Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Tassadit Yacine. La conservation des savoirs par les femmes dans les groupes dominés : le cas d'une commune des Bibans
(Algérie). In: Cahiers de la Méditerranée, hors série n°7, 1983. Les savoirs dans les pays méditerranéens (XVIe-XXe siècles) :
conservations, transmissions et acquisitions. pp. 15-27;
doi : https://doi.org/10.3406/camed.1983.1579
https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1983_hos_7_1_1579
Le présent travail porte sur la conservation des savoirs dans les groupes dominés
économiquement d'une communauté rurale des Bibans. Il s'agit des savoirs
traditionnels : techniques artisanales, agriculture, littérature orale. Ce dernier point a
retenu mon attention, car j'avais remarqué qu'il y avait des liens étroits entre la
culture (la littérature orale) et l'eau, ou de façon plus générale entre la culture et
la nature. Avant d'expliciter ces rapports, il serait intéressant de faire une
digression pour saisir la fonction de l'eau ou de la fontaine dans la littérature orale : conte,
poésie, rêve. Seuls les exemples tirés des contes figureront ici (1).
Dans les croyances populaires, l'eau a une importance primordiale, soit pour
des raisons utilitaires, soit pour des raisons magiques (2).
L'eau, c'est la confiance (amen d lamen), dira le proberbe. L'eau c'est la vie (amen
d dunit), expliqueront celles qui interprètent les songes. L'eau telle qu'elle apparaît
dans les contes, dans les songes, dans la magie est souvent source de vie, elle est
en de rares cas le contraire (3). Dans tous les récits de fondation de village, il est
question de la recherche d'un point d'eau. Ainsi Braham, l'ancêtre éponyme, grâce
à son pouvoir magico-charismatique, fait surgir d'une roche et donne la vie à ses
descendants (4). Ce qui implique la relation suivante : point d'eau, point de vie.
le vocable «point» se réfère ici à la négation «pas» et en même temps au point
géométrique comme étant le point de départ de quelque chose.
Toujours dans ce même village, des villages se sont faits et défaits à cause de l'eau.
Tassadit n-At Adelgadar, prit vers le milieu du XIXème siècle la décision de
s'éloigner du village ancestral pour fonder son propre territoire dans un endroit où il
y avait de l'eau, mais aussi des lions (5). Pour avoir de l'eau, qui est ici synonyme
de vie, Tassadit dut protéger ses enfants des fauves. Elle battait du tambour autour
d'un feu en chantant très fort dans la nuit (6).
L'eau engendre la vie dans la réalité, mais souvent elle tient une place très
importante dans la symbolique : «les Eaux symbolisent la somme universelle des
virtualités : elles sont fons et origo, le réservoir de toutes les possibilités d'existence,
elles précèdent toutes les formes et supposent toutes créations» (7). Dans le conte,
la fontaine est un lieu très important où se déroule l'action, la fontaine et l'hydre
avaleuse de jeunes filles (8). C'est à la fontaine que se nouent et se dénouent les
intrigues. Il arrive très souvent que les protagonistes hommes aient à se prouver
là leur courage, leur bravoure... Pour les femmes c'est un lieu de concurrence : c'est
l'endroit où l'on remarque les plus belles (le cheveu de Zelgoum) (9) mais aussi
les plus adroites, les plus intelligentes... Les fontaines dans le conte n'ont pas souvent
les mêmes fonctions. Dans le grain magique (10) il y a une fontaine pour les blancs
et une fontaine pour les noirs. Les personnes qui veulent tromper les autres peuvent
se métamorphoser en prenant un bain dans la fontaine contre-indiquée. C'est ainsi
que l'héroïne qui est une femme libre (blanche) oublie les consignes données par
sa mère se baigne dans la fontaine des noires et devient noire ; et l'esclave noire
se transforme en blanche donc en femme libre. La couleur de la peau intervient
-16-
ici pour inverser les rôles dans la vie sociale. La première qui est blanche devient
l'esclave de son ex-esclave.
Dans la «Vache des Orphelins», le petit frère oublie aussi les conseils de sa soeur
et boit dans la fontaine des animaux et se métamorphose en gazelle (11).
