
de Manchester. Le footballeur n’a
pas besoin qu’on lui rappelle que
sa gloire repose sur la multitude
de petits sacriices qu’ont faits les
gens qui l’entouraient. Ses meil-
leurs amis restent les deux voisins
avec lesquels il allait au breakfast
club de leur école. Il porte sur le
ventre un tatouage de la maison
mitoyenne où il a grandi, à l’époque
l’un des plus grands complexes
de logements sociaux d’Europe.
Et surtout, il n’a pas oublié les
sacriices consentis par sa mère.
Melanie Maynard travaillait
comme guichetière chez un book-
maker, et après sa journée de tra-
vail, elle allait faire le ménage dans
des locaux commerciaux pour
PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND
ACCENTS D’EUROPE
LUNDI AU VENDREDI 20H10
Le premier super joueur activiste
●●● Rares sont les critiques
portant sur l’action de Marcus
Rashford, outre-Manche.
Seul le tabloïd Daily Mail
s’est risqué à faire observer
dans un article les
investissements immobiliers
s’élevant à des millions de
livres du joueur de 23 ans,
décoré par la reine
à l’automne dernier.
“Des accusations d’hypocrisie
accueillies avec
un haussement d’épaules :
ces attaques ne sont rien
en comparaison de ce qu’on
lui crie le samedi dans les
stades”, souligne The
Observer. De son côté, le site
londonien UnHerd rappelle
que le Mancunien est soutenu
par une puissante machine,
l’agence Roc Nation Sports
International, créée par
essayer de garder un toit sur la tête
de Marcus et ses quatre frères et
sœurs. Dans la lettre qu’il a adres-
sée au Premier ministre Boris
Johnson pour demander que les
repas gratuits continuent à être
distribués aux enfants pendant
les vacances, il écrivait : “L’histoire
qui m’a conduit jusqu’ici n’est que
Le footballeur
a découvert que
le sujet de l’accès
à la nourriture suscite
beaucoup d’émotion.
trop courante : ma mère travaillait
à plein temps, au salaire minimum,
pour que nous ayons toujours un
bon repas le soir sur la table. Mais
ce n’était pas suffisant. Notre famille
dépendait des breakfast clubs, des
repas gratuits servis à la cantine, et
les banques alimentaires et la soupe
populaire étaient des endroits que
nous connaissions bien.”
Si vous voulez trouver une lueur
d’espoir dans le pays en ce sombre
le rappeur Jay-Z en 2008.
“La société se consacre aux
projets liés à la justice
sociale : elle a payé la caution
des manifestants de Black
Lives Matter en Amérique l’été
dernier, lancé des campagnes
à grand renfort de battage
médiatique”, dont celle
du Marcus Rashford.
“Il y a peu encore, les Anglais
n’espéraient pas grand-chose
de leurs footballeurs,
rappelle UnHerd. Dans
les années 2000, c’était pour
les scandales comme des
disputes conjugales qu’ils
étaient doués.” Et puis
Marcus Rashford est arrivé.
“Pour les professionnels
expérimentés du marketing
sportif, sa campagne a créé
un précédent en Angleterre”,
conclut le site conservateur.
hiver, jetez un coup d’œil aux mes-
sages postés sur le compte Twitter
de Rashford. Ils sont écrits par des
écoliers qui ont collecté un peu
d’argent, des maisons de quar-
tier qui ont organisé des distribu-
tions de nourriture, des mairies
qui ont renforcé leurs dispositifs
d’aide aux plus démunis, des entre-
prises qui se sont ralliées au mou-
vement de générosité.
Après s’être fait dribbler par
Rashford dans les derniers mois
[voir ci-contre], le gouvernement
de Boris Johnson va mainte-
nant devoir choisir dans quelle
équipe il veut jouer. Et vite. Lors
du débat parlementaire d’octobre
dernier sur la deuxième prolonga-
tion du programme de repas gra-
tuits pour les enfants défavorisés,
une partie des députés conserva-
teurs se sont alliés pour bloquer
Rashford. L’un d’eux a affirmé
que, dans sa circonscription, assu-
rer la gratuité des repas scolaires
par des bons revenait à donner de
l’argent aux “bordels et aux dealers
de drogue”. Le Parlement a rejeté
La radio mondiale en français
et 16 autres langues
la prolongation. Le soir même,
Rashford a commencé à se rendre
compte de l’efet de sa campagne
sur Twitter devant les centaines de
messages envoyés par des restau-
rants et des entreprises de tout le
Royaume-Uni qui répondaient au
vote des députés en ofrant eux-
mêmes des aliments gratuits aux
familles en difficulté.
Volte-face. Le lendemain, les
histoires de gens et de commu-
nautés qui montaient au créneau
pour contrer l’intransigeance
du gouvernement faisaient la
une des journaux. Environ une
semaine plus tard, Johnson
faisait volte-face et promettait
400 millions de livres [envi-
ron 450 millions d’euros] pour
soutenir les familles en diffi-
culté jusqu’à la in 2021. Il est à
noter que lorsqu’il a annoncé le
coninement actuel, le Premier
ministre a coupé l’herbe sous le
pied de ceux qui auraient voulu
rouvrir le débat en présentant
le maintien des repas gratuits
comme une évidence.
L’une des choses que Marcus
Rashford a découvertes l’an-
née dernière est que le sujet de
l’accès à la nourriture suscite
toujours beaucoup d’émotion.
Il pense pouvoir utiliser cela
pour que les priorités et le cap
de la reprise qui suivra la crise
actuelle ne soient pas axés sur
l’austérité, comme lors de la pré-
cédente, en 2008.
Pour Boswell de FareShare, ce
serait le meilleur résultat possible
de l’extraordinaire campagne de
Rashford : “Peut-être commence-
rons-nous enfin à voir les grands
partis politiques se battre pour éra-
diquer au plus vite la pauvreté ali-
mentaire au Royaume-Uni. Cela me
fait me regarder dans le miroir et
penser : ‘OK, j’ai 60 ans. Qu’est-ce
que je faisais quand j’avais l’âge de
Marcus ?’ Peut-être que la grande
leçon que nous devons tous apprendre
de lui, c’est que nous devons tous
viser plus haut.”
—Tim Adams
Publié le 17 janvier
En partenariat avec
EUROPE. 21
Chronologie
2020
16 juin — Une semaine après
avoir écarté la prolongation
pendant les vacances d’été du
système de repas gratuits servis
à l’école aux élèves défavorisés,
le gouvernement britannique
rétropédale, sous la pression
de la campagne de Marcus
Rashford. Plus d’un million
d’enfants profitent de bons
d’achat en supermarchés.
7 novembre — Au terme
d’une campagne menée
par le footballeur sur les réseaux
sociaux, appuyée par une
pétition forte d’un million
de signatures, l’exécutif cède
une seconde fois. Fin octobre,
les députés conservateurs
avaient bloqué la remise de bons
pendant les vacances de Noël.
2021
13 janvier — Fermées à cause
d’un troisième confinement
national, les écoles anglaises
ont pour consigne de fournir
des colis alimentaires aux
bénéficiaires de repas gratuits,
par le biais de sous-traitants,
plutôt que des bons d’achat.
Mais les photos des maigres
denrées reçues par les écoliers,
relayées notamment par Marcus
Rashford, contraignent une
nouvelle fois Boris Johnson
à changer de cap : les parents
peuvent à nouveau bénéficier
de bons d’achat d’une valeur
de 17 euros par semaine.
SOURCE
THE OBSERVER
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire, 177 600 ex.
observer.co.uk
Le plus ancien des journaux
du dimanche (1791) est aussi
l’un des fleurons de la “qualité
britannique”. Libéral, il
appartient au même groupe
que le quotidien The Guardian.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Diplomatie. L’Iran au pied
du mur face à Washington
Pour reprendre le dialogue avec la nouvelle administration américaine,
Téhéran devrait faire de nouvelles concessions. Inacceptable pour les
conservateurs iraniens, qui ont le vent en poupe, estime ce quotidien libanais.
—L’Orient-Le Jour Beyrouth
T éhéran avait les yeux rivés
sur l’élection présidentielle
américaine tout au long de
l’année 2020 ; c’est désormais au
tour de Washington d’appréhen-
der l’issue éventuelle du scrutin
prévu en juin ain d’élire le nou-
veau chef d’État iranien. À pré-
sent, Joe Biden et son homologue
iranien, Hassan Rohani, semblent
se poser la même question : com-
ment tirer le meilleur parti du
croisement fugace de leurs man-
dats respectifs – l’un qui n’en est
qu’à son commencement, l’autre
qui arrive à son terme ?
Le nouveau président améri-
cain avait fait campagne pour
un retour au Plan d’action global
conjoint (JCPOA) conclu en 2015
avec la République islamique et
visant à restreindre les activités
nucléaires de Téhéran en échange
d’un allégement des sanctions. Joe
Biden a toutefois posé une condi-
tion : que “l’Iran revienne au strict
respect” du deal et accepte de sur-
croît des “négociations de suivi” qui
prolongeraient la durée de l’ac-
cord et l’étendraient à d’autres
activités iraniennes, à savoir le
programme balistique de l’Iran
d’une part et son expansion régio-
nale d’autre part.
Violations. Or il s’agit là de
points éminemment sensibles
pour Téhéran. Son programme
balistique est devenu au cours
de ces dernières années l’une des
pierres angulaires de sa politique
extérieure, au point qu’il l’a même
transmis en partie aux milices qui
lui sont ailiées dans son envi-
ronnement proche, au Liban, en
Syrie, au Yémen ou encore en Irak.
C’est aujourd’hui le programme
balistique, plus encore que le pro-
gramme nucléaire, qui provoque
l’ire des alliés traditionnels de
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
Washington – Israël et les États du
Golfe – et va jusqu’à inquiéter les
partenaires européens, pourtant
très critiques vis-à-vis de la poli-
tique menée par Donald Trump
à l’égard de Téhéran.
La volonté aichée par la nou-
velle administration américaine
de renouer avec l’héritage de
Barack Obama sur des bases plus
strictes intervient en outre dans un
contexte marqué par les récentes
violations iraniennes des termes
de l’accord de Vienne, réduisant
ainsi le temps dont l’Iran aurait
besoin pour produire une arme
nucléaire.
Le 3 janvier, l’Agence interna-
tionale de l’énergie atomique a
annoncé, dans un rapport coni-
dentiel à destination des États
membres, que Téhéran lui avait
conié à la mi-décembre prévoir
la production d’uranium métal,
une matière vitale pour le déve-
loppement d’armes nucléaires.
↙ En haut : Moins… d’Iranium. En bas : Plus d’uranium…
Dessin de Bleibel, paru dans Daily Star, Beyrouth.
Côté iranien cependant, on jure
que la démarche n’est qu’à visée
civile. Cet épisode est survenu une
semaine après que la République
islamique a annoncé avoir enclen-
ché le processus destiné à produire
de l’uranium enrichi à 20 % dans
son usine souterraine de Fordo, à
180 kilomètres au sud de Téhéran.
Il s’agit, pour le moment, de
la violation la plus lagrante des
termes du plan d’action conjoint
de 2015. De quoi donner du il à
retordre à Joe Biden. Si l’Iran ne
se conforme pas aux dispositions
du JCPOA, comment lui imposer
alors sa renégociation ?
Le ministre iranien des Afaires
étrangères, Mohammad Javad
Zarif, avait d’ailleurs donné le ton
un mois après la tenue du scrutin
présidentiel américain en appe-
lant M. Biden à lever les sanc-
tions contre son pays, tout en
excluant de renégocier l’accord
sur le nucléaire. “Nous ne renégo-
cierons pas un accord que nous avons
déjà négocié”, avait-il dit.
Même s’il bombe le torse,
Téhéran serait cependant bien
tenté de presser le pas avant la
tenue du scrutin présidentiel de
juin. Car à défaut d’une détente
des relations avec Washington
ofrant la perspective d’un allége-
ment des sanctions, et donc d’une
amélioration de la situation éco-
nomique, une poussée des conser-
vateurs est à prévoir, comme cela
a été le cas en février 2020, lors
des élections législatives à l’is-
sue desquelles les partisans de la
ligne dure sont sortis grands vain-
queurs, dans un contexte d’abs-
tention massive.
Les sanctions
américaines ont
plongé le pays dans
une grave récession.
Réélu en 2017 grâce à l’espoir
né de l’accord de Vienne, Hassan
Rohani a été vivement critiqué au
cours de son second mandat, qui
s’est traduit par une incapacité à
répondre à la pression maximale
imposée par Washington. Celle-ci
a rendu quasi impossibles les tran-
sactions bancaires avec le reste
du monde ainsi que la vente de
pétrole. Combinées à une mau-
vaise gouvernance de longue date
en interne, les sanctions améri-
caines ont plongé le pays dans
une grave récession.
En novembre, l’inlation a atteint
46 %. Et la pandémie liée au coro-
navirus frappe très durement le
pays. Selon les chifres, l’Iran est
le pays le plus touché du Proche-
Orient avec plus de 56 000 morts
sur 1,2 million de personnes conta-
minées, pour une population de
80 millions d’habitants.
Tensions. Pour que les réforma-
teurs puissent reprendre la main,
il faudrait que M. Rohani par-
vienne rapidement à un accord
avec les États-Unis. Mais tout
accord de ce type nécessite l’ap-
probation du guide suprême Ali
Khamenei, lui-même partisan
de la ligne dure. “Pour les conser-
vateurs, c’est une occasion qui leur
permettrait d’obtenir un monopole
total sur les institutions élues et non
élues du pays”, résume Sanam Vakil,
directrice adjointe du programme
Moyen-Orient et Afrique du Nord
du groupe de rélexion Chatham
House [à Londres].
“Une fois à la tête de la présidence,
ils décideront alors s’ils ont l’intention
de s’engager dans une négociation
plus large. C’est en partie la raison
pour laquelle Rohani n’a pas pour
mandat d’élargir le cadre des dis-
cussions du JCPOA. C’est quelque
chose que les conservateurs veulent
contrôler”, ajoute-t-elle.
En cas de victoire des conser-
vateurs iraniens, les négociations
s’avéreront encore plus compli-
quées pour Washington et les
Européens. En iligrane se dessine
aussi le risque d’un accroissement
des tensions au Moyen-Orient
entre, d’un côté, la République
islamique et, de l’autre, Israël et
les monarchies sunnites du Golfe.
“Bien que la politique étrangère
en Iran soit établie par consensus, les
personnalités comptent. Le fait que
Rohani, Zarif et d’autres membres
du cabinet iranien aient été formés
en Occident a facilité les négociations
avec les États-Unis et l’Europe”, sou-
ligne Barbara Slavin, directrice de
la Future of Iran Initiative au sein
du think tank Atlantic Council.
“S’ils sont remplacés par des non-
anglophones à la rhétorique plus
antioccidentale, il sera plus diicile
de parvenir à des accords”, poursuit-
elle. Depuis l’élection de Joe Biden,
le discours de certains conserva-
teurs se fait à cet égard moins caté-
gorique. Pour la première fois, des
durs se sont dits prêts à négocier
avec Washington.
—Soulayma Mardam Bey
Publié le 20 janvier
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
COMMANDEZ
DÈS MAINTENANT

Best of 2020
Biden pourrait étrangère passée. Jake Sullivan,
nouveau conseiller pour la sécu-
rité nationale de Biden, a lui-même
Courrier international
a sélectionné

décevoir Téhéran défendu des positions très dures

à l’égard de Téhéran.
Aussi ne faut-il pas s’attendre
dans ce hors série
les articles de la presse
étrangère qui ont marqué
l’année 2020.
Les sanctions américaines ne seront pas levées à une levée rapide des sanctions.
de sitôt, car l’administration Biden doit prendre Les Américains relâcheront
en compte les craintes des pays voisins de l’Iran, d’autant moins la pression sur
Téhéran qu’ils font le lien entre le • Format : 230 mm x 297 mm
affirme ce site arabe. programme nucléaire iranien et 8,50 € • 76 pages
les ambitions nucléaires d’autres Frais de port
pays dans la région, de l’Égypte oferts
à la Turquie en passant par les
—Al-Modon Beyrouth Mettre la question de la poli- monarchies du Golfe.
tique régionale iranienne sur le Aussi, la politique de non- Atlas de l’eau

