Abstract
The territories of Languages : an interview with Lise Gauvin.
Assia Djebar's last novel, Vaste est la prison, occasioned by the murder of a bilingual Algerian playwright working in arable,
pursues a long analysis about personal and national languages, and renews it through the introduction of Berber next to Arabic
as another linguistic inheritance through the women, confronted with French, language of space, accessible through the father.
Djebar Assia. Territoires des langues : entretien avec Lise Gauvin. In: Littérature, n°101, 1996. L'écrivain et ses langues. pp.
73-87;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1996.2396
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1996_num_101_1_2396
entretien
L.G. — Vous avez refait le trajet des langues. Mais pour parler de cet
alphabet perdu, de cette écriture disparue, vous utilisez le français puisque vous
avez choisi d'écrire dans cette langue. Comment alors approcher cette réalité
d'une langue perdue, comment la transcrire, comment... la traduire dans le
roman sinon de façon métaphorique ?
A.D. — « L'effacement dans le cœur » est une histoire d'amour che2 une
femme qui s'aperçoit qu'une passion se déroulant sur des mois peut
disparaître en une journée. Ensuite intervient « l'effacement sur la pierre ». Devant la
stèle de Dougga, à la frontière algéro-tunisienne, j'ai essayé de ressusciter tous
les voyageurs qui sont passés devant et se sont demandé : « Qu'est-ce que cette
écriture mystérieuse ? » Et du coup cela m'a fait remonter jusqu'au XVIIe
siècle. J'ai fait une enquête historique, comme dans Loin de Médine.
L.G. — Est-ce que ces deux événements, le fait que vous écriviez un roman
qui retrace l'aventure d'un alphabet, d'une part, et la disparition de cet auteur
dramatique qui avait forgé un arabe, vraie langue de théâtre, d'autre part, ont
changé quelque chose dans votre propre écriture ?
~] fo A.D. — II s'agit de montrer une permanence de plusieurs territoires
dans notre mémoire algérienne. Dans mon roman, le noyau central, c'est mon
moi
LITTÉRATURE
- fév. 96 interrogation
. . personnelle
„ sur ce que m , a transmis ma mere, ce que m , a
L'ÉCRIVAIN ET SES LANGUES ■
A.D. — Je me suis rappelé ma mère quand elle avait vingt ans. Elle s'est
mariée à dix-sept ans et m'a eue à dix-huit ans. M'est revenue la voix de ma
mère s'essayant au français. Quand elle était dans sa langue arabe, elle m'ap-
paraissait dans tout son raffinement : pour moi elle est une aristocrate, avec
une culture spécifique que je fais remonter jusqu'à la période andalouse ; elle
est héritière des femmes andalouses. Elle avait ses cahiers de poésie arabe, elle
chantait l'arabe classique et elle parlait un arabe dialectal. Lorsqu'on est allé
vivre au village, j'ai compris que son arabe dialectal était un arabe raffiné qui
n'avait rien à voir avec l'arabe des paysans dépossédés. Même dans la langue,
l'enfant arrive bien à sentir à quel niveau se situent les adultes. Puis quand je
me suis rappelée comment elle parlait aux voisines françaises, femmes
d'instituteur, comment donc elle s'essayait au français, m'est parvenue à travers les
décennies sa voix qui devenait une voix de fillette. Quand vous débutez dans
une langue, vous en avez d'abord la maladresse ; pour l'enfant qui écoute ainsi
sa mère, c'est comme si cette dernière perdait un peu de son statut.