La fontaine, la mer (en un mot ce qui donne de l'eau) reviennent si souvent dans
la société traditionnelle dans la réalité, dans la magie, dans la légende, que tout
ne semble fonctionner qu'en rapport avec l'eau, aussi bien la mort que la vie :
«L'immersion symbolise la régression dans le préformel, la réintégration dans le monde
indifférencié de la préexistence. L'émersion répète le geste cosmogonique de la
manifestation formelle». (12)
Le rapport à l'eau et l'expression des manifestations culturelles qu'il implique
ont attiré mon attention il y a quelques années dans une partie du village des At-
Sidi-Braham qui s'appelle P.K.
P.K. est créé par l'armée française dans les années 1958-1959. Initialement c'était
un centre de regroupement (13). Ce petit village est un sous-ensemble du village
traditionnel des At-Sidi-Braham (14) qui s'appelle Taddert (Village en berbère).
En dehors de Taddert il existe sept hameaux qui se sont formés vers la fin du
XIXème siècle (15). D'autres se sont créés depuis l'indépendance dont un à la gare
du chemin de fer connu sous le nom de Portes de Fer (16).
J'avais remarqué qu'à P.K. les groupes ne vivaient pas de la même manière
les difficultés que posait l'eau : pour les uns c'était une partie de plaisir, pour d'autres
une contrainte, pour d'autres encore ce n'était qu'indifférence. L'eau avait commencé
à se faire rare, et le manque de pression dans la journée contribuait à ce qu'elle ne
parvienne à P.K. qu à des heures tardives dans la nuit. (17)
En somme, on pourrait affirmer que les femmes du premier groupe sont dans
l'ensemble les chevilles ouvrières au sein de leur famille, et par conséquent elles
mènent une vie dure mais entière. Tandis que les femmes issues des groupes deux
et trois sont assistées économiquement et moralement par des hommes de la
famille, d'où leur irresponsabilité et leur manque d'initiative. Elles ne sortent presque
pas, mais comme elles ne travaillent pas à l'extérieur de la maison les sorties ne
sont pas justifiées. Les femmes sont, dans ce cas. elles-mêmes très vigilantes quant
à leur statut socio-économique qu'elles sentent fragile, d'où l'existence de rigorisme
excessif.
Les différences qui existent entre les deux grands groupes m'ont amenée à
constater que la domination s'effectuait dans le sens :
Comme l'eau qui tombe du ciel sur la terre engendre la vie (végétation), le
sperme de l'homme au contact de l'humidité de la femme donne la vie. Les deux
vies : celle de la nature et celle de l'homme se complètent. L'amour ne se réfère
pas seulement à l'acte sexuel proprement dit. C'est le flux de mots, de sens,
d'expressions que chacun lui donne. Tout comme l'eau : l'eau qui coule, qui murmure,
qui chante et ici s'accompagne de paroles, de symboles en un mot de vie ; la vie
à travers l'eau ne fait que perpétuer une culture, la fixe dans la mémoire et la
transmet à la postérité.
Modes de transmission :
La poésie, le chant, le conte obéissent à des règles tracées peut-être par une
tradition plusieurs fois millénaire ; cependant, ce qui impressionne l'observateur
c'est la dose d'émotion, de chaleur, et de sens dont le texte est imprégné. Comme
l'écrit M. MAMMERI : «les poèmes ici rapportés ne sont pas des documents
indifférents, des pièces dont la valeur comptable est d'argumentation. Ils vivent et font
partie des réalités qui donnent un sens à l'existence du groupe qui les a créés.» (22)
Plus loin Mouloud Mammeri ajoute : «en effet, dans leur culture d'origine chacun
de ces poèmes est un tout, il a une valeur singulière, il a un visage, un nom, souvent
une histoire et souvent une destinée (24).
Les femmes connaissent en effet la signification, la valeur et les conditions de
production lorsque le créateur est connu. Chacune d'elles donne une dimension
nouvelle, un reflet de sa propre existence, de son expérience à un poème qui existait
depuis des générations.