I l est intéressant de noter

la quantité de déclarations
faites par les Iraniens au
sujet du dossier nucléaire. Le
calendrier a évidemment son
importance, puisque ces déclara-
tions sont intervenues à la veille
de l’investiture du nouveau pré-
sident américain Joe Biden.
L’objectif de Téhéran est de
renforcer sa position en vue de
futures négociations sur la réac-
tivation de l’accord nucléaire
[qui avait été signé en 2015, mais
que le président sortant Donald
Trump avait dénoncé]. Plus pré-
cisément, Téhéran veut couper
court à toute tentative améri-
caine d’introduire le sujet du pro-
gramme balistique, ou encore de
la politique régionale iranienne
dans les négociations.
Bras de fer. C’est le ministre
des Afaires étrangères fran-
çais, Jean-Yves Le Drian, qui a
ouvert le bal, en déclarant : “Il
est urgent de dire aux Iraniens
que cela suit. […] Il faut prendre
les dispositions pour que l’Iran
et les États-Unis
reviennent
dans l’accord.”
Ma is, a-t-il
ajouté, cela
ne se fera pas
sans “discus-
sions diiciles
sur la prolifération
balistique et les désta-
bilisations par l’Iran de ses
voisins dans la région”.
La réponse iranienne n’a pas
tardé. Elle est venue du chef
de l’organisation iranienne de
l’énergie atomique, Ali Akbar
Salehi, qui a averti : “l’Iran n’ac-
ceptera aucune condition pour la
levée des sanctions. Si les États-
Unis veulent revenir dans l’accord,
ils doivent revenir dans l’accord tel
qu’il a été signé en 2015.”
tapis est chose normale dans
le bras de fer qui précède une
reprise des discussions. Aussi
bien l’administration Biden que
la France et l’Allemagne veulent
aborder tous les sujets de front.
Or l’Iran estime que “la coniance
est rompue” avec Washington
et que, pour la rétablir, il faut
d’abord lever les sanctions, en
contrepartie de quoi l’Iran se
conformerait [à nouveau] à l’en-
semble de ses obligations.
L’objectif de Téhéran
est de renforcer
sa position en vue de
futures négociations.
Téhéran imagine donc un pro-
cessus par étapes pour rétablir
la coniance, avec un retour gra-
duel à l’accord, dans un long pro-
cessus qui s’accompagnerait de
négociations à mener pied à pied.
La France et la nouvelle équipe
américaine doivent évidemment
coordonner leurs positions. Il
est diicilement imaginable que
Washington ne capitalise pas
sur les acquis de la politique
↗ Sur le tapis : Rôle régional.
Sur la manche bleue : Sanctions
américaines. Dessin de Bleibel,
paru dans Daily Star, Beyrouth.
prolifération qui sera menée par
Biden nécessitera de prendre en
compte les craintes des pays voi-
sins de l’Iran avant de retourner
à la table des négociations. Les
déclarations des responsables
iraniens, qu’ils soient faucons ou
colombes, n’y changeront rien.
—Mohand Al-Haj Ali
Publié le 18 janvie
SOURCE
AL-MODON
Beyrouth, Liban
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ADRESSE ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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DPO CI – 67/69 avenue Pierre Mendès France – 75013 paris. Pour toute réclamation, www.cnil.fr .
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Ouganda. Stella Nyanzi,
provocatrice en chef
Féministe, militante des droits des homosexuels, elle détonne dans son pays.
Battue aux législatives dans la capitale, cette “icône” est l’une des principales
opposantes du président Museveni, tout juste réélu pour un sixième mandat.
—Foreign Policy Washington
L
e 14 janvier, les Ougandais
se rend[aient] aux urnes
pour un scrutin très serré.
Au pouvoir depuis 1986, le prési-
dent Yoweri Museveni n’a jamais
eu d’adversaire aussi puissant que
le musicien Robert Kyagulanyi
Ssentamu, plus connu sous le
nom de Bobi Wine, qui galvanise
la jeunesse du pays – 78 % de la
population a moins de 30 ans,
selon les estimations – contre
son règne de trente-quatre ans.
Une autre élection, moins
importante, [a attiré] l’atten-
tion : celle pour le siège de député
de la capitale, Kampala. Stella
Nyanzi y afront[ait] à la fois une
candidate du parti au pouvoir et
un proche de Bobi Wine.
Universitaire et militante
controversée, elle est, dans ce
pays profondément patriarcal,
l’une des principales person-
nalités provocatrices depuis
quelques années. Elle a souvent
attaqué Museveni et en a subi les
conséquences. Nombre d’obser-
vateurs voient en elle le signe de
la naissance d’un nouvel Ouganda
– où les hommes et femmes poli-
tiques n’ont jamais fait partie du
Mouvement de résistance natio-
nale de Museveni. Même s’ils se
présentent pour des partis difé-
rents, Bobi Wine et elle incarnent
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
une menace croissante pour le
pouvoir du vieux président.
Stella Nyanzi s’est fait connaître
en 2016. Chercheuse à l’université
Makerere [la plus grande d’Ou-
ganda], elle s’était dévêtue pour
protester contre le fait que son
supérieur l’empêchait d’accéder
à son bureau parce qu’elle refu-
sait de faire cours. Sa grossièreté
– un moyen d’expression particu-
lièrement fort dans cette ancienne
colonie britannique qui a adopté
les conceptions victoriennes de
la conduite à tenir en public – n’a
cessé d’attirer l’attention du public
depuis. Ses tactiques, nudité et
propos insultants, lui ont valu
de se retrouver en prison.
En 2017, elle a passé trente-
trois jours à Luzira, la prison pour
femmes de haute sécurité du pays,
pour avoir traité le président de
“paire de fesses” et sa femme de
“tête vide” dans un poème posté
sur Facebook. Suspendue de ses
fonctions par l’université, elle a
été condamnée à dix-huit mois de
prison en 2019 avant que le juge-
ment ne soit cassé par la Haute
Cour du pays au motif qu’elle
n’avait pas eu un procès juste.
Textes incendiaires. Pendant
qu’elle était en détention, Stella
Nyanzi a publié un recueil de
poèmes intitulé No Roses from
my Mouth [“Ce ne sont pas des
roses qui sortent de ma bouche”],
qui contient des textes aussi
incendiaires et explicites
que celui qui lui avait
valu de se retrouver
là. Elle a considéra-
blement grandi en
stature depuis. La
première édition
de l’ouvrage s’est
vendue en un mois
l’année dernière.
“C’est un livre dont
parlent les gens qui s’in-
té re sse nt à l’Ou gand a ,
explique Esther Mirembe, mili-
tante ougandaise qui a coédité
le livre. [Stella] est une icône, tout
le monde la connaît.”
Stella Nyanzi a éga-
lement gagné en
crédibilité grâce à
son travail auprès
des jeunes filles
– elle s’emploie à leur fournir des
serviettes hygiéniques – et en
faveur des droits des homosexuels
– en particulier par son opposition
publique à la loi antihomosexua-
lité de 2014 [le texte prévoyait à
l’origine de punir l’homosexua-
lité de la peine de mort, avant
que cela soit modiié en prison à
vie] qui a ensuite été cassée par
la Cour constitutionnelle.
Depuis sa libération en février
dernier, elle a été arrêtée au moins
cinq fois, pour avoir organisé des
manifestations ou y avoir parti-
cipé. Le langage qu’elle emploie
contre Museveni la rend popu-
laire auprès des jeunes, qui sont
de plus en plus opposés au prési-
dent. Stella Nyanzi est avec Bobi
Wine un symbole du rétrécisse-
ment de l’espace démocratique
en Ouganda. “Pourquoi me suis-
je retrouvée devant la justice pen-
dant tous ces mois ? Pourquoi le
↙ Le taureau : Yoweri Museveni.
Dessus : Stella Nyanzi.
Le petit bonhomme :
“Vous allez voir qu’elle va nous
en faire un poème... !!”
Dessin de Gado, Kenya.
régime actuel de l’Ouganda opprime-
t-il les Ougandais qui expriment
leurs droits constitutionnels ?, a-t-
elle déclaré à l’annulation de sa
condamnation. Je suis la voix de
l’opposition ougandaise.”
La grossièreté – dénoncer les
puissants en les insultant publi-
quement – n’a pas commencé
avec Stella Nyanzi. Dans les
années 1940 par exemple, elle
était très utilisée contre les auto-
rités coloniales britanniques. Le
militant ougandais Semakula
Mulumba écrivait des lettres
incendiaires aux évêques, aux
parlementaires et autres fonction-
naires et les distribuait à la popu-
lation. Il traitait les Britanniques
de “cochons blancs” se vautrant
dans le lisier des richesses qu’ils
avaient volées à l’Ouganda. En
accord avec les autorités colo-
niales, les ministres du royaume
du Buganda [royaume traditionnel
de l’Ouganda] jugèrent ces pro-
cédés contraires à l’ordre public
et aux bonnes mœurs.
Stella Nyanzi s’inscrit en outre
dans une longue lignée de femmes
qui se sont servies de leur corps
pour exprimer leur mécontente-
ment, en Afrique et au-delà. Dans
l’Afrique précoloniale, écrit Sylvia
Tamale [universitaire et militante
Ses tactiques, nudité
et propos insultants,
lui ont valu de se
retrouver en prison.
ougandaise des droits humains],
les femmes d’Oyo-Ile (le Bénin et
l’ouest du Nigeria actuels) se sont
dévêtues pour protester contre le
pouvoir sanguinaire de Bashorun
Gaa aux xviie et xviiie siècles. Dans
le Cameroun colonial, les femmes
des régions occupées par les Kom
et les Kedjom se sont déshabil-
lées pour dénoncer les menaces
qui pesaient sur leurs terres agri-
coles. Des femmes sans domicile
se sont dévêtues pour protester
contre la démolition de leurs abris
en 1990 dans l’Afrique du Sud de
l’apartheid, d’autres en ont fait
autant pour dénoncer les dégâts
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
provoqués par les compagnies
pétrolières dans le delta du Niger
et protester contre les violences
sexuelles à l’université Rhodes en
Afrique du Sud en 2016.
Le mode de protestation de
Stella Nyanzi rappelle à certains
égards Wangari Maathai, la mili-
tante écologiste kényane qui a
reçu le prix Nobel de la paix en
2004. Daniel Arap Moi, le dic-
tateur kényan, l’avait traitée de
“folle” en 1992 ; près de trente ans
après, le gouvernement ougandais
applique ce terme à Stella Nyanzi.
Les autorités ont tenté de l’obliger
à subir un examen psychiatrique
pendant qu’elle était en prison.
Wangari Maathai a elle aussi
brigué des fonctions politiques
même si elle n’a obtenu un siège au
Parlement qu’à la deuxième tenta-
tive. Les partisans de Stella Nyanzi
espér[aient] qu’elle réussir[ait] du
premier coup [le 20 janvier, Stella
Nyanzi a reconnu sa défaite].
L’emprise que Museveni
exerce sur l’espace démocratique
contraste avec la rivalité amicale
qui règne au sein de l’opposition
ougandaise. Trois des candidats
à la présidence, notamment Bobi
Wine et Patrick Amuriat Oboi
(FDC), avaient monté une équipe
de protection commune pour les
Contexte
●●● “Pour garantir votre
avenir”, c’est sur ce slogan
que Yoweri Museveni a été
réélu lors de la présidentielle
du 14 janvier, rappelle le journal
ougandais The Independent.
Un sixième mandat pour
l’autocrate, qui a tout sauf
le goût de l’inconnu pour
ses concitoyens.
À l’annonce de sa victoire,
ses partisans ont crié leur joie
dans les rues de Kampala,
car jamais le président
omnipotent n’avait été aussi
menacé. Face à lui et à ses
trente-quatre ans de pouvoir,
un “challenger qui avait l’âge
de la maternelle” : Bobi Wine,
star de la pop devenu homme
politique et icône de la jeunesse
ougandaise. Menacé, intimidé,
arrêté à plusieurs reprises
avant le scrutin, il dénonce
désormais la victoire de
son rival et dit craindre pour
sa vie. Des cris qu’il lance depuis
sa maison où il est désormais
en résidence surveillée.
élections. Kizza Besigye est en
bons termes avec Wine et Stella
Nyanzi est également membre
du Parti du peuple, une organi-
sation lancée en 2017 et qui était
à l’époque dirigée par Bobi Wine.
Dans cet Ouganda, l’État a
recours à des tactiques fami-
lières. Les manifestations pro-
voquées par l’arrestation de Bobi
Wine en novembre – oicielle-
ment pour avoir violé les restric-
tions dues à la pandémie – ont
été réprimées par les forces de
sécurité, qui ont fait des morts
et des centaines de blessés parmi
ses partisans. Avant le scrutin,
les forces de sécurité s’en sont
prises aux reporters, les autori-
tés ont expulsé quelques jour-
nalistes étrangers et annoncé
une nouvelle réglementation en
la matière.
“Sang”. La Commission élec-
torale nationale a empêché un
million d’électeurs potentiels de
s’inscrire sur les listes électorales,
airmant n’avoir ni le temps ni
les ressources d’enregistrer ces
nouveaux électeurs – qui, étant
donné leur âge, auraient proba-
blement penché pour Wine. Cela,
ajouté aux violences qui marquent
les jours précédant le scrutin,
donne à penser que Museveni
conservera probablement le pou-
voir après cette élection qui ne
sera ni libre ni juste.
Dans le même temps, Stella
Nyanzi écrit d’autres poèmes, en
général vulgaires, et les poste sur
Facebook. Elle déclare par exemple
à Museveni : “Eface les baisers de
mes lèvres pulpeuses avec le slip que
tu t’es fait avec le drapeau national
baigné de sang – frais et ancien.”
“Certains déplorent qu’on fasse
appel à la vulgarité mais ils font eux-
mêmes partie du public et conir-
ment donc ainsi que ça marche très
bien, déclarait-elle dans une inter-
view l’année dernière. La vulga-
rité n’est pas une in en soi, c’est
un moyen d’obtenir quelque chose,
c’est un moyen pour communiquer
encore plus.”
Stella Nyanzi continuera à
jouer les provocatrices. Quoi
qu’il en soit [qu’elle soit élue dépu-
tée ou non], elle a fait clairement
savoir que quel que soit celui qui
exercera le pouvoir sur le pays
– Wine, Amuriat ou Museveni –,
il devra s’attendre à des ques-
tions de sa part.
—Carey Baraka
Publié le 13 janvier
AFRIQUE. 25
↙ Dessin de Willis,
Tunisie.
TUNISIE
paciiques. Une déclaration en
Avis d’ébullition, dix forme d’“ingérence”, a critiqué le
site d’information Tunisie numé-
ans après la révolution rique, relétant la pensée d’une
partie du pays : “On attendait de
comprendre s’il s’agissait d’une
Les Tunisiens sont en colère, au point que ‘histoire’ tuniso-tunisienne, ou
le mouvement gagne la capitale et les classes s’il y avait de sombres mains fur-
moyennes. De quoi inquiéter le gouvernement. tives au-delà des frontières qui
tiraient quelques icelles dans ce
jeu macabre. Et puis, la réponse
vint. Comme prévu, les fameuses
organisations internationales ver-
sées dans les droits de l’homme ont
commencé à se manifester.”
De son côté le site panarabe
Raseef22 rappelle qu’historique-
ment le mois de janvier a toujours
été le mois des “afrontements avec
le pouvoir”. Dans ses colonnes, le
sociologue Mamdouh Ezzeddine
explique : “Parmi les raisons qui
font du mois de janvier un moteur
des mouvements sociaux et des
révoltes en Tunisie, il y a le froid,
qui fait que les maladies se mul-
tiplient et que le sentiment de
pauvreté et de marginalisation
est exacerbé. Pendant ce mois, le
Tunisien fait le bilan de sa situa-
C haque soir, lorsque tombe l’incapacité d’exercer leur métier, ce
la nuit, ce sont les mêmes qui est synonyme de perte de reve-
scènes qui se répètent nus quotidiens”.
depuis la mi-janvier. De jeunes Dans un autre article, le quoti-
adolescents se rassemblent. Ils dien se demande : “Ceux qui ont
tion économique et sociale de l’année
écoulée.” Mais dix ans tout juste
après le “printemps arabe”, l’hi-
ver a particulièrement de quoi
inquiéter.
brûlent des pneus, saccagent enfreint la loi et tenté de saccager —Courrier international
quelques commerces, et une les biens publics et privés doivent
soirée de violences commence, être poursuivis, mais qu’en est-il
entre les émeutiers qui jettent des doléances des jeunes dans les
des pierres et les forces de l’ordre quartiers défavorisés que les gou- Tik Tok, du
qui ripostent à coups de bombes vernements qui se sont succédé ont divertissement
lacrymogènes. La répression a été le plus souvent ignorés depuis des à l’engagement
forte, avec plus de 600 arresta- décennies ?” Plus d’un million de
tions, selon le ministère de l’In- chômeurs ont été recensés dans ●●● Elle est traditionnellement
térieur, rapporte le journal d’État le pays, et des milliers de jeunes utilisée par des adolescents
La Presse. La plupart d’entre eux ont abandonné les études. pour y poster des prestations
sont des mineurs. Les adolescents, pauvres, ont de danses ou des vidéos
Ces violences ont éclaté dix ans d’abord été montrés du doigt. comiques. En Tunisie, c’est
quasiment jour pour jour après Mais en quarante-huit heures le contre le régime en place que
la révolution de 2011 qui avait mouvement a quitté les quartiers la plateforme chinoise TikTok
“dég a gé” le précaires pour est devenue tendance, rapporte
président Ben gagner le cœur Nawaat. Habib Alaya, une jeune
Ali, mais elles Revue de la capitale. comunity manager, fait état
de presse
ont aussi coïn- Des centaines de la situation : “Beaucoup
cidé avec l’an- de manifes- d’utilisateurs partagent des
nonce de nouvelles mesures de tants, pour la plupart issus de chansons patriotiques ou
restriction des libertés – un coni- la classe moyenne, ont investi des scènes de manifestations”,
nement général du 14 au 17 janvier, paciiquement l’avenue Habib- airme-t-elle au site.
puis un coninement dit “ciblé”. Bourguiba, souligne le site d’in- Tik Tok est particulièrement
“On ne peut pas nier le fait que formation Réalités. Comme il prisée par les plus jeunes,
la population tunisienne est en y a dix ans. la tranche d’âge à l’origine
efervescence face à l’aggravation Avec la tension qui monte, les du mouvement actuel. Face
de la situation socio-économique positions se crispent. Devant l’ac- aux réseaux sociaux, elle a
du pays”, écrit La Presse, obser- célération des événements, l’ONG de grands atouts : la liberté
vant que l’annonce du conine- Amnesty International a publié de ton et le contournement
ment (dû au Covid-19) semble un communiqué dans lequel elle de la censure, explique Nawaat.
“avoir enfoncé le clou”, car “de nom- appelle les autorités à cesser Ce sont 65 % des Tunisiens
breux travailleurs se trouvent dans de réprimer les manifestants qui l’ont utilisée en 2020.
26. Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

à la une

WUHAN
UN AN A PRÈS
Retour là où tout a commencé. Un an après
le début de la pandémie de Covid-19, qui
a fait plus de 2 millions de morts dans
le monde, comment la Chine a-t-elle fait
pour enrayer la propagation du virus ?
Les méthodes radicales employées sont-
elles tenables ? Les témoignages rassemblés
dans ce dossier éclairent la façon dont
les Chinois ont vécu cette crise sanitaire.
Rares sont les récits du blocus de Wuhan. 
Derrière la joie d’un retour à la vie
normale pointent encore le désespoir
et l’angoisse de l’enfermement.
Autre témoignage édifiant, celui du
correspondant de La Repubblica à Pékin qui
raconte sa très longue quarantaine à son
retour d’Italie. Un document exceptionnel.
 

Contaminés —Weixin (WeChat) (extraits) Shenzhen

YUN XIAOHUAN, UN HÉROS
déjà illustré en récupérant les vélos en libre-ser-
vice abandonnés n’importe où et avait fait l’ob-
jet d’un reportage. Pendant le blocus, le même

ou non, les Wuhanais ORDINAIRE

ls se sont disputés, Xiaoli s’est emportée et lui
réalisateur était venu à Wuhan pour le ilmer
dans le double rôle de chaufeur bénévole du

ont tous I a lancé un téléphone à la igure. Yun Xiaohuan

n’a rien dit et, blessé au cuir chevelu, il s’est
rendu seul à l’hôpital pour se faire soigner. La
plaie étant supericielle, le médecin lui a juste
personnel soignant et de jeune papa d’un “bébé
de l’épidémie”.
En fait, Xiaoli déteste cette double identité
portée par son mari : “À votre avis, qu’est-ce qui