A.D. — J'ai eu besoin de le dire. De même plus tard, quand elle enlève
k.t
voile et. qu > elle
« va visiter
. . mon frère
r v dans
i i prisons,
les • je
• 1i> ai• vue autrement. LITTÉRATURE
moi - fév. 96
■ ENTRETIEN AVEC ASSIA DJEBAR
C'était une femme qui avait l'habitude du voile mauresque, un voile citadin
avec de la soie, de la moire, cela lui donnait vraiment un style à elle dans ses
habits. Puis, quand elle a trente-huit ans, puisque son fils unique est enfermé
dans des prisons françaises, elle trouve la force d'enlever sa parure
traditionnelle, de s'habiller à la française. Comme elle a sa fierté, il faut qu'elle paraisse
être une Française élégante ; c'est comme cela qu'elle se présente à la prison de
Nancy. Elle demande à voir son fils. On la regarde d'un air suspect, finalement
le directeur la reçoit. Ainsi s'opère cette transmutation des corps ou de la voix,
ce n'est pas simplement un problème de mode ou d'apparence. Quand une
Indienne ou une Africaine du Mali d'un coup dans l'émigration enlève ses
habits traditionnels, elle devient une prolétaire. Aussitôt après, dès qu'elle
remet ses voiles, toute sa culture revient avec elle.
L.G. — J'aimerais que vous retourniez au tout début et que vous nous
rappeliez comment vous avez été éduquée dans les deux langues et comment le
choix du français s'est accompli. Comment le français est devenu pour vous la
seule langue d'écriture, à partir d'un parcours qui se situe entre plusieurs langues.
L.G. — Mais par contre le français ri a-t-il pas été associé, chez vous, à la
langue paternelle ? Vous parlez aussi de l'écriture comme d'une « mise à nu » et
d'une « mise à sac ». Vous parlez d'écartèlement, de positions contradictoires.
Est-ce qu'il riy a pas quelque chose d'irréconciliable dans votre propre parcours ?
A.D. — J'ai toujours connu cette contradiction qui a fait partie du début
de mon interrogation et de mon auto-analyse dans L'Amour, la fantasia. J'ai
commencé à penser à ce livre en 82. Quand je suis venue m'installer à Paris, en
1980, après Femmes d'Alger dans leur appartement, les gens considéraient que
j'étais un écrivain féministe. Comme Algérienne, le féminisme était une sorte
d'état naturel, si je puis dire. Ce qui m'avait cependant frappée à l'époque,
c'est que le féminisme occidental, européen, se veut d'abord une lutte contre
le père, contre l'image du père. Or je voyais très bien qu'en situation de
colonisés, au Maghreb, les pères avaient joué un rôle d'intercesseurs. Pas
simplement mon père parce qu'il était instituteur mais d'autres pères égale-
LITTÉRATURE
n°ioi - fév. 96 ment.
L'ÉCRIVAIN ET SES LANGUES ■
A.D. — De français alors qu'il est d'origine vraiment berbère mais ayant
parlé non le berbère, mais l'arabe. Mon père faisait partie d'une génération des
années 30 très impressionnée par la révolution de Mustapha Kemal, par ceux
qu'on appelait les « jeunes Turcs ». Il faudrait se rappeler que l'émancipation
des femmes en Egypte, en Syrie et en Turquie s'est faite dans les classes
bourgeoises et aristocratiques dès les années vingt et trente. Cela avait une
grande influence en Algérie. Mon père, tout en étant instituteur de langue
française, ne se considérait pas comme assimilé ; lui-même déjà utilisait sa
langue comme protestation. Il faisait partie d'une élite nationaliste dont les
femmes restaient à la maison, mais qui souhaitait que ses filles soient sur le
modèle du Moyen-Orient, sur le modèle des premières femmes turques,
égyptiennes, syriennes. Ce qui empêchait cela, c'était évidemment la présence
coloniale.
Donc le féminisme, chez nous, enfin l'émancipation des femmes, est
passé par l'intercession des pères. Rappelez-vous simplement qu'en 52, le roi
du Maroc, Mohamed V, qui était extraordinairement populaire et qui était
considéré comme le descendant du Prophète, avait demandé à sa fille ainée,
Lalla Aïcha, de se dévoiler publiquement. Cette « libération », si on peut dire,
du corps pour les filles se faisait avec l'assentiment du père. J'ai voulu évoquer
cela. C'est ce qui m'amène à commencer ma propre histoire « main dans la
main» avec le père. Certes je vais à l'école française mais c'est avec la
complicité du père. Il y a ici une contradiction. Au fur et à mesure que j'ai
commencé à écrire, j'ai progressivement découvert que si, à onze ans, je ne me
suis pas voilée comme mes cousines, ça a été grâce à la langue, grâce à mon
père. J'en arrive à la conclusion que cette langue que je n'utilise pas dans le
désir et dans l'amour, cette langue m'a donné surtout l'espace.
