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Palimpsestes

Revue de traduction

16 | 2004 :
De la lettre à l'esprit : traduction ou adaptation ?

Lever de rideau théorique :


quelques esquisses
conceptuelles
Jean-René Ladmiral
p. 15-30
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1587

Résumés
Français English
D’abord, il conviendra de procéder à certaines mises à jour conceptuelles et de
faire le point sur tout un ensemble de “couples célèbres” dont la polarité scande
toute l’histoire de la traduction  : la lettre et l’esprit, traduire ut orator ou ut
interpres, “verres transparents” et “verres colorés”, “équivalence dynamique” et
“équivalence formelle”, sourciers et ciblistes — et quelques autres encore... Une
chose semble sûre : on ne parviendra pas à marier l’eau et l’huile ! et ce, quand
bien même on voudrait en rester à un niveau purement conceptuel.
Corollairement, il y aura lieu aussi de problématiser l’altérité de l’œuvre
étrangère à traduire. En quoi réside-t-elle  ? Surtout  : comment, dans quelle
mesure et dans quelles limites est-il loisible au traducteur d’en assurer le rendu ?
Il est vrai qu’il n’existe pas de point ou “s’arrête” la traduction et où “commence”
l’adaptation. Sans doute y a-t-il là un continuum. Mais, par là même, c’est l’idée
d’adaptation qui se révèle inassignable. Par contre coup, il nous apparaît qu’il
n’en va pas autrement de la traduction  : finalement, c’est le concept de
traduction lui-même qui fait problème ; au point qu’on en vient à se demander
s’il n’y a pas lieu d’y voir un “concept premier”, indéfinissable…
It will first be deemed necessary to carry out some conceptual updating and to
take stock of a set of famous duets whose polarity spans the whole history of
translation: the letter and the spirit, translate ut orator or ut interpres,
“transparent glasses” or “coloured glasses”, “dynamic equivalence” and “formal
equivalence”, “sourciers/sourcerers” and “ciblistes/targeteers” and a few others
to boot. We can be sure of one thing, water and oil cannot be mixed! Even at a
purely conceptual level, it is indeed impossible. As a corollary, the question of
alterity in the translation of foreign works will be considered as a problem of its
own: What is it all about? Above all, to what extent and within which limits can
the translator give a clear rendering of this alterity?

No doubt there is not any specific point where translation can be said to “end up”
and adaptation to “begin”. We are probably dealing with something like a
continuum. As a consequence the very idea of adaptation cannot be properly
ascribed permanent contours, nor can, as a repercussion, the idea of translation.
This, at least, is our standpoint. Eventually, it turns out that the very concept of
translation proper stands as a problem and it is so to such an extent that one can
wonder whether one should not see through it a sort of “primeval concept”, a
concept which cannot be defended.

Texte intégral
...Littera enim occidit, Spiritus autem vivificat.

Paul

Liminaire
1 J’ai choisi un intitulé (doublement) modeste, puisqu’il ne s’agit que
d’un “lever de rideau“ présentant de simples “esquisses”, et n’étant pas
angliciste, ce n’est qu’en tant que traductologue que je m’efforcerai de
proposer une propédeutique théorique et quelques mises à jour
conceptuelles, mon texte dût-il rester un peu programmatique.

Premières esquisses

Les “couples célèbres”


2 Le premier volet de notre étude concerne la problématique du
littéralisme en traduction. Dans cet esprit, il conviendra d’abord de
rappeler quelques-uns des couples conceptuels bien connus qui ont
scandé cette problématique classique  : la lettre et l’esprit, justement  ;
mais aussi “équivalence dynamique” vs. “équivalence formelle”, etc. —
disons : traduction “libre” et traduction “littérale”...
3 Pour ce qui est de la lettre et de l’esprit, d’emblée nos réflexions
s’inscrivent sous un très beau patronage, celui de Paul...1, dans la
seconde Épître aux Corinthiens (3, 6), qui m’a fourni l’épigraphe du
présent essai. Encore faut-il préciser que nous n’avons pas là une
antithèse opposant terme à terme deux entités rigoureusement
symétriques. Il n’y a pas d’un côté ceux qui méconnaissent la lettre au
profit de l’esprit ; et de l’autre, ceux qui négligent l’esprit au profit de la
lettre. Le parallélisme est asymétrique  : ainsi que l’enseigne notre
théologie (comme disait Descartes), le choix est entre ceux qui s’arrêtent
à la lettre et ceux qui visent à l’esprit en passant par la lettre. Mettre
l’accent sur l’esprit du texte ne consiste pas à en prendre à son aise avec
la lettre, mais au contraire à creuser la lettre. Tel est le premier couple
conceptuel qui est au principe des questions traductologiques qui nous
occupent, mais qui recouvre en fait d’abord un enjeu beaucoup plus
fondamental, touchant l’interprétation du texte sacré et le rapport à
l’Absolu divin qui s’y révèle. À la réflexion, toutefois, on ne devra pas
s’étonner sans doute, qu’au bout du compte, ce soit à une origine
théologique que renvoie la problématique de la traduction.
4 Paradoxalement antérieure, sur un plan strictement chronologique,
l’alternative qu’a campée Cicéron est, quant à elle, directement centrée
sur les problèmes de la traduction, puisqu’il oppose deux façons de
traduire  : ut orator ou ut interpres. Traduire “comme un orateur” (ut
orator), c’est traduire comme un écrivain — puisqu’il y a une sorte de
synecdoque de l’histoire littéraire qui fait que, pour les Romains et pour
les Grecs, l’art oratoire était la littérature. Plus tard, en Occident, et dans
certains pays encore (comme en Russie ou dans le monde arabe, par
exemple), c’est la poésie ; et sans doute est-ce le roman qui, pour nous,
fait synecdoque pour signifier la littérature. À l’opposé  : traduire ut
interpres, ce sera traduire “comme un pur et simple traducteur”,
traducteur plus littéral que “traducteur littéraire”. On aura en somme un
parallélisme entre ces deux premiers couples conceptuels  : l’“écrivain”
traduisant selon l’esprit  ; le “traducteur”, selon la lettre. C’est dire
l’ancienneté du débat ! Et Georges Mounin a souligné à juste titre le rôle
inaugural qu’y joue Cicéron2  ; d’autant que ce dernier a été un grand
traducteur lui-même  : il a notamment beaucoup traduit et introduit la
pensée grecque dans le monde romain.
5 Plus près de nous, il n’est pas possible de ne pas faire une place à un
pape de la traductologie comme Eugene Nida qui, comme on sait,
reprend lui aussi cette opposition classique, en distinguant dynamic
equivalence et formal equivalence3. Et, là encore, l’opposition n’est pas
tout à fait symétrique. L’“équivalence formelle” est en fait un cas limite :
elle ne concerne que les traductions dites savantes et met en œuvre une
sorte de rapport philologique au texte ; d’une certaine façon, ce n’est pas
tout à fait de la traduction. Pour Nida, la traduction au sens propre relève
de l’“équivalence dynamique”, qu’à l’évidence il privilégie massivement.
Il est très clairement ce que j’appellerai, dans ma terminologie, un
“cibliste”.
6 Je veux mentionner aussi l’opposition qu’a établie cet autre père
fondateur (founding father) qu’a été Mounin, entre “verres
transparents” et “verres colorés”, dans son premier livre, intitulé les
Belles Infidèles — dont, comme on sait, le titre a depuis lors fait florès4.
Sans doute est-ce là, au demeurant, son meilleur livre sur la traduction
(meilleur que ses Problèmes théoriques de la traduction5), dont on a
longtemps dû déplorer que ce livre fût épuisé et qu’heureusement Michel
Ballard a fait reparaître dans sa collection lilloise6. Ce texte, toujours cité
et moins souvent lu (et pour cause), garde une finesse, une alacrité et une
clairvoyance qui en font un élément essentiel, à mes yeux, de toute
bibliographie traductologique. J’aime bien ce couple d’opposition
mouninien, en dépit de son caractère métaphorique, et bien qu’il ait pu
faire interférence avec l’opposition que j’avais moi-même établie entre
“transparence” et “dissimilation”7. Dans ces Belles Infidèles, Mounin
monnaye selon “trois registres” les deux termes de ce binôme que
forment, d’une part, ses “verres colorés”, c’est-à-dire ce qui serait pour
nous la lettre et, chez moi, les “sourciers” (cf. mon “théorème de
transparence”) et, d’autre part, ses “verres transparents”, c’est-à-dire ce
qui serait pour nous l’Esprit et, chez moi, les “ciblistes” (cf. mon
“théorème de dissimilation”) :

