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Usages et mésusages du conflit dans la démocratie


Uses and misuses of conflict in democracy Marie GOUPY et Sébastien ROMAN

De nombreux mouvements de protestation, ces dernières années, ont vu le jour sur les scènes nationale et internationale,
qui, de manière et à des degrés divers, posent la question du sens et des différentes figures possibles de la conflictualité
sociale. Il y eut – et le processus suit toujours son cours – les révolutions des printemps arabes, que l’Occident a pu soutenir
et qu’il continue à suivre de près. Le mouvement des Indignés en Espagne, puis à l’automne 2011, non sans écho via les
réseaux sociaux, le mouvement Occupy Wall Street furent également des événements majeurs. Ils incarnèrent des
moments de révolte et de résistance à la fois contre les dérives du système néocapitaliste vécues de plein fouet dans un
contexte de crise économique mondiale, et contre les limites de la démocratie représentative accusée de trop confisquer la
parole des citoyens. Loin de se contenter d’occuper des places publiques, des milliers de citoyens rassemblés, incarnant ce
que plusieurs auteurs ont appelé la puissance de la « multitude », ont su s’auto-organiser en élaborant des formes de
démocratie directe, pour faire des propositions et exiger l’avènement d’une démocratie plus authentique.
3 Voir S. Béroud, J.-M. Denis, G. Desage, B. Giraud, J. Pélisse, La lutte continue ? Les conflits du (...)
2Il serait faux cependant de croire qu’un tel « vent de révolte » – si tant est que l’on puisse établir un lien de continuité entre
tous ces événements – représente à lui seul la tendance contestataire de notre époque. La notion de « mouvement social »
est désormais centrale dans les sciences sociales1. En France, sa théorisation répond à un regain de conflictualité depuis
les années quatre-vingt-dix après une décennie plutôt calme durant le premier mandat de François Mitterrand, qui
contrastait avec la turbulence des années soixante-dix dans le sillage de Mai 1968. Les manifestations contre le « plan
Juppé » en 1995, puis contre le « plan Fillon » en 2003, le Contrat première embauche en 2006, la réforme des retraites en
2010, les nombreuses mobilisations des « incomptés » ou des « sans » (la grève de la faim des sans-papiers de l’église
Saint-Bernard en 1996, les actions menées par l’association « Les enfants de Don Quichotte », etc.), les luttes successives
des salariés refusant la fermeture de leur usine, le mouvement altermondialiste avec ATTAC, ou enfin, dernièrement, les
défilés contre le mariage pour tous dès la fin 2012, seraient autant de signes que la contestation collective, loin d’être
accidentelle ou cyclique, fait partie désormais du paysage politique2. Des analyses montrent également que les conflits
sociaux, loin de diminuer dans le monde du travail, augmenteraient plutôt si, attentif aux mutations qu’ils connaissent, on
prend en compte l’existence de nouvelles formes d’actions contestataires autres que la grève3.
3Plusieurs événements au XXe siècle – les guerres mondiales et les expériences totalitaires, ou, moins dramatiquement, les
nouveaux mouvements sociaux d’émancipation des années soixante / soixante-dix – avaient déjà conduit nombre d’auteurs
à accorder une place centrale à la question du conflit. Durant la seconde moitié du siècle précédent, la perspective
consensualiste de la « démocratie délibérative » fut majoritaire dans le champ de la philosophie politique occidentale, avec
pour principaux représentants John Rawls et Jürgen Habermas, qui la développèrent respectivement dans une logique
contractualiste et post-métaphysique. Tous deux insistèrent sur la possibilité et la nécessité pour les citoyens de parvenir à
des accords pour dépasser les antagonismes sociaux et consolider la démocratie. Au contraire, et parfois en réaction, des
courants de pensée très divers ont revalorisé le conflit sous de multiples formes : c’est le cas, par exemple, de certains
courants du républicanisme, notamment avec l’apparition d’une nouvelle exégèse de la pensée machiavélienne qui, depuis
les années soixante-dix et les travaux de Claude Lefort, s’interroge sur la pertinence d’une actualisation de la théorie de
Machiavel pour repenser et revitaliser la démocratie contemporaine dans une perspective post-marxiste. De leur côté, de
nombreux auteurs néomarxistes, parfois en établissant également un lien de filiation avec Machiavel, ont accordé une
fécondité intrinsèque au conflit dans le projet d’instaurer une démocratie authentique ou absolue, en partant par exemple de
l’opposition du peuple et de l’État – c’est le cas, en particulier, de la démocratie insurgeante de Miguel Abensour ou de la
puissance de la multitude d’Antonio Negri. Au sein du post-structuralisme ensuite, des approches très différentes du tort ont
été proposées par Jacques Rancière et Jean-François Lyotard pour repenser, aux bords du politique, les pratiques de
l’émancipation. Le thème honnethien des luttes pour la reconnaissance, enfin, est révélateur de l’intention de la troisième
génération de l’École de Francfort de renouer avec les travaux de Max Horkheimer et de Theodor W. Adorno, en partant de
la dimension conflictuelle de la praxis sociale pour dépasser l’abstraction de l’éthique de la discussion4.