A.D. — De six à onze ans, c'était tout à fait naturel ; j'allais à l'école
primaire, qui se trouvait en face de la maison. Au début j'y allais avec mon père
et puis après j'y allais et j'en revenais seule. Ensuite, j'ai passé le concours des
bourses et j'étais interne à Blida. Pendant ces six années au village, car c'était
un village de colonisation, ma mère disait : « II faut qu'elle apprenne et qu'elle
écrive l'arabe », parce qu'elle-même avait une bonne formation en arabe. Il g\
faut rappeler que la langue arabe a été pratiquement interdite dans l'enseigne-
ment avec 11> arrivée
• , des
i français.
T-, . LITTÉRATURE
n°ioi - fév. 96
■ ENTRETIEN AVEC ASSIA DJEBAR
Mais ça introduisait aussi autre chose. C'est qu'en réalité, aussi bien à
l'école primaire qu'à l'école secondaire, les rapports d'amitié que j'avais avec
mes condisciples n'avaient comme territoire que l'école. Quand j'étais au
village, il était impensable que je rentre dans la maison de Jacqueline ou d'une
n°ioi - fév. 96 autre, assise auparavant à côté de moi pendant des heures. Si jamais elle-même
L'ÉCRIVAIN ET SES LANGUES ■
avait besoin de moi, elle appelait de la porte mais on ne la faisait pas rentrer.
Les deux sociétés coexistaient sans se côtoyer dans les intérieurs. Quand une
fille du village me disait : « Je vais che2 ma marraine », cela me paraissait
étrange. Tout ce qui est coutumes, habitudes, rapport à la religion, restait du
domaine des intérieurs, d'un domaine secret, donc forcément mystérieux. Je
n'osais pas poser les questions. Le jeudi nous allions au stade et de onze ans à
je ne sais quel âge, je passais mon temps à faire de l'athlétisme, du basket, etc.
Mais si mon père devait arriver, brusquement, pour une visite, je n'allais pas au
match. Je n'arrivais pas à dire que si mon père me voyait sur un stade avec un
short, ce serait le grand drame.Mais un drame intériorisé parce que cela faisait
partie de mes coutumes. Le français ne pouvait pas
me servir pour dire ce qui était interdit. Je ne voulais pas tomber dans
le côté folklorique comme aujourd'hui avec le cirque autour du
foulard.
L.G. — Vous avez déjà dit que votre bilinguisme boitait des deux jambes.
Qu'est-ce que vous pensez du concept de bilangue ?
A.D. — Je voulais faire des études de philosophie. Mais j'ai cru que je ne §3
pouvais pas le faire parce que me manquait la pratique de l'arabe littéraire,
personne ne m , ayant dit
1. que 1beaucoup de
j textes philosophiques
1 -1 1_- arabes,
1 par n°ioi
LITTÉRATURE
- fév. 96
■ ENTRETIEN AVEC ASSIA DjEBAR
exemple ceux d'Averroès avaient été perdus dans l'original et ont été restitués
à partir du latin. Donc à dix-neuf ans, j'avais senti que j'avais un bilinguisme qui
boitait des deux jambes. Je le regrette. Quand j'ai dit que je boitais des deux
jambes, je voulais dire que je possédais le français comme langue de pensée, et
non comme langue d'intériorité et d'affectivité. Il me semblait par contre que
j'aurais pu être une poétesse en langue arabe. Vaste est la prison commence par
une introduction qui s'appelle « Le silence de l'écriture ». J'y raconte
pourquoi je suis restée presque dix ans sans publier, des Alouettes naïves à Femmes
à' 'Alger. Je montre ce que je n'avais pas encore perçu dans L'Amour, la fantasia.