été touchés bandé la tête. Mais Yun Xiaohuan était bien

La vie des habitants de la capitale du Hubei
a été bouleversée par le premier blocus de l’histoire
de la pandémie. Portraits.
embêté car le lendemain il recevait la visite de
journalistes. Ils souhaitaient qu’il leur raconte
comment il avait fait le chaufeur bénévole pen-
dant l’épidémie à Wuhan, au moment même où
sa femme accouchait, et tout leur bonheur fami-
lial. Il ne pourrait pas compter sur la coopéra-
tion de Xiaoli.
De fait, alors que les journalistes l’attendaient
dans le salon, sa femme n’est sortie de sa chambre
avec le bébé qu’à 10 heures, la mine boudeuse,
sans même avoir pris la peine de se maquiller.
Pourtant, aux yeux des personnes extérieures,
comme ces journalistes venus les interviewer,
son mari est quelqu’un de bien. À l’époque où
Yun Xiaohuan travaillait à Shenzhen, Il s’était
est le plus important : la collectivité ou la famille ?”
demande-t-elle. Elle se refuse pour l’instant à
parler des conditions de son accouchement en
pleine épidémie. Âgée de 23 ans, elle est origi-
naire de la province du Guangxi, dans le sud de
la Chine, mais son mariage l’a contrainte à démé-
nager dans la province centrale du Hubei, où
elle n’a ni famille ni amis. Elle n’était pas tout à
fait seule pendant sa grossesse, puisqu’il y avait
son mari, mais il partait tôt le matin et elle ne le
voyait pas jusqu’au soir.
Elle passait donc ses journées sur TikTok et
WeChat, ses seules fenêtres sur l’extérieur. Elle y
voyait chaque jour le nombre de contaminations
augmenter, ainsi que des appels à l’aide lancés
par des personnes désespérées. Coincée chez
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
elle, elle ne pouvait pas sortir faire ses courses,
et les établissements de vente à emporter ne pre-
naient plus de commandes. Il lui fallait pourtant
prendre soin de deux vies. Que faisait donc son
mari pendant tout ce temps ?
Sans doute était-il en train d’attendre dans
sa voiture, devant un hôpital de Wuhan, qu’un
médecin ou un inirmier ait besoin d’être conduit
quelque part. Mais que se passerait-il s’il était
contaminé et lui transmettait le virus, ainsi qu’au
bébé ? Xiaoli avait tenté de l’arrêter. Mais tous les
moyens de transport étaient paralysés. Sans des
gens comme son mari, de nombreux soignants
n’auraient pas pu se rendre de leur domicile à
l’hôpital, de nombreux malades n’auraient pas pu
être soignés à temps. Sans parler de tous les dons
aluant des quatre coins du pays à acheminer !
Son mari était donc quelqu’un d’extraordi-
naire, un héros ! D’ailleurs, si elle n’avait pas été
enceinte, elle l’aurait sans doute admiré… Un
an plus tard, pour Yun Xiaohuan, c’en est ini
de jouer les héros altruistes ! Gratiié de certi-
icats de tableau d’honneur et d’une prime de
3 000 yuans [383 euros] versée par son entre-
prise, il est revenu à une vie normale, faite de
27
petites disputes quotidiennes avec Xiaoli au sujet ↖ Des passagers Tirés chaque jour de leurs rêves par des chifres
du biberon du bébé ou d’autres broutilles. Il ne arrivent masqués glaçants, les gens ont dû prendre conscience du
comprend pas le désarroi de sa femme. Certes, à à la gare de Pékin, pour bouleversement qui entrait dans l’existence de
cause de l’épidémie, il n’a pas pu l’accompagner éviter la transmission chacun. Même M. et Mme Zhao, pourtant épar-
durant les jours précédant l’accouchement, il n’a du virus qui gnés par le coronavirus.
pas pu suivre pas à pas les progrès de son bébé… se propage à Wuhan, Un an plus tard, dans ses cauchemars, M. Zhao
dont il n’a pas eu à subir non plus les pleurs quo- le 24 janvier 2020. voit encore la ville de Wuhan paralysée par l’épi-
tidiens. Mais grâce à lui et aux eforts de nom- Photo Noël Celis/AFP démie. Le 23 janvier 2020, fait sans précédent,
breuses personnes ayant agi de même, la ville a pu une ville de 10 millions d’habitants était coni-
retrouver sa sérénité perdue depuis si longtemps. ↑ Wuhan, le 30 janvier née. On ne pouvait plus en sortir, on n’osait plus
2020. Avec cette y rentrer. Alors que M. Zhao et sa femme avaient
M.ZHAO, image, l’AFP prévu d’aller à Hong Kong pour que celle-ci y
VEUF INCONSOLABLE a été accusée poursuive sa thérapie contre le cancer, ils avaient
onsieur Zhao n’avait pas envisagé la d’accentuer dû y renoncer, et son état de santé s’était rapi-
M mort de sa femme, du moins pas si vite,
même s’il savait qu’elle avait un cancer
du foie. Âgés tous deux de plus de 70 ans,
la psychose. “Nous
n’avons jamais su
de quoi cet homme
dement dégradé.
Bien qu’il ait appelé tous les hôpitaux de la ville
pour demander si un lit était disponible pour sa
ils formaient un couple qui suscitait était mort, explique femme, en phase terminale, M. Zhao n’avait reçu
l’admiration. Ensemble, ils avaient fait le photographe. Mais aucune réponse favorable. À force d’insistance,
des voyages dans le monde entier, avaient des l’image du cadavre l’hôpital de l’Union avait inalement accepté de
caractères qui s’accordaient bien et des préoccu- de ce vieil homme l’accueillir, mais il a été débordé par l’alux de
pations professionnelles qui les rapprochaient. et de l’agitation autour patients atteints du Covid-19.
Ils s’estimaient chanceux et espéraient pouvoir incarnait la crise plus Faute de lit disponible, Mme Zhao n’avait pu
vivre ensemble de longues années encore, mais que tout autre.” Photo bénéicier que d’un traitement palliatif des plus
l’épidémie apparue à la in de 2019 a tout changé. Hector Retamal/AFP rudimentaires, et quand elle et son époux avaient
28. À LA UNE
Repères
Les oubliés du “Covid long”
●●● Pour Lin Qing,
le cauchemar n’est pas
terminé : près d’un an après
son infection et celle de son
mari, celui-ci, âgé de 70 ans,
lutte toujours en soins intensifs
pour récupérer des dommages
au cerveau qu’il a subis.  Pour y faire face, il y a quelques
Si la ville de Wuhan
est maintenant sortie
de la tourmente, ses habitants
ne sont pas épargnés par
le phénomène connu ailleurs
sous le nom de “Covid long”,
écrit le webzine shanghaïen  d’infection au coronavirus,
Sixth Tone.
On ignore combien de
personnes souffrent de Covid
long en Chine depuis que le
pays s’est déclaré “zéro Covid”.
Ni les autorités sanitaires
de Wuhan ni l’hôpital N° 1
de la ville, qui dispose d’un
service qui leur est consacré,
n’ont répondu aux demandes
d’interview.
“L’absence de reconnaissance
officielle laisse les familles
comme celle de Lin dans
un sentiment d’isolement
et de peur, remarque
le magazine. Beaucoup
craignent d’être submergées
par les factures médicales
qui s’entassent, car on ignore
dans quelle mesure
les promesses de prise
en charge gouvernementale
s’étendront aux cas
de Covid long.”
Chronologie
6 JANV. 2020 Courrier
international révèle
qu’un virus non identifié
suscite des inquiétudes
en Chine depuis la fin 2019.
9 JANVIER Le
séquençage du génome
de l’agent pathogène
permet de déterminer Un nom est attribué
qu’il s’agit d’un à la maladie provoquée
nouveau coronavirus. par ce coronavirus :
La famille de Lin sait tout
au plus que la note s’élève déjà
à plus de 300 000 yuans
(38 000 euros) pour les seuls
frais médicaux, sans compter
le salaire de l’assistante de vie,
payée 200 yuans par jour.
mois, Lin a dû se résoudre
à vendre la maison dans
laquelle son mari a grandi.
Au plus fort de l’épidémie, tous
les traitements étaient gratuits
pour les cas confirmés
et la facture nationale s’élevait
déjà en avril à 1,4 milliard de
yuans (178 millions d’euros),
selon le magazine. Depuis,
les messages des autorités
sont contradictoires :
des annonces de
remboursement ont été
émises, tandis que d’autres
préconisaient la fin
des paiements dès lors
qu’un patient est testé négatif ;
dans les faits, les suites
du Covid, mal définies,
ne sont pas pour l’instant
prises en charge.
↗ 15 avril 2020, des cloisons
ont été installées
dans la cantine de l’usine
Lenovo, à Wuhan, afin
d’éviter toute conversation
entre les employés.
Photo Gilles Sabrié
11 JANVIER
Premier décès
rapporté par
les médias 23 JANVIER
d’État chinois. Wuhan est
entièrement
confiné.
10 MARS L’Italie
11 FÉVRIER
est le premier
pays à confiner
l’intégralité
de sa population.
le Covid-19.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
voulu rentrer chez eux, après les soins, ils avaient
découvert que c’était impossible : tous les moyens
de transport étaient à l’arrêt. Or, l’hôpital se trou-
vait à Hankou, et leur domicile à Wuchang, de
l’autre côté du pont qui enjambe le fleuve Yangtsé,
à une dizaine de kilomètres de là [Wuhan est une
conurbation regroupant les villes de Wuchang,
Hankou et Hanyang]. Le médecin avait pour-
tant affirmé qu’il pourrait soulager Mme Zhao
d’une grande partie de ses douleurs si elle pou-
vait venir tous les jours afin de recevoir des injec-
tions d’antalgique. Comment faire ?
Après bien des efforts, leur fille, résidant au
loin, avait réussi à leur envoyer un chauffeur
bénévole, qui s’était désormais occupé de les
véhiculer. Mais, l’accès au pont étant bloqué,
M. Zhao avait dû se procurer un fauteuil rou-
lant et, sept jours sur sept, bravant les intem-
péries, le septuagénaire avait ainsi fait traverser
le fleuve à sa femme, en phase terminale, pour
MME ZHAO EST MORTE
LE LENDEMAIN DE LA LEVÉE DU
CONFINEMENT. SON MARI VENAIT
DE LUI TROUVER UN LIT D’HÔPITAL.
qu’elle puisse recevoir des soins. Malgré tous lui a juste demandé de signer une autorisation
ces efforts, Mme Zhao était finalement morte d’incinérer son fils, ce qu’il a dû se résoudre à
le lendemain de la levée du confinement, alors faire, faute d’autre solution.
que son époux venait enfin de lui trouver un Le dernier souvenir qu’il a de Cheng est
lit d’hôpital. donc celui d’avant leur séparation, avant la
M. Zhao n’a pas pu organiser de cérémonie fête du Printemps. Pour l’occasion, il lui avait
mortuaire mais s’estime heureux d’avoir pu récu- fait faire une belle coupe de cheveux chez le
pérer la dépouille de sa femme, vu le nombre de coiffeur et lui avait mis une nouvelle chemise
personnes qui faisaient la queue devant le funé- toute propre. Même si son fils, infirme moteur
rarium le jour du décès de Mme Zhao. cérébral, était incapable, à 17 ans, de parler, de
marcher, de réfléchir et d’avoir des émotions
CHENG,DISPARU comme une personne ordinaire, il représen-
SANS UN ADIEU tait toute sa vie.
e fils de Yan Xiaowen, lui, n’a toujours pas Au journal télévisé, Yan Xiaowen avait pu aper-
L de plaque cinéraire à son nom. Cheng est
mort le 29 janvier 2020. Son père, placé
à l’isolement après avoir contracté le
cevoir le visage livide de Cheng alors qu’il était
placé dans une ambulance. Au cours des sept
jours durant lesquels M. Yan avait été séparé
Covid-19, n’a pas pu l’accompagner dans de force de “son bébé” car placé à l’isolement,
ses derniers moments et, après sa mort, on Cheng était resté enfermé chez lui comme dans
11 AOÛT La Russie devient 25 JANVIER 2021 Depuis le début de
le premier pays à approuver la pandémie, plus de 99 millions de cas
un vaccin anti-Covid alors de Covid-19 ont été recensés.
30 JANVIER que les essais cliniques ne sont 2 131 532 personnes en sont mortes, selon
L’OMS décrète pas terminés. le décompte de l’université Johns-Hopkins.
l’urgence
sanitaire de
portée mondiale.
27 DÉCEMBRE L’UE lance une
17 MARS campagne de vaccination massive
11 MARS Le stade avec le vaccin à ARN messager
Premier
de pandémie est des laboratoires Pfizer-BioNTech.
confinement
officiellement acté Plus tard, le 6 janvier 2021, celui
décrété
par l’OMS. de Moderna sera également autorisé.
en France.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
une prison, sans personne pour s’occuper de
lui. Incapable de vivre seul, il s’en était allé.
M. Yan n’avait été averti de la mort de son ils
que par un froid avis de décès. Quand il avait
attrapé le Covid-19, il avait envisagé le pire, y
compris sa propre mort si les traitements ne
faisaient pas efet, mais ce qu’il n’aurait jamais
imaginé, c’est que ce serait Cheng, son ils, qui
mourrait, cet enfant né l’année de l’épidémie
de Sras et mort l’année du Covid-19…
JIA NA, COMBATTANTE
CÉLÉBRÉE
orsqu’elle avait appris les résultats de son
L test Covid, Jia Na avait eu l’impression que
tout s’écroulait autour d’elle. Elle avait tout
de suite repensé à chacun de ses gestes
dans le service des urgences où elle tra-
vaillait, sans parvenir à savoir ce qui avait
pu poser problème. Elle avait été diagnostiquée
la veille du nouvel an chinois. À l’époque, tous
les hôpitaux de la ville étaient submergés par
l’alux de patients et les lits commençaient
à manquer.
Après rélexion, elle s’était dit qu’il valait
mieux qu’elle laisse à d’autres les places dis-
ponibles à l’hôpital et avait choisi de s’isoler
chez elle en prenant les médicaments qu’on
lui avait prescrits. Sa décision avait été saluée
sur les réseaux sociaux, où la jeune inirmière
de 25 ans était présentée comme une combat-
tante hardie, désireuse d’aider les personnes en
diiculté et prête à combattre seule le virus.
On peut trouver sur le site de microblog-
ging Weibo un journal détaillé tenu par Jia Na
durant sa quarantaine à son domicile. Il donne
l’impression qu’elle l’a passée dans de bonnes
conditions, avec un esprit plus positif encore
qu’avant sa contamination. Il lui a valu l’envoi
ZHIZHUHOU A ÉTÉ RÉCOMPENSÉ
POUR LA MEILLEURE VIDÉO
CHINOISE SUR LA LUTTE CONTRE
LA PANDÉMIE.
régulier de messages de félicitations et d’en-
couragements par les internautes qui la sui-
vaient sur Weibo. Mais en réalité c’était très
dur, elle n’avait que très peu de provisions. Il
lui est arrivé, un jour, de n’avoir qu’un demi-
navet à manger, en tout et pour tout.
Sur son blog, elle recommandait de ne pas
avoir peur de la maladie et de bien suivre les
recommandations en matière de prévention.
Elle comptait à l’époque 1,6 million de fans
sur son compte personnel Weibo, et les grands
médias, dont le Quotidien du Peuple, parlaient
d’elle. Elle est devenue une inirmière assez
renommée au sein de l’hôpital du Peuple de
l’université de Wuhan. Le 12 mai 2020, le jour
de la fête des Inirmières, elle a reçu la visite
d’un inirmier qui travaillait dans l’unité de
soins intensifs du même hôpital qu’elle. Ils
sont tombés amoureux. L’homme qu’elle
avait tant attendu quand elle traversait seule
les moments les plus diiciles de l’épidémie
était enin là.
ZHIZHUHOU, UN TÉMOIN
POUR LE MONDE
urant cette même période, le blog tenu
D sur Weibo par celui qui porte le pseudo-
nyme “Zhizhuhou” (littéralement, “le
singe-araignée”) a constitué une fenêtre
grâce à laquelle le monde extérieur a
pu voir ce qui se passait à Wuhan. Il a
également permis à son auteur de se faire
connaître et de rassembler plus de 4 mil-
lions d’abonnés. Le 21 novembre, Zhizhuhou
s’est vu remettre à Pékin le prix spécial 2020,
décerné par l’hebdomadaire Xin Zhoukan pour
la meilleure vidéo chinoise consacrée à la lutte
contre l’épidémie et publiée sur un média
personnel. Pendant l’épidémie, Zhizhuhou a
exploré les moindres recoins de la ville avec
sa caméra, au gré des 2 000 kilomètres qu’il
a parcourus comme chauffeur bénévole au
volant de sa voiture. Aujourd’hui, on peut
dire que sa vie a repris son cours habituel.
Avec la levée du confinement, les Wuhanais
se sont sentis libérés : certains se sont lancés
dans une consommation effrénée pour com-
penser les manques subis, d’autres se sont
réjouis de pouvoir de nouveau boire un verre
ensemble. Les gens ont enfin pu sortir de
leur cercle familial et retrouver leurs amis,
les prendre dans les bras. Au bar Le 18, la
musique est à fond et la fête bat son plein.
Le patron constate avec plaisir le retour des
jeunes dans son établissement, où se font et
se défont des aventures amoureuses.
L’année 2020 est enfin terminée, la vie a
repris son cours avec ses hauts et ses bas.
Qu’importe ? Le soleil de 2021 va tout éclipser !
—Shu Yue
Publié le 29 décembre 2020
WUHAN, UN AN APRÈS. 29
À la une Revue
de presse
Aux origines
de la pandémie
D’où vient le virus ? À partir de quand a-t-il
circulé parmi les humains ? Les hypothèses
vont bon train, mais rien n’est encore
certain. Une équipe de l’OMS doit faire
la lumière sur ces mystères.
Il y a un an, le monde découvrait qu’un
mystérieux agent pathogène était
responsable de pneumonies atypiques
à Wuhan, dans le centre de la Chine. Depuis,
DANS NOS le coronavirus Sars-CoV-2 est arrivé sur tous
ARCHIVES les continents, provoquant la mort de plus
C’est en février 2020 de 2 millions de personnes dans le monde.
que nous avons Mais d’où vient-il ? Et quand a-t-il infecté un
consacré notre humain pour la première fois ? C’est ce que
première couverture va tenter de déterminer l’équipe mandatée
du magazine par l’Organisation mondiale de la santé
à la pandémie (OMS) arrivée en Chine le 14 janvier. Pour
en Chine. “La Vie le moment, si de nombreuses hypothèses
en quarantaine”, ont circulé, bien peu permettent d’avoir
premier récit des certitudes. Pour Peter Ben Embarek,
du coninement alors expert en santé alimentaire qui dirige
inédit de 50 millions la mission de l’OMS, “les enquêtes risquent
de personnes dans de durer un bon moment”. Selon lui, “le
la province du Hubei. scénario le plus probable, c’est que le virus
Le sujet était toutefois
déjà apparu deux fois
en une du journal in
est passé d’une chauve-souris à un hôte
intermédiaire puis à l’homme”, assure-t-il
au Washington Post. La piste du pangolin
janvier. Nouvelle comme hôte intermédiaire a fait long feu.
couverture Dès la in du mois de mars 2020, des
le 12 mars, quelques scientiiques chinois estimaient que, bien
jours avant l’entrée que cet animal à écailles soit porteur
en vigueur du premier d’un virus très similaire à celui qui cause
coninement en France: le Covid-19, la relation génétique entre
“La pandémie les deux n’était pas suisamment étroite.
qui vient”. Pour le virologue Zhang Zhigang, “la recherche
de l’hôte intermédiaire devrait se concentrer
sur les animaux qui partagent des habitats
avec les chauves-souris et les pangolins”,
SOURCE rapportait en mars le South China Morning
Post. Une recherche infructueuse pour
WEIXIN (WECHAT) le moment. L’hypothèse d’un virus passé
Shenzhen, Chine directement de la chauve-souris à l’homme
weixin.qq.com est, elle aussi, mise de côté jusqu’à preuve
Weixin est le moyen du contraire. “Aucun virus de chauve-souris
de communication trouvé à ce jour n’est suffisamment similaire
le plus populaire au Sars-CoV-2 pour être un ancêtre direct”,
en Chine. Le groupe expliquait en juin Nature. À la faveur
Tencent auquel de plusieurs études qui suggèrent que le virus
l’application de circulait dès 2019, y compris en Europe,
messagerie par texte, on pense désormais que le marché de Wuhan
son ou image a joué un rôle d’ampliicateur mais n’était pas
appartient fait état la source. Reste désormais à identiier
de plus d’un milliard celle-ci. Quant à l’idée – largement véhiculée
de comptes. Mais par Donald Trump – que ce coronavirus est
Weixin est aussi sorti d’un laboratoire de Wuhan, elle n’a pas
une plateforme été totalement écartée. “Nous n’excluons
de blogs qui donne aucun scénario”, assurait en décembre
un espace de relative à Nature Marion Koopmans, virologue aux
liberté aux Chinois. Pays-Bas, qui fait partie de l’équipe de l’OMS.
30. À LA UNE Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

DES RÉSULTATS TANGIBLES

MAIS SERONT-ILS DURABLES ?

L’administration chinoise est capable d’appliquer des mesures

spectaculaires et efficaces, écrit cet observateur des politiques
publiques. Mais la politique du chiffre ne garantit pas la pérennité
des évolutions.

—Nikkei Asia Tokyo ait incité le président Xi Jinping à s’engager,

devant l’Assemblée générale des Nations unies
es dirigeants chinois peuvent être iers de en septembre 2020, à ce que la Chine atteigne

L la manière dont ils ont fait face à la pan-

démie de Covid-19 en 2020.
Dès qu’ils ont eu reconnu la gravité de la
crise, ils ont pris tout un lot de mesures
en mobilisant rapidement les ressources et
capacités à leur disposition. En dix semaines,
l’État a ainsi réussi à freiner la propagation
du virus. Début avril, alors que la plupart des
régions du monde subissaient encore les afres
de la pandémie, la Chine était déjà sur la voie
de la reprise économique et sociale.
La résilience de l’État chinois est égale-
ment mise en lumière par la réponse du gou-
vernement à la crise environnementale. Grâce
à une série de campagnes d’action publique
contre la pollution atmosphérique, la Chine a
pu diminuer de moitié les concentrations de
particules ines (le polluant atmosphérique
le plus nocif pour la santé) entre 2013 et 2019,
alors qu’il a fallu une vingtaine d’années aux
États-Unis pour y arriver après l’adoption de
leur loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act) en
1970. Il semblerait d’ailleurs que ce soit cette
amélioration rapide de la qualité de l’air qui
la neutralité carbone d’ici à 2060.
Cependant, comme les campagnes à forte
motivation politique servent généralement des
objectifs à court terme, maintenir leurs acquis
constitue pour Pékin un véritable déi. Très
souvent, la in d’une campagne de ce type est
immédiatement suivie d’un retour aux vieilles
habitudes, car il est pratiquement impossible
d’obtenir un changement de fond des méthodes
des autorités locales en si peu de temps.
Les dirigeants chinois sont déterminés à
surmonter cet obstacle en inscrivant dans le
quotidien et en institutionnalisant leur nou- ↑ Vérification associe prévention et contrôle des maladies à
velle approche de mobilisation. Ainsi, ain de de la température une mobilisation rapide des autorités locales
maintenir un taux de contamination au Covid- et du code vert, pour venir à bout des poussées épidémiques
19 au niveau zéro dans tout le pays, le gouver- qui atteste sporadiques.
nement a développé un modèle d’action qui de la bonne santé En vertu de ce schéma, la moindre appari-
des personnes tion d’un cas de Covid-19 déclenche un tra-
à l’entrée d’un parc çage immédiat des contacts, une opération
TRÈS SOUVENT, LA FIN D’UNE à Wuhan, de tests de masse et le coninement des quar-
CAMPAGNE DE CE TYPE EST le 15 avril 2020.
Photo Gilles Sabrié.
tiers ou des villes à haut risque. En octobre,
après la découverte d’une douzaine de cas
IMMÉDIATEMENT SUIVIE D’UN liés à un hôpital de Qingdao, dans la province
RETOUR AUX VIEILLES HABITUDES. orientale du Shandong, le gouvernement local

Décryptage
Circulez, rien
à commémorer
●●● L’apparition de l’épidémie
de Covid-19 à Wuhan, suivie
du coninement de la ville voilà un an,
ne doit pas être commémorée :
tel a été l’ordre de l’administration
chinoise à la presse, cependant
qu’expositions et autres reportages
téléguidés dans un Wuhan chantant
et dansant tenaient lieu de tout
retour sur l’actualité de l’année,
constate le New York Times.
Dès février 2020, alors que
des équipes de journalistes chinois
étaient déployées à Wuhan pour
une couverture approfondie
de la situation, comme celles
des hebdomadaires Caixin et Sanlian
Shenghuo Zhoukan, les reporters
se voyaient intimer l’ordre de cesser
leur travail et de rentrer dans leur
foyer. À leur place, des bataillons
de rédacteurs dociles étaient invités
à produire un point de vue “positif”
sur les événements. Une méthode
éprouvée de la censure chinoise
qui complète celle des directives
adressées aux médias, souligne
le New York Times. Le journal s’est
procuré 3 200 de ces notes envoyées
par l’administration pendant la crise.
Le plus fort avertissement a été
lancé le 7 février, après la mort
de l’ophtalmologiste Li Wenliang,
qui, avec sept autres médecins, avait,
dès la in décembre, révélé l’existence
d’un nouveau virus, ce qui lui avait
valu d’être réprimandé pour difusion
de fausses rumeurs par la police.
Ce jour-là, l’administration demandait
que soit retirée graduellement
des réseaux sociaux toute référence
non contrôlée au docteur Li
et que soit façonnée une image
de héros de la propagande, seule
manière de contrôler l’intense
émotion collective créée par ce décès.
La répression plus classique
n’a cependant pas été abandonnée.
Au moins quatre “journalistes
citoyens” ont été interpellés pour
avoir produit et difusé sur les réseaux
sociaux des vidéos rendant compte
de la situation. L’ancienne avocate Zhang
Zhan, considérée comme “fauteuse
de troubles”, a été condamnée à quatre
ans de prison en décembre.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
a fait passer des tests anti-Covid à la totalité
de la population de la ville, soit 11 millions de
personnes, en seulement cinq jours [la même
méthode a été appliquée à 4,7 millions d’ha-
bitants de Kashgar, dans l’ouest du Xinjiang,
en octobre, et à plusieurs localités du Hebei,
dans le nord du pays, en janvier 2021].
De même, le président Xi est convaincu que
la Chine peut conserver des cieux azurés grâce
à des eforts assidus de contrôle des brouillards
de pollution. Une série de nouveaux dispositifs
a été mise en place, avec une supervision cen-
tralisée de la protection de l’environnement et
du travail des responsables locaux.
Approche verticale. Grâce à cette mobi-
lisation institutionnalisée, le gouvernement
central cherche à renforcer le sens des respon-
sabilités des fonctionnaires et à aligner dura-
blement leurs pratiques sur les préférences
politiques des dirigeants. Il ne s’agit nulle-
ment de vœux pieux. Ainsi, en près de trois
décennies d’engagement de l’État en faveur
du contrôle démographique, la politique de
l’enfant unique [appliquée de manière coerci-
tive] a été tellement intériorisée par la société
chinoise que le taux de fécondité y reste faible,
même depuis la levée des restrictions par le
gouvernement en 2016.
Mais cette approche verticale marquée par
la prédominance de l’État a aussi ses inconvé-
nients. Comme les fonctionnaires ne rendent des
comptes qu’à leurs supérieurs, ils ont tendance
à avoir la main lourde pour atteindre les objec-
tifs ixés lors de ces campagnes. En outre, les
autorités doivent jongler entre les nombreuses
demandes de mesures concurrentes.
Par exemple, la politique de “zéro contami-
nation” s’avère de plus en plus coûteuse du
fait de la recrudescence de petits foyers épi-
démiques de Covid-19. Les vaccins constitue-
raient une solution plus rentable au problème.
À la mi-décembre, la Chine a ainsi lancé une
campagne visant à vacciner 50 millions de
personnes d’ici à la mi-février [le nouvel an
lunaire avec ses réunions familiales tombe
cette année le 12 février].
Les eforts déployés pour obtenir une immu-
nité collective sont néanmoins compromis
par le manque d’enthousiasme des citoyens
chinois à se faire vacciner, vu l’absence de cas
de Covid-19 dans le pays, et par l’ardeur du
gouvernement à expédier des vaccins à l’étran-
ger dans le cadre de sa “diplomatie du vaccin”.
Tant que tous ces conlits d’objectifs persis-
teront, la Chine continuera d’interdire qua-
siment toute entrée sur son territoire, pour
respecter son principe de zéro contamination,
LES EFFORTS DÉPLOYÉS
POUR OBTENIR UNE IMMUNITÉ
COLLECTIVE SONT NÉANMOINS
COMPROMIS PAR LE MANQUE
D’ENTHOUSIASME DES CITOYENS
même après le retour à la normale envisagé
à l’automne 2021 dans les pays occidentaux.
On retrouve le même genre de conlits d’ob-
jectifs dans la lutte contre la pollution. Les
collectivités locales se sont empressées de
donner un coup d’accélérateur à la croissance
économique pour compenser les pertes dues
à la crise du Covid. Mais avec une économie
toujours alimentée par l’industrie lourde et le
charbon les progrès enregistrés dans la lutte
contre la pollution sont compromis, et les
grandes villes industrielles du nord de la Chine
pourraient peiner à atteindre les objectifs de
réduction de la pollution ixés pour cet hiver.
Ainsi, voyant arriver la in de l’année 2020,
les collectivités locales se sont mises à décré-
ter des rationnements en décembre, dans une
tentative désespérée d’atteindre leurs objectifs
en matière d’économie d’énergie et de réduc-
tion des émissions carbonées. Alors que les
lampadaires étaient éteints et les usines fer-
mées par souci d’économie d’énergie dans de
nombreuses provinces, on ne pouvait s’empê-
cher d’éprouver un sentiment de déjà-vu, avec
la mise à l’arrêt de la plupart des activités éco-
nomiques lors des mesures draconiennes de
coninement en février et en mars.
Qu’on le veuille ou non, coninements et
coupures d’électricité sont la preuve d’un État
à la fois remarquablement résilient et fonciè-
rement déicient.
—Huang Yanzhong
Publié le 5 janvier
WUHAN, UN AN APRÈS. 31
Revue
de presse
Le rôle délicat de l’OMS
Critiquée dans un récent
rapport pour n’avoir pas agi
suffisamment tôt en tout début
d’épidémie, l’Organisation
mondiale de la santé reste
un organe consultatif qui dépend
du bon vouloir des États.
À quoi sert l’OMS ?
Créée en 1948, cette agence
spécialisée de l’Organisation
des Nations unies pour la santé
publique a pour but aiché
d’“améliorer la santé pour tous,
partout”. Elle réunit des experts  Une attitude qui a fait douter
du monde entier pour formuler
des recommandations servant
de références internationales.
“Dans les situations d’urgence,
le rôle opérationnel de l’OMS
consiste notamment à diriger
et à coordonner la réponse
sanitaire à l’appui des pays,
procéder à l’évaluation
des risques, identifier les priorités
et instaurer des stratégies, fournir
des conseils techniques essentiels,
des fournitures et des ressources
financières et également suivre
la situation sanitaire”, peut-on lire
sur son site. Au cours des onze
dernières années, l’organisation
a supervisé la réponse mondiale
à six urgences sanitaires,
notamment l’épidémie d’Ebola
en Afrique de l’Ouest en 2014,
l’épidémie de Zika en 2016 et,
à présent, la pandémie de Covid-19.
“Mais – et c’est un gros ‘mais’ –
l’OMS n’a qu’un rôle consultatif”,
fait remarquer le site BBC News.
En d’autres termes, elle n’a
aucun moyen d’obliger les pays
à appliquer ses recommandations.
Que lui est-il reproché
dans la pandémie actuelle ?
Dans un rapport présenté le
19 janvier lors d’une réunion de
l’organisation, un panel d’experts
indépendants, dirigé par
l’ancienne Première ministre
néo-zélandaise Helen Clark et
l’ex-présidente libérienne Ellen
Johnson Sirleaf, a estimé que
l’OMS et la Chine auraient pu agir
plus vite au tout début de
l’épidémie. Il reproche notamment
à l’OMS d’avoir attendu le
30 janvier 2020 pour considérer
l’épidémie comme une urgence de
santé publique internationale. Ce
n’est pas la première fois que
l’OMS essuie des critiques depuis
que le virus est apparu. “Au début
en particulier, j’étais choqué
quand je voyais [Tedros Adhanom
Ghebreyesus, le directeur général
de] l’OMS s’adresser à la presse…
Il reprenait pratiquement mot
pour mot les déclarations
du gouvernement chinois”,
racontait en avril à The
Atlantic Xiao Qiang, chercheur
aux États-Unis, qui suivait de près
les communiqués chinois.
certains de l’indépendance
de l’OMS. Donald Trump, alors
président des États-Unis, a même
jugé que l’organisation était
inféodée à la Chine et a décidé
de cesser de la inancer. En outre,
la non-invitation de Taïwan
à l’Assemblée mondiale de l
a santé, qui s’est déroulée en mai,
est presque devenue un casus belli.
Pourquoi l’OMS n’a-t-elle pas
réagi plus tôt ?
Probablement parce qu’elle
n’a pas tout de suite disposé
des données lui permettant
de mesurer la gravité de la
situation, ni mis en doute celles
qui lui étaient communiquées.
“Le rôle de l’OMS est en grande
partie diplomatique, rappelle BBC
News. Elle ne peut obliger les États
à lui communiquer des informations
sur les épidémies et dépend donc
du bon vouloir de ceux-ci.” Le site
de la RTBF rapporte que lors
de la présentation du rapport
dévoilé en janvier, Ellen Johnson
Sirleaf a déclaré : “En fin de
compte, l’OMS n’a pas le pouvoir
de faire respecter quoi que ce soit
ou d’enquêter [de son propre chef]
dans un pays […]. En cas
d’apparition de maladie nouvelle,
la seule chose que l’OMS peut
faire, c’est de demander à être
invitée et d’espérer l’être.”
Il aura fallu un an de discussions
avec les autorités chinoises pour
qu’une équipe de scientiiques
indépendants, mandatée par
l’OMS, puisse enin se rendre sur
place. Les enquêteurs, dont les
visas ont tardé à être délivrés,
sont inalement arrivés à Pékin
le 14 janvier. Ils ont commencé
leur séjour par une quarantaine.
32. À LA UNE Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

