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rebelle
Il l’espérait depuis si longtemps qu’il ne l’attendait plus. Il a même cru à une
blague lorsqu’on le lui a annoncé au téléphone. Déjà lauréat du prix Prince
des Asturies (1986), du prix Cervantès (1994) du prix de Jérusalem (1995),
officier de la Légion d’honneur (1985) et commandeur de l’Ordre des arts et
lettres français (1993), membre de l’Académie royale espagnole (1994),
titulaire de quarante doctorats honoris causa, il ne manquait pourtant à son
palmarès que la récompense la plus internationale et médiatique, celle de
l’Académie suédoise. Souvent cité depuis 1978, jamais plébiscité, aujourd’hui,
après un demi-siècle de carrière littéraire (plus de trente ouvrages) et de
combat politique (du castrisme au libéralisme), le jury du Nobel a choisi de
consacrer un éternel rebelle dont l’œuvre - une « cartographie des structrures
du pouvoir » - exalte « la résistance de l'individu, de sa révolte et de son
échec » et prend intimement sa source dans la vie de son auteur.
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mouvement littéraire qui contribuera à sortir la littérature hispano-américaine
de son folklorisme sans pour autant ignorer le contexte socio-politique du
sous-continent. D’ailleurs, tous partagent le même enthousiasme pour la
jeune révolution cubaine.
La ville et les chiens, premier roman de Vargas Llosa, sort en 1963. Vision
sombre et critique acerbe du Pérou d’alors à travers la micro-société brutale
d’un collège militaire, il ouvre une nouvelle voie dans la littérature péruvienne
et latino-américaine aussi bien dans la forme que dans le fond. Son talent de
narrateur mais aussi son art de la construction inspiré des techniques
modernes du récit lui valent les éloges de la presse qui le considère d’emblée
comme une œuvre novatrice. Mario Vargas Llosa n’a pas encore 30 ans, un
seul roman à son actif et on le propulse chef de file du « boom latino-
américain ». Il est même le centre d’une polémique au Pérou pour avoir
attaqué l’institution militaire, accusé d’avoir été stipendié par l’Equateur pour
fragiliser l‘armée péruvienne. Il racontera plus tard que « le livre a été brûlé,
très officiellement, dans la cour du collège au cours d'une cérémonie
expiatoire. Cent exemplaires sont ainsi partis en fumée. Mais le livre n'ayant
pas été interdit, il est devenu rapidement très populaire, à ma grande surprise
et à celle de mon éditeur ! ».
Fort de cette notoriété, il retourne dans son pays natal quelques années plus
tard afin de s’immerger dans la lointaine et méconnue région amazonienne.
Séjour qui donnera naissance à La Maison verte (1965), récit ambitieux aussi
touffu que la forêt équatoriale où il se déroule en partie, dans lequel il affermit
sa technique des « narrations télescopiques » ou des « vases communicants
» selon ses propres termes. Ce procédé inauguré dans La Ville et les chiens
et inspiré de Faulkner dont il fera ensuite sa « marque », consiste à
entrecroiser simultanément plusieurs histoires se déroulant en des espaces et
temporalités différents. Ce deuxième roman le confirme comme un écrivain
majeur des lettres hispaniques et lui vaudra son premier prix, le prix
international de littérature Romulo Gallegos en 1967. Le discours qu’il
prononce à cette occasion à Caracasest resté fameux, notamment pour la
définition qu’il y donnait de la littérature et sa conception libertaire du rôle de
l’écrivain : « la littérature est feu, cela signifie inconformisme et rebellion, la
raison d’être de l’écrivain est la protestation, la contradiction et la critique ».
Des propos qui, plus de quarante ans après, résonneront encore dans son
« Eloge de la lecture et de la fiction » à Stockholm : « Nous serions pires que
ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions
plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur
du progrès, n’existerait même pas. »
Pourtant à cette époque, s’il défend les prisonniers politiques au Pérou aux
côtés de Sartre et Simone de Beauvoir, il n’a pas encore pris ses distances
avec la révolution cubaine qu’il admire toujours. Il voyage à La Havane et
participe même au conseil de rédaction de la revue d’Etat Casa de las
Americas. Il faudra attendre « l’affaire Padilla », du nom de ce poète cubain
emprisonné en 1971 pour ses « écrits subversifs », pour que Vargas Llosa
prenne enfin conscience du caractère totalitaire du régime cubain et rompe
définitivement avec son engagement castriste. Ainsi qu’il l’a lui-même
explicité, lors de son discours de Nobel, « revenu de l’étatisme et du
collectivisme, mon passage au démocrate et au libéral que je suis – que je
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tente d’être – a été long, difficile, et réalisé lentement […] ». Au tournant des
années soixante-dix, Mario Vargas Llosa est un écrivain reconnu dont la
conscience politique va évoluer progressivement à la faveur d’événements
historiques marquants (le printemps de Prague en 1968), de témoignages
littéraires poignants (L’Archipel du goulag de Soljenitsyne en 1973) et
d’analyses politiques pénétrantes, celles de Raymond Aron et de Jean-
François Revel notamment . « Ces maîtres furent un exemple de lucidité et
de hardiesse a-t-il avoué sans ambages en Suède quand l’intelligentsia de
l’Occident semblait, par frivolité ou opportunisme, avoir succombé au charme
du socialisme soviétique ou, pire encore, au sabbat sanguinaire de la
révolution culturelle chinoise ».
