Dans le verset commenté, le compagnonnage exprimé par "avec" est celui de l'Être
et du néant, car il n'est d'Être qu'Allah. "La parole la plus véridique qu'ait jamais
dite un poète est celle-ci:
Ce qui est illusion est pur néant, et si l'on attribue l'être à autre chose qu'à la Réalité
divine (al-Haqq), c'est de manière métaphorique car il ne s'agit que d'une existence
imaginaire. L'être n'appartient proprement qu'à Lui -qu'Il soit exalté ! - et il est
légitime de le dénier à tout ce qui n'est pas Lui comme il est de règle lorsqu'on a
affaire à des relations purement métaphoriques.
Si Allah- qu'il soit exalté !- n'était pas, par Son essence même qui est l'être de tout
ce qui est, "avec" les créatures, on ne pourrait attribuer l'être à aucune de ces
dernières et elles ne pourraient être perçues, ni par les sens, ni par l'imagination, ni
par l'intellect. C'est son "être avec" qui assure aux créatures une relation avec l'être.
Mieux encore: il est leur être même. Cet "être avec" embrasse toutes les choses,
qu'elles soient sublimes ou infimes, grandes ou petites. C'est par lui qu'elles
subsistent. Il est l'Être pur par lequel ce qui est est. L"'être avec" d'Allah consiste
donc dans le fait qu'il est avec nous par Son essence, c'est-à-dire par ce qu'on
désigne comme le Soi (huwiyya) divin, universellement présent sans qu'on puisse
cependant parler à ce sujet de "diffusion" (sarayan), d'inhérence (hulul), d'union
(ittihad), de mélange (imtizaj) ou de dissolution (inhilal). Ces mots ne peuvent en
effet s'employer que lorsqu'on a affaire à deux réalités distinctes, ce qui correspond
à la croyance du vulgaire. Mais il n'y a pour nous qu'une Réalité unique, éternelle,
dont la transcendance exclut que les choses contingentes soient présentes en elles
ou qu'Elle soit présente dans les choses contingentes.
Quant à ceux qui professent, selon l'opinion la plus répandue, qu'Allah - qu'II soit
exalté!- est "avec nous" par Sa science [et non par Son essence] s'ils entendent par
là préserver l'Essence divine de la compagnie des créatures, on sait bien que la
transcendance qui revient de façon certaine à l'Essence revient également de droit
aux attributs divins; et s'ils veulent dire que l'Essence est une et indivisible, tandis
que les créatures sont multiples, cette objection s'applique pareillement à la Science
divine qui est elle aussi une réalité une et indivisible. Celui qui prétend posséder la
science alors qu'il ignore même par quoi elle s'acquiert ignore a fortiori ce qu'il
prétend savoir !
Lorsque tu entends un gnostique dire, ou que tu lis dans ses écrits, qu"Allah est
avec les choses par Sa science", sache qu'il n'entend pas par là ce qu'entendent les
simples théologiens. Il veut dire autre chose mais en voile l'expression à l'intention
des contradicteurs et des faiseurs de trouble. Selon le maître des gnostiques, Muhyl
l-din [Ibn 'Arabi]: "dire qu'Allah est avec toute chose par Sa science est plus
conforme aux convenances (adab), et dire qu'Il est avec toute chose par Son
essence est plus conforme à ce qu'enseigne la réalisation spirituelle (tahqiq)". Par
"convenance", il faut comprendre "lorsqu'on s'adresse à ceux qui sont sous les
voiles de l'ignorance et pour tenir compte de leurs prétentions"; ou, d'une manière
plus générale, que toute vérité n'est pas bonne à dire et que tout ce que l'on sait ne
doit pas être divulgué.
Cet "être avec" divin se trouve indiqué aussi par les versets suivants: "Et II est
témoin sur toute chose" (Cor. 34: 47); "Et Allah, derrière eux, les cerne" (Cor. 85:
20); "Ou que vous vous tourniez, là est la Face d'Allah" (Cor. 2: 116). Le mot
"Face" (wajh) signifie ici l'Essence. Wajh est en effet une des manières de désigner
l'essence d'un être, et la lettre même du verset fournit donc un appui à notre
interprétation et écarte toute interprétation contraire car on dit couramment: "Zayd
est venu en personne" en employant indifféremment nafsuhu (littéralement: "son
âme"), wajhuhu (littéralement: "sa face") ou 'aynahu (littéralement: "son être" ou
"son essence").
Il y a d'autre part pour Allah une manière spéciale d"'être avec" l'élite des simples
croyants. Elle consiste dans la concomitance de Sa grâce (imdad) avec les nobles
vertus et les beaux caractères. En témoignent ces versets: "En vérité, Allah est avec
ceux qui Le craignent et ceux qui font le bien" (Cor. 16: 128); "En vérité, Allah est
avec les patients" (Cor. 2: 153; 8: 47); ou encore cette parole du Prophète- sur lui la
Grâce et la Paix!: "En vérité, Allah est avec le juge aussi longtemps qu'il ne
prévarique point" - ainsi que d'autres paroles semblables de source divine ou
prophétique. Il s'agit en tout cela de la manifestation en certaines créatures, à
l'exclusion des autres, de quelques-unes des perfections de l'Être.
Il y a enfin pour Allah une manière particulière d"'être avec" l'élite de l'élite, c'est-à-
dire avec les Envoyés, les prophètes et leurs héritiers spirituels- qu'Allah leur
accorde à tous Sa Grâce et Sa Paix ! Elle n'est rien d'autre que la prédominance du
statut de l'Être nécessaire et éternel sur leur statut de créature contingente,
adventice et dépourvue d'existence réelle. C'est ainsi qu'Il dit, s'adressant à Musa
(Moïse) et Harun (Aaron): "Certes Moi, avec vous deux, J'écoute et Je vois" (Cor.
20: 46), ce qui signifie "par vous deux J'entends et par vous deux Je vois, car Ma
compagnie a subjugué vos deux êtres. Il n'y a ici que Moi, il n'y a plus de "vous" si
ce n'est sous le rapport de la forme apparente". Cette station spirituelle est connue
chez les initiés- qu'Allah soit satisfait d'eux !- sous le nom de "Proximité par les
oeuvres obligatoires" (qurb al-fara'id) et elle consiste dans la manifestation du
Seigneur et l'occultation du serviteur. Lorsqu'on interpelle celui qui a atteint cette
station en lui disant "ô, untel !", c'est Dieu qui répond à sa place "Me voici !".
Ce degré est supérieur à celui qu'on appelle "Proximité par les oeuvres
surérogatoires" (qurb al-nawafil). Celui qui se trouve dans ce dernier, quand
quelqu'un dit "ô Allah !", c'est lui qui, au contraire, répond à la place d'Allah "Me
voici !".
Qu'Allah soit "avec" toute chose est une certitude. Néanmoins, on ne peut dire
d'aucune chose qu'elle est "avec Lui". Car, tandis qu'il existe une base scripturaire
explicite (nass) dans le premier cas, l'affirmation corrélative que toute chose est
avec Lui est seulement implicite.
Elle découle, certes, du fait que si quelqu'un est avec toi, tu es avec lui. Mais nous
ne pouvons, en l'absence d'un appui scripturaire, affirmer "Je suis avec Lui".