7 Le conflit, quand il porte sur un objet (quand il a une raison précise), peut être résolu de différ (...)
4La question de la valeur du conflit en démocratie, par conséquent, ne date pas d’hier et le champ de la recherche qui lui
est consacré est très vaste. Mais les derniers mouvements sociaux contestataires permettent de la reposer avec acuité.
Sommes-nous certains que nous assistons aujourd’hui – de manière souhaitable ? – à une revitalisation du conflit en
démocratie ? Rien n’est moins sûr. Encore faut-il savoir au préalable ce que nous entendons par la notion de « conflit ». Le
conflit, pour exister, ne suppose pas seulement l’existence d’un « pluralisme » – une hétérogénéité ou une multiplicité de
points de vue –, mais celle d’un antagonisme ou d’une confrontation, qui nécessite ou non l’intervention d’un tiers, entre des
parties adverses (au minimum deux), qu’il s’agisse d’individus, de partis, de groupes ou de classes sociales, que cet
adversaire soit réel ou fantasmé5. Il y a conflit quand il y a un « choc des forces en lutte », ces luttes pouvant être plus ou
moins violentes ou connaître différents degrés, du désaccord ou dissensus langagier jusqu’au recours aux armes6. Deux
avis qui s’opposent ne constituent pas encore un conflit. Le désaccord ou dissensus peut être constaté sans que les
interlocuteurs ne désirent s’affronter. Le passage d’une situation de conflictualité à l’exercice conflictuel suppose de
reconnaître son interlocuteur comme un adversaire, à un degré supérieur comme un ennemi, avec qui on engage un rapport
de forces. Le sentiment d’hostilité (pouvant aller du mécontentement à la haine) prédispose au conflit sans en être une
condition nécessaire, comme c’est le cas avec le conflit « réaliste » qui porte sur un objet7, de même que la résolution d’un
conflit peut favoriser un sentiment de sympathie. L’hostilité est un élément de conflictualité qui peut ne rien changer à l’état
des rapports sociaux, contrairement au conflit qui le plus souvent cherche à les transformer. Par exemple, les groupes ou
les minorités dont l’existence politique n’est pas encore reconnue tentent par leurs luttes de faire irruption sur la scène
publique, souvent de manière extra-institutionnelle, afin d’exiger un nouveau partage de l’espace public en acquérant le droit
à la parole. Mais le désir de transformation du rapport de forces par le conflit n’est pas une nécessité. Un groupe social peut
vouloir faire perdurer le conflit et refuser toute tentative de résolution, notamment parce que l’identification d’un ennemi lui
permet de renforcer son identité. Dans un tel conflit « irréaliste », la lutte n’a pas pour finalité le changement, mais le conflit
lui-même pour consolider la cohésion du groupe.