l’“étrangeté” de la langue  : la question étant de


savoir si et comment il est possible de rendre un
effet de langue, de la langue-source dans la langue-
cible ;
“l’odeur du siècle”, c’est-à-dire la question du
décalage historique (ou “diachronique”) entre
l’original et la traduction qui en est envisagée ;
et enfin, le décalage interculturel8.

7 On pourrait citer bien d’autres auteurs et bien d’autres couples


conceptuels. C’est ainsi que Bernard Lortholary, par exemple, qui a
beaucoup fait pour la traduction, y compris sur le plan éditorial, pose le
problème dans les termes d’une alternative de l’importance respective
accordée aux deux instances de la communication écrite. À l’en croire, il
y a ceux qui traduisent du côté de l’auteur et ceux qui traduisent du côté
du lecteur9. Et puis, surtout, il aurait fallu faire un sort à Saint Jérôme, le
traducteur de la Vulgate et le saint Patron des traducteurs. Mais, compte
tenu de l’importance du sujet, on conçoit que ce serait sortir des limites
de l’épure : cela fera l’objet d’une prochaine étude...
8 Ces différents couples d’opposition conceptuelle sont comme autant de
variations sur le thème d’une même polarité fondamentale qui structure
de façon antagonique la problématique pour ainsi dire immémoriale de
la traduction. À quoi chacune des versions proposées ne fait qu’apporter
une modalité différente ou une précision supplémentaire. Mais ce
catalogue interrompu serait incomplet si je manquais à me citer moi-
même et si je ne mentionnais pas l’opposition que j’ai établie entre ceux
que j’ai appelé les sourciers et les ciblistes — ces deux concepts ayant
connu, comme on sait, un certain succès...10. Si, au demeurant, j’ai cru
qu’il n’était pas inutile que je les introduisisse, après tant d’autres, c’est
qu’ils me paraissaient mettre l’accent sur les trois “instances” essentielles
de cette polarité (dirai-je, après les “trois registres” de Mounin, que je
viens d’évoquer). Les sourciers sont ceux qui traduisent (ou qui, du
moins, prétendent traduire) en mettant l’accent a) sur le signifiant, b)
sur la langue et, évidemment, c) sur la langue-source. Les ciblistes, à
l’opposé, mettent l’accent a) non pas sur le signifiant, ni même sur le
signifié, mais sur le sens du message, b) non pas sur la langue, mais sur
la parole, c’est-à-dire sur le discours, sur le texte, sur l’œuvre à traduire ;
et c) il s’agit pour eux de mobiliser tous les moyens propres dont dispose
la langue-cible. Au reste : on aura noté, au passage, que les désignations
terminologiques que j’ai adoptées procèdent tout naturellement par
métonymie (ou par synecdoque), en n’invoquant explicitement que l’une
des trois instances concernées. Mais je n’en dirai pas plus ici et je préfère
m’en tenir à ce sténogramme allusif, dans la mesure où j’en ai déjà
beaucoup parlé11.
9 Encore deux ou trois remarques dans le prolongement de ces
premières esquisses. Et d’abord, s’agissant du dernier binôme que je
viens d’évoquer, il arrive que d’aucuns affirment : “Moi, je suis à la fois
sourcier et cibliste !”12.
10 Mais, toute révérence gardée, c’est impossible : c’est marier l’eau avec
le feu. Il y a une contrainte qui fait qu’on ne peut pas être à la fois l’un et
l’autre, ni même au juste milieu  ; il aura fallu décider dans un sens ou
dans l’autre. Quand on fait profession d’être à la fois sourcier et cibliste,
c’est en fait qu’on régresse à une banale vérité d’évidence qui consiste à
dire que traduire consiste à partir d’un texte-source pour faire un texte-
cible. Autrement dit, on n’a pas compris l’enjeu, à savoir : la dialectique
du même et de l’autre qui se joue dans la traduction  ; et, de fait, cela
revient à faire l’économie d’une réflexion théorique en la matière.
11 Plus généralement, le maître-mot en matière de traduction, c’est la
décision. C’est pourquoi je me suis plu à reprendre au compte des
traducteurs la fameuse formule de Sartre : “Nous sommes condamnés à
être libres”13. Là-dessus, la pratique est sans appel : tout traducteur aura
dû opérer des choix à tout moment, dans la réalité empirique des faits et
de la décision traductive à laquelle il lui aura bien fallu se résoudre.
Traduire, cela implique non seulement que soit prise une option de
traduction au niveau pratique de l’écriture traduisante — mais aussi déjà,
en amont, au niveau “théorique” de la réception du texte-source, de sa
“lecture-interprétation”. C’est ce que je me suis attaché à problématiser,
en d’autres temps, dans les termes du “théorème de quodité
traductive”14. Et l’ensemble de ces choix (théoriques et pratiques)
ponctuels devra avoir la cohérence d’une stratégie globale définissant un
projet de traduction (dirai-je, en reprenant ici un concept mis en avant
par le regretté Antoine Berman15).
12 Encore une remarque — anticipant sur la critique des sourciers, que je
renonce à faire ici. J’entends seulement faire écho à une remarque de
Jacky Martin qui, avec l’intelligence et la finesse qu’on lui connaît,
relevait que finalement “il n’y a pas de traduction sourcière”16. J’en suis
pleinement d’accord  ; et je formule les choses d’une façon à peine
différente  : en toute rigueur “les sourciers n’ont jamais raison — que
pour des raisons ciblistes !”17.
13 Toujours dans le cadre de ces premières esquisses, j’ajouterai quelques
réflexions dans le prolongement d’une formule utilisée par Christine
Raguet dans son avant-propos évoquant l’écueil consistant pour
certaines traductions (“belles” et/ou “infidèles”) à “réduire l’altérité de
l’œuvre étrangère”, une façon de ne pas en tenir compte étant
d’“acclimater”, de “naturaliser” le texte-source.
14 Au demeurant, j’aime bien ce terme de “naturaliser” pour le
foisonnement sémantique inattendu dont il se trouve être porteur. Ce
dont il s’agit ici, c’est bien sûr qu’on entend rendre les choses “naturelles”
et qu’en l’occurrence une traduction se devrait d’être “aisée”. Cela dit, on
rejoint là le sens politico-institutionnel du terme  : le texte-source,
étranger, est une sorte d’immigré qui va bénéficier d’une “naturalisation”
lui ouvrant la voie d’une intégration “à part entière” ; ainsi la traduction
va-t-elle permettre d’assimiler l’œuvre étrangère à notre langue-culture,
dans une perspective cibliste.
15 Mais le terme qui nous occupe peut aussi revêtir une signification
beaucoup moins positive. En effet, il y est attaché concuremment des
connotations qu’on pourrait dire “taxidermiques”  : naturaliser peut
aussi être un synonyme d’empailler (pour un animal) ; et, de proche en
proche, on en viendra même à penser à l’embaumement d’un défunt
(humain). En somme, il y aurait là quelque chose de létal, dont la
connotation négative ira dans le sens de la polémique qui oppose les
sourciers aux ciblistes. Significativement, l’idée d’assimilation et
d’“annexion” dont il vient d’être question prend une valeur très critique
chez un sourcier comme Henri Meschonnic, par exemple18; et, dans une
moindre mesure, c’est un peu dans le même sens que semblent aller
implicitement les remarques citées. Toujours est-il que ce que les