DOCUMENT

Mes quarante jours dans chaque chambre pour nous soumettre

à un deuxième test. Vers 20 h 30, je reçois
un curieux appel dans ma chambre. On me

à l’Hôtel Covid demande, depuis la réception, quels sont mes

liens avec les autres Italiens présents sur
le vol. “Pengyoumen”, des amis, réponds-
je dans mon mandarin rudimentaire, mais
nous ne voyageons pas ensemble. Drôle de
question, tout de même. Je sens monter
une curieuse angoisse. Et, dix minutes plus
En octobre, le correspondant à Pékin du quotidien italien tard, cette angoisse se mue en une certi-
La Repubblica a été testé positif à son retour en Chine. Contraint tude glaçante. L’écran de mon téléphone
de passer quarante jours dans une chambre d’hôpital, il livre s’allume : c’est un message WeChat d’un
un récit poignant de son expérience de confinement forcé. contact inconnu. Avant même de lancer
la traduction automatique du mandarin,
je sais ce qu’il dit : “L’échantillon prélevé
aujourd’hui a donné un résultat positif et a
été envoyé au Centre de contrôle des maladies
—La Repubblica (extraits) Rome de Nankin à des fins de vérification. J’aurais
quelques questions à vous poser.”
JEUDI 15 OCTOBRE, AÉROPORT Positif. Positif. Positif. Tout va trop vite
DE MILAN MALPENSA pour moi. Mais il faut que je me remue. La

Cunaalléy mois
est, je suis prêt à repartir. J’ai passé
en Italie avec ma famille, je suis
faire quelques brasses automnales
dans les Pouilles, j’ai rechargé mes batte-
ries. Ça en valait la peine, malgré la quaran-
taine qui m’attend à mon retour en Chine.
Je sais ce qui me pend au nez : j’en ai déjà
fait une en juin, la première fois que je suis
rentré de Pékin, après le début de la pan-
démie. L’hôtel de Nankin, la ville où nous
allons atterrir et où nous serons placés à
l’isolement, ne sera sans doute pas le grand
luxe. Mais ça passe vite, deux semaines. Je
me présente à l’embarquement à Malpensa
avec un stock de victuailles pour me faire
oublier les plats chinois qui me seront
servis à l’hôtel pendant ma quarantaine :
du thon et du saumon en boîte, de l’huile
vierge extra, du chocolat, des fruits secs, des
conitures. J’ai vu un peu grand, ça m’éton-
nerait que j’arrive à inir tout ça. Dans une
pochette noire, j’ai la kyrielle de documents
réclamés par les autorités chinoises à l’en-
trée sur le territoire. À commencer par le
test négatif que j’ai passé il y a trois jours.
Je sais aussi ce qui m’attend au débar-
quement. Après avoir dompté l’épidémie en
Chine, les autorités focalisent désormais
leur attention sur les cas de virus “impor-
tés” par des étrangers ou par des Chinois
de retour au pays. Une mesure à la fois poli-
tique et de bon sens, visant à faire oublier
au monde, aux Chinois en tout cas, où tout
a commencé. Face au danger qui vient de
l’extérieur, il faut surveiller les frontières.
Toute personne qui met le pied sur le ter-
ritoire chinois se voit dès lors immédiate-
ment prescrire un parcours de soins qui
prévoit, dans un premier temps, un isole-
ment de quinze jours dans un hôtel, sans
contact avec le monde extérieur. À notre
descente de l’appareil, le bataillon habi-
tuel de cosmonautes nous attend pour
nous guider dans les procédures bureau-
cratiques et sanitaires : prise de tempéra-
ture, enregistrement. Un message s’aiche
“Atterissage !”
sur un grand écran lumineux : “La patrie
vous souhaite la bienvenue au pays.”
Pour tout le monde, le cadeau de bien-
venue consiste en un écouvillon fourré
dans le nez. Une petite heure plus tard,
nous sommes dans le bus qui nous amène
à l’hôtel, un Holiday Inn de la banlieue sud
de Nankin. C’est déjà l’après-midi quand
nous prenons nos quartiers. Le soir, aucun
message alarmant n’est arrivé : le test pra-
tiqué à l’aéroport est négatif. Dans quinze
jours, je pourrai sortir. Le compte à rebours
est lancé. Il ne me vient même pas à l’idée
que ce pourrait être plus long.
LE MESSAGE
Tleous les clients de l’Hôtel Covid ont été
inscrits dans un même groupe WeChat,
réseau social chinois. Le dimanche,
quelqu’un y écrit que deux cas positifs
ont été signalés dans l’avion, ce qui explique
que des préposés soient passés le matin
responsable de l’hôtel m’a écrit, elle aussi,
en des termes plus vagues mais aussi plus
impératifs, me disant qu’une ambulance
est en route pour venir me chercher et me
conduire “ailleurs”.
Le dispositif mis en place par la Chine
pour lutter contre le virus, c’est un peu l’en-
fer de Dante, une série de cercles concen-
triques superposés qui s’enfoncent dans la
Terre et dont chacun symbolise un niveau
de risque accru. Or je suis sur le point d’at-
terrir dans le dernier cercle, le plus petit,
celui des abysses, réservé aux cas positifs.
Deux coups de sirène et le relet des lumières
bleues sur l’immeuble d’en face m’annon-
cent que mon ambulance est arrivée.
L’HÔPITAL
Leitedetrajet dure une petite heure, dont je pro-
pour essayer de récupérer les papiers
l’assurance-maladie et d’informer
ceux qui doivent l’être, le journal, l’am-
bassade, de l’endroit où l’on m’amène. Mais,
au fait, où m’amène-t-on ? Quand le portail
s’ouvre, dans l’obscurité, c’est comme s’il
n’y avait rien autour. On se croirait en rase
campagne. Devant moi, une construction
blanche, un genre de grand container. La
porte est ouverte et une inirmière me fait
signe d’entrer : “Assis sur ce tabouret !” me
lance-t-elle. Elle prend ma pression arté-
rielle et mesure ma saturation [en oxygène
dans le sang], me demande ma taille, mon
poids, et un acompte.
Nous pénétrons dans cette structure
dont je déduis qu’il s’agit d’un des hôpitaux
provisoires anti-Covid édiiés à la hâte par
la Chine in janvier, au plus fort de l’épi-
démie. Nous enilons quelques couloirs
JE SUIS POSITIF, JE SUIS
UN DANGER, ET LA CHINE
NE PEUT PLUS SE PERMETTRE
DE ME FAIRE CONFIANCE.
“La Chine souhaite
‘un bon retour au pays’
à ses ressortissants avant
de les soumettre au test”
déserts pour arriver devant la porte d’une
chambre. L’inirmière l’ouvre et me fait
entrer : c’est une petite chambre d’hôpi-
tal, de trois mètres sur six environ, les
murs sont faits d’une matière plastique
grise, il y a là deux lits, deux tables de nuit,
un petit placard et un cabinet de toilette.
L’éclairage est à LED, il fait un froid de
canard. Derrière la porte, deux codes QR
à scanner : l’un est celui du groupe WeChat
des inirmières, l’autre celui de la boutique
de l’hôpital. Demain, je pourrai acheter ce
qui me manque. En attendant, il n’y a rien,
pas même de papier toilette. La seule excep-
tion, c’est un énorme Thermos bleu : pour
les Chinois, l’eau chaude est un bien de pre-
mière nécessité, une panacée, ce qui par ce
froid n’est pas pour me déplaire.
L’inirmière sort en fermant la porte der-
rière elle. Clic, clac, j’entends la clé dans la
serrure, un bruit qui me reste dans la tête et
qui change tout. À l’hôtel non plus, on n’avait
pas le droit de sortir de sa chambre, mais
la porte était ouverte – une petite illusion
de libre arbitre, un signe de la coniance du
système dans notre disposition à collaborer.
Mais voilà, maintenant que je suis positif,
je suis un danger, et la Chine ne peut plus
se permettre de me faire coniance. Il est
près de minuit, je me pelotonne tout habillé
sous ma couverture. Dimanche 18 octobre,
deuxième hôpital de Nankin, pavillon Covid
D1, lit 35. Je suis placé à l’isolement.
Le lendemain, quand on me réveille à
6 heures du matin pour mes examens de
contrôle, je suis tétanisé par la conscience
de ma condition. Je suis très loin de tous les
gens que j’aime, enfermé dans une structure
inaccessible, dans un pays aux frontières
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
closes. Dans le dernier cercle. Non seule-
ment la porte est verrouillée, mais il n’y a
même pas de lumière naturelle dans cette
chambre : l’unique fenêtre, scellée, donne
sur un couloir intérieur où les rayons du
soleil n’arrivent pas. Si j’actionne l’interrup-
teur, il fait jour, même à 3 heures du matin ;
si je l’actionne à nouveau, il fait nuit, même
à 3 heures de l’après-midi.
Pendant deux jours, je passe une batte-
rie de tests, des prélèvements sanguins, des
tests rectaux et nasopharyngés, un scanner
des poumons. Les examens conirment que
je suis bien atteint du Sars-CoV-2. Dans la
classiication chinoise, diférente de celle
des autres pays depuis le début de la pan-
démie, je suis considéré comme “asymp-
tomatique”, ce qui me place dans une liste
à part, séparée du décompte total des cas
“conirmés”.
Pour les citoyens chinois, les soins sont
gratuits. C’est ce qu’a décidé le régime : il
faut dire qu’ici une maladie peut ruiner
une famille. Le risque était par ailleurs
que les malades dissimulent leur état. Les
étrangers, en revanche, doivent mettre la
main à la poche, et c’est le même docteur
Chen qui viendra prélever la somme due
à intervalles réguliers. Très bien, mais
quand vais-je pouvoir sortir ? Le doc-
teur Chen tombe des nues : “Je ne vous
l’avais pas expliqué ?” s’étonne-t-elle, avec
POUR LES CHINOIS,
LES SOINS SONT GRATUITS.
LES ÉTRANGERS, EUX, DOIVENT
METTRE LA MAIN À LA POCHE.
“Quarantaine jour 1 :
le questionnaire”
“Ce matin, on m’a prélevé
dix tubes de sang”
un sourire mâtiné d’embarras. Non, per-
sonne ne m’a rien expliqué.
Voilà comment ça fonctionne : pour sortir,
il faut que trois examens – l’examen cyto-
bactériologique des crachats (ECBC) et
deux tests, oral et rectal – soient négatifs
pendant deux jours consécutifs. Ici, on ne
respecte pas la limite des vingt et un jours
recommandée par l’OMS pour atténuer
les efets d’un isolement prolongé. On ne
mesure pas non plus la charge virale. On
est positif ou négatif, c’est tout. Autrement
dit, pour la Chine, on est contagieux ou
non contagieux, dangereux ou pas. Une
logique grossièrement binaire, sans juste
milieu, selon laquelle tout risque supérieur
à zéro est inacceptable pour un régime qui
a déclaré une “guerre du peuple” au virus
avant de proclamer la victoire.
LA PROMENADE
e comprends que la seule chose qui me
Jreste à faire, c’est de m’instaurer une rou-
tine. Le matin tôt, quand l’inirmière me
réveille pour mesurer ma saturation ou
remplir mon Thermos d’eau chaude, j’enile
mes chaussettes de sport et je commence
à faire les cent pas. D’un coin à l’autre de
la pièce, en faisant le tour des deux lits, il y
a huit pas. Si je tournicote comme ça pen-
dant quarante-cinq minutes, ça ne fait pas
loin de trois kilomètres, selon mes calculs.
Une fois par jour, une femme de ménage
arrive armée d’une serpillière, un seul petit
coup de trente secondes qui laisse sur le
sol plus de poussière et de cheveux qu’il
n’y en avait au départ. Et, pourtant, c’est
un moment magique parce que, pendant
cette demi-minute, la porte reste ouverte,
je peux aller sur le seuil et regarder dehors.
L’autre chose qui m’aide à tenir, c’est le
travail. Je fais ce qui me vient spontané-
ment : je transforme cette expérience en
récit. En l’espace de quelques jours, je gagne
plusieurs milliers d’abonnés sur Instagram.
Je leur montre la chambre, je m’en sers
pour illustrer la rigueur des mesures sani-
taires chinoises. Les commentaires ont ten-
dance à se polariser, comme souvent quand
on parle de l’empire du Milieu : d’un côté
ceux qui disent que nous devrions suivre
cet exemple plutôt que de faire coniance
aux gens pour se mettre eux-mêmes en
quarantaine, de l’autre ceux qui accusent
la Chine d’être une dictature. Aux premiers,
je réponds que ces mesures sont celles d’un
régime autoritaire et qu’il serait impossible
(heureusement) d’instaurer les mêmes chez
nous. Aux seconds, je réponds que, c’est
vrai, ces méthodes peuvent et doivent être
critiquées, mais que nous pouvons tout de
même essayer de comprendre les raisons
qui les motivent : c’est en isolant tous les cas
positifs et tous leurs contacts – au besoin
en allant les chercher chez eux manu mili-
tari – que les autorités ont pu contenir le
virus pendant la crise à Wuhan.
LA PRISON
e lieu où je me trouve s’apparente-
L t-il davantage à un hôpital ou à une
prison ? À quelque chose entre les
deux, peut-être. Dans cette chambre
fermée de l’extérieur, deux objectifs se
superposent : celui de m’isoler et celui
de me soigner. Seulement voilà, au bout
de deux semaines, force est de constater
que je n’ai pas développé de forme grave
“La chambre”co
WUHAN, UN AN APRÈS. 33
“J’ai réussi à saisir
la minute de lumière
naturelle que je savoure
chaque jour”
du Covid-19 et que je n’ai plus besoin
de soins. À compter de ce moment, la
Chine ne me garde plus que pour pré-
munir ceux qui sont dehors contre le
danger que je représente. Je serai donc
détenu ici jusqu’à ce que tout risque de
contagion soit écarté, le régime ayant
promis aux citoyens que le virus ne cir-
culerait plus. Si je redeviens négatif rapi-
dement, ce sera tant mieux pour moi. Et
si ça prend deux, trois ou cinq mois, ce
sera tant pis. Ma santé sera sacriiée sur
l’autel d’une cause supérieure, la santé
du corps social chinois.
Les répercussions psychologiques de
cette expérience ne sont tout bonnement
pas prises en compte. Je ne suis pas sur-
pris. Et si j’avais été sujet à la claustro-
phobie ou aux crises d’angoisse ? Je ne
crois pas que le dispositif de coninement
chinois aurait prévu pour moi un traite-
ment spécial.
Un jour, pendant ma petite prome-
nade du matin, je remarque qu’une des
chambres situées en face de la mienne,
de l’autre côté du couloir, est occupée par
une jeune femme qui tient une petite ille
dans les bras. La jeune femme en ques-
tion est arménienne et s’appelle Ani.
Jusqu’à présent, de mes codétenus je
n’avais perçu que des bruits : les crachats
d’un homme dans la chambre de droite et
les sanglots inconsolables d’une femme
dans celle de gauche. Ani est la première
codétenue que je vois en une vingtaine
de jours. On s’échange nos numéros de
téléphone à travers nos fenêtres fermées
mais, au bout de quelques messages, on
n’a plus grand-chose à se dire.
34. À LA UNE
“Nouveaux compagnons
d’isolement”o
Même les conversations avec les inir-
mières qui entrent dans ma chambre
se réduisent au strict minimum. Elles
restent le moins longtemps possible,
peut-être de peur d’être contaminées.
Quand l’une d’elles se fait enfermer par
mégarde avec moi, c’est tout juste si elle
n’est pas prise de panique. Mais on les
comprend, elles ont sur les épaules une
pression énorme. Elles sont en première
ligne dans cette “guerre du peuple”, elles
sont le rempart que le virus ne doit en
aucun cas franchir. Et, pendant les rou-
lements, qui durent quelques semaines,
elles ne dorment pas chez elles avec leur
famille, mais sont coninées, elles aussi.
Le tribut psychologique est très lourd,
même pour le personnel soignant, même
si en Chine on en parle peu.
NÉGATIF
i, au départ, on m’avait dit que je
Sd’un
resterais dans cette chambre plus
mois, je serais sans doute devenu
dingue. Aujourd’hui, un mois s’est
écoulé et l’heure de ma libération n’est
toujours pas en vue. Je sais aussi que
deux semaines de quarantaine supplé-
mentaires m’attendront après à l’hôtel.
Est-ce que je serai libre pour mon anni-
versaire, le 12 décembre ? Pour Noël ?
Le trente-troisième jour, un vendredi,
je reçois enin une bonne nouvelle : mon
ECBC est négatif.
À partir de demain, m’explique un
nouveau médecin, je vais devoir me sou-
mettre tous les jours à deux tests supplé-
mentaires, le nasopharyngé et le rectal.
Si tous les trois sont négatifs deux jours
d’ailée, je pourrai sortir. C’est déjà un
pas. Mais c’est aussi le début des mon-
tagnes russes. Parce que, pendant quelques
jours, mon ECBC passe du vert au rouge,
du négatif au positif. Sans doute les ana-
lyses chinoises sont-elles capables de déce-
ler les moindres résidus de Sars-CoV-2.
Et le fait de voir ressurgir un résultat
positif si près de la ligne d’arrivée est un
coup de massue : chaque fois, le comp-
teur repart de zéro.
Tout se résume désormais à une attente
obsédante de trois tests négatifs deux fois
de suite. Je voudrais crier à la face des
médecins qu’une telle rigueur n’a aucun
sens d’un point de vue épidémiologique,
mais je sais pertinemment qu’ils n’ont pas
voix au chapitre. Parfois, j’aurais envie
d’avoir en face de moi un Chinois lambda
pour lui dire ma façon de penser. Je lui
dirais qu’en Occident on a une chose qui
s’appelle la liberté, qui fait qu’on ne peut
pas enfermer à double tour un citoyen
dans une chambre, que l’adhésion aux
règles se fonde sur le sens des responsa-
bilités des individus. Mais je sais déjà ce
qu’il me répondrait : “Et ça marche vrai-
ment ? Nous, on a été assignés à résidence
durant des semaines, pendant que vous, vous
vous bagarrez pour sauver vos vacances de
Noël à la montagne.” Je lui dirais que la
promesse du “risque zéro” se traduit par
une mise sous tutelle des Chinois – que
le régime justiie d’ailleurs. Je lui dirais,
pour paraphraser un peu, que le degré
de civilisation d’un pays se mesure à la
manière dont on conine les gens. Mais
“Le bouton de sortie !”
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
JE REMPLIS TOUS LES
CRITÈRES DU SUJET À RISQUES :
“LAOWAI”, C’EST-À-DIRE
ÉTRANGER, JOURNALISTE,
ET MÊME ANCIEN POSITIF.
je sais déjà qu’il pointerait du doigt le
décompte des morts – 53 667 en Italie,
4 634 en Chine [in novembre 2020] – et
qu’il me demanderait si le droit à la vie
n’est pas plus important.
L’empire du Dragon sort de cette pan-
démie conforté dans la supériorité de son
système sur des démocraties occidentales
où l’on se crêpe le chignon. Et, même si je
sais qu’il existe des démocraties qui ont su
contenir le virus sans limiter outre mesure
les libertés individuelles, comme la Corée
du Sud ou Taïwan, je reconnais la force
des arguments chinois. Et je comprends
pourquoi ils ont renforcé la coniance des
citoyens dans le régime.
J’ai tout essayé pour faire partir ce
virus. Après les gargarismes, je me suis
mis à reniler de l’eau bouillante sous la
douche. Je inis par devenir carrément
superstitieux. Je ne l’ai jamais été, mais
on s’attache aussi aux petites choses. Dans
l’horoscope chinois, c’est mon année, l’an-
née du Rat, une mauvaise année, comme
chacun sait. Je décide de conjurer le sort
en sortant de ma valise mon tee-shirt pré-
féré, d’un joli rouge (une couleur qui porte
chance en Chine). Et, croyez-le ou non
mais, dans les deux jours qui suivent, je
reçois mes deux brelans de tests négatifs.
Je m’étais gardé de côté une dernière
boîte de saumon, comme un cigare de la
victoire, que je mange avec le riz. Le len-
demain matin, au quarantième jour de ma
quarantaine, je me fais enin signer mon
bon de sortie. Je dois encore attendre
qu’ils me désinfectent mes afaires, puis,
vers 15 heures, une inirmière vient m’ap-
peler. Je jette un dernier coup d’œil sur
cette chambre que je connais comme
ma poche. Je salue l’inirmière, je sors.
Le ciel est d’un gris superbe.
DEHORS
C alibre,
y est : je suis dehors. Pas encore
ça non. Pour attester que mon
corps a bien efacé toute trace du
coronavirus et que je ne représente
plus un danger, avant d’aller frayer avec
mes semblables, il me faut encore passer
deux semaines d’observation à l’hôtel. Me
voici donc revenu à mon point de départ,
après un long détour. Mais dans l’enfer de
la lutte contre le virus, je suis remonté à
un cercle supérieur, peut-être même au
purgatoire : encore deux semaines et je
serai libre pour de bon.
Évidemment, je m’inquiète un peu pour
le test inal qui m’attend dans quinze jours,
“Je m’étais gardé
de côté la dernière
boîte de saumon pour
le dernier dîner”
je ne voudrais pas que quelques résidus
de virus viennent jouer les trouble-fête.
Que se passerait-il ? Je n’ose même pas
y penser. Mais ce qui m’efraie aussi un
peu, c’est ce qui m’attend dehors. Partout,
on nous martèle une propagande alar-
miste sur le virus “importé”. Cet été
déjà, il arrivait que les Chinois remon-
tent leurs masques en me voyant, voire
changent de trottoir. Après tout, je rem-
plis tous les critères du sujet à risques :
“laowai”, c’est-à-dire étranger, journa-
liste, et même ancien positif. J’ai peur
d’avoir les autorités aux basques, qu’elles
ne m’imposent des tests à répétition, que
mon appli anti-Covid n’aiche pas la pas-
tille verte qui permet de se déplacer libre-
ment, de voyager, d’aller dans les bars.
De la fenêtre de ma chambre, je vois un
père et sa petite ille marcher dans une
des allées du complexe. Elle a un cartable,
j’imagine qu’elle va à l’école. Elle sautille
en riant gaiement, aucun des deux ne porte
de masque. La voilà, la normalité post-
Covid, celle que la Chine a su conqué-
rir grâce à la rigueur de ses consignes,
la dureté de ses méthodes et le sens des
responsabilités de ses citoyens. Celle dont
j’ai bénéicié moi aussi l’été dernier, celle
qui m’a permis de prendre l’air et d’al-
ler à des concerts, celle qui m’attend à
la sortie. Bien sûr, j’ai hâte de ressortir,
au milieu des sujets sains. La diférence,
c’est qu’aujourd’hui je connais le prix de
cette normalité. Et que je ne la regarde-
rai plus de la même manière.
—Texte et photos de Filippo Santelli
Publié le 3 décembre 2020
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021 WUHAN, UN AN APRÈS. 35

QUEL BILAN
RÉEL ?