-20-
L'important,
elles le pétrissentsomme
et l'exhibent
toute, est que
à leurs
les femmes,
auditrices,
en avec
conservant
lesquelles
le savoir,
elles vivent
le vivent,
en
communion, comme s'il venait d'être fraîchement cueilli (créé). Comme l'affirme Y. NA-
CIB : «les thèmes fondamentaux de cette poésie regardent toutes les femmes. Ce
qui est demandé ou maudit, ce que le poème souligne, chacune le ressent comme
la concernant directement». (24)
La récitation dans la poésie n'est pas machinale. Elle n'est pas dénuée de sens, voire
de sensation : c'est une inspiration du moment, une conviction de «leur» existence.
L'évocation des poèmes s'accompagne d'une multitude de gestes, de symboles, de
regards expressifs, de hausses et de baisses de tons, de larmes et parfois d'un sourire
furtif. Réciter, chanter, conter, n'est pas l'apanage de certaines (25) contrairement
au savoir scripturaire ou à la grande poésie d'auteurs où les créateurs doivent
répondre à certains critères (26). Dans le cas qui nous occupe, il s'agit d'une sensation
profonde, d'une sensibilité poussée à l'extrême chez celles qui en assurent la
conservation. C'est presque un art que l'on acquiert si l'on vit en parfaite harmonie avec
son cadre socio-culturel. La conservation de ce savoir ne s'est fait que dans les
familles qui ont su reconstituer le puzzle : leur culture cadre avec leur vie. Tandis
que les autres ont changé, ont modifié leur vie en croyant l'améliorer. Résultat :
ils ont brouillé les cartes et effacé les traces pour être en parfaite harmonie avec
leur idéologie, qui est essentiellement tournée vers la scripturalité, l'arabité et
l'intégrisme (27).
Les problèmes soulevés ici peuvent être appliqués à n'importe quel type de société.
Ailleurs une terminologie adéquate distinguerait une classe d'une autre. Mais, ici,
le cheminement de l'histoire en a décidé autrement. Cependant, des changements,
des évolutions se font sentir chaque jour davantage. Il est important de les saisir
au vol afin d'en laisser trace.
CONCLUSION
A cheval entre deux régions plusieurs cultures ces groupes ont essayé
d'acquérir plus et de donner moins. Les plus fidèles à l'ancestralité (la terre mère ou terra
mater) et aux valeurs traditionnelles (sans pour autant renoncer à une certaine forme
d'ouverture), ce sont les membres du premier groupe et plus particulièrement les
femmes. Il semblerait qu'il y ait là un fait naturel qui a survécu au temps et aux
hommes. Car si on remontait dans le passé lointain on constaterait l'existence de
liens unissant la femme à la terre dans diverses cultures (28). Comme la femme,
le terre enfante. Pour désigner un contribute, on dit en berbère mmis ttmurt (fils
de la terre), le village, le pays et la planète se confondent, par opposition à mmis
ttemdint (fils de la ville). On désigne par ailleurs les êtres vivants (hommes) comme
les enfants de la vie at ddunit par opposition à at laxart ou les enfants de la mort.
En effet, les plus versées dans la littérature orale ancienne disparaissent une à
une. Cependant la mort en emporte moins par rapport aux institutions officielles,
modernes, mises en place (35). A brève ou à longue échéance la littérature orale
ancienne est menacée d'extinction, car elle subit de nos jours une forte domination
de la langue arabe, langue académique, langue du pouvoir et de la religion, et de
l'arabe dialectal comme langue véhiculaire qui a même envahi les montagnes, langues
auxquelles les habitants se sont pourtant toujours montrés récalcitrants (36). De
ce fait, la culture des rurales est doublement dominée : par la culture citadine et
par la culture scripturaire qui est la langue du pouvoir, de la religion, des médias
et de l'économie... Les groupes deux et trois fortement influencés et désireux de
connaître une ascension sociale, renoncent volontiers à leur culture d'origine qui
est en somme leur personnalité. Ce comportement leur donne l'illusion d'un
pouvoir relatif, légitime, conforme à l'idéologie officielle qu'ils adoptent. Pour ce faire,
ils se censurent, ils «refoulent», et renoncent à tous les plaisirs de la vie. N'ayant
rien gagné, donc rien à perdre, les groupes dominés ont conservé les derniers
fossiles de leur culture : la langue d'abord, puis les contes, les poèmes et les chants
qui par l'effet du hasard ont échappé à l'acculturation. Comme les derniers grains
qui se sont incrustés dans les trous de la meule pour éviter la presse à huile (37).