sourciers se croient fondés à reprocher à la position cibliste, c’est bien de
réduire l’altérité de l’œuvre étrangère, de la méconnaître et de la sous-
estimer, en un mot d’en “amuïr” la tonalité. Je dirai tout de suite
rapidement que je ne partage évidemment pas ce point de vue : si tant est
que parfois un tel procès puisse être instruit, c’est bien plutôt à ceux que
j’appelle les ultra-ciblistes qu’il méritera d’être intenté.
16 En forçant un peu les choses, on pourrait affiner encore l’analyse
polysémique. Il nous est loisible de prendre cette idée d’embaumement
au sens fort où, non seulement, elle renvoie à la mort (à l’indéniable mort
de l’original, qui est la condition de sa renaissance en s’incarnant dans sa
traduction...), mais encore au sens où embaumer, c’est embellir, conférer
pour ainsi dire, sinon une “odeur de sainteté” théologico-religieuse, du
moins une sorte d’“odeur de beauté” esthético-littéraire. Et là encore, on
rejoint la problématique du clivage sourciers/ciblistes : pour un sourcier
comme Antoine Berman, l’embellissement est précisément l’une des
diverses déformations systémiques auxquelles est sujette la traduction,
dès lors qu’elle se laisse entraîner sur la pente cibliste qui, à l’en croire,
lui est inhérente comme la pesanteur d’une dégradation19.
17 On aura noté que je me suis abstenu d’apporter réponse aux
arguments sourciers dont je me suis fait l’écho dans les deux alinéas qui
précèdent, parce que je voudrais maintenant resituer le débat dans le
cadre plus large de ce que j’appelle le théorème de dichotomie. J’entends
par là le fait qu’en traduction, on doit toujours faire des choix et prendre
des décisions (ainsi qu’il vient déjà d’être indiqué). Pour illustrer ce
“théorème”, je prendrai un exemple très simple, et même simpliste.
Quand un Anglais (un anglophone) dit you, est-ce qu’il pense tu ou est-ce
qu’il pense vous  ? Eh bien  ! il pense you. Mais le traducteur français
devra nécessairement choisir entre tu et vous. Il ne pourra pas opter
pour des solutions intermédiaires (un peu comme les Allemands qui
peuvent s’amuser à répondre jein, pour éviter de dire ja ou nein). Le
théorème de dichotomie ne fait qu’apporter la formalisation conceptuelle
de l’une des figures du “principe de réalité” de Freud à laquelle nous
confronte la traduction. Concrètement, la question posée est  : dans ma
traduction, qu’est-ce que je vais accepter de perdre  ? Corollairement  :
quels sont les aspects de l’original que je vais décider de privilégier dans
ma traduction ?
18 S’agissant de traduire un texte-source dont l’altérité fait problème, il
conviendra d’abord de prendre une option herméneutique consistant à
en assigner la spécificité. À cet égard, il n’est pas sûr que l’altérité
culturelle soit toujours l’essentiel, en dépit d’un certain impensé
idéologique régnant dans l’air du temps. Si je traduis un texte original
fortement enraciné au sein de la langue-culture dont il vient, la question
préjudicielle que j’aurai à me poser est celle de savoir si, de ce texte-
source, j’entends faire un document-cible ou une œuvre-cible20. En quoi
résidait l’“étrangeté” de ce texte original  ? et quelle est la part de cette
altérité qu’il me faudra prioritairement respecter ? En clair : est-ce que,
dans ma traduction, je devrai ethnologiser et/ou philologiser le texte ? Si
c’est bien une œuvre littéraire qu’il s’agit de traduire, l’essentiel qu’il y
aura lieu d’y privilégier n’en est pas la texture socioculturelle, voire
ethnolinguistique — ce qui reviendrait à ravaler le texte au rang de
simple document — mais bel et bien sa littérarité !
19 Mais on conçoit qu’alors les difficultés commencent... Une fois assumé
le risque herméneutique d’une appréciation esthétique de ce qui fait la
qualité littéraire d’un texte-source, il faudra prendre le risque
proprement littéraire d’écrire. Il me sera imparti à moi traducteur, dans
la faible mesure de mes modestes moyens, d’inventer un style-cible à
mon auteur-source, dirai-je pour reprendre une formule que
j’affectionne. Ainsi le traducteur se doit-il (à lui-même, mais aussi à
“son” auteur) d’être, au niveau qui est le sien, un “co-auteur”, un
“réécrivain”21. Encore une fois, ce n’est pas facile dans la mesure où il
faut assumer la subjectivité de son travail. Et la subjectivité du
traducteur frappe deux fois, pour ainsi dire  : d’abord au niveau de sa
lecture-interprétation du texte-source, puis au niveau de la réécriture
(rewording) du texte-source de sa traduction22 (encore qu’il y ait à vrai
dire la dialectique d’un va-et-vient entre ces deux phases, qui tend vers
leur imbrication réciproque).
20 Or, très souvent, il semble que soit à l’œuvre une sorte d’illusion
objectiviste en traduction. C’est là un problème fondamental qui relève
de l’anthropologie culturelle et sur lequel il y aura lieu de revenir. Notons
seulement que c’est sans doute aussi une façon de contourner l’exigeante
échéance de mise en jeu de la subjectivité, qui ne va pas sans
ambivalence : comme si le fantasme objectiviste fonctionnait comme une
compensation plus ou moins consciente de l’état de dépendance, et
quasiment d’illégitimité, dans lequel se trouve le traducteur par rapport
au texte original. C’est alors, en l’occurrence, que la formule sartrienne
citée plus haut prend tout son sens.
21 Concrètement, cette illusion objectiviste de la traduction pourra
prendre une forme philologique. Ainsi quand on voudra traduire des
effets de décalage “dialinguistique”  : quand, dans un dialogue, un
personnage se distingue par son parler dialectal, par exemple, ou quand
on entend rendre le décalage historique existant entre un original et sa
traduction contemporaine. Il arrive alors que le traducteur veuille à toute
force trouver en langue-cible le dialecte, le “sociolecte”, la forme
historique de la langue de l’époque considérée, qui serait l’équivalent
exact de l’“état de langue” auquel référait le décalage de l’original qu’on
ne veut pas laisser perdre23. Dès qu’on prend la peine d’y réfléchir un
peu, il apparaît que c’est bien une illusion, relevant d’un impensé
traductologique qui consiste à concevoir les textes dans les termes d’une
ontologie du signifiant de nature linguistique. Alors que l’essentiel est
ailleurs, à savoir : au niveau de l’effet qu’induit le texte, qu’il s’agisse d’un
effet littéraire (pour ce qui nous occupe) ou autre (philosophique,
politico-idéologique, théologico-religieux, etc.), qu’il s’agira de servir
dans la traduction que nous nous efforcerons d’en donner24. Là est la
vraie nature du texte, son essence. En somme  : si l’on veut rendre le
décalage induit dans un texte-source par l’oralité d’un parler local, il n’y
aura pas lieu d’aller à la recherche d’un dialecte analogue, équivalent en
langue-cible (ne fut-ce que, tout simplement, parce qu’il restera
introuvable, en toute rigueur). Il conviendra de s’inspirer du parler des
paysans de Molière ou du français parlé de Céline — lesquels sont l’un et
l’autre des créations littéraires, et ne relèvent en aucune façon d’une
quelconque sociolinguistique.

