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Ouvrage Chapitre
Les amateurs de sciences
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 7 à 12
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Article
L es scientifiques amateurs apprécient les résultats des sciences qu’ils cherchent à reproduire, en plus
petit, dans leurs granges, leurs ateliers, leurs greniers et leurs cuisines. Les amateurs de sciences, quant
à eux, apprécient moins les résultats que la facture, le mouvement, le labeur, la patte de ceux qui les
obtiennent. Ils ne cherchent pas plus à faire œuvre de science qu’un critique d’art à peindre comme
Rembrandt, en moins bien.
Pourquoi les pièces de théâtre, les ballets, les opéras, les vernissages et même les émissions de télévision
jouissent-ils de chroniques et de chroniqueurs, alors que les laboratoires, les paradigmes, les expéditions et
les expériences n’ont droit qu’à la portion congrue de la vulgarisation, pilule amère qui transforme les
journaux et les magazines en annexe de l’école ? La vérité, l’efficacité, la rentabilité mériteraient-elles
moins d’égards que leur sœur la beauté ? Seraient-elles moins humaines, moins troublantes, moins
aimables ?
Les critiques d’art le croient sans doute qui ne voient dans les sciences et les techniques que le monde
objectif et réel dont il faudrait s’évader au plus vite pour accéder à celui de la libre création. Pour eux, les
sciences se prouvent, puis s’enseignent, mais ne sauraient s’apprécier. Les techniques se mettent au point,
puis en place, mais ne sauraient se goûter. Bien au contraire, disent-ils, les « gens de culture » doivent
résister de toutes leurs forces à la tyrannie des sciences et des techniques. Seuls les siècles peuvent assez
patiner quelque turbine hydraulique ou quelque système cosmologique pour attirer leur regard, comme s’il
fallait la faillite et la mort pour que les sciences et les techniques accèdent à la dignité, pour eux sans égale,
du musée.
Faudrait-il appeler, par opposition, « gens de nature » les savants et les ingénieurs ? Il y aurait donc d’un
côté la culture où se mêleraient intimement les sujets, leurs rêves et leurs affects, et, de l’autre, des activités
admirables, bien que légèrement monstrueuses, qui permettent à des objets de se tenir à bonne distance des
sujets. A ce compte, il faudrait que les lettrés accomplissent deux tâches symétriques : protéger les sciences
contre la pollution par l’imagination, les passions politiques et les intérêts humains ; protéger, en retour, la
dignité, la liberté et l’imagination des hommes contre la domination par l’objectivité ou par l’efficacité.
Un amateur de sciences a d’autres devoirs. Pour lui, c’est dans les sciences et les techniques que l’on peut
observer le plus grand degré de confusion entre les objets et les sujets, la plus profonde intimité, le plus
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intense réarrangement. Il ne comprend donc plus comment l’on pourrait opposer les activités de la culture et
celles « de la nature ». L’idée d’un art autonome et libre lui paraît aussi incongrue que celle d’une science
objective et froide. Protéger les sciences et les techniques contre la pollution des sujets et des passions
humaines ? Mais elles disparaîtraient ! Garantir les sujets de droit contre l’envahissement par les sciences et
les techniques ? Mais ils s’évanouiraient ! Étrange rationalisme, curieux humanisme, qui veulent tuer ce à
quoi ils disent tenir comme à la prunelle de leurs yeux.
Les leçons rassemblées dans ce recueil combinent de multiples façons les humains et les non-humains, sans
jamais parvenir à cette inhumanité que l’on accordait si facilement naguère aux sciences et aux techniques,
soit pour les louer, soit pour les flétrir. Par fictions, anecdotes, enquêtes, entretiens, observations, analyses
de texte et photomontages, ces articles franchissent en tous sens l’ancienne barrière, réputée
infranchissable, entre les signes et les choses, le sujet et l’objet, l’organisation de notre société et la
répartition des êtres du monde naturel. Ce petit livre prétend suivre quelques-uns des filins que nous avons
imaginés pour arrimer nos collectifs de choses et de gens : techniques, sciences, fictions et anges.
Prenons l’exemple du « gendarme couché ». Si je vois que vous ralentissez à l’approche d’une école, je
vous félicite à la fois pour votre civisme et votre altruisme. Vous avez observé l’injonction du code qui
vous demandait de ne pas dépasser trente à l’heure et fait passer la sécurité des bambins avant vos propres
urgences. Or, je m’aperçois que votre voiture, au passage de l’école, est secouée par un soubresaut.
Intrigué, je regarde vers le sol et je comprends que je m’étais trompé. Vous avez bien ralenti, épargnant aux
chères têtes blondes le danger de vous voir débouler à cent vingt, mais c’est parce que deux ralentisseurs
alignés vous ont forcé à lever le pied afin d’épargner, non pas les écoliers par altruisme, mais vos
amortisseurs par égoïsme ! De loin, pour un observateur extérieur, les deux comportements sont identiques,
bien que le premier s’obtienne par l’internalisation d’une loi, et le second par l’externalisation d’une force
dans un « gendarme couché ». D’astucieux ingénieurs des Ponts et Chaussées, soutenus par des maires et
des associations de quartier, vous ont imposé ce détour par un profil en béton. Grâce à cette traduction, vous
passez d’un programme impossible à respecter : « Obéissez au code de la route », à un autre programme :
« Ne défoncez pas vos amortisseurs. » Comme il y a beaucoup plus de gens qui tiennent à leur suspension
qu’au respect tatillon du code, ce glissement de sens permet de se faire beaucoup plus largement obéir –
même s’il coûte cher, ralentit à tort les ambulances pressées ainsi que les pompiers, et brise en prime les
vertèbres des conducteurs exaspérés.
On pourrait croire qu’avec cet exemple nous sommes tombés des relations morales aux dures contraintes de
la matière, que nous avons perdu le monde social pour pénétrer dans celui de la technique. Les humanistes
accepteront de suivre le conducteur tant qu’il pense à son prochain, tant qu’il obéit à la loi, tant qu’il
exécute le code de la route, tant qu’il lit les panneaux, mais s’il glisse de l’action réfléchie à l’acte réflexe,
des rapports de raison aux rapports de force, bref, s’il pile d’un coup pour protéger sa mécanique, on
l’abandonnera au royaume des choses et à l’ingénieur qui seul y règne en maître. Ce serait dommage, car
aussi loin qu’on aille dans les histoires de ralentisseurs, on retrouve toujours autant de règles, de signes, de
lois, de gens, de passions et d’objets. Certes, la répartition change, mais pas le mélange qui ne fait, au
contraire, que s’accroître. Difficile de jamais séparer nettement le sens moral des conducteurs, la
psychologie du chauffard, les réflexes des chauffeurs, l’écriture et l’emplacement des signalisations, la
solidité des suspensions, l’écoulement des eaux de pluie, la politique des maires, la souffrance des pères, le
comportement erratique des écoliers, les décrets du ministère des Transports. Pour quelques parents
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rassurés, le maire se met à dos les routiers, les pompiers, les conducteurs de bus, et les fous du volant qui,
furieux, klaxonneront de nuit pour se venger de ces cassis, réveillant les parents devenus furibards qui
exigeront des édiles qu’ils arrachent, à grands frais, les ralentisseurs nouvellement posés… On peut ajouter
des non-humains en modifiant l’assiette des comportements, mais on ne peut jamais simplifier les relations
que nous entretenons avec eux. Ajoutez de la technique et la situation devient toujours plus riche, plus
compliquée, oui, pourquoi ne pas le dire ?, plus intéressante. Grâce à Gaston Lagaffe et à quelques objets de
la vie quotidienne, on apprendra, dans ce livre, à débrouiller quelques imbroglios d’humains et de non-
humains.
Cet ouvrage met également en scène quelques disciplines savantes. On imagine souvent que l’on parvient
avec les sciences, et seulement avec elles, à obtenir enfin la plus grande distance entre les passions
subjectives et les faits objectifs. Or, c’est presque exactement l’inverse. Dans les sciences, et seulement en
elles, se mélangent intimement les plus exotiques des non-humains et les plus proches des humains.
L’autre jour, à l’Institut Pasteur, je rencontre un chercheur qui me serre la main et se présente à moi en
disant : « Bonjour, je suis le coordinateur du chromosome 11 de la levure de bière. » Ne chassons pas cette
phrase paradoxale d’un revers de main. Ne commençons pas à mettre de côté l’individu singulier qui dit
« je », l’organisation européenne capable de coordonner les équipes de biologistes moléculaires, et, enfin, la
séquence d’ADN du chromosome de Saccharomyces cerevisiae, bientôt connue. Ce rangement commode,
nous pourrons l’opérer plus tard, à froid, lorsque la recherche sera terminée. Pour l’instant, je serre bien la
main à ce bel hybride : un individu-organisation-séquence d’ADN. Impossible d’accéder directement au
chromosome 11, sans comprendre l’organisation astucieuse qu’il a fallu mettre en place afin de coordonner
l’action de tous les « levuristes » européens. Sans les programmes d’ordinateurs, le courrier électronique,
les bases de données, les subsides de la CEE, ce chromosome n’aurait pu se dévider tout entier avant trente
ans. Mais impossible également de comprendre ce réseau de chercheurs, sans cette personne individuelle
qui s’est identifiée à ce point à la levure que d’infimes modifications dans ses neurones vont permettre de
découvrir les pièces manquantes dans le puzzle de la séquence. Impossible, enfin, de comprendre
l’originalité de ce chercheur et celle de son organisation, sans prendre en compte cette levure agissant
depuis des millénaires dans les tonneaux et les foudres et dont la fermentation se mélange depuis toujours à
celle des humains. Comme les médiums étudiés par les ethnographes, mon ami levuriste est un shape-
changer : il devient le chromosome 11, qui devient une portion de l’Institut Pasteur, lequel devient un
réseau européen. Ce petit exemple montre assez que les sciences ne tirent pas leur beauté de la séparation,
enfin totale, entre le monde des sujets et celui des objets. Au contraire, les sciences ne sont si belles que
parce qu’elles servent d’échangeur à de tels carrefours d’individus, d’institutions et de choses.
L’amateur de sciences, on l’aura compris, ne pense pas que nous vivons dans un monde rationalisé,
désenchanté, dominé totalement par l’empire des machines et des faits. Il ne prend pas les sciences et les
techniques assez au tragique pour leur accorder cet excès de violence contre lequel il faudrait se dresser afin
de mériter le beau nom d’humaniste. Non, il les apprécie pour ce qu’elles sont : fragiles, mêlées, rares,
masquées, troubles, médiées, intéressantes, civilisatrices. Qui défend mieux les sciences ? Celui qui les croit
solides et intouchables, ou celui qui, mesurant leur faiblesse, mesure aussi le prix qu’il faudrait payer pour
les étendre ? Qui les critique mieux ? Celui qui les imagine formidables et systématiques, ou celui qui,
évaluant la fragilité de leur construction, évalue par là même de combien de façons on peut y mettre la
main ?
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L’amateur de sciences ne se prend pas pour un savant. Il ne cherche ni à synthétiser le résultat des sciences,
ni à les diffuser auprès du bon peuple qui devrait, à son avis, bénéficier du droit constitutionnel de les
ignorer. Il s’y intéresse seulement parce qu’en parcourant le collectif il les trouve partout sur son chemin.
Comment parler d’une culture qui n’aurait ni technique efficace, ni fait avéré ? En voulant se former le goût
pour les unes comme pour les autres, l’amateur ne cherche pas à fonder quelque nouvelle science humaine,
mais seulement, par le recours à l’enquête, la fiction, le style, l’image, à faire comme s’il pouvait exister
d’humaines sciences.
Remerciements
Je remercie Jean-Marc Lévy-Leblond, rédacteur en chef d’Alliage, qui a eu l’idée de ce recueil.
Comme les articles rassemblés dans ce livre ont paru sous des formes diverses en français comme en
anglais, je remercie également les éditeurs et les directeurs de publication qui m’ont permis de les
reproduire ici dans une version parfois grandement modifiée :
« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée… petite philosophie des techniques », in Alliage, n° 14, 1993,
p. 2-10.
« La ceinture de sécurité », in Alliage, n° 1, 1989, p. 21-27.
« Inscrire dans la nature des choses ou la clef berlinoise », in Alliage, n° 6, 1991, p. 4-16.
« Where are the Missing Masses, Sociology of a Few Mundane Artefacts », in Wiebe Bijker et John Law
(editors), Shaping Technology – Building Society. Studies in Sociotechnical Change, MIT Press,
Cambridge, Mass., p. 225-259, 1992 (traduit de l’anglais par Denis A. Canal).
« Writing Science – Fact and Fiction », in M. Callon, J. Law et A. Rip (editors), Mapping the Dynamics
of Science and Technology, MacMillan, Londres, p. 51-66, 1986 (avec Françoise Bastide).
« Le dernier des capitalistes sauvages : interview d’un biochimiste », in Fundamenta Scientiae, vol. 4, n° 3-
4, p. 301-327, 1984.
« Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un sociologue », in Alliage, n° 7-8, 1991, p. 73-81 (traduit de
l’anglais par Pascale Weiler).
« Le travail de l’image ou l’intelligence scientifique redistribuée », in Culture technique, n° 22, 1991, p. 12-
24.
« Le topofil de Boa-Vista ou la référence scientifique », in Raison pratique, ouvrage collectif, Bernard
Conein, Nicolas Bodier, Laurent Thévenot.
« Les objets dans l’action », Paris, Éditions de l’EHESS (à paraître).
« Quand les anges deviennent de bien mauvais messagers », in Terrain, numéro spécial sur la croyance et
les preuves, n° 14, 1990, p. 76-91.
Suivant
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Ouvrage Chapitre
Portrait de Gaston Lagaffe en philosophe des techniques
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 13 à 24
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Extrait de l’album n° 13 de « Gaston », Lagaffe mérite des baffes, par André Franquin
Figure 1.1
R
mieux
ien
de
pour
penser
l’essence
de la
technique
que de
choisir un
petit
exemple –
tel est
notre
travers à
nous autres
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Portrait de Gaston Lagaffe en philosophe des techniques | Cairn.info
— © 1979, Franquin & Éditions Dupuis, et Marsu B.V. pour l’utilisation du personnage de Gaston
philosophes empiriques. Et pour ne pas intimider par des techniques de pointe, prenons l’invention d’une
porte par ce maître de l’invention qu’est Gaston Lagaffe, le héros de Franquin. En une planche tout est dit :
la technique se définit par la médiation des rapports entre les hommes d’une part, entre les hommes, les
choses et les bêtes d’autre part.
« Maaâw ! » Soit un chat qui miaule dans le bureau du journal Spirou. Pourquoi un chat dans un bureau
belge ? Nous ne nous attarderons pas sur cette question. Quoi qu’il en soit, le chat miaule et réclame de
Prunelle, supérieur hiérarchique de Gaston, qu’il ouvre la porte. « Je suis devenu portier pour chat », s’écrie
Prunelle indigné d’être mécanisé, instrumentalisé, machiné par une porte, par un chat et par Gaston. De
même qu’il existe des grooms – humains et mécaniques – qui ferment les portes (voir p. 56), Prunelle est
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devenu un groom humain ouvre-et-ferme-porte. Sa posture figée et furieuse indique assez qu’il imite une
machine, qu’il fait le robot.
Une crise éclate bientôt car le chat miaule encore. Il veut que la porte soit toujours ouverte afin d’aller et
venir librement. Cette psychologie du chat, Prunelle devrait la connaître. Son ignorance indigne Gaston :
« Tu ne sais pas qu’un chat ne supporte pas les portes fermées ?!?… » Et qu’il a besoin d’une sensation de
liberté ?!… » Gaston – porte-parole des droits du chat – et le chat – dignement représenté par Gaston et
capable d’ailleurs de s’exprimer lui-même par des miaulements à fendre l’âme – veulent donc que le
groom-ouvre-et-ferme-porte soit toujours de garde afin de faire respecter le droit des bêtes. C’est qu’ils
ignorent portes et murs, les félidés, et que, s’ils aiment à profiter du confort des âtres, ils ne veulent pas y
rester prisonniers. Parfaits parasites, ils veulent tout prendre sans rien donner. Domestiques mais sauvages,
tels sont les chats. Nul n’y peut rien changer.
C’est oublier le droit des hommes, et plus particulièrement de Prunelle, à se protéger des courants d’air.
Ah ! ces courants d’air, combien de disputes n’entraînent-ils pas dans les autobus, les trains, les bureaux !
On se tuerait pour une fenêtre ouverte ou fermée. Il paraît d’ailleurs que les courants d’air ne tuent que les
Français ou les Belges, et que les Britanniques, élevés à la dure, ne sont pas si sensibles à l’air froid. Mais
le Belge Prunelle met en balance la psychologie de ce « pauvre chéri » de chat et sa santé. La première
exige que les portes restent ouvertes, la seconde qu’elles soient fermées. Si les félidés demeurent sauvages,
les journalistes seront civilisés et resteront au chaud. Le ton de Prunelle n’indique pas qu’il puisse y avoir
d’hésitation sur ce point. « Ces portes seront fermées », s’exclame-t-il, au futur de commandement, et il
souligne son impératif catégorique par ce grognement devenu dans les bandes dessinées le symbole de
l’autorité, « rogntudj », et par le « schlam » des portes que l’on claque en fureur. Il n’y a plus rien à redire.
Les chats et les subordonnés doivent obéissance.
C’est compter sans le geste technique, sans la ruse, le détour, le daedalion, la metis, sans ce bricolage
[1]
boiteux auquel on reconnaît, depuis l’aube des temps, l’ingénuité de Dédale , de Vulcain ou de Gaston
Lagaffe. « Chaque fois que Prunelle a voulu jouer au plus enquiquineur, j’ai trouvé un truc, et il n’a pas été
le plus fort », murmure Gaston maintenant équipé d’une scie et d’une boîte à outils. C’est la sagesse
millénaire de l’ingénieur qu’invoque alors notre nouvel Archimède. Prenez un enquiquineur qui possède
l’autorité et la force. Opposez-lui un ingénieux qui n’a pour lui que des trucs. Qui renverse les rapports de
force ? L’ingénieux bien sûr, nous le savons depuis Plutarque. « Le roi Hiéron, écrit-il, sunnoésas tès tecnès
tén dunamin [épaté par la puissance de la technique], commanda des machines de guerre à Archimède pour
la défense de Syracuse » après l’avoir vu tirer seul la trirème surchargée d’hommes grâce au petit truc de
ses poulies composées. Archimède redéfinit la force : un vieillard, un cordage et des poulies deviennent
[2]
plus fort qu’un équipage de trirème et qu’un souverain parlant haut et fort .
Gaston, plus modeste, redéfinit seulement les portes et invente (ou réinvente) la chatière, « petite ouverture
pratiquée au bas d’une porte pour laisser passer les chats », est-il écrit dans le Robert. La chatière de Gaston
est une porte verticale dans la porte horizontale. Les gonds remplacent notre ami Prunelle qui n’a plus à
faire le portier pour chat. L’humain mécanisé fait place à un mécanisme automatique. La traduction par
laquelle le groom humain devient groom machinal se fait par la médiation des gonds. Au lieu d’une
présence continuelle de Prunelle, il suffit que Gaston les installe une seule fois pour que la fonction de
groom soit déléguée pour toujours à la chatière. C’est l’astuce du détour technique. Un peu de temps, un
peu d’acier, quelques vis, quelques coups de scie, et une fonction, qui faisait de Prunelle un esclave, devient
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Portrait de Gaston Lagaffe en philosophe des techniques | Cairn.info
pour toujours le programme d’action d’un être qui ne ressemble plus à un homme.
Mais comme pour toute innovation, il y a conflit d’interprétations. Prunelle estime qu’il s’agit d’une
destruction et non d’une production nouvelle : « Bravo ! Toutes les portes de l’étage esquintées !!! » A quoi
le rusé Gaston rétorque que les droits de Prunelle à la santé sont pourtant respectés : « Mais reconnais qu’il
n’y a pas de courants d’air ! » La porte à chatière est un compromis : le chat ravi ne miaule plus ; Prunelle,
d’abord furieux, devrait bientôt se satisfaire de ne plus s’enrhumer. Le truc de l’ingénieur a permis de
contenter le chat miaulant comme le patron fragile de la gorge (le « quiqui » du mot « enquiquiner »).
Qui a payé le prix de cette négociation ? D’abord, les portes. Les voilà esquintées, redessinées, redéfinies.
Ensuite, Gaston, qui, malgré sa légendaire paresse a beaucoup travaillé. Enfin, le journal Spirou qui finance
cette joyeuse bande. Au détour près, aux factures près, la crise est résolue par le bricolage technique qui met
fin à la confrontation grâce à un compromis dans lequel d’autres non-humains se trouvent engagés. Le
conflit des chats et des chefs est à la fois déplacé puis pacifié par l’ajout des scies, des vis et des gonds.
C’était oublier la mouette ! Pourquoi une mouette dans un bureau de journaliste ? Peu nous importe ici
l’origine de cette bizarrerie belge. Quoi qu’il en soit, la mouette se plaint elle aussi et ses cris sont plus
perçants que ceux des chats. Sa fureur imprévue menace le fragile compromis qui tenait ensemble Prunelle,
le chat, les courants d’air et les portes à chatière. « Iââhhr ! », dit-elle. Gaston, grand psychologue des bêtes,
interprète ces piaillements comme de la jalousie. Les chats veulent être libres ; les mouettes aussi, surtout
lorsque les chats le sont déjà. Que faire de ce nouvel acteur imprévu qui crie sa fureur ou son désarroi.
L’éliminer ? Impossible, Gaston aime trop sa mouette. Demander à Prunelle de devenir portier-pour-
mouette après qu’il a refusé de l’être pour chat ? Impossible. Il sortirait de ses gonds. Offrir à la mouette le
bénéfice de la chatière ? Celle-ci est trop exiguë et celle-là trop fière pour s’abaisser ainsi.
Gaston doit reprendre ses outils et se tourner encore vers les portes de l’étage pour les redéfinir quelque
peu. « Cent fois sur le métier »…, telle est la maxime de l’inventeur qui doit faire porter aux choses le poids
de ses chefs, de ses chats et de ses oiseaux. Il les reforme, les redessine. Il leur ajoute une trouée. Qui
inventa la chatière peut inventer la « mouettière », « petite ouverture pratiquée en haut d’une porte pour
laisser passer les mouettes », dira bientôt le Robert.
« Râââh ! » C’est tout ce que Prunelle parvient à exprimer. Il râlait au figuré, il râle maintenant au sens
propre, réduit au mode d’expression des chats et des mouettes. Gaston, qui comprend le langage des bêtes,
prend les borborygmes de Prunelle pour un argument qu’il contre aussitôt avec beaucoup de bonhomie :
« Sois pas de mauvaise foi : cette porte est fermée, oui ou non ? » Fermée aux courants d’air, ouverte aux
chats et aux mouettes. Qui aurait la mauvaise foi de prétendre le contraire ? Qui serait assez bête pour ne
pas reconnaître une porte, il est vrai renégociée, dans l’innovation offerte par Gaston ? La crise d’apoplexie
passée, Prunelle devra bien reconnaître que l’innovation pacifie toutes les crises et que les droits des chats,
des mouettes, des patrons enrhumés et des grouillots amis des bêtes sont tous respectés pourvu que la porte
prenne sur elle certaines modifications. La porte se plie, se complique pour encaisser les conflits des
hommes et des bêtes. La chatière apaise le chat ; la mouettière satisfait la mouette ; le reste de la porte tient
les courants d’air en lisière et devrait pacifier Prunelle – à moins qu’il ne soit vraiment un salaud de
mauvaise foi et que, indifférent à l’invention technique, il ne chasse Gaston et sa ménagerie pour revenir
aux portes, aux artifices du pouvoir et aux « scrogneugneus »…
Nul n’a jamais vu de techniques – et personne n’a jamais vu d’humains. Nous ne voyons que des
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Portrait de Gaston Lagaffe en philosophe des techniques | Cairn.info
assemblages, des crises, des disputes, des inventions, des compromis, des substitutions, des traductions et
des agencements toujours plus compliqués qui engagent toujours plus d’éléments. Pourquoi ne pas
remplacer l’impossible opposition des humains et des techniques par l’association (ET) et la substitution
(OU) ? Dotons chaque être d’un programme d’action et considérons tout ce qui interrompt son programme
comme autant d’antiprogrammes. Dressons alors la carte des alliances et des changements d’alliance. Nous
parviendrons peut-être à comprendre non seulement Lagaffe, mais Vulcain, Prométhée, Archimède et
Dédale.
Le point d’entrée est sans importance – c’est là tout l’intérêt de la méthode – puisque les assemblages
mêlent justement les choses et les gens. Partons, par exemple, du chat. A la version (3) tout le monde
s’oppose à lui et la fureur de Prunelle le dessert. Mais il suffit d’introduire dans ses alliances l’astucieux
Gaston et sa chatière à gonds pour que le programme du chat se réalise pleinement. Le chat ne voit même
pas la différence entre passer par une porte ouverte ou passer par une chatière. La traduction revient pour lui
à l’équivalence suivante :
Quant à la fureur de Prunelle (ou de la mouette) elle n’a plus d’influence sur lui. La chatière réversible, faite
de bois et de gonds, immunise contre les humeurs changeantes du portier pour chat. Indifférent, le chat de
[3]
Gaston passe partout comme si de rien n’était .
L’histoire apparaît plus compliquée du point de vue de Gaston parce qu’il doit tenir en un seul ensemble
plus d’acteurs intéressés. Le chat ne s’occupe que de lui, quant à Prunelle il ne s’occupe que de sa santé et
de son journal. Mais Gaston a décidé de tout garder autour de lui, ses bêtes, son travail et ses chefs. Ne
voulant renoncer à rien, il doit dévier les compromis vers d’autres êtres, choses et gens. Il doit non
seulement redéfinir la porte en lui faisant encaisser d’abord une chatière puis une mouettière, mais il doit
aussi renégocier Prunelle en lui offrant des qualités qu’il ne semblait pas avoir. C’est la grande leçon de la
philosophie des techniques : si les choses ne sont pas stabilisées, les gens le sont encore bien moins.
Prunelle devient portier pour chat, de journaliste qu’il était. C’est que Prunelle, aux yeux de l’ingénieux
Gaston, n’apparaît pas comme unité mais comme multiplicité. Il est à la fois docile et exaspéré et c’est sur
cette multiplicité que joue notre inventeur. A partir d’un Prunelle autoritaire et ronchon, Gaston imagine un
autre Prunelle bientôt reconnaissant : « Il n’y a pas de courants d’air », affirme Gaston goguenard. Notre
Dédale va plus loin encore. Il oblige le Prunelle apoplectique de la dernière image à se dédoubler en un
personnage mourant de fureur et en un autre pacifié, de bonne foi, qui reconnaît dans la porte ouverte à
toutes les bêtes une bonne vieille porte fermée : « Sois pas de mauvaise foi. » Chaque redéfinition de la
porte redessine la psychologie de Prunelle et entraîne après elle l’acquiescement des bêtes. Il existe autant
de Prunelles que de portes et de Gastons. Il existe autant de portes que de Gastons, de Prunelles et de chats.
Figure 1.2
Point de vue du chat. Programme : circuler librement
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Figure 1.3
Point de vue de Gaston. Programme : contenter tout le monde sans avoir à choisir
On ne peut faire de philosophie des techniques sans étendre l’existentialisme à la matière, à ce que Sartre
appelait le pratico-inerte. Imaginez un Prunelle un peu plus résistant : solide comme un roc il demeure un
enquiquineur ; les portes esquintées doivent être remises en état ; il ne reconnaît pas l’absence de courant
d’air ; de mauvaise foi il exige le départ de la basse-cour. Imaginez des portes un peu plus résistantes : c’est
Gaston cette fois-ci qui ne pourrait les renégocier. Imaginez des bêtes plus fragiles : elles mourraient à la
[4]
première porte close. S’il n’y avait que des essences, il n’y aurait pas de techniques . Gaston s’insinue
dans toutes les petites fractures existentielles pour essayer des combinaisons multiples jusqu’à trouver celle
qui, à l’apoplexie de Prunelle près, va pacifier tout le petit monde qu’il rassemble autour de lui. La scie, en
revanche, ainsi que la boîte à outils et les gonds jouent le rôle d’essences bien tranchées sur lesquelles on
peut faire fond. Il en est de même de la psychologie des chats – « sensation de liberté » – ou de celle des
mouettes – « jalouse » –, qui ne sont pas renégociables. L’essence n’est pas du côté des choses et
l’existence du côté des humains. Le partage se fait entre ce qui fut une existence et devint provisoirement
une essence, une boîte noire – la débrouillardise de Gaston, la psychologie des chats, la scie –, et ce qui fut
une essence avant de devenir provisoirement une existence – la psychologie de Prunelle, l’idée de porte.
En abandonnant la fausse symétrie des hommes faisant face aux objets, nous ne parvenons pourtant pas au
chaos. Nous éprouvons au contraire ce qui est possible et ce qui ne l’est pas : le chat ne changera pas de
psychologie, et Gaston n’abandonnera pas son chat ; Prunelle risquera toujours de s’enrhumer et voudra
toujours que les portes soient fermées. Aux logiques distinctes des êtres de bois, de chair ou d’esprit, se
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substituent autant de socio-logiques, plus embrouillées peut-être mais pas moins contraignantes : si l’on
contente le chat, alors il faut contenter la mouette ; si l’on installe les chatières sur une porte, alors il faut
esquinter toutes les portes de l’étage ; si Prunelle ronronne de satisfaction, alors toutes les bêtes crient de
frustration. L’innovation éprouve la solidité de tous ces liens. C’est par le truchement de cette épreuve, et
par lui seul, que nous apprenons si l’idée de porte est flexible ou non, si Prunelle est multiple ou un.
Loin d’offrir aux regards cette nuit où toutes les vaches sont grises, cette petite philosophie pratique permet
au contraire de désembrouiller les socio-logiques. Qu’est-ce qu’une innovation technique ? Des
modifications dans une chaîne d’associations – numérotée plus haut de (1) à (6). D’où proviennent ces
modifications ?
Premièrement, de l’addition de nouveaux êtres : on ne s’attendait pas plus à la scie qu’à la chatière ou qu’à
la mouette jalouse.
Troisièmement, du changement d’état d’un acteur qui se trouve doté de nouvelles propriétés : le chat
furieux devient heureux, la mouette jalouse devient contente, Prunelle docile devient enquiquineur, puis
furibard, puis de bonne foi, la porte classique devient belge, et Gaston se retrouve ingénieux au lieu
d’indigné ou de paresseux.
Quatrièmement, d’une substitution entre les êtres : Prunelle portier-pour-chat est remplacé par une chatière,
un nouvel assemblage qui prolonge la même fonction mais dans un autre matériau.
Cinquièmement, d’une mise en boîte noire, d’une routinisation des acteurs devenus fidèles les uns aux
autres : pour le chat, tout le travail de Gaston et des portes a disparu, il passe sans s’apercevoir de rien et
ronronne d’aise ; pour Prunelle bientôt (du moins nous l’espérons), le travail reprendra comme si de rien
n’était entre les nouvelles portes (ouvre-chat, ouvre-mouette, ferme-rhume). Les existences fragiles
redeviennent des essences stables, des boîtes noires.
Si nous sommes capables de suivre ces cinq mouvements et de faire varier le point de vue de facteur de
sorte que la même histoire mêle en effet le chat, la porte, la mouette, la scie, Prunelle et Gaston, alors tout
est dit. La description étant complète, l’explication suit aussitôt : il n’existe qu’une porte et qu’une seule qui
soit telle qu’elle permette de tenir ensemble les lubies de Gaston, de Prunelle et de leurs animaux familiers.
Ce n’est pas logiquement exact, mais c’est socio-logiquement rigoureux. Si nous avions eu sous les yeux
l’évolution de la porte, comme auraient pu l’isoler un historien des techniques à l’ancienne, ou si nous
avions suivi les relations de pouvoir entre Prunelle et Gaston, comme aurait pu le faire les sociologues de
jadis, la logique des conflits de bureau en Belgique nous échapperait tout à fait. Nous serions obligés de
parcourir deux histoires parallèles, toutes deux dénuées de sens :
Figure 1.4
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Si l’objet nous est rendu avec les êtres qu’il tient et qui le tiennent, alors nous comprenons le monde où
nous vivons. La porte évolue bien par transpositions et substitutions, mais Prunelle évolue aussi, et Gaston,
et ses bêtes (fig. 1.5). Ils n’évoluent pas « en parallèle », comme on le dit parfois, ni par influence
réciproque, ni par rétroaction. La porte et le pouvoir sont comme des mots dans une phrase, liés à d’autres
mots. Il n’y a pour les choses et les gens qu’une seule syntaxe et qu’une seule sémantique.
Figure 1.5
Point de vue de la porte. Programme : résoudre la contradiction ouvert/fermé
Contrairement aux craintes des moralistes, nous ne pouvons retrancher certains mots dans cette longue
phrase, sans retrancher également ce qui forme notre humanité. Nous pouvons ajouter des acteurs, leur en
substituer d’autres, en inclure quelques-uns dans une routine stable, mais il nous est à jamais impossible
d’en diminuer le nombre : la porte se sophistique, la psychologie de Prunelle se complique, le nombre
d’acteurs s’accroît. Vouloir simplifier ces groupements, en arracher l’acteur humain, simplifier son essence,
le mettre en face de choses également réduites et isolées, voilà une torture barbare qui, je l’espère, ne
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Notes
[1] Sur le mythe de Dédale et sur la notion de détour technique, voir l’excellent livre de Françoise Frontisi-
Ducroux, Dédale, mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Maspero, Paris, 1975.
[2] Voir l’analyse de cet épisode dans Michel Authier, « Archimède, le canon du savant », in Michel Serres
(sous la dir. de), Éléments d’histoire des sciences, Bordas, Paris, 1989, p. 101-128.
[3] On trouvera dans le chapitre intitulé « Le fardeau moral d’un porte-clefs » une explication du principe de
ces diagrammes.
[4] Georges Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (réédition avec postface et préface),
Aubier, Paris, 1989.
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Ouvrage Chapitre
Les cornéliens dilemmes d’une ceinture de sécurité
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 25 à 32
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Article
En montant dans ma voiture, insouciant, je m’aperçois que je ne peux la faire démarrer, qu’elle clignote et
qu’elle geint. Étonné, je regarde mon tableau de bord : « Attachez votre ceinture !!! » J’obéis à l’injonction
du tableau de bord, j’attache ma ceinture et suis enfin autorisé à actionner le démarreur. La voiture elle-
même m’a prescrit un comportement : tu dois attacher ta ceinture pour conduire. Elle m’a empêché de
démarrer jusqu’à ce que j’obéisse. Enfin, une fois mon action conforme à ses exigences, j’ai été autorisé à
faire ce que je désirais : conduire sur l’autoroute jusqu’à mon lieu de travail.
Il y a au moins deux manières d’analyser cette anecdote. La première est morale. Le moraliste s’indignera
soit de l’insouciance du conducteur qui s’installe dans une voiture sans même penser à sa sécurité, soit de la
domination de l’homme par une machine brute qui lui impose des comportements sans se soucier des
libertés individuelles et de l’immense variété des situations humaines. A ses yeux, il manque au bout du
compte une certaine quantité de morale : soit dans le conducteur irresponsable qui en est dépourvu ; soit
dans la machine inhumaine qui en est également privée. Dans un cas comme dans l’autre, le philosophe
geindra. Ni l’homme ni la machine ne savent conduire ni se conduire. C’est l’hypothèse de la masse
manquante.
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Mais il est possible de faire une autre hypothèse, hypothèse que j’ai appelée, pour faire vite, « socio-
technique ». La masse de moralité demeure constante mais elle se répartit différemment. Après cinquante
ans de conduite automobile, les responsables de la sécurité routière se sont aperçus que l’on ne pouvait pas
faire confiance au sens moral des conducteurs pour limiter leur vitesse. Il semble que, dans les corps, on ne
puisse durablement inscrire la règle morale : « Tu n’iras pas trop vite. » Certes, il serait possible en les
bridant d’inscrire dans les moteurs eux-mêmes la règle : « Ne pas dépasser les 100 km/h. » Mais comme
l’on a souhaité laisser les moteurs libres d’aller à 200, tout en interdisant aux conducteurs d’atteindre ces
vitesses, la solution de repli est d’interdire du moins aux conducteurs de s’écraser sur leur pare-brise. Sans
ceinture, pourtant, cette règle de désespoir demeure inapplicable : les conducteurs refusent de ne pas
s’écraser le visage sur le pare-brise et se font défoncer le thorax par leur volant.
Inertie des humains ? Peut-être. Mais il y a aussi l’inertie des corps pesants lancés à 100, à 150 ou même à
230 km/h. Une fois la voiture automobile acceptée, on s’aperçoit que son conducteur ne peut tout
simplement pas se tenir de façon responsable ; il devient, quoi qu’il veuille, un corps pesant qui obéit aux
lois de la dynamique et que l’on peut, pour cette raison, remplacer dans les expériences par un mannequin
anthropomorphe de 70 à 90 kilos. La ceinture devient alors le moyen, pour les responsables de la sécurité,
d’inscrire dans la voiture même la règle morale « tu n’iras pas trop vite » en tenant compte du fait que le
conducteur lancé à grande vitesse est un monstre hybride mi-être pensant mi-corps pesant.
Quelle que soit la solidité de son sens moral, quelle que soit la droiture de sa conduite, quelle que soit
l’ascèse de sa vie, dans le dixième de seconde d’un accident, le conducteur ne peut plus se retenir de
s’écraser sur le pare-brise. La ceinture le peut à sa place – pourvu qu’elle fonctionne. La ceinture de
sécurité est donc la délégation de la moralité perdue du conducteur. Cette délégation est décidée à la fois
par les responsables de la sécurité routière, par les inventeurs des différents types de ceintures et par le
conducteur qui accepte de la boucler. Le conducteur se protège ainsi d’avance contre son propre manque de
parole, contre sa propre inertie morale et physique. Il sait combien la chair est faible et surtout lourde à
120 km/h. Il se dédouble en deux personnages, l’un, présent, qui endosse la ceinture et le second, futur, que
la ceinture, tel un ange gardien, protégera au moment de l’accident. Ainsi, le conducteur qui met sa ceinture
diffère assez peu de celui qui place sur le tableau de bord une amulette ou une médaille de saint Christophe
afin de bénéficier de la protection divine, ou une photo de ses enfants afin de se souvenir qu’il est
dangereux pour eux de trop accélérer et qu’ils risquent de perdre leur parent chéri. Dans tous les cas, le
conducteur se protège contre lui-même ; il s’en remet à d’autres, anges gardiens ou ressorts à cliquets, pour
demeurer fidèle au contrat qu’il a passé avec sa conscience.
Mais quel genre de morale faut-il inscrire dans la voiture ? La ceinture doit être à la fois souple lorsque le
conducteur ne fait rien de mal ou n’est pas en danger, et d’une extrême rigidité pendant la fraction de
seconde où il est nécessaire de le protéger contre son inertie. Double difficulté, il faut que la ceinture soit à
la fois facile à boucler, sans quoi personne ne l’enfilerait, et qu’elle ne puisse se détacher toute seule même
en cas de très grand choc, sans quoi elle perdrait sa fonction de protection.
Ce n’est pas tout. Là où le débat de la ceinture devient vraiment cornélien, là où sa moralité devient aussi
complexe que les états d’âme du roi Lear ou de Madame Bovary, c’est que la même ceinture qui doit être
capable de résister sans se détacher au plus grand choc doit se détacher instantanément lorsque le
[1]
conducteur choqué, affaibli, se trouve renversé dans une voiture accidentée … On comprend pourquoi la
morale semble manquer si l’on se contente de regarder les hommes, mais qu’elle prolifère dès que l’on
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considère attentivement les non-humains. D’habitude nous ne nous intéressons guère à ces contradictions
de mécanismes que nous appelons, bien évasivement, « fonctionnelles ». Nous leur préférons le plus
souvent les débats du cœur, de l’âme ou de l’esprit qui nous paraissent plus dramatiques et plus esthétiques.
C’est dommage, car les grandes crises morales, les grandes tragédies, les grands drames se passent
aujourd’hui non sur l’écran des films mais dans les machines et les dispositifs. Le ressort des intrigues du
[2]
théâtre de boulevard, est moins intéressant que les ressorts d’une ceinture de sécurité .
En tant que loi morale inscrite dans les fibres, la ceinture est une incroyable réussite : tant que le conducteur
veut la boucler ou la déboucler, c’est simple comme bonjour, il n’y a qu’un bouton à pousser ou une
languette à tirer ; mais dès qu’il l’a enclenchée, une force de plusieurs tonnes ne peut plus l’arracher – du
moins c’est ce que nous aimons croire. La ceinture est donc réversiblement irréversible, et vice versa ! Tant
que le conducteur remue doucement et progressivement, elle suit et obéit ; dès que le conducteur remue
brutalement, elle se bloque et commande. Pour parler psychologie, la ceinture est très « susceptible » ; elle
se vexe pour un rien et certaines ceintures sont si désagréables qu’elles se bloquent même lorsque le
conducteur ne cherche qu’à atteindre la boîte à gants. Il faut alors apprendre à vivre avec cette loi morale
qui vous barre le ventre et s’exercer à ne faire que des mouvements doux et progressifs afin de ne pas
[3]
mécontenter la ceinture qui, aussitôt, cesserait de vous permettre de bouger . Les nombreux brevets
déposés par les ingénieurs ont chacun pour but de résoudre ces variations juridiques sur le thème de la
permission et de l’inflexibilité, de la réversibilité et de l’irréversibilité.
Voici donc repartagée la masse constante de moralité. Une fraction en est remise au conducteur – passer sa
ceinture et la déboucler – pendant qu’une autre fraction est remise à un dispositif tantôt permissif, tantôt
contraignant, tantôt réversible, tantôt irréversible. Ce partage des tâches est important, car il répartit à
[4]
nouveau les compétences propres de chacun : le conducteur peut devenir plus insouciant , la voiture plus
intelligente. Ce que l’un perd, l’autre le gagne. Chacun apprend à vivre avec l’autre : la ceinture a besoin
d’un humain pour se mettre en place et pour s’enlever, l’humain apprend à vivre en « liberté surveillée »
sans faire de mouvements brusques. Le conducteur n’a plus à s’efforcer de se retenir en cas de freinage
brutal, la ceinture le fait pour lui, mais il garde la liberté suprême : enclencher et désenclencher l’ange
gardien.
C’est justement cette liberté-là que les responsables de la sécurité routière souhaiteraient lui retirer dans
l’anecdote que j’évoquais plus haut. Non seulement on ne peut inscrire dans les corps et les cerveaux des
hommes la loi : « Tu n’iras pas trop vite », mais on ne peut même pas lui inscrire la loi plus simple qui sert
à la première de pis-aller : « Tu boucleras ta ceinture », alors que la seconde ne vise qu’à se protéger soi-
même contrairement à la première qui voulait protéger autrui. Tout le travail de délégation morale à la
ceinture et toute l’inventivité des ingénieurs, des ergonomes et des déposeurs de brevets, deviennent inutiles
si le conducteur ne boucle pas sa ceinture de sécurité. Pourquoi ne pas déléguer plus loin encore la loi
morale et faire que la voiture ne puisse démarrer avant que le conducteur ait attaché sa ceinture ? Il suffit de
relier directement par un capteur électrique la boucle de la ceinture et le démarreur ou d’attacher de façon
permanente la ceinture à la porte afin qu’on ne puisse même s’asseoir sur le siège et refermer la porte sans
se trouver assuré, malgré soi, par la fameuse loi morale.
Cette audacieuse solution montre bien la direction prise par de nombreux effets de moralité et la raison pour
[5]
laquelle nous les discernons de moins en moins : on attache les non humains les uns aux autres .
L’ingénieur se sert de la ceinture pour contrôler le démarreur ou, plus radicalement encore, se sert de la
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porte qu’on ferme pour installer la ceinture de sécurité. Le choix devient irréversible : ou bien la voiture a
sa porte fermée et son moteur qui tourne et alors la ceinture est mise ; ou bien la ceinture n’est pas mise et
la voiture cesse d’être automobile pour devenir immobile. En reliant directement les organes non-humains
les uns aux autres, les constructeurs ont élaboré non seulement une loi morale, mais aussi une impossibilité
logique – disons, « socio-logique ». Il n’existe plus de voiture telle qu’elle puisse à la fois rouler et ne pas
avoir de conducteur enserré et protégé par une ceinture de sécurité. Le conducteur sans ceinture est exclu
par la logique inscrite, grâce à l’ingénieur, dans la nature des choses. Des hommes de chair et d’os
expulsent le tiers exclu (le conducteur sans ceinture) et construisent ainsi notre socio-logique ; des hommes
de chair et d’os écrivent dans les choses – construisant ainsi ce qui devient notre seconde nature.
Cette solution extrême est si évidemment morale qu’elle a été interdite aux États-Unis, parce qu’elle
remettait en cause la liberté individuelle. Une voiture peut suggérer à son conducteur de mettre sa ceinture,
peut le supplier par des alarmes et des voyants, peut le menacer des pires sanctions, elle n’a pas le droit de
[6]
le forcer . Solution ultime des Japonais : une ceinture, accrochée au montant de la porte, s’écarte poliment
lorsque vous ouvrez la porte ; mais une fois que vous êtes assis dans votre fauteuil, elle roule le long du
montant de la porte et vous embrasse, vous enserre, vous étreint avec une grande fermeté. Pas la peine de
discuter. Pas la peine de tricher. Pas la peine de demander à votre garagiste de déconnecter le mécanisme.
Ou bien la voiture roule la porte ouverte ou bien vous roulez avec la ceinture mise. Cette fois-ci, le tiers
déviant est exclu pour de bon. Impossible de ne pas être moral, à moins de ne plus rouler.
C’est justement cette différence entre le droit et la force, entre le devoir-faire et le pouvoir-faire, qui
empêche les moralistes de voir dans les techniques l’énorme réservoir de morale où gît la masse manquante
qu’ils désespèrent tant de trouver. Les moralistes font une différence absolue entre le « devoir-faire », seul
proprement humain, et le « pouvoir-faire » attribué aux techniques simplement efficaces ou seulement
fonctionnelles. Or, le simple exemple de cette ceinture de sécurité montre qu’il existe une gamme continue
d’injonctions et de prescriptions qui peuvent, à tous moments, transformer le devoir-faire en pouvoir-faire.
Parcourons rapidement cette gamme : je peux lier l’interdiction d’aller trop vite aux mœurs d’une culture
douce (inscription dans les corps et les mentalités) ; si cela ne donne rien, je puis la faire inclure dans le
code de la route (version écrite et juridique) ; si cela ne donne toujours rien, je puis, solution plus
désespérée, empêcher du moins que ceux qui vont trop vite ne se tuent au moment où ils deviennent de
simples corps balistiques (inscription dans les cliquets et ressorts d’une ceinture) ; si les conducteurs ne
l’enfilent pas, je puis mettre un panneau, avec un voyant rouge, ou une sirène afin de les rappeler à leur
devoir (étape des signes et des symboles) ; si les conducteurs n’obtempèrent toujours pas, je puis leur faire
coller des amendes par des policiers de chair (étape du pouvoir et des appareils de justice) ; si les hommes
infidèles continuent à ne pas se discipliner, je puis les forcer à la ceindre en liant le démarrage du moteur à
la mise de la ceinture (stade des automatismes et des belles techniques plissées).
Ce mouvement ne finit pas toujours dans les choses, car je puis, à force de contraintes, me passer
maintenant de tous les signes et injonctions en inscrivant l’habitude de mettre la ceinture dans les habitudes
[7]
et les mœurs ; plus personne ne songera même à monter en voiture sans enfiler sa ceinture . Pourquoi
diable appellerions-nous « moral » le premier ou le deuxième stade, « technique » ou « fonctionnel »
l’avant-dernier et « culturel » le dernier ? L’automatisme vient au secours de la ceinture, qui vient au
secours des symboles, qui viennent au secours des signes, qui viennent au secours de la loi, laquelle vient
au secours des mœurs… Il est possible de redescendre ou de remonter cette gamme en passant continûment
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Le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, la loi morale inscrites dans nos cœurs, voilà les deux spectacles qui
émerveillaient le vieux Kant ; ajoutons-y cette troisième source d’émerveillement, qu’il n’avait pas prévue,
les lois morales inscrites dans la nature des choses. Nous admettons fort bien que les techniques soient le
prolongement de nos organes. Nous savions qu’elles étaient la démultiplication de la force. Nous avions
[8]
simplement oublié qu’elles étaient aussi la délégation de notre morale . La masse manquante est sous nos
yeux, partout présente, dans ce que nous appelons, avec admiration ou avec mépris, le monde de l’efficacité
et de la fonction. Manquons-nous de morale dans nos sociétés techniques ? Bien au contraire. Non
seulement nous avons récupéré la masse qui nous manquait pour compléter notre addition, mais nous nous
apercevons que nous sommes infiniment plus moraux que nos prédécesseurs. La ceinture de sécurité n’est
pas technique, fonctionnelle ou amorale. Au moment du danger, elle deviendra, au contraire, plus morale
que moi, c’est même pour cela qu’elle fut mise en place. Dès que je freine brusquement, elle me retient de
faire un malheur, et de malheureux orphelins.
Notes
[1] Les opposants au port obligatoire de la ceinture ont longtemps prétendu que cette dernière fonction n’était
pas remplie, de sorte que la ceinture emprisonnait le conducteur dans une voiture au lieu de le laisser
s’échapper. La même loi morale qui devait protéger se met alors à condamner.
[2] La ceinture de sécurité des avions est d’un ressort moins riche. Son port est imposé par l’équipage qui en
explique puis en vérifie l’emploi ; bien que réglable elle n’est que rigide et vous écrase l’estomac ; si elle
vous protège bien contre vous-même, elle vous protège surtout de vos voisins qu’un trou d’air pourrait
transformer en dangereux projectiles.
[3] Les chauffeurs de taxi, peu sensibles aux beautés de cette morale, ont été autorisés à ne pas passer la
ceinture.
[4] Certains spécialistes prétendent pour cette raison que la ceinture offre un faux sens de sécurité et conduit
les conducteurs à accélérer au lieu de ralentir !
[5] On peut imaginer la suite des délégations. Le programme européen Prométheus prépare déjà cette suite.
Pourquoi laisser le conducteur conduire ? Quel danger public ! On peut déléguer à la voiture elle-même,
par des capteurs appropriés, le soin d’accélérer et de freiner en fonction des lieux et des obstacles qui se
trouvent devant et derrière. A la limite on obtient un nouvel hybride, le transport individuel en commun
dans lequel le conducteur paye l’achat initial de son wagon… qui s’oppose au projet Aramis dans lequel le
transport en commun devenait une voiture ! L’automobile devient hétéromobile.
[6] La différence d’intrigue avec les ceintures d’avion est frappante. Dans les avions, nul ne peut en être
dispensé, pas même l’équipage, et l’on peut forcer un passager récalcitrant à la boucler.
[7] Je connais plusieurs collègues américains et suédois qui ne « peuvent » pas démarrer leur voiture sans que
leurs passagers aient bouclé leur ceinture. Du point de vue d’un observateur extérieur, il est impossible de
décider si cette impuissance vient du logiciel ou du matériel, d’une loi morale inscrite dans leurs neurones
de protestants, ou d’une impossibilité mécanique inscrite dans le câblage électronique de leurs voitures.
Plusieurs fois, je m’y suis laissé prendre.
[8] Voir à ce sujet les remarquables travaux de Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets
techniques », Technique et culture, vol. 5, 1987, p. 49-63 ; et Madeleine Akrich (sous la dir. de), Des
machines et des hommes, numéro spécial, Technique et culture, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, Paris, 1990.
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N ous connaissons mal la nature du corps social et nous ignorons tout à fait l’essence des techniques.
Nous ne sommes pas pour autant démunis, car nous pouvons suivre en détail comment des énoncés
circulent de main en main, de bouche à oreille, de corps à corps, et nous sommes tout à fait capables
de voir comment ces énoncés, ces quasi-objets, se chargent peu à peu, s’alourdissent, devenant un monde à
l’intérieur duquel nous, les humains, finissons par circuler. L’anthropologie des sciences et des techniques a
son premier principe, comme la thermodynamique, et même son second. C’est une sorte de darwinisme
généralisé : au début, mythique, les énoncés n’ont pas de contenu, mais ils circulent. Cette circulation
définit, trace, exprime, marque, signale la forme du collectif. Qui les interrompt ? Qui les transforme ? Qui
les reprend à son compte ? Qui les abandonne ? Qui les ignore ? Autant de questions grâce auxquelles se
définit, à chaud, l’essence provisoire d’un groupe. A son tour le collectif se trouve déplacé, diverti, modifié,
traduit, trahi, par tout ce qui alourdit, charge, leste les énoncés. Nul n’a jamais vu de collectif qui ne soit, au
moment même où on le considère, tracé par la circulation de biens, de gestes, de paroles ; nul n’a jamais
considéré de techniques qui ne soient saisies, partagées, reprises, échangées à travers un collectif – par là
défini.
Une dimension sociale des techniques ? C’est peu dire, admettons plutôt que nul n’a jamais observé de
société humaine que les choses ne construiraient pas. Un aspect matériel des sociétés ? C’est dire trop peu
encore ; les choses n’existent pas sans être pleines d’hommes et, plus elles sont modernes et compliquées,
plus les hommes y pullulent. Un mélange de déterminations sociales et de contraintes matérielles ? C’est un
euphémisme, car il ne s’agit plus de mêler des formes pures choisies dans deux grands réservoirs, l’un où
reposeraient les aspects sociaux du sens ou du sujet, l’autre où l’on stockerait des composants matériels
appartenant à la physique, à la biologie et à la science des matériaux. Une dialectique alors ? Si l’on veut,
mais à condition d’abandonner cette idée folle que le sujet se pose dans son opposition à l’objet, car il n’y a
ni sujets ni objets, pas plus au début – mythique – qu’à la fin – également mythique. Des circulations, des
parcours, des transferts, des traductions, des déplacements, des cristallisations, beaucoup de mouvements
[1]
certes, mais dont pas un seul, peut-être, ne ressemble à une contradiction .
[2]
Dans le Catalogue des objets introuvables de Carelman, on ne trouve pas la clef surréaliste figurant sur la
couverture de ce livre. Pour une bonne raison. Cette clef existe bel et bien, mais uniquement à Berlin et
[3]
dans sa banlieue .
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La clef de Berlin | Cairn.info
Voici le genre d’objet qui, s’il réjouit le cœur des technologues, fait cauchemarder les archéologues. Ils sont
en effet les seuls au monde à observer des artefacts qui ressemblent un peu à ce que les philosophes
modernes croient être un objet. Les ethnologues, les anthropologues, les folkloristes, les économistes, les
ingénieurs, les consommateurs, les usagers, ne voient jamais d’objets. Ils ne voient que des projets, des
actions, des comportements, des dispositions, des habitudes, des heuristiques, des savoir-faire, des
assemblées de pratiques dont certaines portions semblent un peu plus durables et d’autres un peu plus
fugaces, sans que l’on puisse jamais dire ce qui, de l’acier ou de la mémoire, des choses ou des mots, des
pierres ou des lois, assure la plus longue durée. Même dans le grenier de nos grands-mères, sur le marché
aux puces, dans les décharges publiques, à la casse, dans les usines rouillées, au musée du Conservatoire
des arts et métiers, les objets apparaissent encore tout remplis d’usages, de souvenirs, de notices. A
quelques pas de là, il se trouve toujours quelqu’un qui peut s’en saisir pour entourer de chair fraîche ces
ossements blanchis. Même si cette résurrection de la chair est interdite aux archéologues, puisque la société
qui faisait et que faisaient ces artefacts a disparu corps et biens, et même s’ils doivent induire, par une
opération de rétro-ingénierie, les chaînes d’associations dont les artefacts ne sont qu’un maillon, dès qu’ils
saisissent dans leurs mains ces pauvres objets fossiles ou poussiéreux, aussitôt, ces reliques cessent d’être
des objets pour rejoindre le monde des hommes, circulant de main en main à même le champ de fouilles,
dans la salle de classe, dans la littérature scientifique. On ne peut appeler « objet » la partie un peu plus
résistante d’une chaîne de pratiques qu’au seul moment où elle demeure sous terre, inconnue, jetée, sujette,
couverte, ignorée, invisible, en soi. Autrement dit, il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’objets visibles. Il n’y a
d’objets qu’invisibles et fossiles. Tant pis pour la philosophie moderne qui nous a beaucoup parlé de nos
rapports aux objets, des dangers de l’objectivation, de l’autoposition du sujet et autres galipettes, il faut le
reconnaître, assez peu convenables.