Tassadit YACINE
Alser, mai 1981
NOTES
(1) J'ai abordé le thème de l'eau dans la poésie dans un article du Bulletin intérieur
du Crape, No. 13, septembre 1981.
(2) Dans le présent travail je n'aborderai pas les effets magiques de l'eau, je ne citerai
que quelques exemples : l'eau est souvent utilisée dans la magie blanche ou noire
et pour les soins. On ramène l'eau des sept vagues pour guérir de la stérilité ou faire
en sorte qu'une jeune fille se marie. Cette eau est rejetée à la mer après utilisation.
Les femmes expliquent que la mer a pour fonction d'éloigner le mal. L'eau recueillie
de sept fontaines ou de sept vagues est nécessaire pour la voyance dans la buggala.
La buggala est un procédé de divination spécifique des citadines.
(3) II faut entendre l'interprétation que donnent les hommes de la symbolique
aquatique, c'est-à-dire que l'eau engendre la vie à travers la mort. Il s'agit de concevoir
la mort comme un fait nécessaire et non comme une fin ; car ici c'est plutôt un
commencement. (En Kabylie on pleure plus les morts qui n'ont pas eu de
descendance que ceux qui en ont). Ceci renvoie au trinôme : vie-mort-résurrection. Eliade
écrit : «le symbolisme des eaux implique aussi bien la mort que la renaissance. Le
contact avec l'eau comporte toujours une régénération : et parce que la dissolution
est suivie d'une nouvelle naissance, et parce que l'immersion fertilise et multiplie
le potentiel de la vie... Mais, tant sur le plan cosmologique que sur le plan
anthropologique, l'immersion dans les eaux équivaut non à une extinction définitive, mais
à une réintégration passagère dans l'indistinct, suivie d'une nouvelle création, d'une
nouvelle vie ou d'un «homme nouveau» selon qu'il s'agit d'un moment cosmique,
biologique ou sotériologique. Au point de vue de la structure, le déluge est
comparable au baptême, et la libation funéraire aux lustrations des nouveaux-nés, ou bains
rituels printaniers qui procurent santé et fertilité». Le Sacré et le Profane, Paris,
Gallimard, 1965, p. 11.
(5) II s'agit de Meccik. On appelle Méccik toute la partie qui se trouve de l'autre
côté de la rivière amariy. C'était entièrement sauvage il y a un siècle environ. Cette
région était couverte de forêts, de pins d'Alep, de genévriers. On retrouve des
descriptions dans SHAW. L'Algérie avant l'occupation française. Paris, Carthage, 1968,
p. 197. PEYSONNEL et DESFONTAINE. Voyage dans les régences d'Alger et de
Tunis. Paris, Gide, 1838, t. 2, p. 376. ORLÉANS (duc d'). Récits de campagnes,
1833 - 1890, Calmann-Levy, 1890, pp. 231 - 172.
(6) L'histoire de Tassadit n-At Abbelgadar est singulière. Cette femme a déifié les
bêtes sauvages (law/juc) et la nature sauvage (laxla) pour mener à bien son
entreprise, qui se résume à échapper à la faim et à la soif qui la guettaient au village,
mais aussi à sortir de l'organisation sociale ancestrale pour donner son empreinte
définitive à un futur village créé par ses soins, de l'autre côté (agummad) de la
rivière. Les premiers temps, elle battait du tambour et surveillait un feu de bois toute
la nuit pour éloigner les lions. L'usage du tambour, ici présent, est strictement
masculin, il symbolise l'ordre et l'organisation sociale. Ainsi fut son début à Meccik, qui
-24-
devient un village bien grand avec différentes parties. Comme Tassadit, les femmes
du groupe premier ont de l'ascendant sur les nommes. J'expliquerai le pouvoir des
femmes dans ces groupes dans un autre travail.