Dans ce livre, j'étais dans le rapport entre le français et l'arabe, le français
m'ayant apporté la liberté du corps, à onze ans. Mais c'était aussi une tunique
de Nessus. C'est-à-dire que du fait que j'ai pu échapper au voile grâce à la
langue française, c'est-à-dire grâce au père dans la langue française, il est
évident qu'à seize, dix-sept ans, je me concevais dehors autant en garçon qu'en
fille. J'ai bien senti que tout le rapport à la féminité repassant par le désir et par
l'affectivité, il fallait faire un travail sur la langue pour ramener l'autre langue.
Au fond tout mon travail de vingt à quarante ans a été de rechercher cette
ombre perdue dans la langue française. Il y a deux sortes de perte : il y a la
perte qui vous hante et la perte que vous oubliez, l'oubli de la perte... Le
terrible, c'est l'oubli de la perte. Vous avez oublié que vous n'avez pas. Mais
vous avez l'ombre de ce que vous avez perdu. C'est cette ombre-là que vous
ramenez dans la chair de la langue. Peut-être même que déjà, dans ha Soif et
Les Impatients, romans d'extrême jeunesse, il y a eu en moi un plaisir de
ramener l'espace. Il y a une ivresse de l'espace, une sorte d'ivresse du monde
extérieur, pour une adolescente qui a plutôt l'habitude de vivre dans la
pénombre. J'ai cru pendant longtemps que le roman était pour moi
essentiellement une architecture, mais je me suis aperçue que par le glissement à
l'intérieur d'une phrase, on peut glisser dans la mémoire sur dix ans, sur trente
ans. Je n'ai pas eu conscience d'abord que c'était la langue, non pas perdue,
mais la sonorité de la langue maternelle que je tenais à retrouver constamment
dans la chair de la langue française. Ainsi dans « Sistre ». Mais, jusqu'à
L'Amour, la fantasia, j'en étais là, avec ce désir de langue maternelle qu'il faut
rendre sensible dans le rythme de ma phrase, quelquefois dans la chair du mot,
dans les recherches d'allitérations, ou peut-être dans un certain mouvement
des personnages.
L.G. — Vaste est la prison poursuit la recherche de cette ombre perdue
oa dans la langue ?
LITTÉRATURE
N°ioi - fév. 96 cette rois
rA.D.
• joue
• — sur
Vaste
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puisque
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mais
L'ÉCRIVAIN ET SES LANGUES ■
dans sa jeunesse, et que d'ailleurs « Vaste est la prison », c'est le début d'une
chanson berbère. Je suis sur une double perte.
Dans la scène d'ouverture du roman, tout se joue sur un mot arabe. Dans
ce dernier roman, il n'y a plus seulement la nostalgie de la langue perdue. Il y
a cette guerre des langues qui devient maintenant, à mon sens, la clé même du
drame algérien. Elle apparaît dans la scène d'ouverture qui s'appelle « Le
silence de l'écriture » et qui se lit ainsi : « Je vécus des années non vraiment de
silence mais de marasme. L'écorchure dans l'oreille et le coeur, ce fut là le don
de l'inconnue (d'une femme inconnue dans un hammam) dont la voix me
tarauda. Par elle, la langue maternelle m'exhibait ses crocs, inscrivait en moi
une fatale amertume. Dès lors, où trouver mes halliers, comment frayer un
étroit corridor dans la tendresse noire et chaude ? » Or pendant longtemps la
langue arabe, parce que langue savante, parce que langue de la poésie, parce
que langue dans laquelle ma mère chantait sa poésie, ses poèmes andalous,
était la langue du désir, la langue de l'amour.
