Vous êtes sur la page 1sur 4

Les leçons de Franco Modigliani

DENIS CLERC 01/11/2003 ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°219

Franco Modigliani, économiste américain d'origine italienne, vient de disparaître à l'âge


de 85 ans. Professeur au MIT, il a reçu le Nobel en 1985 pour ses travaux sur l'épargne
et les marchés financiers.

Discret, Franco Modigliani, qui vient de disparaître, n’a pas tenu le devant de la scène
économique. Mais il laisse une oeuvre importante qui lui a valu de recevoir le Nobel
d’économie en 1985. C’était un " keynésien de la synthèse ", c’est-à-dire un partisan d’un
rapprochement avec les analyses néoclassiques, comme le montrent ses apports théoriques,
qui concernent principalement la fonction de consommation, d’une part, et l’analyse de la
valeur patrimoniale de la firme, d’autre part.

Keynes affirme, dans la Théorie générale, qu’" en moyenne et la plupart du temps, les
individus tendent à accroître leur consommation à mesure que leur revenu croît, mais non
d’une quantité aussi grande que l’accroissement du revenu ". Cette " loi psychologique
fondamentale " joue un rôle important dans l’approche keynésienne : puisque la
consommation progresse moins vite que les revenus, la dynamique d’investissement joue un
rôle croissant pour déterminer si la demande effective suffit ou non à écouler toute la
production potentielle, donc si le plein-emploi peut ou non s’instaurer. Or, la plupart des
analyses empiriques menées pour mesurer l’épargne ne parviennent pas à mettre en évidence
cette tendance : non seulement le taux d’épargne semble demeurer stable à long terme, mais il
connaît d’importantes fluctuations à court terme, incompatibles avec l’affirmation
keynésienne.

Cycle de vie
C’est là qu’intervient Modigliani. Avec un jeune étudiant, Richard Brumberg (mort
prématurément en 1955), il élabore l’hypothèse du " cycle de vie " : on épargne lorsqu’on est
jeune en mettant de côté une partie des revenus d’activité perçus, et on tape dans ce
patrimoine lorsque, devenu vieux, les revenus d’activité deviennent faibles ou nuls. Au fond,
l’hypothèse du cycle de vie revient à dire que l’épargne sert à lisser la consommation tout au
long de la vie : elle est d’abord moindre que les revenus (durant la période d’activité), pour
devenir ensuite plus importante (durant la période de retraite). Contrairement à l’hypothèse
keynésienne, elle ne progresse pas plus vite que le revenu à l’échelle de la société, mais
seulement à l’échelle de chaque individu durant la partie de sa vie active, tandis qu’il
désépargne ensuite.

Le déterminant de l’épargne n’est donc pas le revenu perçu, mais le revenu espéré sur
l’ensemble de la vie par chaque individu. Cela ne signifie pas pour autant que l’épargne
individuelle va être régulière durant la période d’activité. D’abord, parce que certains peuvent
facilement emprunter (ils disposent déjà d’un patrimoine pouvant servir de caution, par
exemple), d’autres non. Les premiers peuvent alors régulariser leur consommation grâce à
l’emprunt, et ainsi échapper aux effets des fluctuations de leurs revenus immédiats. Ils
peuvent aussi acquérir un patrimoine à crédit, donc étaler dans le temps leur épargne, au
rythme des remboursements. Evolution de leur revenu et évolution de leur épargne ne sont
donc pas forcément en phase.

Zoom Franco Modigliani : un homme de convictions


Jusqu’au bout, ce fut un homme de convictions : né en 1918, Franco Modigliani avait
quitté son Italie natale en 1938 pour fuir le fascisme et ses lois antisémites. Après un bref
crochet par la France et la Sorbonne, dont il trouva l’enseignement " décevant "1, il rejoint les
Etats-Unis et prend la nationalité américaine en 1946. Lorsqu’il apprend que l’actuel Premier
ministre italien, Silvio Berlusconi, qui avait eu l’impudence de déclarer que " Mussolini
s’était contenté d’envoyer des gens en vacances ", était invité par une organisation juive
américaine, son sang ne fait qu’un tour : avec Paul A. Samuelson (prix Nobel 1970) et Robert
Solow (prix Nobel 1987), ses collègues au prestigieux MIT de Boston, il signe une lettre de
protestation publiée dans le New York Times trois jours avant sa mort, le 25 septembre
dernier.

Dans le domaine économique aussi, il avait des convictions fortes : keynésien, il polémiqua
beaucoup avec les libéraux qui prétendaient que le marché seul suffisait à instaurer le plein-
emploi et que le chômage était volontaire. A ce compte, disait-il, le chômage massif des
années 30 " n’était qu’une sévère attaque de paresse contagieuse ".

