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Luc Ferry: «Lectures d’été»

Publié le 18/08/2021

CHRONIQUE - L’ouvrage de Denis Moreau, Nul n’est prophète en son pays, explique la signification chrétienne,
mais aussi laïque, des expressions passées des Évangiles au langage courant.

Pour beaucoup d’entre nous, les vacances sont l’occasion de pouvoir enfin lire les ouvrages qu’on a rangés dans sa
bibliothèque en se promettant d’y revenir dès qu’on en aurait le temps. Celui de Denis Moreau, Nul n’est prophète
en son pays (au Seuil), en fait partie et je puis vous assurer qu’il vaut le détour. C’est un essai qui vous explique de
manière aussi limpide que profonde l’origine et la signification des locutions qui sont passées des Évangiles dans le
langage courant: «Porter au pinacle», «Rendre à César ce qui est à César», «Jeter des perles à des cochons», «S’en
laver les mains», etc. Chaque fois, Moreau cite le texte originel, explique la signification chrétienne, mais aussi
laïque, de ces expressions. Même un familier des textes sacrés y apprendra sans nul doute beaucoup, mais que l’on
soit croyant ou non, c’est un livre dont chaque page donne à réfléchir.

Il en va des Évangiles comme de la mythologie grecque: si ces textes anciens ont laissé tant de traces dans la langue
de tous les jours, ce n’est évidemment pas sans raison. Un exemple? Tout le monde connaît les expressions
«séparer le bon grain de l’ivraie» et «semer la zizanie». Déjà beaucoup moins nombreux sont ceux qui savent
exactement d’où elles proviennent, ni pourquoi elles sont inséparables l’une de l’autre. On les trouve dans
l’Évangile de Matthieu (13, 24-30), quand Jésus délivre une parabole en commençant par ces mots: «Il en va du
Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Pendant que les gens dormaient,
son ennemi est venu: par-dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé…»

L’ivraie, c’est la mauvaise herbe, des ronces, des liserons, mais surtout une plante de la famille des graminées qui a
la réputation de rendre «ivres» ceux qui la consomment, de sorte que quand le blé sera mûr, la récolte sera presque
impossible puisqu’il faudra impérativement «séparer le bon grain de l’ivraie». Mais qui sait, hors les spécialistes de
l’Écriture, et encore s’ils sont hellénistes, qu’en grec, la langue dans laquelle sont écrits les Évangiles, l’ivraie se dit
«zizanion» (et en latin «zizania») de sorte que l’ennemi dont parle le Christ a bel et bien «semé la zizanie» dans le
champ de son voisin ce qui en français courant signifie: jeter la confusion, instaurer le conflit, la dispute et la haine
entre des personnes, activité diabolique par excellence (du grec dia-bolos, mot formé à partir du verbe bollo qui
signifie jeter/lancer, et dia, en travers, autrement dit: «qui divise, jette la discorde»).

Cette parabole, que l’on soit ou non croyant, porte un message d’une rare profondeur

Vous me direz que tout cela relève de la cuistrerie, au mieux d’un quiz à jouer en famille. Pas du tout. D’abord
parce que le professeur et ancien ministre de l’Éducation que je suis aime saisir toutes les occasions de mettre en
valeur les langues anciennes, de montrer que leur connaissance n’est pas inutile sur un plan culturel, qu’elle permet
de comprendre de nombreux aspects de nos langues modernes, ce qui est loin d’être sans intérêt: savoir d’où l’on
vient n’est jamais superflu. Mais il y a plus, bien plus, car cette parabole, que l’on soit ou non croyant, porte un
message d’une rare profondeur.

Séparer le bon grain de l’ivraie, comme vont devoir le faire les moissonneurs, c’est, au lieu de semer la zizanie,
séparer le bien du mal, le bon du mauvais, l’utile et le nuisible, c’est donc accepter d’entrer dans la sphère de
l’éthique, autrement dit, dans celle de l’humanité en s’élevant au-dessus d’un règne animal où même les êtres les
plus évolués restent à jamais des «bêtes» dont les humains peuvent sans doute se soucier, mais en sachant que la
réciproque restera à jamais impossible. Greenpeace sauve des baleines, mais les baleines ne sauveront jamais aucun
militant écologiste.

En outre, comme l’observe avec finesse Denis Moreau, la parabole symbolise aussi les trois temps de l’histoire du
monde telle que la conçoivent les chrétiens: la bonté initiale de la création (le bon grain), le moment du mélange du
bien et du mal qui caractérise notre monde, puis le retour vers la lumière de l’amour, une vision ternaire qu’on
retrouvera dans de nombreuses philosophies de l’histoire, y compris chez Marx selon lequel l’humanité commence
par le communisme primitif, chute ensuite dans la lutte des classes avant de faire retour vers une société à nouveau
communiste, sans classe et sans exploitation. Comme quoi, même un athée doit savoir qu’il est sorti d’un univers
religieux dont la connaissance est indispensable à la compréhension du temps présent.

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