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/ rêver
Collection dirigée par
Michel Gribinski
Pierre Bergounioux
Où est le passé
entretien avec Michel Gribinski
Theodor W. Adorno
La psychanalyse révisée
traduit de l’allemand par Jacques Le Rider
suivi de
Jacques Le Rider
L’allié incommode
Henri Normand
Les amours d’une mère
Nathalie Zaltzman
L’esprit du mal
Christian David
Le mélancolique sans mélancolie
Paul-Laurent Assoun
Le démon de midi
Adam Phillips
Winnicott ou le choix de la solitude
Jean-Michel Rey
Paul ou les ambiguïtés
Michel Neyraut
Alter Ego
Jeanne Favret-Saada
Désorceler
Adam Phillips
Trois capacités négatives
Michel Gribinski
Les scènes indésirables
François Gantheret
La nostalgie du présent, psychanalyse et écriture
Jeanne Favret-Saada
Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU
Jean-Michel Rey
L’oubli dans les temps troublés
Adam Phillips
Promesses
de la littérature et de la psychanalyse
Daniel Oppenheim
L’enfant très malade
approché dans ses dessins
François Richard
L’actuel malaise dans la culture
Dominique Scarfone
Quartiers aux rues sans nom
J.-B. Pontalis
Le laboratoire central
Jean Imbeault
Remake
Adam Phillips
La meilleure des vies. Éloge de la vie non vécue
Jean-Michel Rey
Histoires d’escrocs
I. La vengeance par le crédit ou Monte-Cristo
penser / rêver
revue de psychanalyse dirigée par Michel Gribinski
Déjà parus
À paraître
penser/rêver n° 24 Façons de tuer son père et d’épouser sa mère quand on est l’enfant d’un couple homoparental (automne 2013)
www.penser-rever.com
ISBN 978.2.8236.0275.3
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Table des matières
Couverture
penser / rêver
penser / rêver
Copyright
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Nous sommes sensibles au style. Il colore toutes les manifestations de
l’existence sociale. Le mot s’applique plus particulièrement à la littérature. Selon
le dictionnaire, c’est un « aspect de l’expression chez un écrivain », une « façon
de traiter les matières et les formes » dans les arts plastiques et, d’un point de
vue plus général, une manière personnelle ou collective d’être ou de faire.
Étymologiquement, le grec stulos désigne simplement un pilier. Le stylite
est un ermite qui vivait et priait au sommet d’une colonne, entre ciel et terre.
C’est le latin qui a rapproché l’étai de l’écrit. Stylus, c’est encore le pieu mais
c’est aussi le poinçon à écrire sur les tablettes de cire. Le mot stylographe
apparaît en 1907. Il vient de l’anglais où il est attesté dès 1882, lorsqu’on munit
le porte-plume d’un réservoir d’encre.
Il existe une très ancienne science du style. Charles Bally l’a refondée sur
les principes de la linguistique structurale. Il écrit :
La stylistique ne peut être une science historique. La cause en est que les faits de langage ne sont
faits d’expression que dans la relation réciproque qui existe entre eux.
Rien ne peut arrêter ses mains infatigables ; puisqu’il tient le carquois et l’arc aux beaux polis, il
va, du haut du seuil luisant, tirer ses flèches tant qu’il lui restera l’un de nous à abattre.
asthmatique et homosexuel quand cette orientation est visée par le code pénal.