5Nombre de mouvements sociaux, ces dernières années, ont été intentionnellement conflictuels en s’attaquant directement
au pouvoir mis en place (et/ou indirectement au système néocapitaliste). Mais ils ont pu échouer et ne pas parvenir à
renverser les rapports de force, faute de prendre plus d’ampleur dans la société et de trouver les moyens de passer de la
contestation à l’opposition effective. Les mouvements contestataires des Indignés ou Occupy Wall Street, s’ils ont eu des
effets, paraissent aujourd’hui bien essoufflés. De même peut-on s’étonner que la gravité de la crise économique mondiale
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n’ait pas provoqué plus de colères et de luttes sociales, y compris sur le plan national. Est-ce à dire que les protestations
n’auraient été que de vaines agitations ?
6Tout rassemblement, même le plus important qui soit, ne suffit pas à lui seul pour mener une action politique. La révolte, à
cause de son caractère désorganisé, peut parfois empêcher l’action révolutionnaire, de même que l’indignation n’est peut-
être pas l’affect approprié pour espérer mettre fin aux injustices vécues8. Sur le plan des raisons externes, la faiblesse des
combats menés pourrait premièrement s’expliquer par la difficulté de s’attaquer directement au système économique
néolibéral qui a pour effet d’occulter l’antagonisme des classes. Habermas, par exemple, considère que le problème est de
parvenir à contester dans le néocapitalisme la réduction de la praxis au travail et à la technique, dont les effets néfastes sont
la réification et la bureaucratisation. Du coup, les conflits ne portent que sur les modes de production et ne représentent
aucune menace sérieuse pour les logiques systémiques de l’argent et du pouvoir. Leur faiblesse tiendrait à l’utopie de la
société du travail ou du projet de l’État social, dont les seules promesses, sans rien changer à la logique instrumentale, sont
le plein-emploi et l’amélioration des conditions de vie. Le capitalisme avancé serait d’autant plus difficile à contester qu’il
produirait un nouveau type d’idéologie, qui ne sert pas seulement les intérêts d’une ou de plusieurs classe(s) sociale(s)
donnée(s), mais s’étend à tout le système au point d’affecter le désir d’émancipation des individus9. Sur ce point, en effet,
de nombreux travaux récents en sociologie démontrent que les classes sociales continuent d’exister mais que la
mythification de l’autonomie individuelle empêche l’émergence d’une conscience de classe chez « ceux qui n’ont rien »,
comparativement aux très grands fortunés qui représentent 1 % de la population10. La faiblesse actuelle du conflit, en
second lieu, pourrait tenir aux stratégies des politiques institutionnalisées qui ont tout intérêt à le minimiser, voire à l’occulter.
Le gouvernement Zapatero, d’une certaine manière, a profité du refus des Indignados de présenter leurs idées au
Parlement pour les maintenir dans leur marginalité, en refusant leur invitation de venir discuter directement avec eux
à Puerta del Sol. Que l’on songe également à la facilité avec laquelle le terme de « populisme » est parfois employé pour
désigner et généralement dénigrer certaines contestations sociales11. Plus encore, la tolérance voire la valorisation, par les
autorités publiques, de certains conflits pourrait être un moyen de les contrôler ou de les affaiblir en profitant de leur
dissémination – notamment par leur multiplication indéfinie au nom de nouvelles causes identitaires (ses goûts sexuels, son
appartenance communautaire, sa religion, etc.). Nous assistons peut-être aujourd’hui à une multiplication de micro-conflits
qui, paradoxalement, empêcherait le conflit d’advenir et de passer de la périphérie au centre. Autrement dit, il y a lieu de se
demander si les mécanismes de reconnaissance de certaines pratiques conflictuelles ne serviraient pas à l’heure actuelle
de simple exutoire, tout en étant parfaitement compatibles avec une perspective consensualiste. En effet, la gravité de la
crise économique mondiale est souvent un argument avancé pour justifier la nécessité de mesures politiques – notamment
des restrictions ou des coupes budgétaires – qui laisse peu de place à la contestation, tant de la part des citoyens que des
partis sur le plan institutionnel (et parfois même en leur sein). La dévalorisation actuelle de l’utopie, justement – comme s’il
ne pouvait y avoir d’utopie pratique qui puisse servir de contre-pouvoir – est symptomatique du consensualisme adopté.