Secondes esquisses : Les


incertitudes du concept
22 Pour ma seconde esquisse, je vais encore partir d’une formule de
l’avant-popos  : “il n’existe pas de point ou s’arrête la traduction et où
commence l’adaptation”. En fait, c’est là l’énoncé d’un problème
fondamental.
23 En un mot : je dirai qu’on a affaire à un continuum. C’est-à-dire qu’on
va progressivement, et insensiblement, d’un extrême à l’autre ; et puis il
y a des cas extrêmes d’un côté comme de l’autre. Dans tel ou tel cas, on
pourra dire, sans hésitation : “ça, c’est une adaptation” ou “ça, c’est une
traduction”, mais il y a toute une partie du spectre qui reste
pratiquement indécidable. Ce concept de continuum nous renvoie au
vieux problème philosophique de la limite  : à partir de combien de
pierres a-t-on un tas  ? à partir de combien de cheveux est-on déjà
chauve  ? Et a contrario, par exemple, les anarchistes disent qu’à partir
de trois (individus), on est une bande de cons ! Je ne fais là, bien sûr, que
citer un point de vue  ; et nous serons ici plusieurs à penser que c’est
certainement un peu exagéré...
24 Je ne prendrai qu’un exemple pour illustrer cette problématique. Il
s’agit du fameux “To be or not to be — that is the question” de Hamlet.
Admirons la “traduction” qu’en donne Voltaire dans ses Lettres
philosophiques, qu’on appelle aussi ses Lettres anglaises :

Demeure, il faut choisir et passer à l’instant

De la vie à la mort, ou de l’Être au néant.

Dieux justes, s’il en est, éclairez mon courage.