Le premier vérifie, après des essais décevants, qu’il n’a rien à dire qu’on ne
sache déjà et se résout à récrire le premier des récits, l’Odyssée. Il va raconter le
périple du juif Léopold Bloom dans les rues de Dublin, le jeudi 16 juin 1904. Et
comme on en connaît les personnages et les péripéties, c’est par ses seules
qualités formelles, son « style », ses ornements, que l’ouvrage tiendra, c’est-à-
dire suscitera l’intérêt. Il est écrit en « dix-huit langages », dans la veine du
monologue intérieur, et suppose, de façon irréaliste, des lecteurs supérieurement
cultivés, à l’image de l’auteur. La science sociale nous apprend, justement, qu’à
la même époque, en France, 1 % de la population possède le baccalauréat et il
n’y a pas plus de dix mille étudiants sur quarante millions d’habitants. Menacé
de toutes les façons, politique, extérieure, par les persécutions antisémites mais
intime, aussi, par la personnalité invasive, irrationnelle, de son père, et par la
tuberculose qui le tuera en 1924, à quarante et un ans, Kafka vit et travaille dans
l’urgence. Il est aussitôt à pied d’œuvre et si ses livres majeurs, Le Château,
L’Amérique restent inachevés, c’est parce que le conflit entre les Lumières et les
monstres qui s’ébrouent, dans l’ombre, est en suspens, dans la réalité, et que
l’intelligence lumineuse de Kafka, sa haute, sa douloureuse probité lui
interdisent de conclure, sur le papier. Le cas de Proust est plus exemplaire,
encore, s’il se peut. Comme Joyce, il s’est rendu à l’évidence après une tentative
malheureuse intitulée Jean Santeuil. Le roman est mort. L’œuvre qu’il avait
vocation à produire est sans répondant tangible. Il relatera donc sa vie décevante,
le temps perdu à chercher sans succès le thème de son œuvre, et ce sera l’œuvre
qu’il désespérait de composer.
L’acuité que prend la question du style n’est qu’un aspect de la conjoncture
dramatique où vient d’entrer l’Europe. Les États-nations qui dominent le monde,
depuis la fin du Moyen Âge, ne se sont pas contentés de coloniser les sept mers
et les cinq continents. Ils ont contracté des alliances militaires étroites avec de
petites entités instables, explosives. Le moindre incident, dans les Balkans, par
exemple, est gros de répercussions planétaires. À cette incertitude s’ajoutent les
doutes théoriques, scientifiques, philosophiques, esthétiques qu’on a évoqués.
Des émigrés russes radicaux, acquis aux thèses de Marx, conspirent dans les
galetas de Bâle et de Zurich. De jeunes peintres, des poètes, dont beaucoup
d’origine étrangère, Apollinaire, Picasso, Juan Gris, Modigliani, Chagall,
Soutine inventent la peinture moderne, à Paris, et, du même coup, l’« art nègre ».
La physique s’enfonce au cœur de la matière pour capter l’énergie nucléaire.
La littérature ne saurait ignorer, sans déroger ni périr, l’inquiétude grande
de cet âge. Si, depuis ses éveils, en Grèce, elle constitue l’expression la plus
haute de l’expérience historique, elle doit refléter le trouble dont l’Europe est
saisie sous les dehors ensoleillés, très charmants et trompeurs, de la Belle
Époque. Mais, homogène en cela à son objet, au monde, son aboutissement va
consommer sa ruine. Elle ne se réalise qu’en affirmant sa propre impossibilité.
Parodique avec Joyce, suspendue, tragiquement, chez Kafka, portée, minée par
le temps irréparable dont Proust recense les sortilèges, elle dit, à sa manière, que
le projet européen – la raison – a avorté. Le vieux continent n’a pu résoudre les
deux conflits qui le divisent et n’en sont sans doute qu’un seul, la lutte des
classes et les rivalités entre nations impériales. Le 3 août 1914, elle sombre dans
l’accès de démence criminelle dont elle émergera exsangue, ruinée, souillée du
plus inexpiable crime jamais perpétré contre l’humanité, le 8 mai 1945.
La globalisation n’est jamais que l’européanisation de la terre. Les
« universelles aragnes » que furent l’Espagne solaire de Charles Quint et de
Philippe II, l’Angleterre élisabéthaine et la France absolutiste ont imposé à
l’humanité leurs langues et leurs religions, leurs maximes économiques et
politiques, leurs préceptes scientifiques et techniques. Un essayiste américain a 2
1. M. Jeudy-Ballini, « L’altérité de l’altérité ou la question des sentiments en anthropologie », Journal de la Société des océanistes, 130-131, 2010.