(8) AMROUCHE (T.). Le grain magique. Paris, Maspéro, 1966, p. 85. Il existe une
autre version connue dans la région des At Dejennad. Voir Lacoste Dujardin
(Camil e). Traduction des Contes merveilleux et légendes de Kabylie. Paris, Geuthner,
1965.
(11) AMROUCHE T., p. 55. Ce conte est connu à travers presque toute l'Algérie
aussi bien des berbérophones que des arabophones. Lacoste - Dujardin (Camille).
Le conte Kabyle. Paris, Maspéro, 1970, l'auteur cite de nombreux exemples où
la fonction de l'eau dans le conte est étudiée avec plus de détails et de manière
exhaustive.
(15) II s'agit de Meccik, tala Ihag', arruda, sidkli uyahia. tizi iqqacucen.
(16) Ce nom «Portes de Fer» est emprunté à celui de la montagne que l'on appelle
la chaîne des bibans qui est la traduction en arabe du berbère taggurt qui veut dire
Porte.
-25-
(17) Le fait que l'eau ne parvienne que le soir convient d'une certaine manière aux
nommes. Le village est situé au bord de la route sur la route nationale qui part d'Alger
vers Constantine et de ce fait, le spectacle des femmes à la fontaine serait offert
à tous, s'il y avait de l'eau à la fontaine pendant la journée. Il semblerait par
ailleurs que le remplissage d'eau de nuit serait devenu une coutume instaurée par les
hommes dans certains villages de Kabylie. D'après Bourdieu in Esquisse d'une théorie
de la pratique, Genève, Droz 1972, p. 36... qui écrit que : «la fonction qui incombe
ailleurs (dans d'autres villages kabyles) a une opposition spatiale, est ici (dans un
village près de Sidi Aich en Petite Kabylie) impartie à un rythme temporel et les
femmes vont à la fontaine à certaines heures, à la tombée de la nuit par exemple»).
Ouary (Malek) dans le Grain dans la meule, Paris, Correa, 1956, signale aussi
que les femmes dans un village kabyle se rendent à la fontaine après le dîner et
décrit le plaisir qu'elles manifestent, comme les femmes du groupe premier du texte.
Malek Ouary écrit à ce sujet : «surgies en divers points du quartier du village, des
sources fraîches de musique, toutes influent vers la «tanière du lion», la fontaine
d'eau.
Après le couscous du soir, c'est l'heure tant attendue, comme des sources fraîches
de musique elles confluent toutes vers la provision d'eau, on peut suivre le
cheminement des groupes au carillon des anneaux d'argent, etc.. qui jouent aux chevilles
des belles... Ce n'est point là une corvée, mais bien plutôt une fête quotidienne.
Toutes veulent en être, aussi quelle cuisante déception pour celles qu'une mère
sévère ou une belle-mère rancunière en priverait. Elles raffolent de cette heure
comme les perdrix apprivoisées du moment où chaque jour, ouvrant leur cage, on leur
accorde quelques instants de liberté qu'elles entendent exploiter à fond.
Chacune voudrait, en quelques instants, communiquer à ses compagnes sa vie d'une
journée entière. Gazette drue, fourmillante de formules concises et percutantes,
de pointes acérées qui déclenchent la fusée d'un rire...», p. 104.
(20) Les grandes lignes de ce tableau soulignent les différences qui existent au niveau
des groupes II - III et le groupe I. L'existence de nuances, de variantes s'avère
néanmoins suivant le temps et l'espace. Des changements spectaculaires se sont produits
depuis l'indépendance comme la scolarité au niveau du groupe III : les mêmes règles
imprégnées de rigidité et de préjugés en ce qui concerne les femmes. Règles par
lesquelles il s'est toujours distingué. Les filles contrairement aux garçons ne
poursuivent pas les études supérieures et même secondaires. Les études sont
interrompues par la seule volonté du père ou du clan agnatique vers la troisième des lycées
et collèges. Aussitôt les filles sont mariées et la plupart avec des hommes souvent
analphabètes. Paradoxalement les filles des groupes dominés sont scolarisées
lorsqu'il y a possibilité et dans ce cas les familles manifestent le désir de voir leurs filles
continuer les études afin de leur donner un bagage (ce qu'ils appellent une arme)
et leur garantir l'avenir. Les seules filles qui ont accédé à l'université, ce sont des
filles de veuves. Les mariages dans ces groupes sont souvent combinés par les
femmes et aussi parce que les filles sortent aux champs et vont plus dans les autres
familles pour n'importe quelle raison et ainsi elles ont neuf chances sur dix de
connaître leur futur mari.