25 On a là un cas limite de traduction ou d’adaptation : à vrai dire on ne


sait plus trop comment nommer la chose  ; c’est une caricature de
l’adaptation.
26 C’est à Fortunato Israël que je dois cet exemple25, car il me paraît très
significatif du caractère problématique que revêt le concept d’adaptation,
avec l’“équivalent” (  ?) qui nous est proposé ici  : jusqu’où (ne) peut-on
(pas) aller trop loin ? dira-t-on, pour reprendre une formule bien connue.
Et puis c’est une façon de donner rendez-vous avec la conclusion de la
présente étude, où je me permettrai de proposer une autre traduction du
vers de Shakespeare... Quoi qu’il en soit, il est bien clair qu’il y a là
transgression sémantique ou conceptuelle, pour ainsi dire, et qu’il ne
s’agit plus de “traduction”26.
27 Voilà qui nous amène en effet à problématiser l’idée d’adaptation ; et il
apparaît qu’elle se révèle difficilement assignable. On pourra dire qu’elle
oscille entre deux pôles sémantiques opposés.
28 D’un côté, on irait aux extrémités d’un passage à la limite. L’exemple
voltairien qui vient d’être évoqué nous en donne une illustration
caricaturale  : au-delà même de l’“acclimatation”, on a bien là une
“naturalisation” qui penche dans le sens d’un empaillement, d’un
embaumement du texte, de sa mise à mort : c’est l’“exécution” du texte,
comme certaines fanfares villageoises “exécutent” la Marseillaise  ! En
termes philosophiques, ce serait l’Autre de la traduction  : ce serait le
sens négatif de l’adaptation.
29 Mais, à l’opposé, il y a aussi un sens positif de l’adaptation. Comme l’a
dit Christine Raguet : “le processus d’adaptation” fait “partie intégrante
de toute opération de traduction”. En l’occurrence, on ne peut que
souscrire à une telle formule et je ne peux que la reprendre telle quelle.
30 Je dirai que cette polarité sémantique marque le côté “oscillatoire” et
insaisissable de l’adaptation, pour autant que, dans la réalité, on a un
continuum au sein duquel il est très difficile d’assigner une place
spécifique à ce concept. Au reste, cet axe de variation peut aller dans
plusieurs directions. Le principal étant la plus ou moins grande liberté
prise avec l’original  : ainsi ce qui a été indiqué plus haut des “couples
célèbres” vaut-il pour l’adaptation — asymétriquement, bien sûr, et
plusieurs crans au-delà. Et même là, le congé donné au littéralisme lui-
même peut l’entraîner dans des directions différentes  : l’adaptation
constituera un verre plus ou moins “coloré”  ; elle sera plus ou moins
cibliste (ou plutôt ultra-cibliste), selon les diverses orientations que
désignent les trois “instances” que j’ai distinguées plus haut  ; elle
penchera plus ou moins du côté du lecteur, etc. Bien plus, la
problématique de la lettre et de l’esprit n’est pas la seule alternative que
met en forme mon “théorème de dichtotomie”. Confronté à un implicite
culturel de son texte-source, par exemple, le traducteur devra prendre
une décision : voudra-t-il paroliser (expliciter) ce non-dit dans le texte-
cible de sa traduction ou lui faudra-t-il se résoudre à le laisser dans la
périlangue culturelle implicite au texte-source  ? On rejoint la
problématique de l’explicitation en traduction. Là encore, un sourcier
comme Berman en fait radicalement la critique. Il reste qu’il est tout à
fait évident que l’explicitation est parfois nécessaire27 : c’est une modalité
d’adaptation inhérente à la traduction.
31 Mais alors il est tout aussi clair que la frontière entre traduction et
adaptation devient tout à fait floue  ; et jusqu’où l’adaptation peut-elle
aller  ? Que reste-t-il de ses sources antiques dans les Fables de La
Fontaine ? Je serais tenté de hasarder une sorte de “jeu de mot-valise” :
l’adaptation tend à être une *adoptation... Plus généralement  : non
seulement ce que Jakobson a appelé la “traduction intersémiotique”28 ne
désigne plus guère ce qu’est pour nous une traduction, mais encore cela
ouvre un champ indéfini à l’adaptation elle-même. Au bout du compte,
s’il n’y a pas de limite assignable, il devient impossible de définir (au sens
étymologique) un concept, comme celui d’adaptation justement.
32 Mais s’il en est ainsi de l’adaptation, a fortiori en va-t-il de même pour
la traduction. Je dirai que, paradoxalement, le concept de traduction est
lui-même inassignable. Tout le monde sait ce que c’est qu’une
traduction. Mais dès lors qu’on entreprend de définir le terme, on est un
peu comme Heidegger, au tout début de Sein und Zeit, qui (citant le
Sophiste de Platon) relève que tous font un usage courant du verbe “être”
(du mot “étant”) mais que, dès qu’on veut s’assurer de ce qu’on entend
par là, on se retrouve “dans l’embarras” (in Verlegenheit). Je dirai que
mutatis mutandis c’est la même chose pour la traduction  ; et nous
examinerons plusieurs définitions possibles, dont aucune ne sera
vraiment satisfaisante.
33 On nous dira (comme l’a fait Eugene Nida, par exemple) que traduire,
c’est proposer un texte-cible équivalent au texte-source  :
sémantiquement équivalent, stylistiquement équivalent,
pragmatiquement équivalent, culturellement équivalent, équivalent sur
le plan sociolinguistique, etc. — et on va ainsi multiplier les
modalisations adverbiales, dont l’accumulation n’est, à mes yeux, que le
cache-sexe d’un “trou” sémantique. Je dirai que c’est une façon de laisser
poindre la gêne qu’on a à opérer avec ce concept d’équivalence,
l’“embarras” où il nous met. Au bout du compte, le terme d’équivalence
n’est qu’un synonyme de traduction. En réalité, on n’a affaire là qu’à une
tautologie : la traduction est une traduction !
34 D’autres définitions s’attacheront à nous parler de la traduction en
termes d’identité. Mais là, on retombe dans une sorte de paralogisme. De
deux choses l’une, en effet : ou bien le texte est le même, le texte-cible est
le même que le texte-source d’une certaine façon, et alors nous sommes
dans la répétition, voire dans la profération du texte original — ce qui
nous renvoie à l’impensé d’une théologie de la traduction...29  ; ou bien
alors, on reconnaît que la traduction représente une transformation du
texte et on n’est plus dans l’identité, la traduction tendant à rejoindre
l’adaptation  ; on ose procéder à cette “profanation de l’œuvre d’art”
qu’est une traduction littéraire, dirai-je pour parler comme Walter
Benjamin. Comme l’adaptation, la traduction procède à une sorte
d’“exécution” du texte (cf. supra).
35 C’est-à-dire qu’il faut assumer la perte, la castration (symbolique), la
finitude. Il y a une dimension philosophique et existentielle de la
traduction, pour ce qu’elle recèle de létal et de meurtrier... Plus
profondément, le traducteur aura souvent noué avec l’auteur qu’il traduit
un rapport plus ou moins conscient d’ambivalence œdipienne, où il entre
non seulement du respect, de l’admiration et même de la soumission,
mais aussi quelque chose du meurtre du Père (au sens qu’a diagnostiqué
Freud).
36 En somme, le concept de traduction se révèle très difficile à définir : le
définir en termes d’équivalence, c’est se contenter d’une sorte de
tautologie  ; le définir en termes d’identité, c’est déboucher sur une
contradictio in terminis, etc. En sorte qu’on va se rabattre sur des
définitions déictiques, du type : “X, c’est ça”. La traduction, c’est ce que,
dans une certaine culture à une certaine époque, on appelle “traduction”,
si l’on en croit un Gideon Toury par exemple30. Mais il est bien clair
qu’on n’a là finalement qu’une “tautologie réelle”, pourrait-on dire. On
pourra recourir aussi à des définitions “pragmatiques” ou pragmatico-
déictiques, du type : “X, ça sert à ça”, ainsi que je l’ai fait moi-même —
quand, dans mon livre, j’ai défini la traduction par sa finalité, consistant
à nous “dispenser de la lecture du texte original”31.
37 Mais qui ne voit que, dans les deux cas, on n’a que de fausses
définitions qui s’en tiennent à montrer la chose — qui plus est in
absentia... — sans proprement définir le concept, ni même le mot ? Non
seulement, la traduction est un concept polysémique, sous lequel on met
beaucoup de choses et qui pourra prendre des acceptions très diverses32.
Mais encore, ce qui est plus grave, la traduction est un concept
aporétique : au sens où les premiers dialogues de Platon, les “dialogues
socratiques” sont dits aporétiques, car ils débouchent sur une impasse
(aporia), dans la mesure où l’ironie socratique invalide tour à tour toutes
les définitions proposées du courage, de la piété ou de la tempérance et
finissent par nous laisser “dans l’embarras”33.
38 Prenant acte de cette aporie paradoxale, surprenante au départ, j’en
suis venu à poser que la traduction est un concept premier, un peu
comme il existe des “nombres premiers” en arithmétique34. Autrement
dit  : on a affaire à un “indéfinissable du système”, dans le sens des
analyses que développe la formalisation méta-mathématique de
l’axiomatique, c’est-à-dire un concept à partir duquel il sera possible de
déduire des propositions définissant d’autres concepts, mais qui ne peut
être lui-même défini parce qu’il se situe au principe (en première ligne,
pour ainsi dire) de la théorie hypothético-déductive.
39 Plus profondément — au-delà de ces problèmes de discursivité
formelle, touchant l’écueil de la circularité sur lequel finit
nécessairement par buter la problématique de la définition, à terme —
c’est l’indice que la traduction renvoie à des enjeux beaucoup plus
importants que nous n’avons coutume de le penser. Il m’est apparu en
effet que le paradigme de la traduction recèle une dimension
anthropologique fondamentale qui en appelle à la philosophie, autant et
plus qu’aux sciences du langage, voire à la littérature elle-même...35 La
traduction est sans doute au cœur même de la fonction du langage
humain. Est-ce que parler, ce n’est pas toujours traduire ? Je serais tenté
de souscrire aux apophtegmes parfois énigmatiques que profère
Heidegger dans ce sens.