Nous autres, qui ne sommes pas des philosophes modernes (et encore moins post-modernes), nous
considérons des chaînes d’associations et nous disons qu’elles seules existent. Associations de quoi ?
Disons, en première approximation, d’humains (H) et de non-humains (NH). Bien sûr, on pourrait encore
discerner, sur n’importe quelle chaîne donnée, les anciens partages des modernes. H-H-H-H-H
ressemblerait à des « relations sociales » ; NH-NH-NH-NH à une « machine » ; H-NH à une « interface
homme-machine » ; NH-NH-NH-NH-H à « l’impact d’une technique sur un homme » ; H-H-H-H-NH à
« l’influence du social sur la technique » ; H-H-H-NH-H-H-H à l’outil façonné par l’humain, tandis que
NH-NH-NH-H-NH-NH-NH ressemblerait à ces pauvres humains écrasés par le poids des automatismes.
Mais pourquoi s’efforcer de reconnaître d’anciens partages s’ils sont artificiels et nous empêchent de suivre
la seule chose qui nous importe et qui existe : la transformation de ces chaînes d’associations ? Nous ne
savons plus comment caractériser précisément les éléments qui composent ces chaînes dès lors qu’on les
isole. Parler d’« humains » et de « non-humains » ne permet qu’une approximation grossière qui emprunte
encore à la philosophie moderne cette idée stupéfiante qu’il existerait des humains et des non-humains,
alors qu’il n’y a que des parcours et des envois, des tracés et des déplacements. Mais nous savons que les
éléments, quels qu’ils soient, se substituent et se transforment. L’association – ET –, la substitution – OU –
voilà qui suffit à nous rendre la précision que n’avait jamais pu nous donner la distinction du social et du
technique, des humains et des choses, de la « dimension symbolique » et des « contraintes matérielles ».
Laissons la forme provisoire des humains et l’essence provisoire de la matière sortir de cette exploration
par associations et substitutions, au lieu de nous gâter le goût en décidant d’avance de ce qui est social et ce
qui est technique.
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Figure 3.1
« Qu’est-ce que ce bazar ? A quoi cela peut-il servir ? Pourquoi une clef à deux pannetons ? Et à deux
pannetons symétriques ? De qui se moque-t-on ? » L’archéologue retourne la clef de Berlin entre ses mains.
Parce qu’on le lui a dit, elle sait maintenant que cette clef n’est pas une blague, qu’elle est bien en usage
chez les Allemands et qu’elle sert même, la précision est d’importance, pour les portails d’immeubles
collectifs. Elle avait bien repéré la translation horizontale que permettait l’identité complète des deux
pannetons et le manque d’asymétrie des dents l’avait frappée. Elle connaissait bien sûr, grâce à son long
usage des clefs, l’axe de rotation qui leur est habituelle et sentait bien que l’un des pannetons, n’importe
lequel, pouvait servir de tête afin d’exercer une force de levier suffisante au déclenchement du penne.
Ce fut ensuite seulement qu’elle remarqua la lèvre. Celle-ci ne brisait pas la translation horizontale mais
rétablissait une asymétrie lorsqu’elle considérait la clef de profil. Toutefois, en faisant tourner la clef à 180°
sur son axe vertical, on retrouvait bien la même lèvre à la même place. Translation, rotation de 360° selon
l’axe horizontal, rotation de 180° selon l’axe vertical, tout cela avait probablement un sens, mais lequel ?
Figure 3.2
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A cette clef, elle en était sûre, il fallait une serrure. C’était la serrure qui allait donner à ce petit mystère sa
clef. Pourtant, en regardant le trou dans laquelle il lui fallait l’engager, le mystère s’épaississait.
Figure 3.3
Jamais elle n’avait vu de trou de serrure ainsi formé, mais il était clair pour elle que toute l’affaire, que
toute l’intrigue, reposait sur la disposition de l’encoche du trou horizontal qui devait permettre ou non
d’accueillir la lèvre de la clef.
La surprise fut plus grande encore lorsque notre archéologue ne put retirer la clef après l’avoir introduite
verticalement et l’avoir fait tourner de 270° dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre. La
serrure était bien ouverte, le penne était bien rentré dans la boîte noire comme pour toute honnête serrure, la
porte cochère s’ouvrait bien, mais notre amie avait beau tirer, pousser, tordre sa clef, impossible de
l’extraire à nouveau. Le seul moyen qu’elle trouva fut de refermer la porte par une rotation de 270° dans le
sens des aiguilles d’une montre. Elle se retrouvait alors enfermée dehors, Gros-Jean comme devant.
« Quelle sottise ! se dit-elle, pour récupérer ma clef, il faut que je referme la porte. Je ne peux quand même
pas rester derrière, côté cour, pendant que je la reverrouille, côté rue. Il faut qu’une porte soit ouverte ou
fermée. Et je ne peux quand même pas perdre une clef à chaque fois que je m’en sers, à moins qu’il ne
s’agisse d’une porte asymétrique qui doit rester déverrouillée pendant que l’on est à l’intérieur. Si c’était
une clef de boîte aux lettres, encore, je comprendrais. Mais là, c’est absurde, n’importe qui pourrait d’un
tour de clef m’enfermer, et de toute façon il s’agit d’un portail d’immeuble. Et d’un autre côté, si je
verrouille la serrure sans que la porte soit fermée, le penne l’empêchera de clore. Quelle protection peut
offrir une porte soigneusement verrouillée mais béante ? »
En bonne archéologue, voici qu’elle se met à explorer le cahier des charges de sa clef miraculeuse. Quel
geste permet de conserver en même temps tous les éléments du sens commun ? Une clef sert à ouvrir et
fermer et/ou à verrouiller et déverrouiller une serrure ; on ne peut perdre sa clef à chaque fois, ni la laisser à
l’intérieur, ni verrouiller une porte laissée ouverte, ni croire en une clef à laquelle un serrurier aurait, par
simple amusement, ajouté un panneton. Quel mouvement permet de rendre justice à la particularité de cette
clef – deux pannetons symétriques par rotation de 180° autour de l’axe et identiques par translation
horizontale ? Il doit y avoir une solution. Il n’y a qu’un maillon faible dans ce petit réseau socio-logique.
« Bon sang, mais c’est bien sûr ! » Le lecteur féru de topologie, l’habitant de Berlin, l’archéologue futé, ont
probablement déjà compris le geste qu’il faut faire. Si notre archéologue ne peut retirer sa clef après avoir
déverrouillé la porte par une rotation de 270° comme elle en a l’habitude avec toutes les clefs du monde,
elle doit pouvoir faire glisser la clef, maintenant à l’horizontale, de l’autre côté, à travers la serrure.
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Figure 3.4
Elle tente ce geste absurde, et y parvient en effet. Sans sous-estimer les aptitudes mathématiques de notre
archéologue, gageons qu’elle pourrait rester toute une nuit à la porte de son immeuble avant d’apprendre
comment y pénétrer. Sans humain, sans démonstration, sans mode d’emploi, c’est la crise de nerfs assurée.
Ces clefs passe-muraille rappellent trop les fantômes pour ne pas faire peur. Ce geste si inhabituel, on ne
peut l’apprendre que de quelqu’un, d’un Berlinois, qui lui-même l’a appris d’un autre Berlinois, qui lui-
même… et ainsi de suite de proche en proche jusqu’à l’inventeur génial, que j’appellerai, faute de le
connaître, le Serrurier prussien.
Si notre amie en tenait pour l’anthropologie symbolique, elle aurait pu se consoler de ne pouvoir rentrer, en
dotant cette clef d’une « dimension symbolique » : les Berlinois se sentiraient tellement enfermés à Berlin-
Ouest qu’ils redoubleraient les pannetons de leurs clefs…. « Voilà, c’est ça, une compulsion de répétition,
la fièvre obsidionale, un axe Berlin-Vienne ; hum, hum. Je me vois déjà écrire un bel article sur le sens
caché des objets techniques allemands. Cela vaut bien une nuit glaciale passée dans Berlin. » Mais notre
amie, Dieu merci, n’est qu’une brave archéologue attachée aux dures exigences de l’objet.
Elle se retrouve de l’autre côté du portail, la clef toujours horizontale et sent qu’elle va pouvoir enfin la
récupérer. « C’est bien les Teutons, se dit-elle, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ! »
Or au moment où elle se croyait tirée d’affaire, notre archéologue frôle à nouveau la crise de nerfs. Une fois
qu’elle et sa clef – l’une de façon humaine, l’autre à la manière d’un fantôme – sont passées de l’autre côté,
elle ne peut toujours pas récupérer son sésame. Elle a beau tirer, pousser, rien à faire, la clef ne veut pas
plus sortir que lorsqu’on l’engageait de l’autre côté. Notre amie ne peut trouver d’autre moyen que de
revenir à son point de départ, côté rue, en repoussant horizontalement la clef passe-muraille, puis en
verrouillant à nouveau la porte, se retrouvant dehors, au froid… avec sa clef !
Figure 3.5
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Elle recommence tout depuis le début, et s’aperçoit enfin (quelqu’un lui a montré ; elle a lu quelque mode
d’emploi ; elle a tâtonné assez longtemps ; Michel Authier passait par là…) qu’en verrouillant à nouveau la
porte derrière elle, côté cour, la voici enfin autorisée à récupérer sa clef. Ô joie, ô délice, elle a compris
comment ça marchait !
Cris de joie prématurés. En voulant montrer à son ami la bonne Berlinoise autant que la bonne archéologue
qu’elle était devenue, elle se couvrit de honte le matin, vers dix heures. Au lieu de faire la démonstration de
ses connaissances toutes neuves, elle ne put tourner la clef de plus de cinq degrés. Cette fois-ci le portail
demeurait ouvert en permanence sans qu’elle soit capable de le verrouiller. Ce fut seulement à dix heures
du soir, en rentrant du cinéma, qu’elle put déployer son savoir-faire, car le portail, comme la veille,
demeurait hermétiquement clos. Elle fut forcée, alors, de participer volontairement à cet hermétisme, en le
reverrouillant derrière elle afin de récupérer sa précieuse clef.
Ce ne fut qu’à huit heures le lendemain qu’elle rencontra le concierge ; en retirant sa clef de la porte il lui
donna celle du mystère :
Figure 3.6
Le passe du gardien n’avait pas de lèvre, était plus mince et n’avait, fort classiquement, qu’un seul
panneton. Le concierge, et lui seul, pouvait verrouiller ou déverrouiller le portail à sa guise, en introduisant
sa clef à l’horizontale, mais retirait ensuite sa clef comme on le fait à Paris, en restant au chaud du côté de
sa loge. Après cette action, toutefois, les habitants de l’immeuble se trouvaient soit dans l’impossibilité de
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verrouiller le portail (pendant la journée), soit dans l’obligation de le verrouiller (de huit heures du soir à
huit heures du matin). A Berlin, cette clef d’acier remplit par la mécanique la même fonction que les codes
de portail à Paris par l’électronique.
Figure 3.7
Notre archéologue, un peu frottée de sociologie, se réjouissait beaucoup de la façon dont le Serrurier
prussien obligeait tous les Berlinois à se conformer à la stricte discipline collective et se préparait déjà à
écrire un article assez foucaldien sur le sujet, lorsque son collègue du Wissenchaft Zentrum sortit de sa
poche une clef berlinoise dont il avait soigneusement limé la gorge ! Sa clef était devenue un passe
semblable en tous points à celui du concierge. Au lieu d’être obligé de fermer derrière lui, il pouvait soit
laisser la porte ouverte à ses visiteurs noctambules, soit la verrouiller pendant le jour à la face des
importuns, annulant ainsi le déclenchement du mécanisme par le concierge… Maître de sa destinée, il
échappait à nouveau au Serrurier prussien. Décidément Berlin était bien la ville ambivalente que
symbolisait le redoublement des pannetons, puis leur forclusion…
Puisque nous avons décidé d’appeler « programme d’action » le script d’un dispositif, quel est le
programme d’action d’une telle clef ? « Verrouillez, s’il vous plaît, le portail derrière vous pendant la nuit
et jamais pendant le jour. » En quel matériau ce programme est-il traduit ? En mots, bien sûr. Toutes les
grandes villes, toutes les assemblées de copropriétaires, tous les journaux de syndics, toutes les loges de
concierge, sont remplis de plaintes, de notices, de récriminations et de grognements sur les portails, leur
impossible fermeture et leur impossible ouverture. Mais s’il s’agissait de mots, ou de notices, de hurlements
« Fermez la porte ! » ou de pancartes, nous ne serions que dans le monde des signes. Si nous vivions encore
aux temps bénis où des concierges veillaient nuit et jour pour ne donner le cordon qu’à ceux qu’ils avaient
soigneusement examinés, nous serions plongés dans les relations sociales – à la cordelette près, nous
l’avons oublié, laquelle permettait à l’esclave en loge de ne pas dévoiler ses dessous en se levant. Les
caftages, dénonciations, graissages de pattes, que permettaient ces relations ont nourri l’intrigue de plus
d’un roman. Mais voilà, avec cette clef berlinoise nous ne nous trouvons ni tout à fait dans les signes, ni
tout à fait dans les relations sociales. Sommes-nous dans la technique ? Certes oui, puisque nous voici
confrontés à des trous de serrure, à une belle clef d’acier à dents, à des gorges et à des lèvres. Certes non,
puisque nous découvrons du savoir-faire, des concierges ponctuels, et des fraudeurs obstinés, sans compter
notre Serrurier prussien.
Rappelons que tous les dispositifs qui cherchent à annuler, détruire, subvertir, contourner un programme
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d’action, s’appellent des antiprogrammes. Le cambrioleur qui veut passer le portail, les représentants du
sexe opposé, poursuivent leurs antiprogrammes, du point de vue, bien sûr, de notre dévoué concierge. Nul
ne leur a reconnu de compétence pour passer le porche, mais ils insistent pour passer. Les livreurs, les
fournisseurs, le postier, le médecin, les époux légitimes, veulent aussi passer pendant le jour et se croient
dotés de l’autorisation nécessaire. La clef berlinoise, le portail, et le concierge sont engagés dans une lutte
acharnée pour le contrôle et pour l’accès. Dirons-nous que les relations sociales entre locataires et
propriétaires, ou habitants et voleurs, ou habitants et livreurs, ou copropriétaires et concierges, se trouvent
médiées par la clef, par la serrure et par le Serrurier prussien ? Le mot de médiation, bien utile, peut devenir
aussi l’asile de l’ignorance selon le sens qu’on lui donne. L’un prendra la médiation comme intermédiaire,
l’autre comme médiateur.
Si la clef est un intermédiaire, elle ne fait rien en elle-même sinon porter, transporter, déplacer, incarner,
exprimer, réifier, objectiver, refléter, le sens de la phrase : « Fermez la porte derrière vous pendant la nuit,
et jamais pendant le jour », ou, plus politiquement : « Réglons la lutte de classe entre propriétaires et
locataires, nantis et voleurs, Berlinois de droite et Berlinois de gauche. » Donnez-moi la société berlinoise,
et je vous dirai comment la clef est façonnée ! Les techniques ne sont rien que des discours, totalement
exprimables en d’autres médiums. Mais alors, pourquoi cette clef, ces pannetons, ces trous de serrure
surréalistes et cette subtile inversion de l’encoche horizontale ? Si le passage à l’acier, au laiton, au bois ne
change rien, les médiateurs techniques comptent tous pour du beurre. Ils sont là pour faire joli ; pour faire
causer les curieux. Le monde matériel n’est en face de nous que pour servir de miroir aux relations sociales
et d’amusement aux sociologues. Certes, il porte le sens, il peut le recevoir, mais il ne le fabrique pas. Le
social se fait ailleurs, toujours ailleurs.
Tout change si le mot de médiation s’étoffe un peu pour désigner l’action des médiateurs. Alors le sens
n’est plus simplement transporté par le médium mais constitué en partie, déplacé, recréé, modifié, bref,
traduit et trahi. Non, l’encoche asymétrique du trou de serrure et la clef à double panneton n’« expriment »
pas, ne « symbolisent » pas, ne « reflètent » pas, ne « réifient » pas, n’« objectivent » pas, n’« incarnent »
pas des relations disciplinaires, ils les font, ils les forment. La notion même de discipline est impraticable
sans l’acier, le bois du portail, et le penne des serrures. La preuve ? Les propriétaires ne parvenaient pas à
construire une relation sociale solidement établie sur la discipline, la coercition verbale, les notices
imprimées, les avertissements ou la douceur des mœurs. Les portes restaient béantes pendant la nuit ou
closes pendant le jour. C’est pourquoi il leur a fallu étendre le réseau de leurs relations, forger d’autres
alliances, recruter le Serrurier prussien, et mobiliser les mathématiques et ses principes de symétrie. C’est
parce que le social ne peut se construire avec du social, qu’il lui faut des clefs et des serrures. Et parce que
les serrures classiques laissent encore trop de liberté qu’il faut des clefs à double panneton. Le sens ne
préexiste pas aux dispositifs techniques. L’intermédiaire n’était qu’un moyen pour une fin, alors que le
médiateur devient à la fois moyen et fin. De simple outil, la clef d’acier prend toute la dignité d’un
médiateur, d’un acteur social, d’un agent, d’un actif.
La symétrie et la petite brisure de symétrie que l’on voit en regardant par le trou de serrure, sont-elles ou
non des relations sociales ? C’est leur donner à la fois trop et pas assez. Pas assez puisque tout Berlin doit
en passer par là : impossible de sortir la clef à cause du décalage de l’encoche horizontale. Donc ce sont des
relations sociales, des relations de pouvoir ? Non, parce que rien ne laissait prévoir à Berlin qu’une brisure
de symétrie, qu’une clef à double panneton et qu’un concierge obsessionnel devaient s’unir pour
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transformer en point de passage obligé un programme d’action qui, jusqu’ici, n’était fait que de mots et de
mœurs. Si je prends ma clef à double panneton qui m’autorise à rentrer chez moi et m’oblige à verrouiller
la nuit et m’interdit de verrouiller le jour, n’ai-je pas affaire à des relations sociales, à de la morale, à des
lois ? Certes, mais d’acier. Les définir comme des relations sociales continuées par d’autres moyens ne
serait pas trop mal, si nous étions capables, justement, de reconnaître aux moyens, aux médias, aux
médiateurs, l’éminente altérité, l’éminente dignité que la philosophie moderne leur a si longtemps refusée.
Avec l’altérité, c’est aussi la fragilité qu’il faut leur reconnaître, cette éminente faiblesse que les
technologues, cette fois, refusent de leur accorder. Un petit rusé équipé d’une lime suffit pour ravir au
concierge son rôle de gardien alternatif. Et ce concierge, à son tour, il faut encore le discipliner. Il ne sert à
rien de tenir la clef en main, car le concierge humain doit être tenu en main lui aussi afin qu’il déclenche le
mécanisme matin et soir ponctuellement. Et la solidité de cette chaîne savoir-vivre-savoir-faire-concierge-
clef-serrure-portail n’est pas moins provisoire, car un poseur de code électronique peut maintenant
transformer la vigilance du concierge en un signal électrique à horloge et faire de la clef d’acier un code
qu’il me faudra mémoriser. Qui est le plus fragile ? « 45-68E » (mon code de porte) ou la belle clef
d’acier ? Qui est le plus technique ? L’acier ou la petite comptine « fin de la guerre, Mai 68, Europe » que
je me raconte le soir afin de me rappeler ce qui m’autorise à rentrer chez moi ? Laquelle, de cette solide clef
ou de cette comptine mnémotechnique câblée dans mes neurones est-elle la plus durable ?
Considérez des choses, vous aurez des humains. Considérez des humains, vous êtes par là même intéressé
aux choses. Portez votre attention sur des choses dures, les voici qui deviennent douces, molles ou
humaines. Portez votre attention sur les humains, les voici qui deviennent électriques, automatiques ou
logiciels. Nous ne pouvons même pas définir précisément ce qui rend les uns humains et les autres
techniques, alors que leurs modifications et remplacements, leurs chassés-croisés et leurs alliances, leurs
délégations et représentations, nous pouvons les documenter avec précision. Faites de la technologie, vous
voici sociologue. Faites de la sociologie, vous voilà tenu d’être technologue. Il ne vous est pas plus possible
d’échapper à cette obligation, à cette liaison, à ce suivi, à cette poursuite, qu’il ne vous est loisible d’entrer
la nuit à Berlin dans votre immeuble sans sortir votre clef et refermer la porte derrière vous. C’est
maintenant (et depuis deux à trois millions d’années) inscrit dans la nature des choses.
Le lecteur a dû se demander depuis le début comment les Berlinois s’y prenaient pour accrocher cette clef
surréaliste à leur porte-clefs. Sans compter que deux pannetons au lieu d’un, c’est une chance de plus de
déchirer ses poches. Je ne veux pas les laisser dans l’angoisse. Le Serrurier prussien a dû se mettre à
l’invention d’un porte-clef berlinois, petit étui doté de griffes qui tient le panneton auquel est attaché un
anneau, lequel, à son tour, autorise l’accroche à un porte-clef, lequel peut se fixer à la ceinture.
Figure 3.8
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Avec les médiateurs, en effet, commencent toujours des chaînes de médiateurs, autrement appelées réseaux.
On n’en finit jamais. Mais les sociologues, comme les technologues, frères ennemis, croient pouvoir finir,
les uns sur le social, les autres sur des objets. La seule chose qu’ils ne parviennent pas à terminer, c’est leur
guerre fratricide, guerre qui nous empêche de comprendre le monde où nous vivons.
Notes
[1] Pour une synthèse récente, voir Bruno Latour et Pierre Lemonnier (sous la dir. de), De la préhistoire
aux missiles balistiques. L’intelligence sociale des techniques, La Découverte, Paris, à paraître ; pour une
étude de cas détaillée, voir Bruno Latour, Aramis, ou l’amour des techniques, La Découverte, Paris,
1992.
[2] Jacques Carelman, Catalogue des objets introuvables, Balland, Paris, 1980.
[3] Je remercie vivement Bernard Jœrges de m’avoir présenté cette clef et Wanfred Schweizer de la société
Kerfin de m’avoir vendu un exemplaire de sa serrure si réelle qu’elle lui assure son gagne-pain. Rappelons
que cet article fut écrit avant la chute du Mur, dans Berlin-Ouest alors assiégé par le socialisme réel.
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Le fardeau moral d’un porte-clefs | Cairn.info
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Ouvrage Chapitre
Le fardeau moral d’un porte-clefs
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 47 à 55
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Article
S oit une innovation minuscule, celle qui consiste à ajouter aux clefs des hôtels un énorme poids qui a
pour fonction de rappeler aux clients qu’ils doivent rapporter la clef à la réception au lieu de l’emporter
Dieu sait où. L’énoncé à l’impératif « Rapportez vos clefs à la réception SVP » écrit sur un panonceau
ne semble pas suffisant pour imposer aux clients un comportement conforme aux souhaits du locuteur. Les
clients, volages, semblent avoir d’autres soucis. Les clefs se perdent dans la nature. Mais si l’innovateur,
appelé à la rescousse, déplace l’énoncé pour le remplacer par une grosse pomme de fonte, l’hôtelier n’a
plus à compter sur le sens moral ou sur la discipline de ses clients, car ceux-ci ne pensent plus qu’à se
débarrasser de cette masse qui gonfle les poches de leur veste ou alourdit leur sac à main. Ils viennent
d’eux-mêmes à la réception pour s’en délivrer. Ce que le panonceau, l’énoncé, l’impératif, la discipline ou
la morale ne pouvaient imposer, l’hôtelier, l’innovateur et la pomme de fonte le réalisent. Pourtant, ce
conformisme a son prix : il a fallu que l’hôtelier fasse alliance avec un innovateur et que l’innovateur fasse
alliance avec divers poids et procédés de fabrication.
Cette innovation mineure illustre bien le principe de toutes les études sur les sciences et les techniques : la
force avec laquelle un locuteur envoie un énoncé n’est jamais suffisante, au début, pour prédire le parcours
de cet énoncé, puisque ce parcours dépend de ce que les auditeurs successifs vont en faire. Si l’auditeur –
ici le client de l’hôtel – oublie l’ordre inscrit sur le panonceau ou s’il ignore le français, l’énoncé se trouve
réduit à de la peinture sur du carton. En revanche, si le client scrupuleux obéit à l’ordre, il donne force à
l’impératif et ajoute de la réalité aux mots. La force de l’énoncé dépend donc en partie de ce qui est inscrit
sur le panneau et en partie de ce que chacun des auditeurs fait de l’inscription. Mille clients différents feront
exécuter au même ordre mille parcours distincts. Pour rendre prévisible le parcours il convient soit de
rendre les clients tous semblables – qu’ils sachent tous lire le français et qu’ils sachent tous qu’aller à
l’hôtel suppose que l’on ait une chambre fermée dont il faut rendre la clef en sortant –, soit charger
l’énoncé de telle sorte qu’il impose aux différents clients le même comportement, quelles que soient leur
langue et leur habitude des hôtels.
Figure 4.1
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Dans cette note, l’hôtelier personnalise la clef d’hôtel lestée d’un poids au point de lui accorder la suppliante
parole « Moi… je reste ici », preuve qu’il faut toujours continuer d’ajouter les paroles et les inscriptions aux
mots, même lorsque les mots sont devenus de fonte.
L’impératif de la grammaire française est une première charge – « Rapportez vos clefs » – ; l’inscription
sur le panonceau en est une seconde ; la formule de politesse « SVP » ajoutée à l’impératif pour essayer de
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se concilier les bonnes grâces du lecteur en est une troisième ; le poids de fonte en est une quatrième ; la
supplication « Moi… je reste ici » écrite au bas de la « douloureuse » (par la clef elle-même ?) en est une
cinquième. Le nombre de charges qu’il faut attacher à l’énoncé dépend à la fois de la résistance, de
l’insouciance, de la sauvagerie, de la mauvaise humeur des clients, de la volonté de l’hôtelier pour les
contrôler et, enfin, des astuces de l’innovateur. Les programmes du locuteur se compliquent en réponse aux
antiprogrammes de son interlocuteur. Si un client mal luné peut briser l’anneau qui attache la clef légère et
le poids – ce qui compose pour l’hôtelier un antiprogramme –, il faut que l’innovateur ajoute un anneau
soudé qui rende impossible cette rupture – il s’agit alors d’un anti-antiprogramme ! Si un hôtelier
paranoïaque veut éviter toute perte de clef, il peut par exemple ajouter à chaque porte un garde qui fouillera
toutes les poches et tous les sacs – mais aura-t-il encore des clients ? Lorsque la plupart des antiprogrammes
seront contrés, le parcours de l’énoncé deviendra prévisible. L’ordre sera obéi par les clients, à quelques
clefs perdues près que l’hôtelier acceptera de passer par pertes et profits.
Mais l’ordre auquel obéit le client n’est plus le même ordre que celui du départ. Il a été traduit et non
transmis. En le suivant, nous ne suivons pas une phrase à travers son contexte d’application, nous ne
passons pas de la linguistique à la pragmatique. Le programme « rapporter les clefs à la réception » que la
plupart des clients exécutent scrupuleusement n’est plus celui dont nous étions partis. En le transportant, on
l’a transformé et traduit. Les clients ne rapportent plus la clef de leur chambre ; ils se défont d’un truc
encombrant qui déforme leur poche. S’ils obéissent aux désirs de l’hôtelier, ce n’est pas qu’ils aient lu le
panonceau ou qu’ils soient particulièrement bien élevés. Ils ne peuvent plus faire autrement. Ils n’y pensent
même pas. Ils y sont forcés. Ce n’est plus le même énoncé, ce ne sont plus les mêmes clients, ce n’est plus
la même clef, et ce n’est plus tout à fait le même hôtel. En passant du signe à la fonte, le comportement des
clients change du tout au tout. Ils agissaient par devoir ; ils agissent maintenant par égoïsme. Auparavant,
l’hôtelier devait compter sur les quelques clients désintéressés et respectueux des lois. Après l’innovation, il
peut maintenant compter sur la population des gens intéressés qui ne veulent ni déformer leurs poches ni
s’encombrer d’un inutile fardeau. Et comme l’égoïsme est mieux partagé que l’obéissance aux lois, l’ordre
sera mieux obéi dans sa seconde incarnation que dans la première…
Ce petit exemple illustre le « premier principe » de toute étude des innovations : le sort d’un énoncé est
dans la main des autres et toute méthode de suivi d’une innovation n’a pas d’autre but que de reconstituer à
la fois la succession des mains qui transportent l’énoncé et la succession des transformations qu’il subit.
Impossible d’avoir l’un sans l’autre. Le mot énoncé lui-même doit changer pour tenir compte de ces
transformations successives. Conformément à l’étymologie, j’entends par énoncé tout ce qui est lancé,
envoyé, délégué, par l’énonciateur, par le nonce. Le sens du mot peut donc varier au cours du parcours en
fonction du « chargement » opéré par l’énonciateur ; il peut donc désigner tantôt un mot, tantôt une phrase,
tantôt un objet, tantôt un dispositif, tantôt une institution. Dans notre exemple l’énoncé peut renvoyer à une
phrase prononcée par l’hôtelier, mais aussi à un dispositif matériel compliqué qui force les clients à
rapporter leurs clefs. Le mot énoncé ne renvoie donc pas à la linguistique mais au gradient qui va des mots
aux choses et des choses aux mots.
Même avec un exemple aussi simple, nous comprenons déjà que dans les études sur les sciences et les
techniques nous n’avons jamais à suivre un énoncé donné à travers un contexte. Nous suivons la
production simultanée d’un « texte » et d’un « contexte ». Autrement dit, la distinction entre la société, d’un
côté, et les contenus scientifiques ou techniques, de l’autre, demeure une division arbitraire. Il n’y a qu’une
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seule distinction qui ne soit pas arbitraire, celle qui sépare les énoncés « nus » des énoncés chargés.
Essayons maintenant de cartographier mon petit exemple. Je veux pouvoir suivre, d’une part,
l’enchaînement des locuteurs et de leurs énoncés, et, d’autre part, la transformation des locuteurs et de leurs
énoncés. Comme je l’ai fait pour Gaston Lagaffe et sa porte, je définirai deux dimensions, l’association (qui
ressemble au syntagme des linguistes) et la substitution (le paradigme) ou plus simplement encore la
dimension ET – qui jouera le rôle de la latitude – et la dimension OU – qui me servira de longitude. D’après
cette projection, toute innovation est repérable, d’une part, grâce à sa situation le long des dimensions ET et
OU et, d’autre part, grâce à son historique, c’est-à-dire à l’enregistrement des positions ET et OU qui l’ont
successivement définie. Si je remplace les acteurs différents par des lettres différentes, je puis toujours
abréger le parcours d’une innovation par une forme du type :
A
ABC
BCDEFG
BCDEFGH
DIJK
DIJKLM
dans lequel la dimension verticale correspond à l’exploration des substitutions et la dimension horizontale à
l’attachement d’un nombre plus ou moins grand et plus ou moins durable d’acteurs. Quant à l’ordre
alphabétique, il figure la succession des êtres mobilisés tour à tour dans cette exploration. Tout se passe
comme si chaque nouvel acteur recruté exigeait soit le départ soit le maintien d’un certain nombre d’autres,
forçant l’innovateur à évaluer, toujours plus précisément, qui accepte d’aller avec qui, qui est ennemi de
qui. Plus on pioche de lettres, plus le travail de l’innovateur est dur. Plus les lettres acceptent de rester
ensemble après la pioche, plus il est aisé.
Pour construire le diagramme je choisis comme origine le point de vue de l’hôtelier – c’est lui l’énonciateur
qui envoie l’énoncé ; je placerai dans le programme d’action ce que l’hôtelier souhaite voir accomplir aux
clients et dans les antiprogrammes le comportement desdits clients ; je numérote par des chiffres entre
parenthèses les versions successives du programme d’action. Convenons de placer toujours à gauche les
programmes et toujours à droite les antiprogrammes – relativement au point de vue choisi. Projetons
maintenant ma petite anecdote dans l’espace ainsi défini.
Figure 4.2
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L’hôtelier ajoute successivement des clefs, des avis, des panonceaux, et enfin des poids de fonte ; à chaque
fois il modifie l’attitude d’une partie du groupe « clients d’hôtel ».
Comment lire cette carte ? Dans la version (4) l’hôtelier et presque tous ses clients sont d’accord, alors que
dans la version (1) l’hôtelier est tout seul à souhaiter le retour de ses clefs volages. Le syntagme,
l’association, la dimension ET – du point de vue bien sûr de l’hôtelier – se sont durablement étendus : les
hôteliers et leurs clients s’entendent. Mais cette extension vers la droite a un prix. Il a fallu descendre le
long de la dimension OU, en enrichissant le programme d’action par une série de subtiles traductions : aux
souhaits se sont ajoutés des propos à l’impératif, puis des panonceaux écrits, puis des poids de fonte. Les
clients ont été grignotés peu à peu – ils ont abandonné l’antiprogramme pour se « rendre » au programme –,
mais les finances, l’énergie, l’intelligence de l’hôtelier ont été grignotées peu à peu ! Au début le souhait
était nu, à la fin – fin toujours provisoire puisque d’autres antiprogrammes peuvent toujours se manifester –
il se retrouve habillé ou chargé. Au début il était peu réel ; à la fin il a gagné en réalité.
Un tel diagramme ne retrace pas le déplacement d’un énoncé immuable à travers un contexte d’usage ou
d’application ; il ne retrace pas non plus le déplacement d’un objet technique – ici la clef lestée de plomb –
à travers un contexte d’usage ou d’application. Il dessine un mouvement qui n’est ni linguistique, ni social,
ni technique, ni pragmatique. Il garde trace des modifications successives des clients, des clefs, des hôtels et
des hôteliers en enregistrant comment un déplacement dans les associations (syntagmatique) est « payé
par » un déplacement dans les substitutions (paradigmatiques). Impossible dans un tel diagramme d’aller
vers la droite sans aller vers le bas. Impossible de gagner en réalité sans puiser dans une liste toujours
ouverte de nouveaux acteurs.
Enlevons maintenant les figures de l’hôtelier et de ses clients ainsi que les signes concrets des objets qu’ils
mobilisent dans leurs controverses. Donnons provisoirement à chaque acteur une case et un nom. Les
degrés d’attachement d’un actant à un programme d’action varient de version en version. Les mots
« actants » et « degrés d’attachement » sont symétriques, c’est-à-dire qu’ils s’appliquent indifféremment
aux humains et aux non-humains ; la clef est fortement attachée au poids par un anneau, de même que
l’hôtelier est très attaché à ses clefs. Peu importe ici que le premier lien soit dit « physique » et l’autre
« affectif » ou « financier » puisque le problème est justement pour l’hôtelier d’attacher durablement les
clefs au tableau de la réception quand les clients sont sortis, en attachant les clients à la réception de façon
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plus durable et solide, que les clefs à la poche ou au sac à main de ses clients ! Convenons également de
numéroter par des chiffres sans parenthèses les segments des programmes d’action. Convenons enfin de
tracer par un trait en gras la ligne de partage entre les programmes et les antiprogrammes, ce qui correspond
donc au front de la minuscule controverse que je cherche à représenter.
Nous nous apercevons que le groupe social des clients de l’hôtel se trouve peu à peu transformé ;
l’accumulation des éléments – la volonté de l’hôtelier, la dureté de ses propos, la multiplicité de ses
panneaux, le poids de ses clefs – finit par lasser la patience de certains clients qui acceptent de conspirer
avec l’hôtelier et à rendre fidèlement leur clef. Le groupe de clients qui refusent d’accepter la version (4)
n’est plus constitué, d’après l’hôtelier, que d’irréductibles mauvais coucheurs, de savants Cosinus
particulièrement distraits ou de sociologues comme moi qui collectionnent les clefs d’hôtel pour des raisons
strictement professionnelles !
Figure 4.3
Aux noms des acteurs, on ajoute ici les degrés d’attachement marqués par les signés + +, +, -, --, ≠ (pour
indifférent) et ? (pour ne sait pas).
Mais cette transformation progressive ne vaut pas que pour le groupe social « clients d’hôtel », elle
s’applique aussi aux clefs, et c’est là tout l’intérêt de maintenir la symétrie entre les humains et les non-
humains. Voilà que les clefs indifférentes et indifférenciées deviennent « clefs d’hôtel », objets très
spécifiques qu’il faut maintenant distinguer et isoler aussi soigneusement que les « clients mauvais
coucheurs » ou « distraits ». Les innovations ne sont rendues possibles que parce qu’il n’existe pas de
mondes remplis d’acteurs à contours fixes. Non seulement leur degré d’attachement à un énoncé varie, mais
leur compétence, leurs performances, leur définition peuvent se renégocier. Ces transformations d’acteurs
révèlent que l’acteur d’abord unifié – ici le client-d’hôtel-indiscipliné-qui-oublie-ses-clefs – était lui-même
une association, un agrégat, dont les éléments peuvent se redistribuer. Faute de savoir comment suivre ces
négociations et ces échanges, on se contente d’opposer des objets techniques à des sujets humains.
Dans le cas de figure ici présenté, le succès de l’innovation – c’est-à-dire l’extension vers la droite et
d’après le point de vue de l’hôtelier – n’est rendu possible que par le maintien de tous les moyens essayés
successivement. C’est seulement parce que l’hôtelier continue de vouloir ses clefs, s’obstine à rappeler les
consignes à haute voix, persévère dans la rédaction de ses panneaux comme dans ses achats de clefs, qu’il
obtient en fin de compte un peu de discipline. C’est cette accumulation qui donne l’impression, dans la
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Alors que les études sur l’innovation technique maintiennent une asymétrie entre ce qui est réalisable et ce
qui ne l’est pas, réel ou rêvé, réaliste ou utopique, cette cartographie ne reconnaît que des variétés de
réalisation et de déréalisation progressive. C’est cette courbe en effet qui enregistre les compatibilités et les
incompatibilités des humains et des non-humains, c’est-à-dire la socio-logique des mondes où nous vivons.
Nous ne sommes pas esclaves pour toujours, on le voit, de l’évidente séparation entre le monde social et le
monde technique. En remplaçant la fausse évidence de cette distinction, par celle de l’association (ET) et de
la substitution (OU), nous ne perdons rien en finesse et en capacités d’analyse. Il nous faut abandonner, il
est vrai, quelques divisions chéries, celle qui sépare les humains et les non-humains, celle qui partage les
mots et les choses, mais nous y gagnons de pouvoir comprendre comment des hôteliers peuvent associer la
[1]
morale avec un porte-clefs .
Notes
[1] Pour un traitement complet de cette cartographie, voir Bruno Latour, Philippe Mauguin et Geneviève
Teil, « Une méthode nouvelle de suivi des innovations. Le chromatographe », in D. Vinck (sous la dir.
de), La Gestion de la recherche. Nouveaux problèmes, nouveaux outils, De Boeck, Bruxelles, 1991, p. 419-
480 ; ainsi que Bruno Latour, Philippe Mauguin et Geneviève Teil, « A Note on Socio-Technical
Graphs », Social Studies of Science, vol. 22 (1), 1992, p. 33-59 ; 91-94.
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Ouvrage Chapitre
« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la
porte »
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 56 à 76
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P ar un jour glacial de février, on pouvait voir, collée sur la porte de la Halle aux cuirs, à la Cité des
sciences et de l’industrie de la Villette, où le groupe de Dominique Pestre cherche à convaincre les
Français de prendre en compte l’histoire sociale de la science, une affichette manuscrite : « Le groom
est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte ! »
Les murs sont une belle invention, mais s’ils n’étaient pas percés d’ouvertures, il n’y aurait pas moyen de
les franchir ; nous n’aurions à notre disposition que des mausolées ou des tombes. La difficulté commence
si l’on ménage des ouvertures dans les murs, car n’importe qui ou n’importe quoi peut les franchir : les
vaches, les visiteurs, la poussière, les rats, le bruit (la Halle aux cuirs est à dix mètres du boulevard
périphérique) et, pire que tout, le froid (la Halle aux cuirs est au grand nord de Paris, de l’autre côté du
périphérique, en banlieue !). Nos ancêtres architectes ont donc inventé cet hybride : un trou ménagé dans le
mur, fréquemment appelé « porte ». Malgré sa banalité, ce dispositif m’a toujours frappé comme un
véritable miracle de technologie. L’intelligence de l’invention tourne en fait sur les gonds : au lieu de faire
un trou dans le mur à coups de masse ou de pic, vous n’avez qu’à pousser doucement une porte (je suppose
ici que la serrure n’a pas encore été inventée, ce qui compliquerait l’histoire déjà très alambiquée de mon
affichette). Une fois que vous avez franchi cette porte, vous n’avez pas à vous mettre en quête d’une truelle
et de ciment pour reconstruire le mur que vous venez juste de détruire : vous n’avez qu’à tirer doucement la
même porte (je choisis d’ignorer, pour l’instant, la complication supplémentaire des indications POUSSEZ
et TIREZ que je confonds toujours).
Ainsi, pour bien saisir le travail effectué par les gonds et les charnières, vous n’avez qu’à imaginer, à
chaque fois que vous voulez sortir ou entrer, le travail qu’il vous faudrait effectuer si vous étiez un
prisonnier qui cherche à s’échapper ou un gangster qui essaye de piller une banque – à quoi il faudrait
ajouter le travail de ceux qui devront, après vous, rebâtir le mur de la prison ou de la salle des coffres. S’il
ne vous plaît pas d’imaginer des gens détruisant des murs pour les reconstruire ensuite chaque fois qu’ils
veulent entrer dans un bâtiment ou le quitter, imaginez le travail qu’il faudrait faire pour maintenir à
l’intérieur ou à l’extérieur l’ensemble des choses et des gens qui, livrés à eux-mêmes, prendraient la
mauvaise direction. Imaginez le démon de Maxwell travaillant sans une porte. N’importe quoi pourrait
quitter ou envahir la Halle aux cuirs et il y aurait bientôt équilibre total entre l’environnement bruyant et
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déprimant, et l’intérieur du bâtiment. La porte réversible est la seule manière de piéger irréversiblement, à
l’intérieur de la Halle aux cuirs, une accumulation hiérarchisée d’historiens à sang chaud, de connaissances,
et aussi, malheureusement, la masse de paperasses exigées par la Cité des sciences. La porte à gonds permet
de sélectionner ce qui sort ou ce qui entre, pour renforcer localement l’ordre ou l’information. Si vous
laissez pénétrer les courants d’air (si dangereux pour la santé des Français comme du Belge Prunelle), il se
peut que les manuscrits ne sortent jamais à destination des éditeurs.
A présent, tracez deux colonnes : dans la colonne de droite, portez les tâches que les gens auraient à faire
s’ils ne disposaient pas de porte ; dans la colonne de gauche, inscrivez simplement les énergies qu’ils
devront dépenser pour accomplir les mêmes tâches en poussant une porte. Comparez les deux colonnes :
l’énorme effort de celle de droite est équilibré par l’effort minuscule de celle de gauche, et tout cela grâce
aux charnières. Je définirai cette transformation d’un grand effort en un petit par les mots de déplacement
ou de transposition ou de délégation ou de transfert ou de traduction ; je dirai que nous avons transféré (ou
délégué, etc.) à la charnière le travail de résoudre de manière réversible la continuelle contradiction du
trou/mur. En allant visiter l’historien de la physique Dominique Pestre, je n’ai pas à faire ce travail, ni
même à y penser : le charpentier en a chargé un « personnage », la charnière. Pour ma part, je me contente
d’entrer dans la Halle aux cuirs. En règle générale, chaque fois que vous voulez savoir ce que fait un non-
humain, vous n’avez qu’à imaginer ce que d’autres humains ou d’autres non-humains auraient à faire si ce
personnage n’était pas en place. Cette substitution imaginaire calibre exactement le rôle ou la fonction qu’il
remplit.
Avant de poursuivre, permettez-moi de souligner l’un des bienfaits secondaires de ce tableau imaginaire :
nous avons déterminé une échelle dans laquelle de légers efforts équilibrent de lourds fardeaux ; l’échelle
ainsi déterminée reproduit l’allégement effectif permis par les gonds. Que le petit puisse renverser les
rapport de force en sa faveur, voilà qui semble éminemment moral (songeons à David et Goliath) ; mais,
c’est aussi – au moins depuis Archimède – une excellente définition du levier et de la force : c’est le
minimum que l’on a besoin de détenir et de déployer astucieusement pour produire le maximum d’effet.
Souvenons-nous de la phrase géniale de Gaston : « Chaque fois que Prunelle a voulu jouer au plus
enquiquineur, j’ai trouvé un truc, et il n’a pas été le plus fort » (p. 15). Cette inversion des rapports de
forces, voilà ce que les sociologues devraient prendre en considération s’ils voulaient saisir la construction
sociale des techniques, au lieu de s’embarrasser toujours de cet hypothétique « contexte social » qu’ils ne
sont pas armés pour saisir. Ce point ayant été fait, poursuivons, si vous le voulez bien, mon histoire de
groom.
Les trous/murs, souvent appelés « portes », présentent de graves inconvénients. Si les visiteurs les poussent
pour entrer et les tirent pour sortir (ou vice versa), elles restent ouvertes. A la place de la porte, vous avez
un trou béant dans le mur, par lequel peuvent entrer les courants d’air froids et sortir les courants d’air
chauds. Naturellement, on peut imaginer que les gens qui vivent dans le bâtiment ou qui visitent le Centre
d’histoire des sciences et des techniques sont assez civilisés et qu’ils auront appris à fermer la porte derrière
eux en retransformant le trou provisoire et momentané en un mur parfaitement scellé. Pourtant, la discipline
n’est pas la caractéristique principale des gens qui fréquentent la Villette ; on peut même avoir affaire à de
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simples sociologues qui visitent le bâtiment, voire à des pédagogues du Centre de formation tout proche.
Seront-ils tous aussi bien éduqués ? Une fois les gonds inventés, on pourrait croire réglée la question de la
fermeture des portes. Pourtant, à considérer la masse de travaux, d’innovations, d’affichettes et de
récriminations qui s’accumulent partout et sans cesse pour qu’on tienne les portes fermées (au moins dans
les contrées au nord du 45e parallèle), ce savoir-vivre semble avoir été bien mal diffusé. Quant à
reverrouiller les portes derrière soi, il n’y faut pas songer (voir le triste exemple de la clef de Berlin, p. 33).
C’est là que s’offre l’antique choix si bien raconté par Lewis Mumford : soit discipliner tous les utilisateurs,
soit substituer aux personnes peu fiables un autre personnage humain délégué qui aura pour seule fonction
d’ouvrir et de fermer la porte. Cela s’appelle un groom, ou un portier, ou un concierge, ou un surveillant, ou
un geôlier. L’avantage est que l’on n’a plus maintenant qu’un seul et unique humain à discipliner et que
l’on peut abandonner les autres, en toute tranquillité, à leurs comportements aberrants. Peu importe qui il
est et d’où il vient : le groom se chargera toujours de refermer la porte. Un non-humain (les charnières) plus
un humain (le groom) ont résolu le dilemme du trou/mur.
Résolu ? Hélas, pas tout à fait. D’un côté, si la Halle aux cuirs paye un portier, elle n’aura pas d’argent pour
acheter du café ou des livres, ou pour inviter d’éminents étrangers à venir faire des conférences. D’un autre
côté, si l’on donne à ce pauvre garçon d’autres tâches à accomplir en plus de sa fonction de portier, il
s’absentera tout le temps et la porte restera ouverte. Même si la Villette avait l’argent pour le garder en
place, nos amis historiens se trouveraient alors confrontés à un problème que deux cents ans de capitalisme
n’ont pas réussi à résoudre complètement : comment discipliner un jeune homme pour lui faire remplir de
manière fiable une tâche ennuyeuse et sous-payée ? Bien qu’il n’y ait plus à présent qu’un seul humain à
discipliner au lieu de plusieurs centaines, on aperçoit facilement le point faible de la tactique : si ce seul
garçon n’est pas fiable, c’est toute la chaîne qui s’effondre. S’il s’endort pendant son travail ou s’il part se
promener, le mal est sans recours : la porte restera ouverte. Naturellement, le portier peut être puni de sa
négligence. Mais discipliner un groom – n’en déplaise à Foucault – exige de si grandes dépenses que seuls
les grands hôtels peuvent se le permettre et pour d’autres raisons qui n’ont rien à voir avec le maintien
d’une porte correctement fermée. La Cité de la Villette, aussi dispendieuse qu’elle soit, ne peut se permettre
le luxe du Ritz.
Si nous comparons le travail de formation du groom avec le travail auquel il se substitue, selon la formule
proposée plus haut, nous constatons que ce petit personnage humain a un effet exactement opposé à celui de
la charnière : un objectif simple – forcer les gens à fermer la porte – est accompli maintenant à un prix
incroyable ; l’effet minimal est obtenu au prix d’une dépense et d’une formation maximales. Nous
remarquons également, lorsque nous comparons les deux listes, une différence intéressante : dans la
première relation (les charnières qui remplacent le travail de plusieurs personnes), nous n’avons pas
seulement une inversion des forces (le levier autorise des manipulations douces pour déplacer de lourds
fardeaux), mais aussi une modification dans le pliage du temps. Une fois que les charnières sont en place, il
n’y a plus rien d’autre à faire qu’à assurer leur maintenance (en les huilant de temps en temps). Dans le
second ensemble de relations (le travail du groom remplaçant l’indiscipline de nombreuses personnes), non
seulement on ne réussit pas à inverser le rapport des forces, mais on échoue également à modifier le pliage
du temps : on ne peut rien faire pour empêcher que le groom, fiable pendant deux mois, ne « craque » le
soixante-deuxième jour. Ce n’est pas un travail de maintenance qu’il faut accomplir, mais le même travail
qu’au premier jour, mis à part les quelques habitudes que l’on peut avoir réussi à lui inculquer ou à lui
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incorporer. Bien que les deux délégations paraissent de nature similaire, la première est concentrée sur le
moment de l’installation du dispositif, tandis que l’autre est continue ; plus exactement, la première
introduit des divisions entre la production, l’installation et la maintenance, alors que dans la seconde, la
distinction entre formation et maintenance demeure floue. La première renvoie au passé composé (« une
fois que les charnières ont été installées »), la seconde au présent continué (« lorsque le groom est à son
poste… »). La première contient une inertie incorporée qui est largement absente de la seconde. La
première est newtonienne, la seconde aristotélicienne (ce qui est une autre façon de dire que la seconde est
humaine et l’autre, non humaine). Une césure temporelle s’instaure lorsque l’on a recours à des non-
humains : le temps passé agit comme suspendu dans le présent.
Parvenu à ce point, nous disposons d’un choix relativement nouveau : soit discipliner les pauvres humains,
soit leur substituer un personnage délégué non humain dont la seule fonction soit d’ouvrir et de fermer la
porte. Ce dispositif s’appelle une fermeture de porte automatique ou un « groom » (« Ne fermez pas la
porte, le Blunt s’en chargera » dit la publicité avec une profondeur anthropologique qu’elle ne soupçonne
probablement pas). Avantage énorme de cette solution : l’ingénieur n’a plus que quelques non-humains à
discipliner et peut abandonner tranquillement les autres (y compris les chasseurs et autres portiers) à leurs
versatiles comportements, et à son collègue chargé des relations humaines. Peu importe qui ils sont et d’où
ils viennent, polis ou grossiers, lents ou rapides, amicaux ou ombrageux, les grooms non humains se
chargeront de la porte par tous les temps et à n’importe quelle heure du jour. Quelques non-humains (les
gonds) joints à un autre non-humain (le groom) parviennent à résoudre le dilemme du trou/mur.
Résolu ? Hélas, pas tout à fait. Voici qu’apparaît la question de la déqualification, si chère aux historiens de
la technologie : des milliers de grooms humains ont été réduits au chômage par leurs homonymes non
humains. Ont-ils été remplacés ? Tout dépend du genre d’action que l’on est parvenu à transférer ou
déléguer. En d’autres termes, lorsque les humains sont déplacés et déqualifiés, il faut surclasser et
requalifier les non-humains. Ce n’est pas une mince affaire, comme nous allons le voir.
Vous avez tous fait l’expérience d’une porte pourvue d’un mécanisme à ressort surpuissant qui vous aura
claqué au nez. Indéniablement, les ressorts assurent le remplacement des grooms humains, mais ils jouent le
rôle d’un portier fort grossier, sans éducation et passablement obtus, qui préfère manifestement la version
« mur » de la porte à sa version « trou » : ils se contentent de claquer la porte. On peut tirer de ces portes
malpolies une leçon : si elles se ferment avec autant de violence, cela signifie que vous, visiteur, devez la
franchir très rapidement et que vous ne devez pas être sur les talons de quelqu’un, faute de quoi votre nez
risque de se raccourcir et de saigner. Un groom non humain sans intelligence présuppose donc un utilisateur
humain intelligent. Il s’agit toujours d’un échange. J’appellerai le comportement imposé à l’humain par des
délégués non humains une prescription. La prescription explique la dimension morale et éthique des
dispositifs mécaniques. En dépit des lamentations constantes des moralistes, aucun humain n’est aussi
impitoyablement moral qu’une machine, spécialement si elle est aussi « amie de l’usager » (user’s friendly,
comme disent en franglais mes collègues informaticiens) que mon ordinateur Macintosh. Nous avons été
capables de transférer à des non-humains non seulement la force, mais aussi des valeurs, des devoirs et une
éthique. C’est en raison de cette moralité que nous autres, humains, nous comportons de manière si
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raisonnable, quelles que soient la faiblesse et la méchanceté que nous pouvons ressentir intérieurement. La
somme de moralité ne se contente pas de rester stable, mais elle croît énormément avec la population des
non-humains (voir le cas de la ceinture de sécurité, p. 25).
Comment les prescriptions codifiées dans le mécanisme peuvent-elles s’exprimer en mots ? En les
remplaçant par des enchaînements de phrases (souvent à l’impératif) qui sont dites (silencieusement et
continûment) par les mécanismes au bénéfice de ceux qui sont mécanisés : « Faites ceci, faites cela,
conduisez-vous ainsi, n’allez pas par là, vous devez faire ainsi, il est permis d’aller là-bas », etc. C’est ce
[1]
que j’appelle, après Madeleine Akrich, un script . De telles phrases ressemblent beaucoup à un langage de
programmation. Grâce à une expérience de pensée, l’analyste peut fort bien transformer le silence des
machines en mots, mais cette mise en parole peut se faire aussi par le truchement des modes d’emploi ou,
explicitement, comme dans tout stage de formation, par la voix du démonstrateur ou de l’instructeur ou du
professeur. Les militaires sont particulièrement efficaces pour les faire vociférer par l’intermédiaire des
organes phoniques des instructeurs humains, lesquels se délèguent à eux-mêmes la tâche d’expliquer, au
nom du fusil, les caractéristiques de l’utilisateur idéal de ce même fusil. Une autre manière d’écouter ce que
les machines font et disent silencieusement réside dans les accidents. Lorsque la navette spatiale Challenger
eut explosé en vol, des milliers de pages de transcriptions ont soudain couvert chaque détail de la machine
jusque-là silencieuse, et des centaines d’inspecteurs, de membres du Congrès et d’ingénieurs ont tiré de la
NASA des dizaines de milliers de pages de plans et de directives. Cette description d’une machine retrace
les étapes franchies par les ingénieurs pour transformer en objets les textes, les esquisses et les projets.
