www.mediapart.fr
1
1/6
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2
correction », « La Chine est relativement isolée ». Tout simultanées. Ce serait alors l’occasion d’accélérer la
cela n’était pas sans rappeler les discours rassurants fameuse transition de l’économie chinoise vers un
des débuts de la crise des subprimes de 2007. modèle plus vertueux de redistribution des richesses,
Seulement voilà, ce scénario de la correction maîtrisée d’écologie et de services publics.
par le PCC pose plusieurs problèmes qui le rendent Un changement de modèle économique dans la
délicat. À commencer par la vraie détermination de sérénité ?
Pékin à « sauver » Evergrande. Le silence des autorités Cela permet de redéfinir les termes du choix qui se
sur les problèmes du développeur inquiète beaucoup pose à Xi Jinping : quel sera le coût politique final
les marchés, qui peinent à l’interpréter. Est-il le signe d’une faillite d’Evergrande ? Si la fin d’un modèle
d’une préparation minutieuse de la faillite ordonnée toxique débouche sur une spirale récessive, il faut
du géant immobilier, de difficultés à envisager les agir, mais il faut aussi savoir comment agir. Si, au
conséquences d’une telle faillite et donc à prendre les contraire, on considère que les effets négatifs de cette
bonnes décisions ou d’une volonté de ne rien faire ? faillite peuvent être maîtrisés et compensés, alors il
La réponse à cette question modifie beaucoup les est possible de tenter le diable. De ce point de vue, le
scénarios. Reste que ce silence est sans doute surtout « moment Evergrande » n’est donc pas un « moment
le signe que la position de Pékin est beaucoup plus Lehman » parce qu’il se pose dans un cadre très
délicate qu’il n’y paraît et que l’option d’un État tout- différent.
puissant capable de stopper l’incendie avec aisance est Quelques indices laissent d’ailleurs penser que Pékin
sans doute trop optimiste. envisage cette solution d’une faillite associée à une
Comme on vient de le voir, Evergrande est la relance vigoureuse destinée à redessiner l’économie
victime du tour de vis des autorités l’an passé sur chinoise. Selon une information du Wall Street
le marché immobilier. Dans son entreprise de créer Journal publié jeudi, les autorités centrales ont
une croissance plus juste et plus stable, Xi Jinping demandé aux gouvernements locaux et aux entreprises
avait défini des règles pour les développeurs afin de d’État de se préparer à une « possible tempête ». Il leur
stopper la spéculation immobilière. Ces « trois lignes aurait été demandé de prévenir d’éventuels problèmes
rouges » étaient dépassées par Evergrande, principal d’ordre public, mais aussi de prendre des mesures
développeur du pays, et Pékin ne pouvait évidemment économiques de compensation en termes d’emplois et
pas l’ignorer. Sans doute les autorités ne pensaient- de transferts monétaires pour ceux qui seront les plus
elles pas que leur décision allait plonger ce groupe touchés par la faillite. En parallèle, le gouvernement
de 200 000 salariés au bord de la faillite, mais il chinois a annoncé mercredi un plan d’investissement
y avait une volonté consciente de calmer l’envolée
spéculative, donc de le redimensionner.
L’emballement des événements peut certes inciter le
gouvernement à agir pour éviter un effondrement,
mais il faut garder en tête ce fait que la crise
d’Evergrande est le fruit de ces mesures. Pour Pékin,
un sauvetage complet du groupe, permettant de faire
repartir simplement la machine de la spéculation,
semble donc exclu. Et dès lors, les options qui restent
s’annoncent nécessairement douloureuses.
En revanche, pour en finir définitivement avec la folie
immobilière, la faillite d’Evergrande peut être une
option, à condition de prendre des mesures de relance
2/6
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3
massif pour « assurer que l’économie croisse dans une immobilière et l’endettement. Les investissements
limite raisonnable » et « stabiliser les perspectives des publics dans la technologie et les transports n’ont
marchés ». pas été suffisants pour sortir de ce piège. Désormais,
le secteur immobilier pèse près de 15 % du PIB et
représente 40 % de la richesse des ménages chinois.
Si la bulle éclate avec Evergrande, rien ne dit que
l’État, même piloté par le PCC, soit capable de
compenser les effets économiques de ce désastre, du
moins dans l’immédiat. Or la faiblesse du modèle
étatique du PCC est le revers de sa force : il ne
Xi Jinping fête 40 ans de réformes économiques en 2018. © Reuters/Jason Lee
peut se permettre aucun désordre économique durable.