7Mais si, d’un côté, la reconnaissance voire la valorisation de la fécondité du conflit dans la démocratie semble s’être
produite en quelque sorte a minima, au détriment de véritables conflits, de l’autre côté, l’estimation des dangers que font
peser les conflits les plus radicaux sur la démocratie constitue un redoutable levier théorique visant à repenser les limites de
la démocratie elle-même. L’ensemble de la théorie de Carl Schmitt est exemplaire d’un tel exercice de redéfinition de la
démocratie sous le prisme de l’état d’exception et de la guerre civile. Dans le contexte houleux qui suit la première guerre
mondiale et qui se prolonge durant l’entre-deux-guerres, le juriste s’en prend à l’aveuglement des élites libérales à l’égard
des périls que les mouvements révolutionnaires font peser sur l’ordre constitutionnel weimarien – principalement, à ses
yeux, le risque d’une dictature prolétarienne12. Plus largement, Schmitt diagnostique l’incapacité des démocraties libérales
à prendre en compte la possibilité d’un véritable état d’exception ou de formes radicales de conflits menaçant l’existence de
l’État constitutionnel13. À cette incapacité, il oppose à la fois sa théorie articulée de l’état d’exception et de la souveraineté,
et une véritable entreprise de refonte de la démocratie sur une base substantielle, qui engagent l’une et l’autre deux
réponses très radicales à la question du conflit en démocratie. D’un côté, le juriste fait du conflit extrême le levier d’une
théorie du politique décisionniste et autoritaire, au sein de laquelle la décision souveraine de l’état d’exception permet de
localiser concrètement la souveraineté dans l’État constitutionnel démocratique « hors du peuple » – et ce, qu’il s’agisse du
peuple représenté dans l’Assemblée ou des mouvements populaires de rue. Les dictatures en Amérique Latine dans les
années soixante-dix ont montré qu’un tel levier est toujours extrêmement tentant pour l’exécutif, voire pour l’armée, en
période d’instabilité politique dans les démocraties. De l’autre côté, la théorie substantielle de la démocratie développée par
Schmitt à partir de 1923 peut également être comprise comme une réponse pour le moins drastique à la question du conflit
en démocratie, par laquelle Schmitt oppose à la définition procédurale et neutre de la démocratie libérale, supposée mener
à son autodestruction, une conception qui se fonde sur le principe de l’homogénéité du peuple permettant de réaliser
l’identité des gouvernants et des gouvernés14. En faisant ensuite de la distinction ami/ennemi l’essence du politique,
Schmitt rejette le conflit aux frontières de l’État : puisque le conflit ayant atteint un certain degré d’intensité est dangereux
pour l’ordre politique, l’essence même de l’agir politique doit consister à l’éliminer ou à le déplacer hors de la société, pour
n’admettre que sa forme externe dans le cas de la guerre.
8Les conséquences extrêmes d’un tel effort de reconstruction de la démocratie sous le prisme de l’état d’exception sont
suffisamment identifiées pour prendre avec prudence la théorie schmittienne. Néanmoins, le juriste pose, pour bien des
auteurs, certaines interrogations fondamentales qui pourraient permettre de produire une analyse critique portant sur la
place du conflit en démocratie15. La théorie théologico-politique schmittienne se fonde en particulier sur une critique sévère
de la croyance implicite chez les libéraux, et explicite dans la pensée anarchiste, de la fécondité intrinsèque du conflit. Et
c’est cette idée, ou plus exactement cette « foi » d’après laquelle le conflit pourrait générer en lui-même des formes d’auto-
organisation, que le juriste conteste16 en soumettant ensuite le maintien des démocraties à une alternative explosive : soit
tolérer les conflits civils sans discrimination entre l’ennemi et l’ami en démocratie, au risque pour cette dernière d’adopter
une attitude suicidaire ; soit admettre une définition substantielle de la démocratie fondée sur une telle distinction – mais
peut-on croire, dans ce cas, qu’il s’agisse encore de démocratie ?