Avec seulement 88 804 cas

de Covid-19 recensés depuis
le début de l’épidémie, la Chine
semble mieux s’en sortir que
la plupart des pays. Mais
ces chiffres reflètent-ils la réalité ?

ays où l’épidémie due au nouveau corona- Dès le 23 mars, de nombreux habitants sem-

P virus a émergé la première fois, la Chine blaient douter des 2 531 décès alors annoncés
semble bien résister : depuis le début, elle dans la ville de Wuhan. À cette date, alors que
n’aiche que 88 804 cas de Covid-19 et le coninement était progressivement levé
4 635 décès au 22 janvier 2021. Soit seulement dans la capitale du Hubei, les sept funéra-
6,37 cas et 0,33 décès pour 100 000 habi- riums de la ville avaient commencé à rendre
tants. On est loin des 1 290 cas et 27,67 décès les urnes des défunts aux familles au rythme
pour 100 000 habitants en moyenne dans le reste de 500 par jour chacun. Une quantité impor-
du monde, selon les calculs établis à partir des tante qui a renforcé le sentiment général d’une
données de l’université Johns Hopkins. sous-évaluation importante des décès. “À ce
Ces excellents chifres sont-ils le fruit de la rythme-là, d’ici la fête des morts [le 5 avril], on
politique mise en place par le gouvernement aura atteint 42 000 urnes”, calculait un rési-
chinois pour endiguer la propagation du virus ? dent cité à l’époque par Radio Free Asia.
Ou peut-on se questionner à leur sujet ? D’autres données semblent suggérer que le
Depuis que le virus est arrivé dans d’autres bilan oiciel ne dit pas tout. Par exemple, des
pays et au vu de l’évolution qu’il a connue, images satellitaires analysées par une équipe
la faiblesse des chifres chinois alimente le de chercheurs américains révèlent une aug-
scepticisme dans la commu- mentation importante du
nauté internationale. Une traic automobile à proximité
étude épidémiologique, dont
Revue des principaux hôpitaux de
de presse
les résultats ont été rendus Wuhan dès l’automne 2019.
publics le 28  décembre, “Nous ne pouvons pas conir-
donne du crédit à cette déiance. Le rapport mer à 100 % que c’était le virus à l’origine de la
révèle que rien qu’à Wuhan le nombre de per- maladie [qui circulait] et que c’est ce qui a pro-
sonnes ayant été infectées en 2020 est estimé voqué cette activité dans les hôpitaux, tempère
à 500 000. C’est “dix fois plus que les 50 000 cas John Brownstein, professeur de médecine à
conirmés dans la ville épicentre de l’épidémie, à Harvard et contributeur régulier de la chaîne
la mi-avril”, commente l’agence Bloomberg. la chaîne ABC News, qui a dirigé l’étude. Mais
il se passait quelque chose qui avait l’air très dif-
Trafic automobile. Il faut dire que les férent de tout autre moment que nous avions exa-
chifres oiciels de victimes du Covid-19 en miné.” Et si c’était bien le nouveau coronavirus
Chine ne prennent en compte que les malades qui en est responsable, cela fait encore poten-
conirmés et excluent les cas asymptoma- tiellement d’autres cas passés sous les radars
tiques, qui ont d’ailleurs été répertoriés tar- qui n’ont jamais été comptabilisés.
divement. Ils ignorent également les cas non —Courrier international
reconnus au début de l’épidémie, en janvier
et février 2020, alors que les tests faisaient
défaut, que les procédures étaient en constante ↑ Journée internationale
évolution et que les hôpitaux surchargés ne des infirmières à l’hôpital Tongji
pouvaient admettre tous les patients, selon à Wuhan, le 12 mai 2020.
de nombreux témoignages. Photo Stringer/AFP.
Repères
Hong Kong sous haute surveillance
●●● Hong Kong a réussi à contenir le nombre de cas conirmés
à 10 085 et celui des décès à 169 au 25 janvier, sur une population
de 7,5 millions de personnes. C’est le résultat combiné du coninement
obligatoire des voyageurs et de la mise à l’isolement des personnes
infectées, symptomatiques ou non, et des cas contacts. 
Des opérations de surveillance des eaux usées ont été lancées
récemment, avec un test obligatoire pour les habitants lorsque
des traces de virus sont retrouvées. Le 22 janvier, pour la première fois,
un quartier de 150 immeubles a ainsi été fermé et ses 7 000 habitants
coninés, indique le South China Morning Post. Il a rouvert le 25.
Treize cas ont été conirmés. En avril, une journaliste pigiste
du journal, testée positive, ainsi que trois de ses contacts racontaient
leur séjour de deux semaines dans une HLM transformée en camp
de quarantaine. Malgré les conditions, toutes exprimaient leur gratitude
pour la bonne organisation de l’expérience en un temps record.
À Taïwan, des mesures précoces
●●● Taïwan, l’un des meilleurs exemples de maîtrise de l’épidémie
avec 797 cas conirmés et sept morts seulement pour 24 millions
d’habitants, a fermé ses frontières à tous les étrangers, excepté
les résidents, le 1er janvier 2021, pour éviter l’arrivée des nouveaux
variants, indique le webzine The Diplomat. Le dernier cas
de contamination locale, détecté le 21 décembre, après 250 jours sans
Covid, était dû à un pilote d’avion ayant triché sur les règles de test.
Dès la in de décembre 2019, alertées sur l’apparition d’une
pneumonie inconnue à Wuhan, les autorités taïwanaises mettaient
en œuvre des mesures draconiennes de contrôle à leurs frontières,
selon le Financial Times. La mise en quarantaine des voyageurs
atterrissant sur l’île a débuté dès la in janvier, avec l’imposition
d’une très forte amende aux contrevenants. Une campagne
de tests était assortie d’un isolement à l’hôpital pour toute
personne positive, symptomatique ou non.
36. À LA UNE
À Wuhan,
aller
de l’avant
Ils assistent à des concerts, vont
au restaurant et ne regardent pas
en arrière. Telle est la philosophie
des Wuhanais, aujourd’hui
débarrassés du virus et désireux
de l’oublier.
—South China Morning Post (extraits)
Hong Kong
ar un mercredi frisquet, à Wuhan, le bar
P Vox Livehouse, connu pour ses concerts de
rock, est plein à craquer de jeunes venus
faire la fête. “Ce soir, oubliez tous vos soucis.
On va se bouger et planer !” lance le chanteur
du groupe local Mad Rat. Le public répond
en redoublant d’énergie, de têtes secouées en
rythme, de surf sur la foule ou de poings en
l’air. Aucune distance physique n’est respec-
tée. Les masques sont portés sous le menton,
ou pas du tout.
Alors qu’un certain nombre de pays luttent
contre de nouvelles vagues du Covid-19 en
imposant de nouveau des restrictions, la vie
bat son plein à Wuhan, point de départ de la
pandémie : les restaurants et les cinémas sont
très fréquentés, les rues sont animées, et de
grandes conférences sont organisées.
Rares sont les stigmates visibles de l’épidé-
mie, bien que le marché de gros de Huanan, où
les 19 premiers cas de Covid-19 ont été identi-
iés voilà un an, reste fermé. Les pancartes en
ont été enlevées. La ville, dont les habitants ont
été coninés [dès le 20 janvier 2020] pendant
soixante-seize jours avant d’être tous testés,
n’a pas connu un seul cas local d’infection au
virus depuis des mois.
La reprise est bien engagée, et beaucoup ne
souhaitent pas s’exprimer sur les sombres mois
du début 2020. “Je pense rarement à l’épidémie
et je m’abstiens d’en parler à moins d’y être obligé,
explique Lin Wenhua, qui pendant la crise a
été chaufeur volontaire pour les soignants
ou pour livrer des médicaments à ceux qui ne
pouvaient pas se rendre à l’hôpital. Ce sont les
médias qui veulent célébrer ce supposé premier
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
anniversaire. Nous, on veut surtout oublier tout
ça et passer à autre chose.”
“Il y a eu au moins deux téléfilms sur cette période
et je n’ai pas pu regarder plus de cinq minutes”,
SOURCE
conie Xiao Ya, une institutrice de 38 ans qui
avait mis des jours à trouver des lits d’hôpitaux
pour elle et ses parents, début février 2020. Voir
ces images était insupportable. À quoi bon revivre
SOUTH CHINA ça ? Nous devrions plutôt penser qu’une nouvelle
MORNING POST vie commence.” Xiao raconte que ses parents
Hong Kong sont guéris de la maladie, mais que sa mère n’a
Quotidien, 100 000 ex. plus envie de sortir de chez elle après avoir vécu
scmp.com cette épreuve. “Elle ne sort que si on prend ma
Le grand quotidien voiture. Elle refuse les transports en commun.”
Un autre Wuhanais, Zhang Huaxue, explique
de langue anglaise
de Hong Kong que son père, Zhang Luyi, âgé de 60 ans, qui
est depuis avril 2016 a eu le Covid-19, a eu besoin de prendre de
la propriété de Jack Ma
(Ma Yun), patron
l’oxygène à la maison après sa sortie d’hôpi-
tal et soufre encore de fatigue et de douleurs
du géant du commerce pulmonaires.
électronique chinois “De nombreux habitants ont ressenti une cer-
Alibaba. Cette taine injustice en raison du confinement obliga-
acquisition a suscité toire et des moyens médicaux limités au début,
de fortes craintes mais maintenant je pense qu’on doit se tourner
que la liberté vers l’avenir”, poursuit Zhang Huaxue.
de ton et la qualité
journalistique Survivants. “Wuhan est une métropole qui
de ce journal s’érode, compte plusieurs facultés de médecine et de nom-
voire disparaisse. breux grands hôpitaux. Est-ce qu’il aurait mieux
Quoi qu’il en soit, valu que le coronavirus apparaisse d’abord dans
le South China Morning une autre capitale provinciale ? Probablement pas.
Post demeure J’espère que des enseignements seront tirés afin de
indispensable à qui veut faire progresser la médecine et la gestion urbaine,
suivre la Chine. au lieu de ressasser le passé”, ajoute Zhang. Il sou-
ligne toutefois qu’il est de cet avis uniquement
car ses parents ont survécu ; ceux qui ont perdu
des proches sont sans doute blessés. Chen Xi,
18 ans, reste traumatisée par le chaos dont elle
a été témoin dans les hôpitaux en janvier. Elle
raconte avoir vu une femme âgée s’efondrer
devant elle et n’arrive pas à efacer cette image
de son esprit. “L’attente était si longue et tout le
monde était très malade. Je ne sais pas si cette femme
a survécu mais je pense souvent à elle. J’en rêve par-
fois”, ajoute-t-elle.
Si les Wuhanais ont payé de leur personne l’épi-
démie, ceux qui ont survécu racontent que cette
période a aussi mis en lumière les qualités des
gens. Xiao était contente que ses camarades la
traitent normalement quand elle est retournée
à l’école en mai ; lors d’un dîner de retrouvailles,
“CE SONT LES MÉDIAS QUI
VEULENT CÉLÉBRER CE SUPPOSÉ
PREMIER ANNIVERSAIRE. NOUS,
ON VEUT OUBLIER TOUT ÇA.”
Lin Wenhua
WUHANAIS
elle a pu se passer de masque, exactement comme
eux. Trouver un lit d’hôpital en contactant des
personnes du quartier et en étant aidée tout au
long de cette expérience l’a poussée à faire du
bénévolat après le coninement. “L’épidémie nous
a rendus plus solidaires et amicaux”, souligne-t-elle.
Les gens ont repris confiance, et certains
estiment que la ville est “la plus sûre au monde”,
même si les autorités locales sont sur le qui-vive
en raison de la saison hivernale.
Le port du masque et les contrôles de tempé-
rature sont obligatoires dans les lieux publics,
et les agents de sécurité vériient à l’entrée des
centres commerciaux, des hôpitaux, des aéroports
et des gares les codes QR de santé de chacun.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
LE PORT DU MASQUE ET LES
CONTRÔLES DE TEMPÉRATURE
SONT OBLIGATOIRES
DANS LES LIEUX PUBLICS.
Des mouchoirs et des cotons-tiges sont placés
à côté des ascenseurs ain que les usagers s’en
servent pour appuyer sur les boutons. Dans les
hôpitaux, le personnel est régulièrement dépisté,
et les patients doivent présenter le résultat d’un
test négatif pour entrer dans les locaux.
Au cours des derniers mois de l’année, des
foyers infectieux ont été signalés dans des ports
où des manutentionnaires transportent des pro-
duits surgelés d’importation, ainsi que sur des
marchés de gros comparables à celui où la crise
sanitaire mondiale a commencé.
Au marché de fruits de mer de Baishazhou, où
des produits importés sont vendus, l’accès aux
diférents secteurs est étroitement surveillé, et
le personnel porte des combinaisons de protec-
tion. Par les haut-parleurs, des avertissements font
savoir que tous les produits en vente ici doivent
être accompagnés d’un rapport d’inspection et
que personne ne doit retirer son masque.
Une femme surnommée Li, qui vend du crabe
royal en provenance du Canada et du homard
des États-Unis, explique que les employés de
Sijimei sont régulièrement testés et doivent
fournir un test négatif ain d’être autorisés à
récupérer des produits à la douane. Les ven-
deurs doivent porter un masque en permanence
à l’intérieur du marché. “J’ai toujours une boîte
de masques sur mon bureau ain de parer à toute
éventualité, explique-t-elle. Si quelqu’un nous voit
sans masque, on se fait réprimander ou verbali-
ser de 50 à 100 yuans [6 à 12 euros] par la direc-
tion du marché.”
—Zhuang Pinghui
Publié le 1er janvier
VIGILANCE
DANS LE NORD
← Le passage
à l’année 2021
à Wuhan.
DE LA CHINE
Photo Noël Celis/AFP
Une nouvelle flambée de l’épidémie
de Covid-19 touche plusieurs
provinces du nord de la Chine
et la capitale, mais surtout
des zones rurales mal armées
pour appliquer les méthodes
qui ont fait leurs preuves.
↓ Construction a municipalité de Pékin semble avoir lancé
d’un gigantesque
centre de quarantaine
à Shijiazhuang,
L des mesures d’urgence, même si la recrudes-
cence épidémique y serait limitée à quelques
cas. Le 22 janvier, une vaste campagne de
la capitale tests PCR a été lancée pour 2 millions de rési-
de la province dents des districts centraux de Xicheng et
du Hebei, confinée Dongcheng, où l’on pouvait observer de longues
en raison de la iles d’attente, rapporte le site Caixin Wang. Dix
pandémie de Covid- jours auparavant, des restrictions de déplace-
19, le 16 janvier 2021. ment avaient été imposées aux zones rurales du
Photo STR/CNS/AFP district de Shunyi, dans le nord-est de la ville,
qui abrite l’aéroport international de la capi-
tale, précise le Xinjing Bao.
Dans le nord-est de la Chine, dans les pro-
vinces du Heilongjiang et du Jilin, près de
4 millions d’habitants de plusieurs localités
ont été soumis à un blocus après un regain de
WUHAN, UN AN APRÈS. 37
contaminations au Covid-19, le 10 janvier. Le
déplacement d’un commerçant “superconta-
minateur” asymptomatique entre les deux pro-
vinces serait à l’origine de cette lambée, qui
touche près de 400 personnes au Heilongjiang
et 150 au Jilin, cas asymptomatiques compris,
ajoute Caixin Wang.
Dans la province du Hebei, limitrophe de
Pékin, ce sont aussi des zones rurales où appa-
raît le Covid-19. Un cas a été décelé le 2 janvier,
et les tests de masse pratiqués dans un village
de la banlieue de Shijiazhuang, la capitale pro-
vinciale, ont permis d’identiier 80 personnes
contaminées. Les 4 721 villageois ont été mis à
l’isolement individuel, raconte le magazine éco-
nomique Caixin dans une longue enquête. Au
Hebei, le 24 janvier, on compte 1 258 cas conir-
més : 805 malades, sept morts, 93 asymptoma-
tiques en observation et 353 patients guéris.
Au Hebei, il semble que “le patient zéro datait
du 15 décembre”, a déclaré le responsable local
de la gestion de crise, Shi Jian. Le 5 janvier,
toute la municipalité de Shijiazhuang (une ville
de 11 millions d’habitants), zones urbaines et
IL EST DÉCONSEILLÉ AUX
DISPENSAIRES DES VILLAGES
DE RECEVOIR DES PERSONNES
FIÉVREUSES.
rurales comprises, a été mise sous blocus, la
population devant se soumettre à plusieurs
séries de tests successifs. Le 14, un mort a été
décompté, le premier en Chine depuis deux
cent quarante-deux jours.
“La campagne, c’est le maillon le plus faible du
système de santé en Chine en matière de ressources”,
s’alarme le magazine Caixin face à ce regain
épidémique. Pour Wang Bin, expert auprès du
Bureau national du contrôle des épidémies,
“les conditions pour une bonne prévention ne sont
pas réunies en zone rurale, et les déplacements de
population au moment du nouvel an lunaire, le
12 février prochain, vont rendre les choses encore
plus diiciles”.
En efet, pourquoi a-t-on mis deux semaines
avant de découvrir cette résurgence ? s’inter-
roge le magazine. Les dispensaires des vil-
lages ne disposent ni des installations ni du
matériel nécessaire au dépistage et à la mise à
l’isolement, explique Caixin. Il leur est même
déconseillé de recevoir des personnes fié-
vreuses, quitte à fermer boutique. Il est aussi
plus compliqué d’imposer un blocus à des vil-
lages mal approvisionnés et dépourvus de sys-
tème de collecte des ordures. “C’est en réalité
toute la méthode de prévention et de contrôle qui
demande à être révisée pour les zones rurales”,
commente le magazine. Au bourg de Zengcun,
non loin de là, 20 000 personnes ont été emme-
nées en car vers des centres de coninement
spécialement construits. D’après la mairie de
Shijiazhuang, 120 de ces centres préfabriqués
avaient déjà été assemblés le 9 janvier, ofrant
40 000 chambres.
—Courrier international
38. Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

tra n s- ↙ Dessin de Cost

versales.
paru dans Le Soir, Bruxelles.

sciences Économie ......40 —El País Madrid

L
Signaux .......41 e roman d’Andy Weir Seul
sur Mars [éd. Bragelonne,
2014] relève beaucoup de
la iction et un peu de la science.
L’histoire, adaptée au cinéma
critique dans la trajectoire de l’Eu-
rope : il confirme que nous prenons
le chemin de la Lune, non seule-
ment en termes d’équipements et
de technologies, mais aussi avec
notre personnel”.