Mais pour l’heure, il est encore concentré sur le contexte politique péruvien.
En 1969 paraît son troisième roman, un récit encore plus ambitieux et
monumental que les précédents : Conversation à la cathédrale. Ecrite entre
Paris, Lima, Washington et Londres, cette vaste fresque politico-sociale,
polyphonique et fragmentée en quatre récits indépendants de près de 800
pages s’avère en grande partie autobiographique. Souvenir de ses années de
militant communiste sous la dictature du général Odría, l’écrivain y met en
scène de manière à peine voilée la corruption et la répression qui sévit au
Pérou sous la férule d’un dictateur invisible. L’œuvre s’inscrit dans la tradition
romanesque des grandes œuvres politiques latino-américaines inaugurée par
Miguel Angel Asturias (Monsieur le Président, 1946) et que poursuivront
Augusto Roa Bastos (Moi, le Suprême, 1974), Gabriel Garcia Marquez
(L’Automne du patriarche, 1975). Selon l’aveu même de l’écrivain, aucun
autre livre ne lui aura donné autant de travail et il serait celui qu’il sauverait du
feu en cas d’incendie.
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l’histoire de ce groupe de chrétiens millénaristes mené par le mystique
Conseiller qui décide de combattre par les armes la toute récente république
du Brésil qualifiée de « satanique » et édifie une commaunauté ascétique en
l’attente de la fin du monde et du retour du roi portugais Sébastien.
De retour au Pérou, il va ainsi quitter les salons littéraires pour se jeter dans
l’arène politique et se confronter aux dures réalités de son pays natal, en
pleine déroute économique. En 1987, il prend la tête d’un mouvement civique
contre la nationalisation du secteur bancaire proposé par gouvernement
d’Alan Garcia. Il fonde l’année suivante le Mouvement Liberté qui intègre la
coalition d’opposition, premiers pas qui le mèneront à la candidature à la
présidence de la République en 1990. Bien qu’ayant soulevé les espoirs de la
classe moyenne et des élites péruviennes grâce à un vaste programme de
privatisation, et malgré sa célébrité internationale, il perdra au second tour du
scrutin face à un inconnu nommé Alberto Fujimori suite une campagne
calamiteuse où il est identifié au « candidat des riches » dans une nation où
plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. De cette
parenthèse politique de trois ans, il gardera une certaine amertume qui ne
l’empêchera pas par la suite de réitérer chaque fois qu’il le pourra ses
positions politiques.
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colonialisme ou le nationalisme. Pour preuve, sa dernière œuvre en date (Le
songe du Celte) dénonçant l’esclavage des noirs au Congo et l’exploitation
des indiens en Colombie ainsi que la conclusion de son discours à l’Académie
suédoise : « Je déteste toute forme de nationalisme, d’idéologie – ou plutôt
de religion – provinciale, aux idées courtes et exclusives, qui rogne l’horizon
intellectuel et dissimule en son sein des préjugés ethniques et racistes, car
elle transforme en valeur suprême, en privilège moral et ontologique, la
circonstance fortuite du lieu de naissance. » A 74 ans, Mario Vargas Llosa est
resté cet adolescent rebelle à toute autorité militaire, familiale ou religieuse ;
cet individualiste forcené opposé à tout corps constitué. En cela il est bien
demeuré lui-même et cohérent, même en passant de la révolte communiste à
l’anarchisme libéral.
Michaël Rabier
Le Songe du celte, à paraître chez Gallimard en 2011.
Éloge de la lecture et de la fiction (Discours à l’Académie suédoise) :
http://www.svenskaakademien.se/web/Conference_Nobel_2010_es