 1. Selon Dominique Roux qui, dans Nobel en économie (éd. Economica, 2000), dresse un bref portrait
biographique et présente une synthèse des apports théoriques essentiels de chacun des lauréats du " prix
de sciences économiques institué en mémoire d’Alfred Nobel " (un prix raccourci en " prix Nobel " de
façon abusive puisque ce prix a été créé en 1969 par la Banque de Suède, qui le finance, et non par la
Fondation Nobel).

Pour ceux qui ne peuvent emprunter, toute variation de leur revenu a, au contraire, une
incidence immédiate et proportionnelle sur leur consommation, conformément à l’analyse
keynésienne. Ensuite, si le revenu d’un individu augmente et qu’il estime que cette
augmentation est durable, son comportement d’épargne en sera durablement affecté, tandis
que cela ne sera pas le cas si l’augmentation est perçue comme temporaire ou exceptionnelle,
car, dans ce dernier cas, le revenu espéré sur la vie entière ne sera guère modifié. Capacités
d’endettement et analyse des variations de revenu (selon qu’elles sont durables ou non) sont
donc à l’origine de fortes fluctuations temporelles dans le taux d’épargne, estiment nos deux
auteurs, ce qui expliquerait l’instabilité du taux d’épargne.

Un exercice de synthèse
Cette analyse est de type microéconomique, puisqu’elle s’intéresse au comportement
d’épargne d’un individu rationnel. Mais on peut en tirer des conséquences
macroéconomiques. L’épargne globale va dépendre de la proportion des actifs et des retraités,
c’est-à-dire de la structure par âge au sein de la société : une société vieillissante épargne
moins qu’une société qui se rajeunit, puisque la proportion des personnes dont l’épargne est
négative (elles liquident leur patrimoine) est plus élevée. En revanche, si le vieillissement
provient d’un allongement de la vie sans allongement analogue de la période d’activité, le
taux d’épargne augmente, puisque chacun doit accroître son patrimoine pour pouvoir
consommer plus longtemps. L’épargne globale va dépendre aussi de la croissance
économique : les jeunes actifs ont des espérances de revenu plus élevées, donc ils épargnent
davantage, ce qui élève le taux d’épargne de la société tout entière.
En d’autres termes, si l’épargne exerce un effet perturbateur, ce n’est pas pour des raisons
structurelles, parce qu’elle tendrait à augmenter plus vite que le revenu, comme le pensait
Keynes, mais parce qu’elle accentue les fluctuations cycliques, facteur d’instabilité à court
terme, sans cependant exercer d’effet frein à long terme sur la consommation, puisque chacun
finit par consommer ce qu’il a mis de côté antérieurement.

C’était un très bel exercice de synthèse entre l’approche néoclassique et l’approche


keynésienne. De la première, il retenait un raisonnement microéconomique, privilégiant le
comportement d’un individu rationnel, arbitrant entre consommation et épargne en fonction
de l’appréciation de ses revenus à venir ; de la seconde, il retenait l’idée que le marché n’est
pas autorégulateur et que les effets macroéconomiques de la somme des comportements
individuels peuvent être déstabilisants à certains moments. L’exercice fut reçu comme tel.

Milton Friedman s’en inspira pour sa théorie du revenu permanent (ce qui compte, ce n’est
pas le revenu immédiat, mais le revenu anticipé tout au long de la vie), dont il tira la
conclusion que la consommation exerce un effet contracyclique, puisque, lorsque le revenu
immédiat baisse, la consommation ne baisse pas, ce qui empêche que l’explication
keynésienne de la sous-consommation puisse être retenue. Les keynésiens (Tobin, par
exemple) s’en inspirèrent pour analyser les effets de richesse : la consommation dépend de la
valeur du patrimoine, et lorsque celle-ci diminue, à la suite d’un krach boursier ou d’une
hausse des taux d’intérêt1, l’épargne augmente pour compenser cette perte de valeur, ce qui
peut accentuer le ralentissement d’activité engendré par un taux d’intérêt plus élevé. Les
néoclassiques, enfin, s’en inspirèrent pour formaliser les comportements individuels
d’épargne dans un monde sans incertitude.