Nous ne savons pas suivre le parcours menant des textes aux objets et des objets aux textes.
Quel est le résultat d’une telle répartition des compétences entre humains et non-humains ? Les occupants
habituels de la Halle aux cuirs franchiront indemnes la porte malpolie à bonne distance les uns des autres,
tandis que les visiteurs étrangers, ignorant les situations culturelles locales, se presseront les uns derrière les
autres et se casseront le nez. Les non-humains reprennent les attitudes de ceux qui les ont mis au point. Pour
éviter cette exclusion, les inventeurs doivent retourner à leur planche à dessin et imaginer un personnage
non humain qui ne prescrira pas les mêmes compétences culturelles à ses utilisateurs humains. Installer un
ressort plus faible pourrait paraître une bonne solution, mais tel n’est pas le cas, car il se substituerait alors à
un type de groom très maladroit et très irrésolu, qui ne serait jamais sûr du statut de la porte (non plus que
du sien) : est-ce un trou ou un mur ? Suis-je un fermeur ou un ouvreur de porte ? S’il est les deux à la fois,
vous pouvez dire adieu à la chaleur. En jargon d’informaticien, une porte est un OU exclusif, jamais un ET.
Je suis un grand admirateur des charnières, mais je dois confesser que j’admire beaucoup plus les grooms
hydrauliques, spécialement le lourd dispositif de cuivre qui, naguère, fermait doucement la porte principale
de notre maison, à Aloxe-Corton. Je suis charmé par l’addition d’un piston hydraulique, lequel tire
astucieusement son énergie des visiteurs qui ouvrent la porte, la conserve quelque temps, puis la restitue
doucement avec cette sorte d’implacable fermeté que l’on peut attendre d’un butler anglais bien dressé. Je
trouve spécialement intelligente sa façon d’extraire de chaque passant l’énergie nécessaire à son
fonctionnement. Mes amis militaires nomment ce genre d’extraction involontaire un « point de passage
obligé », un PPO, nom fort bien adapté pour une porte. Quel que soit ce que vous ressentez, pensez, voulez
ou faites, vous êtes toujours obligé, si vous pénétrez dans le bâtiment, de laisser sur le seuil un peu de votre
énergie qui servira, plus tard, à refermer la porte. C’est aussi astucieux qu’un péage d’autoroute.
Toutefois, cela ne résout pas tous les problèmes. Même si le groom hydraulique ne casse plus le nez des
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
étrangers qui ignorent la situation locale, de sorte que ses prescriptions peuvent être dites moins restrictives,
il continue pourtant à exercer une désagréable sélection à l’encontre de certains segments de l’humaine
population : ni mes petits neveux, ni ma grand-mère ne pourront entrer sans aide, parce que notre groom a
besoin de la force d’une personne valide pour accumuler assez d’énergie afin de refermer ensuite la porte.
Pour employer une expression politique, ces portes, en raison de leurs prescriptions, discriminent contre les
personnes très faibles. S’il n’y a pas moyen de les garder ouvertes en grand, elles discriminent contre les
déménageurs et, en général, contre toute personne chargée de bagages – ce qui signifie, dans notre société
de capitalisme tardif, les employés de la classe ouvrière et des classes moyennes inférieures. (Qui,
d’ailleurs, même parmi les membres des classes supérieures, n’a jamais été bousculé par une fermeture
automatique, alors qu’il avait les bras chargés de paquets en revenant du Printemps ou d’Inno ?)
A ces nombreuses discriminations, il existe pourtant des remèdes : la délégation du groom peut être annulée
(habituellement en bloquant son bras articulé) ou, plus prosaïquement, son action déléguée peut être contrée
par un pied (les représentants et autres colporteurs sont réputés experts en la matière). Le pied peut, à son
tour, être remplacé par un paillasson ou par tout autre engin susceptible de mettre le groom en échec (j’ai
toujours été frappé par le nombre d’objets qui échouent au cours de cette épreuve de force car j’ai très
souvent vu la porte que je venais juste d’entrebâiller se refermer poliment au moment où je lui tournais le
dos pour m’emparer de mes paquets).
Anthropomorphisme
L’éminente corporation des ingénieurs mécaniciens pourrait affirmer fièrement que, une fois mis de côté le
travail d’installation et de maintenance du groom, et pourvu que l’on ignore les rares secteurs de la
population qu’il exclut, un groom hydraulique fait bien son travail en fermant, avec douceur et fermeté, la
porte derrière le visiteur. Cet engin montrerait ainsi, à son humble façon, comment trois séries de délégués
non humains (charnières, ressorts et pistons hydrauliques) remplacent, dans 90 % des cas, soit un portier
indiscipliné qui n’est jamais là quand on a besoin de lui, soit les affiches désespérées pour rappeler au grand
public de-bien-fermer-la-porte-quand-il-fait-froid.
J’avais toujours pensé que les gonds et le groom auraient dû constituer le summum de l’action mécanique
efficace – jusqu’au triste jour où j’ai aperçu, collée sur la porte de la Villette, cette annonce par laquelle j’ai
commencé la présente méditation : « Le groom est en grève ! » « En grève ? » Non seulement nous aurions
été capables de transférer l’action de fermer la porte de l’humain au non-humain, mais aussi le manque de
discipline propre à l’ouvrier (et peut-être le syndicat qui va avec). « En grève !… » Comique, non ? Des
non-humains cessant le travail et revendiquant quoi ? Le paiement des retraites ? Davantage de temps
libre ? Des bureaux paysagers ? Rien ne sert de s’indigner, pourtant, car il est bien vrai, hélas, que les non-
humains ne sont pas fiables au point que nous puissions leur déléguer irréversiblement nos actions. Nous
voulions ne plus jamais avoir à nous préoccuper de cette porte, mis à part sa maintenance prévue à l’avance
(ce qui est une autre manière de dire que nous n’aurions plus à nous en préoccuper), et nous voilà
confrontés de nouveau à l’éternel problème de garder la porte fermée et les bureaux à l’abri des mortels
courants d’air.
Que dire de l’humour de cette phrase par laquelle on attribue une caractéristique humaine à une défaillance
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
considérée d’habitude comme « purement technique » ? Je la trouve plus profonde que si l’affiche avait
simplement noté : « Le groom ne fonctionne plus… » Je parle en permanence avec mon ordinateur, qui me
répond ; je suis sûr que vous injuriez votre vieille voiture ; nous prêtons constamment de mystérieuses
facultés aux gremlins cachés dans tous les ustensiles ménagers possibles et imaginables, pour ne rien dire
des fissures dans le béton de nos centrales nucléaires. Pourtant, ce comportement est considéré par les
sociologues comme une scandaleuse violation des barrières naturelles. Lorsque vous écrivez que le groom
est « en grève », ils ne voient là qu’une « projection », comme ils disent, d’un comportement humain sur un
objet non humain, froid, fonctionnel et technique, insensible par nature à tout sentiment. C’est pratiquer,
d’après eux, l’anthropomorphisme, péché proche de la zoophilie, en bien pire.
C’est précisément ce ton moralisateur que je trouve si exaspérant, car le groom automatique est déjà
« anthropomorphique » de part en part. Les mots grecs anthropos (« homme ») et morphè (« forme »),
associés ensemble, signifient soit « qui a forme humaine », soit plutôt « qui donne forme aux humains ». Le
groom est donc bien anthropomorphique, et plutôt trois fois qu’une : premièrement, il a été fabriqué par des
humains ; deuxièmement, il remplace les actions des humains et c’est comme délégué qu’il occupe en
permanence la position d’un humain ; troisièmement, il donne forme à l’action humaine en prescrivant par
ricochet quel genre de personne doit passer par la porte. Et certains voudraient nous interdire d’assigner des
sentiments à cette créature entièrement anthropomorphique, de lui déléguer des relations de travail, de
« projeter » dans le groom, c’est-à-dire de transférer, d’autres propriétés humaines ? Mais comment
comprendre alors d’autres transferts par lesquels les portes deviennent autrement plus sophistiquées que
celle de la Villette ? Certaines portes sont maintenant capables de vous voir arriver de loin (œil
électronique), de vous demander votre identité (verrous à carte magnétique), voire de se refermer
hermétiquement en cas de danger. Qui sont donc ces sociologues et que savent-ils du monde pour décider
de la forme (morphè) réelle et finale de l’humain (anthropos) ? Pour tracer avec tant d’aplomb la frontière
entre une délégation « réelle » et une « simple » projection ? Pour répartir à jamais et sans enquête préalable
les trois sortes d’anthropomorphisme que j’ai énumérées ci-dessus ? Ne sommes-nous pas façonnés par des
grooms non humains – pour une toute petite partie de notre existence, je l’admets ? Ne sont-ils point nos
frères ? Ne méritent-ils pas notre considération ? L’affichette est précise. Elle donne avec humour le compte
rendu exact du comportement du groom hydraulique : il ne « fonctionne » pas, il ne « travaille » pas, il est
en grève.
Tous ces débats sur les dangers de l’anthropomorphisme proviennent de cette croyance en l’existence réelle
des « humains » et des « non-humains ». Mais il ne s’agit que de rôles distribués à l’avance. La meilleure
façon de comprendre cette distribution consiste à comparer les machines avec les textes, puisque les
indications des constructeurs et des utilisateurs sont fort semblables à celles des auteurs et des lecteurs dans
un roman. Depuis le début de cet article, j’ai utilisé à plusieurs reprises le « vous » ; je vous ai même
demandé de « dresser un tableau », tout comme je vous ai demandé « la permission de continuer mon
histoire ». Ce faisant, j’ai construit un lecteur inscrit à qui j’ai prescrit des qualités et un comportement,
aussi sûrement qu’un feu de circulation ou un tableau en perspective préparent la position de ceux qui les
regardent. Avez-vous, lecteur, soussigné ou souscrit à cette définition de vous-même ? Ou pis encore, y a-t-
il vraiment quelqu’un pour lire ce texte et occuper la position préparée pour lui ?
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
Cette question est une source de difficultés constantes pour ceux qui ignorent la sémiotique ou la
technologie. Rien dans un scénario donné ne peut empêcher l’utilisateur ou le lecteur inscrit de se
comporter différemment de ce que l’on attendait (au moins rien jusqu’aux paragraphes suivants). Le lecteur
(ou la lectrice) réel (le) peut ignorer totalement la définition que je donne de lui (ou d’elle). L’utilisateur du
feu de circulation peut passer au rouge, nous le voyons tous les jours à Paris. Même les visiteurs de la Halle
aux cuirs peuvent ne jamais paraître parce qu’il est trop compliqué de trouver l’endroit, malgré le fait que
leur comportement et leur trajectoire aient été parfaitement anticipés par le groom. La même chose se passe
pour la mise en route de mon ordinateur : le curseur peut clignoter en permanence sans que l’utilisateur soit
là ou qu’il sache quoi faire. Il peut y avoir un énorme hiatus entre l’utilisateur prescrit et l’utilisateur-en-
[2]
chair-et-en-os, une différence aussi grande que celle qui existe entre le « je » du roman et le romancier .
C’est exactement cette différence qui exaspère tant les auteurs de l’affiche anonyme que je commente.
Aucun texte ne peut forcer le lecteur à se comporter de façon conforme au scénario. En d’autres occasions,
toutefois, le hiatus entre les deux peut se réduire à rien : l’utilisateur prescrit est si bien anticipé, si
exactement situé dans le scénario et si précisément ajusté qu’il fait ce que l’on attendait de lui.
Les scénarios techniques sont souvent bien préparés pour anticiper des utilisateurs ou des lecteurs très
proches de l’objet. Par exemple, le groom sait bien ce que les gens vont faire pour ouvrir la porte et lui
donner l’énergie de la refermer, mais il est incapable d’aider les gens à arriver jusqu’à lui. Au bout de
cinquante centimètres, son script est sans effet et ne saurait servir, par exemple, pour clarifier les cartes
distribuées à la Villette afin d’expliquer où est la Halle aux cuirs. Il reste qu’aucun scénario n’est préparé
sans une idée préconçue de la sorte d’acteurs qui vont venir pour occuper les positions qui leur sont
prescrites.
C’est la raison pour laquelle j’ai prétendu plus haut que vous n’étiez que relativement libre de lire ou non ce
chapitre. Pourquoi ? Parce qu’en l’écrivant j’ai compté sur un certain nombre de propriétés déjà inscrites en
vous. Si vous étiez des lecteurs sérieux intéressés à comprendre les nouveaux développements survenus
dans l’étude sociale des machines j’aurais dû mettre des notes, des citations et alourdir mon texte jusqu’à
passer pour un Anglo-Saxon. Mieux, je l’aurais écrit en anglais et publié aux presses du Massachusets
Institute of Technology ! De sorte que mon invitation « lisez ce texte, vous sociologues des techniques »
n’aurait pas été très risquée. En revanche, si je dois me préparer pour des lecteurs français frivoles et
volages, comme les éditeurs les peignent de nos jours, et qui survolent ces pages en se fiant à la seule
quatrième de couverture, je n’ai aucune chance d’être lu d’un bout à l’autre et je dois les piéger par d’autres
filets. Cette manière de compter ou non sur une répartition antérieure des compétences pour aider à réduire
le hiatus entre les utilisateurs ou les lecteurs incorporés et les utilisateurs ou lecteurs-en-chair-et-en-os, je
l’appelle une pré-inscription.
Il est fascinant d’observer, dans un texte comme dans un objet, comment les auteurs ou les ingénieurs s’y
prennent pour répartir ce qu’ils inscrivent dans les dispositifs et ce qu’ils doivent préinscrire dans les
utilisateurs ou les lecteurs. Chaque dispositif est entouré de différentes zones interrompues par différentes
cloisons que j’appelle cette fois une circonscription. Un texte, par exemple, est clairement circonscrit –
pensez à la jaquette, à la page de titre, à la reliure. Mais un ordinateur ne l’est pas moins – regardez les
fiches, l’écran, le lecteur de disque, le clavier de l’utilisateur. Ce qui est joliment appelé « interface »
permet à toute installation d’être connectée à une autre par de multiples entrées soigneusement calculées.
Certains mécanismes sophistiqués édifient tout un réseau de cercles concentriques autour d’eux. Par
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
exemple, dans la plupart des photocopieuses modernes, il y a des problèmes que les utilisateurs les plus
incompétents peuvent traiter eux-mêmes, comme « REMETTEZ DU PAPIER » ; mais il en est de plus
compliqués qui exigent un peu plus d’explication : « REMETTEZ DU TONER. VOIR MANUEL,
PAGE 30. » Cette instruction peut être renforcée par des affichettes maison : « NE REMETTEZ PAS LE
TONER VOUS-MÊME, APPELEZ LA SECRÉTAIRE », ce qui limite d’autant le nombre des personnes
capables de dépanner. Mais d’autres problèmes plus sérieux peuvent être traités par des avis comme
« APPELEZ L’ÉQUIPE TECHNIQUE A CE NUMÉRO », tandis que certaines parties de la machine sont
entièrement scellées par des étiquettes rouges où l’on peut lire « NE PAS OUVRIR – DANGER, HAUTE
TENSION, RISQUE D’INCENDIE » ou même, pendant qu’on y est, pourquoi pas ? « EN CAS DE
DYSFONCTIONNEMENT, APPELEZ LA POLICE. » Chacun de ces messages s’adresse à un public
différent, depuis le plus large (toute personne possédant la compétence, assez largement répandue, d’utiliser
les photocopieuses) jusqu’au plus étroit (l’oiseau rare capable de dépanner et qui, naturellement, ne répond
jamais au téléphone). La circonscription définit seulement les ressources que le dispositif s’est donné pour
préparer sa relation avec l’usager, mais cet ensemble de repères, de cercles, de cloisons et de points d’entrée
à l’intérieur du texte ou de la machine ne garantit nullement que les lecteurs ou les utilisateurs vont obéir.
Rien n’est plus triste qu’un ordinateur obsolète, avec toutes ses belles interfaces, mais personne au monde
pour s’y raccorder.
Permettez-moi de tirer au passage une conclusion provisoire : j’appelerai sociologisme la prétention selon
laquelle, en fonction de la compétence, de la pré-inscription et de la circonscription des utilisateurs et des
auteurs humains, on pourrait déchiffrer les scénarios que les acteurs non humains devront jouer ; et
technologisme, la prétention symétrique selon laquelle, en fonction de la compétence et de la pré-inscription
des acteurs non humains, on pourrait facilement déchiffrer ou déduire le comportement prescrit aux auteurs
comme aux utilisateurs. J’espère que ces deux absurdités vont désormais disparaître, puisque les acteurs
peuvent être humains ou non humains à n’importe quel point de la chaîne, et que le déplacement (ou le
transfert ou la transcription) rend impossible la traduction terme à terme d’un répertoire dans un autre.
L’idée bizarre selon laquelle la société pourrait être entièrement constituée de relations humaines reflète
cette autre idée, non moins bizarre, selon laquelle les techniques pourraient être entièrement faites de
relations non humaines. Dans les deux cas, nous avons affaire à des personnages, des délégués, des
représentants, des « lieutenants » (c’est-à-dire ceux qui tiennent un lieu pour le compte d’un autre), certains
figuratifs, d’autres non figuratifs ; certains humains, d’autres non humains ; certains compétents, d’autres
incompétents. Voulez-vous vraiment couper dans cette riche diversité de délégués et créer artificiellement
deux monceaux de déchets, « société » d’un côté et « technologie » de l’autre ? Vous le pouvez, certes,
mais alors vous ne comprendrez plus rien ni aux choses ni aux personnes. Autant séparer dans une bataille
d’un côté les corps nus de ceux qui se battent et, de l’autre, l’entassement des armures et des armes.
Un script, un texte, un automatisme peuvent faire beaucoup de choses pour les utilisateurs auxquels ils ont
prescrit des comportements, mais l’essentiel de l’effet qui leur est finalement attribué dépend de
l’alignement des autres dispositifs. Par exemple, le groom ne referme poliment la porte que si des gens
l’ouvrent parce qu’ils ont fini par atteindre le Centre d’histoire des sciences ; ces gens n’arrivent devant la
porte que s’ils ont trouvé des cartes (autre délégué muni de la prescription que je préfère : « Vous êtes
ici ! », entourée d’un cercle rouge), et uniquement s’il existe des routes conduisant sous le boulevard
périphérique jusqu’à la Halle aux cuirs (condition qui est loin d’être toujours remplie) ; et naturellement, les
gens ne se mettront en demeure de déchiffrer les cartes, de se salir les pieds et de pousser la porte que s’ils
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
sont convaincus que le groupe de Dominique Pestre vaut le détour (c’est peut-être la seule condition qui soit
facile à remplir). Cet ensemble de dispositifs alignés finit par préinscrire dans les utilisateurs assez de
compétences pour qu’ils se mettent à couler sans effort comme un fleuve le long de sa plus grande pente :
les gens passent sans effort la porte de la Halle aux cuirs et le groom, cent fois par jour, referme cette porte
– lorsqu’il n’est pas en grève. Un tel alignement de dispositifs, que j’appellerai conscription, diminue le
nombre des occasions dans lesquelles on utilise les mots ; la plupart des actions deviennent silencieuses,
familières, incorporées dans les humains ou excorporées dans les non-humains, ce qui rend le travail de
l’analyste d’autant plus difficile. Même les débats classiques sur la liberté, le destin, la prédestination, la
force brutale ou la volonté – débats qui constituent la version actuelle des antiques discussions sur la grâce
– seront progressivement sans objet. (Si vous avez atteint ce point de mon argument, cela signifie que
j’avais bien raison de dire que vous n’étiez pas tout à fait libre d’arrêter la lecture de ce chapitre : en me
plaçant le long d’une ligne de plus grande pente et en y ajoutant quelques tours de ma façon, je vous ai
conduit là où je voulais, réduisant l’abîme qui sépare le lecteur inscrit dans mon récit et le lecteur en chair et
en os, toi, ici, maintenant. Mais peut-être avez-vous sauté l’essentiel, peut-être n’avez-vous pas compris un
traître mot de tout cela, ô lecteurs volages, inconstants, indisciplinés !)
Figure 5.1
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
Voici le schéma envoyé par lettre par le Centre d’histoire des sciences, pour permettre aux visiteurs doués de
la compétence de lire les signes d’arriver dans la Halle aux cuirs. Il implique naturellement certaines
compétences de base préinscrites – comprendre le français et savoir lire une carte – et il n’a aucune influence
sur les autres programmes d’action qui amènent les gens à vouloir se rendre au Centre. Il étend le mécanisme
de la porte – sa conscription – mais reste limité dans ses objectifs. Comme les manuels d’utilisation et autres
modes d’emploi, c’est l’une des nombreuses inscriptions qui couvrent « le hiatus d’exécution » entre les gens
et les dispositifs.
Du non-humain au supra-humain
« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte ! » Dans nos sociétés, il existe deux
systèmes de recours : le non-humain et le supra-humain, c’est-à-dire les machines et les dieux. Le libellé de
cette annonce indique à quel degré de désespoir étaient parvenus ses auteurs anonymes et gelés (je n’ai
jamais pu les retrouver et les honorer comme ils le méritaient). Ils avaient commencé par se fier au sens
moral inné en tout homme : échec, la porte restait ouverte. Ils ont donc eu recours à ce que les mécaniciens
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
considèrent comme la suprême instance d’appel, c’est-à-dire un dispositif de non-humains qui font
régulièrement et convenablement leur travail à la place des humains volages : il faut l’avouer, à la honte des
ingénieurs, cette solution n’a pas marché, puisque la porte restait toujours ouverte. Les auteurs ont alors
franchi un degré supplémentaire en allant chercher le plus ancien et le plus solide recours qu’il y ait jamais
eu et qu’il y aura jamais. Si les humains et les non-humains avaient échoué, Dieu certainement ne saurait
les décevoir ! Escalade spirituelle ô combien poignante ! J’ai honte de dire que lorsque j’ai traversé le hall,
en ce fatidique jour de février, la porte était toujours ouverte. N’accusez pas Dieu, toutefois : l’imploration
ne le sollicitait pas directement ; Il n’est pas accessible sans médiateur et les auteurs anonymes de l’annonce
connaissaient bien leur catéchisme. Au lieu d’implorer directement un miracle (Dieu tenant la porte
soigneusement fermée ou agissant par l’intermédiaire d’un ange, comme cela s’est produit en plusieurs
occasions, notamment lorsque saint Pierre a été délivré de prison), ils ont fait appel au respect de Dieu dans
le cœur des hommes. Là fut l’erreur des auteurs de cette affichette. Ils auraient dû savoir que dans notre
époque séculière, l’amour du Créateur ne suffit plus à tenir les portes fermées.
D’ailleurs, de nos jours, rien ne semble réussir à discipliner les hommes et les femmes pour leur apprendre
à fermer la porte par temps froid. Il en va pour les délégués de même que pour les drogues : on commence
par les douces et l’on termine par une overdose. Peut-être existe-t-il aussi une inflation de personnages
délégués : ils s’affaiblissent au bout de quelque temps. Dans les temps anciens, il suffisait peut-être d’avoir
une porte pour que l’on sût comment la fermer. Plus tard, la simple inscription « Fermez la porte » aurait
suffi. Mais vous savez bien que les gens ne font plus attention à rien et qu’il faut les rappeler à l’ordre par
des procédés toujours plus fermes. On se met alors à installer des grooms automatiques, avant d’en venir,
peut-être, aux chocs électriques comme pour les vaches de l’ancienne Halle aux cuirs. Il en est de même,
hélas, pour les non-humains. Dans le bon vieux temps, lorsque la qualité était encore bonne, il aurait suffi
de huiler le groom de temps en temps, mais, de nos jours, même les dispositifs automatiques se mettent en
grève.
Cela ne veut pas dire, toutefois, que le processus aille toujours du plus doux au plus dur, c’est-à-dire des
rapports de raison aux rapports de force, en passant par la forme intermédiaire des injonctions, comme le
suggérerait le drame de la porte. On peut aller, heureusement, dans l’autre sens, du matériel vers le logiciel.
Il est exact que, dans Paris, aucun conducteur ne respecte un signe (par exemple la ligne blanche ou jaune
qui interdit le stationnement), ni même un trottoir (c’est-à-dire une ligne jaune, auquel s’ajoute un solide
dénivelé d’une vingtaine de centimètres). C’est pourquoi, au lieu d’incarner dans la conscience parisienne
une compétence « intrasomatique », les autorités préfèrent aligner un troisième délégué (des blocs massifs
en forme de pyramide tronquée, espacés de façon à ce que les voitures ne puissent s’y faufiler) ; au vu des
résultats, seule une Grande Muraille continue de deux mètres de haut pourrait faire le travail. On pourrait
donc croire, d’après l’exemple des automobilistes parisiens, que la thèse de la déqualification soit le cas
général : toujours aller de la compétence intrasomatique à la compétence « extrasomatique » ; ne jamais se
reposer sur des gens indisciplinés mais toujours sur des non-humains délégués et parfaitement sûrs ;
toujours aller du logiciel vers le matériel, du soft vers le hard.
Pourtant, même pour le cas, apparemment sans espoir, des conducteurs parisiens, ce serait faire preuve d’un
pessimisme abusif. Par exemple, ils respectent parfois les feux de circulation, au moins quelques secondes
après le rouge et seulement lorsque les feux sont suffisamment sophistiqués pour intégrer les flux de trafic
grâce à des détecteurs installés dans la chaussée. Or qu’est-ce qu’un feu rouge sinon un policier délégué qui
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
reste là jour et nuit et qui se fait obéir même s’il n’a ni sifflet, ni gants, ni corps pour imposer le respect de
l’autorité qu’il représente ? Aucun feu ne peut vous forcer à vous arrêter. Il faut donc que vous ajoutiez de
vous-même quelque chose au feu de circulation. Les rencontres imaginées par chaque conducteur avec
d’autres véhicules ou avec les policiers de chair et d’os sont suffisantes pour faire arrêter les voitures au feu
rouge (un peu tard il est vrai). On est bien passé du hard vers le soft, du matériel vers le logiciel, de
l’extrasomatique vers le somatique, de la force à la raison.
On retrouve la même incorporation du script dans les manuels automobiles. Personne, je crois, n’accorde
plus qu’un regard rapide au livret avant de mettre en route le moteur d’une voiture qu’il ne connaît pourtant
pas. Il existe un large corpus de qualifications que nous avons si bien incarnées ou incorporées que la
médiation des instructions écrites devient inutile. D’extrasomatiques, elles sont devenues intrasomatiques.
L’incorporation dans des corps humains ou l’« excorporation » dans des corps non-humains est l’une des
nombreuses décisions laissées aux concepteurs.
La seule façon de suivre les ingénieurs au travail n’est pas de considérer les délégations extra- ou
intrasomatiques, mais seulement leur travail de ré-inscription, laquelle se définit de la même manière que
l’inscription suivie maintenant dans sa dynamique. Dès que nous parcourons ce mouvement, l’objet,
jusque-là silencieux, tacite et taciturne, devient bavard, actif et polémique. La beauté des objets réside dans
le fait qu’ils revêtent les désirs ou les besoins contradictoires des humains et des non-humains. La ceinture
de sécurité dont j’ai parlé plus haut (voir p. 25) doit me boucler fermement en cas d’accident. Elle
m’impose donc de respecter l’avertissement « NE PASSEZ PAS A TRAVERS LE PARE-BRISE », qui est
lui-même la transposition de l’objectif irréalisable « NE ROULEZ PAS TROP VITE, OBÉISSEZ A LA
LOI » en un autre moins inaccessible (parce qu’il est plus égoïste) : « SI VOUS ROULEZ TROP VITE,
AU MOINS NE VOUS TUEZ PAS. » Mais les accidents sont rares et, dans la plupart des cas, la ceinture
de sécurité ne doit pas m’attacher trop fermement : je dois pouvoir changer de vitesse ou régler ma radio.
Mais si les ingénieurs automobiles inventent une ceinture complètement élastique – à la manière inimitable
de Gaston Lagaffe –, elle ne sera d’aucun secours en cas d’accident. Cette première contradiction (rester à
la fois maintenu et détendu) se complique, nous le savons, d’un second dilemme (vous devez être en mesure
de boucler la ceinture très rapidement, sinon personne ne la porterait, mais aussi de la détacher très vite,
pour sortir d’un véhicule accidenté). Qui va prendre en charge toutes ces spécifications contradictoires ? Le
mécanisme de la ceinture de sécurité. Les ingénieurs spécialistes de sécurité automobile doivent réinscrire
dans la ceinture de sécurité tous ces usages contradictoires. On en paye le prix, naturellement : le
mécanisme va se plisser, ce qui le rendra justement plus compliqué.
Si l’on parle d’un mécanisme compliqué sans voir qu’il réinscrit des spécifications contradictoires, on offre
de lui une description sans intérêt – dont on aura, littéralement, extirpé tout le jeu des intérêts. En revanche,
chaque roue, chaque pignon, chaque lanière, chaque ressort devient fascinant si l’on saisit l’objection à
laquelle il vient répondre. Tout programme d’action répond, en pratique, à un antiprogramme contre lequel
se dresse le mécanisme lui-même. Observer l’objet seul serait comme de surveiller la moitié d’un terrain de
tennis durant un match : on y verrait des mouvements dépourvus de signification. En rendant leurs
antiprogrammes aux programmes techniques des ceintures de sécurité, des ralentisseurs et des grooms, nous
en faisons des scénarios à ressort et à suspense. Les amateurs de technique font ainsi pour les objets ce
qu’ils firent d’abord pour la littérature scientifique réputée ennuyeuse. En restituant les objections contre
lesquelles ils se dressent, l’article savant comme l’objet technique deviennent aussi passionnants qu’un
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« Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte » | Cairn.info
Au fait, comment me suis-je comporté avec ce fameux groom en cette fatale matinée de février ? En citoyen
pieux et poli. Sensible à l’invocation de l’amour de Dieu et respectueux du droit de grève des non-humains,
j’ai soigneusement vérifié que la porte était refermée derrière moi, et puis j’ai continué ma visite au Centre
d’histoire des sciences et des techniques.
(Vous voyez comme chaque histoire s’allongerait si nous nous intéressions à tous les grooms, à tous les
médiateurs techniques qui composent les segments invisibles de nos parcours ? Je voulais parler d’histoire
des techniques et je n’ai parlé que de la porte qui mène au Centre qui en fait l’histoire ! Zénon le zélé ne se
trompait pas mais pour une autre raison : chaque segment peut devenir un labyrinthe, ce dédale d’où l’on ne
sort plus qu’en s’envolant.)
Notes
[1] Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets techniques », Technique et culture, vol. 5, 1987, p. 49-
63.
[2] Sur ce hiatus, on consultera avec profit l’astucieux petit livre de Donald A. Norman, The Psychology of
Everyday Things, Basic Books / Doubleday, New York, 1988, traduit en français mais toujours à la
recherche d’un éditeur courageux.
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L’angoisse du conférencier, le soir, dans son hôtel | Cairn.info
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Ouvrage Chapitre
L’angoisse du conférencier, le soir, dans son hôtel
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 77 à 82
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Article
C onclusion : les expériences qui précèdent nous semblent apporter la preuve que ce qu’on a pris
jusqu’alors pour un bioétalonnage des polypeptides de la série des endorphines n’est pas spécifique de
ces polypeptides et se trouve binded comment dit-on en français ? avoir une affinité pour
l’hémoglobine gamma. Si j’écris cela je vais me faire tuer. Non, je recommence. Conclusion : les
expériences qui précèdent apportent la preuve que le bioétalonnage des polypeptides de la série des
endorphines n’est pas aussi spécifique qu’il serait souhaitable. Il n’est donc pas exclu que le taux
d’endorphine rapporté dans plusieurs articles – ici je cite Horcheid, je ne vais pas le rater cette fois-ci – soit
un artefact causé par la non-spécificité du bioétalonnage. Artefact est peut-être un peu fort ; d’un autre côté
je me suis déjà mouillé, autant aller jusqu’au bout, ça fiche en l’air toutes les âneries publiées sur le rôle
des endorphines et c’est pour ça qu’on m’a envoyé ; Flower sera content. Et maintenant l’envoi, in cauda
venenum. En revanche, le bioétalonnage des endorphines est très spécifique pour la mesure de
l’hémoglobine gamma – non, je ne peux pas écrire ça, c’est trop ironique – causé par la non-spécificité du
bioétalonnage trop sensible aux fragments 5 à 20 de l’hémoglobine gamma. Ça suffit et je vais déjà jeter un
froid, surtout que je parle juste après Horcheid qui leur aura montré toutes ses diapos, l’endorphine qui
fait ci et qui fait ça, 4 picogrammes par mole dans le sang des schizophrènes, 3 mg par mole dans celui des
amputés anesthésiés par acupuncture and so on. Ensuite moi j’arrive et je leur dis : « Quand on dit qu’on
mesure de l’endorphine il y a 80 chances sur cent pour qu’on mesure de l’hémoglobine ! » Vlan, tout par
terre ! J’aurais dû demander à Valérie de me faire parler avant Horcheid, comme cela Horcheid aurait su
que le sol allait s’effondrer sous ses pieds et il aurait pu mettre quelques bémols, juste de quoi ne pas se
ridiculiser. J’aurais pu, c’est trop tard maintenant. De toute façon, après le coup qu’il m’a fait à Toronto,
je n’ai aucune raison de lui simplifier le travail. Il s’avance à découvert, on le mitraille, c’est normal, il n’a
qu’à se couvrir… Mais s’ils contre-attaquent ? Si je présente mes data sur le spectro de masse, ils vont me
faire une scène pas possible, on va se trouver entraîné dans une discussion technique et Horcheid va
pouvoir s’en tirer en jetant le doute sur toute la démonstration « on dit du mal du bioétalonnage mais rien
n’est sûr » ; et, hop, il va continuer à mesurer l’endorphine avec les fonds du Hènaïhéche pour encore dix
ans. Bon, je ne présente pas ces diapos-là, de toute façon je ne suis pas trop sûr du travail de Mike, j’ai pas
envie qu’on fourre le nez là-dedans en pleine séance de strip-tease. Celui-là je l’attends au tournant. Dès
mon retour je lui rentre dedans, je passe au peigne fin tous ses registres jusqu’au premier run s’il le faut.
Un type comme lui peut couler un labo et je n’aime pas le sourire ironique du professeur Cunnings : « Ah,
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L’angoisse du conférencier, le soir, dans son hôtel | Cairn.info
Mike Danaway travaille pour vous, j’espère que vous lui serrez bien la vis. » Quoi ? J’ai pas l’habitude de
serrer la vis, je fais confiance, il avait l’air okay Mike, bien recommandé. Bon, en tout cas, pas un mot de
mon attaque ne doit s’appuyer sur ses fichus datas. Ces diapos-là sont les meilleures. Okay, ensuite je
conclus, vous vous êtes complètement gourrés, on n’a pas encore mesuré le taux circulant d’endorphine de
façon probante. Ensuite l’arme secrète, le rayon de la mort, je ne le sors que si l’on me questionne : « Mais
alors comment peut-on mesurer l’endorphine, on ne peut tout de même pas l’isoler à chaque fois ? » Alors
là, un mot, un mot seulement, ferme mais allusif : Une nouvelle méthode mise au point dans notre
laboratoire permet d’ores et déjà de mesurer le taux d’endorphine circulant à des doses inférieures au
nanomole avec une spécificité proche de 90 %. Non, si j’en dis trop ils vont tous crier « des noms ! des
noms ! » et il faudra tout dire. Non, plutôt pessimiste : De nouvelles méthodes doivent être devisées –
merde encore du franglais, comment dit-on ?, inventées – non – mises au point pour mesurer le taux des
polypeptides dans le sang circulant. Non, ça c’est trop faible, il y a tellement de fric là-dedans, on préférera
payer Horcheid même s’il mesure de l’hémoglobine plutôt que de suspendre la recherche dans l’attente
d’un bioétalonnage idoine. Il faut une phrase qui laisse entendre que j’ai la méthode mais sans que je
m’avance trop à découvert, juste assez pour que l’espoir reprenne au moment où j’ai tout foutu par terre.
Toutefois, une méthode nouvelle de bioétalonnage radio-immunologique permettra bientôt de mesurer
l’endorphine circulante avec des taux de spécificité satisfaisants. Voilà, comme cela je monte le coup en
deux temps, avec l’air de pas y toucher ; je coule tous les marioles qui disent monts et merveilles de
l’endorphine ; je vole au secours des programmes piratés par ma critique en leur offrant généreusement la
main d’un nouvel étalonnage. Comme dit toujours Flowers, « on ne peut pas être une arche de Noé s’il n’y
a pas le Déluge ». Le coup peut rater. Premier temps, personne ne croit que l’étalonnage est si mauvais
que ça ; deuxième temps on ne croit pas que nous avons mieux ; ou pis, deuxième temps, tout le monde
nous croit et l’on nous demande tout de suite des preuves, et là je me fais passer un savon par Flowers :
« Ne dévoile pas nos batteries quelle que soit la pression ; on doit ignorer jusqu’au congrès du Hénnepillé
comment nous faisons notre étalonnage. » Donc c’est en trois mouvements : torpiller les collègues, se poser
en sauveur, ne rien promettre. Heureusement qu’il m’a envoyé au lieu de Nick. Il aurait tout gâché. Trop
modeste, ne sait pas dramatiser, ne sent pas les foules. Dommage qu’il n’y ait pas d’école de guerre pour
les neurophysiologistes, je suis sûr qu’il y a une bataille célèbre qui ressemble à celle-ci, en trois temps, ça
m’aurait aidé. Si ce fichu meetingue avait été trois semaines plus tard on aurait pu foncer. Même pas la
peine d’attaquer Horcheid, hop, un seul paragraphe d’introduction : De nombreux résultats expérimentaux
tendent à montrer que le bioétalonnage de l’endorphine n’a pas la spécificité requise et mesure le plus
souvent des artefacts, en particulier les séquences 10 à 30 de l’hémoglobine gamma. Toutefois, une
nouvelle méthode permet d’obtenir, etc. Rien que du dur, de l’imparable, pas la peine de finasser, pas de
position à découvert, le Kriegspiel, hop, on rachète tout le domaine, une action du labo de Flowers pour
quatre du labo d’Horcheid et 5 de la Mayo Clinic. Et au lieu de ça, je suis obligé de louvoyer, et je ne peux
même pas utiliser les data de Mike which really stinks. Bon, le grand show est pour demain. Il faut dormir.
Millions de gouttes de pluie alignées désordonnées sous les nuages des villes anglaises, sur le toit des
cottages anglais, balafres blanches sur fonds noirs comme au début de La Marque jaune. Plusieurs dizaines
de milliards de neurones perdent la tête sous les crânes des neurophysiologistes endormis dans leurs hôtels
avant le congrès du lendemain. Leur filaments étincelants sous les aiguilles des microélectrodes, leurs
ondes brèves hoquètent sur les écrans cathodiques ; des vagues de neurotransmetteurs passent hystériques
en hurlant comme des loubards en moto ; plus lentement des cybernines glissent de câbles en câbles ; les
songes entremêlés s’échangent des stupéfiants et des calmants, de lobes en lobes et de thalami en
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hypothalami ; les orages électriques dérivent de centrales en centrales admirés par les Lombroso
noctambules qu’ils foudroient de rêves. Des millions de phrases serpentent, invertébrées, rongeuses,
olichodermes ou marsupiales, toutes les espèces vivantes de phrases dites, rêvées ou tues, qui se mélangent
sans rime ni raison, autour d’obscures mitochondries ; des paroles en banquise, en pack, en glacier, en eaux
de pluie, orage parmi les orages qui ne finissent pas de passer, de penser, de traîner en bandes. Millions de
gouttes de pluie. Pluie de mots et de météores. Ruissellement d’acétylcholine et des phrases à n’en plus
finir, d’égouts en déversoirs, de déversoirs en fleuves, jusqu’à la mer, le matin.
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L’opéra du rein – mise en scène, mise en fait | Cairn.info
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Ouvrage Chapitre
L’opéra du rein – mise en scène, mise en fait
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 83 à 99
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Article
Au cours des quinze dernières années, nos conceptions sur la nature de l’article scientifique ont fait des
progrès décisifs, par suite de l’application de méthodes empruntées à l’histoire, à la critique littéraire, à la
rhétorique, à la sémiotique et finalement à la microsociologie des sciences et des techniques. En quelques
années le discours scientifique qu’on pourrait croire inaccessible au profane, ou rédigé « sans effets
littéraires », se trouve entièrement intégré aux disciplines qui traitent de la littérature. Nous allons modifier
expérimentalement des textes de façon à mettre en évidence aux yeux du lecteur les différents effets
provoqués par ces modifications.
Effet n° 1
Mise en évidence d’un processus d’échange d’eau par contre-courant dans les régions profondes du
rein de hamster.
Par F.F. François ; R. Maxime et C. Claude
Service de biologie, Commissariat à l’énergie atomique.
Reçu le 22 mars 1960
(1) Au cours des dernières années, nos conceptions sur les mécanismes de concentration de l’urine par le
rein ont fait des progrès décisifs à la suite des observations expérimentales de Wirz, Hargitay et Kuhn
(1951) et aux interprétations qu’ils en ont donné.
(2) En dépit des observations expérimentales de Wirz, Hargitay et Kuhn (1951), nos conceptions sur les
mécanismes de concentration de l’urine par le rein ont peu évolué au cours des dernières années. C’est
seulement tout récemment qu’une interprétation nouvelle de leurs résultats a entraîné un progrès décisif de
nos connaissances en permettant enfin la mise en évidence du processus d’échange d’eau par contre-
courant.
Dans le paragraphe (1), le temps est brusquement rompu par des « progrès décisifs » ; la cause de ces
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L’opéra du rein – mise en scène, mise en fait | Cairn.info
progrès est attribuée aux travaux de trois personnages « Wirz et al. » ; enfin une distance est établie entre
les « observations » et les « interprétations », comme c’est l’habitude dans l’épistémologie courante. Dans
le paragraphe (2), la même distance est maintenue, mais sert à nier que « Wirz et al. » soient responsables
de « progrès décisifs » ; les « observations » sont sans valeur avant que l’interprétation nouvelle ne vienne
les expliquer et les fonder. Le temps lui-même change de rythme ; c’est « récemment » qu’il s’est accéléré
et sous l’impulsion non de Wirz mais des auteurs de l’article.
Ainsi, en trois lignes, un article scientifique doit déjà décider d’une histoire des sciences et d’une
épistémologie ; il doit aussi distribuer les responsabilités de cette histoire. Passer de la forme (1) à la
forme (2) requiert évidemment de longues discussions et de laborieuses négociations entre les auteurs puis
entre ceux-ci et les comités de lecture. L’état des négociations se marque par les ratures, interpolations et
ajouts des brouillons successifs.
Effet n° 2
(3) La procession avançait lentement à travers les rues tortueuses de la vieille ville. Du haut du beffroi je
distinguais sans peine ces messieurs du conseil de fabrique portant le dais, les petits scouts et les musiciens
des Fils de France. La foule massée le long des trottoirs et plutôt parpaillote écoutait en silence les filles de
Marie qui priaient. Mais je remarquai qu’à chaque coin de rue les petits bonshommes en uniforme, pressés
d’aller saucissonner chez l’aumônier, se faufilaient avec peine à travers les badauds, passaient d’une rue à
l’autre, court-circuitaient la procession puis disparaissaient dans la fête foraine. De rues en ruelles la
procession perdait ses enfants et se concentrait peu à peu en âmes pieuses d’un certain âge.
(4) Les résultats rapportés s’expliquent parfaitement si l’on admet l’hypothèse d’une perméabilité beaucoup
plus grande pour l’eau que pour le sodium des parois des anses vasculaires et urinaires, qui entraîne un
échange d’eau par contre-courant entre les branches ascendantes et descendantes. Si les parois de ces tubes
possèdent une grande perméabilité à l’eau, une « diffusion transversale » doit provoquer, par échange à
chaque niveau, le passage dans les anses ascendantes d’une fraction des molécules d’eau marquée circulant
dans les anses descendantes.
Les deux paragraphes construisent un observateur, le premier dans son beffroi, le second dans son
laboratoire. Tous deux sont supposés voir un phénomène de même forme :
Dans ce décor général circule un ensemble mêlé : d’une part, de l’eau et du sodium marqués et non
marqués, de l’autre une procession. Dans les deux cas, la foule d’agents finit par être différenciée et
concentrée soit en sodium au bout des anses, soit en âmes pieuses d’âge mûr. Dans les deux cas, le sodium
et les filles de Marie font tout le parcours, pendant que l’eau et les petits garçons passent à travers les
foules/parois et filent.
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L’opéra du rein – mise en scène, mise en fait | Cairn.info
Aucun des deux paragraphes n’est plus concret, plus technique ou plus simple que l’autre. « Fils de
France » est un terme local connu des seuls Beaunois. Quant à « conseil de fabrique » il est sûrement moins
connu que « sodium ». Peu de gens il est vrai ont disséqué les anses d’un rein ou observé comment
fonctionne en usine un système de concentration par contre-courant, mais combien de petits Français ont vu
du haut d’un beffroi une procession de la Fête-Dieu ? Quant à la séparation entre la ferveur et l’envie d’aller
saucissonner, elle est à peine plus parlante que cette paroi qui laisse passer l’eau et confine le sodium.
Dans les deux paragraphes, il faut faire voir à l’observateur, puis au lecteur, une concentration. Le premier
observateur monte dans le beffroi et nous dit ce qu’il voit, le second descend dans le rein et nous dit ce qu’il
a vu.
Mais, arrivé en ce point, les deux observateurs divergent tout à fait. Pour voir l’organisation de la vieille
ville et ses parcours, le premier observateur profite de la Fête-Dieu. Du haut de son beffroi, il voit en
continu la procession se dérouler dans l’espace et le temps. Le second observateur ne voit rien. Le rein est
trop obscur. Il doit créer l’événement, constituer l’espace et le temps et restituer des parcours continus à
partir d’observations discontinues.
Pour créer un événement, l’expérimentateur doit faire processionner de l’eau et du sodium radioactifs là où
le sodium et l’eau non marqués se promenaient habituellement sans faire d’histoires. Le rein ne fera pas la
différence, mais l’observateur oui. Comme les culottes brunes des scouts et l’uniforme bleu des filles de
Marie, l’eau et le sodium radioactifs vont marquer des différences. La concentration relative des acteurs
peut devenir visible. Certes, on ne voit rien encore, mais du moins va-t-on pouvoir soustraire un chiffre
d’un autre.
Cela ne suffit pas pour raconter une histoire. Celui qui veut observer quelque chose dans le rein doit créer le
défilement de son invisible procession par une superposition de photo-finish : comme les responsables d’un
rallye automobile qui placent des contrôleurs en des endroits choisis, il découpe par étapes chaque rein en
huit tranches, du cortex à la papille. Mais comme il est impossible de suivre le passage d’une procession
d’eau marquée dans un rein découpé en tranches, il faut que l’observateur répète le départ de la procession
dans des reins différents puis l’interrompe à des temps chaque fois plus longs. L’histoire immobile de ce
déplacement va se trouver narrée dans un tableau.
Effet n° 3
L’observateur dans le beffroi du paragraphe (3) voyait des petites taches brunes passer à travers la foule,
mais son lecteur ne voyait qu’un texte disant qu’il les voyait. L’observateur du paragraphe (4),
contrairement au premier, renvoie son lecteur à la figure 1 de l’article, laquelle est expliquée par une
légende qui renvoie au tableau 1, lequel inscrit, sous la forme d’un tableau à double entrée, ce qui s’est
passé au laboratoire (cf. ci-après fig. 7.2 et 7.3). Pour mettre en évidence le contre-courant, il faut
évidemment se donner un peu de mal. Que voit-on en effet dans la fig. 7.2 ? Au sens propre une bande
dessinée dans laquelle le temps passe de la gauche à la droite de la figure – convention admise et aussi
facile à mettre en œuvre qu’en lisant Tintin en Amérique. L’événement dont il s’agit dans cette bande
dessinée se reconnaît par une diminution de la surface hachurée que limite une courbe ; « tout le monde »
est capable de voir que la surface est moindre à droite qu’à gauche. Mais chaque image de cette bande
dessinée se trouve aussi codée selon l’abscisse et l’ordonnée, ce que tout le monde sait discerner depuis la
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huitième ; en abscisse, la profondeur et la surface du rein, ou, pour les anatomistes la papille et le cortex ;
en ordonnée, une échelle de 0 à 120, ce qui, là non plus, ne pose pas de problème puisque tout le monde sait
au moins lire une échelle de chiffres aussi simple qu’un thermomètre.
Figure 7.2
Fig. 1. Renouvellement, en fonction du temps, de l’eau et du sodium dans les différentes régions du rein. – En
abscisse : les différentes régions des reins définies dans le tableau I. En ordonnée : en haut : la radioactivité
de l’eau tissulaire (i.p.m./mg) exprimée en % de celle du cortex ; en bas : la radioactivité spécifique du
sodium (i.p.m./μg Na) exprimée en % de celle du cortex. Les chiffres indiqués à la partie supérieure de la
figure indiquent, pour chaque courbe, l’intervalle de temps (min) entre l’injection des isotopes et le
prélèvement des reins.
Figure 7.3
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C : Cortex. J : Jonction cortico-médullaire. MR1, MR2, MR3 : medulla rouge (externe). M.B.1, MB2 :
medulla blanche (interne) BP : Base papille. PI : Plasma.
Pourtant à force d’utiliser de simples conventions de lecture, l’image devient assez difficile à comprendre.
« Tout le monde » peut lire chaque élément, mais la superposition de ces conventions ordinaires finit par ne
plus être lisible aisément que par dix personnes au monde. Les deux bandes superposées ne sont pas à lire
en continu, comme dans une bande dessinée, mais en contraste : la bande du haut décrit le passage de l’eau
marquée, et celle du bas la procession du sodium marqué. Pour s’habituer à lire cette figure, il faut donc
faire, comme en gymnastique, un enchaînement de mouvements simples : lire chaque image comme une
courbe selon l’abscisse et l’ordonnée ; lire chaque série de cinq images selon le temps (vers la droite) ; puis
lire chaque bande en la comparant à l’autre (du haut en bas et du bas en haut), enfin traduire chaque point
de la courbe en position des éléments qui processionnent dans le rein de hamster. Cette image n’est ni
simple, ni compliquée, ni facile, ni difficile à lire. Selon la légende que l’on accepte de lire, elle « crève les
yeux » ou « ne veut rien dire du tout ». La légende, comme son nom l’indique, dit ce qu’il faut lire dans
cette histoire de sacrifice et de procession :
a. les aires diminuent de gauche à droite et diminuent plus rapidement en bas qu’en haut ;
b. l’eau se renouvelle moins vite que le sodium dans la profondeur du rein ;
c. on a donc vu un retard ; l’eau a, pour ainsi dire, pris un raccourci ;
d. on a mis en évidence un contre-courant.
On peut douter de deux manières de ce que l’auteur prétend avoir montré. On peut accepter la figure et
refuser de remonter « plus haut » vers le sens de la légende, ou l’on peut refuser l’image et descendre « plus
bas » dans l’expérience. Le lecteur râleur peut dire qu’il voit des aires diminuer, mais qu’il ne voit pas un
« retard » et encore moins un « contre-courant » ; il peut dire que cette figure ne « prouve rien ». Il conteste
alors la chaîne de transformations qui permet de passer de façon univoque de la bande dessinée au
processus d’échange d’eau par contre-courant.
Mais le lecteur peut aussi contester la figure par en bas, et nier que les points de chaque image
correspondent à quelque chose. C’est pourquoi les auteurs renvoient ce lecteur (potentiel) au tableau 1
(fig. 7.3).
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Le tableau utilise les mêmes oppositions visuelles que la figure mais à l’envers. Le haut et le bas
correspondent maintenant à un reclassement des expériences selon le temps écoulé entre l’injection et le
prélèvement ; la gauche et la droite correspondent à un reclassement des tranches de rein selon des repères
fournis par l’anatomie. Le sens du tableau vient des multiples soustractions qu’il faut y faire. Le tableau
contient beaucoup plus de détails, mais montre moins que la figure. Pourtant, la figure s’appuie entièrement
sur le tableau dont elle retranche une colonne et dont elle diminue la quantité de chiffres. Grâce à une série
de transformations, elle établit des rapports aboutissant à des pourcentages. Ainsi, l’auteur parvient à
transformer les soustractions discontinues en une lecture continue des surfaces. Le lecteur voit donc dans la
figure ce qu’il ne voyait pas dans le tableau. Pourtant, s’il doute de la figure, c’est au tableau qu’il lui faudra
se fier. Celui-ci comporte des indications qui renvoient toutes à un monde extérieur, celui du laboratoire, où
des choses bien réelles semblent s’être passées : « Expérience du 17 juillet 1959 Hamster 96 gr. Temps
écoulé : 0,5 mn. » Par ses colonnes vides ou mutilées, le tableau témoigne d’erreurs et de tâtonnements. Le
tableau est rempli de ces petits détails dont on dit qu’ils « font vrai ». Contrairement à toutes les
illustrations des récits habituels de fiction, la figure ne tire son sérieux d’aucune source « extérieure » mais
seulement d’un tableau chiffré qui pointe de façon précise vers le monde du laboratoire. Parvenu à ce point,
toutefois, le lecteur n’en voit pas plus qu’en lisant le récit de l’observateur dans son beffroi. Il doit faire
confiance à l’auteur qu’il lit.
Effet n° 4
(7) La figure 7.2 met en évidence la différence de comportement de l’eau tritiée et du radio-sodium dans les
régions profondes : la surface de la zone hachurée, pour chaque temps, est proportionnelle aux quantités
d’eau et de sodium qui restent à renouveler pour atteindre l’équilibre avec le cortex. Cette surface diminue
en fonction du temps mais selon des modalités toutes différentes pour l’eau et pour le sodium. En effet,
10 mn après l’injection des indicateurs la concentration de l’eau tritiée dans les régions les plus profondes
est encore inférieure à celle du cortex. Cela indique que le renouvellement de l’eau des régions profondes
du rein est beaucoup plus lent que celui du sodium.
Le texte en prose de l’article commente la figure avec des mots, comme la figure 7.2 commente le
tableau 7.3 par des oppositions visuelles et des conventions de lecture. Après avoir vu le tableau, après
avoir lu la légende, on doit pouvoir maintenant comprendre l’explication en prose. Le paragraphe (7) aligne
une suite d’équivalences pour permettre d’aller des simples images au rein de hamster, de façon à ce que,
en ayant vu la figure 7.2, ce soit comme si on avait vu fonctionner le rein d’un hamster. D’après le texte en
prose, « la zone hachurée » est/représente/figure/vaut pour/tient lieu de « quantités d’eau ». Les « modalités
toutes différentes » sont/représentent/figurent/valent pour « le retard », lequel à son tour « met en
évidence » le contre-courant.
Le texte de l’article ne dit rien qu’il ne montre. Il ne montre rien qui ne s’appuie, comme on dit, sur les
données. Pourtant il ne montre rien, il dresse une chaîne de transformations, permettant de lier la mise en
évidence d’un contre-courant aux hamsters en oligurie (c’est-à-dire mourants de soif) qui furent sacrifiés, à
l’autre bout de la chaîne, le 17 juillet 1959 au service biologie du Commissariat à l’énergie atomique. Le
texte montre tout ; le texte ne montre rien. Que montre-t-il donc ? Des traces, des inscriptions, des
empreintes sur lesquelles on dit en prose beaucoup de choses résumées d’une phrase dans le titre. Le texte
scientifique raconte donc une histoire comme toutes les autres ? Non, puisqu’il empile des traces dont
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chacune est dite la transformation terme à terme de la précédente. Il se répète donc constamment, puisqu’il
parle des mêmes hamsters dix fois de suite ? Non, puisqu’il ajoute à chaque fois quelque chose, qui n’est
pas vraiment montré, mais qui n’est pas non plus sans fondement. Le texte avance ses éléments comme des
pierres d’une voûte grossière ; chacune s’appuie sur la précédente mais penche sur le vide. Oui, c’est une
construction. Fragile ? Solide ? Cela dépend des maçons, des poussées qu’on prétend lui faire subir, de
l’appareillage, et surtout de la négociation par laquelle chaque pierre se trouve balancée sur la précédente :
trop de timidité et l’article n’en finit pas ; trop d’audaces, et il s’effondre.