Potagers de l’espace par Ridley Scott, retrace l’odys-

Agriculture. Installer des colonies humaines sur la Lune
puis sur Mars ne sera possible qu’à condition d’assurer
leur alimentation in situ. Des milliers de chercheurs
travaillent d’ores et déjà sur ce défi.
sée d’un astronaute naufragé
sur la planète rouge, qui doit
se débrouiller pour survivre en
attendant qu’un équipage vienne
le récupérer. Sa grande priorité
est d’assurer sa subsistance en
faisant pousser des légumes
dans cet environnement hostile.
C’est précisément ce type de
stratégie qui sous-tend le projet
de colonisation de la Lune et de
Mars engagé par les agences spa-
tiales internationales. Sachant
qu’il n’en coûte pas moins de
1 million d’euros pour transpor-
ter 1 kilo de tomates (ou de toute
autre chose) de la Terre à la Lune,
manger une salade dans l’espace
pourrait bien être le luxe le plus
cher qui soit. Quelque 3 400 pro-
positions visant à cultiver des
produits frais sur le sol lunaire
ont déjà été sélectionnées. L’un
de ces projets est porté par une
équipe espagnole et soutenu par
le groupe chinois qui [en janvier
2019] a réussi à faire germer pour
la première fois du coton à la sur-
face de notre satellite naturel.
L’annonce de la Nasa conir-
mant la “détection sans équi-
voque” d’eau sur la Lune [le
26 octobre 2020] a donné des
ailes aux projets d’établisse-
ments humains sur le satellite
comme sur Mars. Cette res-
source est essentielle, et les
réserves lunaires d’eau s’éten-
draient sur une supericie totale
de 40 000 km2 .
Défis multiples. Dès le len-
demain de cette conirmation,
Jan Wörner, directeur général
de l’Agence spatiale européenne
(ESA), signait avec la Nasa un
protocole d’accord (Memorandum
of Understanding) formalisant la
coopération des deux agences
pour la conquête de l’espace.
L’Europe participera au projet
Gateway, une station orbitale
“qui permettra l’exploration
durable sur la Lune et autour, et
contribuera au perfectionnement
de la recherche et de l’expérimen-
tation des technologies et des pro-
cessus nécessaires à la réalisation
d’une future mission sur Mars”.
Pour Jan Wörner, “ce proto-
cole d’accord marque un point
Ces deux éléments – la pré-
sence d’eau et le partenariat
international – obligent à s’in-
terroger sur les moyens de via-
biliser les colonies humaines et
de leur assurer un maximum
d’autonomie. Il s’agit d’exploi-
ter les ressources propres de la
Lune et de Mars ain de ne plus
avoir à transporter, à prix d’or,
du matériel depuis la Terre. À ce
titre, la grande priorité tient à
l’alimentation.
La carte géologique uniiée de
la Lune permet d’identiier des
sites possibles. Jesús Martínez
Frías, directeur du Groupe de
recherche sur les météorites et
Le pôle Sud de la
Lune serait la région
la plus adaptée
à l’installation
de futures colonies.
les géosciences planétaires au
Conseil supérieur de recherches
scientiiques espagnol (CSIC) et
responsable du Laboratoire de
géosciences de Lanzarote (îles
Canaries), estime que d’après les
informations cartographiques
le pôle Sud de la Lune serait la
région la plus adaptée à l’ins-
tallation de futures colonies.
Du fait, bien entendu, de la pré-
sence d’eau, mais aussi de la
luminosité et de la composi-
tion minérale du sol – riche en
fer et en titane.
Pour obtenir de l’oxygène, on
pourrait également miser sur
les roches ignées (telles l’ilmé-
nite, l’anorthite et l’olivine), qui
contiennent 40 % à 50 % d’oxy-
gène sous forme d’oxydes.
Les déis de l’agriculture spa-
tiale ne se limitent toutefois pas
à la composition du terreau le
plus adapté et à la disponibi-
lité d’eau et d’oxygène. Encore
faut-il parvenir à cultiver des
plantes dans un environne-
ment où la gravité est six fois
moindre que sur Terre, et qui
est très exposé aux radiations
cosmiques. Selon les conclu-
sions d’une étude publiée dans
la revue Science Advances, la dose
quotidienne de radiations sur la
surface lunaire est entre 200 et
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
1 000 fois supérieure à celle qui
prévaut sur notre planète.
Plus de 3 000 équipes à tra-
vers le monde se sont attelées
au problème de l’agriculture
extraterrestre. La plus avancée
est l’équipe espagnole du Green
Moon Project, formée à l’univer-
sité de Malaga sous la direction
de José María Ortega Hernández,
jeune ingénieur andalou de 27 ans
qui travaille actuellement au
Royaume-Uni pour le construc-
teur automobile Bentley.
L’équipe, déjà en lien avec
la Nasa dans le cadre du pro-
gramme Artemis, qui prévoit de
renvoyer des astronautes sur la
Lune, a conclu un accord avec
le Centre d’exploration spatiale
de l’université de Chongqing
(Chine). L’objectif est d’engager
des expériences de culture extra-
terrestre, après que la mission
chinoise Chang’e 4 s’est posée sur
la face cachée de la Lune en jan-
vier 2019 et a réussi à faire germer
des graines de coton, première
plante à s’être jamais dévelop-
pée sur notre satellite. Ortega a
pris contact avec les chercheurs
chinois, qu’il a convaincus des
ressources exceptionnelles dont
dispose l’Espagne pour ouvrir
la voie à l’agriculture spatiale.
Tunnels de lave. Le projet
Green Moon, auquel sont asso-
ciés le Géoparc et le chapitre
insulaire [l’administration
locale] de Lanzarote, ainsi que
l’Institut de géosciences et le
Réseau espagnol de planéto-
logie et d’astrobiologie, effec-
tue déjà des essais sur cette île
des Canaries. “Le régolite [couche
superficielle formée de débris pro-
venant de la fragmentation de la
roche sous-jacente] basaltique de
Lanzarote est très similaire à celui
de la Lune”, explique José María
Ortega Hernández. À partir de
ce sol et d’autres terreaux plus
ou moins enrichis en métaux, ils
cherchent à comprendre “com-
ment la plante obtient des nutri-
ments pour assurer sa croissance”.
Autre particularité, les tunnels de
lave de Lanzarote sont similaires
à ceux qui sont présents sur la
Lune. Ils constitueraient l’un des
environnements les plus indiqués
pour les potagers de l’espace, qui
seraient ainsi protégés des radia-
tions cosmiques.
L’équipe Green Moon prévoit
d’envoyer ses premières unités
avec une mission chinoise dès
2022 ain de mener des expé-
riences à l’intérieur de la cap-
sule, à quelques mètres au-dessus
du sol lunaire, sur la croissance
des premiers végétaux – privi-
lège auquel aspirent des plants
de tomate, de laitue, de lentilles,
de concombre et de poivron.
“Il se pourrait que la moindre
gravité permette aux plantes de se
développer plus rapidement, mais
seule l’expérience nous le dira. Pour
l’heure, il n’y a rien de certain”, sou-
ligne Ortega.
Il pourrait y avoir
sur la surface de
Mars la plupart des
éléments essentiels
aux plantes.
Lorsque les expériences seront
suisamment concluantes pour
envisager de développer des serres,
celles-ci seront installées dans
des tunnels de lave et construites
avec du régolite ain de réduire au
maximum les efets des radiations
cosmiques. Martínez Frías teste
déjà ce matériau à Lanzarote pour
fabriquer des boucliers contre les
lux de protons émis par le Soleil
et les ions lourds issus des radia-
tions cosmiques galactiques.
Les serres devront prévoir
des systèmes assurant assez de
lumière pour la photosynthèse
et présentant une température,
des taux d’humidité, de dioxyde
de carbone et d’oxygène adaptés,
et une pression moyenne équiva-
lente à celle existant au niveau de
la mer. Des recherches sont éga-
lement en cours sur le recyclage
de l’oxygène libéré par les plantes
elles-mêmes.
InnoPlant, une entreprise anda-
louse spécialisée dans la recherche
des substrats de cultures et lau-
réate de plusieurs projets, par-
ticipe également à ces travaux.
Ortega pense que nous pour-
rions voir apparaître les premières
serres sur la Lune vers la moitié
du xxie siècle, ce qui marquerait
une étape fondamentale dans
l’exploitation de notre satellite et
ouvrirait la voie à l’objectif sui-
vant : Mars.
Dans le sillage d’une nouvelle
étude publiée dans la revue Icarus,
des chercheurs américains de
l’université de Géorgie (UGA)
ont commencé à travailler sur
des mélanges artiiciels de ter-
reaux imitant le sol martien ain
d’évaluer leur fertilité.
“Les nutriments, la salinité ou le
pH [équilibre acido-basique] déter-
minent la fertilité d’un sol, et il est
essentiel d’étudier les propriétés
des sols martiens pour savoir s’ils
sont viables ou si des solutions réa-
listes permettraient de les amen-
der”, explique la géologue Laura
Fackrell, auteure principale de
l’étude.
Outre son atmosphère très ine
et une pression moyenne de sur-
face de 6,1 millibars à peine (contre
1 013 millibars à la surface de la
Terre), la planète rouge est soumise
à un froid extrême et ne présente
que de très faibles concentrations
d’oxygène. Pourtant, à en croire les
chercheurs, il pourrait y avoir sur
la surface de Mars la plupart des
éléments essentiels aux plantes, y
compris de l’azote, du phosphore
et du potassium, mais on ignore
si ces éléments sont présents en
quantité suisante pour assurer
la croissance des végétaux.
Pour répondre à cette ques-
tion, les scientiiques de l’UGA
testent des échantillons reprodui-
sant au plus près le sol martien,
les soumettent à des processus de
lavage et y introduisent des micro-
organismes adaptés à des milieux
extrêmes – des champignons et
des bactéries faisant oice d’en-
grais. “La possibilité d’utiliser le sol
de la planète rouge pour produire de
la nourriture fraîche déterminera en
grande partie la viabilité des missions
habitées”, conclut Laura Fackrell.
—Raúl Limón
Publié le 8 novembre 2020
SOURCE
EL PAÍS
Madrid, Espagne
Quotidien, 113 000 ex.
elpais.com
Fondé en 1976, six mois après
la mort de Franco, “Le Pays”
est le journal le plus lu
en Espagne. Il appartient
au groupe éditorial espagnol
Prisa. À la fin de 2013, elpais.
com a lancé deux nouvelles
éditions pour ses lecteurs
d’Amérique latine, dotées
de leurs propres rédactions.
La première, El País Brasil,
a été développée en portugais
pour son lectorat brésilien et
dispose d’un site à part entière.
La seconde, El País América,
offre un contenu différencié
pour ses lecteurs du continent
américain.
TRANSVERSALES.
LA LETTRE
TECH
PHILIPPE COSTE, à New York
L’après-Trump en ligne
et le drame de Bernie
L ’après-Trump est un
monde du silence, un
éther de zénitude dénué
de canonnades matinales sur
Twitter, de lettres capitales
incendiaires et d’éructations
rageuses. Le bannissement de
Donald Trump des réseaux
sociaux, la perte instantanée
de ses 88 millions de followers
sur Twitter, l’exil numérique de
ses alliés semblent avoir mis en
veilleuse le réseau des partisans
de l’ancien président. Surtout,
selon le Washington Post, les
nouvelles consignes des modé-
rateurs des réseaux sociaux et
la suppression de dizaines de
milliers de comptes extrémistes
ont accéléré le départ des Blancs
suprémacistes vers d’autres
plateformes, comme MeWe,
Gab, Ukun, ou des message-
ries comme Signal. Ces sites
ne représentent qu’une frac-
tion inime de la puissance de
feu de Twitter ou Facebook. Un
spécialiste de la propagande en
ligne, qui compare ce boulever-
sement à l’éradication du réseau
Internet de l’État islamique,
met en garde : les militants les
plus actifs se sont regroupés
sur des plateformes marginales
qui ont limité leurs capacités
de recrutement mais pas celles
de s’organiser et de mener des
actions violentes.
Crêpe céleste
D’autres préfèrent communi-
quer avec les extraterrestres.
Le New Yorker s’amuse à ravi-
ver la polémique concernant
Oumuamua, un objet mys-
térieux repéré dans l’espace
en 2017 par l’astrophysicien
canadien Robert Weryk grâce
à un télescope situé à Hawaii.
Oumuamua, “l’éclaireur”, en
hawaïen, évoque, selon l’angle
de vue, un cigare ou une crêpe.
Aux dires d’un autre scien-
tiique renommé, Avi Loeb,
de Harvard, sa vitesse et sa
trajectoire semblent afran-
chies des lois de la gravité,
et l’absence de queue carac-
téristique des comètes laisse
39
Tous les quinze jours,
l’actualité de la Silicon
Valley vue des États-Unis
penser qu’il pourrait s’agir
d’un objet manufacturé, peut-
être d’une voile cosmique mue
par l’énergie solaire. L’idée
fait rugir d’autres astrophysi-
ciens, mais ce débat révèle un
changement dans la culture
scientiique. Les progrès de
l’observation spatiale ont
permis de repérer des mil-
liers de planètes susceptibles
de receler la vie, ce qui bana-
lise peu à peu le concept même
d’existence des extraterrestres
et chamboule le domaine du
vraisemblable. Selon Avi Loeb,
aucune explication classique
d’Oumuamua ne tient pour
l’instant la route ; l’idée d’un
vaisseau spatial paraît la plus
rationnelle…
La facture du mème
Le monde entier s’est amusé
du mème de Bernie Sanders,
en moules, transi et bougon
pendant la cérémonie d’inves-
titure de Joe Biden. Mais cette
photo, raconte Wired, a provo-
qué un drame. Nick Sawhney,
étudiant en intelligence arti-
icielle à l’université de New
York, a eu l’idée d’ouvrir un
site permettant à quiconque
de la placer en tout point de
son choix sur Google Map. La
plaisanterie a eu un tel succès
que des centaines de milliers
d’amateurs ont crashé son site.
Pire. Google facture des droits
minimes pour l’usage de son
système de géolocalisation.
La note, énorme, lui est par-
venue au matin et il a dû tout
arrêter.—
SUR NOTRE SITE
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La lettre tech.
 40. TRANSVERSALES
ÉCONOMIE
Retour de flamme
pour les
cryptomonnaies
Finance. Les rescapés de la bulle spéculative
de 2017 autour de la blockchain commencent
à lancer les premiers réseaux de services cryptés.
KON IMAGES
—Financial Times
(extraits) Londres
E
n 2017, une incroyable fré-
nésie agitait le monde des
cryptomonnaies, parfaite-
ment illustrée par Filecoin. Cette
start-up spécialisée dans la chaîne
de blocs [blockchain, une technolo-
gie basée sur la cryptographie qui
stocke et transmet sans contrôle
centralisé des informations par
blocs] avait levé 257 millions de
dollars sur la simple promesse
de construire un service décen-
tralisé de stockage de données.
À l’époque, les investisseurs
avaient dépensé près de 20 mil-
liards de dollars dans des Initial
Coin Oferings (ICO), des ofres de
jetons numériques (tokens) pré-
sentées par des entreprises qui
promettaient de construire de
nouvelles infrastructures numé-
riques [lire l’encadré]. Bon nombre
ont disparu depuis, et les ICO
sont rapidement passées de mode.
À l’automne dernier, le service de
Filecoin a néanmoins ini par voir
le jour. Les personnes en lice pour
gagner ses jetons [en fournissant
du stockage sur leurs machines]
se sont déjà engagées pour une
capacité de 1,3 exabyte, rapporte
Juan Benet, l’initiateur du projet.
Un exabyte représente 500 fois le
volume de données stockées par
la totalité des bibliothèques de
recherche américaines. Les besoins
des utilisateurs ne représentent
encore qu’un infime pourcen-
tage de ce volume, mais Filecoin
voulait d’abord réunir une grande
capacité d’ofre de stockage – et
le résultat dépasse largement ses
espérances, dit Juan Benet.
Contrats intelligents. Le réseau
de Filecoin est l’un des derniers
services en date à émerger parmi
la poignée de projets inancés par
la bulle des ICO. Polkadot, une pla-
teforme permettant à ses utilisa-
teurs de créer leurs propres chaînes
de blocs, n’est pas loin d’achever la
phase de lancement de son réseau.
Cosmos, qui permet de connecter
diférentes blockchains, ou Tezos,
rival [du réseau] Ethereum sur le
secteur des “contrats intelligents”
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
↙ Dessin de Valero Doval,
Espagne.
[un contrat informatique ne néces-
sitant l’intervention d’aucun tiers
de coniance], sont déjà actifs.
Les créateurs de ces projets
admettent avoir profité d’une
vague de spéculation. Gavin Wood,
fondateur de Polkadot, explique
qu’une bonne partie des fonds
placés dans les ICO en 2017 prove-
naient des bénéices engendrés par
les investissements dans Ethereum
(qu’il a également cofondé) et
bitcoin. “En in de compte, je pense
que beaucoup de gens ont vu tout ça
comme une sorte de pari combiné,
explique-t-il. Ils ont gagné beaucoup
d’argent avec Ethereum et ils vou-
laient voir si ça pouvait continuer.”
Les innovations techniques des
quelques entreprises ayant sur-
vécu se révéleront beaucoup plus
durables que la ièvre spéculative
qui a accompagné les ICO, sou-
tiennent toutefois Gavin Wood et
d’autres entrepreneurs du secteur.
“Ces projets ont donné naissance à
des produits importants, explique
Juan Benet. Je pense que l’ensemble
des capitaux réunis [par des ICO]
ces trois dernières années n’est pas
si extraordinaire, comparé au reste
de l’économie.”
Si certains réseaux basés sur
la chaîne de blocs ont efective-
ment vu le jour, les applications
qu’ils étaient censés faire appa-
raître n’existent pas encore, ce
qui rend toute évaluation de leur
impact inal diicile.
La chaîne de blocs Tezos a par
exemple été conçue “pour tous
ceux qui désirent créer une écono-
mie numérique”, comme des achats
à l’intérieur d’un jeu, indique
Kathleen Breitman, une de ses
fondatrices. Un autre usage pos-
sible concerne “l’économie créative”,
ajoute la présidente de TQ Tezos
[la start-up fondée sur la tech-
nologie Tezos], Alison Mangiero,
c’est-à-dire tous les secteurs où des
artistes et inluenceurs peuvent
avoir intérêt à “se passer d’inter-
médiaires et trouver des moyens de
monétiser directement leur base de
fans”. Son objectif est de sortir
les premières applications de ce
genre en 2021.
Entre-temps, l’engouement
pour la “DeFi” [pour Decentralized
Finance, la “inance décentralisée”,
sans intermédiaires classiques],
attire l’attention sur les plate-
formes sur lesquelles elle pourrait
s’appuyer. Polkadot intéresse par-
ticulièrement les développeurs :
sa plateforme de liaison entre
diférentes blockchains pourrait
permettre la création d’un grand
nombre d’applications simples
qui, reliées entre elles, pourraient
créer de nouveaux produits inan-
ciers plus complexes.
Géants du cloud. Ces plate-
formes ne visent pas à reproduire
simplement des services existants
pour un coût inférieur, explique
Gavin Wood, il s’agit de créer des
services entièrement nouveaux
ou dont la réalisation avec les
méthodes classiques générerait
des “frais astronomiques”. Cela
vaut également pour le stockage
de données, airme Juan Benet.
Les ofres proposées par les géants
du cloud comme Amazon Web
Services sont extrêmement com-
plexes et sont “tout sauf un produit
de base”. L’ouverture du réseau de
Filecoin à de petits acteurs ainsi
qu’à des développeurs capables
de construire des services spé-
cialisés pour exploiter au mieux
les capacités, bouleversera le sec-
teur aussi profondément qu’Airbnb
a changé l’industrie hôtelière,
airme Juan Benet.
Si les nouvelles applications
restent pour l’heure en grande
partie théoriques, les gains inan-
ciers, eux, sont bien réels. La
valeur des tokens de Filecoin a
été multipliée par 14 depuis son
ICO, et celle du Dot, la crypto-
monnaie de Polkadot, a été mul-
tipliée par presque 20.
Les applications
fondées sur ces
infrastructures
numériques tardent
à voir le jour.
Les promoteurs de ces pro-
jets devraient également être les
grands gagnants de l’aventure.
Filecoin par exemple s’est réservé
300 millions de jetons au moment
de sa création. Cela représente
actuellement près de 7 milliards
de dollars [5,8 milliards d’euros],
même si Juan Benet souligne que
ces jetons ne seront pas totale-
ment acquis avant six ans.
La récente ruée sur le bitcoin a
également changé la donne pour
certains survivants moins frin-
gants de la bulle des ICO. La plu-
part ont accepté les paiements en
bitcoin et en Ether en échange de
leurs propres jetons, ce qui pour-
rait se traduire par d’importants
bénéices. La Fondation Tezos a
levé 232 millions de dollars lors de
ICO, quésaco ?
●●● Dans le monde des
cryptomonnaies, une Initial
Coin Offering (ICO) permet
de lever des fonds en émettant
des jetons numériques
(tokens) échangeables
contre des cryptomonnaies
(principalement le bitcoin
ou l’Ether, les plus réputées
des monnaies fondées sur
la chaîne de blocs).
Contrairement aux actions,
les tokens ne donnent pas
accès à des parts du capital
de l’entreprise mais à un droit
d’usage du service amené
à être développé. Ces jetons
sont échangés sur des
plateformes à un cours
qui luctue en fonction
de l’ofre et de la demande. 
son ICO en 2017, et ses actifs [en
cryptomonnaies] valaient 652 mil-
lions de dollars en juillet 2020. Avec
plus de 60 % de ses réserves déte-
nues en bitcoins, l’organisme vaut
probablement beaucoup plus qu’un
milliard de dollars aujourd’hui.
La valeur des cryptomonnaies
qu’ils possèdent signiie que bon
nombre des projets les plus fra-
giles ont aujourd’hui des réserves
bien supérieures à leur “capitalisa-
tion boursière” – la valeur totale
de leurs jetons en circulation.
Il faut donc s’attendre à ce que
des actionnaires activistes [dési-
reux d’inluencer la gestion de
l’entreprise] “obligent certains pro-
jets à distribuer une partie de leur
surplus de liquidités”, prophétise
Ryan Zurrer, investisseur spé-
cialisé dans les cryptomonnaies.
Ce n’est pas une première dans
l’histoire de la tech. Après l’explo-
sion de la bulle Internet [en 2000],
plusieurs entreprises dépourvues
de modèle économique viable,
mais disposant d’importantes
liquidités, ont survécu pendant
des années, même si les action-
naires s’agitaient pour récupé-
rer leur argent. De cette période
sont également sortis une poi-
gnée de grands gagnants, dont
Amazon et Yahoo.
Les rescapés de la bulle ICO
ont encore beaucoup de chemin
à faire pour démontrer qu’ils sont
là pour rester.
—Richard Waters
Publié le 31 décembre 2020
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021 TRANSVERSALES. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Des milliards de masques dans la nature

Utiles pour limiter la propagation du virus, les masques jetables sont un fléau pour l’environnement.

LE DILEMME DU JETABLE
Un masque chirurgical bleu de taille adulte

Source : “The Straits Times” © Singapore Press Holdings Limited. Permission required for reproduction. Translated from the original graphic “Disposables Dilemma, ST 8 Jan 2021”. Any errors are the translator’s own. Photo Istock.
Quantité de masques
95 mm jetables utilisés
chaque mois
Poids dans le monde

3,5 g 175 mm 129 milliards

Surface couverte par ces masques

2 145 km2 725,7 km2

Environ trois fois
la taille de Singapour

Poids total de ces masques 451 500 tonnes

Environ quatre fois et demie le poids d’un porte-avions géant de la classe Nimitz

100 000 tonnes

THE STRAITS TIMES. Le quotidien le plus lu de Singapour publie de Covid-19 à travers l’utilisation massive de masques jetables,
régulièrement des infographies animées sur son site Internet. Voici devenus la norme dans de nombreux pays. Cette situation ajoute
La source une version déclinée de celle ayant été mise en ligne le 9 janvier, une pression supplémentaire sur l’environnement : on retrouve
laquelle dénonce la quantité de déchets que génère la pandémie de tels accessoires sur les plages du monde entier.
360
42. Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021

MAGAZINE
Au Japon, l’auberge du bout du monde • Voyage ...... 46
“Sanpa”, la série qui divise l’Italie • Plein écran . 47
Edward Hopper, contagieuse mélancolie • Culture .... 48