Envoi...
40 À travers les incertitudes du concept que je me suis attaché à mettre en
évidence, du concept d’adaptation comme du concept de traduction lui-
même, ce qui nous apparaît, c’est que l’objectivisme en traduction est
une illusion, à laquelle nous nous raccrochons pour échapper aux
mirages de la liberté, comme si nous avions peur de notre propre
subjectivité36. Et la critique philosophique de l’objectivisme va de pair
avec une critique traductologique du littéralisme des sourciers, qui m’est
apparu comme un enjeu essentiel et qui va bien au-delà du seul domaine
spécifique de la traduction, en sorte que j’ai cru devoir en faire mon
cheval de bataille. Cela dit, dès lors que la traduction s’est affranchie de
la “rémanence têtue” du texte-source et qu’elle n’est plus aliénée par le
fétichisme du signifiant, qu’en d’autres lieux j’ai dénoncé à maintes
reprises, il lui revient d’aller à l’essentiel, c’est-à-dire aux effets que
produit le texte-source et qu’il s’agit de “rendre” dans un texte-cible (cf.
sup.).
41 Il s’ensuit que “la problématique de l’adaptation est inséparable de
celle de la réception”. Là encore, la traduction nous entraîne du côté
d’une très vaste problématique, de tout un massif qui comporte au moins
deux versants : le versant d’une esthétique littéraire (Rezeptionsästhetik)
et le versant d’une théologie de l’interprétation (receptio). On conçoit
qu’il y faudra consacrer une étude sui generis. Quoi qu’il en soit de ce
nécessaire travail d’érudition, et pour en venir tout de suite aux
problèmes plus concrets de la traduction elle-même, dans le
prolongement de cette problématique de la réception, je serai amené à
reprendre la thématique de ce que j’ai appelé mon Esthétique de la
traduction37.
42 Parallèlement, on l’a vu, la frontière entre traduction et adaptation
devient floue et inassignable. Bien plus, l’adaptation est certes un cas
limite de la traduction, mais elle se révèle être aussi un dispositif
d’analyse du concept de traduction. En ce sens, je serais tenté d’ajouter le
binôme traduction et adaptation aux “couples célèbres” que j’ai évoqués
plus haut, sauf qu’on n’a pas là un couple d’opposition mais bien plutôt la
polarité d’un continuum (cf. supra). Le cas de la traduction des textes de
théâtre est “crucial” à cet égard. Mais je voudrais apporter quand même
un élément de précision au sein de la nébuleuse conceptuelle où nous
entraînent ces analyses. C’est pourquoi j’ai proposé d’introduire en
traductologie le concept de dissimilation38.
43 La dissimilation me paraît représenter l’essence même de la traduction
et elle se situe de plain-pied avec le vécu de celui qui traduit : en ce sens,
ce serait le théorème fondamental de ma traductologie. C’est une façon
de dire l’expérience tout à fait excitante que nous faisons quand nous
traduisons et qui fait que, paradoxalement, c’est dans le même
mouvement contradictoire que j’épouse au plus près l’esprit du texte-
source dans le moment même où je le rends (dans la langue-cible) en
m’éloignant résolument de la lettre de sa textualité. La traduction
implique ce que j’appelle “le salto mortale de la déverbalisation”.
44 Pour illustrer la dissimilation traductive — et pour en venir à ce qui
serait ma “conclusion”, provisoire — je reprendrai l’exemple de “To be or
not to be, that’s the question” (cf. sup.) et je ferai mienne la traduction
qu’en a proposée l’écrivain québécois Gérald Robitaille, traducteur de
Miller  : “Vivre ou mourir, tout est là”. Vivre ou mourir  : là on peut
discuter, peut-être. Mais tout est là, c’est à l’évidence ce que Shakespeare
avait en tête... Je dirai même plus  : ça donne à penser que sans doute
Shakespeare (s’il a existé) n’était qu’un épigone d’un auteur français
perdu (Guillaume de Hochepoire ?) et que sa traduction anglaise est un
peu inférieure à l’original français ! comme c’est au demeurant souvent le
cas pour les traductions... Mais il arrive aussi, très rarement, que
certaines traductions surpassent l’original : “blague dans le coin”, c’est le
cas ici avec celle de G. Robitaille. Je ne peux m’empêcher de jalouser
cette réussite ponctuelle et j’en ai fait un exemplum cardinal dans le
discours traductologique que je suis amené à tenir ici et là. Mais peut-
être manqué-je à emporter l’adhésion de mes collègues anglicistes...39