Effet n° 5
(8) Objecteur de science n° 1 : « Si les reins ne sont pas congelés tout de suite, ils se transforment, les
concentrations d’isotopes continuent à évoluer et les chiffres ne veulent rien dire… »
– Matériel et Méthodes, ligne 9 : « Les reins excisés sont aussitôt plongés dans l’azote liquide »…
– Objecteur de science n° 2 : « Mais vous savez bien que ça n’est pas suffisant ! Il suffit que la lame de
rasoir en tranchant le rein congelé soit chaude et de nouveau, vous perturbez les résultats ! »
– Matériel et Méthodes, ligne 12 : « Chaque rein est ensuite découpé à la chambre froide (-5°), en évitant
toute décongélation. Avec une lame de rasoir refroidie, on prépare une tranche de rein comprenant la
totalité de la papille et s’étendant jusqu’au cortex. »
– Objecteur de science n° 3 : « Mais de toute façon, vous êtes bien obligé de les décongeler à un moment ou
à un autre pour préparer vos échantillons, et là, la vapeur radioactive fichera le camp… »
– Matériel et Méthodes, ligne 19 : « Ces fragments congelés sont placés dans des tubes de verre Pyrex,
aussitôt bouchés par un capuchon étanche de papier aluminium. »
– Objecteur de science n° 4 : « Ah, ah, mais il faudra bien les déboucher pour y ajouter un solvant
quelconque »…
– Matériel et Méthodes, ligne 21 : « Les tubes sont pesés puis 1 ml d’eau distillée est injectée dans chaque
tube avec une seringue de précision à travers le papier aluminium. Cette précaution évite de déboucher les
tubes et de perdre ainsi la vapeur d’eau de haute radioactivité spécifique provenant de l’eau marquée
contenue dans les tissus prélevés. »
– Objecteur de science n° 5 : « Vous ne connaissez pas votre métier ! Vous ne broyez même pas le tissu !
Comment pouvez-vous être sûr que le sodium et l’eau marquée vont s’équilibrer intégralement dans le
solvant ? Hein ? »
– Matériel et Méthodes, ligne 25 : « La petite taille des fragments (2-10 mg) permet à l’eau marquée et aux
électrolytes tissulaires de diffuser assez rapidement dans le surnageant où ils seront dosés. »
Le paragraphe (8) recrée un dialogue imaginaire que fauteur peut avoir avec de « chers collègues », avec
ses co-auteurs, ou avec son surmoi. On passe ainsi du texte à la discussion. Le tableau 7.2 renvoyait à des
événements qui semblaient s’être déroulés au laboratoire. Même s’il ne réfère qu’à lui-même, le texte doit
pointer, à un moment ou à un autre, vers un autre univers. C’est là le point faible, le talon d’Achille de tout
article scientifique. Ce colosse a peut-être des pieds d’argile ; ce contre-courant ne parcourt peut-être qu’un
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rein de papier. Aussi le tableau s’appuie-t-il à son tour sur une autre partie, écrite en prose et imprimée en
petits caractères, qu’on appelle depuis longtemps « Matériels et Méthodes ». C’est la partie la plus
polémique de tout l’article, mais une polémique si serrée qu’elle a toutes les apparences de la plus
rébarbative des proses.
Imaginons, pour nous en convaincre, que ces auteurs donnent seulement les chiffres du tableau 7.3. Après
tout, ces chiffres pourraient suffire. Les auteurs ont l’air honnêtes, ils se sont donné du mal, on peut bien
leur faire confiance. Pourtant, se confier aussi légèrement à la bonne mine des auteurs susciterait aussitôt un
tollé de protestations. « D’où viennent vos chiffres ? Quelle est leur généalogie ? Comment avez-vous
prélevé vos reins ? A quelle température était le rasoir ? Les capuchons d’aluminium étaient- ils étanches ?
D’où parlez-vous ? » Chacune de ces questions possibles d’un cher collègue désigne un geste à faire, une
précaution à prendre, un instrument à acheter, une habitude à établir, qui sont tous nécessaires pour
conduire le rein du hamster jusqu’à la mise en évidence de son fonctionnement. C’est comme un très long
tuyau d’arrosage qui serait fait de dizaines de tuyaux aboutés. Un seul nœud, un seul joint défectueux, une
seule fuite, et plus une goutte d’eau ne parvient à la buse. Le fonctionnement du rein ne se met en évidence
que le long de toutes ces transformations. Qu’une seule vienne à flancher et rien ne viendra convaincre le
collègue (voir le cas du sol amazonien p. 171).
Alors, on dit tout à ses collègues ? On ne leur dit rien ? Ma foi, négocions. Tout ce qui est routine, on n’en
parlera pas. Tout ce qui est trop intime non plus. Qu’il faille porter des gants de coton blancs lorsqu’on pèse
les fragments de rein afin que le poids de la sueur au bout des doigts ne vienne pas troubler la tare, il est
inutile de le raconter. Voilà de ces petits riens qu’on apprend dans les bons laboratoires comme chez les
grands maîtres queux. Mais chaque fois que l’absence d’une précaution a mis les reins de hamsters en
bouillie et entraîné, à l’autre bout du tuyau, un nuage de chiffres, la section « Matériel et Méthodes »
indiquera que la précaution a été prise. Le style de cette section semble austère, mais derrière chaque
adjectif, chaque nom, le lecteur attentif peut dessiner en creux la silhouette d’un critique aux aguets, pour
qui c’est le mot de passe. Rassuré, le spécialiste soupçonneux laisse passer l’auteur jusqu’à la prochaine
précaution, comme les gardes d’une forteresse à plusieurs enceintes laisseraient passer une caravane. Si
l’héroïque auteur parvient jusqu’à la dernière passe, le chiffre inscrit sur le tableau sera cru et le lecteur
commencera à discuter le sens de l’article « vers le haut ». La volonté de ne pas tromper est la même que la
volonté de ne pas se tromper, nous le savons depuis Nietzsche. C’est à lui-même que l’auteur-lecteur
impose les plus dures pénitences. Qui pourrait douter d’auteurs et de résultats ainsi surprotégés ?
Si quelqu’un doutait encore, il ne serait pas renvoyé pour autant des textes à la pratique de laboratoire. Car
le texte s’appuie sur d’autres écrits qui ne sont montrés qu’aux intimes ou qui ne sont rouverts que dans les
rares cas de fraude. Les carnets de laboratoire, les livres d’expérience gardent trace de toutes les précautions
prises, de tous les échecs, de tous les montages ratés. Si l’on doutait encore des chiffres et des expériences,
on pourrait descendre encore dans cette comptabilité et trouver d’autres écrits prouvant que telle expérience
a été faite, tel appareil bien acheté, tel laborantin bien présent ce jour-là, ou que l’animalier a bien enlevé
les biberons d’eau des hamsters pour les mettre en oligurie. Le doute s’épuisera avant que ne s’épuise
l’empilement des inscriptions.
Plus les collègues se multiplient, plus les traces prolifèrent et s’étagent. Le fraudeur, s’il veut durer quelque
temps, devra falsifier, toujours plus habilement, jusqu’à ses livres de protocole. A la limite, le fraudeur
devra se montrer si habile qu’il deviendra, mais oui, un chercheur honnête comme les autres, empêché de
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Effet n° 6
(9) André – Voilà, c’était vraiment les choses les plus importantes que nous avions à dire, c’est vraiment du
béton, parce que je pense que les gens qui ont lu les deux articles vont se demander lequel des deux est
correct, le nôtre ou le leur. Comme ils ont été publiés côte à côte dans Nature, la contradiction saute aux
yeux (…).
Pierre – Oui, mais si nous écrivons à Nature un commentaire technique, ils auront le droit de répondre et
parleront donc les derniers, tandis que si nous écrivons un vrai article, c’est eux qui devront répliquer par un
commentaire technique et c’est nous du coup qui parlerions les derniers… (rires)
André – D’accord, très bon compromis, je marche ; il y a pourtant une chose que je me sens obligé de faire,
c’est de faire quelques essais selon la voie PAG.
Pierre – Oui, si l’on essaie de refaire ce qu’ils ont fait, c’est exact.
André – Oui, oui, parce que sans cela ils pourraient toujours argumenter, dire qu’on n’a pas fait la même
chose qu’eux. Je pense que ce que je pourrais faire, au lieu de faire une grande étude, c’est d’aller PAG
avec juste quelques animaux (…).
[Suit une longue conversation sur l’impossibilité d’imiter les auteurs de l’autre article, faute de connaître
leurs méthodes et faute d’avoir confiance dans leurs désirs d’en communiquer les détails.]
André – J’aime bien cette suggestion, je crois que ce que je vais faire, c’est simplement quelque chose avec
l’haloperidol, me concentrer simplement là-dessus, et peut-être aussi parler de nos résultats avec la
naloxone, qui font une très jolie comparaison.
Le paragraphe (9) n’est plus extrait d’un texte scientifique ; c’est un dialogue, transcrit par l’observateur
entre plusieurs écrivains d’un futur texte scientifique. Au cours de leurs discussions, les auteurs décident de
l’attente des lecteurs potentiels en affirmant qu’ils ont été choqués par une contradiction énorme, entre l’un
de leurs articles et ceux d’un autre groupe. Cette contradiction est montrée de façon assez flagrante pour
que les éditeurs de Nature soient obligés d’y mettre fin. Il serait possible, bien sûr, d’imaginer d’autres
lecteurs qui ne verraient entre les deux articles aucune espèce de contradiction.
Les auteurs se mettent d’accord entre eux sur la forme littéraire de leur futur article, du journal où ils vont le
passer, et du moment où ils vont le soumettre. Cet article n’est pas encore écrit, mais ses lecteurs et son
genre littéraire sont déjà définis. Ils décident aussi de ce qu’ils vont mettre dans l’article, des ressources
qu’il va falloir se procurer pour obtenir les chiffres nécessaires pour empêcher les lecteurs de soulever des
objections. Enfin, ils dessinent les objections possibles de leurs lecteurs, y répondent par avance et
construisent un protocole expérimental pour appuyer leur réponse. Puis, comme ils s’aperçoivent au cours
de la discussion qu’il faudrait trop de temps pour parer aux objections des lecteurs qu’ils se sont inventés,
ils s’en donnent aussitôt de nouveaux et se décident pour un autre article. Un certain nombre de faits et
d’effets sont alors choisis pour le composer, et la « jolie comparaison » remplacera utilement la
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« contradiction flagrante ».
Les auteurs discutent de leurs lecteurs, de leurs éditeurs, du genre littéraire, des effets, des expériences à
décider, de l’alignement des arguments et accrochent ainsi les histoires qu’ils racontent aux gens qu’ils
veulent convaincre et aux données qu’ils peuvent se procurer au meilleur prix.
Effet n° 7
(10) Mise en évidence d’un processus d’échange d’eau par contre-courant dans les régions profondes du
rein de hamster.
(11) « Si F.F. François et al. ont mis en évidence un processus d’échange d’eau par contre-courant, ils n’ont
pas fourni d’explication physiologique pour la dissipation du gradient de pression osmotique chez les
animaux en diurèse. Le but de cet article est de mesurer la vitesse de renouvellement de l’eau dans des
conditions de diurèse osmotique au mannitol. »
(12) « François et al. disent avoir mis en évidence un processus d’échange d’eau par contre-courant, mais
leurs expériences ne portent que sur le rein de hamster dont les papilles sont justement très longues. Il ne
semble pas qu’on puisse généraliser leurs résultats aux reins des mammifères… »
(13) – « Mise en évidence ? Mise en évidence ? C’est vite dit ! Ils ont découpé du rein, ça oui. Ils ont
dispersé de la radioactivité à s’en faire peler les mains, d’accord, mais qu’est-ce que ça prouve, je vous le
demande ? Vous avez lu leurs articles ? Il y a une différence entre deux courbes, c’est tout. Le reste, si vous
voulez mon avis, c’est de la littérature. Quant aux hamsters, ils n’ont pas grand-chose à voir là-dedans ! »
(14) « Le rein de mammifère est doté d’un processus d’échange d’eau par contre-courant qui évite la
dissipation du gradient de sodium grâce auquel l’urine primitive se concentre. »
L’article scientifique est lu par d’autres qui écrivent, le citent, le discutent, l’ignorent, le taisent ou le
croient. Le paragraphe (10) témoigne de ce que l’auteur prétend avoir accompli. Mais sera-t-il cru ?
L’histoire des sciences n’est pas plus prévisible que l’autre, la grande. Elle dépend elle aussi du pullulement
des autres auteurs-lecteurs et de ce qu’ils trouveront à y redire. L’auteur du paragraphe (11), quant à lui,
croit ce que nos physiologistes ont dit, mais c’est pour passer aussitôt à un problème nouveau : comment se
dissipe le gradient de pression osmotique. Plus un article est crédible, plus on peut rapidement s’appuyer
sur lui pour s’attaquer à un problème qu’il n’a pas encore traité. De même qu’au paragraphe (2), l’auteur
s’attribuait les « progrès décisifs », de même le paragraphe (11) conteste que François et al. aient trouvé
tous les éléments de la solution.
Le paragraphe (12) est plus cruel. L’article n’est pas contesté, mais l’extension à laquelle il aurait pu
prétendre s’il n’y avait eu, en face de lui, aucun autre « cher collègue » lui est refusée. Le problème de
l’induction n’est fondamental qu’en apparence. Sans l’article (12), rien n’empêcherait François et al. de
passer sans autre effort du hamster aux mammifères. Inversement, si les compétiteurs étaient plus féroces et
nos physiologistes moins bien armés, ils pourraient réduire l’article à cinq reins de hamster ! Il n’y a pas de
degrés permis d’induction, parce que ce degré dépend non du droit mais des relations entre chercheurs.
L’interviewé du paragraphe (13) est un mauvais coucheur qui nie tout rapport entre l’article de François et
les reins de hamster. On voit bien, par cet extrait, que le relativisme, pas plus que l’induction, n’est une
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question philosophique, mais qu’il s’agit pour les chercheurs d’un problème pratique à résoudre sur le tas,
tous les jours, et qui mesure les rapports de force, de raison ou de confiance entre collègues. Si (13) est vrai
alors (10) est un artefact. Si (10) est vrai, alors (13) n’est que la vaine récrimination d’un minus habens. En
revanche le paragraphe (14), tiré d’un manuel accorde tant de réalité à la phrase (10) qu’il ne signale même
plus qu’on pourrait, ou la discuter, ou l’avoir même découverte. Le réel et l’irréel dépendent donc de
chaque auteur, ou plutôt de ce que chaque auteur dit de tous les autres articles qui le précèdent et des effets
qui finissent par établir collectivement la conviction.
A chaque texte, la réalité de tous ceux qui sont cités ou ignorés avance ou recule, s’amplifie ou se réduit. Il
est inutile de parler d’une « représentation exacte » du fonctionnement d’un rein. Celle-ci n’apparaît qu’en
fin de parcours, lorsque tout est joué. L’« exacte représentation » est l’effet littéraire particulier produit par
les manuels. Dans la littérature scientifique, la « mise en évidence » est un rare alignement de procédures,
de gestes, d’inscriptions et de paragraphes qui permet à cette fameuse « représentation » d’avancer
lentement, comme les images pieuses lors des processions de la Fête-Dieu, depuis les fragments de cinq
reins de hamster au « fonctionnement du rein de mammifère » puis de retourner aux reins de hamsters
susnommés et sussacrifiés.
La représentation de la réalité est un résultat parmi d’autres que construisent phrase à phrase les laboratoires
et les articles scientifiques, et que peuvent déconstruire, phrase à phrase, les « chers collègues » ainsi que
les oiseaux rares qui lisent les articles scientifiques en amateurs.
Notes
[*] Cet article fut écrit en collaboration avec Françoise Bastide, quelques années avant sa mort. Françoise a
rédigé beaucoup d’articles plus sérieux sur la sémiotique des textes et des images. Ses principaux articles,
réunis en volume, paraîtront prochainement.
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Portrait d’un biologiste en capitaliste sauvage | Cairn.info
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Portrait d’un biologiste en capitaliste sauvage
Bruno Latour
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Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 100 à 129
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Article
P ierre Kernowicz a 40 ans à la date de notre rencontre, Français d’ascendance polonaise, biochimiste,
professeur dans une université de la côte Ouest des États-Unis, on dit souvent qu’il est « génial ».
Certains de ses amis chuchotent même qu’il est « nobélisable ». A la bourse du Science Citation Index,
il vaut quelque 300 citations par an. Au cours des trois heures de l’entretien, il raconte, pince-sans-rire,
comment il en est arrivé là.
D’emblée, Kernowicz joue la recherche contre l’enseignement, puis l’étranger contre la France. Dès le
départ, il joue sur une énorme différence de potentiel, entre l’Amérique et la France, qu’on retrouve tout au
long de l’entretien. Son père, ingénieur, et son frère aîné lui font lire dès la classe de seconde des manuels
anglais de biologie :
J’avais une assez bonne idée de ce que représentait la biologie moderne et pas seulement la zoologie et la
physiologie.
Les sciences « françaises » étaient à l’époque selon lui « la chimie, la zoologie et la botanique », il n’y avait
pas un mot de biochimie :
La biochimie n’existait pas, la biologie moléculaire non plus… sauf après 1964, quand Monod a été nommé
professeur.
Ainsi s’explique sa décision de passer en une seule année les quatre années de sciences désuètes et
françaises nécessaires pour la licence. « Il suffisait de lire l’anglais pour se débrouiller dans ce merdier. »
Ce choix pour l’anglais contre le français, pour la biologie moderne contre la biologie traditionnelle, est lié
lui-même à un choix fondamental : le marché mondial contre les marchés locaux. Après la licence, pour
choisir un patron, Pierre ne se fie pas au hasard, mais mobilise un oncle, professeur de faculté. « Je lui
demande de se renseigner sur qui faisait des trucs bien en France dans le contexte non pas français mais
disons mondial. »
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Ça n’avait aucun intérêt, je le savais, de rentrer dans un laboratoire où on avait dessiné le cœur-poumon en
1930 et où on n’avait rien produit depuis (…), je voulais un laboratoire en pleine productivité.
Renseignement pris, l’oncle avance le nom de Jost. Pierre Kernowicz fait alors son doctorat de troisième
cycle dans un laboratoire français qui semble reconnu sur le plan mondial.
Jusqu’à présent, ni Kernowicz, ni moi ne sommes rentrés dans aucun contenu scientifique précis. Les
décisions ne sont prises qu’en fonction de critères sociologiques très classiques et très vagues : envie de
voyager, accès au marché anglo-saxon et à la biologie moderne, mobilisation des relations familiales pour
évaluer les meilleurs investissements ; Kernowicz, en passant sa licence en un an, a simplement prouvé
qu’il était brillant et motivé. Dans le laboratoire de Jost, commence le contact avec la recherche.
Le diplôme – ancêtre de l’actuel DEA – est « une catastrophe » de l’aveu même de Pierre. Pour deux
raisons : Jost fait faire à ses étudiants beaucoup de travaux manuels ; Pierre est très maladroit et rechigne
devant la hiérarchie des fonctions dans le laboratoire : « Il fallait dans sa vision commencer par laver la
vaisselle avant de pouvoir faire de la recherche. » Mais, surtout, Pierre ne croit pas à l’approche
physiologique de Jost :
Je voyais déjà un niveau cellulaire et je ne voyais pas l’intérêt d’enlever une hypophyse ; on peut facilement
se payer un technicien pour le faire.
Il y a dans cette phrase une double opposition psychologique et scientifique au programme de recherche de
Jost dont la physiologie :
consistait à décrire des phénomènes excessivement intéressants mais en même temps vagues sur lesquels on
ne pouvait avoir de prise ; de multiples causes avaient pu les provoquer et ça les rendait excessivement
complexes et rébarbatifs.
L’intérêt des questions est payé par la complexité des opérations et par la masse énorme de dextérité
manuelle demandée par les expériences. Cette dextérité est le résultat d’une initiation du bas vers le haut de
l’échelle, ce qui met un jeune chercheur au-dessous d’un bon technicien en l’affectant à des tâches
répétitives. Le calcul de Pierre s’en distingue aussitôt :
Ce qui s’est passé, c’est que j’ai trouvé un intérêt dans la partie moléculaire de ce qu’ils professaient et
c’était les stéroïdes sécrétés par la glande surrénale.
C’est le professeur Beaulieu qui enseigne ce cours. Aussitôt Pierre se déplace. Il va « où ça l’intéresse »
comme on le dit sans y penser. Pierre quitte Jost et rejoint Beaulieu. Il quitte la physiologie « française »
pour la biologie moléculaire anglo-saxonne, il quitte le travail manuel de techniciens pour un travail
intellectuel dans lequel les techniciens, réduits aux tâches répétitives, laissent les jeunes loups résoudre les
questions.
Il y a beaucoup de métaphores économiques derrière la petite phrase, si aimée des savants, résoudre une
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Les stéroïdes, c’étaient des molécules connues (…) qui faisaient quelque chose de bien défini, c’était un
sujet sur lequel j’avais l’impression que je pouvais faire une thèse relativement propre et nette, ou tout au
moins qui aurait pu me rapporter une réponse négative ou positive sur une certaine quantité de travail qui
était restreinte alors que les autres sujets, j’avais l’impression que j’aurais pu travailler pendant vingt ans,
je me serais trouvé au même point… J’ai donc choisi les stéroïdes.
Il y a les sujets de recherche, disons-nous souvent, il y a les thèses, il y a les laboratoires, il y a les concepts,
il y a les carrières, tout cela ne se mélange pas. Pierre Kernowicz, lui, les mélange assez joyeusement. Non
seulement il les mélange mais il les relie dans un cycle dont il calcule la rentabilité globale : Jost n’est pas
intéressant ; Beaulieu est intéressant ; la biologie, c’est plus rentable. Le « sujet » est au cycle de Pierre ce
que le charbon et l’atome sont à EDF. Charbon ou atome ? Physiologie ou biologie cellulaire ? Le marché
français ou le marché mondial ?
Une fois dans le laboratoire de Beaulieu, Pierre continue son accélération, ce qu’il peint rétrospectivement
comme une stratégie. Au lieu de faire un troisième cycle puis une thèse d’État, il part tout de suite sur la
thèse d’État. Il a, dit-il, la chance de rencontrer un directeur de thèse, qui lui donne un sujet « intéressant ».
Que veut dire cet innocent petit mot dans la bouche d’un savant désintéressé ? D’après Pierre, c’est un sujet
qui « a donné des résultats très rapidement », par opposition donc au cycle de production très lent de la
physiologie de Jost qu’il venait de quitter.
C’est un sujet conforme à la stratégie globale de Beaulieu. On connaissait les hormones ; il s’agissait de
savoir ce qui se passait à l’intérieur des cellules, en l’occurrence pourquoi les testicules bloquent la
spermatogenèse à 38° et pas à 32°.
Il s’agit, de plus, d’un sujet dont le dispositif expérimental est très simple, par opposition donc à la dextérité
manuelle de l’autre laboratoire : des bains-marie, des fragments de testicules, des hormones entièrement
connues. Le premier résultat de cette opération est, dit Pierre, de lui « enlever ses inhibitions ». Ne pas avoir
d’inhibitions est certes une vertu intellectuelle ; c’est aussi, pour Pierre, une aptitude à se déplacer, à jouer,
comme dit Nietzsche, « au Don Juan de la connaissance ». A ce stade, Pierre a fait ses preuves : il a trouvé
pourquoi les testicules sécrètent des hormones différentes à différentes températures ; il fait sa preuve, il
peut ; il en a, lui. Il ramasse ses résultats en une phrase qui télescope tout ce qu’on aime à voir séparé dans
les royaumes enchantés de l’épistémologie :
Ça m’a donné trois articles qui m’ont donné plus ou moins l’équivalent d’une thèse et Beaulieu m’a envoyé
directement aux États-Unis parce qu’il pensait que ça me ferait du bien !
Je ne sais comment les choses devraient se passer selon les règles de la méthode scientifique, mais en
« économie du vrai », selon l’expression de Foucault, les testicules chauffés au bain-marie se changent en
série de figures qui se changent en articles, qui s’échangent pour un titre de docteur, lequel, avec la
recommandation d’un patron, se change en un départ pour l’un des meilleurs laboratoires des États-Unis,
celui de Pincus.
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Kernowicz n’est pas encore un chercheur : il est simplement docteur ès sciences. Il a acquitté ses droits
d’entrée, il n’a pas encore vraiment misé et il n’a encore rien gagné, sinon assez d’estime pour qu’on lui
prête quelques jetons, un peu d’espace sur une paillasse, quelques heures de techniciens, des rats. Jusqu’à
maintenant, il n’a pas perdu ses jetons, il est rentré dans ses pertes, en jouant des petites sommes sur des
sujets précis où tout est connu sauf quelques facteurs. Pourtant quand il réfléchit sur son passé, Pierre
considère que tout s’est joué à cette période : il aurait pu faire sa licence en quatre ans, croire à la France et
faire de la botanique ; ou alors perdre vingt ans à disséquer habilement des testicules chez Jost pour ne rien
apprendre sur des questions passionnantes. Je mélange les métaphores à dessein parce que Pierre fait de
même passant de la guerre au jeu, ou de celui-ci à l’économie de marché.
[1]
Chez Pincus, inventeur de la pilule contraceptive , Pierre se trouve à la fois dans la meilleure et dans la
plus dangereuse position. La meilleure puisque, pour quelqu’un qui veut affronter le marché mondial, c’est
un peu comme pour une banque d’avoir un bureau à Wall Street. La plus dangereuse parce que Pierre doit
devenir producteur indépendant à l’endroit même où la concurrence est la plus forte et où les « firmes » les
plus puissantes cherchent à l’absorber.
On croit parfois qu’il existe des chercheurs individuels. Or, cette unité d’analyse n’est pas une donnée
première. Pierre nous montre au contraire combien il faut se battre pour découper dans le tissu social une
notion telle que celle de « chercheur autonome ». Quand il arrive chez Pincus, il est l’objet de la convoitise
d’un certain nombre de chercheurs qui veulent le faire travailler pour eux :
J’avais très vite compris que si on travaille pour quelqu’un d’autre, il a tout le bénéfice et toi, tu n’en as
pas ; il vaut mieux être tout seul (…) ; il prendra tout ce qu’il y a de bien et te laissera toute la merde à toi,
donc t’as pas intérêt.
Pierre se trouve devant un nouveau choix, « travailler avec quelqu’un ou pour quelqu’un » : « Si tu
travailles pour quelqu’un, c’est la personne qui dirige le groupe qui se développe. » Si Pierre cède, il
devient le bras de quelqu’un et perd jusqu’au droit de dire « je » : il devient partie d’un groupe, ombre d’un
patron, technicien d’un cerveau qui se situe dans un autre corps. Sa signature confondue dans les articles
avec celles de beaucoup d’autres ne pourra jamais sortir de l’anonymat.
Connaissant Kernowicz, nous savons qu’il va tout faire pour résister aux docteurs ès sciences de quarante
ou cinquante ans qui « se jettent sur les Indiens, les Allemands, les Français de passage » pour les intégrer
dans un groupe. Encore faut-il le pouvoir. Pierre le peut, d’après lui, pour des raisons suivantes :
Première raison, à l’époque, vers 1962-1966, il y avait énormément d’argent (…). Pincus pouvait se
permettre d’avoir des gens qui prenaient des risques. La deuxième raison était que Jost était un bon ami de
Pincus ; et comme j’avais émis le souhait de travailler sur un sujet qui semblait à Pincus avoir de la chance,
il avait dit à ses collaborateurs : « Laissez-le tout seul six mois et, si dans six mois il se casse la gueule, on
prendra soin de lui. »
C’est à ce point que le sociologue, l’économiste ou le psychologue des sciences hésitent trop souvent à
continuer, parce qu’il faudrait rentrer dans ce qu’on appelle à tort le « contenu » ou les « détails
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techniques » d’une discipline. A tort parce qu’il n’y a pas de rupture entre l’extérieur d’une discipline et son
intérieur. Si Pincus a tant d’argent, c’est parce que la recherche d’une pilule contraceptive est l’enjeu
majeur des années soixante. Et si Pincus s’intéresse à Pierre, c’est parce que le sujet de celui-ci peut
avancer ses intérêts. Pierre compte maintenant par sa capacité à investir son sujet. Pour suivre le chercheur,
il faut donc se mettre à suivre une science.
Le sujet de Kernowicz, c’est l’ovaire, mais sa manière de l’investir est très particulière et attire l’attention
de Pincus. Regardons, avec les yeux de Pierre, ce qui apparaît d’abord comme un simple contenu
scientifique. Nous l’apprenons par le dictionnaire, l’ovaire est fait de trois tissus, follicule, corps jaune et
tissu interstitiel ; le follicule lui-même est constitué de deux types cellulaires différents à action
complémentaire, ceux de la thèque externe et ceux de la granulosa. Comment se fait la synthèse par les
ovaires des stéroïdes déjà identifiés ? Cette question générale, c’est le groupe de Pincus qui la lui impose.
Pierre, fidèle à sa stratégie, déplace la question et en propose une autre : quelle est la réaction de chacun de
ces tissus séparément ? Alors que ses collègues « coupent l’ovaire en petits morceaux », lui, sépare les
différents tissus, prend les ovaires de lapines bloqués en phase folliculaire et isole chaque type cellulaire. Il
s’ensuit une nouvelle organisation du travail et du temps. Ses collègues obtiennent lentement des réponses
complexes pour un phénomène composite fait d’au moins cinq signaux différents. Kernowicz obtient
rapidement des réponses simples à des phénomènes terriblement simplifiés.
C’est toujours la même stratégie qui lui avait fait quitter Jost pour Beaulieu, la France pour l’Amérique et la
physiologie pour la biologie moléculaire. Au royaume des idées, cette stratégie s’appelle le
« réductionnisme ». Pourtant, le réductionnisme est commun à tous les biologistes, pourquoi donc
Kernowicz gagnerait-il sur ce point précis un avantage qui justifie la confiance que Pincus a mise en lui ?
La réponse de Pierre à cette question nous révèle un autre trait qui explique la rapidité de sa carrière :
Aux États-Unis, des gens travaillaient sur l’ovaire entier ; je suis persuadé que des tas de gens pensaient
qu’il faudrait travailler sur les éléments constitutifs de l’ovaire mais ils pensaient qu’ils avaient le temps, et
le moment n’était pas encore venu, ils n’avaient pas complètement épuisé les voies métaboliques de l’ovaire
entier.
La tortue a battu les lièvres. Kernowicz saisit l’occasion, bouscule un peu l’ordre logique et chronologique
des programmes de recherche et rafle sans beaucoup d’effort un sujet que tout le monde avait déjà traité,
mais en pointillé.
Pierre ne prétend pas avoir fait une grande découverte. La rentabilité de l’opération n’est pas encore à
chercher dans la progression de l’endocrinologie, mais seulement dans celle de sa carrière.
Cela ne veut pas dire que c’était révolutionnaire. Ils m’ont dit que c’était valable, en ce sens que c’était
compétitif avec ce que faisaient les meilleurs groupes aux États-Unis (…). Simplement, les gens voulaient
savoir si l’idée était valable au point de justifier qu’une personne travaille dessus toute seule ou est-ce
qu’elle perd son temps et on va la forcer à se mettre avec d’autres personnes ; c’est tout.
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Pour comprendre toutes ces évaluations, Pierre dessine en pointillé un cycle complet de crédibilité : un
chercheur n’est pas intéressé par l’information en tant que telle, mais seulement par la nouvelle information.
S’il refait quelque chose qui a déjà été trouvé, la valeur de son travail égale zéro. Pis, elle est négative car il
a consommé en pure perte du temps, du travail, de l’énergie, des animaux, du matériel, de l’espace. Pour
qu’il n’y ait pas de perte, il faut que le crédit de l’opération soit au moins égal – ou mieux légèrement
supérieur – au débit. Depuis Marx, on appelle capital ce qui circule sous la forme d’un cycle qui n’a d’autre
but que le renouvellement ou l’expansion de ce cycle. Tout se passe en science comme si certains
chercheurs investissaient un capital de façon telle que le but de l’opération soit un accroissement de ce
capital. Ce capital de crédibilité n’est pas réservé à la reconnaissance (symbolique) que les chercheurs
peuvent avoir les uns pour les autres (Pincus pour Kernowicz, Jost pour Pincus), mais à l’ensemble du cycle
– données, vérités, concepts et articles compris.
Pincus prête à Pierre un certain capital de départ, sous forme d’espace et d’instruments et de réseaux
d’information, et Pierre dépense ce capital sur un sujet : l’ovaire. Il pourrait l’engloutir à perte. Souvenons-
nous qu’il n’a que six mois pour « faire ses preuves ». Souvenons-nous aussi que les trois tissus de l’ovaire
ont chacun des réponses différentes en fonction du temps, ce qui rend les réponses de l’ovaire entier
chaotiques et analogues à un bruit de fond. Pierre mobilise une technique (la micro-dissection), un matériel
expérimental (la lapine bloquée en phase folliculaire), et choisit d’injecter chaque tissu séparément avec des
gonadotropines ; il investit six mois de son propre travail. Ce travail « rend » des données claires que l’on
peut aisément distinguer du bruit de fond. Il convertit ces données en argument au cours d’un séminaire à la
Fondation de Pincus. Les collègues trouvent que « ça se présente bien ».
Kernowicz continue et convertit ses arguments en articles, que la réputation de Pincus permet de placer
dans de bons journaux, où ils sont donc bien lus. Comme Pierre a bousculé la suite chronologique et saisi
une approche à contre-temps, il est lu avec « intérêt » par ceux qui allaient faire la même chose mais qui
croyaient, à tort, qu’ils avaient le temps pour eux. Comme ces lecteurs, à leur tour, sont intéressés non par
l’information mais par la nouvelle information, il ne leur sert à rien de refaire ce que Pierre a déjà fait,
d’autant que le crédit de Pincus suffit à garantir que les résultats de Pierre n’ont pas besoin d’être répétés.
Les lecteurs de l’article de Pierre doivent donc partir de ses données. Comme Pierre s’est battu depuis le
début pour être indépendant et qu’il apparaît comme premier auteur, ses lecteurs sont obligés de porter sur
son nom propre la citation et la reconnaissance qui s’attache à elle. Enfin, comme Pierre est chez Pincus et
publie dans un bon journal, on ne peut se permettre d’utiliser ses travaux sans le citer, ainsi que ses lecteurs
auraient pu le faire si l’auteur avait été un Français de France ou un Japonais du Japon. Pour toutes ces
raisons, Pierre se retrouve avec un capital de crédibilité nettement supérieur à celui qu’on lui avait prêté en
entrant. L’ensemble formé par Pierre et ses idées est « valable » et rapporte à celui qui investit sur lui.
Le titre du chapitre devient maintenant plus clair : Pierre est un capitaliste – en capital de crédibilité –, et
sauvage il l’est sans doute puisqu’il est prêt à déplacer à tout instant l’ensemble de ses valeurs pour les
réinvestir là où l’on croit sentir que leur rentabilité est la plus élevée. Plus il devient connu, plus il est
mobile.
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J’avais un bon training en stéroïdes mais j’ai réalisé que l’épopée des stéroïdes allait se terminer assez
rapidement, et comme on dit « la vache commençait à courir à sec », et que je ferais aussi bien de
m’intéresser aux polypeptides.
Un bruit court à la bourse des valeurs ; les stéroïdes, c’est fini, c’est tout au plus du 3 %. Avis aux gens
mobiles. Pierre est prêt à changer de domaine pour deux raisons. D’abord, il veut aller en Californie et les
deux meilleurs chimistes des peptides sont l’un à San Francisco, l’autre à Los Angeles. Mais ensuite, les
stéroïdes ne sont pas purs – ce sont de grosses molécules dont on ne connaît pas à l’époque les structures
chimiques exactes – alors que les peptides – molécules très petites, faites uniquement d’acides aminés –
sont à la veille d’être purifiés. Kernowicz aime la pureté, souvenons-nous-en, non par religion mais par
esprit d’économie ; avec un peptide absolument pur, vous donnez des réponses univoques et vous faites
rapidement de beaux articles que vos chers collègues ne peuvent contester aisément ; avec des stéroïdes à
demi purifiés, vous avez des réponses confuses, qui ne donnent que lentement des articles aisément
contestables par d’autres. Kernowicz se prépare à plier bagage et à partir pour la Californie et pour les
peptides dont l’ère semble s’ouvrir.
Mais une fois chez le chimiste C.H. Li en Californie, les fonds commencent à baisser dans tous les
systèmes de recherche. De ce fait, il n’est plus question que Pierre ait son propre projet, surtout qu’en ce
nouveau domaine, il n’est qu’un débutant : « Il a fallu que je travaille sur un sujet du labo », avoue-t-il
dépité. De plus, l’isolation et la caractérisation d’un peptide nécessitent une grosse entreprise, intensive en
capital et une forte division de travail. Pendant deux ans et demi, Pierre apprend le métier et se familiarise
avec ce nouveau domaine : il travaille bien mais sans éclat ; le seul vrai capitaliste dans ce laboratoire, c’est
C.H. Li qui profite, en tant que raison sociale de son groupe, du travail collectif des chercheurs liés à lui.
Eux travaillent, lui capitalise.
De la Californie à la France
Le retour de Pierre en France, pour faire son service militaire, fournit un assez bel exemple de conversion
de crédit. Pierre va voir son ancien professeur, Jost. Au cours de cette rencontre, ils se pèsent mutuellement.
Jost balaie tous les articles de Pierre sur les polypeptides, en disant :
C’est de la cuisine, ça ne m’intéresse pas, maintenant vous allez faire du travail intéressant, vous allez
travailler avec moi.
[2]
Mais il n’évalue Pierre qu’au niveau d’un assistant. « J’étais pissed off , quatre ans aux États-Unis et
rentrer et se retrouver au même niveau où on est parti ! » Pierre tire alors de sa poche une lettre de
recommandation très flatteuse rédigée par C.H. Li. Atout maître. Pourtant le mépris de Jost pour cette sorte
de science – mépris inverse de celui de Pierre pour celle de Jost, ne l’oublions pas – est plus fort que la
lettre de recommandation. Pierre vaut un assistant, pas plus. D’un pays à l’autre, d’un domaine à l’autre, les
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Pierre, à ce point de sa carrière, ne se pense ni comme un assistant ni comme un petit capitaliste libre. Il va
d’un patron à l’autre pour vendre sa force de travail, négocier ses diplômes, mais surtout pour obtenir, grâce
aux articles qu’il a publiés, un poste de fonctionnaire dans la hiérarchie universitaire. La raison en est
simple. Pour devenir vraiment indépendant et créer autour de soi son propre laboratoire, condition de toute
capitalisation un peu large, il faut un certain niveau hiérarchique, en France du moins. Sa mobilisation
future – et donc sa chance de capitaliser d’importantes découvertes – dépend maintenant de la position
hiérarchique qu’il peut occuper, en monnayant le crédit gagné aux États-Unis. Chez Jost, Kernowicz a la
valeur d’un assistant parce que sa science ressemble à de la « cuisine ». Il faut donc qu’il se déplace, en
France même, d’une branche à l’autre, pour trouver un groupe qui estimera sa science assez haut pour lui
donner un poste qui puisse garantir à terme son indépendance.
Pierre, nous l’avons vu, a le don de jouer entre les différences de potentiel qui existent, de branche à
branche, de pays à pays, de sujet à sujet. Chez Jost, il ne vaut rien ; qu’à cela ne tienne, il va voir Jacques
Monod, qui cherchait justement un endocrinologue doublé d’un biochimiste :
Et il m’a dit, bon, eh bien voilà, la bactérie, c’est terminé, on voudrait s’intéresser à des phénomènes plus
importants, vous tombez à pic parce qu’on voudrait s’intéresser aux hormones.
D’assistant à chargé
Monod n’apprécie pas Kernowicz parce qu’il est un ami de C.H. Li ou de Pincus ; il ne reconnaît pas
forcément ses mérites profonds. Il a tout simplement besoin de lui. On peut comprendre pourquoi en
considérant la nature même des faits produits. N’oublions pas que Monod, Pierre, Pincus ou Jost ne
s’intéresseront pas à l’information comme telle : seule la nouvelle information les intéresse puisqu’elle
seule permet de juger de la rentabilité du cycle des crédits : si, après avoir parcouru tout le cycle, je me
retrouve avec des vérités déjà connues de tous, j’ai perdu mon temps et je suis, probablement, en faillite. Si,
au contraire, j’ai obtenu un ensemble d’arguments un tout petit peu nouveau, mon cycle se rentabilise et la
différence entre le capital de départ et le capital d’arrivée peut aussitôt se réinvestir dans un nouveau sujet.
La nouvelle information, lâchons le mot, est la « plus-value » de ce capital. Allons plus loin, ce n’est ni
l’information, ni la plus-value d’information qui intéresse le chercheur, c’est la « reproduction accélérée et
élargie » de l’ensemble du cycle, sauf s’il quitte le domaine et va monnayer son capital de crédibilité pour
autre chose (enseignement, gestion, administration, journalisme, etc.).
Il est clair que Pierre ne s’intéresse pas aux ovaires en eux-mêmes. Pierre ne s’intéresse pas non plus à
redécouvrir par lui-même et pour son propre plaisir ce que l’on sait déjà des ovaires ; la preuve en est qu’il
quitte le domaine des stéroïdes dès que « la vache commence à courir à sec ». On pourrait voir dans ce
déplacement la marque d’un amour de la vérité – et peut-être est-ce le cas –, mais alors il faudrait en dire
autant d’un spéculateur qui abandonnerait le sucre pour le café, laissant ses collègues perdre leur temps sur
un marché en chute libre, pendant qu’il gagne gros sur un autre. Je ne dis rien là de psychologique et rien
non plus qui puisse porter atteinte à la dignité des savants. Peu importe ici comment le chercheur exprime
ses intérêts, ou plutôt quelle partie du cycle il choisit de désigner comme fin et comme but de son action.
Selon ses goûts, sa culture ou sa situation, il pourra dire qu’il travaille pour soigner des gens, pour jouer,
pour manipuler des animaux, pour convaincre, pour savoir, pour gagner de la reconnaissance, pour gagner
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sa vie, pour l’amour de sa patrie. Quelle que soit la section du cycle qu’il choisit de désigner, il faudra bien
néanmoins qu’il en parcoure l’ensemble. Ceux qui veulent savoir pour savoir, savoir pour gagner de
l’argent, savoir pour sauver l’humanité, tous se retrouvent également tenus par les lois d’airain du cycle de
crédibilité. Dans cet entretien, pour des raisons qu’il n’est pas utile de discuter, Pierre aime à exprimer, avec
un juvénile cynisme, l’ensemble du cycle et prend plaisir à son mouvement tout entier.
Revenons à Monod. S’il commence par réinventer l’endocrinologie, il va perdre dix ans et tomber en
faillite, car les bailleurs de fonds de l’Institut Pasteur en veulent pour leur argent. Si, au contraire, quelqu’un
lui permet d’être compétitif en endocrinologie, il va pouvoir récolter les bénéfices qu’il espère obtenir en
appliquant à ce nouveau domaine les méthodes développées dans l’ancien. Tout investissement scientifique
suscite donc une demande. La compétence de Kernowicz va permettre à Monod de répondre à cette
demande. Les épistémologues ont voulu voir dans ce phénomène un grand mystère et inventèrent pour
l’expliquer des normes ou des règles de méthode. Or, il s’agit pour Pierre d’un marché ni plus facile à
comprendre ni plus difficile que tous les autres marchés. Tout groupe qui cherche à devenir crédible suscite
une demande ; comme il y a d’autres groupes, la demande de l’un peut être l’offre d’un autre : un marché se
crée, en bonne doctrine libérale, par cette seule rencontre des volontés. Quand Pierre a fait ses expériences
sur les tissus séparés de l’ovaire, ses collègues ont lu ce qu’il avait fait, non par politesse, non par
désintéressement, mais par intérêt. D’un côté, ils lui en voulaient peut-être d’avoir raflé le sujet sur lequel
ils allaient justement se mettre à travailler, mais, d’un autre côté, ils se trouvaient aussitôt délivrés de ce
sujet devenu sans intérêt, et capables d’utiliser ailleurs les résultats afin de produire, sur d’autres points, des
informations nouvelles en accélérant ainsi la circulation de leur propre cycle. Kernowicz ressent bien sur sa
propre carrière les variations de cette offre et de cette demande puisque « chez Jost » il ne valait qu’un
poste d’assistant alors que « chez Monod » il vaut un chargé de recherche au CNRS.
Voilà, direz-vous, notre Kernowicz installé pour toujours en France, assuré d’une carrière dans l’un des
premiers groupes du monde dont l’approche strictement moléculaire devait le séduire. Pourtant, Pierre, qui
a quitté Jost parce que celui-ci posait des questions trop complexes, doit bientôt quitter Monod parce qu’il
pose des questions trop simplistes :
C’était un sujet difficile, entamé d’une manière naïve à cause d’une over-confidence dans les résultats
qu’ils avaient obtenus avec les bactéries, et parce que Monod à cette époque clamait à tous les vents que la
bactérie ou l’éléphant, c’est la même chose.
L’idée de Monod, c’était de mettre du myoblaste avec une cellule endométriale et le lendemain, on avait un
utérus complet.
Là encore, l’économie du temps ne sied pas à Pierre ; non pas comme chez Jost, parce qu’on en perdait trop
mais parce qu’on voulait, cette fois-ci, aller trop vite :
[Monod disait] « vous n’avez pas à vous en faire, ça va être résolu dans les six mois, il suffit d’avoir du
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ventre ». Pour te donner une idée, cette histoire a commencé en 1966 ; aujourd’hui [en 1976], ils n’ont pas
encore avancé d’un pouce.
Pierre veut avancer et vite. Si le sujet est trop complexe ou trop simpliste, on perd son temps, on s’épuise.
Les cellules se divisaient in vitro dès qu’on y ajoutait de l’estradiol, mais jamais in vivo :
Il n’y avait pas d’explication logique du fait qu’ils ne pouvaient pas répliquer les résultats in vivo ; alors
cette incohérence, ils ne voulaient pas la voir parce qu’ils pensaient que le temps prendrait soin de l’affaire.
Pierre est un sauvage qui bouge avec le temps, il n’attend pas que celui-ci arrange ses affaires. « Plus le
temps passe, plus ça empire, il y a maintenant des groupes énormes qui travaillent là-dessus ; (…) ça n’a
pas bougé d’un pouce, les cellules ne se divisent toujours pas in vitro. » Pierre s’isole, rompt avec Monod,
cesse de répondre à une demande impossible à satisfaire. Les autres, d’après lui, font faillite et leur cycle se
ralentit. Pierre continue son sujet : la biosynthèse des polypeptides. Il veut créer autour de ce thème sa
propre unité de production. Mais pour cela, il lui faudrait monter dans la hiérarchie du CNRS. Comme
Pierre travaille sur le même sujet que le président de la commission, il ne cesse, toujours d’après lui, d’être
classé 23e sur 23 dans la liste pour passer maître de recherche. Se sentant bloqué, il se déplace à nouveau.
Pourquoi ? La réponse à cette question est simple dans l’esprit de Pierre : en France, c’est l’économie
féodale, aux États-Unis, c’est le capitalisme sauvage, la vraie compétition scientifique !
En France, j’aurais obtenu la même chose [qu’aux États-Unis] si j’avais persuadé les gens qu’ils étaient
valables ; et je n’aurais persuadé les gens que j’étais valable qu’en fonction du fait qu’ils auraient pensé
que j’avais pensé qu’ils étaient valables aussi, ce que je ne pensais absolument pas.
Ce mythe de l’Amérique où régnerait un capitalisme scientifique pur, par rapport à la France à l’économie
féodale, est souvent partagé par les expatriés de cette époque. Kernowicz reproche à la France de ne vivre
que sur une économie symbolique des positions et de la distinction. Il y oppose le système américain dans
lequel compte la valeur réelle des jeunes loups, et non seulement leurs positions. Malgré ce « mal français »
il serait bien resté, avoue-t-il, s’il avait eu la certitude de devenir lui-même un puissant. Hélas, Mai 68
balaye même cette possibilité. A la pression des mandarins s’ajoute maintenant le « triomphe de la
médiocrité », « le nivellement par le bas ». Bloqué par l’oligarchie, voici Pierre bloqué par l’anarchie.
« Alors j’ai pris la voie la plus facile et je suis rentré aux États-Unis. » Il ne part pas, il fuit.
Pierre retourne aux États-Unis en 1969 et ne veut s’installer qu’en Californie. Il suit le réseau habituel :
Monod à l’Institut Pasteur lui permet de glisser sans effort comme le long d’un fil téléphérique de Paris à
l’Institut Salk, à San Diego, dont il est l’un des conseillers scientifiques. Une fois là-bas, Pierre change sa
stratégie. Il a maintenant 34 ans ; il se sent plus fort, il prépare un grand coup. C’est-à-dire qu’il va investir
un an complet de travail, grâce à un petit salaire avancé par l’Institut Salk, sur la rédaction de demandes de
subventions. Ainsi, il pourra pour la première fois posséder en son nom propre tous les moyens de
production de la crédibilité. Jusqu’alors, on lui prêtait une paillasse, on lui avançait du matériel, mais il ne
recevait en propre que son salaire. De ce fait, tout élargissement du sujet, toute mobilisation du matériel sur
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un autre thème, toute accélération du cycle était impossible sans une longue négociation avec le patron ou
les collègues. Pierre veut devenir son propre patron pour pouvoir bouger plus vite sur les sujets qu’il a
choisis. En même temps, il veut pouvoir aborder des sujets difficiles et être cru. Or plus le sujet est difficile,
plus les investissements sont lourds pour produire des résultats convaincants. La forme matérielle de ces
investissements est bien connue, c’est ce qu’on appelle un laboratoire.
Comment Pierre choisit-il les sujets qui vont rapporter des sommes suffisantes à la formation de son
laboratoire :
Je rappelle qu’il s’agit du choix de sujets dans une discipline « fondamentale », comme on dit, absolument
éloignée de l’industrie et sans aucune application pratique à court terme.
Le critère ultime, c’est une question simple avec un système simple sur lequel personne ne travaille, auquel
je puisse apporter une réponse simple de façon à ce que mes fonds soient renouvelés, ça c’est vraiment le
premier… Maintenant, l’intérêt que les gens peuvent y porter, ça joue mais c’est vraiment secondaire.
Le cycle avant toute chose, son renouvellement, et, si possible, son élargissement. La simplicité, vieille
vertu épistémologique depuis Descartes, est tout simplement une vertu d’économie : la question trop
complexe ou trop simpliste mène à la faillite.
Pierre obtient son argent, beaucoup d’argent, l’investit rapidement et, faut-il le dire ?, a de la chance. Mais
la chance ne favorise que le capitaliste prêt à bouger vite (comme ne l’a pas dit Pasteur). Cherchant à
purifier une hormone qui favoriserait le développement cellulaire, Pierre et un collègue, avec lequel il
collaborait, échouent. La lignée ovarienne que son ami avait développée ne proliférait qu’en réponse à des
préparations impures de l’hormone. Plus il la purifiait, moins la lignée se développait. « Donc la conclusion
était qu’il y avait un contaminant dans la préparation qui induisait cet effet de prolifération. » Aussitôt,
Pierre dévie toutes ses opérations : il ne cherche plus l’hormone mais le facteur qui, dans les déchets,
déclenche cet effet. Toutes les techniques qu’il a apprises pendant quatre ans chez C.H. Li, il les mobilise et
les applique afin de traquer le contaminant. Comme avec une succession de filtres, il sépare des autres une
nouvelle substance, le facteur de croissance.
Quelle est la valeur de sa découverte ? La valeur est fonction de l’information, c’est-à-dire de la distance
entre l’attente de ses collègues et ce qu’il peut proposer. Beaucoup de gens travaillaient sur la prolifération
cellulaire, mais ils cherchaient des hormones spécifiques. L’idée de partir non des hormones, mais des
contaminants de préparations impures prend à contre-pied les habitudes, et constitue, par conséquent, une
information importante, du moins pour le petit monde où évolue Pierre. Que la valeur soit l’effet
momentané d’une position, d’une information et d’un mouvement, Pierre nous le montre bien, qui utilise
aussitôt sa substance, le FGF, pour pousser son avantage, dans ce qu’il vit comme un véritable Blitzkrieg.
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On a fait trois paris, le premier c’était que ce Growth Factor n’est pas spécifique pour une lignée cellulaire
donnée ; le deuxième pari c’était qu’on pensait que c’était la même chose que le Neurotropic Factor que
tout le monde cherchait depuis longtemps mais que personne ne pouvait trouver ; et le troisième point, qui
était le plus important, était de ne pas faire les études de binding comme tout le monde à l’époque.
Trois paris, trois distances prises avec ce que les autres croient, trois nouveaux types d’information. Une
position nouvelle à l’intérieur d’un champ est ainsi triangulée. Commençons par le dernier pari. Il consiste
en une décision de ne pas faire certaines expériences.
On a décidé de faire les expériences dirty and sloppy first et pas de faire du travail net ; on a simplement
décidé qu’on prendrait ce qui nous paraissait le plus intéressant, et tout ce qui était détails ou ce qui était
du follow up, de ne pas le faire.
Pierre a toujours peur de rester sur place, peur qui marque la volonté de se voir imposer une certaine
division des tâches. A lui le travail de pionnier qui ramasse au plus vite le maximum d’informations, aux
autres le travail « propre et net » dont la rentabilité décline rapidement. Quand je l’appelle capitaliste
sauvage, ce n’est pas pour rire, c’est lui qui emploie l’image la plus mythique de la conquête de l’Ouest :
Le principe était de ne pas laisser un seul pothole pour les autres [rire] ; c’est l’analogie que j’avais… le
type qui a découvert une claim comme à l’époque de la ruée vers l’or ; ou tu te précipites avec des petits
pitons en bois et puis [geste de taper très vite] ; alors là, tu as le principe ; ou bien tu t’en vas à la verticale,
tu creuses ; ou tu te dis « eh, pas de blague ! » et tu vas piqueter le plus rapidement possible et aller le plus
rapidement possible pour savoir ce qui est intéressant et ce qui n’est pas intéressant.
Combien de fois les gens désintéressés parlent-ils d’intérêts ? Pierre est fidèle à lui-même en refusant les
expériences de binding ; celles-ci sont très coûteuses, très exactes, très lentes et reposent en plus sur une
théorie du récepteur (à l’époque peut-être mythique) qui rend les données très difficiles à interpréter. Pour
l’exactitude aussi, notre capitaliste fait des calculs ; non seulement pour calculer les données, mais aussi
pour évaluer l’intérêt de faire tel ou tel calcul :
Il y a une autre manière d’obtenir la même information qui est moins nette mais qui donne la même chose,
et tu es couvert puisque tu as déjà publié ; maintenant de savoir qu’il y en a un microgramme ou un
nanogramme ça ne m’intéresse pas ; ça peut attendre.
Il n’y a qu’au royaume des épistémologues qu’un facteur 1000 dans l’exactitude est toujours un progrès.