Bien sûr, l’hypothèse du cycle de vie a suscité aussi des débats. Ainsi, Larry Summers a
contesté l’idée que tout individu accumule seulement pour sa consommation à venir : il
accumule aussi pour transmettre à ses enfants ou à ses héritiers, comme le montrent
l’importance des héritages et le fait que les retraités sont parmi les plus gros épargnants.
Affirmation à son tour contestée par Modigliani lui-même qui, dans sa conférence Nobel,
affirmait : " Une économie peut accumuler un stock de richesse très important même si
aucune richesse n’est léguée. "2 Sous-entendu : les taux d’imposition sur l’héritage peuvent
être très élevés sans que cela ait d’incidence économique fâcheuse, ce qui est bien dans la
tradition américaine qui veut que l’on se fasse soi-même, et non en naissant avec une cuillère
d’argent dans la bouche. On le voit, l’hypothèse du cycle de vie n’est pas seulement une
théorie éthérée : elle a des prolongements très concrets.

Marchés financiers et effet de levier


Il en est de même de l’autre grand apport de Franco Modigliani, en association avec Merton
Miller (prix Nobel 1990), dans le domaine de la finance d’entreprise. Nos deux auteurs ont en
effet pris à contre-pied une affirmation courante : lorsque la rentabilité d’une firme est
nettement supérieure au taux d’intérêt auquel elle peut s’endetter, elle a intérêt à recourir à
l’emprunt pour financer sa croissance. Le coût de l’emprunt étant moindre que les profits
additionnels issus des investissements ainsi financés, elle va améliorer sa rentabilité et le prix
de ses actions augmentera en Bourse.

Voici deux firmes : l’une a émis des actions pour un million d’euros, l’autre pour cinq cent
mille, mais s’est endettée à hauteur de 500 000 euros empruntés à 5 %. Toutes les deux
réalisent un profit de 100 000 euros. Certes, la seconde doit amputer ces 100 000 euros du
coût de l’emprunt, soit 25 000 euros, mais il reste alors aux actionnaires 75 000 euros pour
500 000 euros apportés, soit une rentabilité financière plus élevée que la première, dont les
actionnaires ne gagnent " que " 100 000 euros pour un million apporté. C’est ce qu’on appelle
habituellement un effet de levier : emprunter coûte moins cher que cela ne rapporte. Voilà qui
va susciter des ventes d’actions de la première firme, donc une baisse de ses cours en Bourse,
et des achats d’actions de la seconde, donc une augmentation de ses cours. Pas du tout,
rétorquent nos auteurs : la valeur de marché d’une entreprise est normalement indépendante
de la façon dont elle se finance. Elle ne dépend que du potentiel de gain de la firme (avant
paiement des intérêts éventuels) : comme, dans l’exemple, ce gain est identique, la valeur de
marché sera de même.

Comment est-ce possible ? Supposons que l’action de la seconde firme, suite à cette
rentabilité plus forte, ait effectivement augmenté en Bourse et soit passée de 100 euros (sa
valeur initiale) à 110 euros. Franco, propriétaire de 10 actions à 110 euros pièces, décide de
les vendre pour acheter 20 actions de la première qui, restées à 100 euros pièce, sont moins
chères. Il lui manque 900 euros pour réaliser l’opération. Il s’endette à 5 % lui aussi, ce qui lui
coûte 45 euros. Mais, désormais, il détient pour 2 000 euros de la première firme, laquelle
distribue tout son bénéfice : Franco gagne donc 10 % du capital détenu, soit 200 euros ; après
paiement du coût de l’emprunt, il lui en reste 155.

Merton, lui, a conservé 10 actions de la deuxième firme qui, elle aussi, a décidé de verser à
ses actionnaires l’intégralité de ses profits nets, soit 15 euros par action détenue. Franco gagne
désormais plus que Merton car il a bénéficié d’un effet de levier en empruntant pour arbitrer
entre les actions des deux firmes. Comme, en outre, en cas de difficulté de l’une ou l’autre des
entreprises, les prêteurs passent avant les actionnaires, le risque encouru par Merton est
désormais plus élevé que celui encouru par Franco. Si bien que des mécanismes de marché
vont inévitablement ramener les cours des deux actions vers leur égalité initiale. A condition,
bien entendu, qu’il n’y ait pas de coûts de transaction, de régime fiscal différent pour les
capitaux empruntés et pour les capitaux propres. Le message de Modigliani-Miller n’a
manifestement pas été entendu par les sociétés cotées qui, durant la période d’euphorie
boursière de la décennie passée, ont emprunté de l’argent pour racheter leurs propres actions
et ainsi stimuler la hausse de leurs cours en Bourse.

Modigliani n’avait rien d’un révolutionnaire : mais, même s’il croyait à la capacité des
marchés à parvenir à un équilibre de plein-emploi, il pensait que la main visible de l’Etat avait
un rôle à jouer pour le faciliter. A l’époque où il a publié ses principaux articles, ils
paraissaient très libéraux. Aujourd’hui, ils ont un fumet presque interventionniste. Signe que
les temps changent...

Vous aimerez peut-être aussi