Au Congo, on achève
bien les requins
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
SOURCE
HAKAI MAGAZINE
Victoria, Canada
hakaimagazine.com
↙ Alain Pangou (à gauche) Lancé en 2015, ce magazine en ligne
et son équipage préparent emprunte son nom à une zone maritime
leur pirogue avant de prendre protégée au large de Vancouver.
la mer. Photo Shaun Swingler. “Nos histoires parlent des littoraux,
a chaleur de midi commence à s’estomper dans
L
la ville côtière de Pointe-Noire, en république
du Congo [aussi appelée Congo-Brazzaville].
Sous un ciel plombé, huit pêcheurs musculeux
poussent une frêle pirogue vers les eaux grises de
l’Atlantique. Un drapeau congolais en lambeaux
flotte dans la brise au-dessus de la proue. C’est un bon
Ces dernières années, temps pour la pêche au requin. “On est comme des militaires
qui se sont enrôlés”, lance Alain Pangou, le capitaine de
alors que la république l’équipage, un homme de 54 ans de petite taille aux traits
anguleux. “On n’a pas d’autre choix que d’aller au front.”
du Congo s’enlisait Une fois l’embarcation à l’eau, les pêcheurs montent à
bord avec une grâce digne de danseurs de ballet. Je m’af-
dans la crise politique fale maladroitement au fond du bateau à leur suite. Notre
pilote, Gabi, qui porte un épais bonnet malgré le climat
et économique, équatorial, me lance un regard méprisant, une cigarette
courbée pendue à la lèvre inférieure. Pangou semble tout
la pêche au squale de suite plus à l’aise en mer que sur terre. Il débouche une
a permis à de bière et la vide en quelques gorgées. Puis, il s’étend sur
une pile de filets dérivants pour se reposer en prévision
nombreuses familles de la longue nuit qui l’attend.
Ancien ingénieur, Pangou a perdu son emploi quand la
de survivre. compagnie pétrolière angolaise pour laquelle il travaillait
a quitté le Congo au début de la première guerre civile, en
Les ailerons étaient 1993. Le conflit, qui a duré un an [et opposé entre autres
les partisans du président Pascal Lissouba à ceux de son
exportés en Asie prédécesseur, Denis Sassou-Nguesso], a fait 2 000 morts.
Puis, à peine quelques années plus tard [en 1997], une
de l’Est, la chair seconde guerre civile a éclaté [et débouché sur le retour
au pouvoir de Denis Sassou-Nguesso, encore en fonction
consommée sur place. aujourd’hui] : 14 000 Congolais sont morts et des centaines
de milliers d’autres ont dû fuir leur foyer. Pour Pangou
Mais ce moyen comme pour nombre de ses compatriotes, la mer était la
de subsistance seule option viable pour survivre à ce contexte écono-
mique difficile. “J’avais une famille à nourrir”, raconte-t-il.
est aujourd’hui Il a d’abord travaillé comme membre d’équipage itiné-
rant avant de se faire un nom comme capitaine fiable et
à son tour menacé. imperturbable. Au départ, comme la plupart des pêcheurs
artisanaux au Congo (dans le contexte congolais, la pêche
– Hakai Magazine “artisanale” est une pêche pratiquée avec des moyens
rudimentaires), Pangou pêchait la sardinelle, un petit
(extraits) Victoria poisson semblable à la sardine que l’on retrouve en abon-
dance dans les pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre et
(Canada) qui constitue un aliment de base pour leurs habitants.
Historiquement, les seuls Congolais qui pêchaient le
requin étaient les Vili, une minorité ethnique du littoral
qui se nourrissait de sa chair. Dans les années 1980, toute-
fois, des pêcheurs migrants provenant de pays d’Afrique de
l’Ouest, et notamment du Bénin, ont commencé à pêcher
le requin dans les eaux congolaises pour approvisionner
en ailerons les travailleurs chinois de l’industrie pétro-
lière qui venaient séjourner sur place. L’ouverture de la
Chine à la libéralisation économique a par ailleurs entraîné
REPORTAGE l’émergence d’une classe moyenne qui, à son tour, a ali-
menté la demande de soupe d’ailerons de requin. L’appétit
pour ce mets a provoqué l’apparition à Pointe-Noire d’une
360o. 43
écrivent les rédacteurs en chef,
sur le plan social, scientifique et
environnemental.” Le site dépend du
Hakai Institute, un centre de recherche
et d’enseignement sur l’écologie, financé
par la Tula Foundation, une fondation
privée de Colombie-Britannique.
CAMEROUN
SOURCE : L’ESPACE POLITIQUE (JOURNALS.OPENEDITION.ORG/ESPACEPOLITIQUE)
GUINÉE
SÃO TOMÉ-
ÉQUATORIALE
ET-PRÍNCIPE
Équateur
GABON
CONGO
.C
on
go
Océan
Fl
Atlantique
Pointe- B r a z z a v il l e
RÉP. DÉM.
DU CONGO
Eaux
congolaises
Noire K in s h a s a
Haute
mer
250 km ANGOLA
Limite des eaux territoriales des États
industrie exportatrice : des intermédiaires d’Afrique de
l’Ouest venaient y acheter des ailerons aux poissonniers
et les acheminaient clandestinement à Hong Kong et, à
ce que l’on dit, jusqu’en Chine continentale.
Dans les années qui ont suivi la première guerre civile,
l’économie congolaise a continué de plonger. Avec la déva-
luation brutale du franc CFA, la monnaie locale, le prix
des ailerons a doublé. Pangou et d’autres pêcheurs artisa-
naux congolais y ont vu une occasion : ils ont commencé
à pêcher le requin en plus de la sardinelle.
Mais d’autres bouleversements devaient bientôt se pro-
duire. Peu après la fin de la seconde guerre civile congo-
laise, en 1999, les chalutiers industriels chinois, encouragés
par un État congolais avide d’argent, ont commencé à
affluer au large de Pointe-Noire, la plaque tournante de
la pêche au pays, annonçant un nouvel essor pour l’in-
dustrie de la pêche au requin. Les flottes industrielles
ne sont pas autorisées à cibler le requin, certes, mais les
pêcheurs artisanaux le sont, eux, et les membres d’équi-
page des bateaux chinois, qui veulent aussi se procurer
des ailerons, constituent un nouveau marché intéressant.
Ces dernières années, la demande chinoise d’ailerons
de requin a chuté d’environ 80 %, mais elle a augmenté
dans d’autres pays d’Asie, comme la Thaïlande, le Vietnam
et l’Indonésie. Des études suggèrent qu’une part impor-
tante des quelque 70 à 100 millions de requins pêchés
chaque année dans le monde sert toujours à alimenter le
commerce d’ailerons. Mais les requins du Congo servent
aussi, de plus en plus, à assurer la subsistance des popula-
tions locales. D’après certains, la pêche industrielle, peu
réglementée, a épuisé les stocks d’autres espèces abon-
damment consommées dans la région (la sardinelle, sur-
tout, mais aussi des espèces pélagiques comme le thon et
le poisson-sabre). La flotte artisanale, qui compte environ
700 embarcations, a donc dû se rabattre sur le requin.
44. 360o
Ainsi, même si la chair de requin séchée ou fumée fait
depuis longtemps partie intégrante du régime alimentaire
des Congolais de la côte, “elle est maintenant consommée
partout au pays, et pas seulement à Pointe-Noire”, détaille
Jean Michel Dziengue, un Congolais qui s’occupe de la
gestion des pêcheries.
r la pression croissante exercée sur les popula-
O
tions de requins et le bouleversement du paysage
géopolitique mettent aujourd’hui gravement en
péril la pêche artisanale ciblant cette espèce
ainsi que la subsistance d’un vaste réseau de
Congolais impliqués dans la transformation
et la vente des spécimens capturés. La pandémie de
Covid-19 a en outre bloqué les routes commerciales
internationales et porté un coup dur à une économie
nationale déjà fragilisée. Les changements climatiques
et les conlits ont incité un nombre croissant de migrants
de l’ensemble du pays et de la région à se déplacer vers le
littoral congolais, accroissant du même coup la concur-
rence pour des ressources marines déjà surexploitées.
Le Congo a également continué d’attirer des pêcheurs
migrants provenant de pays d’Afrique de l’Ouest qui ont
déjà épuisé leurs propres stocks halieutiques ou imposé
des mesures plus strictes pour parer à cette éventualité.
L’efondrement des pêcheries artisanales de requin du
Congo aurait des répercussions sur l’ensemble du pays et
de la région. Et vu les prévisions tout aussi désastreuses
concernant les stocks de sardinelles (dont la vaste majo-
rité est envoyée en Chine pour fabriquer la farine de pois-
son [produit très utilisé pour l’élevage]), cet efondrement,
en plus de soulever de vives préoccupations en matière
d’économie et d’environnement, présenterait des risques
importants pour la sécurité alimentaire. Dans un pays où
la principale – et souvent seule – source de protéine de la
majeure partie de la population est le poisson, et, de plus
en plus, le requin, la bonne santé des pêcheries artisanales
de requin pourrait devenir un enjeu vital.
Pour l’heure, toutefois, la pêche artisanale au requin n’est
pratiquement pas réglementée et continue d’être largement
pratiquée au large des plages bordées de palmiers du littoral
congolais. D’après des données recueillies par l’université
d’Exeter, au Royaume-Uni, en partenariat avec l’associa-
tion américaine Wildlife Conservation Society (WCS) et
la direction départementale congolaise de la pêche et de
l’aquaculture, les enregistrements des captures débarquées
à Pointe-Noire de juillet 2018 à juillet 2019 font état de
prises quotidiennes moyennes d’environ 100 à 400 requins
et raies. Le Congo n’a pas de statistiques oicielles sur
les stocks halieutiques, mais Jean Michel Dziengue et les
dizaines de pêcheurs artisanaux interviewés sont persua-
dés que les récentes estimations représentent une baisse
marquée par rapport à l’âge d’or de l’industrie, dans les
années 1990 et au début des années 2000. Les pêcheurs
ont aussi remarqué qu’ils rapportaient signiicativement
moins de grands adultes reproducteurs et que, de plus en
plus souvent, le gros de leurs prises était de petits pois-
sons juvéniles. Cela montre que la pêche telle qu’elle est
actuellement pratiquée n’est pas durable.
Par ailleurs, d’après des données de WCS, le nombre
de navires industriels titulaires d’un permis opérant au
large du littoral congolais a augmenté d’environ 84 %
entre 2015 et 2017. Environ 110 navires industriels opèrent
actuellement dans la zone économique exclusive du
Congo, d’une supericie de 40 000 km2. À titre de com-
paraison, le Gabon, son voisin, qui dispose de règlements
plus stricts, ne compte que 24 navires industriels enre-
gistrés opérant dans une zone d’environ 240 000 km2.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
Âgé de 54 ans, Alain Pangou
s’est reconverti dans la pêche
pour nourrir sa famille.
En théorie, la bande côtière de Pointe-Noire, qui s’étend
sur 11 kilomètres à partir du littoral et qui abriterait
une importante zone de reproduction pour les requins,
est réservée à la pêche artisanale. Toutefois, d’après les
témoignages des pêcheurs et les recherches menées par
WCS, les empiétements illégaux des navires industriels
ne sont pas rares. Le ministère congolais de l’Agriculture,
de l’Élevage et de la Pêche admet qu’il est probable que
les chalutiers industriels capturent “accidentellement”
des requins. Ces prises dites “accessoires” peuvent être
conservées en plus des prises d’espèces autorisées.
Autrefois, les seuls Congolais
qui pêchaient le requin étaient
les Vili, une ethnie du littoral.
Alain Pangou sait bien que son travail comporte des
risques. Quand nous nous arrêtons pour jeter l’ancre, à
environ 15 kilomètres au large, il se lance dans le récit
inspiré de tempêtes bibliques. De temps en temps, des
éclairs illuminent l’horizon. Il raconte aussi la fois où un
gros requin-tigre particulièrement rétif l’a fait tomber
à l’eau après qu’il l’eut tiré à bord. Il y a quelque chose
dans le renversement momentané des rôles – le fait qu’il
était dans l’eau alors que le requin était dans le bateau –
qui l’amuse beaucoup. Il répète cette partie de l’histoire
pour faire bonne mesure. “À l’époque, les requins étaient
partout”, conclut-il d’un ton empreint d’une nostalgie
palpable en jetant de longs ilets dérivants dans les eaux
troubles avec l’aide des autres membres de l’équipage.
[Retour au port, un autre jour.] Malgré l’heure mati-
nale, le Centre d’appui à la pêche artisanale de Pointe-
Noire (Capap), situé dans la périphérie délabrée de la
ville, bourdonne déjà d’activité. Aux deux extrémités
du site, d’énormes haut-parleurs crachent des airs de
rumba congolaise pendant que les grossistes disposent
leur marchandise sur des étals métalliques. Des caisses
de requins-marteaux juvéniles sont déchargées dehors,
sur le béton brûlant, tandis que de petits groupes d’ache-
teurs et de transformateurs de poissons négocient bru-
yamment. Tout près, un poissonnier maigrichon portant
à l’oreille un anneau d’or qui lui donne l’air d’un pirate
coupe l’impressionnante nageoire dorsale d’un requin-
tigre adulte. Il la fait passer à un commerçant sénéga-
lais qui l’emballe dans un sac plastique orné du visage
souriant de Barack Obama avant de quitter rapidement
les lieux. Il recueillera sans doute ainsi des centaines
d’ailerons qu’il fera ensuite sortir du pays illégalement.
Comme la plupart des ailerons achetés au Capap, ils
seront probablement acheminés par avion à Dubaï, une
plaque tournante du traic international d’espèces sau-
vages, puis en Asie de l’Est.
Un peu plus loin sur la plage, huit migrants béninois
rentrent d’une semaine passée en mer sur une pirogue
de la taille d’une fourgonnette familiale. Pendant qu’ils
déchargent leur butin sur le sable, les clients potentiels
commencent à aluer. On compte au moins 25 requins
adultes, y compris des requins-marteaux, des requins
soyeux, des requins sombres et des requins-tigres (cer-
tains, sans doute capturés il y a plusieurs jours, ont une
couleur verdâtre peu appétissante), ainsi qu’une centaine
de juvéniles, en plus de quelques énormes raies apparte-
nant à des espèces menacées qui doivent être transpor-
tées sur le rivage par deux jeunes hommes forts.
Un homme à la barbe grisonnante et à l’air sage s’ap-
proche de moi. Il se présente : il s’appelle Ivora Boussouhou.
“On voyait beaucoup plus de requins que ça avant”, me dit-
il, en montrant dédaigneusement du doigt la scène qui
se déroule devant nous. “Quand j’ai commencé à pêcher, à
la in de la guerre, c’était un vrai massacre. Chaque bateau
ramenait au moins 50 gros requins par jour. Mais depuis 2012,
PHOTOS SHAUN SWINGLER
les chifres ont diminué. Comme on n’a pas de culture de
conservation et qu’il n’y a pas de quotas, il y a beaucoup de
surpêche.” Il regarde vers le large et tapote distraitement
son ventre arrondi avant d’allumer une cigarette. “Dans
dix ans, il n’y aura plus de pêche artisanale au Congo”, dit-il
en soulant la fumée par le nez.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
Sur la plage de Songolo, à Pointe-Noire.
Un fonctionnaire inspecte les prises
de pêcheurs béninois.
Une telle catastrophe aurait des répercussions impor-
tantes sur les pêcheurs eux-mêmes, certes, mais aussi
sur les dizaines de milliers de personnes à leur charge
et sur les innombrables autres acteurs qui forment la
chaîne de valeur de la pêche artisanale, et notamment
les transformateurs de poisson, dont la vaste majorité
sont des femmes.
“C’est très difficile en ce moment”, conie Justine Tinou
pendant qu’elle sale le thon acheté ce matin au Capap
dans un seau en plastique. Elle s’est installée à l’exté-
rieur de sa petite maison de bardeaux située à envi-
ron 10 kilomètres à l’intérieur des terres. Trois petits
requins-marteaux ouverts en deux sèchent sur un
support installé au soleil derrière elle. “Ils puent, mais
ils ont bon goût”, dit-elle en me voyant les inspecter.
Comme d’autres espèces avant eux, les requins se raré-
ient et leur prix augmente. Par ailleurs, avec la crise
économique provoquée par l’efondrement des prix du
pétrole et exacerbée par la pandémie de Covid-19, une
double menace la guette : la raréfaction des clients et la
concurrence de nouveaux acteurs. De fait, un nombre
croissant de femmes se lancent dans la transformation
pour subvenir aux besoins d’une famille en diiculté.
our les proches de Justine Tinou, l’enjeu est
P
de taille. Son mari, qui était enseignant dans
un établissement public local, a pris sa retraite
en 2005, mais il n’a pas encore reçu la pension
à laquelle il a droit et rien ne laisse penser
qu’il verra un jour la couleur de cet argent. À
69 ans, Justine Tinou est devenue la seule pourvoyeuse
de revenus de la famille, qui compte sept enfants, un
scénario relativement fréquent à Pointe-Noire. Certains
de leurs enfants sont adultes, mais ils ont du mal à
trouver du travail dans le contexte économique actuel.
“Ces femmes méritent toute notre admiration”, airme
Dyhia Belhabib, chercheuse principale sur les pêche-
ries au sein de l’ONG Ecotrust Canada. Belhabib, qui a
beaucoup travaillé sur l’industrie de la pêche en Afrique
de l’Ouest et en Afrique centrale, croit que ces femmes
contribuent davantage au développement de l’économie
locale que les acteurs industriels, car l’essentiel des res-
sources et des revenus générés par ces derniers init par
être acheminé à l’extérieur du pays au lieu d’être réin-
jecté dans la collectivité. “Le problème, c’est qu’avec la
pêche industrielle, on voit où va l’argent. On voit les usines,
les camions, les ports.” La contribution des femmes qui tra-
vaillent dans le secteur de la pêche artisanale est moins
visible. “Elles ne vont pas nécessairement à la banque et elles
ne tiennent pas nécessairement de registres officiels. C’est un
marché essentiellement informel, mais qui est quand même
légal”, explique la chercheuse.
Ainsi, d’après les observateurs, les préoccupations des
femmes comme Justine Tinou (et des travailleurs des
pêcheries artisanales congolaises en général) ont souvent
été reléguées au second plan par un État mal en point et
fortement dépendant des investissements étrangers, en
particulier ceux de la Chine. Environ 80 % de la lotte de
pêche industrielle qui opère au large du littoral congolais
est chinoise, tout comme la grande usine de fabrication
de farine de poisson installée en périphérie de Pointe-
Noire. Les entreprises chinoises participent également
à d’innombrables autres projets de développement d’in-
dustries et d’infrastructures aux quatre coins du pays.
L’État congolais est donc peu enclin à imposer des limites
aux chalutiers chinois, qui lui versent par ailleurs des cen-
taines de milliers de dollars pour les permis de pêche, en
plus d’autres taxes, charges et investissements directs.
On comprend dès lors pourquoi l’interdiction générale
de la pêche au requin, proposée hâtivement par le gou-
vernement congolais en 2001 et abandonnée quatorze
“Avec la pêche industrielle,
on voit où va l’argent. On voit
les usines, les camions, les ports.”
Dyhia Belhabib,
CHERCHEUSE
360o. 45
mois plus tard à la suite de consultations tardives avec les
pêcheurs, aurait surtout pénalisé les pêcheurs artisanaux.
Et pourquoi, si on décidait de l’appliquer de façon plus
permanente aujourd’hui, elle accentuerait la répression
contre les pauvres pêcheurs artisanaux qui rapportent
leurs prises sur le rivage, tandis que les chalutiers indus-
triels, qui pêchent au large – hors de la portée d’une garde
côtière nationale qui manque cruellement de moyens –,
pourraient continuer de jouir d’une relative impunité.
u début des années 2000, la FAO [Organisation
A
pour l’alimentation et l’agriculture] a exhorté
le Congo à mettre au point un plan d’action
national visant à assurer une meilleure gestion
des populations de requins. Elle a énoncé des
lignes directrices et s’est dite disposée à fournir
des conseils pour leur mise en œuvre, mais, en déinitive,
le changement doit venir du pays lui-même. D’après la
chercheuse Dyhia Belhabib, un tel développement exigerait
l’adoption d’une approche inclusive : “Les pêcheurs artisa-
naux pratiquent leur métier depuis des siècles. Ils connaissent
bien leur environnement. Leurs connaissances traditionnelles
n’ont pas de prix et elles ne sont pas suffisamment exploitées.”
[Nous voici maintenant de nouveau sur le bateau de
Pangou.] Vers 1 heure du matin, Pangou et son équipage
commencent à remonter les ilets qu’ils ont mis à l’eau à
21 heures environ, une tâche qui prend souvent plusieurs
heures. On aperçoit par moments au loin les lumières des
chalutiers qui percent l’obscurité environnante. Plus loin
encore, les lueurs orangées des torchères d’énormes pla-
teformes pétrolières ofshore illuminent le ciel nocturne.
Ces dernières années, la zone de pêche artisanale congo-
laise a été réduite des deux tiers pour faire de la place à
ces plateformes de plus en plus nombreuses. La scène a
quelque chose de profondément dystopique. “C’est l’anarchie
totale ici, s’exclame le capitaine, non sans fondement. Et
l’État congolais ne fait rien pour y mettre fin. On a pourtant
besoin de son soutien si on veut survivre.”
Pendant un instant, Gabi, le pilote, tente de maintenir
le moral des troupes avec une interprétation impromp-
tue et enjouée du seul et unique succès du groupe pop
moldave O-Zone, l’atroce Dragostea Din Tei, mieux connu
sous le nom de Numa Numa Song. Mais à mesure que
la taille modeste de leur butin devient apparente, un
silence pesant s’installe. Deux gros crabes, une belle lan-
goustine, quatre requins-marteaux juvéniles, un requin
sombre encore plus jeune et deux raies-guitares (une
espèce menacée) sont jetés sans ménagement au fond du
bateau, où ils clapotent dans un mélange huileux d’eau de
mer et d’essence. C’est tout ce qu’ils ont réussi à pêcher.
Les requins sont déjà morts, mais les deux raies-guitares
s’accrochent encore à la vie et s’agitent parfois furieuse-
ment sous mes pieds. J’éprouve presque autant de sym-
pathie pour elles que pour les pêcheurs. Il est clair qu’il
n’y a pas de gagnant ici ce soir.
L’équipage lève l’ancre et Gabi fait demi-tour sous la
pluie battante. Nous arrivons sur la côte peu avant l’aube.
Pangou doit prendre deux autobus pour rentrer chez lui.
Il dormira pendant quelques heures et regardera peut-
être ensuite quelques feuilletons nigérians. En milieu
d’après-midi, il sera de retour sur la plage pour s’infor-
mer des prévisions météo et des captures réalisées auprès
des équipages qui rentrent de la pêche. Si les conditions
semblent favorables et qu’il trouve un bateau et des équi-
piers, il repartira aussitôt. “Je considère l’océan comme ma
maison. Quand on est en mer, il y a toujours de l’espoir.”
—Christopher Clark
Publié le 15 décembre 2020
46. 360o Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
voyage.
—Asahi Shimbun Tokyo
D epuis la gare de Morioka [la capi-
tale de la préfecture d’Iwate, dans
le nord-est du Japon], deux heures
et demie de voiture sur environ 130 kilo-
mètres en direction du nord-est mènent
au village de Noda et à l’auberge Tomaya.
Lorsque j’ouvre la porte coulissante, c’est la
voix de la propriétaire, Kumiko Sakamoto
(62 ans), qui m’accueille. Je suis ici pour
un séjour de deux nuits.
Dans la salle équipée d’un foyer ouvert,
le feu crépite. J’annonce mon arrivée sur
Twitter. À ce propos, ici, il n’y a pas Internet,
paraît-il. Mais pourquoi ? “Ça s’est fait
comme ça”, répond Mitsuru, le mari de
Kumiko, installé devant le feu. Parmi les
trois grands opérateurs, l’un propose son
réseau depuis une dizaine d’années, et un
autre depuis deux ans grâce à l’installation
d’une nouvelle antenne. Le téléphone por-
table et Internet sont donc accessibles, mais
Mitsuru est formel : “Nous n’en avons pas
besoin.” De toute sa vie, jamais il n’a pos-
sédé de téléphone portable. Lorsqu’il a
besoin de téléphoner, soit il se rend jusqu’à
la cabine téléphonique située à 600 mètres
de l’auberge, soit il emprunte l’appareil
d’un client. Pour Internet, il utilise l’or-
dinateur de l’ébéniste, à 3 kilomètres de
là. “On s’en sort très bien ainsi. Je ne trouve
pas cela malcommode”, dit-il, emmitoulé
dans sa veste ouatée et se réchaufant les
mains devant le feu.
Les réservations aluent par courrier de
tout le pays, mais seulement trois par jour
sont acceptées. Les Sakamoto imaginent
le caractère de leurs correspondants au vu
de leur écriture, et choisissent quels clients
ils vont faire se rencontrer en fonction des
trois dates que chacun propose. “Une lettre,
on la lit et on y répond quand on veut. Ce n’est
pas intrusif comme le téléphone”, explique
Kumiko. La réponse de l’auberge est rédigée
autour du foyer ouvert, dont la fumée par-
fume le papier : il suit aux habitués d’ou-
vrir leur boîte aux lettres pour savoir qu’ils
ont reçu un courrier de chez Tomaya. “Cet
arôme, on ne peut pas l’envoyer par Internet”,
Au Japon, l’auberge ajoute-t-elle en riant.
La boîte aux lettres la plus proche est à
environ 7 kilomètres. Aller poster son cour-
rier n’est pas de tout repos pensez-vous ?
du bout du monde “Le postier vient jusqu’ici. Il nous apporte
des timbres juste au bon moment, quand on
commence à en manquer. C’est très pratique,
bien plus qu’en ville, n’est-ce pas ?” répond
ièrement Kumiko.
C’est à Londres que se sont rencontrés
Mitsuru et Kumiko, respectivement ori-
Il faut réserver sa chambre par courrier. Sur place, ginaires des départements de Hyôgo et de
ni Internet ni téléphone. Cette journaliste japonaise Tochigi [dans le centre du pays]. Ils ont
étudié l’anglais là-bas, il y a une quaran-
de 25 ans raconte son séjour dans un lieu taine d’années de cela. Après avoir voyagé
d’un autre temps, dans un village reculé du pays. ensemble un peu partout dans le monde,
ils ont vécu un temps à Hateruma-jima,
l’île habitée la plus au sud de l’archipel.
↙ Avec son toit en chaume, l’auberge
Tomaya est typique de la région
d’Iwate. Elle a été bâtie au xixe siècle.
Photos noda-kanko.com
RUSSIE N Hokkaido
Noda
Mer PRÉFECTURE
du Japon D’IWATE
Honshu
Tokyo
JAPON
COURRIER INTERNATIONAL
Océan
Pacifique
200 km
Ensuite, ils ont sillonné le Japon dans un
camion aménagé en camping-car. C’est au
cours de cette traversée vers le nord qu’ils
ont découvert le village de Noda.
Au il de leur séjour sur place, ils se sont
fait un ami qui leur a proposé de s’instal-
ler. C’était le conservateur du centre de
l’Artisanat folklorique d’Asie, situé dans le
village. À l’époque, l’auberge Tomaya était
gérée par la structure du centre d’artisa-
nat. Mitsuru, qui ne se sentait pas fait pour
l’efervescence de la vie citadine, se voyait
bien vivre là. Il a proposé à Kumiko de
s’établir avec lui et, en 1992, tous deux sont
devenus propriétaires de l’établissement
[construit il y a plus de cent soixante ans].
Bouche-à-oreille. Tarif de la nuitée :
6  000  yens par personne [moins de
50 euros], dîner et petit-déjeuner com-
pris. C’est la seule source de revenus des
Sakamoto. Grâce à quelques articles dans
des magazines et au bouche-à-oreille,
ils prennent entre 300 et 400 réserva-
tions par an. Mais les efets de la pandé-
mie se font sentir jusqu’ici : cette année
[2020], ce chifre devrait tomber autour
de 200 réservations. “Nous vivons de ce que
nous avons, il n’est pas dans nos intentions
de chercher à attirer plus de clients”, pré-
cise le couple. Lorsque personne ne vient
à l’auberge, ils restent chez eux, à 1 kilo-
mètre de là – à leur domicile non plus,
ni téléphone, ni Internet, ni télévision.
Pendant mon séjour, je suis allée aux
champs avec les autres clients. En haut
d’une côte, à quelques centaines de mètres
de l’auberge, les légumes poussent en com-
pagnie des herbes folles. Les Sakamoto
appliquent ce qu’on appelle la technique
culturale simpliiée, une technique agricole
qui consiste à intervenir le moins possible.
Une soixantaine de variétés sont cultivées
sur 200 m2. Le couple vit en semi-autar-
cie : “Donner de l’engrais aux plantes, pour
moi, c’est comme prendre des suppléments
pour faire du bodybuilding. Rien ne pousse
très vite, mais ça nous convient comme ça.”
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
Je tire un légume du sol : c’est une carotte
double. Nous enveloppons les pommes de
terre encore terreuses dans des feuilles
pour les rapporter dans nos bras.
Le soir, les Sakamoto dînent avec leurs
hôtes, autour du foyer ouvert. Sur le pla-
teau laqué, qui date paraît-il de l’ère Taishô
[1912-1926], du potiron en sauce et de la
soupe au radis daikon, entre autres mets. Les
légumes viennent des champs de Mitsuru.
Le potiron n’est pas tellement sucré et le
radis confère une légère amertume à la
soupe. Des saveurs délicieuses pour moi
qui me nourris principalement de nouilles
instantanées et de plats préparés.
Alors que nous sommes devant le
feu, Shin Hoshikawa, 46 ans, vient nous
rejoindre. D’après lui, “quand on attise les
braises avec les baguettes, on se retrouve à
engager naturellement la conversation avec
des inconnus”. Ses jumeaux de 9 ans, Koharu
et Yôta, sont en train de rédiger leur jour-
nal de bord illustré dans la pièce voisine,
installés sur les tatamis. L’atmosphère est
emplie des crépitements du feu et du tic-
tac de l’horloge. “Les lammes sont apai-
santes. C’est comme ça que les gens passaient
leurs soirées, autrefois”, songe à voix haute
Kimio Kuji (42 ans), un habitué des lieux.
Les sorties se faisant rares à cause du
Covid-19, je passe plus de temps chez moi
à lire un livre ou à regarder un ilm, mais
sans arriver à me défaire du sentiment que
j’essaie d’occuper mon temps. Ici, les heures
à ne rien faire s’écoulent autour du foyer
ouvert. “Les habitués sont des gens à qui on
peut faire coniance ; en cas de problème, on
s’entraide. Quand on vit ici, on se demande
quel besoin il y a d’une civilisation encore plus
développée.” Ces paroles de Kumiko conti-
nuent à me trotter dans la tête après mon
retour à Morioka.
—Shôko Mifune
Publié le 13 décembre 2020
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Netflix qui divise l’Italie San Patrignano devient alors la plus
vaste structure d’accueil pour toxico-
manes en Europe et la célébrité de son
fondateur est telle qu’“il était devenu un
modèle politique, rappelle l’hebdomadaire
Dans les années 1980, Vincenzo Muccioli était l’un des rares à venir L’Espresso. Beaucoup de partis lui ont même
en aide aux toxicomanes dans son pays. Une série documentaire se demandé de se présenter aux élections, mais
il n’a jamais accepté.”
penche sur son héritage controversé et fait couler beaucoup d’encre. Le documentaire retrace en détail l’as-
cension vers la gloire de Muccioli. Mais,
loin d’être une hagiographie, SanPa raconte
U n mètre quatre-vingt-dix, physique San Patrignano est une exploitation
corpulent, regard aussi doux qu’im- agricole : “Un endroit où l’on ne demande
pénétrable. Avant même d’ouvrir pas d’argent, mais seulement du travail, du
la bouche, Vincenzo Muccioli monopoli- dévouement et de la idélité.” Comme le pré-
sait l’attention. Voilà peut-être l’une des cise Wired, “aucun type d’assistance médi-
aussi les côtés sombres de San Patrignano,
qui vont peu à peu cliver l’opinion publique
sur ce lieu si particulier, qui existe tou-
jours. Suicides, châtiments corporels, per-
sonnes enchaînées pour éviter qu’elles ne
raisons qui ont fait de cet homme mort en cale ni psychologique n’est prévu”. Les hôtes s’échappent, et même un meurtre (dont
1995 un mythe, adulé par certains, détesté qui arrivent dans cette exploitation aux Muccioli aurait été au courant, airment
par d’autres. Il a en tout cas marqué l’Italie allures de village hippie remettent leur certains) : les accusations et les scandales
des années 1980 et son parcours si atypique sort entre les mains de Muccioli, qui com- s’enchaînent dans les années 1980, et le
suscite encore aujourd’hui la controverse. mence à consacrer toute son existence à tableau se noircit peu à peu, soulevant chez
En témoignent les dizaines d’articles qui ceux qu’il appelle “mes enfants”. Il proite le spectateur de SanPa, une cure au purga-
ont suivi la mise en ligne, in décembre, sur du fait que les structures pour accueillir toire une myriade de questions. Des inter-
Netlix, de SanPa, une cure au purgatoire, les toxicomanes sont alors pratiquement rogations sur le personnage de Muccioli
une série documentaire consacrée à San inexistantes en Italie. Intégrer la commu- (qui n’est jamais allé en prison), mais aussi
Patrignano, la communauté qu’il a fondée nauté est donc souvent vu comme le der- plus philosophiques : a-t-on le droit de se
en 1978, sur les collines qui entourent la nier espoir par les consommateurs d’héroïne mettre au-dessus des lois pour faire le bien ?
petite ville de Rimini, sur la côte Adriatique. ou leurs parents désemparés.  Peut-on soigner quelqu’un contre son gré ?
À l’époque, l’Italie commence à sortir Tout au long des cinq épisodes de la “SanPa n’est pas une série qui avance une
des “années de plomb”, cette période au série, d’anciens pensionnaires de la com- thèse, qui accuse ou qui défend, mais plutôt
cours de laquelle l’extrême violence des munauté racontent comment ils ont été une œuvre qui vise à remettre toujours en dis-
combats politiques a coûté la vie à de nom- sauvés par Muccioli. “Je me suis rendu à cussion les épisodes qu’elle raconte en faisant
breux jeunes. La longue vague
des contestations de 1968 s’es-
DOCUMENTAIRE San Patrignano au début des
années 1980 et je me souviens
parler des personnes qui ont vécu pendant des
années aux côtés de Muccioli”, souligne le site
soule et la désillusion des rêves de révo- encore des yeux rêveurs de dizaines de jeunes d’information Il Post. Selon les mots des
lution brisés est adoucie par une nouvelle qui regardaient Vincenzo, raconte un jour- auteurs de la série, l’objectif est de “racon-
drogue qui envahit les rues de la péninsule : naliste de La Repubblica. Il était à la fois ter tout en faisant ressortir les contradictions
l’héroïne. C’est dans ce contexte, raconte leur patron et leur mère, mais on pouvait existantes”. Comme le soulignent Gianluca
sur son site Internet le magazine Wired voir qu’il aimait ces jeunes. Était-il un saint Neri, le créateur de la série, et son coscé-
Italia, que “Vincenzo Muccioli, un entrepre- ou un prédicateur malhonnête ? J’essayais nariste dans Il Post : “Sur beaucoup d’’épi-
neur de Rimini passionné de sciences occultes, de comprendre.” Muccioli devient vite sodes controversés, le documentaire fournit
décide de fonder une petite communauté où il populaire, très populaire même. “En des vérités déinitives, mais, en in de compte,
accueille des jeunes héroïnomanes, dont le sort 1985, il était devenu une véritable star, le tableau d’ensemble reste nuancé.”
n’intéresse pas vraiment l’État à l’époque”. et sa communauté une petite ville, poursuit —Courrier international
 48. 360o
culture.
KELLY MACCONOMY
—New Statesman Londres
U ne femme et deux hommes sont
assis au comptoir d’un bistrot.
L’éclairage dans la rue et dans
l’établissement nous indique qu’il fait
nuit. Chacun d’entre eux a une tasse de
café. La femme et l’un des hommes sont
assis côte à côte, sans qu’on sache s’ils se
connaissent ou s’ils viennent de se rencon-
trer. L’autre homme est seul. Le cafetier,
comme tous les hommes qui travaillent
derrière un bar, s’afaire.
C’est Nighthawks (1942), l’une des plus
célèbres toiles d’Edward Hopper, l’un
des peintres américains les plus connus.
Hopper a vécu de 1882 à 1967, mais ses
œuvres font aujourd’hui écho à notre
état d’esprit. L’année 2021 a commencé,
talonnée par la pandémie. De nombreux
Américains n’ont pas pu ou voulu retrou-
ver leur famille et leurs amis pour les fêtes
de in d’année, craignant qu’à la faveur de
ces contacts le virus ne se propage. Nous
n’avons pas organisé de soirées pour le
nouvel an, préférant rester à la maison
devant un repas et une émission de télé
difusant un compte à rebours. C’est ainsi
que nous avons passé l’essentiel d’une
année : en isolement.
Notes de piano. C’est précisément l’iso-
lement qu’Hopper peint si bien. Dans
Automat, de 1927, une femme est attablée
seule. Elle tient un café, et, bien qu’il y ait
une autre chaise en face d’elle, on ignore
si elle attend quelqu’un ou si ce quelqu’un
n’arrivera jamais. Early Sunday Morning,
de 1930, représente plusieurs commerces
désertés – il fait jour, mais les enseignes
sont obscures. Dans Room in New York,
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
← Le diner peint par Edward Hopper
en 1942 a perdu ses “oiseaux
de nuit”. Covid Nighthwaks
reimagined, de Kelly MacConomy,
est à voir du 5 au 27 février à la galerie
Del Ray Artisans, à Alexandria,
en Virginie (États-Unis).
scène, mais la femme, les deux hommes
et les tasses de café ont disparu. La pièce
est désormais vide. La galerie précise que
“les artistes présentent leurs interpréta-
tions de ce qui est typiquement américain
dans l’imagerie d’Hopper : la persévérance,
le courage, la diversité et un esprit égalita-
riste en dépit de l’adversité, de l’appauvris-
sement et des injustices sociales”.
Rien d’unique. Si les artistes se tournent
de nouveau vers Hopper, c’est notamment
parce que son œuvre rappelle que nous
avons déjà enduré des périodes éprou-
vantes par le passé. Ses créations étaient
ancrées dans une époque angoissante,
terriiante et solitaire, comme la nôtre.
Nous y revoilà, des décennies plus tard.
Edward Hopper, De plus, ses toiles sont souvent évoca-
contagieuse mélancolie
trices d’une connexion humaine, malgré
l’isolement. La femme d’Automat avait
peut-être l’impression d’être la première
à s’être un jour assise seule à une table
dans un lieu public, même si bien sûr ce
n’était pas le cas. Cette peinture me plaît
car cette femme vit quelque chose d’iné-
Les œuvres du peintre américain connaissent un regain dit pour elle, mais qui n’a rien d’unique.
d’attention à la faveur de l’épidémie de Covid-19. Souvent seuls, Si j’aime tant Morning Sun et Oice in
ses personnages nous renvoient à notre condition actuelle. a Small City, c’est parce qu’individuel-
lement ces œuvres montrent une per-
sonne isolée du reste du monde, mais
peint en 1932, une femme et un homme de nuit”, en français]. Les artistes Noiland ensemble, elles mettent en lumière tout
sont ensemble dans une pièce, mais chacun Collective ont installé NHKS4220 Bar ce que nous avons en commun. Notre
de leur côté. Il lit le journal. Elle lui tourne Illusion à la place des comptoirs où s’amas- solitude nous rassemble.
presque le dos alors qu’elle joue quelques saient les gens avant la pandémie. Les per- Je me sens un peu moins seule en y pen-
notes de piano sans grande conviction. sonnages ont été remplacés par des sortes sant. Je voudrais foncer dans le cadre de
Dans mes toiles favorites, Morning Sun d’hologrammes. Les visiteurs pouvaient Morning Sun et rassurer la femme assise
datée de 1952 et Oice in a Small
City, datée de 1953, une femme
PEINTURE se placer au centre de l’installa-
tion et voir leur silhouette proje-
sur le lit. Si elle patiente pendant un an, un
homme se trouvera dans un bureau dans
assise sur un lit baigné de soleil et un tée sur l’œuvre. Les artistes ont expliqué une petite ville, où il fera la même chose
homme dans un petit bureau regardent qu’ils voyaient un parallèle entre le monde qu’elle. Et si je ne peux pas lui parler, je me
tous les deux par la fenêtre ; ils observent décrit dans la peinture – l’angoisse et dis que partout aux États-Unis et dans le
le monde ou du moins les fragments du l’appréhension liées à la Seconde Guerre monde, des gens font la même chose que
monde qu’ils aperçoivent. mondiale – et le nôtre. moi. Je reste à l’écart et je crée ainsi un
Hopper n’était aucunement un inconnu Et ils ne sont pas les seuls. Le 5 février, lien avec un ensemble plus vaste.
de son vivant : le Whitney Museum et le Del Ray Artisans, une galerie d’art en En fixant trop longtemps les toiles
Metropolitan Museum of Art (Met), deux Virginie, inaugure une exposition appe- d’Hopper en temps de pandémie, on
des plus grands musées américains, ont lée “Après Edward Hopper : variations repère certes les ressemblances entre hier
acheté ses œuvres dès les années 1930, sur la solitude et l’isolement”, où des et aujourd’hui, mais également les difé-
et le MoMA a organisé une rétrospec- artistes contemporains réinventent rences. Je ne m’identiie plus seulement à
tive de son travail durant cette décen- Hopper. Dans Covid Nighthawks reima- la solitude des igures de Nighthawks, je les
nie. Depuis son décès, sa renommée s’est gined, Kelly MacConomy réinterprète la jalouse aussi. Contrairement à nous, elles
révélée durable. peuvent côtoyer des inconnus dans les
Fin 2020, Hopper s’est de nouveau Ses toiles mettent en bistrots et les bars. De toutes les choses
trouvé au centre de l’attention. À l’au- que m’inspiraient les peintures d’Hop-
tomne, le centre d’art new-yorkais
lumière ce que nous per, l’envie n’en avait jamais fait partie.
Artechouse a organisé une exposition avons en commun. Notre —Emily Tamkin
en réinterprétant Nighthawks [“Oiseaux solitude nous rassemble. Publié le 7 janvier
 CO1