Pour Pierre, ce facteur 1000 est négligeable, car le temps passé à l’obtenir, c’est un trésor de découvertes
bon marché que l’on aura perdu. Aux autres les rendements décroissants : partout où ils arriveront avec
leurs grosses machines, ils trouveront une pancarte : « Kernowicz a déjà publié » ; ils seront obligés de le
citer et leur chiffre mille fois plus précis passera inaperçu.
Pierre cherche à occuper le maximum de terrain. Première solution, le piquetage. Deuxième solution :
montrer, dans ce que les autres croient avoir découvert, l’action, jusque-là dissimulée, de ce que Pierre vient
de mettre en évidence. Les philosophes aiment beaucoup ce qu’ils appellent les théories unificatrices. Ils ne
se rendent pas compte de l’appropriation brutale que cela représente : des dizaines de phénomènes
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différents, sur lesquels de braves chercheurs faisaient leurs carrières, sont raflés d’un seul coup par le
facteur de Kernowicz, unique et simple. On peut y voir une belle lutte intellectuelle pour la plus grande
gloire des théories, mais c’est bien la carrière et le pain des autres qui se trouvent en jeu dans ce qui engage
bien plus qu’un jeu intellectuel. Pierre explique comment il a découvert que le facteur de croissance cherché
par l’un de ses chers collègues pouvait s’identifier à son propre Growth Factor :
Ils disent que leur facteur qu’ils appellent TAF est produit uniquement par les cellules hormonales et que ça
induit les proliférations des capillaires uniquement ; si je peux prouver que le TAF est la même chose que
mon FGF, tout l’argent va au FGF.
Et il ajoute, ce qui, malgré le rire, n’est pas pour rire : « S’ils veulent travailler sur le FGF, c’est moi qui
ramasse, c’est simplement comme ça que tu t’y prends. » En effet, le FGF pur est une denrée rare et
coûteuse dont Pierre a sur le marché le quasi-monopole. On ne peut produire aucun article sur la question
sans avoir quelques microgrammes de cette substance à injecter dans des cultures ou dans des animaux.
Quand il le donne, même gratis, c’est en échange d’une dette d’honneur. Pierre domine le champ avec son
facteur unificateur.
Le premier des trois paris est aussi important que les deux autres. Voilà une question qui a toute l’apparence
de l’épistémologie ; faut-il prendre le nom des facteurs découverts pour l’essence des phénomènes qu’ils
désignent ? Pierre cite l’exemple de la somatostatine, découverte par le groupe de Roger Guillemin, dans le
même Institut Salk. Ceux qui l’ont trouvée l’avaient isolée sur la base de sa capacité à bloquer le
[3]
déclenchement de l’hormone de croissance, d’où son nom :
Ils n’ont pas cherché quelle était sa fonction réelle (…) ; s’ils avaient fait du travail dirty and sloppy, ils
auraient observé ce que d’autres, qui n’avaient pas cette inhibition-là, ont observé, la somatostatine a été
découverte partout, elle n’a pas de spécificité cellulaire et pas de spécificité de fonction.
Pourquoi aller chercher dans l’intestin une hormone du cerveau ? Pourquoi essayer l’effet sur l’insuline
d’un facteur qui bloque la croissance ? Ces questions, le groupe de Guillemin, d’après Kernowicz, n’a pu se
les poser parce qu’il avait concentré tout son effort sur la « chose » dont le « nom » voulait dire : « bloque
le contrôle de l’hormone de croissance ». Pierre, lui, n’a pas d’inhibition, nous l’avons compris. Il décide
d’emblée que son facteur n’est pas spécifique ; nominaliste par intérêt, il décide que le nom de sa substance
provient du hasard et qu’il l’essayera partout. Audace intellectuelle exactement semblable à celle d’un
industriel ambitieux qui ne s’interdit d’entrée de jeu aucun marché pour ses trouvailles. L’image que
j’emploie n’a pas pour but de ridiculiser Pierre ou de prétendre qu’il n’est pas un bon chercheur, mais de
faire sentir l’hypocrisie du double système de valeurs que nous utilisons. Que Pierre abandonne rapidement
l’idée d’une spécificité de son facteur, voilà pour nous une preuve d’esprit scientifique, d’ouverture
d’esprit, d’agilité intellectuelle ; qu’un industriel soit prêt à délocaliser toutes ses usines d’un bout à l’autre
de la planète au moindre mouvement de la conjoncture, voilà pour nous l’exemple même de la cupidité.
Pourquoi faire deux poids deux mesures selon que l’entrepreneur capitalise de la crédibilité ou de l’argent ?
Par ces trois paris, Pierre donne à son nouveau facteur une très grande valeur. En quoi consiste-t-elle ? On
pouvait auparavant aller d’un sujet à l’autre sans passer par Pierre et son FGF. Maintenant que Pierre a lié
son facteur à beaucoup d’autres sujets et réduit beaucoup de sujets à son facteur, il n’est plus guère de
problèmes dans sa discipline qu’on puisse traiter sans passer par lui. Pierre occupe donc une position qu’il a
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créée – un point de passage obligé – en modifiant la forme du champ scientifique à son profit. Il l’occupe
d’autant mieux qu’il est le seul à disposer des précieux échantillons de la substance. On se tourne vers lui,
on lui écrit, on passe par lui, on lui offre des collaborations et à chaque fois qu’on trouve de nouvelles
applications du FGF, son domaine s’étend. La valeur de sa découverte devient la somme de tous les
passages et de toutes les demandes des autres chercheurs. Localement, Pierre s’est taillé un empire – un
ensemble de guichets – qui lui permet de capitaliser en grand. La position qu’il occupe est indissolublement
« sociale » et « intellectuelle », pour employer des termes désuets.
J’ai le facteur qu’ils n’ont pas ; je suis deux ans en avance ; c’est comme au jeu d’échecs, tu te mets en
meilleure position ; tu as le crédit surtout ; (…) à moins qu’il y ait un coco qui pense que ce que j’ai trouvé
c’est un artefact, automatiquement l’argent va dans sa poche.
Les trois paris qu’il a pris, ajoutés à ces trois petits avantages décisifs triangulent à merveille la position de
Pierre. Tenir une position, malgré les mouvements des autres joueurs, se dit aussi de la persuasion. Les
joueurs prétendent que d’autres énoncés sont aussi crédibles que le sien ; Pierre résiste ; il montre que son
énoncé est plus crédible que les autres. Il maintient une asymétrie. Les joueurs veulent réduire la différence
(l’originalité, l’information) : Pierre tient bon et les force à confesser qu’il a raison au point qu’ils n’ont
plus d’autre recours que de passer par lui pour continuer leurs propres carrières. Le contenu d’information
de sa découverte est la somme de tous les efforts des collègues pour réduire les différences et ramener
l’énoncé à quelque chose de trivial, de plat. Pierre crée des différences – des pics, des gradients, des vallées,
des montagnes –, bref un champ de positions qu’il occupe toutes. Les autres s’efforcent de le réduire, de
l’aplanir, de l’intégrer, pour ne pas avoir à passer par son massif. A la fin (toujours locale et provisoire),
Pierre gagne. Les images de la guerre, du jeu, de l’économie, doivent ici se mélanger. Il les utilise non
seulement par provocation, mais par ce cynisme de bon aloi qui lui permet de traiter la science sans autres
privilèges que ceux qui lui sont vraiment dus.
Notre Pierre Kernowicz n’est plus ce jeune espoir à qui l’on prêtait une paillasse pour voir s’il pouvait
trouver quelque chose en son nom propre ; il n’est plus un petit artisan travaillant avec quelques techniciens
sur des sujets à hauts risques. Il fait maintenant tourner sur le marché scientifique l’équivalent d’une PME.
Trois ou quatre personnes travaillent pour lui. Étrange hybride qu’un chercheur, car selon la période de sa
carrière on le verra ouvrier, cadre, petit patron, grand capitaliste, et de nouveau artisan. Il semble déjouer
les règles de l’économie – c’est du moins ce dont il se flatte –, alors qu’il suit peut-être avec rigueur celles
du capital. Nous avons vu par quels combats Pierre avait refusé d’être le technicien de quelqu’un, puis
comment, une fois devenu petit patron, il avait refusé à deux reprises d’être racheté par d’autres. Le
principe est très simple : seul celui qui contrôle tout le cycle peut espérer accumuler en grand. L’idéal est de
contrôler aussi cette partie du cycle dans laquelle l’argent se trouve distribué.
A ce point pourtant, il faut généralement cesser de travailler à la paillasse et devenir un capitaliste à temps
plein. En quoi consiste ce travail ? Il faut veiller à ce que les différentes conversions d’une forme de crédit
dans une autre se fassent au plus haut taux possible sur le marché. Travail considérable : il faut veiller à ce
que les demandes de subvention portent sur les sujets les plus intéressants, s’assurer que les dossiers
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importants arrivent aux meilleures oreilles, négocier la plus grosse somme d’argent possible pour chacune
de ces subventions, surveiller que l’argent s’investira bien dans les meilleurs instruments, recruter les
meilleurs techniciens et les meilleurs jeunes doctorants. Il faut pousser tout ce monde au travail, les forcer à
convertir sans cesse leurs données en arguments, et leurs arguments en articles : il faut prendre soin de la
façon dont ils écrivent leurs articles, comment ils critiquent, jusqu’où ils peuvent aller trop loin. Il faut
ensuite pousser les articles dans les journaux les plus visibles, puis faire un intense effort de promotion pour
que ces articles soient lus et commentés. Il faut entrer dans toutes sortes de négociations avec les groupes
qui veulent collaborer en utilisant les énoncés produits dans les articles ; il faut veiller ensuite que les
articles du groupe soient cités et que les jeunes producteurs soient invités à des congrès, reconnus
officiellement et bien visibles dans le champ. Enfin, et c’est bien sûr le plus important, il faut aussitôt
réinvestir l’ensemble du capital dans un nouveau cycle, écrire de nouvelles demandes de subvention,
détecter de nouveaux sujets, de nouveaux marchés. Quel travail que celui de capitaliste de la preuve ! Et
tout cela ne forme qu’une partie de celui du patron de laboratoire. Il y a bien d’autres tâches qui se situent
en amont de chacune des instances capables d’effectuer une conversion de crédit : créer les journaux dans
lesquels publier les articles, populariser la discipline pour que l’argent y vienne à flots ; intéresser des
industries, améliorer l’enseignement et la formation, prendre parti dans les débats politiques, etc.
Pierre n’est pas un « grand capitaliste » à la Guillemin, mais un patron de PME. Il contrôle tout le cycle
certes, mais aucune des instances qui soutient ce cycle. Petit patron, il travaille encore lui-même à la
paillasse et accumule par ses propres mains une partie de sa crédibilité. Il a des techniciens, mais il n’aime
pas leur rôle :
C’est le métier le plus véreux qui existe sur terre. Au fond quand tu es technicien, qu’est-ce que tu ramasses
sinon la hargne et la colère du patron quand ça ne marche pas, quand ça marche il se précipite pour
donner des conférences, tu ne le vois plus !
Le technicien s’exploite très clairement comme tout autre employé – il vend son travail pour un salaire.
Faute d’un diplôme, il ne peut passer dans le cycle du capital. Après vingt ans de travail scientifique, il sera
toujours au même point (sauf s’il est capable de passer sa thèse), même si Pierre a établi dans son
laboratoire l’analogue scientifique de l’intéressement gaullien aux bénéfices : le nom des techniciens est
toujours mis sur les articles (« ça les fait travailler mieux ») et ils sont payés « comme des PhD ». Donc, en
théorie au moins, une partie de la crédibilité du groupe leur revient en nom propre. En fait, bien sûr, ils ne
peuvent obtenir pour eux-mêmes une grant ou même une bourse ; ils sont simplement fiables (« reliables »,
dit Pierre mélangeant arguments et personnes), et s’échangent de laboratoire en laboratoire comme de très
bons ouvriers qualifiés.
Tout autre est le cas des quelques docteurs que Pierre a embauchés sur ses fonds propres. Ceux-là
travaillent pour lui, bien qu’ils pourraient, en théorie, demander une subvention pour se mettre à leur
compte. Contrairement aux techniciens qu’il estime, Pierre les tient très serrés afin d’accumuler la
crédibilité sur son nom et pas sur le leur :
S’ils veulent être indépendants, ils peuvent l’être, mais ils n’ont qu’à apporter leur propre argent ; mais
s’ils travaillent sur mes fonds, ils doivent faire ce que je leur ai dit de faire.
La rivalité entre le patron et les chercheurs est bien connue ; égaux par les diplômes, les uns ont l’argent et
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le contrôle du cycle, les autres ne l’ont pas, mais peuvent, selon les circonstances, devenir patron. Pierre
méprise quelque peu ces chercheurs qui n’ont pas eu comme lui la volonté de travailler seul depuis le
début ; il favorise les techniciens – qui ne peuvent jamais le concurrencer – et exploite – au sens le plus
classique – les titulaires de diplômes.
Être patron de PME implique des responsabilités : la première est de tourner, et nous savons bien que la loi
du capital est une loi d’airain. Dès qu’on a un marché, il faut en trouver un autre, surtout dans le cas de
Pierre qui adopte, depuis quinze ans, une stratégie « agressive » de différenciation. De nouvelles
subventions ont été demandées pour orienter le petit groupe dans trois nouvelles directions. Nous savons
qu’il abandonne par principe tous les sujets dont la rentabilité est basse et le capital intensif. Il cède donc à
d’autres le problème de la régénération cellulaire : « Ça ne me passionne plus tellement… Ça suffit comme
ça, s’il y en a d’autres qui veulent suivre on leur donnera la substance. » En revanche, il pousse son facteur
de croissance vers les trois sujets dont les enjeux politico-sociaux sont considérables. La science se joue
comme le jeu de Scrabble : le même mot peut rapporter deux ou trois fois plus selon qu’on peut l’accrocher
à une case blanche, rose ou rouge. Les demandes de subventions permettent de jouer à ce jeu. Ainsi, Pierre
est-il capable de s’accrocher d’abord au cancer, source quasi inépuisable d’argent, par le biais de la
vascularisation des tumeurs que son facteur accélère ; puis à l’artériosclérose – première cause de mortalité
aux États-Unis – puisque son facteur qui possède l’immense avantage d’être « non spécifique » peut
accélérer « la maintenance de l’endothélium artériel ». Avec ses deux sujets pour lesquels il est facile
d’intéresser les investisseurs, Pierre peut en proposer un troisième :
J’aimerais m’y lancer, mais il me faudrait des gens capables, c’est l’intracellular control de la
prolifération… On connaît les signaux extérieurs, mais quels sont les signaux intérieurs [de la cellule] ?
Les choix de Pierre, d’après lui, ne sont plus dictés comme il y a six ans par la volonté de faire un grand
coup. « On travaille en grande partie quand même pour avoir l’argent renouvelé, ça c’est le but primordial,
je crois. » Pierre vise explicitement le cycle lui-même, son renouvellement. Avant tout, il faut ne pas
débaucher, et maintenir ses activités même en temps de crise. Pendant vingt longues minutes d’entretien,
Pierre explique que « l’importance que les gens prêtent au sujet est rarement un truc qui rentre en ligne de
compte », et que la question principale que se posent les investisseurs est la suivante :
Est-ce que le garçon est productif ? Il travaille comme un salaud mais grosso modo ce qu’il a trouvé a été
plus ou moins reproduit par de nombreux groupes, donc on va voir ce qu’il va faire avec ce truc-là ;
bénéfice du doute dans le sens favorable si tu as un bon crédit.
Pierre ne parle pas ici de l’utilité pratique de ses découvertes, mais seulement du fait que tout le monde ne
s’intéresse qu’à une chose : la reproduction du cycle lui-même.
J’ai montré plusieurs fois quelle était, d’après Pierre, la forme d’ensemble du cycle de crédibilité. Il s’agit
d’un capital, c’est-à-dire d’un ensemble de valeurs dont l’accumulation n’a d’autre but que cette
accumulation elle-même. Mais ce capital produit de l’information, c’est-à-dire un énoncé dont la valeur se
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mesure par une différence relative à l’ensemble des énoncés également probables. Pierre nous invite à
résumer tout cela en une phrase : l’information n’a pas de valeur d’usage, elle n’a qu’une valeur d’échange.
Il suffit de superposer l’interview de Pierre avec le chapitre III du Capital pour comprendre en quoi Pierre
Kernowicz est vraiment – et non métaphoriquement – un capitaliste. Au cycle Marchandise-Argent-
Marchandise, qui doit finir par une égalité de valeur (M-A-M), s’est substitué, dit Marx, un cycle Argent-
Marchandise-Argent, stérile sauf s’il est inégal (A-M-A+). C’est la définition même de la plus-value.
Pour Pierre, tout se passe comme s’il était possible de pratiquer la même conversion avec des énoncés.
Jadis, des énoncés (E) servaient d’intermédiaire entre des situations (S), comme l’argent permettait
autrefois de mobiliser les marchandises qui, seules, avaient une valeur d’usage. On parlait pour agir sur des
situations et personne ne s’intéressait à la valeur d’échange de ces paroles qui ne servaient qu’à faciliter le
passage d’une situation à l’autre (S-E-S). Mais, supposons que l’énoncé devienne le début et la fin du cycle,
et qu’on se mette à capitaliser des énoncés. Cette capitalisation devient aussi stérile que celle de l’argent,
aussi longtemps que le cycle demeure équilibré. Elle ne peut devenir féconde que si le cycle finit par une
inégalité, et que si, à la place d’un énoncé, je retrouve, en fin de cycle, un nouvel énoncé, une plus-value
d’information, c’est-à-dire, au sens strict, une information (E-S-E+). Voilà engendrée fort simplement cette
« nouvelle information » qui intéresse si exclusivement notre ami Pierre Kernowicz qu’il en fait depuis le
début de l’interview l’objet de tous ses choix.
Que deviennent les situations (S) dans cette nouvelle économie capitaliste du vrai ? Des intermédiaires, de
simples intermédiaires sans plus de valeurs d’usages que les marchandises. Quel est pour Pierre l’équivalent
de l’industrie, cette industrie dont Marx disait qu’elle fabriquait des marchandises exclusivement pour
l’obtention de la plus-value ? Le laboratoire, situation artificielle créée exclusivement pour la production de
nouvelle information. Mais cela nous le savions. Nous avons compris qu’aux yeux de Pierre, les rats, les
testicules, les ovaires, les lapines, les facteurs de croissance ne comptent pas, ou plutôt ne comptent que
comme moyen d’accumuler les connaissances. Nous le disons fort innocemment, quand nous voulons
défendre les sciences contre les attaques dont elles sont parfois l’objet en invoquant alors les droits de la
connaissance « pour la connaissance ». Nous croyons innocemment opposer les recherches scientifiques à
la cupidité des industriels, or nous disons simplement la même chose que les plus purs capitalistes : la
recherche est un cycle de capital, les énoncés comme les situations n’ont pas de valeur propre, seules
comptent la reproduction et l’extension du cycle. Quand je disais que Pierre était un capitaliste sauvage !
Son hypothèse a le mérite d’être plus simple que l’énorme masse de révolutions galiléennes, de
changements de mentalités, de coupures épistémologiques, de miracles que les philosophes des sciences ont
cru bon d’inventer pour expliquer pourquoi la science apparut jadis et pourquoi elle accumule toujours
davantage. Imaginez ce que pourrait écrire un Marx du capital scientifique ! « Là où l’énoncé devient la fin
et le début du cycle, toutes les sagesses, tous les proverbes, tous les mythes, toutes les charades, tous les
conseils, deviennent faux. Ils avaient une valeur comme intermédiaire entre deux situations et une valeur en
eux-mêmes – plaisir de mémoriser, goût des mots sur la langue –, mais s’ils n’ont plus pour fonction que de
permettre à un nouvel énoncé d’être produit, alors ces énoncés deviennent inutilisables et sans valeur. Tous
les liens complexes et variés qui les unissaient aux circonstances sont brisés sans pitié pour ne laisser entre
un énoncé et le suivant que le froid intérêt, les dures exigences de la plus-value d’information. Tous les
frissons sacrés de l’extase religieuse, de la magie, du mythe ont été noyés dans les eaux glacées du calcul
égoïste. A la place des libertés de croire, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté de connaître pour
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Portrait d’un biologiste en capitaliste sauvage | Cairn.info
connaître ! »
La différence entre la croyance et la science n’est plus mystérieuse. Inutile d’aller chercher très loin et très
haut – chez Platon, dans l’« esprit scientifique », dans les règles de méthode – l’origine de cette différence.
Il suffit de regarder comment circulent les énoncés. Pierre Kernowicz ne s’intéresse ni aux ovaires ni aux
testicules, ni à la prolifération cellulaire, mais à une chose seulement : peut-il obtenir grâce à eux plus
d’information ? Parce que cette nouvelle information importe pour elle-même ? Non, mais seulement parce
qu’elle permet d’en obtenir une autre et d’accélérer la circulation comme l’extension de tout le cycle.
L’explication de Pierre va plus au fond que toutes celles que l’on a cherchées pour comprendre le progrès
des sciences et son caractère cumulatif ! Il suffisait de regarder un banquier. Toutes les vertus de l’esprit
scientifique et même du nouvel esprit scientifique, il les a. Inversement, si nous voulions comprendre la
magie, la religion, la croyance, il nous faudrait maintenant analyser comment tournent les économies
précapitalistes du vrai. Il faudrait suivre dans son champ le paysan ivoirien qui « s’obstine » à planter des
ignames pour sa subsistance au lieu du café qui seul a cours sur le marché mondial, et qui « s’obstine » à
croire aux masques malgré les pressions du marché mondial du savoir. Il existe une économie de
subsistance du vrai, et c’est à elle qu’il faudrait comparer le travail comme les déplacements de Kernowicz.
Écoutons-le parler des chances qu’il a d’avoir encore de quoi travailler dans l’avenir :
D’abord, nous, on est diversifié, alors le risque est relativement réduit, un peu comme Guillemin qui
travaillait à la fois sur le LRF et la somatostatine ; deuxièmement on est productif et ensuite ce qu’on fait
sert aux autres, donc il n’y a aucune raison de nous couper les fonds.
Il n’indique pas seulement que le capital scientifique « ressemble » au capital monétaire ; et pas non plus
que le développement du capitalisme « a une influence » sur la science ou que l’esprit scientifique a inspiré
ou a été inspiré par l’esprit du capitalisme. Non, c’est le même capital, que l’on étudie Pierre Kernowicz ou
les frères Lazard. Il n’y a pas deux capitalismes : un capitalisme industriel – avec sa révolution industrielle
– et un capitalisme scientifique – avec sa révolution scientifique –, mais un seul capital et, si l’on y tient,
une seule révolution.
Pierre, à la fin de l’interview, tire une grande leçon : « Il ne faut pas avoir d’inhibition, il faut sortir de
l’obstacle psychologique qui consiste à être lié à quelque chose. » Oh non, il n’a pas d’inhibition notre ami
Pierre ; regardez comme depuis vingt ans il a sauté de sujet en sujet, de patron en patron, de pays en pays,
jouant de toutes les différences de potentiel, saisissant les polypeptides, les bradant dès qu’ils sont en
baisse, pariant sur Monod puis le lâchant dès qu’il s’embourbe ; et le voilà prêt à plier bagage de nouveau
pour la côte Ouest, un titre de professeur et un nouveau laboratoire. Quelle chose accumule-t-il ? Rien en
particulier, sinon peut-être de l’absence d’inhibition, une sorte d’énergie libre prête à s’investir n’importe
où. Oui, c’est bien lui, le Don Juan de la connaissance. On parlera de « curiosité intellectuelle », de « soif
de vérité », mais l’absence d’inhibition désigne bien autre chose : un capital d’éléments sans valeur
d’usage, qui peuvent prendre n’importe quelle valeur, pourvu que le cycle se referme sur lui-même en
s’élargissant toujours davantage. Pierre Kernowicz capitalise les jokers du savoir.
Notes
Sur Pincus et la chimie des stéroïdes, voir « L’invention de la pilule », dans le numéro 10 des Cahiers de
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[1]
Science et Vie, août 1992.
[2] Après un si long séjour aux États-Unis, Pierre parle ce pidgin qui s’est depuis répandu en France dans les
professions de biologiste moléculaire et d’informaticien. J’en ai conservé les expressions pour faire plus
couleur locale…
[3] Voir Nicholas Wade, Le Duel des Nobels, Messinger, Paris, 1981 ; et Bruno Latour et Steve
Woolgar, La Vie de laboratoire, La Découverte, Paris, 1988.
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Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un sociologue | Cairn.info
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Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un sociologue
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 130 à 141
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Article
I l était une fois trois petits dinosaures. Le premier s’appelait Réelsaure, le second Scientosaure, et le
troisième répondait au doux nom de Popsaure. Nul ne connaissait leur origine, et c’est pourquoi un
[1]
sociologue fut engagé pour démêler l’écheveau génétique de leurs relations incestueuses . Dès le début,
son enquête buta sur des problèmes de méthode. D’abord il essaya d’établir la chronologie de ces grosses
bestioles : le premier dinosaure gambadait quelque 150 millions d’années auparavant ; le deuxième avait vu
le jour vers le milieu du xixe siècle en Angleterre ; quant au troisième, il semblait qu’il ait vécu de toute
éternité et l’on retrouvait sa trace aussi bien dans les romans de science-fiction que dans les circuits de
Disneyland.
La première et très logique idée de notre sociologue fut d’aller trouver Réelsaure afin de l’interroger sur sa
naissance et ses mœurs sexuelles. Cependant, il réalisa rapidement qu’en l’absence d’une machine à
voyager dans le temps vraiment efficace, il serait hasardeux de rejoindre l’ère secondaire. Puisque son frère
aîné ne semblait pas disponible, notre sociologue décida donc de poser ces mêmes questions au puîné
Scientosaure.
Il s’enferma dans la bibliothèque du Jardin des Plantes pour y apprendre comment s’était lentement façonné
Scientosaure au terme de quelques dizaines d’années de disputes entre Buckland, Cuvier, Mantell, Owens et
les deux businessmen-paléontologues Marsh et Cope. Des éléments épars dans les cabinets et les
collections, que l’on avait jusque-là désignés par les expressions « bras de géant », ou bien « outils
monstrueux », ou encore « empreintes de dragons », s’étaient trouvés progressivement rattachés et
métamorphosés afin de composer l’esquisse d’un nouveau squelette de dinosaure.
Lorsque notre sociologue eut lu énormément de livres, il fut très content de s’apercevoir qu’il pouvait
longuement disserter de Réelsaure, et encore plus étonné de voir qu’il répétait exactement les mêmes
choses à propos de Réelsaure et de Scientosaure. Il jugea bon d’écrire un rapport préliminaire à la
Fondation qui le soutenait dans cette aventure, rapport dans lequel il déclara que les deux dinosaures
n’étaient autres que des jumeaux homozygotes.
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Ce rapport, cependant, ne satisfit pas Scientosaure. Pouvait-il être le frère de Réelsaure, né des millions
d’années avant lui ? Bien sûr que non puisque lui, Scientosaure, était le fils de Réelsaure ! Ébranlé par cette
contradiction entre son rapport et les remontrances de Scientosaure, le sociologue s’en fut trouver le
troisième petit dinosaure, Popsaure, afin de lui demander son opinion. Celui-ci s’empressa de confirmer le
point de vue du premier animal en assurant modestement qu’il était lui-même le petit-fils de Réelsaure, et
puisqu’il était aussi le fils de Scientosaure, il fallait bien que celui-ci, en toute logique, fût le fils de son
grand-père. Notre héros qui, en bon sociologue, restait ouvert à toutes les opinions, écrivit un second
rapport préliminaire dans lequel il expliquait que les relations génétiques dans cette famille étaient les
suivantes : Réelsaure avait engendré Scientosaure qui lui-même avait engendré Popsaure. Et comme notre
homme avait lu Platon, il ajouta une petite glose démontrant que, puisque le deuxième dinosaure était
l’ombre du premier, le troisième ne projetait plus que l’ombre d’une ombre.
Notre sociologue sentait pourtant confusément qu’aucune preuve définitive ne serait apportée tant qu’il ne
pourrait pas interviewer directement Réelsaure, le supposé patriarche. Avant que ses fonds ne se tarissent, il
fit une tentative pour le rencontrer à un congrès de paléontologues auquel il assistait. Mais il n’eut pas le
temps de brancher son magnétophone qu’une onde de choc parcourut l’assistance : les chercheurs se
levaient en se jetant mutuellement à la tête leurs paquets de diapositives. En trois jours de palabres, la forme
de Scientosaure avait profondément changé. Avant la réunion, il était un lourdaud à sang froid,
paresseusement affalé dans les marais ; à la fin du congrès, il avait le sang chaud, se retrouvait profilé avec
le plus grand soin et courait comme un beau diable en essayant toutes sortes de nouvelles nourritures. Une
grande excitation avait régné dans la salle de congrès pendant toute cette mini-révolution.
Notre sociologue, extrêmement intrigué, interrogea l’un des paléontologues : « Que s’est-il donc passé pour
provoquer un tel émoi ? Aurais-je raté l’arrivée de Réelsaure ? Moi qui voulais tant l’interviewer ! » Mais
son informateur lui rit au nez : « Ne sois pas idiot ! Tu sais très bien que Réelsaure est incapable de venir à
nos réunions, il est bien trop lourd ; de plus, il n’existe pas vraiment, c’est juste une interprétation… »
L’enquêteur n’en croyait pas ses oreilles : parlait-il au même scientifique qui, deux ans auparavant, lui avait
démontré sans controverse possible que Scientosaure était le portrait craché de son père, Réelsaure ?
Ébranlé dans ses convictions, le sociologue suivit de près les publications dans les mois qui suivirent le
congrès. Chaque fois que Scientosaure se modifiait, Réelsaure lui emboîtait le pas. Si Scientosaure se
mettait sur ses membres postérieurs, Réelsaure trottait sur ses pattes arrière. Scientosaure venait-il à avoir
[2]
des cornes sur ses pouces plutôt que sur son nez ? Aucun problème, la corne de Réelsaure émigrait
tranquillement de son appendice nasal vers ses orteils. Le père singeait le fils ! Cette servilité était trop
paradoxale pour notre sociologue. Juste après le congrès, notre héros se plongea dans la rédaction d’un
troisième rapport préliminaire qui exposait triomphalement comment Scientosaure était devenu le père de
Réelsaure, et il faisait incidemment remarquer que ce pauvre Platon était brouillé avec la génétique aussi
bien qu’avec l’optique : c’était le dinosaure réel qui était l’ombre du dinosaure scientifique.
Quand ce rapport parut, il ne reçut pas l’accueil enthousiaste auquel s’attendait notre ami. Un compte rendu
acide dans un journal de paléontologie parla de « relativisme » et du point de vue stupide de certains
sociologues qui s’entêtaient à voir des facteurs sociaux là où il n’y en avait pas. In cauda venenum, le
papier finissait par une splendide description de Réelsaure « tel qu’il est aujourd’hui connu et non tel qu’on
l’imaginait sottement dans un obscur et déjà lointain passé ».
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Notre héros se précipita à l’université en exigeant des explications : « Qu’est-ce qui se passe ? Vous payez-
vous encore ma tête ? Comment pouvez-vous parler sensément de Réelsaure ? » On lui démontra qu’entre-
temps la controverse s’était calmée et que l’intérêt général s’était porté ailleurs (sur une nouvelle
argumentation taxonomique concernant la filiation des oiseaux et des dinosaures). De toute façon, selon ses
informateurs, aucune personne disposant de facultés mentales normales ne pouvait contester la nouvelle
image de Réelsaure.
– Duquel ? Mais du seul, du véritable dinosaure qui vivait il y a quelque 150 millions d’années. C’était un
animal à sang chaud et…
– Mais vous m’avez dit il y a trois mois que rien n’était moins sûr…
– Mais vous m’avez dit que Réelsaure était juste une interprétation !, cria presque notre héros, oubliant le
devoir de réserve de la sociologie.
– Je ne me rappelle pas avoir jamais dit quelque chose d’aussi stupide », rétorqua le paléontologiste, piqué
au vif.
Dans les mois qui suivirent, à la grande stupéfaction de notre enquêteur, les scientifiques semblèrent avoir
perdu la mémoire de la mini-révolution qu’ils avaient eux-mêmes opérée. Plus personne ne parlait
d’interprétation. Scientosaure était de nouveau l’ombre de Réelsaure, son portrait craché.
Notre ami se sentait aussi découragé que Winston Smith remaniant l’unique copie du Time dans le roman
d’Orwell : « Jour par jour, et presque minute après minute, le passé était mis à jour. (…) L’Histoire tout
entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. (…) Les livres aussi étaient
retirés de la circulation et plusieurs fois réécrits. On les rééditait ensuite sans aucune mention de
[3]
modification . »
« Quoi, se disait notre malheureux enquêteur, les chercheurs mentiraient-ils aussi effrontément que les
adeptes totalitaires de la novlangue ? Les courageux zélotes de la vérité scientifique rejoindraient les pires
obscurantistes ? »
Cette fois-ci, le sociologue était tellement troublé qu’il n’écrivit aucun rapport, pas même préliminaire.
Tout comme Winston Smith, il marmonnait en lui-même : « La seule certitude est dans mon propre esprit,
et je ne peux être certain qu’un autre être humain partage ma mémoire. » Plus heureux que Smith
cependant, il obtint une prolongation de sa subvention, et, sans en rien dire à personne, mit au point une
stratégie bien plus agressive pour départager les relations génétiques entre ces trois fichus dinosaures.
Armé d’un magnétophone, il guetta l’apparition d’un nouveau débat sur la question, espérant découvrir les
indices qui montreraient quel dinosaure avait précédé l’autre. Réelsaure donnerait-il le jour à Scientosaure,
ou bien l’inverse se révélerait-il vrai ? Il n’eut à attendre que quelques mois, lorsqu’un éminent savant du
nom de Krulick torpilla des pans entiers de l’écologie du dinosaure en projetant une diapo : la relation
proie-prédateur s’en trouvait complètement modifiée et le nombre de carnivores diminuait d’un seul coup
des trois quarts. Le sociologue remarqua que, pour cette fois du moins, Scientosaure engendrait, sans aucun
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doute possible, Réelsaure ; quant au dernier, il s’était discrètement évanoui dans la nature en attendant que
s’éteigne la controverse à son sujet. Le sociologue se rua sur l’estrade, fonça vers le micro et n’eut de cesse
que Krulick témoigne et reconnaisse par écrit que cet aspect au moins de Réelsaure n’était qu’« une
interprétation ». Il avait eu bien raison d’agir d’une façon aussi audacieuse parce que, moins de dix minutes
après, l’auditoire commença à être convaincu par les démonstrations de Krulick. Réelsaure apparaissait à
nouveau comme la seule raison pour laquelle ils tombaient d’accord à son propos. Le passé allait pouvoir
être réécrit. Pris à contre-pied, Krulick lançait un regard malheureux sur le papier qu’il avait signé. Notre
sociologue alla se rasseoir avec un sourire machiavélique, attendant la prochaine occasion.
Après quelques années de cet exercice cruel, notre observateur put dresser une chronologie complète : sur
une carte, il reporta les dates auxquelles des « aspects » de Scientosaure et de Réelsaure avaient été
refaçonnés. Il confirma ainsi sa toute première découverte : rien ne pouvait être dit de l’un qui ne puisse
s’appliquer à l’autre. Ensuite, il essaya, au moyen de petites flèches, de dresser un arbre généalogique
montrant qui avait engendré qui. Le résultat ressemblait en gros à ceci :
Figure 9.1
A sa grande surprise, il découvrit que chaque fois que la question revenait sur le tapis (janvier 1985, juin
1986 et mai-juillet 1988), la flèche allait de Scientosaure à Réelsaure, mais en période de calme plat – ce
qui était le cas la plupart du temps – la flèche allait dans le sens contraire ! Cependant jamais Scientosaure
n’influençait ou ne causait de modifications à Réelsaure. Simplement, suivant les années, Scientosaure et
Réelsaure devenaient alternativement père et fils ! « Voilà pourquoi j’ai pu écrire tant de rapports différents,
se dit notre habile homme, mes chers amis scientifiques ont été bien plus relativistes que moi en janvier
1985, juin 1986 et mai-juillet 1988, mais entre-temps ils demeurent d’indécrottables réalistes. En plus, ces
dinosaures sont de véritables patchworks composés d’un grand nombre de pièces fluctuantes accrochées à
d’autres qui ne bougent pas trop. Le problème est impossible à résoudre si l’on considère les frères
dinosaures comme des êtres complets et homogènes. »
Pour résumer son rapport, les aspects fluctuants et chauds des dinosaures semblaient être causées par
Scientosaure, tandis que les parties stables et froides paraissaient en effet causées par Réelsaure, mais, dans
ces périodes de calme, il était difficile d’en décider, puisqu’elles se ressemblaient totalement chez les deux
bestioles, sans même qu’on puisse discerner le léger décalage si typique des périodes agitées. Un rapport
final fut écrit, qui expliquait comment, suivant l’époque de l’année, l’intensité du débat et la portion de
l’animal que l’on considérait, les relations génétiques entre Scientosaure et Réelsaure se trouvaient
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diamétralement opposées.
Le cauchemar n’était pourtant pas fini. Krulick, le savant qui avait imprudemment signé sa rétractation,
demanda à un épistémologue de l’aider à se sortir de cette situation aussi ridicule qu’embarrassante en
l’amenant au congrès suivant. Mais notre sociologue était désormais assez fort pour résister aux attaques du
philosophe. Il avait son petit diagramme. Chaque fois que l’épistémologue parlait de « la vraie réalité », de
« la chose en soi », de « l’objet intransitif du savoir », il posait simplement quelques questions : « De quel
détail parlez-vous ? Est-il fluctuant ou stable ? Chaud ou froid ? Dur ou mou ? A quel moment le
considérez-vous ? En janvier 1985 ou en mai 1986 ? Où l’avez-vous pêché ? Est-ce dans un livre ou dans
un congrès, dans un laboratoire, au cours d’une campagne de fouille ou dans une BD ? »
L’épistémologue balaya ces questions « vulgaires » d’un revers de manche et ne voulut pas même
considérer le diagramme dont le « simple aspect empirique » prouvait assez que le sociologue ne pouvait
accéder aux questions du « fondement transcendantal » des sciences. Le philosophe voulut se tirer de tout le
débat qui menaçait de tourner assez vite à l’aigre, en inventant un nouveau dinosaure, Réelréelsaure, qu’il
prétendait donc être l’arrière-grand-père supposé de Popsaure ! Lorsque Krulick lui demanda ce que l’on
pouvait dire de ce Mathusalem, le philosophe répondit que c’était un dinosaure, qu’il avait vécu
extrêmement longtemps auparavant et qu’il était à l’origine de tous les autres. Le sociologue indiqua alors
poliment que le mot même de dinosaure était une invention d’Owen et datait de 1842 ; une telle information
ne pouvait clairement dériver que de Scientosaure ; quant à la simple possibilité qu’il ait vécu des millions
d’années auparavant, elle n’avait été conçue qu’au xixe siècle en Angleterre puisque, avant cette date, la
création n’avait pas plus de six mille années. Par conséquent, aucun de ces détails n’aurait pu sortir tout
armé du patriarche que le philosophe avait en tête. Par chance, la cloche sonna, interrompant le débat.
Krulick et notre héros jaillirent hors de la pièce pour se ruer à une nouvelle session dont ils attendaient
chacun beaucoup, mais pour des raisons différentes, laissant le philosophe seul dans le petit bureau, le bras
levé, désignant en silence un point invisible et inconnu, qui, d’après lui, devait être la cause de toutes les
généalogies de dinosaures, Réelréelréelsaure, et qu’en lui-même, à cause de sa suprême vacuité, il nommait
Théosaure.
Or il se passait dans la salle de conférence un exemple typique de ce que le sociologue avait eu l’occasion
d’observer. De nouvelles empreintes fossiles avaient été trouvées dans le Wyoming et rapportées au
congrès par Bonemarrow qui ne projeta pas moins de deux cents diapositives. Bonemarrow assura que les
dinosaures marchaient à l’aide de pattes bien plantées au-dessous d’eux et pas du tout comme des lézards.
« Les empreintes le montrent sans démenti possible », dit-il. Il y avait tant de diapos et il fut si persuasif
que ses collègues en oublièrent les bémols qu’ils ajoutaient jusqu’ici à ce genre d’élucubrations. Avant la
session, on entendait des phrases du genre : « Tu sais, il y a ce type, quel est son nom, déjà ?, Bonemarrow,
qui crie partout que les dinosaures marchent debout, mais il n’a pas une seule preuve ! » A la fin, ils
déclaraient à l’unisson que Bonemarrow avait « prouvé » que les dinosaures ne marchaient pas comme des
lézards.
A la grande surprise des observateurs extérieurs que notre sociologue avait invités comme témoins, les
chercheurs n’avaient pas fini de prononcer ces mots que la phrase même qu’il venait de juger se cliva en
deux parties : la première sortit des lèvres de Bonemarrow pour devenir une « représentation de » quelque
chose, une véritable phrase, faite seulement de mots et appartenant aux seuls bavardages humains ; pendant
que l’autre moitié allait se coller sur Réelsaure, modifiant sa façon de marcher, pétrifiant cette nouvelle
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image, et devenant bientôt un élément de la nature extérieure, une chose en soi. Notre héros, maintenant
blasé par la reproduction régulière de ce petit miracle, attendait la métamorphose suivante en regardant sa
montre : effectivement, une minute plus tard, la réalité extérieure devenait la cause de l’interprétation de
Bonemarrow et la seule raison qui permettait d’expliquer la conviction de ses collègues !
En dépit de son protocole particulièrement astucieux, le sociologue était toujours aussi seul que ce pauvre
Smith à être convaincu par sa propre argumentation sur le caractère « construit » des dinosaures. Chaque
fois qu’un nouveau raisonnement concernant les dinosaures du passé convainquait les paléontologues, il
était immédiatement « naturalisé » par le même tour de passe-passe, et l’opération d’empaillage se passait si
vite que notre sociologue n’avait jamais le temps de convoquer la presse pour prendre une photo.
Afin de tenter une nouvelle fois de convaincre ses collègues, notre héros concentra ses efforts sur le
phénomène opposé. Au lieu d’étudier la construction d’un fait, il choisit d’étudier la déconstruction d’un
artefact. Avant l’un des congrès de la Société de paléontologie, Réelsaure se trouvait doté d’un cerveau
ridiculement petit, et bien sûr, son fils, Scientosaure n’en avait pas un plus gros. Or, il advint que, peu après
le colloque, ils se retrouvèrent tous deux avec « juste la bonne taille de cerveau que l’on pouvait s’attendre
à trouver chez un gros reptile ». Qu’était-il arrivé à leur cerveau jusque-là ridiculement petit ? Pendant le
congrès, la petitesse du cerveau de Réelsaure s’était progressivement transformée en artefact, sous les coups
portés par Harry Jerrison. Alors que cette proportion faisait partie des évidences de la nature, elle avait
d’abord glissé de Réelsaure à Scientosaure (comme si l’ancêtre ne voulait plus assumer la responsabilité
d’un trait dont l’origine devenait douteuse), puis elle était devenue une simple interprétation dans la tête des
paléontologues, pour se transformer en une erreur. Où étaient toutes les preuves évidentes d’un petit
cerveau – crâne plat, cervelle de la taille d’un petit pois ? Elles s’étaient tout simplement diluées dans l’air
de façon aussi complète que les électrons d’un texte écrit à l’ordinateur et qu’on efface par erreur. La
célèbre petitesse des cerveaux de dinosaures n’était qu’un artefact, une erreur de calcul, un mythe, une
opinion, moins que rien, une fiction. Réelsaure était aussi intelligent qu’il pouvait l’être, et les savants se
gaussaient maintenant de ceux qui voyaient les dinosaures ployer « sous le joug d’une stupidité
artificiellement imposée ».
Notre ami sociologue déclara triomphalement que, sans aucun doute possible, l’éclat de Jerrison était bien
la seule cause de ce qui avait transformé le cerveau de Réelsaure et non pas la conséquence d’un
quelconque changement du patriarche lequel, sans la courageuse intervention de ce chercheur, aurait pu
rester cent sept ans doté d’un cerveau grotesquement petit. Lorsqu’il conclut que Jerrison était réellement
Scientosaure et que c’est lui seul, au fond, dont le travail animait de l’intérieur l’énorme maquette de
Réelsaure, personne ne l’applaudit. En fait, il fut purement et simplement expulsé par un groupe de
paléontologues furieux et excommunié de tous les colloques à venir. Comme dans la pièce de Ionesco, ses
amis chercheurs s’étaient transmutés à moitié en dinosaures, et les claquements de leurs mâchoires et de
leurs griffes le poursuivirent pendant des mois.
« Pourquoi ne m’ont-ils pas cru, se demandait-il encore tremblant, malgré mon irréfutable démonstration ?
Quelque chose a dû m’échapper » Il se rappela soudain du troisième dinosaure qu’il avait complètement
négligé jusque-là, puisque celui-ci se proclamait modestement le benjamin de la famille. Notre héros décida
donc d’interviewer Popsaure.
Quelle différence entre la vie de ce veinard et celle de ses ancêtres prétendus ! Réelsaure restait invisible
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excepté durant les périodes de calme et dans les livres de philosophie des sciences où il rampait et ruminait
en compagnie de son père Réelréelsaure. Scientosaure menait une dure vie, cantonné dans quelques mètres
carrés du Muséum d’histoire naturelle ou du British Museum, manipulant (ou manipulé par) des diapos, des
empreintes, des moulages et des calculs, n’existant qu’au travers de fragiles réseaux tissés entre guère plus
de quelques centaines de paléontologues passionnés et sous-payés. Mais Popsaure, lui, s’étalait partout,
installé confortablement dans chaque dessin animé, boîte de lait, Parc jurassique, palais de la Découverte,
dans des spots télé, dans les romans de science-fiction et peuplait les esprits émerveillés des enfants ou les
terrifiait à force d’effets spéciaux. Il pouvait être fait de cire, de béton, de plastique, de papier mâché, de
n’importe quelle forme et de n’importe quelle taille. Tandis que Reélsaure restait sourd et idiot,
Scientosaure extrêmement circonspect, Popsaure était incroyablement sociable au point de se mêler à
n’importe qui ou n’importe quoi. Notre sociologue le rencontra souvent avec des hommes des cavernes, des
lions et des fusées ; il vit des gens prendre le thé dans une reconstitution en béton de son estomac et le vit
même en pendentif titillant la poitrine d’une brunette.
En discutant avec lui, notre paléosociologue découvrit un détail inattendu. Popsaure prétendit cette fois-ci
ne pas être issu de Scientosaure, mais venir « en droite ligne » de Réelsaure. Déconcerté par cette réponse,
l’enquêteur tenta de pousser plus avant, et ce qu’il découvrit fut bien plus étrange. Interrogés sur Réelsaure,
la plupart des gens évoquaient des détails appartenant clairement à Popsaure. S’ils connaissaient un trait
marquant de Réelsaure, c’est qu’ils l’avaient remarqué dans un parc d’attraction, ou une foire, dans un livre
d’enfants, au mieux dans un dictionnaire… Tout se passait comme si Popsaure était vraiment à l’origine de
Réelsaure, et personne ne pouvait trouver de trait du second qui ne vînt pas du premier. Cela n’était pas
seulement vrai d’analphabètes, mais aussi des paléontologues. Dès 1853, la salle de l’iguanodon avait été
ouverte au Crystal Palace : les Iguanodons avaient une légère ressemblance avec les iguanodons
[4]
« scientifiques », mais les iguanodons réels s’inspiraient largement de leur image populaire !
Notre pauvre sociologue n’avait plus qu’à reconnaître que tous les caractères de stabilité, de solidité, de
permanence et d’extériorité qu’on attribuait à Réelsaure venaient en fait de Popsaure, même si quelques
détails du squelette, du comportement ou de l’écologie étaient bien offerts par Scientosaure. La résistance
des gens à admettre son point de vue constructiviste avait deux causes : la première était le renversement
« naturel » de la domination génétique entre Réelsaure et Scientosaure pendant que les polémiques faisaient
rage ; la seconde venait de la transformation subreptice de Popsaure en Réelsaure pour étoffer un peu la
« réalité extérieure » sans cela trop évanescente.
Croyant avoir dénoué ce petit problème de génétique, il voulut rédiger enfin le rapport final, mais une voix
caverneuse l’interrompit : « Quelle force engendra les trois dinosaures ? » Il se réveilla soudain, chassant
les dernières brumes du cauchemar, et, après son petit déjeuner, s’installa à son bureau pour compiler les
statistiques du Science Citation Index jurant, mais un peu tard, de ne plus se préoccuper de philosophie.
Notes
[1] Travail soutenu par une bourse de la National Science Foundation n° 18 676, et par une subvention
spéciale du Syndicat des travailleurs relativistes de la preuve n° AC-234 567.
[2] Tous les détails sont empruntés aux articles et livres suivants : E. Buffetaut, « Le centenaire des
Iguanodons de Bernissart », La Recherche, n° 88, 1978 ; E.H. Colbert, Dinosaurs : their Discovery and
https://www-cairn-info.federation.unimes.fr:8443/...0.htm#xd_co_f=MmUxN2QwZjM3YmVlNzk1ZWizODE1ODQ0NzY0NTAwODc=~[03/04/2020 16:07:53]
Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un sociologue | Cairn.info
their World, Hutchinson, Londres, 1962 ; Stephen Jay Gould, La Foire aux dinosaures, Le Seuil, Paris,
1993, et surtout à l’inimitable livre d’Adrian Desmond, The Hot-Blooded Dinosaurs, Blond and Brigg,
Londres, 1975.
[3] George Orwell, 1984, Gallimard, Folio, Paris, 1993, p. 62-63. Traduction de Amélie Audiberti.
[4] Voir les étonnants exemples donnés dans Martin J.S. Rudwick, Scenes from Deep Time. Early Pictorial
Representations of the Prehistoric World, The University of Chicago Press, Chicago, 1992.
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Le travail de l’image ou l’intelligence savante redistribuée | Cairn.info
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Le travail de l’image ou l’intelligence savante redistribuée
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 143 à 170
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Article
Figure 10.1
Cette gravure de Durer illustre le plus simple des appareillages de laboratoire. Il s’agit bien d’un instrument. On y
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Le travail de l’image ou l’intelligence savante redistribuée | Cairn.info
voit le monde en trois dimensions (sous la forme d’une ville fortifiée représentée en deux dimensions !),
transformé, grâce à la grille, au gnomon, au crayon, en un monde en deux dimensions sur la feuille de papier de
droite également quadrillée. La règle et le compas qui ne pouvaient s’appliquer au monde à trois dimensions vont
pouvoir s’appliquer sans difficulté sur la carte dressée selon les coordonnées cartésiennes. Le gnomon dressé est
indispensable pour calibrer la vision et fixer le point de vue de l’observateur (pourvu toutefois qu’il soit borgne).
Le protolaboratoire est installé en pleine campagne mais il transforme déjà notre vision.
— (Cliché CNAM.)
Figure 10.2
Que voit ce démonstrateur à travers ce microscope de MacArthur ? Un monde trop petit pour nos sens. Que fait-
il ? Il le prépare longuement, le fixe, le colore, l’éclaire, l’agrandit, le déforme, le reforme, le corrige, le fait
tourner plusieurs fois à angle droit et finalement le projette sur son œil. Mais c’est sa main gauche qui compte.
Voici qu’il écrit et dessine ce qu’il voit, ce qu’il croit voir, ce qu’il sait voir, sur une feuille de papier millimétré.
Comme dans l’image précédente, le monde devient un dessin sur une surface plane que l’on peut inspecter du
regard, manipuler, classer, archiver, reproduire, superposer à d’autres dessins.
— (Cliché CRCT.)
Figure 10.3
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Au laboratoire d’Étienne-Jules Marey, la méthode graphique est à son apogée. C’est le mouvement maintenant
qu’il s’agit de transformer en papier et non plus seulement le monde en trois dimensions ou celui dont les
dimensions nous échappent. Le site expérimental est entièrement artificiel. Le laboratoire est séparé
soigneusement de l’arène par une paroi de bois et de verre. Le pauvre soldat court, mais à chaque poteau qu’il
franchit, voici qu’un courant électrique transmet un signal à un petit inscripteur déroulant un enduit de noir de
fumée. L’horloge dans le laboratoire bat la cadence. En déroulant le papier enduit de noir, le stylet révèle les
variables cachées de la course qui étaient invisibles à l’œil nu. Le mouvement est devenu inscription. Le temps est
devenu de l’espace à deux dimensions. Etienne-Jules est absent.
— (Cliché École des Mines.)
Figure 10.4
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Que, partout où s’exerce une force, un instrument soit branché, telle est la méthode du physiologiste et ergonome
Jules Amar, fidèle disciple de Marey. Comment faire du travail humain un objet de science ? Comment étudier
l’ergonomie d’une pelle ? En y installant un détecteur. Toute force exercée peut devenir information dans le
laboratoire et dans l’atelier d’un chercheur astucieux. L’objet le plus anodin, le plus ancien devient instrument
sophistiqué de science.
— (Cliché CNAM.)
Figure 10.5
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Comment rapprocher la géométrie et les mathématiques et un mutilé de guerre ? Impossible. Les appliquer aux
diagrammes produits par les stylets des inscripteurs de Jules Amar, élève de Marey, pendant la guerre de 1914-
1918, est tout à fait possible. Les mathématiques ne s’appliquent jamais au monde physique directement. Il leur
faut un intermédiaire, le papier millimétré, le cylindre enduit de noir de fumée, le stylet, les détecteurs, les
courants électriques, l’atelier devenu capteur de signaux. En bas c’est le monde. En haut c’est la science. En bas
c’est l’établi-laboratoire où rien ne se passe sinon pour être inscrit ; en haut c’est le domaine du laboratoire lieu de
calcul où l’on mesure à même les inscriptions.
— (Cliché CNAM.)
Figure 10.6
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Rien ne dit toutefois qu’il soit aisé de trouver des détecteurs. Quoi de plus évanescent qu’une odeur ? Et pourtant,
un laboratoire qui fabrique des déodorants doit bien être capable d’en décider. Un panel est convoqué qui recrée,
par le nez multiplié des femmes reniflant les dessous de bras de camionneurs, un instrument fiable. Un peu de
statistiques, quelques réplications et voici, dans le bureau du chimiste, une nouvelle feuille de papier qui indique,
par quelque jolie courbe, les avantages comparés des différents composés. Que le détecteur soit humain n’enlève
rien à la fiabilité des résultats. Les dames ont d’ailleurs des blouses blanches et l’alignement des cobayes montre
bien que nous sommes en science.
Figure 10.7
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Dans son livre, Presque humains, aux éditions Eshel, Shirley Strum montre l’un des extrêmes possibles de
l’instrument scientifique. Un corps discipliné, un crayon, de nouveau une feuille de papier, une montre, un support
rigide pour pouvoir écrire, un dictaphone parfois pour dicter très vite les interactions que l’on ne parvient plus à
inscrire, un inventaire codé des comportements que l’on a appris par cœur afin de pouvoir noter plus vite. Nous
sommes loin du laboratoire ici, mais toujours dans la science. Au lieu d’amener les babouins du Kenya à la cage
du laboratoire de physiologie, c’est l’anthropologue qui s’est déplacée et qui s’est faite babouine parmi les
babouins. Mais elle demeure un enregistreur et des plus méticuleux. Aucune information n’est recueillie qui ne
soit saisie sur ordinateur, correlée statistiquement, éprouvée par des tests de plus en plus exigeants, comparée à
d’autres, vérifiées par les collaborateurs. Tous les mois, les observateurs du même groupe calibrent leurs
détecteurs en comparant les descriptions qu’ils font du même comportement.
— (Cliché Shirley Strum.)