- 26 -
(21) LACOSTE DUJARDIN, le conte kabyle, p. 136, SERVIER (Jean), Les Portes
de l'année, Paris, Laffont, 1962, p. 118. SERVIER (Jean), L'homme et l'invisible,
Paris, Payot, 1980, p. 115.
(24) NACIB (Youcef), Elements sur la tradition orale, Alger, Sned, 1981 , p. 9.
(25) A ce sujet Y. Nacib écrit «si la poétesse est aussi une muse ce dédoublement
n'est pas le fait d'un apprentissage, il s'agit d'une vocation vécue mais ignorée. Dans
cette poésie, la nature se faufile dans la culture». Ibid., p. 7.
(26) MAMMERI (M.), Ibid. ; dans son introduction aux poèmes anciens et dans
une interview accordée à Bourdieu (P) : Dialogues sur la poésie kabyle, in cahiers
de la recherche sociologique, 1980, (pp. 52 - 66) où l'auteur développe la théorie
de la tamousni, qui, d'après lui obéit à certaines règles. On ne devient amousnaw
que si l'on est plus ou moins initié.
(27) Cette situation n'est pas née par hasard, elle est la résultante d'une politique,
d'une histoire, et d'un contexte social. Je signale que les communes mixtes du cons-
tantinois et du sétifois avaient seulement 2 % parmi les enfants scolarisés d'où
l'acharnement des familles à scolariser leurs enfants dans les merdersas locales
d'abord, ensuite ils leur assurent un perfectionnement, lorsqu'ils le peuvent, à la Zaouïa
de Constantine. Ceci explique l'influence du réformisme vers les années 1945 - 1950
suivie d'un regain de la religiosité et de l'intégrisme qui sévissait à l'état latent.
Depuis l'indépendance trois ministres des affaires religieuses sont recrutés dans cette
région (dans un rayon de 40 km) et sans compter les nombreux cheikhs, tolbas
qui monopolisent le discours religieux aussi bien dans les mosquées qu'au niveau
de la radio. Le discours religieux à la radio (RTA chaîne II) se fait en berbère et
démystifie les théories berbéristes.
(32) Voir note 24. Ces groupes tiennent un discours conforme à l'idéologie officielle
qui consiste à nier l'évidence : c'est-à-dire nier l'existence de la berbérité en tant
- 27 -
qu'ethnie et en tant que culture pour laquelle ils n'ont pas de prédilection.
Néanmoins ils sont pris dans une situation complexe ils se disent «saints» ou «marabouts»
lorsqu'ils se trouvent parmi les kabyles (ou laïcs) et sont connus eux-mêmes comme
kabyles - à cause de la langue, et de leur culture... - en ville par les arabophones.
Que sont-ils ? Ils ne le savent point. Voir à ce sujet notre article : Lignage religieux
et production symbolique - Bulletin du CRAPE, 1981, No. 12.
(36) J'ai constaté que les habitants situés entre Chréa (département d'Alger) et
de Tablât (département de Titteri) parlent de plus en plus l'arabe alors que pendant
la guerre ils étaient encore berbérophones. Ne parlent le berbère parmi ceux qui
habitent la vallée que les vieux ; selon les contacts établis en mars 1981 avec les
O0 A qui vivent actuellement à Boufarik.
(37) Cette métaphore est empruntée à Malek Ouaryqui a intitulé son roman le grain
dans la meule paru aux Editions Corréa, Paris, 1956.