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50.
histoire.
Le jour où Paris
est tombé
Janvier 1871 — France
Il y a cent cinquante ans, sous les ordres
de Bismarck, l’artillerie prussienne écrasait
la capitale française sous les obus pour
la contraindre à la reddition.
—Die Welt Berlin
J ’entends, à tous moments, des sifflements
d’obus, semblables aux hurlements d’un
grand vent d’automne.” C’est par ces mots
que l’écrivain Edmond de Goncourt décrit ce
qui s’abat sur Paris depuis le 5 janvier 1871. Les
troupes allemandes, qui assiègent la capitale fran-
çaise depuis quatre mois, pilonnent la métropole
à l’aide de 300 pièces d’artillerie lourde.
C’est Otto von Bismarck, ministre-président
↗ Positions de Prusse, qui est à l’origine de cette décision.
d’artillerie pendant À maintes reprises, il a enjoint à l’état-major, après
le siège de Paris, la chute de l’empire de Napoléon III, de contraindre
guerre franco- également à la capitulation la République française
prussienne qui, au lendemain de la défaite catastrophique de
(1870-1871). Paris, Sedan au début du mois de septembre, a pour-
musée Carnavalet. suivi le combat contre les armées de la coalition
Photo Akg-images germanique emmenée par la Prusse.
Bismarck redoute en efet que les autres grandes
puissances européennes ne inissent par renon-
cer à leur neutralité. Il reconnaît en outre que face
aux pertes croissantes, la guerre est de plus en
plus impopulaire au pays, et que les Allemands
courent le risque d’être saignés à blanc par les
armées françaises supérieures en nombre.
Car la République a mobilisé près de 700 000 sol-
dats grâce à la levée en masse. Trois grandes armées
formées dans l’arrière-pays et équipées de maté-
riel moderne importé avancent sur Paris depuis la
Loire et la Normandie, tandis que, enfermés dans
la capitale, considérée comme la plus grande for-
teresse d’Europe, près de 350 000 hommes ten-
tent à plusieurs reprises de briser l’encerclement.
Ce n’est qu’au prix de grandes diicultés et
d’énormes pertes que les troupes allemandes
réussissent à repousser ces sorties. Le froid, la
maladie et les problèmes de ravitaillement érodent
les forces et le moral. Cent trente mille hommes
remplissent les hôpitaux de campagne, dans cer-
taines unités, les soldats portent des sabots, faute
de bottes, on déplore déjà plus de 100 000 morts.
Courrier international — no 1578 du 28 janvier au 3 février 2021
L’écrivain norvégien Henrik Ibsen, qui vit alors à
Dresde, conirme les inquiétudes de Bismarck :
“Le pays souffre terriblement, presque toutes les
familles sont affligées.”
Malgré tout, le chef de l’état-major prussien,
Helmuth von Moltke, et la plupart des généraux
s’opposent à Bismarck. Ils estiment que le bom-
bardement de Paris serait un acte dépourvu tant
d’héroïsme que d’humanité, et ils rechignent à
entreprendre les eforts logistiques colossaux
qu’implique une telle opération. Les canons et
les munitions devraient être transportés labo-
rieusement par des charrettes hippomobiles, car
les liaisons ferroviaires sont en partie détruites.
Dans ses mémoires, Bismarck voit dans son
diférend avec les généraux un cas d’école sur la
relation entre la politique et l’armée : “La guerre
a pour but d’obtenir la paix aux conditions qui cor-
respondent à la politique menée par l’État.” Aussi
la guerre doit-elle être conduite diféremment
selon que “l’on veut obtenir des concessions terri-
toriales ou y renoncer, ou percevoir des compensa-
tions durables”.
Afin de fournir à chacun
des 300 canons les 500 obus
nécessaires, il faut pas moins
d’un millier de charrettes.
Ce qui tourmente Bismarck, c’est l’idée “que
nos intérêts politiques, après de si grands succès,
soient mis à mal par l’hésitation à poursuivre l’ac-
tion contre Paris”. À contrecœur, le roi de Prusse,
Guillaume Ier, se range à son avis, et les généraux
inissent par céder. Moltke a par ailleurs compris
qu’il ne suit pas d’encercler l’immense métro-
pole. Les Parisiens tiennent bon, et les armées
françaises qui progressent dans l’espoir de les
dégager épuisent les troupes allemandes lors de
combats acharnés, obligeant l’état-major à pré-
lever dans les efectifs consacrés au siège pour
combler les pertes sur d’autres fronts. Les prépa-
ratifs du pilonnage sont aussi à l’origine du retard
pris par l’opération. Ain de fournir à chacun des
300 canons les 500 obus nécessaires, il faut mettre
en œuvre pas moins d’un millier de charrettes.
“Il n’est pas rare qu’une pièce de l’artillerie de siège
glisse à mi-hauteur sur une pente raide, entraînant
chevaux et équipages avec elle dans la plus grande
confusion”, rapporte William Howard Russell,
correspondant du Times de Londres.
Les canons ne répondront nullement aux
espoirs de Bismarck de contraindre Paris à une
prompte reddition. Quelques forts sont certes
assez endommagés pour être ensuite pris d’as-
saut. Mais, à en croire Edmond de Goncourt, les
Parisiens ne s’en soucient guère. Pourtant, par-
tout où les obus des canons lourds frappent, ils
sèment la mort et l’horreur. Un jeune messager
qui collectait des médicaments pour l’ambu-
lance [terme qui pouvait à l’époque désigner non
seulement un véhicule, mais aussi l’hôpital lui-
même] de la Croix-Rouge mise en place par l’ac-
trice Sarah Bernhardt est littéralement “déchiré
en deux” sous ses yeux, “on ne voyait plus d’yeux,
de nez, de bouche, que des cheveux au bout d’un lam-
beau sanguinolent qui gisait à un mètre de sa tête”.
En in de compte, c’est la faim, l’échec des
armées de secours et celui d’une ultime grande
sortie qui forcent Paris, et avec elle la République,
à rendre les armes le 29 janvier. Vingt ans plus
tard, les écrits d’Otto von Bismarck ne seront
pas seulement destinés à servir de justiication.
Ils constituent aussi un avertissement adressé
aux lecteurs sous le règne du nouvel empereur
Guillaume II, qui avait démis son chancelier
[Bismarck] de ses fonctions en 1890. Car il avait
bien compris que, sous ce monarque et ses suc-
cesseurs, la guerre l’emporterait sur la politique.
Malheureusement, les événements allaient lui
donner raison.
—Berthold Seewald
Publié le 4 janvier
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Janvier–février–mars 2021

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