Figure 10.8
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Nous voici à l’autre extrême. Cette fois-ci c’est le monde qui vient dans le laboratoire. La chercheuse du
laboratoire du Salk Institute est entièrement entourée par le spectromètre de masse, en effet massif. Elle ne lit pas
simplement sur la petite fenêtre de l’instrument les résultats, car ils seraient illisibles. Il lui faut un ordinateur qui
crachera sur l’imprimante située derrière elle ses résultats déjà digérés. Nous n’avons pas affaire, comme dans
l’image précédente, à une prise d’informations à partir de la matière même de l’interaction, mais à un empilement
de sous-instruments, dont chacun est lui-même un mini-laboratoire créé par une branche différente des sciences ou
de l’industrie. Chacun de ces mini-mondes fait subir des épreuves à des spécimens soigneusement préparés.
Toutes les petites différences de résistance enregistrées lors de ces épreuves deviendront des signes de la nature de
l’échantillon. La jeune chercheuse est entourée de chiffres et de voyants dont certains ont une fonction de contrôle
des opérations et dont quelques-uns ont une fonction de connaissance, de prise de données.
— (Cliché Salk Institute.)
Figure 10.9
Entre les deux extrêmes, il existe tous les intermédiaires. « Si tu ne vas pas au laboratoire, le laboratoire ira à toi. »
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Ce que déplacent les ingénieurs de Schlumberger entre les deux guerres n’est pas seulement leur compétence,
c’est leurs instruments, et même leur cabine, véritable laboratoire roulant. Profitant de la descente des carotteurs
dans les puits de pétrole, ils y insèrent le maximum de détecteurs, et transforment en inscription, en “logging”, les
petites différences de résistivité que leurs appareils ont enregistrées. Le laboratoire central n’est toutefois pas celui
des chercheurs, mais celui des pétroliers pour lesquels ils travaillent. Leur laboratoire ne doit rapporter que les
informations concernant l’amélioration des méthodes de détection. Les résultats restent secrets et ne doivent
profiter qu’aux clients.
— (Cliché archives Schlumberger.)
Figure 10.10
Il existe bien d’autres moyens pour rendre le monde présentable et connaissable que de le transformer en papier
millimétré. Les collections sont les instruments des nombreuses sciences naturelles. Elles y présentent les
spécimens dans des états intermédiaires entre le monde naturel (comme celui des babouins de la photo 5) et celui,
artificiel, du laboratoire. Dans l’ancienne galerie du Muséum d’histoire naturelle, magnifiée par le texte de Michel
Butor et les photos de Pierre Béranger (Les Naufragés de l’Arche, La Différence, Paris, (1981), les oiseaux du
monde entier se trouvent tous simultanément rassemblés et synoptiquement visibles, par le truchement de
l’empaillage — ce que l’on appelle drôlement en français du beau mot de « naturalisation ». Les collections
permettent de rassembler le monde qui se range donc dans des placards et des tiroirs aussi bien qu’il s’écrit sur
papier.
— (Cliché Pierre Béranger.)
Figure 10.11
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Sur cette gravure du Scientific American de 1885, on voit une autre collection, celle des machines d’une école
d’ingénieurs à l’université Cornell aux États-Unis. Là encore le rangement, le rassemblement, le classement
rendent visible la comparaison. Comment faire une taxonomie des machines si celles-ci ne sont pas visibles à la
fois sous le même regard ? Les machines ne sont jamais descriptibles en mots. Mais les véritables machines sont
énormes et dégoûtantes. La solution, là encore, est intermédiaire, des modèles réduits soigneusement entretenus et
rangés. Il ne s’agit pas d’un musée. La technologie, c’est-à-dire la science des techniques, n’est possible, depuis la
bibliothèque d’Alexandrie, qu’à la condition d’opérer de tels arrangements.
— (Cliché Eugène Ferguson.)
Figure 10.12
Parfois, il faut créer des instruments énormes pour accéder à des phénomènes que nul ne peut contrôler. Ce n’est
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plus le laboratoire qui se déplace, ce n’est plus le monde qui se prépare, se range ou se mobilise, ce sont nos sens
que nous varions afin de nous rendre capables de saisir ce qui est présent au milieu de nous mais que nous ne
percevions pas jusqu’ici. Les émissions radio que le ciel nous envoie ne sont pas lointaines. Nous baignons en
elles sans nous en apercevoir. Ce radiotélescope australien des années soixante permet d’accéder à ce que nous
avions sous la main et qui maintenant « tombe sous le sens ». Mais, pour le construire, il faut recourir à d’autres
instruments. Sans un alignement précis des membrures, le radiotélescope serait flou. Les instruments du géomè
tre-arpenteur sont donc indispensables à l’astronome comme aux ouvriers du chantier.
— (Cliché Australian News and Information Bureau.)
Figure 10.13
Sans la métrologie, pas de science et presque pas d’industrie. Ces instruments n’ont pas pour objet de produire
directement des connaissances, mais ils tiennent pourtant toutes les connaissances. Sans ce protecteur du volt au
Laboratoire national de métrologie, aucun voltmètre ne pourrait être calibré assez finement. Sans voltmètre
calibré, combien d’instruments en aval se mettraient à errer ? Les chaînes métrologiques tiennent toutes les
chaînes instrumentales.
— (Cliché Laboratoire central des industries électriques.)
Figure 10.14
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Aucun instrument n’est lui-même final. L’inscription de l’un devient le monde de l’autre. Les images du mont
Palomar deviennent des photographies, et voici qu’un autre instrument est nécessaire pour les inspecter à loisir.
Que regarde le professeur Rudolph Minkowki ? Le ciel ? Une photographie du ciel ? Est-ce un télescope ou un
microscope ? Pas de représentation, sans re-représentation. Ce ne sont pas les inscriptions que nous étudions mais
une cascade d’inscriptions qui se représentent les unes les autres, se résument, s’analysent, se recombinent.
— (Cliché CRCT.)
Figure 10.15
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Non, décidément, le travail scientifique ne ressemble pas à ce mythe que diffuse par cette photographie l’Institut
psychologique. Même si l’on peut apprécier que la science soit une femme à grandes ailes qui soulève
délicatement les voiles de la vérité — au lieu du mâle habituel violant ses secrets —, il est difficile de croire que la
vérité sorte nue de ses rencontres avec les savants. Il semble que les chercheurs aiment plutôt la vérité chaudement
vêtue, délicatement voilée par les instruments mêmes qui la révèlent.
— (Photo D. R.)
Replonger les savoirs dans les savoir-faire
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P ourquoi les iconoclastes ne peuvent-ils respecter l’iconophilie des savants ? Un exemple pris entre
mille nous en donne l’explication. Un philosophe du langage, A. Gardiner, croyant définir l’esprit
scientifique, écrit : « La tâche de la science n’est pas de laisser entendre (imply), mais d’énoncer
explicitement (state) ; sa tâche est de porter à la lumière du jour des faits intriqués et enchevêtrés, de les
[1]
séparer les uns des autres, et de les exposer à la vue publique . »
Les épistémologues prennent pour des métaphores ce que la pratique savante prend littéralement. En
croyant parler d’idées, Gardiner ne décrit-il pas exactement le travail de dépliage d’une carte, d’un tableau
synoptique ou d’un arbre classificatoire ? Comment énoncer quelque chose « explicitement » sinon par une
inscription que l’on chargera de transporter au loin les éléments du contexte ? Comment « porter à la
lumière » sans déplacer à travers le temps et l’espace, sans capitaliser par accumulation dans des centres de
calcul ? Comment séparer ce qui est « intriqué » sans multiplier les inscriptions et les combiner côte à côte
sur une table ou sur un écran d’ordinateur ? Comment avoir une « vue publique » sans voir et discuter entre
collègues ? Enlevez les clichés épistémologiques de cette phrase, et vous avez une bonne définition des
inscriptions : il faut en effet charger l’énoncé, le déplacer, et le combiner afin de voir à plusieurs quelque
chose que nous dominons du regard et discutons en commun (voir le cas de l’Amazonie, p. 171). Au
moment même où l’épistémologue croit s’élever infiniment au-dessus des formes de connaissance du
vulgaire (laquelle est dite par contraste « implicite », « intriquée », « obscure », « emmêlée », ou
« privée »), il définit un métier parmi d’autres qui ne mobilise que des capacités cognitives tout à fait
usuelles mais appliquées à des inscriptions en effet originales.
Les sciences se développent en appliquant des compétences ordinaires à des matières neuves, de même que
la boulangère produit soit du pain soit des éclairs en appliquant une force de travail commune à de la pâte à
pain ou de la pâte à chou. Certes, les habitudes professionnelles finissent par créer des corps entraînés de
façon si sélective qu’ils peuvent finir par diverger, au point qu’on pourra distinguer un boulanger matinal
les bras couverts de farine d’un mathématicien noctambule aux mains couvertes de craie. Mais les petites
différences de métier ne sont pas si grandes que les épistémologues nous fassent toute une histoire et aillent
jusqu’à séparer les « connaissances explicites » et les pauvres « savoir-faire implicites ». Le travail
scientifique pour déplier, expliciter, lisser les inscriptions nous apparaît lui-même implicite, intriqué,
obscur, roulé dans une pratique qu’il n’y a guère encore nul ne savait étudier.
Si l’on voulait résumer d’une phrase la transformation récente de la philosophie des sciences qu’illustre ce
reportage sur les images, il faudrait dire que le savoir est devenu savoir-faire. La connaissance qui,
jusqu’ici, dominait les pratiques n’est plus aujourd’hui qu’un sous-ensemble de celles-ci. Le développement
des institutions scientifiques, quelques soubresauts en psychologie, la naissance de l’anthropologie
cognitive, celle plus récente de l’ethnométhodologie, y sont évidemment pour beaucoup, mais c’est l’usage
courant de l’ordinateur qui a contribué à cette matérialisation de la pensée. Une machine qui calcule, qui
écrit, qui lit, qui visualise, qui combine, cela donne des idées aux matérialistes. La pensée s’y trouve non
seulement incarnée, mais aussi produite et calculée. Ce que la théorie de l’information avait commencé, la
pratique de l’informatique l’achève : l’information devient un élément du monde physique. Le philosophe
et la secrétaire qui comptent en bauds et en bytes ne peuvent plus être idéalistes. L’usage de plus en plus
[2]
répandu du mot « technologies de l’intelligence » marque cet hybride jadis impensable .
A elle seule, bien sûr, la diffusion de l’informatique n’aurait pas suffi car les mythes de la machine pensante
pèsent aussi lourd que ceux du savant à idées. Une machine qui calculerait logiquement serait encore
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idéaliste. Pour aller plus loin, il fallait que la pratique de la pensée fût elle-même étudiée en détail. Les
psychologues, les ethnologues, les ehnométhodologues, qui s’abattirent sur les laboratoires, retirèrent un à
un les privilèges du savoir pour les rendre aux savoir-faire, humbles et méprisés depuis les Grecs.
L’épistémè devenait une métis parmi d’autres. Au lieu de l’échelle des connaissances qui montait depuis les
degrés les plus bas de la pratique irréfléchie jusqu’au ciel des Idées, il n’y avait plus qu’une table rase de
savoir-faire tous également réfléchis. Le travail théorique reprenait sa place honorable et digne parmi les
autres corps de métier à côté de la plomberie, de la charpente et du dessin industriel. L’apprentissage du
calcul, l’activité mathématique, la production des théories, le durcissement des faits, devinrent des pratiques
individualisées, localisées, concrètes, humaines, trop humaines. Les machines jouaient un rôle dans cette
production, mais les gestes, les rites, les trucs du métier, le compagnonnage, les mœurs locales, l’air du
temps et l’âge du capitaine, avaient aussi leur importance. Comprendre un laboratoire, un institut de
recherche, un centre de calcul, c’est aujourd’hui parler, pour employer le mot des cogniticiens,
d’intelligence distribuée. L’intelligence ne se rassemble plus en un lieu – elle ne se recueille ni dans le
cerveau, ni dans la connaissance tacite, ni dans les machines, ni dans le groupe social, ni dans les
concepts –, elle se distribue.
Cette immense transformation revient à inverser la forme et le fond, les causes et les conséquences, le rôle
des produits et celui des modes de production. Jusqu’aux années soixante-dix, le savoir scientifique passait
pour universel, souvent abstrait et se résumait assez bien par ses théories. Un certain aspect local, des
circonstances, des cas particuliers, des poches d’archaïsmes ou d’irrationalité demeuraient encore, mais tous
ces résidus souillaient comme des décharges un paysage par ailleurs solide et sain. Tout change avec la
redistribution de l’intelligence. Ce sont au contraire les théories, les universaux, les abstractions, qui
apparaissent comme des poches, des îlots, des circonstances locales, au milieu d’un océan de pratiques dont
psychologues et sociologues s’aperçoivent qu’ils ignorent à peu près tout. Certes, il faut bien des savoir-
faire particuliers afin de produire des théories, des abstractions, des universaux, mais ceux-ci deviennent
des produits justement, et non des causes. Les substantifs « abstraction », « universaux », « théorie » sont
de très mauvais adjectifs et d’exécrables adverbes. Une théorie n’est pas faite théoriquement. Une
abstraction n’est pas produite de façon abstraite. Un universel n’est pas fabriqué universellement. Pas plus
qu’une raffinerie de pétrole n’est elle-même raffinée…
C’est nous faire beaucoup d’honneur. Nous n’avons fait que prendre en compte la transformation du
monde, l’émergence de la Big Science, et le développement foudroyant des technologies intellectuelles.
Nous n’avons fait qu’adapter la psychologie savante à ses conditions d’exercice. Le penseur isolé comme
Descartes dans son poêle réfléchissant par-devers soi aux concepts les plus abstraits de la physique
universelle ne peut avoir la même psychologie, la même sociologie, la même épistémologie, que l’attaché
de recherche du CNRS, bidouillant un détecteur du CERN de 5 millions de francs dans une équipe de
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Le travail de l’image ou l’intelligence savante redistribuée | Cairn.info
quatre cents personnes parlant six langues, aux prises avec un zoo de particules perdues dans des super-
ordinateurs. Si l’on ne voulait pas redistribuer l’intelligence savante, alors il ne fallait pas développer les
longs réseaux scientifiques, les lourds équipements, les lentes expériences qui l’ont instituée. Après tout,
c’est Bachelard qui parlait des « travailleurs de la preuve » et désignait les instruments comme comme
autant de « phénoméno-techniques ».
L’épuisement de l’ancienne épistémologie ne résout pourtant rien, car les savoir-faire ne sont pas plus
faciles à étudier que les savoirs. Une fois que l’on a enfoui les seconds dans les premiers, tous les
problèmes se posent à nouveau et notre ignorance n’a pas diminué pour autant. Certes, il est devenu inutile
d’aller chercher dans la méthode scientifique, dans le cerveau des savants, dans les aptitudes cognitives des
théoriciens, quelque faculté mystérieuse qui les mettrait à part des autres. Ils ont rejoint la commune
humanité puisque leurs productions ne sont pas absolument différentes des autres. La dissolution de ce
grand partage, la fin de cette division absolue entre savoirs et savoir-faire est utile et roborative, mais elle
laisse le problème entier. Ceux qui produisent des sondes d’ADN sont relativement différents de ceux qui
produisent des tracés de particules, exactement de même que le savoir-faire d’un vigneron de l’Ardèche
diffère quelque peu de celui d’un Bourguignon. Une fois débarrassé des absolus, les relations demeurent qui
exigent d’être spécifiées.
Or, cette tâche n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire. A lire les ouvrages sur le travail savant, on
s’aperçoit que l’on est tombé de Charybde en Scylla. Plus précisément, l’erreur épistémologique continue,
mais sous une forme inversée. Les épistémologues prétendaient naguère que puisque les produits
scientifiques étaient universels, abstraits et théoriques, leur mode de production (méthode, cerveau,
concepts…) devaient être eux-mêmes universels, abstraits et théoriques. Une fois découvertes par Newton,
les lois de la pesanteur échappent à l’Angleterre du xviie siècle. Or, que prétendent aujourd’hui les
psychologues et sociologues du travail savant ? Puisque les modes de production des sciences sont locaux,
idiosyncrasiques, manuels et pratiques, leurs produits doivent eux aussi devenir localisés, circonstanciels,
[3]
pratiques et manuels … Si l’on ne peut apprendre à détecter les ondes gravitationnelles qu’en absorbant in
situ le savoir-faire du professeur Weber, pour reprendre un exemple célèbre de Collins, les ondes
gravitationnelles doivent demeurer pour toujours locales et dépendre à jamais des rares compétences
incorporées dans quelques praticiens. L’argument semble inverse, mais la structure du raisonnement reste
exactement la même, ce qui explique à la fois l’intensité des controverses et leur stérilité. Dans les deux cas,
les « universalistes » et les « localistes » (aussi différents l’un que l’autre que les « grosboutistes » et les
« petits-boutistes ») font glisser le mode de production sur le produit, le substantif dans l’adjectif. Le mode
de raisonnement de l’épistémologie continue de régner en maître chez ses adversaires les plus acharnés. Il
semble qu’on ne soit toujours pas capable de concevoir des productions universelles-abstraites-théoriques
qui soient elles-mêmes localement fabriquées. Les « localistes » acceptent au fond la thèse de leurs ennemis
qui les accusent de rabaisser la dignité des produits scientifiques. Or, il ne s’agit pas des produits, mais des
modes de production.
Est-il possible de les distinguer et d’échapper à la fois aux universalistes (qui n’expliquent rien puisqu’ils
font du savant lui-même un être théorique et abstrait) et aux localistes (qui n’expliquent rien non plus
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puisqu’ils transforment les produits scientifiques en autant d’œuvres locales et particulières) ? Peut-on
respecter la spécificité des ouvrages sans accorder aux ouvriers de fantastiques privilèges ?
Le problème n’est difficile que pour les sciences, car nous connaissons tous la solution dès qu’il s’agit de
travaux publics ou de techniques. Nul ne prétendra qu’un réseau téléphonique lorsqu’il finit par « couvrir la
planète » demeure toujours local. Mais personne ne contestera non plus qu’il faut des ouvriers, des
ingénieurs, des contremaîtres et des machines pour poser localement les lignes et assembler les centraux.
Pour prendre un autre exemple, c’est la nature même des savoir-faire des tunneliers que de creuser un
tunnel qui nous permettra d’ignorer leur savoir-faire et d’aller de Paris à Londres en trois heures. Les
savoir-faire disparaissent dans le produit fini, c’est une banalité de la sociologie du travail. Pourquoi cette
banalité devient-elle si difficile à accepter pour les produits scientifiques ? Parce que nous ne considérons
justement pas les sciences comme des réseaux techniques parmi d’autres.
Les épistémologues à l’ancienne avaient bien senti cette difficulté. C’est pourquoi ils avaient inventé une
différence absolue entre le contexte de découverte (le monde local et circonstanciel de la cuisine
scientifique) et le contexte de justification (le monde universel de la preuve et de la vérité). Bien que cette
fausse solution ait paralysé pendant des années la recherche sur la recherche en faisant d’une distinction
relative une différence absolue et donc inétudiable, elle exprime, à titre de symptôme, une difficulté bien
réelle. Il y a deux éléments à expliquer et non pas un seul comme le croient trop vite les localistes : la
production circonstancielle, certes, mais aussi la distribution universelle des produits ; la boîte ouverte,
mais aussi la boîte noire ; la controverse, mais aussi le fait avéré. La tâche consiste à interpréter ce
symptôme sans en être dupe, à respecter la distinction des produits, sans rien accorder au mythe qui dépeint
des producteurs radicalement distincts de la commune humanité.
La difficulté devient ici philosophique (et non plus seulement épistémologique), car c’est notre impuissance
à comprendre les rapports du local et du global qui nous empêche de poser le problème de l’intelligence
savante. Dès que l’on reverse l’universel (produit) dans le local (production), en prenant pour modèle des
sciences les grands travaux techniques, voici qu’on nous accuse aussitôt du péché de relativisme. Aux yeux
des savants, quelque chose d’essentiel semble perdu dans ce renversement. Or si l’on devient localiste,
quelque chose d’essentiel se perd en effet : l’aptitude des produits scientifiques à se diffuser, à tisser
universellement des liens. Contrairement aux « universalistes », je veux bien sacrifier la méthode, les
privilèges insensés de l’esprit scientifique, mais, contrairement aux localistes, je ne veux pas abandonner la
particularité des choses savantes – pas plus qu’en étudiant la vinification nous ne voudrions confondre un
vin de Corton avec une piquette de l’Ardèche… Le problème demeure toujours de respecter les différences
sans pour autant passer par l’absolu.
Les localistes croient vraiment, comme je l’ai dit plus haut, que les circonstances de sa production rendront
le produit local, qu’il portera toujours, qu’il devra toujours porter, soit cette tare, ce péché originel, soit
cette vertu, cette grâce originelle. Le premier pulsar, étudié par le localiste Steeve Woolgar, n’aura jamais le
droit de sortir du radiotélescope où il fut construit, alors que pour les universalistes il n’aura jamais le droit
que d’y passer rapidement, histoire d’y être découvert ! Au signe près, les localistes partagent les mêmes
croyances que leurs ennemis. Ni les uns ni les autres ne peuvent expliquer comment un lieu circonstancié
peut produire de l’universel délocalisé. Ni les uns ni les autres ne sont capables d’imaginer des chemins
nouveaux reliant le local et le global (que trace au contraire le plus petit photomontage, comme on le voit
p. 145 et p. 171). Ou bien vous accordez l’universalité aux produits comme aux modes de production, ou
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bien vous plongez irrémédiablement les uns comme les autres dans les circonstances locales. Tel est le
diktat commun aux deux écoles.
Pour se sortir de cette difficulté, il faut reconnaître deux relativismes, dont l’un seulement est complet.
J’appellerai « absolu » le relativisme de ceux qui veulent irrémédiablement localiser les sciences en les
attachant pour toujours à leur mode de production circonstanciel. Ce relativisme absolu considère qu’il a
fini sa tâche lorsqu’il a critiqué l’épistémologie et fait basculer le global dans le local. Malheureusement
pour lui, ce relativisme possède en commun avec ce qu’il critique le mot « absolu ». J’appellerai au
contraire « relativisme relatif » ou « relationnisme » celui qui s’oppose tout à fait à l’absolu. Le local n’est
pas plus assignable que le global. Les modes de production ne limitent pas durablement la nature locale des
produits. L’activité scientifique dessine des réseaux dont la topologie ne rentre jamais dans l’alternative des
points et des surfaces. Le mot relativisme, on l’oublie trop souvent, ne s’oppose nullement à l’universalisme
mais seulement à ce monstre que tout le monde dit vouloir combattre : l’absolutisme.
Les travaux de plus en plus nombreux sur l’image scientifique sont souvent mal compris parce qu’ils
explorent ces configurations inusitées de local et de global que ne peuvent littéralement « encadrer » ni les
[4]
localistes ni les universalistes . Les seconds ne comprennent jamais comment l’on peut se passionner
autant pour de simples inscriptions et les premiers pour le mouvement des traces. Les universalistes
trouvent que l’arrêt sur image devient une fixation, au sens propre ; leurs adversaires pensent que suivre le
mouvement de l’image revient à pécher contre la stricte méthode ethnographique. Pourtant, le travail de
l’image savante oblige à suivre les deux aspects, l’arrêt et le mouvement, le local et le global, le papier de
l’image et la forme tracée par sa rotation. Tant pis si la philosophie usuelle, tantôt myope, tantôt presbyte,
[5]
ne parvient jamais à accommoder sur les phénomènes de l’imagerie scientifique .
Commençons par le premier aspect, maintenant bien étudié, celui de la fixation. Pourquoi les universalistes
s’agitent-ils tellement ? Parce que nous prenons littéralement ce qu’ils croient prendre métaphoriquement.
Les « vues de l’esprit », les « images mentales », « les cartes mentales », « les saisies globales », « les vues
synoptiques », ne se passent jamais dans l’esprit mais sous la vision d’un œil bien réel, d’un instrument bien
incarné que règlent des mains bien calleuses. Sans instrument nous ne voyons rien, et nous ne voyons
scientifiquement que des instruments.
J’avoue n’avoir jamais compris ce qu’il pouvait y avoir de scandaleux dans ce réenfouissement du travail
savant dans les pratiques d’inscription. Que ce travail produise de la clarté, nul n’en disconvient, mais qu’il
soit lui-même clair, voilà une hypothèse tellement fantastique qu’elle devrait troubler ceux qui se croient
rationalistes. En reversant le savoir dans le savoir-faire, nous gardons à la fois les effets d’explicitation,
d’explication, de précision, de vision, de publicité, d’objectivité qui sont spécifiques aux métiers des
travailleurs de la preuve, tout en rejetant les causes invraisemblables que les épistémologues voulaient nous
faire avaler. D’humbles causes matérielles produisent de grands effets ; de minuscules variations dans le
génotype entraînent d’immenses variations dans le phénotype… Même s’il s’agissait là de réductionnisme,
ce qui n’est pas le cas, il resterait encore dans la droite ligne des sciences, à moins d’avouer que les savants
auraient le droit d’être réductionnistes sur tout ce qui nous concerne, mais que nous n’aurions jamais le
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droit de l’être sur leur propre travail… Ils démystifieraient le monde en se moquant de nos croyances
naïves, mais exigeraient que nous croyions naïvement qu’ils possèdent des facultés supérieures de
raisonner ? Le procédé serait un peu grossier et manquerait de fair play.
Cependant, à elle seule la fixation sur l’image ne suffit pas. Il faut lui ajouter le second aspect que les
localistes, cette fois, ne parviennent pas à prendre en compte. Les images n’existent que comme des
prélèvements sur des flux de traces en mouvement. Il faut bien comprendre qu’une image nue n’a pas de
référent (voir ci-dessous le cas de l’Amazonie p. 171). Certes, les chercheurs montrent des diagrammes, des
photographies, des courbes, des tableaux. Ils s’arrêtent souvent, lors de leurs exposés, sur une image et
dirigent le faisceau laser de leur pointeur ou le bout de leur perche en bois sur quelque trait qu’ils veulent
souligner (voir l’index pointé de la photo 11.2, p. 174). Ils parlent bien de cette image comme du référent de
leur discours en faisant de ces traces la preuve de la présence d’un phénomène. Et pourtant, leur manière de
désigner du doigt un phénomène réel, si simple d’apparence, s’imite difficilement. Les parascientifiques, les
observateurs de soucoupes volantes, les radiesthésistes, les visionnaires sont eux aussi grands amateurs
[6]
d’images . Le curieux chassé-croisé entre les scientifiques et les parascientifiques révèle assez nettement
certaines propriétés de l’image savante.
Pour imiter leur autorité, les parascientifiques prennent les savants au pied de la lettre et produisent à leur
tour une image de soucoupe, un Polaroid de Sainte Vierge, un enregistrement d’esprit frappeur. Or,
curieusement, les scientifiques n’ajoutent pas foi à ces témoignages isolés. Indignation des parascientifiques
qui tapent du poing sur leurs preuves et accusent les autres d’obscurantisme officiel ! C’est que les
parascientifiques agissent comme des scientistes. Paradoxalement, ils croient ce que les épistémologues
disent des sciences ! Les chercheurs, eux, le disent aussi mais ne le croient pas, ce qui fait là toute la
différence. Croire en l’existence des soucoupes ne saurait suffire à prouver que les ufologues délirent. La
preuve vient de qu’ils croient, en bons positivistes, qu’une seule photo de soucoupe pourrait entraîner
l’adhésion, comme si les savants croyaient qu’une photo de galaxie représente une galaxie ! Pour le résumer
grossièrement en un schéma (fig. 10.15), les scientistes (ufologues ou épistémologues) croient que chaque
image scientifique possède un référent, et que ce référent est unique et extérieur à l’image, comme un
portrait de famille l’est à une famille. Mais regardons la préparation, le montage, l’écriture, la lecture, le
[7]
retraitement d’un rein de hamster (voir ci-dessus p. 83) ou d’une coupe en microscopie électronique , ou
la lente production d’une carte de pédologie (voir chapitre suivant). Que voyons-nous ? Rien, et surtout pas
un référent extérieur à une image. Au mieux, nous pouvons espérer que quelque chose se conservera à
travers la série de transformations des traces. Au lieu d’un référent extérieur, nous avons affaire à un
référent intérieur transversal, non localisable, qui circule à travers le réseau des transformations lorsque
tout se passe bien, et qui s’interrompra lorsque l’une ou l’autre des milliers d’opérations qui lui permet de
courir tournera mal.
Figure 10.15
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Le référent scientifique « s’allume » comme une télévision si tous les éléments successifs du réseau des
transformations sont bien alignés. Il « s’éteint » si le miroir du télescope est brouillé, si l’ordinateur
hoquète, si l’encre de la station graphique coule, si les biberons des rats maintenus en oligurie sont trop
remplis. En pratique scientifique, une image nue n’a pas de référent, malgré l’usage répété de telles images
dans la presse populaire ou dans les ouvrages de vulgarisation. On prélève seulement parfois sur le flux
transversal des traces quelques exemples typiques que l’on encadre alors et que l’on désigne de façon
solennelle comme le portrait du référent ou même le référent lui-même. Mais personne, dans les métiers
scientifiques, n’est dupe ni de ce prélèvement, ni de cet encadrement, et c’est d’ailleurs à ce scepticisme
que l’on reconnaît celui qui a pratiqué la recherche. Contrairement aux préjugés croyants, la profondeur des
sciences vient ce qu’elles nous enlèvent à jamais la possibilité d’un accès direct, immédiat, brutal, avec le
référent. C’est même ce qui les rend à la fois belles et civilisatrices. Par un étonnant paradoxe, les
épistémologues créditent justement les sciences de ce qu’elles sont incapables de faire : nous arracher à la
médiation pour nous livrer enfin l’accès nu à la référence.
En fin de parcours, en fin de montage, nous aurons bien sûr un référent stable, mais comment faire pour en
éprouver la solidité ? En sortant des inscriptions pour accéder à la chose même, comme dans la fable des
trois petits dinosaures (voir p. 130) ? En abandonnant les médiateurs pour l’objet même de la médiation ?
C’est ce que croient les localistes, tellement terrifiés à l’idée d’abandonner le monde des pratiques locales
qu’ils ne veulent même pas entendre parler de référent. Pénétrés par les croyances positivistes qu’ils
combattent, ils ne peuvent même pas voir l’originalité du travail savant. Or le référent que produit celui-ci
diffère de celui de la croyance. Il n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur. Parler de lui n’est ni impossible,
ni mystérieux, ni honteux. Contrairement au noumène de Kant, il n’a rien d’inaccessible. Au contraire, il
coule en tous points du réseau, solide, mouvant et stable. Là encore, c’est en suivant le mouvement de
l’image, le mouvement de déplacement des inscriptions, que nous pouvons, littéralement, le suivre à la
trace.
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Que faire d’un référent transversal qui circule à travers un réseau de transformations ou qui s’interrompt dès
que l’un quelconque de ses opérateurs manque à l’appel ? Deux choses et deux seulement. D’une part,
discipliner les opérateurs et les aligner de façon à ce qu’ils « comptent pour un ». D’autre part, étendre la
circulation du réseau. Ces deux pratiques n’ont rien, elles non plus, de mystérieux.
La première est bien connue de ceux qui reconstruisent la dynamique des instruments : une manipulation
coûteuse et longue, faite de cent opérations successives, devient une boîte noire, qui compte à son tour
comme une seule opération – quel que soit par ailleurs le nombre des éléments qui la composent.
L’impression d’immédiateté que donnent certains instruments résulte de cette discipline. Personne ne prend
plus un compteur Geiger ou un voltmètre pour des ensembles complexes. Ils comptent « pour un » à
l’intérieur d’autres instruments. Leur médiation reste indispensable – puisque leur seule absence suffit à
interrompre la circulation de la référence – mais ils peuvent devenir de simples intermédiaires. Une
chercheuse, en accumulant de tels intermédiaires dans son laboratoire, sans diminuer le nombre de
médiateurs, sans accéder pour autant au référent « externe », assurera toutefois la circulation fiable du
référent. C’est ce mélange d’immédiateté (due à la discipline des intermédiaires) et de médiation (due à la
multiplicité vraiment vertigineuse des médiateurs) qui a empêché jusqu’ici d’accommoder sur l’image
savante. Les épistémologues n’ont vu que les intermédiaires, et les localistes que les médiations.
Mais c’est la seconde pratique d’extension du référent qui a si profondément troublé les observateurs des
sciences, parce qu’elle semble encore plus paradoxale que sa circulation. On ne peut sortir « à l’extérieur »
d’un réseau scientifique, bien qu’il n’y ait pas de limite à son extension. Éprouver la solidité d’un fait, c’est
l’étendre plus loin par un nouveau branchement. Prenons l’exemple d’un microscopiste attaché à la
fabrication de l’image d’une mitochondrie. Il ne peut sauter hors de l’étroit rayon de son faisceau
d’électrons, les limites de la connaissance sont celles des instruments – jusque-là les localistes comme les
positivistes ont raison. Oui, mais ils se trompent justement sur cette limite dont ils imaginent qu’elle va
toujours rester locale et circonstancielle. Notre microscopiste ne va jamais sauter hors de son réseau, mais il
va monter, au beau milieu de la biologie moléculaire, ses belles images de mitochondries. La mitochondrie
ne va pas être obtenue par moins de manipulation – elle s’étale, si l’on ose dire, tout le long du réseau des
préparations –, mais elle va dorénavant devenir un objet assuré dans les laboratoires des biologistes. Le
réseau ne s’arrête pas là. Les biologistes, maintenant « abonnés » à la pratique du microscopiste, vont
dessiner des diagrammes de mitochondrie et comparer côte à côte dans leurs articles l’image du
microscopiste électronique et leur schéma de fonctionnement. La mitochondrie – référence transversale –
s’étendra d’autant plus loin. Ce n’est pas fini. Les manuels de biologie vont reprendre les images et les
schémas étirant la mitochondrie sur un nombre encore plus grands de points. Ce n’est toujours pas fini. On
va bâtir dans un exploratorium une maquette à taille humaine de ladite mitochondrie. La référence
transversale va s’étendre d’autant chez les enfants des écoles. Ce n’est toujours pas fini. Le public
médicalisé va finir par « avoir » des cellules et ces cellules vont finir par « avoir » des mitochondries.
Depuis les laboratoires jusqu’aux hôpitaux, circule maintenant une référence stable que l’on peut illustrer,
souligner ou désigner en prélevant à tous moments l’une quelconque des traces le long de ce flux. En
suivant ainsi à la trace cette pratique d’extension, qu’avons-nous perdu de la vérité scientifique ? Nous
conservons bien la spécificité du travail savant – l’assurance de référents objectifs –, sans rien conserver de
la philosophie des sciences qui prétendait en rendre compte.
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Les localistes, en bons positivistes, veulent ramener les connaissances aux limites de la pratique. Très bien.
Mais alors suivons cette pratique jusqu’au bout. Or, elle n’a justement pas de bout ! C’est un réseau qui se
prolonge aux deux extrémités et auquel on ne peut dicter a priori nulle fin (voir p. 216). Au contraire, la
référence transversale deviendra d’autant plus réelle qu’elle circulera plus loin. En se disséminant, elle
s’incarne, elle se charge, au point que la mitochondrie devient un objet courant de notre réalité. Bien sûr,
nous ne sortirons jamais des réseaux de production de la mitochondrie – pas plus qu’un cabillaud ne peut
rester congelé s’il sort de la chaîne du froid –, mais je puis « m’abonner » à la mitochondrie en me
branchant sur le réseau dans lequel elle circule, de même que je puis, à mille miles de toute mer connue,
faire mes emplettes d’un cabillaud à la fois frais et surgelé. Dans les deux cas, cette délocalisation n’a rien
de mystérieux, elle répand en beaucoup d’endroits des éléments stables, pourvu que les instruments soient
réglés, entretenus et, surtout, qu’ils demeurent alignés en continu. Si l’on équipait les faits scientifiques de
petites pastilles pour détecter l’interruption de cette « chaîne du froid », on s’apercevrait que la plupart de
ceux que nous consommons journellement ne sont pas frais et ont séjourné fort longtemps hors des
habitacles et des réceptacles qui les protègent de la corruption…
On dira que la métaphore est mauvaise parce que le bateau-usine pêche malgré tout des poissons, et que la
microscopie électronique n’attrape pas une mitochondrie – sans quoi on reviendrait au réalisme naïf et les
instruments ne deviendraient que de simples intermédiaires qui conserveraient intacte une chair fraîche
extérieure à nos pratiques. Pour qui a mangé du « poisson carré », comme le disent mes enfants, la
métaphore n’est pas si mauvaise. Bien malin qui reconnaîtra dans les rectangles solides et panés le vif éclat
du cabillaud de mer (c’est même grâce à cette distance que je parviens à leur faire manger du poisson !).
Les parallélépipèdes grenus ont bien un rapport avec lui – rapport que je puis retracer jusqu’au jour de la
pêche sur le bateau-usine en suivant les numéros de code inscrits sur la boîte –, mais ce rapport demeure à
tout le moins distant et nous ne pouvons le mesurer qu’en incluant la série continue des opérations qui ont à
la fois transformé et maintenu le poisson en carré. Ces opérations ne transportent pas intact le poisson vif.
Elles le régénèrent et lui donnent une extension formidable en lui permettant de survivre à l’air libre, more
geometrico, plongé dans les chambres froides, jusqu’à l’assiette de mes enfants. La mitochondrie ne doit
pas être moins régénérée. De même que le mot « poisson carré » désigne l’ensemble de ce qui circule dans
le réseau de la pêche industrielle au cabillaud, de même le mot « mitochondrie » ne saurait désigner l’une
de ses extrémités seulement mais l’ensemble du réseau de transformations. Non, décidément, la métaphore
n’est pas si mauvaise, puisque les connaissances savantes, comme la pêche industrielle, proviennent des
savoir-faire de constructeurs de réseaux.
Les deux pratiques que je viens, par images et par commentaires, de décrire trop rapidement – la mise en
boîte noire des intermédiaires, et l’extension des réseaux d’inscriptions –, expliquent la difficulté de bien
comprendre l’intelligence savante. Elle est deux fois redistribuée. Elle partage ses privilèges avec les
instruments que l’on ne peut jamais supprimer – même s’il est possible de les aligner et de les faire compter
« pour un » ; elle est coextensive à ses réseaux de diffusion. Son universalité n’a donc rien à voir avec les
privilèges invraisemblables que souhaitaient lui donner les épistémologues. Mais elle n’est pas non plus
localisée comme les anti-épistémologues aimaient à le prétendre. Tout le monde peut « s’abonner » à un
référent scientifique, de même que l’on s’abonne au câble ou au gaz. Mais « tout le monde » doit payer le
prix fort. Il faut des conduites, des conduits, des instruments, des employés, des machines, des centraux.
L’universel relatif est bien le produit de l’intelligence savante, mais ni les universalistes ni les localistes ne
parvenaient à le saisir avant que l’on ne cherche à décrire les savoir-faire de l’image scientifique. Ce que
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Notes
[1] Cité in François Récanati, La Transparence et l’énonciation. Pour introduire à la pragmatique, Le Seuil,
Paris, 1979, p. 211 (souligné par moi).
[2] Pierre Lévy, Les Technologies de l’intelligence. L’avenir de la pensée à l’ère informatique, La
Découverte, Paris, 1990.
[3] Voir, par exemple, Karin Knorr, The Manufacture of Knowledge. And Essay on the Constructivist and
Contextual Nature of Science, Pergamon Press, Oxford, 1981 ; Harry Collins, Changing Order.
Replication and Induction in Scientific Practice, Sage, Londres/Los Angeles, 1985 ; Experts artificiels.
Machines intelligentes et savoir social, Le Seuil, Paris, 1992 ; Steve Woolgar, Science The Very Idea,
Tavistock, Londres, 1988.
[4] Voir par exemple pour s’en tenir aux travaux récents : Ann Blum, Picturing Nature, Princeton University
Press, Princeton, 1993 ; Collectif, Seeing Science. Special Issue of Representation, University of
California Press, Berkeley, 1992 ; Eugene Ferguson, Engineering and the Mind’s Eye, MIT Press,
Cambridge, Mass., 1992 ; Bruno Latour et Jocelyn De Noblet (ouvrage dirigé par), Les « vues » de
l’esprit. Visualisation et connaissance scientifique, op. cit. ; John Law et Gordon Fyfe (ouvrage dirigé
par), Picturing Power. Visual Depictions and Social Relations, Keele, 1988 ; Mike Lynch et Steve
Woolgar (ouvrage dirigé par), Representation in Scientific Practice, MIT Press, Cambridge, Mass.,
1990 ; B. Tassy, L’arbre à remonter le temps : les rencontres de la systématique et de l’évolution,
Christian Bourgois, Paris, 1991 ; Michael Ruse et Peter Taylor (ouvrage dirigé par), Special Issue on
Pictorial Representation in Biology of the Journal Biology and Philosophy, éd., Lieu 1991 ; Edward
R. Tufte, Envisioning Information, Graphics Press, Cheshire Connecticut, 1990.
[5] Malgré le travail de pionnier de François Dagognet, Écriture et iconographie, Vrin, Paris, 1974 ; et
Étienne-Jules Marey, Hazan, Paris, 1987.
[6] Voir à ce sujet le numéro spécial de Terrain et plus particulièrement Elizabeth Claverie, « La Vierge, le
désordre, la critique », Terrain, vol. 14, 1990, p. 60-75 ; et Pierre Lagrange, « Enquête sur les soucoupes
volantes », Terrain, vol. 14, 1990, p. 76-91.
[7] Voir la passionnante recherche du microscopiste Michel Mercier, Recherches sur l’image scientifique :
genèse du sens et signification en microscopie électronique, thèse de doctorat, Bordeaux-I, 1987 ; et du
même auteur, « Les images de microscopie électronique ; construire un réel invisible », Culture technique,
vol. 22, 1991, p. 25-34.
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 171 à 225
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Article
Figure 11.1
igure 11.1. – A
gauche une grande
savane, à droite la
F
lisière abrupte d’une
épaisse forêt. On dirait
que des paysans ont créé
ce partage entre deux
mondes, l’un sec et vide,
l’autre humide et plein,
par la hache et la scie.
Pourtant, personne n’a
jamais cultivé ces terres.
Aucun cordeau n’a
jamais servi à tracer la
lisière qui s’étend sur des
centaines de kilomètres.
Si la savane sert bien de
pâturages aux bœufs d’un latifundiste, elle s’arrête naturellement aux limites de la forêt que ne borne
aucune barrière artificielle.
De petits personnages, perdus dans le paysage, décalés comme dans un tableau de Poussin, désignent du
doigt, du regard ou du stylo, certains phénomènes qui leur semblent dignes d’intérêt.
Avec le doigt, la première montre des arbres et des plantes. Edileusa Setta-Silva est brésilienne, elle habite
la région, la petite ville de Boa Vista, capitale de l’un des États de l’Amazonie, le Roraima, où elle enseigne
la botanique dans la minuscule université de l’endroit. (Ne regardez pas tout de suite sur votre carte de
géographie afin de vous situer, car c’est sur la carte justement que je veux me pencher, plus tard, avec vous,
afin de situer la référence des sciences exactes et de celles, plus souples, qui les étudient.)
Le second personnage, à droite, regarde avec attention, intérêt et quelque plaisir ce que lui montre Edileusa.
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Armand Chauvel est français, envoyé en mission par l’ORSTOM, l’institut de recherche de notre ancien
empire d’outre-mer, devenu, sans changer de sigle, celui de « la recherche scientifique pour le
développement en coopération ». Armand n’est pas botaniste, mais pédologue (la pédologie est la science
des sols – à ne pas confondre avec la géologie, science du sous-sol et la podologie, médecine des pieds !). Il
réside à Manaus, à près de mille kilomètres de là, dans un centre de recherche brésilien, l’INPA, où
l’ORSTOM finance son laboratoire.
Héloïse Filizola, la troisième, prend des notes sur un petit carnet. Elle est géographe, ou plutôt, comme elle
y insiste, géomorphologue, étudiant l’histoire longue à la fois naturelle et humaine des formes du relief.
Brésilienne comme Edileusa, mais du sud, de São Paulo, à plusieurs milliers de kilomètres, et professeur
elle aussi dans une faculté des sciences, démesurément plus grande que celle de Boa Vista.
Moi, je prends la photo et je suis celui qui vous montre cette scène et qui la monte par cette légende.
Anthropologue français, je fais métier de suivre les scientifiques dans leur travail. Familier des laboratoires,
j’avais, pour une fois, décidé de suivre une expédition grâce à un contrat du ministère de l’Environnement.
Un peu philosophe, j’ai décidé de me servir du récit de cette mission pour comprendre le travail de la
référence scientifique. Par cet essai de photo-philosophie, je transporte, moi aussi, sous tes yeux, lecteur, un
peu de la forêt de Boa Vista, je te montre quelque trait de l’intelligence des savants et je m’efforce de faire
toucher du doigt le travail nécessaire à ce transport, à cette référence.
De quoi parlent nos amis, en cette matinée d’octobre 1991, après avoir conduit la Land Rover sur de
mauvais chemins jusqu’en ce lieu d’observation qu’Edileusa, depuis plusieurs années, quadrille avec
attention, notant la croissance des arbres et faisant la sociologie comme la démographie des plantes ? Ils
parlent de sol et de forêt. Mais, comme ils appartiennent à deux disciplines fort différentes, ils en parlent
différemment.
Du doigt, Edileusa désigne d’abord certaines espèces d’arbres, endurcis contre le feu, qui ne croissent que
dans la savane, entourés de plantules. Or, elle retrouve ces mêmes espèces à la lisière de la forêt, plus
vigoureux, mais sans plantules. Elle parvient même à en retrouver quelques-uns dix mètres à l’intérieur de
la forêt, mais qui meurent faute de lumière. La forêt avancerait-elle ? Edileusa hésite. Pour elle, le grand
arbre que vous voyez au milieu de l’image pourrait être un pionnier, lancé comme une avant-garde par la
forêt, à moins qu’il ne soit, au contraire, l’arrière-garde sacrifiée par la forêt que la savane ferait
impitoyablement reculer. La forêt avance-t-elle ou recule-t-elle ?
C’est la question qui intéresse Armand et qui le fait venir de si loin. Edileusa a l’intuition que la forêt
avance, mais elle ne peut en avoir la certitude car les données botaniques sont trop embrouillées, le même
arbre pouvant jouer les deux rôles contradictoires de pionnier ou d’arrière-garde. Or, à première vue, pour
Armand, pédologue, c’est la savane qui doit manger peu à peu la forêt, dégradant le sol argileux, nécessaire
à la croissance vigoureuse des arbres, en un sol sableux sur lequel ne poussent que l’herbe et de maigres
arbustes. Si tout son savoir de botaniste fait pencher Edileusa du côté de la forêt, tout le savoir de la
pédologie fait pencher Armand du côté de la savane. Les sols vont de l’argile au sable, et non du sable à
l’argile, tout le monde sait cela. On n’a jamais vu de sols remonter la pente de cette dégradation. Si les lois
de la pédologie ne s’y opposaient, celles de la thermodynamique le feraient au besoin.
Nos amis se trouvent donc placés devant un assez beau conflit, à la fois cognitif et disciplinaire. Pour le
résoudre, une expédition sur le terrain se justifie aisément. Le monde entier s’intéresse à la forêt
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amazonienne. Que celle de Boa Vista, à la limite des zones tropicales humides, avance ou recule, devrait
intéresser les financiers. Qu’il faille mêler, en une même mission, les savoirs de la botanique et ceux de la
pédologie, l’argument est facile à faire, même s’il est inhabituel. La chaîne de traductions n’est pas trop
longue qui permet de boucler le budget. Je ne m’étends pas ici sur la politique de cette expédition, car il
s’agit pour nous de suivre, en philosophe, la référence scientifique et non, en sociologue, son « contexte
social ».
Figure 11.2. – Le matin, avant de partir, nous nous retrouvons à la terrasse du petit hôtel-restaurant Eusebio
au centre de Boa Vista – bourgade assez défoncée où se vend l’or que les garimperos, par la pelle, le
mercure et le fusil, arrachent aux rivières, à la forêt et aux Indiens Yanomami.
La première carte, imprimée sur papier, correspond à la feuille de l’atlas compilé par Radambrasil au un
millionième et qui couvre toute l’Amazonie. J’apprendrai bientôt à mettre des guillemets au mot
« couvrir », car les belles couleurs jaunes, orange et vertes de la carte ne correspondent pas toujours,
d’après mes informateurs, aux données pédologiques. C’est pourquoi ils veulent la préciser par une photo
aérienne noir et blanc au cinquante millième. Une seule inscription ne saurait inspirer confiance, mais la
superposition des deux permet de s’assurer, au moins à grands traits, de l’emplacement du site.
Situation si banale que nous en oublions la complète originalité : quatre savants dominent du regard deux
cartes du paysage dans lequel, pourtant, ils se trouvent plongés. (Les deux mains d’Armand et la main
droite d’Edileusa doivent aplanir encore les bords de la photo qui rebiquent, car la comparaison se perdrait
alors et le trait n’apparaîtrait plus, qu’ils cherchent tous à saisir.) Enlevez les deux cartes, brouillez les
conventions cartographiques, effacez les dizaines de milliers d’heures investies dans l’atlas de Radambrasil,
troublez les radars des avions, et nos quatre savants seraient perdus dans le paysage, obligés de
recommencer tout le travail d’exploration, de repérage, de triangulation et de quadrillage de leurs centaines
de prédécesseurs. Oui, les savants maîtrisent le monde, mais seulement si le monde vient à eux sous forme
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d’inscriptions en deux dimensions, superposables et combinables. C’est toujours la même histoire depuis
Thalès au pied des Pyramides.
Note, cher lecteur, que le patron du restaurant semble avoir le même problème que nos chercheurs et que
Thalès ! S’il n’avait pas inscrit en grosses lettres noires sur la table de sa terrasse le chiffre « 29 », il serait
incapable de quadriller son propre restaurant et ne pourrait, faute de repères, noter les commandes ou
répartir les additions. Il a beau avoir l’air d’un maffioso quand il vient, le matin, poser son énorme ventre
sur la table, il a, lui aussi, besoin d’inscriptions afin de dominer du regard l’économie de son affaire.
Effacez les chiffres inscrits sur la table, il serait aussi perdu dans son restaurant que nos savants privés de
cartes…
Dans l’image précédente, nos amis se trouvaient submergés, dominés par le monde dont ils devaient
extraire des formes par le doigt. Ils ne savaient pas. Ils hésitaient. Dans cette image, ils savent. Pourquoi ?
Parce qu’ils peuvent pointer avec le doigt des phénomènes dominés du regard en utilisant les savoirs
institutionnalisés de disciplines centenaires : la trigonométrie, la cartographie, la géographie. Dans ce
supplément de savoir ainsi gagné, nous devons compter les satellites, la fusée Ariane, les banques de
données, les dessinateurs, les graveurs, les imprimeurs, tous ceux dont le travail se trouve ici mobilisé par le
papier. Reste le geste du doigt, le déictique par excellence. « Ici, là, moi, Edileusa, je sors du discours et je
désigne, sur la carte, sur la table du restaurant, l’emplacement du site où nous allons nous rendre tout à
l’heure, quand Sandoval le technicien sera venu nous chercher avec la Land Rover. »
Les laboratoires offrent d’excellents sites pour comprendre la production de certitudes, et c’est pourquoi
j’aime tellement les étudier, mais ils ont le grave inconvénient de reposer, comme ces cartes, sur une
sédimentation indéfinie d’autres disciplines, instruments, langages et pratiques. On n’y voit plus la science
balbutier, débuter, se faire à partir de rien en s’affrontant directement au monde. Au laboratoire, il y a
toujours déjà sur place un univers construit, semblable à celui des sciences. Par conséquent, la référence y
ressemble toujours à une tautologie, le monde connu et le monde connaissant se performant l’un l’autre.
Mais pas à Boa Vista. La science s’y mêle assez mal aux chercheurs d’or et aux eaux blanches du Rio
Branco. En accompagnant une expédition, je vais pouvoir suivre à la trace une discipline relativement
pauvre et légère qui ferait, sous mes yeux, ses premiers pas, comme j’aurais pu l’observer si j’avais, aux
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Figure 11.3. – Dans la grande forêt, une branche horizontale se détache sur le fond uniformément vert. Sur
cette branche, une petite étiquette de fer-blanc attachée à un clou rouillé sur lequel est inscrit le nombre
« 234 ».
Malgré la légèreté de cette expédition, je n’assisterai donc pas à la naissance d’une science à partir de rien.
Mes collègues pédologues ne peuvent commencer avec fruit leurs travaux qu’à condition de se couler dans
un site déjà balisé par une autre science, la botanique. Je me croyais dans la forêt, or, par l’effet de cette
pancarte, nous nous trouvons dans un laboratoire, certes minimaliste, balisé par la grille des coordonnées.
La forêt, quadrillée, se prête déjà au recueil des informations sur du papier également quadrillé. Je retrouve,
naissante, la tautologie que je croyais quitter. Une science en cache toujours une autre. Si j’arrachais les
pancartes, ou si je les mélangeais, Edileusa s’affolerait comme ces fourmis géantes dont je perturbe le
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Figure 11.4. – Edileusa prélève des échantillons. Nous oublions toujours que le mot « référence »,
emprunté à l’anglais, vient d’un mot latin referre qui veut dire « rapporter ». Le référent est-il ce que je
désigne du doigt hors du discours, ou ce que je rapporte dans le discours ? C’est tout l’objet de ce montage.
Dans ce bouquet qu’elle vient de cueillir, nous pouvons reconnaître deux traits de la référence : d’une part,
cette économie, cette induction, ce raccourci, cet entonnoir qui lui fait prendre un brin d’herbe pour le seul
représentant de milliers d’herbes ; et d’autre part, la conservation d’un spécimen qui lui servira plus tard de
garant lorsqu’elle doutera d’elle-même, ou que d’autres collègues, pour diverses raisons, douteront de ses
propos.
Comme ces notes en bas de page qui servent, dans les ouvrages savants, de références – encore un autre
emploi du mot – afin que les curieux et les sceptiques puissent s’y rapporter, la brassée de spécimens
garantira le texte de son rapport de mission. La forêt ne peut donner directement son crédit au texte
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d’Edileusa, mais elle le peut indirectement, par l’extraction de garants représentatifs soigneusement
conservés et étiquetés qu’elle va transporter en même temps que son carnet jusqu’à sa petite collection, à
l’université de Boa Vista. On pourra passer de son rapport aux noms des plantes, de ces noms aux
échantillons séchés et classés. De ceux-ci, grâce au carnet, on pourrait revenir, en cas de dispute, au site
quadrillé d’où elle était partie.
Un texte parle de plantes. Un texte a des plantes pour notes en bas de page. Un texte repose sur un lit de
feuilles…
Figure 11.5. – Trois placards à étagères composent un tableau croisé de colonnes et de lignes, d’abscisses et
d’ordonnées. Nous voici dans un institut de botanique, bien loin de la forêt, à Manaus. Chaque case de ce
tableau sert autant à classer, qu’à conserver et à nommer. Ce meuble est une théorie, à peine plus lourde que
la pancarte de la photo 11.3, mais qui organise davantage le bureau où nous nous trouvons, intermédiaire
parfait entre le matériel (puisqu’il abrite) et le logiciel (puisqu’il classe), entre la boîte et l’arbre de
connaissance.
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permettait de tenir toute la France, métonymie très économe en science comme en politique par laquelle une
minuscule partie permet de saisir l’immense tout.
A quoi servirait d’ailleurs de transporter ici toute la forêt ? On y serait perdu. Il ferait chaud. La botaniste
n’y pourrait rien discerner de plus que sur sa parcelle. Ici, ronronne le climatiseur. Ici, les murs mêmes
deviennent autant de tableaux croisés où les plantes trouvent la place qui leur appartient dans une
taxonomie standardisée depuis plusieurs siècles. L’espace est devenu tableau, le tableau placard, le placard
concept, le concept institution.