Dans l'ouverture de Vaste est la prison, je me trouve au bain maure avec
ma belle-mère. Dans la dernière salle où l'on refroidit, où l'on s'habille, une
amie ne veut pas rester ; elle a déjà mis son voile, il faut qu'elle parte. Ma
belle-mère lui dit : «Je t'en prie, reste encore », parce que le hammam est
quand même un lieu de conversations. La dame répond : « Non, je ne peux
pas, l'ennemi est à la maison.... » et s'en va. Et moi je me tourne vers ma
belle-mère, je lui demande : « Qui est-ce qui est chez elle ? » Alors ma
belle-mère, gênée, me répond : « Mais tu sais, dans notre ville, c'est comme
cela que les femmes entre elles appellent le mari : un ennemi ! ». Ma mère n'a
jamais employé ce mot-là, cet usage était particulier à cette ville qui se trouve,
comme par hasard, être un des lieux centraux du FIS, de l'intégrisme : une
ville avec une tradition très machiste, où les femmes sont très enfermées parce
que c'est à la fois une ville de plaisir, de bordels et de casernes. Les femmes
bourgeoises ne peuvent pas sortir du tout, alors que dans la ville de ma mère et
de mon père, les femmes mettent le voile et sont tout le temps dehors... Cette
langue des femmes, ce code, m'a donné un choc terrible. Je me suis dit : « Ce
n'est même pas l'expression de la haine entre les sexes, de la guerre entre les
sexes. C'est plutôt l'expression de la désespérance. » Ainsi même la notion
d'amour s'est trouvée perdue puisque, quand on est marié, on est marié avec
un ennemi. Cela m'avait traumatisée. Je résume ce choc par « la langue
maternelle exhibait ses crocs ».
Dans L'Amour, la fantasia, il y a la langue française mais aussi une force
d'appel vers cette richesse symbolique de la langue maternelle non écrite.
Alors que, dans Vaste est la prison, l'ouverture est dans cette langue, elle-même n°ioi - fév. 96
■ ENTRETIEN AVEC ASSIA DJEBAR
maternelle, qui a inscrit en elle une ségrégation sexuelle. Je l'ai reçu comme un
coup de fouet dans les années soixante-dix. Revivant cela, je ne dis pas que je
n'ai pas continué à écrire, mais je n'ai pas continué à publier — à l'époque je
vivais dans l'utopie que mon écriture était là pour réparer des ponts, des ponts
cassés, pour refaire le lien entre des territoires où s'étaient creusées des
fondrières. Pour retrouver à travers la mémoire affective, à travers les scènes
d'enfance, à travers des scènes de femmes, les chemins disparus, ceux où passe
l'amour.
L.G. — Cette présence, cette proximité des langues que vous avez dû
comprendre, que vous avez dû assimiler, cette relation aux langues, n'est-ce pas le
fondement même de l'écriture ? Retrouver une langue perdue, n'est-ce pas la
démarche par excellence de l'écrivain, qui doit de toutes façons trouver sa
langue ? Est-ce que cela ne vous a pas obligée à trouver votre propre langue
d'écrivain ?
A.D. — Je ne sais pas. C'est aux autres de me le dire. Si vous me poussez
à remonter en amont sur ce qui m'a incitée à écrire, c'est peut-être plus
complexe. Cela ne s'est pas passé simplement au niveau de la langue. C'est le
rapport à l'espace, c'est le rapport au regard, c'est d'être immergée, enfant, au
milieu de femmes de la famille, où l'interdit sur le corps est tellement
intériorisé qu'on finit par ne plus le voir. Il y a donc ce rapport aux langues, mais aussi
ce marquage sur le corps... Vous savez, il m'a fallu commencer à faire du
cinéma pour brusquement, à une table de montage, voir un plan de femme
avec un voile et me dire : « Mais c'est un fantôme ! » Pour moi jusque-là, ce
n'était pas un fantôme, c'était la parure, le bruit du voile, les plis du voile si
différents d'une femme à l'autre... J'ai eu un territoire d'enfance qui était
doublement ségrégué. J'ai ressenti plus fortement d'abord la ségrégation
coloniale, entre le clan d'en face et le clan qui est le mien. Et à l'intérieur de
mon clan, il y avait la ségrégation sexuelle. Cette ségrégation sexuelle a
fonctionné dans un premier temps moins fortement que la ségrégation colo-
n°ioi
LITTÉRATURE
- fév. 96 maie.
• \ Mon \t premier
• roman, La t Soif,
c r est un roman ou•- je • dis
J- : « Puisque
tï • j•> ai• le
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L'ÉCRIVAIN ET SES LANGUES
L.G. — Est-ce que le fait d'être éloignée de votre culture, de votre pays a
changé des choses dans votre propre écriture ?
N"101 - fév. 96
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