Notes
1 Saint Paul, l’Apôtre : “La lettre en effet tue, mais l’esprit vivifie”.
2 Voir par exemple, Georges Mounin, Teoria e storia della traduzione, Turin,
Einaudi, (Piccola Biblioteca Einaudi, n° 61), 1965, pp. 31 sq.
3 C’était déjà l’articulation centrale de son livre  : Eugene A. Nida, Toward a
Science of Translating with Special Reference to Principles and Procedures
Involved in Bible Translating, Leyde, E. J. Brill, 1964.
4 Voir par exemple Roger Zuber, Les “Belles Infidèles” et la formation du goût
classique, Perrot d’Ablancourt et Guez de Balzac, Paris, Armand Colin, 1968. Au
reste, ce couple célèbre, opposant les “belles infidèles” aux traductions fidèles,
remonte à une formule de Perrot d’Ablancourt.
5 Georges Mounin, Les Problèmes théoriques de la traduction, préf. D. Aury,
Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1963  ; rééd. 1976  : coll. Tel, n° 5. Il
s’agissait de sa Thèse et j’incline, pour ma part, à y voir un excellent “Cours de
linguistique générale”, il est vrai, daté, et propédeutique à une étude proprement
traductologique.
6 Georges Mounin, Les Belles Infidèles, Presses Universitaires de Lille, (coll.
Étude de la traduction), 1994. Première édition : Paris, Les Cahiers du Sud, 1955.
7 C’est l’une des versions de mon théorème de dichotomie, dont il va être
question un peu plus bas  ; mais il y a un effet de chiasme, puisque les “verres
transparents” de Mounin correspondent à mon théorème de dissimilation, alors
que ses “verres colorés” ont pour répondant chez moi le théorème de
transparence.
8 Voir Jean-René Ladmiral & Edmond Marc Lipiansky, La Communication
interculturelle, Paris, Armand Colin, 1989. (rééd. 1991 et 1995 [Bibliothèque
européenne des sciences de l’éducation]).
9 Bernard Lortholary, “Les partis pris du traducteur”, Revue d’esthétique, n°
12 (1986), pp. 185-187. (L’ensemble de ce numéro est consacré à La Traduction.)
10 Jean-René Ladmiral, “Sourciers et ciblistes”, Revue d’esthétique, n° 12
(1986), pp. 33-42. Reprise de ce texte, sous un titre différent  : “La question du
littéralisme — Les ambivalences de la connaissance littéraire confrontées à la
rationalité des sciences humaines à la lumière du dispositif analytique de la
traduction”, Fiction et connaissance. Essais sur le savoir à l’œuvre et l’œuvre de
fiction, éd. Catherine Coquio & Régis Salado, Paris, L’Harmattan, coll. Critiques
Littéraires, 1998, pp. 187-200.
11 Voir notamment “La question du littéralisme en traduction  : sourciers et
ciblistes”, Traduction et libertés, Actes de la journée d’étude du 21 novembre
1997 à Bruxelles, Michel Bastiaensen et Jacques Lemaire, eds, Idioma, n°
11,1999, pp. 13-22.
12 Comme me l’avait objecté un jour le regretté Rainer Rochlitz (et auquel ce
m’est ici une occasion de rendre hommage, par ailleurs, pour son travail dans le
domaine de la traduction philosophique particulièrement).
13 Jean-René Ladmiral, Traduire  : théorèmes pour la traduction, Paris,
Gallimard, (coll. Tel, n° 246), 2002 p. 230.
14 Voir Ladmiral, ibid. p. 223 sq.
15 Traduire Freud : la langue, le style, la pensée. Journée organisée par Céline
Zins et Jean-René Ladmiral, et présidée par Marc de Launay, Actes des
Cinquièmes Assises de la Traduction littéraire (ATLAS 1988), Arles, Actes Sud-
ATLAS, 1989, p. 114 sq.
16 Dans le cadre de la discussion, à l’occasion d’une question que je lui
adressai, le 15 juin 2002.
17 Voir notamment mon étude  : “De la linguistique à la littérature  : la
traduction”, Le Signe et la lettre, Hommage à Michel Arrivé, textes réunis par
Jacques Anis, André Eskenazi et Jean-François Jeandillou, Paris, L’Harmattan,
(coll. Sémantiques, sous la dir. de Marc Arabyan), 2002, pp. 337- 347, speciatim
p. 344.
18 Henri Meschonnic, “Poétique de la traduction”, Pour la poétique II, Paris,
Gallimard, (coll. Le Chemin), 1973, p. 309 et passim. Dans l’ouvrage plus récent
qu’il a consacré à la même problématique, Henri Meschonnic semble vouloir en
rabattre de la virulence de ses anathèmes, et de leur teneur politico-idéologique,
pour en revenir à la dimension proprement esthético-littéraire de sa poétique  ;
mais, sur le fond, ses positions restent essentiellement les mêmes : Poétique du
traduire, Paris, Verdier, 1999.
19 Voir notamment Antoine Berman, “L’essence platonicienne de la
traduction”, Revue d’esthétique, n° 12 (1986), pp. 63-73 et speciatim p. 70 sq.
20 Voir Jean-René Ladmiral, “Le prisme interculturel de la traduction”, in
Palimpsestes, n° 11 (1997), pp. 13-28.
21 Voir Ladmiral, 2002, op. cit., pp. 22, 112 et passim.
22 Voir “Les quatre âges de la traductologie — Réflexions sur une diachronie
de la théorie de la traduction”, L’histoire et les théories de la traduction, (Actes
du colloque de Genève : 3-5 octobre
23 Voir Ladmiral, op. cit., 2002, p. 155 sq.
24 Je me contenterai ici d’indiquer cette problématique, que j’ai traitée dans le
cadre de ce que j’ai thématisé comme une Esthétique de la traduction, voir
notamment Ladmiral, “Hommage à Michel Arrivé”, 2002, pp. 337-347, speciatim
p. 341 sq.
25 “La trace du lien en traduction”, Identité, altérité, équivalence  ? La
traduction comme relation, (Actes du colloque international à l’ESIT, les 24-26
mai 2000, en hommage à Marianne LEDERER, Fortunato Israël, ed., Paris-
Caen, Lettres modernes/Minard (coll. Cahiers Champollion, n° 5), pp. 83-95,
speciatim p. 85.
26 Cela me fait penser à un incident anecdotique qui s’était produit dans le
cadre de la Journée sur les nouvelles traductions de Freud (“OCFP”) que nous
avions organisée à Arles en 1988. Les débats avaient fini par y être un peu
houleux, vifs  ; et Bernard Lortholary avait manié la polémique avec une ironie
très acérée (ce qui n’est pas son genre, lui qui est un homme si charmant). Et puis
à la fin, il a conclu de façon tout à fait paradoxale, surprenant tout le monde : “Au
fond, je serai d’accord avec tout... (ah bon  ? alors que ça faisait un bon quart
d’heure qu’il disait le contraire). Il y a juste un mot qui me gêne, celui qui figure
sur la page de titre  : le mot ’traduction’  ! Retirez ce mot-là, et faites vos mots
croisés comme vous l’entendez...” (Voir Zins-Ladmiral, 1989, p. 149). Au-delà du
plaisir qu’on peut prendre à cette saillie de Bernard Lortholary, l’anecdote est
révélatrice d’une réelle incertitude sur le concept.
27 C’est ce que, dans mon Cours de traductologie générale, j’appelle le
“théorème des belles oranges” — faisant référence à l’histoire bien connue de
Fernand Raynaud — dans sa formulation culinaire et pédagogique, mais qui peut
prendre aussi forme plus savante  : le “théorème d’implicitation/explicitation
(désimplicitation)”...
28 Roman Jakobson, “On Linguistic Aspects of Translation”, in Reuben A.
Brower (ed.), On Translation (1959), New York, Oxford University Press, (A
Galaxy Book, n° 175), 1966, pp. 232-239.
29 Il y a là une vaste problématique sur laquelle il y aura lieu de revenir (et
qu’il ne m’est guère possible de traiter ici), mais à laquelle j’ai déjà consacré
plusieurs études  : voir notamment “Pour une théologie de la traduction”, TTR,
Études sur le texte et ses transformations, TTR, Montréal, Concordia University,
n° 2/1990, pp. 121-138  ; ainsi que “La traduction  : des textes classiques  ?” La
Traduzione dei testi classici, Atti del Convegno di Palermo 6-9 aprile 1988, a
cura di Salvatore Nicosìa, Napoli, M. D’Auria Editore, 1991, pp. 9-29, speciatim
p. 27.
30 Gideon Toury, In Search of A Theory of Translation, Tel Aviv, The Porter
Institute for Poetics and Semiotics, 1980.
31 Voir Ladmiral, op. cit., 2002, p. 15.
32 Je me suis efforcé de baliser le champ de cette polysémie dans mon étude
intitulée  : “Traduire les langues, traduire les cultures — une mise au point
conceptuelle”, Il fabbro del parlar materno, Hommage à Jean-Marie Van der
Meerschen, Christian Balliu, Martine Bracops, Daniel Mangano et Pascaline
Merten, eds., Bruxelles, Éditions du Hazard, (Collection Actes), 2001, pp. 115-
150.
33 Voir supra ainsi que mon étude : “La traduction, un concept aporétique ?”
in Identité, altérité, équivalence ? Actes du colloque ESIT, loc. cit., pp. 117-144 ;
curieusement, au demeurant, j’y anticipais déjà la présente étude (p. 123). En ce
qui concerne ces apories que rencontrent les tentatives de définition, voir aussi la
préface à la réédition de mon livre, Ladmiral, op. cit., 2002, pp. XVIII sq.
34 C’était la conclusion de mon étude “Traduire, c’est-à-dire... –
Phénoménologies d’un concept pluriel”, Meta, Montréal, Université de Montréal,
n° XL/3, septembre 1995, pp. 409-420, speciatim p. 418  ; voir aussi Ladmiral,
op. cit., 2002, p. XIX.
35 C’est du moins ce que je me suis attaché à thématiser dans mes “Principes
philosophiques de la traduction”, in Encyclopédie philosophique universelle,
sous la dir. d’André Jacob  : t. IV  : Le Discours Philosophique, sous la dir. de
Jean-François Mattéi, Paris, P.U.F., 1998, pp. 977-998.
36 Là encore, la traduction nous renvoie aux profondeurs d’une
anthropologie : ce qui est en cause, c’est la “peur de la liberté” inconsciente qu’a
diagnostiquée le psychanalyste freudo-marxiste Erich Fromm dans Escape From
Freedom, New York, Avon Library/Discus Edition, 1968.
37 Je ne peux ici qu’y faire allusion et renvoyer aux travaux où j’ai déjà abordé
cette problématique  : “De la linguistique à la littérature  : la traduction”, in Le
Signe et la lettre, 2002, p. 346 sq.
38 Voir Ladmiral, op. cit., 2002, pp. 190, 218 et passim — ainsi que “Théorie
de la traduction : la question du littéralisme”, Transversalités, Revue de l’Institut
Catholique de Paris, n° 65, janvier-mars 1998, pp. 137-157, speciatim p. 149 sq.
(Ce numéro de la revue publie les Actes des Journées de la traduction à l’Institut
Catholique de Paris : 10 & 11 janvier 1997).
39 Conformément à un usage de plus en plus répandu dans les publications en
sciences humaines, et qu’on peut trouver agaçant, j’ai été amené à citer plusieurs
de mes propres travaux : la présente étude s’inscrit en effet dans le cadre d’une
réflexion d’ensemble, dont c’était l’occasion de faire apparaître la cohérence, et
avec laquelle il m’a semblé utile de marquer certains points de contact. C’était
aussi une façon d’alléger cette même étude, compte tenu des limites imparties. Et
puis, je suis quant à moi reconnaissant aux auteurs que je lis quand ils me
fournissent des indications de cette nature, qui me permettent d’approfondir tel
ou tel point. Enfin, ce m’a été souvent l’occasion de mentionner quelques
numéros spéciaux de revues et autres publications collectives, consacrés aux
thèmes abordés qu’autrement, peut-être, le lecteur eût ignorés. En revanche, je
me suis limité à très peu de choses pour ce qui est des références
bibliographiques en général.