Nous ne sommes donc ni très éloignés, ni très proches du site de tout à l’heure. Nous sommes à bonne
distance et nous l’avons quitté en transportant un petit nombre de traits pertinents. Dans ce transport,
quelque chose s’est conservé. Si je parvenais à saisir cet invariant, ce je-ne-sais-quoi, j’ai l’impression que
j’aurais compris la référence savante.
Figure 11.6. – Dans le petit réduit où la botaniste abrite sa collection, une table s’étend comme celle du
restaurant, tout à l’heure, sur laquelle se déploient les spécimens rapportés de lieux distincts à des moments
différents. La philosophie, art de l’étonnement, devrait bien se troubler devant cette table, car on y saisit
pourquoi la botaniste gagne tellement plus dans sa collection que ce qu’elle perd en s’éloignant de la forêt.
Deuxième avantage,
autrement précieux : une fois
classés, les spécimens venus
de lieux et de temps différents
deviennent contemporains sur
la table plane, et, de ce fait,
visibles du même regard
unifiant. Cette plante classée
trois ans auparavant et celle-
ci, recueillie à plus de mille
kilomètres, conspirent sur la
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Troisième avantage, également décisif : le chercheur peut déplacer les spécimens et les substituer les uns
aux autres comme s’il battait des cartes ; les plantes ne sont pas encore tout à fait des signes, mais elles sont
devenues pourtant aussi mobiles et recombinables que les caractères de l’imprimerie au plomb.
Pas étonnant que la botaniste puisse, au calme, au frais, battre patiemment les feuilles jusqu’à ce qu’elle
voie émerger des patterns qu’aucun prédécesseur n’a jamais pu discerner. Le contraire devrait nous
surprendre davantage. L’innovation dans la connaissance sort tout naturellement de la collection déployée
sur la table. Dans la forêt, à même le monde, avec les arbres entiers, les plantes, les racines, le sol, les vers
et tout le saint-frusquin, la botaniste ne pourrait pas étaler tranquillement cette patience, ce puzzle sur sa
table à jeu. Assise confortablement, elle y voit d’autres configurations, invisibles jusqu’ici, puisque jamais
ces feuilles, éparses dans le temps comme dans l’espace, n’auraient pu se rencontrer sans elle et n’auraient
pu, sans elle, redistribuer leurs traits par de nouvelles combinaisons.
Tout savant sur sa table de jeu, dès qu’il a ces atouts en main, devient structuraliste. Inutile de chercher plus
loin la martingale qui le fait gagner à tous coups contre ceux qui suent dans la forêt, écrasés par les
phénomènes complexes simplement présents, indiscernables, impossibles à repérer, à rebattre et à dominer.
En perdant la forêt, on gagne le savoir sur elle.
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Dans la collection du naturaliste, il arrive aux plantes des choses qui ne leur sont jamais arrivées depuis que
le monde est monde. Elles se retrouvent détachées, séparées, conservées, classées, nommées, puis
rassemblées, réunies, redistribuées selon des principes entièrement nouveaux qui dépendent du chercheur,
de la botanique standardisée depuis des siècles et de l’institution qui l’abrite, mais qui ne ressemblent plus
guère aux principes de genèse auxquels elles obéissaient dans la grande forêt. La botaniste apprend des
choses nouvelles et se transforme d’autant, mais les plantes se transforment aussi. Nulle différence de ce
point de vue entre l’observation et l’expérience qui sont des constructions toutes deux. En se déplaçant
jusqu’à cette table, l’interface forêt/savane devient quelque mixte de savant, de botanique et de forêt dont il
me faudra, plus tard, calculer la composition.
Pourtant, le naturaliste ne gagne pas toujours. Sur le coin droit de l’image, je vois un spectacle qui
m’effraie. Un énorme tas de feuilles de papier journal, bourrée de plantes rapportées du terrain, attend le
classement ! La botaniste a pris du retard. C’est la même histoire dans tous les laboratoires. Dès que l’on
part en campagne ou que l’on branche un instrument, on se retrouve vite noyé sous les données. Moi aussi
j’ai le même problème, incapable de tout dire sur cette mission de quinze jours. On raconte que Darwin,
retour de son voyage, dut vite déménager de sa maison, chassé par les caisses de trésors qui ne cessaient de
sortir des flancs du Beagle. La forêt, pourtant réduite à sa plus simple expression, peut vite redevenir aussi
touffue, à l’intérieur de la collection, que les taillis embrouillés dont on était parti. Le monde peut redevenir
confus en tous points de ce déplacement, dans le tas de feuilles à répertorier, mais aussi dans les notes que
prend la botaniste qui la submergent, dans les reprints envoyés par ses collègues, dans la bibliothèque où
s’entassent les numéros de revues. A peine arrivé, il faut repartir ; à peine un premier instrument branché
qu’il faut penser à un autre, de rang deux, afin d’éponger ce qu’inscrit le précédent. Il faut refiler le mistigri
toujours assez vite pour ne pas se trouver à nouveau dominé par le monde d’arbres, de plantes, de feuilles,
de papier, d’écrits. La connaissance provient d’un tel mouvement, non de la simple contemplation d’une
forêt.
[1]
Figure 11.7. – Les cinq dernières photographies ne nous apprennent rien que nous connaissions déjà . J’ai
dû passer trop vite sur les transformations qu’Edileusa faisait subir à la forêt. J’ai opposé trop brusquement
l’image de la botaniste désignant les arbres du doigt à celle d’une naturaliste dominant les spécimens sur sa
table de travail. En passant d’un coup du terrain à la collection, j’ai raté l’entre-deux, pourtant décisif. On
ne va jamais ainsi des choses aux mots, du référent au signe, mais toujours par des chemins intermédiaires
qu’il me faut décrire avec plus de soin. Si je dis que « le chat est sur le paillasson », il peut sembler que je
désigne directement un chat dont la présence effective sur ledit paillasson validera ma phrase. Mais si je dis
que la forêt de Boa Vista avance sur la savane, comment puis-je désigner du doigt ce dont la présence
effective peut seule accorder à ma phrase une valeur de vérité ? Comment charger en choses un énoncé plus
compliqué et surtout, plus inhabituel, que celui du célèbre chat sur le célèbrissime paillasson ? Par quel
moyen engager les objets dans le discours ? Il faut revenir au terrain et suivre avec attention, non plus
Edileusa dans sa collection, mais nos amis à même la forêt. Après avoir résumé ce que je savais déjà de
l’imagerie savante, il me faut saisir sur le vif d’autres intermédiaires que j’avais ratés jusqu’ici.
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avons quitté le
laboratoire et que
nous nous trouvons
en pleine forêt
vierge. Les
chercheurs ne se
distinguent que par
des taches kaki et
bleues sur les fonds
verts où ils
pourraient
disparaître à tout
instant s’ils
s’éloignaient les
uns des autres.
René, Armand et
Héloïse discutent autour d’un trou. Les trous sont à la pédologie ce que la collection de spécimens est à la
botanique : le métier de base et l’objet de toutes les attentions. Puisque la structure d’un sol est toujours
cachée sous les pas du marcheur, les pédologues ne peuvent en déployer le profil que par le creusement
d’une tranchée. Le profil est l’ensemble des couches successives qu’ils nomment du beau mot d’horizon.
L’eau de pluie, les plantes, les racines, les vers de terre, les taupes, les milliards de bactéries transforment la
roche mère (étudiée par les géologues) en autant d’horizons différents que les pédologues apprennent à
discerner, à classer et à emboîter les uns dans les autres dans une histoire qu’ils appellent « pédogenèse ».
Selon les habitudes de leur métier, ils ont voulu savoir si la roche mère était différente, à une certaine
profondeur, sous la savane et sous la forêt. Hypothèse simple qui aurait mis fin à la controverse entre la
botanique et la pédologie. Ni la forêt ni la savane ne reculeraient puisque la lisière abrupte qui les sépare
refléterait simplement la différence du sol. L’épiphénomène s’expliquerait par l’infrastructure. Or, à des
profondeurs supérieures à 50 cm, le sol apparaît rigoureusement le même sous savane et sous forêt.
L’hypothèse par l’infrastructure ne tient pas. Rien, dans la roche mère, ne semble expliquer la différence
totale des horizons superficiels – argileux sous forêt, sableux sous savane. Le profil est bizarre, bizarre.
L’excitation de mes amis n’en est que plus grande.
Figure 11.8. – Sur l’image, René, debout, me vise avec un appareil associant boussole et clisimètre afin de
dresser un premier repérage topographique. Bien que j’en profite pour prendre une photo, je joue en fait le
rôle, certes mineur mais bien adapté à ma taille, de poteau d’alignement afin que René puisse repérer
précisément où les pédologues doivent creuser leurs tranchées. Perdus dans la forêt, les chercheurs se
raccrochent aux formes les plus anciennes et les plus primitives d’organisation de l’espace, s’appropriant le
lieu par des piquetages qui permettent de discerner des formes géométriques sur le bruit de fond, ou du
moins d’établir les conditions de possibilité de la reconnaissance de formes.
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Figure 11.8Plongés à nouveau
dans la forêt, ils sont
forcés de s’appuyer sur
la plus ancienne des
sciences, la mesure des
angles, cette géométrie
dont Michel Serres a
plusieurs fois raconté
[2]
l’origine mythique .
Une fois de plus, une
science, la pédologie,
doit se loger dans le
réseau tracé par une
discipline plus
ancienne, l’arpentage,
sans quoi nous
creuserions nos
tranchées au petit
bonheur la chance,
incapables de les
rapporter sur le papier
millimétré de la carte précise que René veut dresser. La succession des triangles va servir de référence et
s’ajouter à la numérotation des carrés déjà mise en place par Edileusa sur sa parcelle (voir photo 11.3). Pour
que les données de la botanique et celles de la pédologie puissent se superposer plus tard sur un même
diagramme, encore faut-il que leurs deux référentiels soient compatibles. Décidément, on ne devrait jamais
parler de « données » mais toujours d’« obtenues ».
La pratique usuelle de René consiste à reconstituer la couverture du sol selon des transects dont les
extrémités comportent des sols aussi différents que possible, par exemple, ici, très sableux sous savane, très
argileux sous forêt. Il procède ensuite par approximation, choisissant d’abord deux sols extrêmes, faisant un
sondage au milieu, puis recommençant jusqu’à ce qu’il obtienne des horizons homogènes. Sa méthode
rappelle à la fois l’artillerie à cause de l’approximation par la méthode des milieux, et l’anatomie car il
retrace ainsi la géométrie des horizons, véritables « organes » du sol. Si je ne m’occupais pas de suivre en
philosophe le travail de référence, je raconterais longuement, en historien, comment ce beau « paradigme »
de la pédologie se distingue des autres ainsi que les controverses qu’il suscite.
Figure 11.9. – Pour aller d’un point à un autre, les pédologues ne peuvent se servir d’une chaîne
d’arpenteur, trop difficile d’emploi dans ce monde qu’aucun agriculteur n’a jamais aplani. Ils utilisent un
instrument génial, le Topofil Chaix, que leurs collègues brésiliens appellent amicalement le « pédofil » et
dont Sandoval, en ouvrant sa boîte orange, montre sur l’image le principe de fonctionnement.
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Au bout de quelques journées de travail, la parcelle se trouve saturée de ces fils épars dans lesquels on se
prend les pieds, mais elle est devenue, grâce aux mesures d’angle de la boussole et aux mesures d’arêtes du
« pédofil », un protolaboratoire, un monde euclidien où tout phénomène peut s’enregistrer par un ensemble
de coordonnées. Si Kant avait pratiqué le « pédofil », il l’aurait aimé sans conteste en y reconnaissant la
forme pratique de sa philosophie. Pour que le monde devienne connaissable, il faut qu’il devienne un
laboratoire et pour transformer une forêt vierge en laboratoire, il faut qu’elle se prête à la mise en
diagramme. Mais pour extraire un diagramme de la confusion des plantes, il faut que les lieux épars
deviennent des points piquetés et mesurés, reliés entre eux par des fils de coton matérialisant (ou
spiritualisant) les arêtes d’une succession de triangles formant réseau. Impossible de rassembler les lieux
par une intuition sensible qui ne serait pas équipée de compas, de clisimètres et de topofils.
Figure 11.10. – Sandoval, le technicien, descendant d’Indiens, le seul de cette expédition qui soit vraiment
natif, a creusé le gros de la tranchée. Armand, appuyé sur la tarière, prélève les carottes grâce à la chambre
qui en compose l’extrémité. Contrairement à la bêche rouge, instrument de labeur que Sandoval vient de
déposer, sa tâche finie, la tarière est déjà un équipement de laboratoire. Grâce à deux tétons placés à
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90 centimètres et à 1 mètre, elle sert à la fois d’instrument à mesurer la profondeur et, par torsion et
poussée, d’outil de prélèvement. Les pédologues observent l’échantillon qu’Héloïse recueille ensuite dans
un sac plastique sur lequel elle inscrit le numéro du trou et la profondeur à laquelle on vient de prélever la
motte de terre.
Ce que les industriels nomment la « traçabilité » des références dépend du sérieux d’Héloïse, assise devant
la tranchée et que le groupe a chargée de tenir, avec tout le soin possible, le carnet de mission. Pour chaque
sondage, elle doit inscrire les coordonnées du lieu, le numéro du trou, le temps, les profondeurs auxquelles
on prélève les échantillons et recueillir, sous la dictée de ses deux collègues, toutes les données qualitatives
qu’ils obtiennent de chaque motte de terre avant de les glisser dans les sacs.
Tout le succès de la mission repose sur la tenue de ce petit carnet équivalent du livre de protocole qui règle
la vie de tout laboratoire. C’est grâce à lui que l’on pourra revenir sur chacune des données pour en refaire
l’historique. Héloïse impose pour chaque séquence d’action la même grille – décidée d’avance au
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restaurant – que nous devons systématiquement remplir d’informations. Elle est garante de la
standardisation du protocole d’expérience, de façon à ce que nous fassions toujours les mêmes
prélèvements pour chaque lieu, assurant ainsi la compatibilité et donc la comparaison entre les tranchées.
Le carnet assure la continuité dans le temps comme dans l’espace. Héloïse ne se contente d’ailleurs pas
d’étiquette et de protocole. Géomorphologue, elle ajoute son grain de sel à toutes les conversations,
permettant à ses collègues expatriés de « trianguler » leurs jugements par le sien.
En écoutant Héloïse nous rappeler à l’ordre, se faire répéter les indications dictées par René, vérifier deux
fois l’inscription des sacs, je comprends que jamais cette forêt de Boa Vista n’a connu telle discipline. Les
Indiens qui la parcouraient jadis s’imposaient d’autres rites, aussi méticuleux que ceux d’Héloïse, mais
sûrement pas aussi étranges. Envoyés par des institutions à des milliers de kilomètres de là, obligés de
maintenir à tout prix la traçabilité de données que nous devons y rapporter avec le minimum de
déformations, bien qu’il faille les transformer totalement en les débarrassant de tout le contexte local, nous
serions apparus aux yeux des Indiens (s’ils n’avaient tous été exterminés) pour vraiment très exotiques.
Pourquoi prélever avec autant de soins des échantillons dont les traits ne seront visibles qu’à une telle
distance lorsque tout le contexte aura disparu ? Pourquoi ne pas rester dans la forêt ? Pourquoi ne pas
devenir natifs ? Et moi-même, inutile, les bras ballants, incapable de reconnaître un profil d’un horizon, ne
suis-je pas plus exotique encore, prélevant dans le dur labeur de mes informateurs le minimum nécessaire à
une philosophie de la référence qui ne sera d’intérêt que pour des collègues parisiens, californiens ou
texans ? Pourquoi ne pas devenir pédologue ? Pourquoi ne pas devenir autochtone ?
Figure 11.11. – Pour comprendre ces petits mystères anthropologiques, il faut nous approcher de ce bel
objet, le pédocomparateur. Sur l’herbe de la savane, nous voyons une série de petits cubes de carton vides
qui, par leur alignement, forment un pavage carré. Encore des coordonnées cartésiennes, encore des
colonnes et des bandes. Ces petits cubes reposent dans une sorte de cadre de bois qui permet de les serrer
tous dans un tiroir. Par l’astuce de nos pédologues, ce tiroir se transforme en valise, grâce à une poignée,
des fermoirs et un rabat matelassé (invisible sur la photo) qui sert de couvercle flexible à tous les cubes de
carton et permet ainsi de transporter d’un seul coup les mottes de terre devenues coordonnées cartésiennes
et de les archiver dans ce qui devient ainsi une pédothèque.
Figure 11.11Comme le
placard de la
figure 11.5, le
pédocomparateur
va nous permettre
de saisir la
différence
pratique entre
l’abstrait et le
concret, entre le
signe et le
meuble. Par sa
poignée, son
cadre de bois, son
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matelas, ses
volumes de
carton, le
comparateur
appartient aux
choses. Mais par la régularité de ses cubes, leur disposition en rangées et en colonnes, par leur caractère
discret, par la possibilité de substituer librement ces colonnes l’une à l’autre, le comparateur appartient aux
signes. Ou plutôt, c’est par le biais de cette invention hybride que le monde des choses va devenir signe.
Grâce à la séquence des trois images suivantes, nous allons saisir concrètement l’action d’abstraire.
Je vais être obligé d’employer des termes vagues parce que nous ne disposons pas, pour parler de
l’engagement des choses dans le discours, d’un vocabulaire aussi fin que pour parler du discours lui-même.
Les philosophes analytiques s’occupent toujours de savoir comment nous pouvons discourir du monde dans
une langue enfin véridique. Curieusement, ils s’attachent à la langue, sa structure, sa cohérence, sa validité
mais, dans toutes leurs démonstrations, le monde attend simplement d’être désigné par les mots dont il
[3]
garantit seulement par sa simple présence la vérité ou la fausseté . Le chat « réel » attend sagement sur
son paillasson de donner sa vérité à la phrase « le chat est sur le paillasson ». Or pour parvenir à
l’exactitude, il faut que le monde s’agite et se transforme encore bien plus que les mots. C’est cette autre
moitié de la philosophie analytique qu’il convient maintenant de lui ajouter.
Pour l’instant, le comparateur est vide. C’est une forme de saisie sans que rien encore n’y ait été saisi. Il
s’ajoute donc à toutes ces formes vides dont la liste s’allonge depuis le début de l’expédition : le quadrillage
de la parcelle d’Edileusa par les numéros inscrits sur des étiquettes clouées sur les arbres ; le repérage des
tranchées par la boussole et le topofil de René ; la numérotation des sondages et la séquence réglée du
protocole tenue par Héloïse. Toutes ces formes vides se trouvent derrière les phénomènes, avant qu’ils ne
se manifestent, afin qu’ils se manifestent. Obscurs dans la forêt du simple fait de leur accumulation, les
phénomènes vont apparaître enfin, c’est-à-dire, justement, vont se détacher sur ces fonds que l’on a placés,
par astuce, derrière eux. Aux yeux de mes amis comme aux miens, les traits pertinents vont baigner dans
une sorte de lumière zénithale aussi blanche que celle du pédocomparateur vide ou de la feuille de papier
millimétré, très différente en tout cas des verts et des gris profonds de la vaste et bruyante forêt où sifflent
assez vulgairement les oiseaux que l’on appelle pour cette raison « oiseaux dragueurs ».
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Figure 11.12. – Sur cette photo, René abstrait. Après l’avoir coupée avec un couteau, il prélève une motte
de terre, à la profondeur dictée par le protocole, et la dépose dans l’un des cubes de carton. Avec un feutre,
Héloïse va coder le bord du cube par un numéro qu’elle va reporter dans son carnet afin que l’on puisse
retrouver plus tard de quel échantillon il s’agissait.
Figure 11.13. – Quelle transformation, quel transport, quelle déformation, quelle invention, quelle
découverte ! En sautant du sol au tiroir, la motte de terre bénéficie d’un moyen de transport qui ne la
transforme plus. Sur la photo précédente, nous voyions comment elle changeait d’état, sur celle-ci,
comment elle change de lieu. Il ne s’agit plus d’aller de la terre aux codes, mais, sans subir aucune
altération nouvelle, de pouvoir voyager dans l’espace et de se conserver intact à travers le temps. Revenus
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le soir au restaurant, René ouvre les deux tiroirs-valises de deux pédocomparateurs et contemple du regard
la série des cubes de carton regroupés par bandes selon les tranchées et par colonnes selon les profondeurs.
Le restaurant devient l’annexe d’une pédothèque. Tous les « transects » deviennent compatibles et
comparables.
Regardez René : il domine le phénomène invisible qui, quelques jours plus tôt, demeurait scellé dans le sol,
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dispersé dans un continuum. Je n’ai jamais suivi de science, riche ou pauvre, dure ou souple, chaude ou
froide, qui ne trouve son moment de vérité sur une surface plane d’un ou deux mètres carrés qu’un
chercheur, un crayon à la main, peut inspecter du regard (voir figure 11.2 et 11.6). Le pédocomparateur a
fait de la transition forêt-savane un phénomène de laboratoire presque aussi plan qu’un diagramme, aussi
aisément observable qu’une carte, aussi facilement recombinable qu’un jeu de cartes, aussi facilement
transportable qu’une valise, sur lequel René prend des notes sur un carnet, en fumant tranquillement sa pipe
après avoir pris sa douche pour se laver de la poussière et de la terre, maintenant inutiles.
Et moi aussi, bien sûr, mal équipé, peu rigoureux, je rapporte au lecteur, par la superposition des photos et
des légendes, ce phénomène jusqu’ici invisible, confondu à dessein par les épistémologues, dispersé dans la
pratique des savants, scellé dans les savoirs et que je déploie au calme, devant une tasse de thé, chez moi, à
Paris, en reportant ce que j’ai observé, à la lisière de Boa Vista…
Autre avantage du pédocomparateur une fois saturé de données : un pattern émerge, là aussi, et là encore,
comme pour les innovations d’Edileusa, il serait stupéfiant qu’il n’en soit pas ainsi. L’invention suit
presque toujours la nouvelle prise offerte par la nouvelle traduction, le nouveau transport. La chose la plus
incompréhensible du monde serait qu’il ne devienne pas compréhensible après de tels réarrangements.
Cette expédition, elle aussi, par le truchement du comparateur découvre-construit un phénomène inouï.
Entre la sableuse savane et l’argileuse forêt, il semble que se déploie une bande de vingt mètres qui borde la
lisière du côté savane. Or cette bande est ambiguë, plus argileuse que la savane mais moins que la forêt. On
dirait que celle-ci lance devant elle son sol pour s’y préparer des conditions favorables – à moins, au
contraire, que la savane ne se prépare à envahir cet humus préalablement dégradé. Les scénarios divers que
mes amis se racontent le soir au restaurant se trouvent maintenant gagés par une preuve. Ils deviennent
autant d’interprétations possibles d’une matter-of-fact solidement installée dans la grille du
pédocomparateur.
Le scénario va bientôt devenir texte et le pédocomparateur table dans un article. Il n’y faut plus qu’une
minuscule transformation.
Figure 11.14. – Sur la table du café, en plan rapproché, à gauche la savane, à droite la forêt, les mêmes que
sur la photo 11.1 à quelques transformations près. (Comme les cases du comparateur ne sont pas assez
nombreuses, la série des sondages doit se replier, brisant la belle ordonnance du tableau et obligeant à
inventer une clef de lecture ad hoc.) A côté des tiroirs ouverts, un diagramme sur du papier millimétré et
une table sur papier quadrillé. Le diagramme reprend en coupe les coordonnées des sondages effectuées par
l’équipe le long d’un transect alors que le tableau résume les variations de couleur en fonction de la
profondeur et du point. Sur le tiroir, un double décimètre transparent négligemment posé assure la transition
du meuble au papier.
Dans la photo 11.12,
René, par un geste
rapide, passait du
concret à l’abstrait, de
la chose au signe, de la
terre en trois
dimensions au tableau
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à deux dimensions et
demie. Dans la
photo 11.13, il glissait,
grâce au tableau
devenu bagage, de la
parcelle au restaurant,
d’un lieu inconfortable
et sous-équipé au
confort relatif d’un
café – mais rien, en
principe (sauf les
douanes) ne s’oppose à
ce qu’il transporte ce tableau à tiroirs d’un bout du monde à l’autre et qu’il le compare à tous les autres
profils dans toutes les autres pédothèques.
Par cette nouvelle image, nous saisissons une autre transformation, de même importance que toutes les
autres, mais qui a reçu plus d’attention sous le nom d’inscription. Nous passons de l’instrument au
diagramme, de l’hybride terre-signe-tiroir au papier.
On s’étonne souvent que les mathématiques soient applicables au monde. Voilà, pour une fois, de
l’étonnement bien mal placé. Il faut plutôt se demander de combien le monde doit se transformer afin que
sa forme papier commence à se superposer sans trop de différences à la géométrie couchée sur une autre
forme de papier. Le grand abîme des idées aux choses, aucune mathématique jamais ne l’a franchi, mais le
petit abîme, le gap minuscule entre un pédocomparateur déjà géométrique et la feuille de papier millimétré
sur laquelle René a reporté les sondages, celui-là, oui, il est aisé de le franchir. Je peux même le mesurer
avec la règle en plastique. Il ne fait pas dix centimètres !
Aussi abstrait que soit le pédocomparateur, il reste un objet, moins lourd que la forêt, plus lourd que le
papier ; moins corruptible que la terre grouillante, plus corruptible que la géométrie ; plus mobile que la
savane, moins mobile que le diagramme que je peux même téléphoner – si Boa Vista disposait d’un fax !
Aussi codé que soit le pédocomparateur, René ne peut l’insérer dans le texte de son rapport. Il ne peut que
le garder en réserve s’il doute de son article, l’archiver pour de futures comparaisons. Par le diagramme, au
contraire, la transition forêt-savane devient papier, assimilable par tous les articles du monde, transportable
dans tous les textes. Sa forme géométrique le rend compatible avec toutes les transformations géométriques
archivées depuis qu’il existe des centres de calcul. Ce que nous perdons en matière par réductions
successives du sol nous le regagnons au centuple par le branchement que ces réductions permettent avec
l’écrit, le calculé, l’archivé.
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Dans le rapport de mission, que nous nous préparons à rédiger (voir figure 11.19), il n’existera plus qu’une
rupture, à la fois immense et minuscule, comme toutes les étapes que nous venons de suivre, celle qui
distingue un texte en prose de l’annexe en dessin à laquelle ce texte référera. Nous parlerons de la transition
forêt-savane que nous montrerons dans le texte lui-même sous les aspects d’un graphe. Différent de toutes
les autres formes de récit, le texte scientifique, nous le savons, parle d’un référent présent dans le texte lui-
même sous une autre forme que la prose : tableau, diagramme, équation, carte, schéma. Par la mobilisation
de son référent interne, il porte en lui-même sa propre vérification (voir le cas du rein, p. 88).
Figure 11.15. – Voici le diagramme qui rassemble toutes les données obtenues pendant la campagne et qui
sert de figure 3 au rapport de mission, dont j’ai la fierté d’être l’un des auteurs, et qui s’intitule :
Figure 11.15
Reprenons, à l’envers, le chemin que nous venons de parcourir à la suite de nos amis. La prose du rapport
final parle d’un dessin ; le dessin résume la forme déployée par la disposition du pédocomparateur ; celui-ci
extrait, classe et code le sol, lequel se trouve repéré, quadrillé, pointé par le jeu des coordonnées. On
remarquera qu’à toutes les étapes chaque élément tient à la matière par ses origines et à la forme par sa
destination ; qu’il s’arrache à un ensemble trop concret, avant de devenir, à son tour, trop concret dans
l’étape suivante. Nous ne discernons jamais de rupture entre les choses et les signes. Jamais nous ne nous
trouvons non plus devant l’imposition de signes arbitraires et discrets à une matière informe et continue.
Nous ne voyons jamais qu’une série continue d’éléments emboîtés, dont chacun joue le rôle de signe pour
le précédent et de chose pour le suivant.
A toutes les étapes, nous rencontrons des formes élémentaires de mathématiques qui servent de recueil à des
matières par le truchement d’une pratique qui engage le corps des chercheurs. Un nouveau phénomène sort
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à chaque fois de cet hybride de forme, de matière et de corps habile. Rappelons-nous René, dans la
figure 11.12, déposant la terre marron dans le cube de carton blanc aussitôt marqué d’un chiffre. Il ne
découpait pas le sol par des catégories intellectuelles, comme dans la mythologie kantienne, mais il
exprimait le sens des phénomènes en faisant franchir à des matières le pas qui les séparait des formes.
En effet, si nous parcourons rapidement toutes les images, nous nous apercevons que chaque étape, aussi
précise que soit mon enquête, révèle une cassure aussi totale avec celle qui la suit ou la précède. J’ai beau,
tel un nouveau Zénon, multiplier les intermédiaires, jamais il n’y a de ressemblance entre elles au point
qu’on pourrait les superposer. Faites l’expérience, comparez ces deux extrêmes délimités par les
figures 11.1 et 11.15. La différence n’est ni plus ni moins grande qu’entre la motte de terre saisie par René
(figure 11.12) et le point qu’elle fournit dans le pédocomparateur (figure 11.13). Que je choisisse les
extrêmes ou que je multiplie les intermédiaires, je retrouve toujours la même discontinuité.
Et pourtant, il y a bien continuité puisque toutes les photos disent la même chose et portent sur la même
transition forêt-savane que chaque étape assure et précise davantage. Notre rapport de mission fait bien
référence à la figure 11.1 ; c’est bien de Boa Vista qu’il parle et de l’étrange dynamique de la végétation qui
semble faire gagner la forêt sur la savane comme si les arbres rendaient argileux le sol sableux afin de
pouvoir mieux y pousser en lançant devant eux une bande de vingt mètres de large. Mais cette référence
semble d’autant mieux assurée qu’elle repose moins sur la ressemblance et davantage sur une série réglée
de transformations, de transmutations, de traductions. Quelque chose se maintient d’autant plus
durablement et se transporte d’autant plus loin et rapidement qu’elle se transforme davantage à chaque
étape de cette longue cascade.
Il semble que la référence ne soit pas ce que l’on désigne du doigt ou ce qui, de l’extérieur, garantirait la
vérité d’un énoncé, mais plutôt ce qui demeure constant à travers une série de transformations. La
connaissance ne parlerait pas d’un monde réel extérieur auquel elle ressemblerait mimétiquement, mais
d’un monde réel intérieur dont elle assurerait la cohérence et la continuité. Acrobatie à vous couper le
souffle qui semble tout sacrifier à chaque étape et retrouve la même forme intacte par la rapidité même de la
transformation. Étrange comportement contradictoire qui vaut bien celui d’une forêt créatrice de son propre
sol… Si je trouvais la solution de ce puzzle, mon expédition ne serait pas moins productive que celle de
mes heureux collègues.
Figure 11.16. – Pour saisir la constante maintenue à travers ces transformations, considérons un petit
appareil aussi astucieux que le topofil ou le pédocomparateur. Comme nos amis ne peuvent se contenter de
rapporter avec eux le sol, ils doivent pouvoir transformer la couleur de chaque cube par une étiquette,
idéalement par un nombre, de façon à rendre la motte compatible avec l’univers du calcul et bénéficier ainsi
de l’avantage que prêtent tous les autres calculateurs à chaque manipulateur de signes.
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Avantage décisif dont le code Munsell fait bénéficier René. Perdu dans le Roraima, local, tragiquement
local, voilà qu’il devient, par le truchement de ce code, aussi global qu’il est possible à un simple humain
de l’être. La couleur unique de cette motte particulière devient un chiffre (relativement) universel.
Le pouvoir de la standardisation m’intéresse moins, pour cette fois, que l’astuce technique, stupéfiante, des
petits trous que l’on a percés au-dessus de chaque nuance de couleur. Bien qu’énorme, le seuil entre le local
et le global peut se franchir instantanément. Encore faut-il être capable d’engager la motte dans le code
Munsell. Afin de pouvoir qualifier sa motte d’un chiffre, il faut en effet que René puisse mettre en regard,
superposer, aligner, la motte de terre locale qu’il tient dans la main, et la couleur standard choisie pour
référence. Pour cela, il lui suffit, par un balayage rapide de la motte derrière les orifices du carnet, de
sélectionner, par approximations successives, la couleur qui en diffère le moins.
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Il y a, je l’ai dit, une rupture complète à chaque étape entre la partie chose de chaque objet et sa partie signe,
entre le côté pile de la motte et son côté face. L’abîme est d’autant plus grand que notre cerveau est
incapable de mémoriser une couleur avec précision. Si la motte et le standard s’éloignent ne serait-ce que
de dix ou quinze centimètres – la largeur du carnet – cela suffirait pour que le cerveau de René oublie la
correspondance précise entre les deux. Le seul moyen pour que la ressemblance d’une couleur normalisée
et d’une motte de terre soit établie, consiste à percer un trou permettant à l’œil, de façon synoptique, de voir
en face, exactement en face, sans plus d’un millimètre de distance, la motte grossière et la lisse couleur de
l’étalon. Sans le trou, pas d’alignement, pas de précision, pas de lecture, et donc pas de transmutation de la
terre locale en code universel. A travers l’abîme de la matière et de la forme, il jette un pont, une passerelle,
une ligne, un grappin.
« Les Japonais en ont fait un sans trous, je ne peux l’utiliser », explique René. Nous nous émerveillons
toujours de l’esprit des savants, et c’est justice, mais nous devons admirer davantage le manque total de
confiance dont ils témoignent pour leurs propres capacités cognitives. Ils doutent tellement de leur cerveau
qu’ils doivent inventer de telles ruses afin d’assurer leur prise sur la simple couleur d’un pauvre sol… (Et
comment pourrais-je faire saisir au lecteur ce travail de la référence sans les photographies que j’ai prises et
qu’il doit regarder en même temps qu’il lit la légende que je lui décris ? J’ai tellement peur de me tromper
dans mon commentaire que je ne veux pas quitter mes photos de l’œil un instant.)
La rupture est toujours là, aussi totale, entre la poignée de poussière et le numéro imprimé, mais elle devient
infime pourtant, grâce au trou, puisque, par le truchement du code Munsell, une motte se lit comme un
texte : « 10YR3/2 ». Encore une preuve de ce platonisme pratique qui fait de la poussière une Idée grâce
aux deux mains calleuses de René tenant fermement le livre-instrument-calibre.
Suivons plus en détail la petite chaîne déployée dans l’image et qui dessinera pour nous le chemin perdu de
la référence. René a prélevé la motte délaissant le sol trop complexe, trop riche. Le trou, à son tour, permet
de cadrer la poignée de terre et d’en sélectionner seulement la couleur, en ignorant son volume et sa texture.
Le petit rectangle plat de couleur brillante sert alors d’intermédiaire entre la terre, résumée par sa seule
couleur, et le chiffre inscrit en dessous du pavé. De même que l’on peut ignorer le volume de la motte pour
se consacrer au pavé de couleur, de même on ignorera bientôt celui-ci pour ne conserver que le numéro de
la référence. Plus tard, dans le rapport, on omettra le numéro, trop concret, trop détaillé, trop précis, pour ne
retenir que l’horizon, que la tendance. Nous retrouvons la cascade de tout à l’heure dont une seule
minuscule étape (le passage de la couleur de la motte à celle du standard) repose sur la ressemblance, sur
l’adequatio. Toutes les autres dépendent de la seule conservation de traces qui établissent un parcours
réversible permettant, au besoin, de revenir sur ses pas. A travers la variété des formes-matières, les savants
tracent un chemin. La réduction, la compression, le tracé, la continuité, la réversibilité, la standardisation, la
compatibilité avec l’écrit et le chiffré, tout cela compte infiniment plus que la seule adequatio. Aucune
étape – sauf une – ne ressemble à la précédente et pourtant, à la fin, lorsque je lis le rapport de mission, je
tiens bien dans mes mains la forêt de Boa Vista, un texte parle du monde, en vérité. Comment la
ressemblance peut-elle sortir de cette exotique série de transformations, si rarement décrites ?
Figure 11.17. – Sandoval, accroupi, le manche de la bêche encore engagé à son bras, contemple le nouveau
trou qu’il vient de creuser. Héloïse, debout, contemple la forêt vert-de-gris aux animaux rares. Elle porte la
gibecière des géologues sur le revers de laquelle une ceinture, aux œillets plus étroits que des cartouches,
permettrait de porter les crayons de couleur, indispensables au métier de cartographe. A la main, elle tient le
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fameux carnet, livre de protocole qui permet de se croire dans un laboratoire. Elle attend pour l’ouvrir et
noter que les deux pédologues, à gauche et à droite, aient terminé leur examen et soient parvenus à un
accord.
Faute d’un instrument de calibrage, Armand et René s’en remettent à la discussion croisée de leurs
jugements de goût, comme mon père lorsqu’il tastait ses vins de Corton. – « Sablo-argileux ou argilo-
sableux ? » – « Non, je dirais plutôt : “argileux, sableux, non, sablo-argileux”. » – « Attends, il faut le pétrir
encore un peu, le laisser venir. » – « Okay, oui, disons entre “sablo-argileux, et argilo-sableux”. » –
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Franchissons-nous de nouveau le limes sacré entre le monde et le discours ? Oui, bien sûr, mais nous
l’avons franchi déjà une bonne dizaine de fois, car ce nouveau seuil n’est pas plus brutal que le précédent,
au cours duquel la terre, prélevée par René, débarrassée des brins d’herbes et des déjections de vers de terre
devenait épreuve afin de tester sa résistance ; ou que le pénultième, pendant laquelle Sandoval creusait avec
sa bêche la tranchée P2 ; ou que le suivant au cours duquel, sur le diagramme, tout l’horizon de 5 à
17 centimètres va devenir de la même texture, couvrant ainsi, par induction, une surface à partir d’un point ;
ou que la transformation n + 1 qui va permettre d’inclure le diagramme dessiné sur du papier millimétré
appelé à jouer le rôle de référent interne pour le rapport en prose. Le passage en mots n’a pas de privilège et
toutes les étapes peuvent également servir afin de saisir l’emboîtement de la référence. A aucune des étapes
il ne s’agit de mimer la précédente, mais seulement de l’aligner sur celle qui précède et celle qui suit de
sorte que, à partir de la dernière, on puisse revenir jusqu’à la première.
Comment qualifier ce rapport de représentation, de lieutenance, si peu mimétique et, pourtant, si réglé, si
exact, si chargeur de réalité, si réaliste en fin de compte ? Comme les philosophes se trompent lorsqu’ils
cherchent dans la correspondance des mots et des choses l’explication de la véridiction. Il y a bien vérité,
réalité, mais il n’y a ni correspondance, ni adéquation. Il existe un mouvement beaucoup plus sûr pour
attester, avérer ce que nous disons, qui nous fait aller de biais, de travers, en crabe, à travers les couches
successives de transformations, perdant à chaque fois la plupart des éléments, en gagnant chaque fois de
nouveaux, sautant le pas qui sépare la matière de la forme sans autre aide parfois qu’une ressemblance plus
ténue que ces rampes de fer qui aident parfois les grimpeurs dans les passages trop acrobatiques.
Figure 11.18. – Sur le site, vers la fin de notre mission, René commente le diagramme sur papier millimétré
qui dessine, en coupe, le transect que nous venons de parcourir en creusant. Raturé, mâchuré, taché de
sueur, incomplet, encore au crayon de papier, ce diagramme est le prédécesseur direct de celui de
l’image 11.15. De l’un à l’autre il y a bien des transformations – sélection, cadrage, lettrage, nettoyage –,
mais qui restent mineures par rapport à celles que nous venons de parcourir.
Figure 11.18Au milieu de
l’image, René
pointe son doigt
sur un trait qu’il
désigne et
commente, ce
même doigt que
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
nous suivons
depuis le début
(figures 11.1 et
11.2). A moins
qu’il ne soit
vengeur, cette
tension de
l’index signale
toujours l’accès à
la réalité, bien
qu’il vise un
morceau de
papier, lequel
pourtant
rassemble la totalité du site, laquelle pourtant a tout entière disparu, bien que nous soyons au beau milieu
d’elle, à suer… C’est le même renversement de l’espace et du temps que nous avons déjà rencontré
plusieurs fois : nous dominons du regard une situation dans laquelle nous sommes plongés ; nous sommes
supérieurs à plus grand que nous ; nous rassemblons synoptiquement l’ensemble de nos actions dispersées
sur plusieurs journées dont nous avons perdu le souvenir.
Mais le diagramme fait plus que redistribuer le flux temporel et d’inverser l’ordre hiérarchique des
grandeurs spatiales, il nous révèle des traits invisibles jusqu’ici, bien qu’ils soient littéralement sous nos
pieds de pédologues. Impossible pour nous de voir en coupe la transition forêt-savane, de la qualifier par
des horizons homogènes, de la repérer par des points et des traits. René pointe son doigt de chair et attire
nos regards de vivants sur un profil dont l’observatrice ne saurait exister. Non seulement il faudrait qu’elle
vive sous terre comme une taupe, mais qu’elle ait pu scier le sol comme une lame longue de plusieurs
centaines de mètres et qu’elle soit parvenue à remplacer la confuse variation des formes par des hachures
homogènes !
Malgré cette impossible scène, le diagramme ajoute de l’information. Il a perdu la terre grasse mais il a
gagné autre chose, et ce gain vaut bien cette perte. Sur la même surface de papier nous pouvons conjoindre
des sources très différentes, lesquelles vont pouvoir se mêler par le truchement d’un langage graphique
homogène. La position des sondages le long du transect, les profondeurs, les horizons, les textures, les
numéros de référence des couleurs, vont pouvoir s’ajouter les uns aux autres redonnant, par superposition,
la riche réalité que l’on venait de perdre.
René vient d’y ajouter les déjections des vers de terre dont je n’ai pas parlé jusqu’ici. Il semble, en effet,
d’après mes amis, que les vers tiennent dans leurs tubes digestifs particulièrement voraces la solution de
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
l’énigme. Cette bande de sol argileux en savane qui borde la lisière, qui peut donc la produire ? Pas la forêt
puisqu’elle s’étend vingt mètres au-delà de l’ombre protectrice et de l’humidité nourricière des arbres. Pas
la savane non plus puisque celle-ci, rappelons-nous, réduit toujours, par lessivage, l’argile en sable. Cette
mystérieuse action à distance de la forêt préparant le sol pour sa venue, remontant la pente
thermodynamique qui dégrade toujours l’argile, pourquoi ne serait-elle pas due aux vers de terre, ainsi
promus agents de la pédogenèse ? Le diagramme, en modélisant la situation, permet d’imaginer des
scénarios nouveaux dont nos amis discutent avec passion avant de décider, en regardant les manques, où
creuser le prochain trou et revenir, par la pioche et la tarière, aux « données » élémentaires.
Ce diagramme que René tient dans sa main est-il plus abstrait ou plus concret que les étapes précédentes ?
Plus abstrait, puisqu’une fraction infime de la situation se trouve ici conservée ; plus concret, puisque nous
saisissons dans nos mains, sous nos yeux, l’essence de la transition résumée en quelques lignes. Le
diagramme est-il une construction, une découverte, une invention ou une convention ? Les quatre, comme
toujours. Il est construit par le labeur de cinq personnes et par le feuilletage des constructions géométriques
successives ; il découvre une forme cachée jusqu’ici mais dont nous ressentons rétrospectivement la
sempiternelle présence, tout en sachant très bien que nous l’avons inventée – comme on dit d’un trésor – et
que sans nous, pédologues, jamais elle ne serait apparue ; en même temps, nous le savons aussi, sans le
codage conventionnel des jugements, des formes, des étiquettes, et des mots, nous ne pourrions voir dans ce
diagramme extrait de la terre que des gribouillis informes.
Toutes ces qualités contradictoires – aux yeux de la philosophie – lestent ce diagramme de réalité. Il n’est
pas réaliste, il n’est pas ressemblant. Il fait mieux. Il tient lieu de la situation de départ à laquelle il se relie
par une série de transformations que nous pouvons suivre à la trace, grâce au livre de protocole, aux
étiquettes, au pédocomparateur, aux fiches, aux piquets et à la fine toile d’araignée tissée par le « pédofil ».
Pourtant, nous ne pouvons pas l’extraire de l’ensemble de ces transformations. Isolé, il ne veut plus rien
dire. Il remplace sans rien remplacer. Il résume sans pouvoir se substituer tout à fait à ce qu’il rassemble.
Étrange objet transversal, opérateur d’alignement qui n’est véridique qu’à la condition de permettre le
passage entre ce qui le précède et ce qui le suit.
Figure 11.19. – Le dernier jour, nous nous retrouvons au restaurant, maintenant transformé en salle de
réunion de notre laboratoire mobile, afin de rédiger le brouillon du rapport de mission. René tient toujours à
la main son diagramme, complété, qu’il commente avec le crayon pour le bénéfice d’Edileusa et d’Héloïse.
Armand vient de lire la seule thèse publiée sur notre coin de forêt qu’il a ouverte aux pages où s’étalent les
photos coloriées obtenues par satellite. Au premier plan, les carnets de l’anthropologue qui prend la photo,
formes d’enregistrement parmi d’autres formes d’inscription. Sommes-nous revenus au point de départ de
la figure 11.2 ? Oui, puisque nous sommes à nouveau dans les signes et les cartes, les documents à deux
dimensions et la littérature publiée, bien loin déjà du site où nous avons peiné pendant dix jours. Mais non,
puisque nous y avons gagné ces diagrammes, ces inscriptions nouvelles que nous cherchons maintenant à
interpréter, à insérer comme annexe et comme preuve dans un récit dont nous négocions, collectivement et
en deux langues, chaque paragraphe.
Figure 11.19L’intérêt
de ce
rapport de
mission
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
vient du
fait que,
dans cette
première
phase de
travail, les
conclusions des approches de la botanique et de la pédologie paraissent contradictoires. Sans l’apport des
données de la botanique, les pédologues auraient conclu à la progression de la savane dans la forêt. La
collaboration entre les deux disciplines force donc, dans ce cas, à poser de nouvelles questions à la
pédologie (p. 1).
Nous voici en terrain de connaissance, dans l’écriture des articles, dans la rhétorique, dans le discours, dans
l’épistémologie, occupés à peser tous les arguments pour et contre l’avance de la forêt. Ni les philosophes
du langage, ni les sociologues des controverses, ni les sémioticiens, ni les rhétoriciens, ni les littéraires
n’ont plus là de difficulté.
Aussi passionnantes que soient les transformations que va subir Boa Vista de texte en texte, je ne souhaite
[5]
pas, pour cette fois, les suivre . Le transfert du sol engagé dans les mots, voilà ce qui m’intéresse ici.
Comment le résumer ? Décidément il me faut, comme mes collègues, dessiner, non pas un diagramme sur
papier millimétré, mais du moins un schéma qui puisse me permettre, à moi aussi, de me repérer et de
désigner du doigt, dans la philosophie, ce que j’ai découvert et qui vaut bien le travail de labourage de nos
frères inférieurs les vers de terre…
Figure 11.20
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
La philosophie du langage fait comme s’il existait deux ensembles disjoints séparés par une coupure
radicale et unique qu’il fallait ensuite s’efforcer de réduire par la recherche d’une correspondance, d’une
référence, entre le monde et les mots. Or en suivant cette expédition, nous parvenons à une solution bien
différente.
Figure 11.21
La connaissance, on le voit, ne réside pas dans un face à face d’un esprit et d’un objet, pas plus que la
référence ne vient désigner une chose par une phrase ainsi vérifiée. Au contraire, nous avons reconnu à
chaque étape un opérateur commun qui tient à la matière par une extrémité, à la forme par l’autre et qui se
distingue de l’étape suivante par une rupture, par un gap qu’aucune ressemblance ne saurait combler. Ces
opérateurs s’enchaînent en une série qui traverse la différence des choses et des mots et qui redistribue les
deux anciens ensembles de la philosophie du langage : la terre devient cube de carton, les mots deviennent
papier, les couleurs deviennent chiffres, et ainsi de suite.
Propriété essentielle, cette chaîne doit demeurer réversible. La traçabilité des étapes doit permettre, en effet,
de la parcourir dans les deux sens. Qu’on l’interrompe en n’importe quel point et voilà qu’elle cesse de
transporter le vrai, de le produire, de le construire, de le conduire. La référence est une qualité de la chaîne
dans son ensemble, et non plus de l’adequatio rei et intellectus. La vérité y circule comme l’électricité le
long d’un fil aussi longtemps qu’il n’est pas sectionné.
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Autre propriété révélée par la superposition des deux schémas : la chaîne n’a de fin ni d’un côté ni de
l’autre, alors que, dans l’ancien modèle, le monde comme le langage demeuraient des ensembles clos qui
devaient pouvoir boucler chacun sur soi-même. Ici, au contraire, on peut allonger indéfiniment la chaîne en
la prolongeant par les deux extrémités en lui ajoutant d’autres étapes, mais on ne peut ni couper la ligne, ni
sauter des séquences – bien qu’on puisse les résumer dans une seule et unique boîte noire.
Toutefois, pour comprendre la chaîne, il faut la regarder en plan aussi bien qu’en coupe, afin de saisir cette
dialectique de la perte et du gain qui caractérise, nous l’avons vu, chacune des étapes.
Figure 11.22
De la forêt au rapport de mission, nous n’avons cessé de re-représenter la transition forêt-savane comme si
nous dessinions à la fois deux triangles isocèles se recouvrant l’un l’autre tête-bêche. A chaque fois nous
avons perdu en localité, en particularité, en matérialité, en multiplicité, en complexité, de sorte qu’à la fin il
ne nous restait presque plus rien que quelques feuilles de papier. Appelons « réduction » ce premier triangle
dont la pointe seule finit par compter. Pourtant, à chaque étape nous avons regagné puisque nous avons pu,
par ce même travail de re-représentation, obtenir beaucoup plus de lisibilité, de compatibilité,
d’universalité, de superposition, de texte, de calcul, en sorte qu’à la fin nous tenons, dans le rapport de
mission, non seulement toute la forêt de Boa Vista à laquelle nous pourrons revenir, mais également
l’explication de sa dynamique. A chaque étape, nous avons pu nous relier davantage à l’ensemble des
savoirs déjà établis en commençant par la vieille trigonométrie placée « derrière » les phénomènes et en
finissant par la toute nouvelle écologie. Appelons « amplification » ce deuxième triangle par lequel nous
avons doté le minuscule transect de Boa Vista d’une formidable base.
Figure 11.23
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Comme l’ancienne tradition philosophique se trompait en voulant faire des phénomènes la rencontre des
choses en soi, d’une part, et des catégories de l’entendement humain, d’autre part ! Réalistes, empiristes,
idéalistes, rationalistes n’ont cessé de se battre autour de ce modèle à deux pôles. Or, les phénomènes ne se
trouvent pas au point de rencontre des choses avec des formes de l’esprit humain, mais s’étalent tout le long
de la chaîne de transformation réversible où ils perdent à chaque étape certaines propriétés pour en gagner
d’autres qui les rendent compatibles avec les centres de calcul déjà installés. Au lieu de croître à partir des
extrémités fixes, vers le milieu, en un point de rencontre stable, la référence instable croît à partir du milieu
vers les extrémités qu’elle repousse toujours plus loin. Pour comprendre comment la philosophie kantienne
s’était mélangé les triangles, il suffit d’une mission de quinze jours (à condition de ne pas exiger que je
parle de mon travail avec le même luxe de détails que de celui des pédologues, car les quinze jours
deviendraient bientôt vingt années de dur labeur, de vives controverses avec des dizaines de chers collègues
équipés de centaines d’instruments et de concepts… La réflexivité ne peut suivre à la fois tous les fils et je
me peins ici, sans peur de me contredire, comme simple spectateur accédant sans effort au savoir de mes
informateurs !).
Est-il possible, grâce à mon schéma, de comprendre, de visualiser, de détecter pourquoi le premier modèle
des philosophes du langage est si répandu alors que « la plus petite enquête » en montre aussitôt
l’impossibilité ? Rien de plus facile, il suffit pour passer de l’un à l’autre d’oblitérer peu à peu tout ce que
nous avons appris au cours de ce photomontage.
Figure 11.24
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Bloquons les deux extrémités de cette chaîne comme si la première était le référent, la forêt de Boa Vista, et
l’autre extrémité, une phrase, « la forêt de Boa Vista ». Supprimons toutes les médiations que je me suis
délecté à décrire. Créons, en lieu et place des médiations oubliées, une coupure radicale, seule capable de
couvrir l’abîme béant entre une phrase que je prononce à Paris et son référent distant de 6 000 km. Et voilà,
nous sommes revenus à l’ancien modèle cherchant à combler le vide que nous venons de creuser par une
adequatio, une ressemblance entre deux variétés ontologiques aussi dissemblables que possible. Rien
d’étonnant en effet à ce que les philosophes ne parviennent pas à s’entendre sur la question du réalisme et
du relativisme : ils prennent les deux extrémités provisoires qu’ils « allument » en face l’une de l’autre pour
l’ensemble de la chaîne.
Figure 11.25. – Le lendemain matin, après avoir rédigé le rapport de mission, nous embarquons dans la
Land Rover les précieux cartons contenant les vers de terre formolisés et les sacs de terre soigneusement
étiquetés. Voilà ce que les arguments philosophiques qui veulent relier le langage au monde par une seule
transformation réglée ne parviennent pas à expliquer. Du texte nous revenons aux choses déplacées plus
loin une fois encore. Du restaurant-laboratoire nous repartons pour un autre laboratoire à 1 000 kilomètres
de là, à Manaus, puis de là pour un autre à Jussieu, à 6 000 kilomètres. Le technicien, Sandoval, va rentrer
seul avec les précieux échantillons qu’il doit conserver intacts malgré l’effroyable piste. Je vous l’ai dit,
chaque étape est matière pour ce qui la suit et forme pour ce qui la précède, séparée de l’une comme de
l’autre par une cassure aussi nette que l’ancienne distance entre les anciens mots et les anciennes choses.
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Malheureusement, je ne pourrai pas suivre la prochaine mission. Ils disent au revoir à Edileusa, je dois lui
dire adieu. Nous partons en avion. Elle reste sur place, un peu émue par cette collaboration intense et
amicale à laquelle elle n’était pas habituée, veillant sur sa parcelle qui vient de gagner en épaisseur par la
superposition de la pédologie sur la botanique et qui gagnera plus encore lorsque l’on y ajoutera la science
des vers de terre. Construire par couches successives un phénomène le rend de plus en plus réel à l’intérieur
du réseau tracé par les déplacements à double sens de chercheurs, d’échantillons formolisés, de graphiques,
de spécimens, de cartes, de rapports et de demandes de subventions.
Pour que ce réseau commence à mentir, à ne plus référer, il suffit d’en interrompre l’allongement par ses
deux extrémités, de ne plus l’entretenir, de lui couper les fonds, de le briser en un point quelconque. Si la
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
Land Rover de Sandoval verse, cassant les pots à lombrics et dispersant les petits paquets de terre, toute la
mission est à refaire. Si l’argent manque pour revenir sur le terrain, on ne saura jamais si la phrase du
rapport sur le rôle des lombrics était une vérité scientifique, une hypothèse gratuite ou une fiction. (Et si je
perds mes diapositives chez le photographe chargé de les tirer sur papier, comment savoir si j’ai menti ?)
Figure 11.26. – Enfin l’air conditionné ! Enfin une pièce qui ressemble un peu plus à un laboratoire. Nous
sommes à Manaus, à l’ΙΝΡΑ, dans une ancienne salle de travaux pratiques transformée en bureau. Sur le
mur, la carte de l’Amazone par Radambrazil et le tableau de Mendeleiev. Des tirés-à-part, des dossiers, des
diapositives, des cantines, des sacs, des bidons d’essence, un moteur hors-bord. Armand rédige sur son
ordinateur portable la version finale de notre rapport en fumant une cigarette.