9L’usage stratégique des argumentations schmittiennes dans le contexte de l’entre-deux-guerres17 met en lumière le
caractère très instrumental de la question des limites du conflit dans la démocratie, qui risque toujours de servir de levier
politique permettant aux autorités publiques de revendiquer le pouvoir de décider unilatéralement de la distinction entre
bons et mauvais conflits, entre opposants légitimes et ennemis de la démocratie. Plus radicalement, une telle question
constitue un ressort particulièrement efficace au sein d’argumentations théoriques ou doctrinales visant à réorienter la
démocratie ou à réinterpréter les normes et les institutions des démocraties libérales dans un sens plus autoritaire ou plus
homogène. Sous l’influence de la théorie schmittienne par le biais de l’immigration allemande18, de nombreux auteurs ont
ainsi, dans le champ de la science politique américaine, durant le contexte de la guerre froide, proposé des conceptions
« robustes » ou « militantes » de la démocratie. C’est le cas des théories de Carl J. Friedrich19, Karl Loewenstein20,
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Frederic Watkins21 ou encore Clinton Rossiter22 qui, tirant des « leçons » de l’expérience désastreuse de Weimar, ont
adossé à la question du conflit extrême des analyses plus larges et parfois très vigoureuses de la démocratie. De telles
stratégies argumentatives sont également importantes depuis le 11 septembre 2001, en particulier aux États-Unis où elles
ont parfois subi des formes de radicalisation, notamment liées à la confusion qui règne désormais autour de la distinction
entre conflits interne et externe, entre les situations de paix et de guerre. C’est le cas des interprétations très élargies des
pouvoirs de crise du président développées par les juristes républicains John Yoo, Richard Posner ou encore Éric Posner et
Adrian Vermeule – interprétations qui n’interrogent pas seulement l’incidence de la question du conflit sous sa forme
radicale sur des conceptions (très musclées) de la démocratie23, mais également l’articulation entre ces pensées et la
théorie économique néolibérale dont ils sont d’actifs représentants.
10En réponse à ces analyses, il semble premièrement indispensable de trouver un critère permettant de distinguer le conflit
compatible ou même fécond pour la démocratie, des formes de conflit traduisant plutôt des stratégies de rupture dans
l’ordre socio-politique. Dans son ouvrage sociologique portant sur la violence, Michel Wieviorka propose de distinguer le
conflit, inscrit du côté du lien social et de l’instrument politique facteur de liberté, de la violence qui participe au contraire
d’une dynamique de rupture ou de domination24. Mais une telle solution est-elle satisfaisante, et peut-on clairement et
distinctement – et selon quel(s) critère(s) – distinguer les bons des mauvais conflits ? Est-il possible, sur ce point,
d’échapper au décisionnisme schmittien ? Ne faut-il pas plutôt voir dans la distinction même entre bons et mauvais conflits
l’objet premier du conflit, au sens où tout mouvement de contestation cherche toujours à éviter de se voir disqualifié par les
autorités publiques, souvent tentées de rejeter très vite une action collective du côté de la perturbation irresponsable de
l’ordre public, voire de la délinquance ou de la criminalité ?
11L’ensemble des remarques précédentes, en second lieu, montre que nombre de stratégies politiques peuvent être
développées aujourd’hui pour refuser d’accorder, avec plus ou moins de ruse, une place majeure au conflit en démocratie.
La valorisation du conflit a minima, qui profite de sa dissémination pour le rendre inoffensif, s’articule très bien avec
l’utilisation du spectre du conflit radical. Tenter a contrario de valoriser le conflit suppose alors de répondre aux questions
suivantes, que nous pouvons classer en trois grands axes :
1. La première question, épineuse, porte sur la motivation du conflit. Car avant même l’étude de ses différentes expressions,
force est de constater que la volonté de lutter contre la domination est loin d’être une évidence. Comment, dès lors,
s’assurer que la liberté est un désir chez les individus ? À quelles conditions la servitude volontaire est-elle possible ? Les
hommes peuvent-ils être conduits – sous l’effet d’une politique, de mesures prises ou du régime adopté – à faire le choix de
l’esclavage ? Nous accordons aujourd’hui une grande importance à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
comme s’il suffisait de posséder des droits pour se défendre contre l’injustice. Or la liberté n’est pas seulement une affaire
de statut mais aussi de désir – avec pour difficulté de savoir le susciter. Quelles sont, en définitive, les conditions politiques
favorables à l’expression d’un désir d’émancipation ?