Pour citer cet article


Référence papier
Jean-René Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses
conceptuelles », Palimpsestes, 16 | 2004, 15-30.

Référence électronique
Jean-René Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses
conceptuelles », Palimpsestes [En ligne], 16 | 2004, mis en ligne le 30
septembre 2013, consulté le 21 juin 2021. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/1587 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1587

Cet article est cité par


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Auteur
Jean-René Ladmiral
Jean-René LADMIRAL est philosophe, linguiste et germaniste. Il enseigne la
philosophie allemande, ainsi que la traductologie à l’Université de Paris X
Nanterre, où il dirige le C.E.R.T. (Centre d’Études et de Recherches en
Traduction). Il enseigne aussi la traduction et la traductologie à l’I.S.I.T. (Institut
Supérieur d’Interprétation et de Traduction) de Paris. J.-R. Ladmiral est
également traducteur. Il a surtout traduit les philosophes allemands : J.
Habermas et l’École de Francfort, mais aussi Kant, Nietzsche, etc. Sa première
traduction était de l’anglais : Crisis of Psychoanalysis, de Erich Fromm. Outre
ses travaux sur la philosophie allemande, et en didactique des langues, ses
recherches ont porté principalement sur la traduction. Sa thèse d’habilitation à
diriger des recherches s’intitulait : “La traductologie : de la linguistique à la
philosophie”. Il a publié de nombreux articles et dirigé plusieurs numéros de
revues consacrés à la traduction (Langages nos 28 & 116, Langue française n°
51, Revue d’Esthétique n° 12, etc.), ainsi qu’un livre (récemment réédité) :
Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, (coll. Tel, n° 246),
2002. Dans le prolongement de ces travaux sur la traduction, il aussi publié, en
collaboration avec Edmond Marc Lipiansky, un ouvrage intitulé La
Communication interculturelle, Paris, Armand Colin (Bibliothèque européenne
des sciences de l’éducation), 1989, rééd. 1991 & 1995.

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