Moi aussi, sur mon ordinateur portable, j’écris mon rapport en fumant un cigare, sur un bureau encombré de
livres, de dossiers, de diapositives, devant l’immense carte du bassin amazonien. Moi aussi, à Paris,
j’étends le réseau de la transition forêt-savane puisqu’il circule maintenant, grâce à moi, jusque chez les
philosophes et les sociologues. Et pourtant, cette portion de réseau que je construis n’est pas fait de
références mais d’allusions et d’illustrations. Mes schémas ne sont ni des diagrammes ni des cartes. Mes
photos ne transportent pas ce dont je parle comme les inscriptions d’Armand le sol de Boa Vista. Mon texte
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
de philosophie empirique ne re-représente pas ses preuves à la manière de mes amis pédologues. La
traçabilité de mes propos n’est pas si bonne qu’elle permettrait au lecteur de retourner sur le terrain.
Légendes d’images, mon texte final ne saurait résumer la chose même dont elles parlent. (Je laisse à mon
lecteur le soin de mesurer la distance qui sépare les sciences exactes des souples car cet autre mystère
demanderait une autre expédition qui étudierait cette fois le petit philosophe empirique que je suis…)
Vous pouvez maintenant regarder dans le dictionnaire la carte du Brésil afin de localiser Boa Vista. Ne
cherchez plus, je vous prie, de ressemblance entre la carte et le site dont je viens de vous raconter l’histoire.
Toute cette affaire de correspondance entre les mots et le monde vient d’une simple confusion entre
l’histoire de l’art et l’épistémologie. On a pris la science pour un tableau réaliste en s’imaginant qu’elle
copiait exactement le monde. Les sciences font tout autre chose – et les tableaux aussi (voir le chapitre
suivant). Elles nous relient, par étapes successives, au monde lui-même aligné, transformé, construit. Nous
y perdons la ressemblance, c’est vrai, mais nous y gagnons quelque chose de plus : en pointant de l’index
sur les traits d’une inscription imprimée dans un atlas, nous pouvons, par une série de transformations
toutes également discontinues, nous relier à Boa Vista. Jouissez de cette longue chaîne de transformations,
de ces suites de médiateurs, au lieu de quémander les pauvres plaisirs de l’adequatio. Je ne puis jamais
vérifier la ressemblance de mon esprit et du monde, mais je puis, en payant le prix, étendre le réseau où
circule, par transformations constantes, la référence avérée (voir p. 83). Cette philosophie des sciences
n’est-elle pas plus réaliste, dans les deux sens du mot, que les autres ?
Ah oui, j’oubliais, l’arbre qui tombe dans la forêt de Boa Vista pendant que ni Héloïse, ni Edileusa, ni
Armand, ni René, ni Sandoval, ni moi ne sommes présents, cet arbre, aussi fameux que le chat sur son
paillasson, existe-t-il pour de vrai ? Mais oui, bien sûr, mais sans nous. Ajouter l’observateur à l’arbre, ce
n’est pas grand-chose, ce n’est pas tout, ce n’est pas rien. L’idéaliste voulait que ce fût tout. Prétention
extravagante, comme si l’observateur le créait de toutes pièces par ses seules forces intellectuelles. Le
réaliste voulait que ce ne fût rien. Prétention aussi extravagante, car l’arbre se transforme par étiquetage,
sondage, prélèvement, déplacement, marquage. Par crainte de perdre la réalité s’il avoue sa construction, le
réaliste voudrait que le travail des observateurs ne compte pour rien. Par dépit de ne pouvoir engendrer le
monde à partir de lui, l’idéaliste voudrait que les choses-en-soi nous demeurent à jamais inconnaissables.
Mais non, nous connaissons les choses-devenue-en-nous. Comme toute existence, l’arbre se définit par ses
associations. Ajoutez deux, puis trois expéditions à la lisière de Boa Vista et vous les transformez tous :
arbres, plantes, vers de terre, pédologues et botanistes (sans parler de l’anthropologue et des lecteurs du
rapport de mission ou de ceux de cet article…).
Notes
[*] Je remercie Armand Chauvel de m’avoir initié aux charmes de la pédologie et René Boulet d’avoir, avec
patience et magnanimité, redressé mes nombreuses erreurs.
[1] Voir le chapitre précédent ainsi que les remarquables articles de Susan Leigh Star et Jim Griesemer,
« Institutional Ecology, “Translations” and Boundary Objects : Amateurs and Professionals in Berkeley’s
Museum of Vertebrate Zoology, 1907-1939 », Social Studies of Science, vol. 19, 1989, p. 387-420 ; de
John Law et Mike Lynch, « Lists, Field guides, and the Descriptive Organization of Seeing :
Birdwatching as an Exemplary Observational Activity », in Michael Lynch et Steve Woodgat (ouvrage
dirigé par), Representation in Scientific Practice, MIT Press, Cambridge, Mass., 1990, p. 267-300 ; et de
Michael Lynch, « La rétine extériorisée : sélection et mathématisation des documents visuels », Culture
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Le « pédofil » de Boa Vista – montage photo-philosophique | Cairn.info
technique, vol. 14, 1985, p. 108-123 ; voir aussi Bruno Latour, La Science en action, La Découverte,
Paris, 1989, chapitre VI.
[3] Voir par exemple A. W. Moore (ouvrage dirigé par), Meaning and Reference, Oxford University Press,
Oxford, 1993.
[4] Bernadette Bensaude-Vincent, « Le tableau de Mendeleiev », La Recherche, vol. 15, 1984, p. 1207-
1215.
[5] Voir dans le chapitre sur l’opéra du rein un exemple d’un tel suivi, ainsi que Françoise Bastide,
« Iconographie des textes scientifiques : principes d’analyse », Culture technique, vol. 14, 1985, p. 132-
151.
[6] C’est l’aluminium qui permet de former de l’argile à partir de la silice contenue dans le quartz des roches.
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Les anges ne font pas de bons instruments scientifiques
Bruno Latour
Dans
Petites leçons de sociologie des sciences
(2007), pages 226 à 252
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Article
Figure 12.1
ppuyés sur un
Holbein, Les Ambassadeurs, 1533
guéridon où se
trouvent disposés
A
des instruments de
géographie, ils se tiennent
debout. Au centre du
tableau, de biais, le
spectateur discerne une
sorte d’os de seiche de
couleur brunâtre. S’il pose
son œil sur le côté gauche
du tableau, presque à
toucher de la joue la
surface peinte, il aperçoit
un crâne. Ces géographes
qui commencent à
construire l’espace
nouveau du nouveau
monde ont demandé à
l’artiste que dans leur
portrait figure une vanité,
un memento mori. S’il
convenait, afin d’obéir
aux lois de ce genre
vénérable, de placer un
— (National Gallery) crâne au bas du tableau,
pourquoi le déformer ?
Pourquoi ne pas l’ajouter aux instruments d’arpentage, de mesure et de projection, comme on l’avait fait
pour tant d’autres natures mortes et tant d’autres vanités ?
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Il paraît qu’une sourde inquiétude habite encore ces inventeurs de cartes et ces arpenteurs. De quoi leur
monde sera-t-il fait s’ils réussissent en effet trop bien à le tracer exactement par projection ? Où mettront-ils
l’autre monde, l’ultra-monde, celui de Dieu et de leur foi ? Une sourde inquiétude habite aussi ce peintre
d’abord catholique puis protestant, Holbein, l’un des meilleurs artisans de cette nouvelle perspective qui
offre au spectateur l’impression qu’il regarde, par une fenêtre de la même taille que le cadre du tableau, un
spectacle qui se déploierait devant lui. Si Holbein réussit trop bien à produire cette impression d’un
spectacle exactement projeté et représenté, comment peindre encore l’autre monde ? Comment rendre ce
qui n’est pas un spectacle auquel on assiste mais le mouvement de la foi qui transforme et convertit ?
Surtout, comment représenter sous le même rapport et dans le même tableau l’exacte projection du nouveau
monde géographique et celle du monde divin ? Telle est l’énigme de ce tableau : la représentation triomphe,
avec ses pompes et ses œuvres, ses serviteurs et ses maîtres, devant les yeux éblouis du spectateur. « Mais
où est passée la re-présentation, c’est-à-dire la mise en présence, à nouveau du converti et du sujet de sa
conversion ? », se demandent, inquiets, à la fois les commanditaires du tableau, le peintre, le fidèle et le
spectateur.
Pour résoudre cette difficulté, Holbein superpose dans le même tableau deux points de vision antagonistes.
Des serviteurs et agents de la foi il ne reste plus qu’un crâne, mais un crâne déformé, qui refuse de
s’intégrer au reste du tableau selon la même cohérence optique que le dallage, les tapisseries, les corps, le
guéridon et les instruments d’observation. Non seulement ce crâne nous rappelle la mort, comme en toute
vanité, mais il est peint de biais, projeté à partir d’un autre plan, comme pour nous rappeler qu’il existe
justement un autre angle de vue, un autre plan. « Vous êtes vivants, vous serez morts », disait l’ancienne
vanité. « Vous admirez la beauté de votre corps, du monde et de ses formes, vous serez défigurés et
déformés comme ce crâne », murmure la nouvelle.
Penchons-nous à nouveau sur le bord du tableau, posons notre joue sur le vernis (en imagination, car le
gardien se fâcherait tout rouge et les alarmes se déclencheraient). L’os de seiche devient un crâne. Mais que
deviennent alors les fiers ambassadeurs ? Des corps déformés et monstrueux. Si vous regardez de face les
géographes, le monde de la foi devient difforme, obscène ; si vous regardez bien en face le monde de la foi,
dont ce crâne est le résidu, c’est au tour des artisans de la figure du monde, aux géographes, d’être
défigurés, grotesques.
On ne peut tenir en même temps, et sous le même rapport la représentation et la re-présentation ; on ne peut
être en même temps, et sous le même rapport, spectateur et converti. Entre la science nouvelle et la religion
(ancienne ?), il y a maintenant une incompatibilité de points de vue. Ce qui est celé aux yeux de l’une est
révélé aux yeux de l’autre. Ce qui est présenté par l’une est éloigné par l’autre. Ce qui est formé et figuré
par l’une est déformé et défiguré par l’autre.
Toutefois, dans ce tableau, cette alternative n’est plus qu’une inquiétude et qu’un rappel, qu’un memento
justement. Tout l’espace est occupé par l’ambassade et la géographie, la perspective et les instruments. La
représentation a triomphé. Il n’y a guère que ce banc de brume, cette écharpe brune pour nous inquiéter,
pour nous rappeler que la vision peut être troublée, que les ambassades peuvent échouer, que la géographie
peut ne pas suffire à décrire le monde, qu’il y a, qu’il y a eu, qu’il y aura peut-être encore, d’autres angles
de vision. Ce crâne déformé ressemble plutôt à un remords, une hantise, une nostalgie. Les ambassadeurs et
les géographes ne veulent déjà plus abandonner leur nouveau monde. Ils ne veulent que se souvenir de la
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possibilité de l’ancien. Des vénérables tableaux religieux il ne reste que le minimum, projeté de biais. En
introduisant ce crâne, les ambassadeurs si satisfaits d’eux-mêmes et leur peintre, Narcisse, se regardent
littéralement le nombril, c’est-à-dire la seule cicatrice qui leur reste de l’ancienne matrice qui les a faits.
Remontons maintenant le cours du temps, suivons par la pensée ce cordon ombilical que Holbein a voulu
rappeler par son anamorphose. Revenons, quelque temps, à l’ancienne matrice qui nous fera comprendre,
par contraste, les tribulations de l’imagerie savante en les comparant à celles, ni plus ni moins douloureuses,
de l’imagerie pieuse.
Les deux ambassadeurs ou les deux géographes sont accoudés au guéridon sur lequel reposent les
instruments de la cartographie, de la cosmographie, de la topographie, bref de la graphie du monde. Leurs
visages muets, leurs lourds vêtements, le carrelage, le guéridon, le beau rideau vert qui leur sert de fond,
tout cela est rendu méticuleusement dans une perspective si pure que les nombreux commentateurs de ce
tableau la ressentent comme à demi maniaque. Ce tableau offre à nos regards l’image exactement rapportée
de représentants qui ont l’air en effet un peu figés de ceux qui sont, comme on dit, « en représentation ».
Bien que Jean de Dinteville, seigneur de Polisy, et Georges de Selve, évêque de Lavour, soient là en chair et
en os et que le premier d’entre eux ait commandité le tableau, ils semblent si évidemment les représentants
de quelque chose que le titre du tableau ne mentionne presque jamais leurs noms ; Holbein a rendu
exactement le type de l’Ambassadeur, c’est-à-dire de ces médiateurs fidèles et habiles, assez contents
d’eux-mêmes, auxquels on demande de rendre exactement compte de leur mission. Mais ces parfaits
intermédiaires, il les présente dans un espace géométriquement construit, en compagnie des instruments de
la construction géométrique ou de l’arpentage géographique du monde. C’est pourquoi on appelle ce
tableau aussi bien « les géographes » que « les ambassadeurs ».
La façon de rendre l’espace de la perspective, les instruments qui sont posés entre les deux hommes, enfin
l’air de représentation que prennent ces deux figures en pied, tout cela suggère une méditation sur la nature
des nouveaux médiateurs, des nouveaux truchements. L’ancien médiateur aussi est présent, mais en haut du
tableau, à gauche, sous la forme d’un crucifix minuscule, accroché de biais sur le mur, coincé par le bord du
cadre et caché à demi par le tissu vert qui sert de fond à la scène. Ce n’est plus le voile du Temple qui se
déchire en deux devant le crucifié mourant, c’est le tissu de scène qui recouvre à moitié cette horreur qu’on
ne veut plus, qu’on ne peut plus voir. La croix n’occupe plus le centre du tableau, entourée de figures
ravagées de douleur. Comme pour un hommage anticipé à Max Weber, deux figures pleines d’elles-mêmes
encadrent un choral de Luther et l’Arithmétique des marchands de Petrus Apianus ! On dit que l’évêque de
[1]
Livour était un peu réformateur . Je suis prêt à le croire. Quel évêque aurait accepté d’être peint debout
devant un livre sur le calcul des intérêts alors que son Seigneur, sous forme d’un crucifix croupion, pendrait
rejeté sous un voile à la périphérie du tableau ?
L’ancienne peinture sacrée, l’ancienne re-présentation, l’ancienne médiation, devient incompréhensible aux
nouveaux ambassadeurs – et redevient compréhensible, peut-être, aux yeux de l’amateur de sciences. Les
hommes occupent la place des saintes figures mais au lieu de contempler, pieusement agenouillés, quelque
céleste apparition, ils sont debout devant nous et nous regardent droit dans les yeux comme s’ils occupaient
la place de l’ancien Pantocrator. Ils offrent au regard les instruments qui permettent d’offrir enfin le monde
au regard. Les centres de calcul sont devenus en effet tout-puissants. Contemplons-nous une vanité ou bien
ce qu’il faudrait appeler une « satisfaction » ou même une « Extrême satisfaction » ? La réponse dépend du
[2]
rideau vert ; si vous l’écartez, les deux géographes se retrouvent, selon Baltrusaitis , en plein milieu de la
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cathédrale de Westminster, aussi perdus que les deux Dupont(d)s, selon Haddock, au beau milieu de Saint-
Pierre de Rome – « Découvrons-nous, Messieurs… ». En revanche, si vous tenez fermé le voile du
sanctuaire, ils se retrouvent à l’abri bien au chaud, dans le château de Polisy.
Selon que vous redressez ou non l’anamorphose, que vous écartez ou non le voile, vous ressentez soit
l’extrême fragilité du monde de la représentation, soit le caractère exsangue du monde de la re-présentation.
En ce dernier cas, le Christ médiateur n’a plus de sang à verser ; plus personne ne possède assez de force
pour recueillir sa Sainte Face sur la toile peinte. Les tableaux ne font plus épiphanies, n’incarnent plus la
Présence en huile, vernis, œuf et pigments. Ils ne présentent plus réellement les médiateurs de Dieu ; ils
représentent le monde, les hommes, les marchands, et les sciences. Ils sont devenus des instruments, des
inscripteurs comme ceux que j’ai montrés plus haut (p. 145), et nous avons devant nous le portrait mythique
de savants fidèles comme Armand et René (p. 171). C’est que la perspective a inventé le déplacement sans
[3]
déformation d’une image dans l’espace . A partir d’une figure dessinée, le spectateur peut reconstruire, à
la règle et au compas, sans information supplémentaire, comment cette figure apparaîtrait selon tous les
autres angles de vision. Cette construction géométrique accélère donc la production de ces mobiles
immuables, de ces constantes, qui définissent, comme nous venons de le voir sur le cas de l’Amazonie, le
travail des savants, durs ou souples, chauds ou froids.
L’optique de la grâce
Soixante-treize ans auparavant, en 1460, Antonello da Messina, avait peint saint Jérôme dans son cabinet de
travail. Lui aussi utilisait déjà la perspective, lui aussi avait placé autour du saint des ouvrages et des
instruments, lui aussi dessinait le pavage d’un sanctuaire. Pour figurer le ciel, il n’a besoin d’aucun ange,
d’aucun or, d’aucun chérubin. Aucun crâne déformé ne vient rappeler la possibilité du sacré. C’est
l’ensemble de la peinture, sans la moindre hésitation, qui baigne dans le sacré, ou plutôt, comme le dit fort
[4]
bien Edgerton , c’est depuis 1425 le sacré qui baigne dans la perspective. Pour la première fois et pour
peu de temps, l’optique, la géométrie, la théologie, la grâce et la peinture obéissent aux mêmes lois.
Chez Antonello, qui unit les principes et les méthodes de la peinture flamande à ceux de la peinture
italienne, le même espace accueille les animaux, les constructions de l’homme, la nature vue à travers la
fenêtre du sanctuaire, le lion symbolique, et le saint de Dieu saisi, lui aussi, par le spectateur comme à
travers une fenêtre. La fiction, l’autre monde, la nature, et les sanctuaires construits par les hommes pour les
dieux, ont la même cohérence optique grâce à laquelle ils échangent leurs attributs : les saints et les fictions
gagnent en réalisme, la réalité gagne en lumière et en perfection. De même que le sanctuaire accueille saint
Jérôme, la nature, les hommes et les bêtes tout uniment, l’espace de la perspective permet de contempler du
même œil le sacré et le profane. Par ce redoublement du sanctuaire et de la construction légitime, c’est le
[5]
tableau lui-même qui devient un sanctuaire et qui recueille en effet la Présence réelle .
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tribulations de l’image
pieuse : ce qui se
redoublait chez
Antonello, se distingue
chez Holbein. La
Présence réelle est
devenue réellement
lointaine ; les terres
lointaines sont devenues
réellement présentes. Le
régime des médiations
s’est inversé. Comme la
perspective met en
présence de ce qui est
lointain et que la peinture
sacrée des icônes met en
présence de ce qui existe
toujours à nouveau, tout
se passe comme si,
pendant quelques dizaines
d’années, les deux sens du
mot « présence » s’étaient
combinés, permettant
ainsi à l’ancienne foi et à
la nouvelle science
d’échanger leurs attributs.
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Deux façons différentes de faire passer des messages à travers des contextes ; la première n’hésite pas à
modifier le message pour répéter la même chose – pas de transport sans retraduction ; la seconde parvient à
maintenir le message constant à travers la série des transformations – il s’agit de construire des mobiles
immuables. La première ne capitalise pas ; la seconde capitalise indéfiniment vers le centre.
Dans le tableau de Holbein, les deux sens du mot « présence » diffèrent déjà tellement que nous pouvons
aisément caractériser les deux régimes différents de traduction. On ne va plus modifier le message du tout
au tout en fonction du contexte, de façon à pouvoir ressentir la même présence en chaque lieu ; on va
chercher à transporter de l’information d’un contexte à l’autre, à travers une série de transformations, afin
de pouvoir, en un lieu, agir à distance sur un autre devenu, par là même, connu et dominé. Dans les deux
régimes, il y a traduction, transformation et maintien d’une constante, mais le sens de ces trois mots diffère
totalement. Dans le premier, il faut inventer pour demeurer fidèle à ce qui demeure toujours présent. Dans
le second, il faut pouvoir aligner des inscriptions de sorte qu’elles demeurent toujours superposables et
permettent d’accéder au lointain. Le premier ne permet aucune capitalisation puisque d’un contexte à
l’autre aucune information n’est acquise. Le second crée des centres de calcul par accumulation des
informations rejetant tous les autres lieux à la périphérie. Le premier régime maintient, par la série des
médiations, une révélation alors que le second permet des découvertes. Le premier trace ce que j’appellerai
des processions, alors que le second dessine des alignements de références (voir p. 216).
Trahir ou traduire
Le peintre qui peint saint Luc peignant au premier plan du tableau une image de la Sainte Vierge, d’après le
modèle offert au second plan par une Sainte Vierge « réelle » apparaissant dans les nuages entourée d’anges
et de chérubins, dessine, selon le point de vue du spectateur, à la fois une procession et une référence.
Comme il y a de petites différences d’interprétation entre le rendu par saint Luc de la sainte apparition et
ladite apparition elle-même, le spectateur pourrait prendre l’alignement des deux images pour une preuve
supplémentaire que la Sainte Vierge a bien eu ce visage. Nous aurions là une amorce de réseau, la fidélité
se jugeant à la superposition possible de la Vierge de chair en trois dimensions (déjà représentée en deux
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dimensions) et de la Vierge peinte sur le chevalet de Luc. En ce cas, le doigt pointé des anges et des
chérubins jouerait le même rôle que le stylet des inscripteurs scientifiques.
Pourtant, aucun spectateur – à moins qu’il ne soit impie – n’aurait l’idée saugrenue de superposer les deux
images afin d’obtenir un supplément de certitude quant à la réalité de la Vierge là-bas quelque part dans le
ciel (comme il aurait le devoir de le faire pour la forêt de Boa Vista, là-bas en Amazonie – voir p. 174,
figure 11.2). Dans une logique de procession, le fidèle ne voit dans cet alignement qu’un redoublement,
qu’une répétition au sens que j’ai défini plus haut. Le spectateur prie devant ce tableau, comme saint Luc
devant l’apparition de la Vierge. De même que la première s’incarnait dans la peinture de l’Évangéliste, elle
s’incarne aujourd’hui devant lui.
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à travers l’alignement à peu près parfait des médiations successives, peut avoir accès à la Sainte Vierge
dans le ciel, là-bas, telle qu’elle est, dans le lointain.
Nous savons si bien lire les instruments scientifiques que nous ne nous souvenons même plus des autres
régimes de représentation. Pour nous, un tableau de Sainte Vierge ne peut plus se lire que comme un
fragment d’esthétique ou d’histoire de l’art, comme le témoignage d’une croyance ou d’histoire des
mentalités. Nous avons de la peine à imaginer un régime de représentation qui ne tracerait pas le chemin qui
mène à un objet. La fidélité, pour nous qui sommes imbibés de science jusqu’à la moelle, ne peut vouloir
dire que le déplacement sans déformation d’une inscription. Nous ne pouvons lire la trahison volontaire tout
le long d’un chemin que comme un mensonge – une croyance infondée – ou comme une esthétique – les
libres divagations d’un artiste.
Pourtant, un exemple choisi en pleine « querelle des rites » fera peut-être comprendre les deux sources
opposées de trahison et de fidélité qui si longtemps demeurèrent côte à côte. Les jésuites installés en Chine
écrivent à Rome et se plaignent de ce que, sous la pression des frères prêcheurs, on les oblige à prononcer la
formule de la consécration en latin. En effet, lorsque le prêtre dit : « Hoc est enim corpus meum », cela
donne à l’oreille d’un Chinois : « Ho-cu ye-su-tu ye-nim co-lo-pu-su me-um », ce qui pourrait passer pour
une assez bonne approximation, à quelque consonnes près, si les jésuites n’offraient la traduction en
français de ce que les infortunés Chinois entendent au moment de la transsubstantiation : « émanation,
[6]
antique, seigneur, office, règle, beau, repos, chacun, chemin, fuir, chose, méditer, verdoyant, prairies » !
Où est le plus grand sacrilège, demandent alors les jésuites ? Faire entendre à l’oreille chinoise un
salmigondis sans queue ni tête, ou bien traduire le latin en chinois, au risque d’employer des mots qui
possèdent, dans la langue courante ou lettrée, un sens peut-être choquant pour Rome. Deux définitions de la
fidélité et de la traduction s’opposent tout au long de la querelle des rites. Ou bien les jésuites disent à
nouveau le message en se faisant chinois avec les Chinois, mais alors le contenu du message, comparé mot
à mot à celui des Romains, devient méconnaissable ; ou bien les jésuites imitent les frères prêcheurs et
répètent mot à mot le message romain, mais alors le mouvement du message dans une autre langue, dans
une autre civilisation, se trouve suspendu. Les frères prêcheurs comme les jésuites peuvent se traiter tous
deux d’anathèmes et d’hérétiques ; les premiers parce qu’ils se font bravement martyriser et voient dans ce
martyre une preuve supplémentaire de leur fidélité à Rome et dans l’immunité dont jouissent les jésuites
une preuve de leur tiédeur ; les seconds, parce que ces moines ignorants et crasseux, en refusant d’adapter
leur message, perdent pour le Christ toute l’Asie, et s’ils sont en effet fidèles ils ne le sont qu’à Rome. On
sait ce qu’il advint. Les jésuites furent forcés d’abandonner leurs « dangereuses accommodations », et
l’Église de Rome perdit en effet la moitié de la terre, gardant précieusement un dépôt qui depuis s’est
rétréci comme une peau de chagrin et qu’elle ne considère plus elle-même que comme un trésor à
transmettre sans déformation, c’est-à-dire, paradoxalement, qu’elle lui fait jouer à contre-emploi le rôle
d’une référence scientifique…
J’ai choisi la querelle des rites parce que c’est le moment où la machine à répéter s’enraye, de même que
j’avais choisi le tableau de Holbein parce que la peinture sacrée, un siècle plus tôt, n’y était déjà plus qu’un
remords.
Pourtant, cette machine n’a pas toujours calé. Quand elle fonctionnait à plein régime, une succession de
discours dont la lettre différait paraissaient comme autant de preuves de fidélité, de répétitions justes. Si
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saint Paul, si Jésus de Nazareth, si les Pères de l’Église, si les malheureux évêques perdus au milieu des
Wisigoths, avaient réglé leurs querelles des rites à la façon dont Rome régla celle du xviie siècle, nous
n’aurions jamais entendu parler du christianisme. Il serait resté l’une des innombrables sectes millénaristes
araméennes connues des seuls historiens.
Dans ce régime de la traduction, par un paradoxe que nous ne comprenons plus, il faut ne jamais cesser de
dire autrement afin de pouvoir répéter la même chose. Pas de transport d’un point à un autre, sans
transformation. Les peuples qui habitèrent le bassin méditerranéen et l’Europe pendant quinze siècles
étaient trop différents pour que la lettre du message demeure reconnaissable. Même à l’intérieur d’une
culture donnée, la lettre doit constamment changer, puisque le message n’est compris que s’il apparaît neuf,
présent à nouveau pour la première fois. Là non plus, pas de transports d’enthousiasme sans transformation
profonde des vies, des rites, des phrases, des œuvres, des mœurs, des pratiques, des piétés. Dans ce régime
de traduction, on peut rester fidèle soit par invention soit par transmission et l’on peut trahir par rabâchage
aussi bien que par innovation.
Figure 12.5
Représenter ou re-présenter
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Cette forme de fidélité nous est devenue paradoxale, parce que nous ne comprenons plus ni les transports
religieux (par répétition toujours différente du même message sans contenu) ni les transports scientifiques
(par maximisation des déplacements sans déformation). Dans les termes devenus communs depuis le
xviie siècle, l’histoire des premiers devient un tissu d’inventions ; quant aux seconds, ils devinrent l’accès
aux choses mêmes enfin dévoilées après des siècles d’obscurantisme et que l’on ne peut plus nier que par
des mythes plus ou moins respectables ou absurdes. La religion devient une croyance lorsqu’elle accepte le
mode de déplacement des sciences tout en voulant sauver son message. Elle s’imagine alors qu’elle parle
d’un autre univers, lointain comme celui de la référence, mais différent. Elle se met à croire qu’elle croit en
un autre monde, alors qu’elle ne cherchait jusque-là qu’à parler autrement. Quant aux sciences, elles
deviennent objets de croyance, elles aussi, dès qu’elles oublient le travail de la référence et le réseau fragile
qu’il leur faut tracer pour accéder au lointain à partir d’un centre de calcul. Elles se mettent à croire qu’elles
savent et qu’elles résident en un monde immanent, comme si la nature n’était pas transcendante, lointaine,
médiée !
Il reste que, considérées à partir des réseaux scientifiques, les processions mentent. On n’y arrête pas de
broder, de rajouter des épisodes aux Évangiles, de multiplier les anecdotes pieuses, d’ajouter des miracles,
de développer des cultes, de reconstruire des églises, d’enrichir les dogmes, d’établir des correspondances,
de multiplier les règles canoniques, de fonder ou réformer des institutions et des ordres ; les apparitions se
répandent partout, les guérisons se font toujours plus nombreuses, les chaires ne désemplissent pas de
nouveaux orateurs aux paraboles frappantes, les murs se couvrent de fresques aux inventions toujours plus
audacieuses…
Mais ce tissu de mensonges est un tissu sans couture. C’est parce que l’on n’arrête pas d’inventer que toute
cette affaire continue. Chaque fois que quelqu’un comprend pour lui-même que le message de la présence
est présent hic et nunc, le voilà aussitôt qui parle d’apparitions de la Vierge, qui se met à construire une
chapelle, à dévier un flux de pèlerins et à commander à un peintre un tableau si parfait qu’il commémorera
son apparition. Et comme d’autres viennent qui, à leur tour, comprennent devant le tableau ce que le
premier a compris, les voilà qui sont guéris et qui parlent aussitôt d’image miraculeuse. Sont-ils tous
cinglés ? Brodent-ils tous ? Nous n’avons plus les mots pour dire leur invention, leurs pieux mensonges :
cette compréhension qui les oblige à ajouter des formes à d’autres, transmettant le message après l’avoir
dûment transformé, parce qu’ils l’ont dûment transformé.
Nous ne pouvons plus comprendre cette invention continue, cette recréation permanente, pas plus que nous
ne comprenons cette tâche de tri, d’enquêtes, de tribunaux, de décisions ecclésiastiques, de formalisme
froid, d’éradication, à travers lesquels se définit, en tâtonnant, l’orthodoxie, c’est-à-dire la voie droite entre
le rabâchage et l’hérésie, ces deux formes également errantes de la trahison.
En effet, aux médiations continues de tous ceux qui comprennent le message en le transformant, il faut
ajouter celle de l’autorité qui distingue, au milieu des transformations, ce qui prolonge le message de ce qui
le trahit. Comment distinguer les faux prophètes, les innovations dangereuses, les piétés feintes, les
stigmates peints au mercurochrome, les apparitions par photos truquées ? Comment régler ce régime si
particulier de la traduction qui exige à la fois et dans le même souffle l’infidélité et la fidélité ? Comment
trier pendant ces quinze siècles où des millions de personnes innovent follement, chacun pour soi, et
couvrent la terre d’églises, de saints, de miracles, de châsses, d’ordres et de couvents ? Comment maintenir
ce que les fabricants d’ordinateurs aujourd’hui nomment la « compatibilité logicielle » entre des machines
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d’interprétation inventées pour des Araméens en l’an 0 et celles des cartésiens en l’an 1650 ?
Nous nous étonnons de ce formalisme, de ces tribunaux ecclésiastiques, de ces conciles qu’on dirait de
notaires, de ces règlements tatillons, de ces procès en béatification plus méticuleux qu’une expérience du
CERN. Nous voudrions que l’on puisse traduire purement et simplement le message, que l’on puisse dire
purement et simplement si telle version est fidèle ou infidèle. Nous voudrions expulser tous les médiateurs
et qu’on nous dise une fois pour toutes ce qu’est le contenu de la religion chrétienne, de même que nous
voudrions éliminer tous les instruments scientifiques pour qu’on nous montre une bonne fois pour toutes la
vérité sortant nue de son puits. Chose impossible pour la religion autant que pour les sciences, parce que
l’analyse de cette médiation (peut-être un miracle) par laquelle la médiation des médiateurs est comprise
(par exemple la Vierge), se trouve elle-même l’objet d’une médiation encore plus touffue (un procès en
reconnaissance qui n’en finit pas). Qu’on en finisse, disent les iconoclastes ; qu’on rajoute encore d’autres
médiations, s’écrient les iconophiles.
Nous qui vivons sous d’autres régimes de traduction, nous ne parvenons plus à comprendre cette innovation
religieuse que sous les deux formes qu’elle a prises à partir du xvie siècle : il s’agit soit de pures (et
pieuses) inventions, soit de rajouts inutiles. La première interprétation est rationaliste, la seconde
protestante. La première, incroyante, prétend que l’on a beaucoup brodé au cours des âges de foi ; la
seconde, croyante, que l’on a trop corrompu le message originel. Les deux s’imaginent qu’il s’agit d’un
message, d’une révélation, semblable par sa forme à celui auquel les sciences nous ont maintenant habitués
et que ce message aurait pu, aurait dû, se maintenir inaltéré pendant quinze siècles. Les deux prétendent
que, de toute façon, l’Église est un intermédiaire dont on peut se passer pour décider de ces questions et
trier le bon grain de l’ivraie. Plus tard, mêlées toutes deux au scientisme dans la grande exégèse biblique,
elles s’efforceront de retrouver l’« Urtext » qui permettrait d’entendre parler « Ieshua » de Nazareth en
personne comme si un reporter avait pu l’interviewer au magnétophone. Triomphe du journalisme et du
scientisme.
Mais le plus beau paradoxe de cette nouvelle façon de considérer l’innovation religieuse, c’est que l’Église
ci-devant catholique, intimidée, l’a en effet acceptée comme telle. A la Contre-Réforme elle s’est dit qu’elle
avait un peu exagéré, qu’elle avait dû broder quelque peu et qu’il convenait de revenir en effet à la pureté
primitive. Mais elle n’a plus compris ce retour comme elle avait accepté jusqu’ici tous les mouvements de
réforme, de purification, de renouveau, qui l’avaient secouée tous les cinquante ans. Au lieu de comprendre
celui-ci comme une invite à remettre en mouvement la machine, à distinguer à nouveau la lettre et l’esprit,
le contenu et le contenant, les formes particulières et le mouvement de mise en présence, l’Église a compris
la Contre-Réforme comme un retour à un certain message, à un certain contenu, à une certaine forme. Ce
faisant, elle a interrompu pour de bon l’âme même de son mouvement de répétition : dire autrement, dire à
nouveau, ne pas hésiter à trahir.
Au lieu d’aller de l’avant et de devenir encore moins fidèle, elle accepta la position de ses adversaires et
suivit la direction qu’ils lui indiquaient, vers l’arrière, vers le passé, transformant une logique de répétition,
pour en faire la croyance en quelque chose de supra-mondain. Invention plus obscène encore que le crâne
blanchâtre peint par Holbein. C’est à la science probablement que nous devons l’obscurantisme de la
religion, mais c’est l’Église seule qui mit son point d’honneur à tenir le rôle de la Nuit que la science lui
offrait de jouer dans son grand drame des Lumières. La religion accepta d’être une croyance et de parler
elle aussi d’un référent, à la manière des réseaux scientifiques, bien que le sien demeure inassignable. D’où
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la solution donnée à la querelle des rites, impensable aux temps où l’Église, non intimidée, partait se mêler
aux Irlandais ou aux Celtes et devenait : « Romaine avec les Romains, grecque avec les Grecs, gentille avec
les Gentils. » Elle a pris son particularisme pour une preuve de sa fidélité retrouvée. Au lieu de continuer à
devenir catholique en « se faisant toute à tous », elle accepta de n’être que romaine.
Processions et réseaux
Pour mesurer l’abîme qui sépare la logique des processions de la logique des réseaux, revenons à Holbein et
considérons la façon dont Henry VIII, après l’avoir pris à son service en 1633, le dépêche en ambassadeur
sur le continent afin qu’il rapporte de l’une de ses fiancées putatives un exact portrait. La représentation
doit être si parfaite que Barbe-Bleue doit pouvoir prendre sa décision sur l’image même. Certes, nous
retrouvons le problème de la mise en présence, de la représentation, du rapport à l’original et de l’effet
d’une image, d’un intermédiaire, sur un spectateur vivant. Mais chacun de ces éléments de la traduction se
trouve maintenant transformé.
Si Holbein peignait une icône, s’il dessinait le type de la belle fiancée, s’il émouvait même profondément ce
tueur de femmes, il n’aurait pas pour autant rempli sa nouvelle fonction d’ambassadeur. Il n’aurait pas
amené la fiancée peinte de telle sorte qu’un rapport de superposition devienne possible entre la silhouette
vernie et le beau visage de chair comme on superpose une carte de géographie à une carte de géologie (voir
figure p. 174). Il n’aurait pas relié le palais du roi à celui de la fiancée par un chemin réversible qui
permettrait à n’importe qui d’aller et de revenir en comparant l’original au tableau. Il n’aurait pas produit
un représentant de toile et de vernis substituable, pour un temps, à l’original resté à la périphérie du
royaume. Il n’aurait pas offert à Henry VIII un supplément de pouvoir sur le beau sexe en lui permettant de
prendre, sans quitter son palais, une décision réfléchie concernant le visage proposé au sacrifice conjugal.
En peignant un type au lieu de réfléchir un visage, Holbein aurait interrompu la mise en place d’un réseau
de références. Le roi qui brisa les vénérables chaînes qui reliait son royaume à Rome n’aimait pas que l’on
suspende la construction de ses réseaux et choisissait avec soin les ambassadeurs chargés de les tracer.
Excellent choix que Holbein puisqu’il avait appris cette façon méticuleuse de rendre les visages et les
situations en les plongeant dans un espace géométrique calculé. Le portrait de la fiancée était exact. Il se
déplaçait à travers l’Europe sans qu’aucune déformation supplémentaire ne vienne s’y ajouter. Au palais de
Windsor, le roi pouvait contempler sa victime comme si elle résidait au château. Quand la jeune fille arriva
– si elle arriva, car les transports n’étaient pas alors aussi sûrs que le rendu des tableaux –, le roi ne dut pas
être très surpris. Grâce à son peintre ambassadeur, il savait par avance à quoi elle ressemblerait. Il la
connaissait.
Un homme entouré de telles images et servi par de tels intermédiaires est un grand savant. Comment
s’étonner qu’il ait un peu méprisé les chaînes de l’ancienne religion ?
Les deux ambassadeurs peints par Holbein ne sont pas représentés avec les instruments de la passion portés
par des anges, mais avec les instruments de navigation, de commerce, de cosmologie et de géographie
encadrés par des hommes. La fidélité a changé de forme et de régime ; l’ancienne foi n’est plus que ce qui
tord et déforme les crânes. La nouvelle fidélité a besoin d’abaques, de tables trigonométriques, de livres de
compte, d’astrolabes, et de cartes. La surface du tableau elle-même s’est transmuée en une carte projetée
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Les processions transportent, elles aussi, des messages, des images, des rites, des lois, des livres, des
œuvres, des récits, mais chacun de ces déplacements se fait au prix d’une transformation différente qui a la
forme d’une tradition. Se maintient par cette chaîne de tradition la certitude que, quel que soit le nombre
des intermédiaires, ils répètent tous fidèlement quelque chose de semblable même s’ils le transforment,
parce qu’ils le transforment. L’intensité de la révélation est proportionnelle à l’étagement, à la
multiplication, à l’entassement, au redoublement des médiateurs. Une ample communauté se dessine entre
tous ces transformateurs fidèles dont chacun réalise, pour lui-même, ce que les autres disent et qu’il n’avait
pas compris jusque-là. La communion des saints sort de cette fraternité : ils ont eu la même expérience, ils
ont eux aussi compris cela. Qu’est-ce que « cela » ? Ce que leurs prédécesseurs avaient compris et qui est
encore présent aujourd’hui sous les mêmes formes, sous d’autres formes.
La logique de procession ne progresse pas, sinon en intensité ; elle craint l’innovation bien qu’elle ne cesse
continuellement d’inventer ; elle s’efforce de ne pas rabâcher, bien qu’elle ne cesse continuellement de
répéter les mêmes rites. La tradition s’enrichit sans vouloir gagner. Elle étage les intermédiaires, elle ne les
capitalise pas. Elle aime par-dessus tout établir des correspondances, saturer de liaisons transversales les
différents messages amassés au cours des temps. Elle aime épurer continuellement le message, mais chaque
épuration devient un trésor nouveau qui vient s’ajouter au dépôt sacré et l’enrichir, le compliquer encore.
Elle aime préciser le message, mais cela déclenche à chaque fois des conciles, des séances de tribunaux, des
congrégations, qui accumulent encore des points de doctrine, de théologie et de droit canon, et compliquent
encore davantage le mouvement du message.
Immense, vénérable, complexe, infaillible, trahissante et traduisante, saturée de médiations, telle est cette
communauté qui maintient la tradition intacte en l’enrichissant, en l’inventant de toutes pièces, cette Église
romaine avec laquelle Henry VIII vient de rompre, ces longues chaînes de re-présentation parmi lesquelles
Holbein a renoncé à se placer et qu’il ne fait plus figurer que de biais, comme un remords, dans sa logique
de réseaux.
Ce qui étage et dessine les processions, je l’appellerai ange par opposition à ce qui aligne et maintient les
réseaux, que j’appelle instruments.
Les ambassadeurs-géographes ne sont pas des anges. En disant cela, je ne mets pas en cause leur moralité
mais leur aptitude à tracer des suites de répétition. Inversement, les anges, contrairement à la croyance
commune et à l’étymologie, sont de mauvais messagers et d’exécrables géographes. Leurs capacités
intellectuelles ou leur esprit de rigueur ne sont pas en cause, là non plus, mais simplement leur inaptitude à
montrer d’aussi bonnes références que celles des instruments (voir p. 146).
Ils ne transportent pas un message indéformable à travers l’espace-temps, les anges, ils interpellent et disent
toujours : « Attention ! Prenez garde ! Il n’est pas ici ! Là n’est pas la question ! C’est de vous qu’il s’agit !
On va vous parler ! Ne quittez pas !… » Les anges ne sont pas des messagers, mais des méta-messagers – et
c’est bien pour cela qu’on les représente comme des êtres supérieurs aux facteurs, aux demoiselles du
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téléphone et à tous les modems et Transpacs de ce bas-monde. En peinture comme dans les récits, ils ont
une fonction phatique, ils disent : « Allô ! » Qui parle, que disent-ils, quel est l’objet de la décision, quel est
le contenu du message ?, cela l’Ange ne le dit jamais, ne le transporte jamais sous forme d’un pneumatique,
d’un petit bleu, d’un paquet de bits. A l’interlocuteur de le déchiffrer.
C’est seulement si le spectateur a compris pour lui-même de quoi il s’agit que l’on peut dire du message
qu’il fut fidèlement « transmis ». Autrement dit, l’exact contenu du message est dans la main de
l’interlocuteur, du receveur, et non dans celle du messager. Le messager porte un contenant, une
interpellation, un métalangage, une façon d’établir toute médiation possible. Si l’on déplie le phylactère
déroulé par les anges on trouvera un autre messager, par exemple « Réjouissez-vous, un Sauveur vous est
né » ; et si l’on déplie ce nom de Sauveur, on trouvera de nouveau un messager : « C’est Lui le Fils de
Dieu. » Autrement dit, il n’y a jamais de message ; il n’y a que des messagers ; et c’est cela le message
angélique et évangélique.
L’ange peint sur le tableau sacré – ou le tableau que l’on peut considérer dans son entièreté comme un ange
– s’adresse au receveur. Si celui-ci occupe la place prévue pour lui par l’envoyeur et par le messager, il
comprend ce qu’ils veulent dire tous deux. Comprendre, c’est envoyer un autre messager, différent dans
son contenu du premier, mais qui permet à un troisième receveur de réaliser pour lui-même ce que le
deuxième et le premier avaient eux aussi compris. Du troisième au premier on ne peut pas dire que l’on a
gagné grand-chose puisque chaque tableau, chaque récit, chaque figure diffère du précédent.
Certes, du point de vue d’un observateur extérieur, on a gagné en richesse puisque de nouvelles œuvres, de
nouveaux dogmes, de nouveaux actes de foi se sont produits, mais il n’existe pas de point, le long de cette
chaîne, où l’on pourrait capitaliser tous les intermédiaires et accumuler ce que les autres ont dit, fait ou été.
Il n’y ajustement pas, il n’y a pas encore, d’observateur extérieur capable de capitaliser. Le premier n’a pas
envoyé de message-contenu au troisième. Le troisième n’a pas obtenu d’information sur le premier. En
revanche, le troisième a l’impression de comprendre exactement ce qui est arrivé au premier, ce qui a fait
irruption sur le deuxième, ce qui descend brusquement sur lui dans un grand froissement de plumes et
d’ailes. La même chose lui arrive maintenant.
La vérité religieuse a ceci de particulier qu’elle ne peut jamais apparaître comme une nouveauté,
puisqu’elle n’informe pas, et qu’elle est pourtant mensongère si l’on n’a pas l’impression de l’entendre pour
la première fois. Comprendre la bonne nouvelle que porte le messager, c’est s’apercevoir enfin que cette
nouvelle est un renouvellement de tous les messagers portés depuis l’aube des temps. Tous les envoyés
reviennent ; les délégués s’abattent sur l’interlocuteur comme un vol de grives ; ce n’est plus qu’un grand
battement d’ailes. Si d’autres énonciations, comme celle, par exemple, de la fiction, consistent à envoyer
des messages et des messagers ailleurs, dans un autre espace-temps, afin de sortir du ego, hic et nunc, alors
on peut dire que les anges ramènent, au contraire, l’interlocuteur à cet ego, hic et nunc. Quand ils
apparaissent des personnes se sont mises en présence. Tous les débrayages s’annulent ; tous les délégués
fusionnent. La multiplicité des témoins ne dit plus qu’une chose, ne fait plus qu’un seul corps. Ces
vénérables expressions ne sont pas tellement inexactes qui disent que le Ciel s’entrouvre, que l’on voit des
théories d’anges, que l’on entend une divine musique, que la lumière devient aveuglante. Peindre ces
illuminations est bien la façon fidèle de répéter le messager : le temps est vaincu ; l’espace est vaincu.
« Mort, où est ta victoire ? »
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Prenons comme exemple de ces deux logiques de représentation le texte de saint Marc :
5 Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu d’une robe blanche ; et elles
furent saisies de frayeur. 6 Mais lui de leur dire : « Bannissez la frayeur. C’est Jésus que vous cherchez, le
Nazaréen, le crucifié. Il est ressuscité ; il n’est pas ici. Voici l’endroit où on l’avait mis. 7 Mais allez, dites à
ses disciples et spécialement à Pierre, qu’il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez, selon ce
qu’il vous a dit. » 8 Et elles sortirent et s’enfuirent du tombeau, car tremblement et peur les avaient saisies.
Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur…
Mais si l’on demande à saint Marc de nous dire ce qui s’est passé, le matin de Pâques, de l’an 30, à
Jérusalem, comment se transforme le récit ? Ce n’est plus le matin de Pâques. Ce n’est plus en l’an 30. Il
s’est passé tout autre chose. Les mêmes anges, qui étaient de fidèles transmetteurs de messagers, se mettent
à bafouiller dès qu’on leur demande de transmettre des messages. Le même évangéliste, qui relatait
fidèlement la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ Fils de Dieu, devient infidèle. Pis, il se met à raconter des
[7]
histoires et le récit du tombeau vide devient un tissu de mensonges :
L’histoire des femmes au matin de Pâques est une formation tout à fait secondaire. (…) Leur intention
d’embaumer le cadavre ne s’accorde pas avec 15, 46. (…) Le verset 7 est donc (…) une remarque en forme
de parenthèse insérée par Marc dans le morceau de la tradition pour préparer l’apparition de Jésus en
Galilée. (…) L’histoire du tombeau vide est « une légende apologétique de formation tardive… » (p. 352).
Ce sont donc des motifs dogmatiques et apologétiques qui ont pour l’essentiel formé les histoires de Pâques.
(…) La question la plus importante, mais la plus difficile, est celle de savoir si la datation de la résurrection
au dimanche repose sur la désignation antérieure du dimanche comme jour cultuel. S’il en était ainsi, la
datation du crucifiement au vendredi serait elle-même expliquée, le vendredi devenant le jour du
crucifiement à cause du motif scripturaire (« le troisième jour selon les Écritures ») (p. 356). Schenke
(Auferstehungsverkündigung und leeres Grab, 1968) considère le récit comme une légende cultuelle
étiologique. (…) N.Q Hamilton (JBL, 84, 1965, 415-421) tient le récit pour une création marcienne : Marc
aurait intentionnellement mis l’histoire du tombeau vide à la place des autres apparitions pascales afin de
justifier l’idée d’une dernière activité terrestre de Jésus en Galilée (p. 630).
Que se passe-t-il ? Nous étions sur le point de voir le Ciel s’entrouvrir, de saisir les paroles énigmatiques de
l’ange, nous allions comprendre cette phrase mystérieuse entre toutes : « Il est ressuscité », nous allions
enfin revivre fidèlement cette irruption de la grâce, et nous nous retrouvons au beau milieu de l’exégèse
allemande, en pleine controverse savante, à comparer des lambeaux de textes et à nous demander lequel est
le moins inventé, recollé, couturé, trafiqué, fabriqué.
C’est que le régime de traduction a changé. Les règles de fidélité et d’infidélité se sont inversées. Les
définitions d’un message, d’un messager et d’un déplacement du message ont été bouleversées.
On demande maintenant aux anges de renseigner sur ce qui s’est passé, dans un autre point de l’espace-
temps, et de rapporter des informations, les moins altérées possibles, afin de permettre à un point devenu
centre d’étendre son emprise en accumulant le plus grand nombre d’intermédiaires fidèles qui deviennent
autant de substituts de ce qui s’est passé là-bas, jadis.
https://www-cairn-info.federation.unimes.fr:8443/petites-lecons-de-sociologie-des-sciences--9782707150127-page-226.htm[03/04/2020 16:10:38]
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Le sens du mot représentation a muté. On ne demande plus aux anges de présenter encore une fois la bonne
nouvelle à un interlocuteur qui redonnera le contenu au message ; on leur demande de déplacer à travers
l’espace-temps un contenu qui serait son exact représentant quel que soit, par ailleurs, l’état moral ou
mental du receveur et quels que soient les matériaux successifs qui en assurent le transport. On ne demande
plus aux anges de transporter d’enthousiasme un messager et un fidèle, mais de transporter fidèlement un
message. Ils ne convoquent plus le fidèle ; on les convoque pour qu’ils s’alignent tous et forment, par
superposition de leurs messages, un seul conduit continu qui permettrait d’accéder à Jérusalem « comme si
on y était ».
Hélas, convoqués et alignés de cette façon, pas un seul des anciens médiateurs ne superpose son message au
précédent. Les bons anges deviennent de mauvais anges. Quel déchirement de s’apercevoir que les
admirables tableaux sont d’exécrables informateurs ; que les apparitions successives de la vérité sont des
broderies ; que les récits qui avaient transporté d’enthousiasme pendant quinze siècles ne renseignent en
détail sur rien et que plus ils sont précis, psychologiques, historiques et détaillés, plus ils sont tardifs,
apocryphes ou remaniés !
Utilisés comme instruments de connaissance, les anges perdent aussitôt leurs couleurs et leurs plumes. Ils
chutent. Sommés de dire une bonne fois quel est le message qu’ils portent, ils sont obligés d’avouer,
embarrassés et penauds, qu’ils n’ont pas de message, qu’ils l’ont perdu en route, ou qu’en quinze siècles ils
ont, croyant bien faire, substitué beaucoup d’autres messages au message original. Leurs phylactères une
fois déchiffrés pendent misérablement et ne valent pas même le prix d’une bande magnétique vierge.
Cette chute des anges semble d’autant plus dramatique que les deux régimes de traduction qui s’opposent
sont tous les deux aussi complets, qu’ils passionnent tous deux les meilleurs esprits du temps et que chacun
définit la vérité, l’exactitude, la fidélité et le mensonge, mais autrement. Dans la traduction des anges, le
signifié peut changer de forme, cela n’importe pas, pourvu que le signifiant demeure intact. Des participes
passés aussi différents que « Yahvé vient », « le Royaume de Dieu est proche », « Jésus était le Messie »,
« Fils de Dieu », « Marie médiatrice », peuvent tous dire aussi fidèlement le participe présent, le signifiant,
à condition toutefois que le locuteur participe présentement au mouvement.
Ils deviennent tous également mensongers dès que l’infidèle inverse le mouvement et prend la
superposition des signifiés pour de la fidélité, indépendamment de sa participation au signifiant. Or c’est
justement cette traduction-là qui assure, dans l’autre régime, la fidélité ! C’est seulement s’il est possible de
maintenir intact un signifié, un contenu, quels que soient par ailleurs ces signifiants successifs, que l’on
pourra représenter exactement en un point de l’espace-temps tous les autres points.
Si le spectateur parvient à aligner le tableau de Le Bault, celui de saint Luc et l’apparition de la Sainte
Vierge, alors il verra, malgré la variété des signifiants, apparaître comme un contenu le visage de la Sainte
Vierge. Mais dans l’autre logique, il ne verra rien du tout car cette lecture impie de la répétition des
contenus perdrait à jamais le contenant. La Vierge n’apparaît plus à celui qui veut la découvrir ainsi.
Inversement, ceux qui cherchent les apparitions par le truchement des anges font assez peu de découvertes.
Le monde de la révélation et celui de la science sont devenus l’un à l’autre ce que le crâne déformé de
Holbein est aux fiers ambassadeurs.
Figure 12.6
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fidélité = jeu de la répétition qui maintient toujours nouveau le fidélité = superposition des contenus inscrits
même message infidélité = perte de l’alignement à travers les
infidélité = soit l’innovation dangereuse, soit le rabâchage contenants
re-présentation représentation
Nous ne comprenions plus la religion parce que nous avions cessé de comprendre les sciences, et que les
religieux eux-mêmes, scientistes de part en part, avaient accepté l’humiliation de prendre pour une croyance
ce qui circulait jusque-là comme une procession. Les anges ne sont pas au-delà du monde, pour l’excellente
raison que le monde lui-même réside au-delà. Les sciences ne sont pas plus proches, plus immédiates, plus
continues, plus accessibles, plus mondaines, que « l’autre monde ». Il existe une transcendance de la
science comme il existe une transcendance de la religion ; il y a une référence de la religion comme un
travail de la référence scientifique ; il y a une représentation scientifique comme il y a une re-présentation
religieuse. Les transcendances abondent. Seules les croyances font défaut, qu’elles soient religieuses ou
scientifiques, aujourd’hui les plus nombreuses.
Notes
[1] Hervey Mary, Holbein’s Ambassadors, the Picture and the Men, an Historical Study, George Bell and
Sons, Londres, 1900.
[3] William M. Ivins, « La rationalisation du regard », Culture technique, n° 14, 1985, p. 31-36 ; et M. Kemp,
The Science of Art. Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, Yale University Press,
New Haven, 1990.
[4] Samuel Edgerton, The Renaissance Discovery of Linear Perspective, Harper and Row, New York, 1976.
[5] Voir, sur Antonello, le beau livre de Fiorella Sricchia Santro, Antonello et l’Europe, Jaca Books, Paris,
1986 ; et sur le thème de saint Jérôme, Daniel Russo, Saint Jérôme en Italie, La Découverte/École
https://www-cairn-info.federation.unimes.fr:8443/petites-lecons-de-sociologie-des-sciences--9782707150127-page-226.htm[03/04/2020 16:10:38]
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[6] R. Etiemble, Les Jésuites en Chine : la querelle des rites, Julliard, Paris, 1966, p. 235.
[7] Rudolf Bultmann, L’Histoire de la tradition synoptique, Le Seuil, Paris, 1971, p. 351.
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