2. Jusqu’où peut-on ensuite, et dans quelles limites ou proportions, vouloir faire du conflit l’élément moteur d’une démocratie
authentique ? L’ambition de lui accorder un rôle central n’est-elle pas contraire au maintien de la cohésion sociale et de
l’exercice politique, voire de l’unité étatique ? Ou bien faut-il voir dans cette crainte de la scission, et dans la volonté de
surmonter les antagonismes au moyen d’un pouvoir institutionnalisé, une tentative d’étouffer le conflit par l’instauration d’un
ordre toujours trop autoritaire, qui doit être critiqué, y compris en démocratie ? Faudrait-il, en conséquence, se soucier
davantage des formes extra-institutionnelles, pour espérer favoriser l’exercice d’une démocratie plus authentique ? Ou bien,
plus radicalement, est-il nécessaire de prendre ses distances avec la démocratie, au point de lui préférer une autre manière
de faire de la politique – mais laquelle ?
3. Comment juger ensuite de la fécondité d’un conflit ? Sa valeur tient-elle à ses effets – et quels effets convient-il alors de
retenir : l’augmentation de la liberté par la lutte contre la domination ? L’acquisition de nouveaux droits ? L’intégration
politique ? Le conflit, aujourd’hui, répond à différentes finalités, qui sont tout aussi bien la lutte pour le prestige, la
reconnaissance, la préservation de son métier ou bien encore la défense de son statut et corps professionnel, etc. Est-ce
paradoxalement sa multiplicité qui pourrait se retourner contre lui ? Certaines formes de conflit peuvent être contre-
productives en empêchant d’autres conflits plus radicaux d’advenir. La rareté des luttes démocratiques (luttes contre la
domination) s’expliquerait-elle notamment par le foisonnement des luttes statutaires ? Ou bien conviendrait-il, pour réfléchir
sur les conditions d’une authentique conflictualité démocratique, d’étudier le conflit à l’aune d’un cas extrême, comme celui
de la guerre civile ? Est-il plus éclairant de partir d’un état d’exception qui menace ou met en péril la démocratie, plutôt que
de ses processus internes, pour concevoir le sens et la temporalité propre d’une politique conflictuelle ?
12Les études réunies dans ce numéro répondent à ces questions en proposant certaines pistes de réflexion. Elles sont
toutes issues d’une journée d’étude organisée le 29 novembre 2013 à l’ENS de Lyon, dans le cadre des activités du
laboratoire Triangle (UMR 5206 du CNRS), en partenariat avec le rectorat de Lyon. De nombreux enseignants de
philosophie du secondaire étaient présents, mais également des acteurs associatifs qui, dans leur pratique, réfléchissent à
la place du conflit et à sa traduction pour redynamiser la vie démocratique. Une telle interaction – si rare – entre le monde
de la recherche, de l’enseignement et de l’action politique est une richesse. Miguel Abensour, très généreusement, accepta
d’être notre invité d’honneur. Qu’il en soit ici, une nouvelle fois, grandement remercié.

NOTES
1 Par « mouvement social », qui est un terme polysémique, nous entendons ici a minima « des entreprises collectives
(qu’elles soient syndicales, associatives ou informelles) exprimant des revendications sous des formes protestataires,
éventuellement conflictuelles, et à distance du jeu politique institutionnel ». L. Mathieu, La démocratie protestataire, Paris,
Presses de Sciences Po, 2011, p. 9.
2 Ibid., p. 18. Le terme « incomptés » est repris de Jacques Rancière,  La mésentente  : politique et philosophie, Paris,
Galilée, 1995, p. 60.
3 Voir S. Béroud, J.-M. Denis, G. Desage, B. Giraud, J. Pélisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France
contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant (Savoir/Agir), 2008. Voir également B. Giraud et J. Pélisse, « Une
résurgence ou un oubli des conflits sociaux ? », Laviedesidees.fr, le 6 janvier 2009, en ligne : < > (consulté le 9 octobre
2014). Les actions contestataires autres que la grève sont les manifestations, les pétitions, le refus des heures
supplémentaires, plus généralement le cas des « désengagements silencieux » ou les « grèves froides ».
4 Nous nous limitons ici à présenter les grands courants philosophiques sur la question du conflit. Mais il va de soi que les
travaux sociologiques (directement ou indirectement dans le sillage de Simmel) sont également très importants et
foisonnants.
4

5 La menace imaginaire, autant que réelle, peut permettre à un groupe de renforcer son identité. Voir sur ce point Lewis
A. Coser, Les fonctions du conflit social, trad. M. Matignon, Paris, PUF (Sociologies), 1982, 1re partie, chap. IV,
11e proposition.
6 Ibid., p. 10.
7 Le conflit, quand il porte sur un objet (quand il a une raison précise), peut être résolu de différentes manières sans
engendrer nécessairement de l’hostilité : une négociation, par exemple, peut avoir lieu sans tension ni animosité. L’hostilité,
au contraire, a des chances d’être plus fréquente et importante dans le cas de conflits « irréalistes », qui désignent le besoin
éprouvé par une ou plusieurs parties d’entrer en conflit coûte que coûte pour libérer une tension interne (une agressivité). Le
conflit, dans ce cas, est une fin en soi. Les conflits réalistes et irréalistes sont des idéaux-types. De fait, ils sont souvent
complémentaires. Ibid., p. 33-34.
8 Sur la question de la valeur politique de la passion de l’indignation, voir le très beau texte d’Alexandre Matheron,
« L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique,
A. Matheron éd., Lyon, ENS Éditions, 2011, p. 219-229. Également Y. Citton et al., « Bienvenue aux indignés, mutins et
luttants ! », Multitudes, no 46, 2011/3, p. 11-23.
9 Voir notamment J. Habermas, Écrits politiques. Culture, Droit, Histoire, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris,
Flammarion (Champs), 1990, p. 148-149.
10  Voir L. Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, no 79, octobre 2001, p. 315-359 ; plus
généralement les travaux sociologiques de M. Pinçon et de M. Pinçon-Charlot, par exemple Les ghettos du Gotha : au
cœur de la grande bourgeoisie, Paris, Seuil, 2010.
11 Voir J. Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005 ; Actuel Marx, no 54, Populisme, contre-populisme,
2013/2.
12 C. Schmitt, La Dictature, trad. M. Köller et D. Séglard, Paris, Seuil, 2000.
13 Idem, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
14 Id., « Parlementarisme et démocratie », Parlementarisme et démocratie, C. Schmitt, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil,
1988, p. 23-95.
15 Voir par exemple D. Dyzenhaus éd., Law as Politics. Carl Schmitt’s Critique of Liberalism, Durham, Duke University
Press.
16 Voir C. Schmitt, Théologie politique, ouvr. cité, p. 69-72.
17 Sur ce point, voir en particulier O. Beaud, « L’art d’écrire chez un juriste : Carl Schmitt », Le droit, le politique, autour de
Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt, C. M. Herrera éd., Paris, L’Harmattan, 1995, p. 15-36.
18 A. Simard, « La raison d’État constitutionnelle », Canadian Journal of Political Science, vol. XLV, no 1, mars 2012.
19 C. J. Friedrich, Constitutional Reason of State. The Survival of the Constitutional Order, Providence, Brown University
Press, 1957.
20 K. Loewenstein, « Militant democracy and fundamental rights », American Political Science Review, vol. XXXI, no 3 et
no 4, 1937.
21 F. M. Watkins, The Failure of Constitutional Emergency Power under German Republic, Cambridge, Massachussets,
Harvard University Press, 1939.
22 C. Rossiter, Constitutional Dictatorship. Crisis Governement in the Modern Democracies, Washington, Library of
Congress, 2009.
23 R. Posner, Not a Suicide Pact. The Constitution in a Time of National Emergency, Oxford, Oxford University Press, 2006.
24 Voir par exemple M. Wieviorka, La violence, Paris, Balland, 2004.

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