Certes, certains observateurs, comme l’historien Le pari politique qu’il prendrait à laisser Evergrande
états-unien Adam Tooze dans un texte paru s’effondrer serait à coup sûr risqué.
mercredi, estiment qu’il existe une possibilité que
Restructurer, mais comment ?
cet épisode prouve la « capacité du régime à
changer de régime de croissance et de fondements On pourrait alors en revenir à une autre option :
macroéconomiques ». On ne peut, bien sûr, rien celle du démantèlement « contrôlé ». C’est l’option
exclure. Mais ce scénario du basculement parfaitement centrale des économistes aujourd’hui, mais c’est plus
maîtrisé est lui-même soumis à des obstacles facile à dire qu’à faire. Sur le plan juridique, il
immenses. Le premier d’entre eux est évidemment se formera un comité de créanciers qui sera chargé
politique. La faillite d’Evergrande va laisser sur de la restructuration de la dette, qui conduira à
le carreau des milliers d’individus. On a déjà vu, vendre ce qui peut l’être et à rembourser ce qui
la semaine dernière, des épargnants ayant confié peut l’être. Évidemment, en Chine, un tel comité
leurs économies à la division de gestion d’actifs serait largement supervisé directement ou non par les
d’Evergrande protester contre la suspension des autorités centrales.
paiements de ladite division. Il faudra aussi compter Le premier problème sera donc de déterminer les
avec les personnes qui ont déjà payé des appartements perdants de cette opération. À n’en pas douter, le choix
qui ne seront pas construits. Sans compter que les se fera sur des critères politiques. Mais le choix ne
fournisseurs du groupe et ses créanciers subiront des sera pas aisé, surtout si l’on veut conserver l’objectif
pertes considérables, comme, évidemment, les salariés de mettre fin à la spéculation. Si, par exemple,
d’Evergrande. l’État reprend les 778 projets immobiliers en cours
En face, l’investissement public met toujours du temps d’Evergrande et livre les appartements commandés,
à se mettre en place et encore plus à porter ses
fruits en termes d’emplois. D’ailleurs, il n’est pas
absolument certain que cette stratégie soit possible.
Car, en réalité, cette volonté de rééquilibrage de la
croissance ne date pas d’hier. Le prédécesseur de Xi
Jinping, Hu Jintao, en parlait déjà dans les années
2000. Le problème est que le maintien de l’ordre social
est passé par celui d’un régime de croissance soutenu.
Lorsque la demande mondiale s’est affaiblie après la
crise de 2008, la Chine a donc paré au plus pressé
en se lançant dans la surproduction industrielle et en
alimentant un flux de crédit qui a développé la bulle
3/6
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4
les propriétaires risquent de se retrouver en possession il faut pouvoir assurer en compensation un flux de
d’un bien dévalué qu’ils ont acheté pour la spéculation. création d’emplois suffisant, au moment même où la
Il y a aura donc, quand même, un effet richesse négatif. croissance chinoise ralentit et où l’immobilier ne sera
plus pourvoyeur d’emplois. Sans compter que l’impact
sur les fournisseurs d’Evergrande sera immédiat.
Lutter contre l’« aléa moral » ?
Sur le plan purement financier, le système bancaire
public chinois peut effectivement absorber une grande
Xi Jinping, président chinois © Reuters partie des pertes et racheter même une partie des
De même, toute restructuration passera créances. C’est sans doute pour cette raison qu’un
nécessairement par des pertes pour les créanciers. scénario « à la Lehman » est effectivement impossible
Même si Evergrande parvient à vendre de nombreux en Chine : l’effet « boule de neige » qui a conduit la
actifs, il le fera à prix bas, surtout ses actifs banque états-unienne à fragiliser l’ensemble du secteur
immobiliers. Là encore, l’État peut mettre en place financier mondial à l’automne 2008 ne peut pas se
des seuils de garantie et un « tri » entre les produire en Chine.
investisseurs. Par exemple, favoriser les créanciers Pour autant, cela ne signifie pas que tout cela sera
chinois au détriment des étrangers, ainsi que l’avait fait anodin. Les banques publiques pourront-elles, une fois
l’Islande en 2009. Selon Standard & Poor’s, les pertes ces pertes encaissées, continuer à distribuer du crédit ?
moyennes pour les dettes chinoises en défaut s’élèvent Sans doute, la Banque populaire de Chine (BPC)
à 76,3 %. peut leur fournir de la liquidité ; comme on demeure
Certes, Evergrande ne pèse pas très lourd dans le dans une logique de contrôle de l’endettement en
portefeuille des banques mondiales : le groupe n’a Chine, cette distribution ne se fera sans doute que
émis que 20 milliards de dollars sur le marché conditionnellement. De même, il est douteux que,
international. Le coup serait sans doute rude pour compte tenu du même objectif, il y ait une absorption
certaines institutions, d’autant qu’il y a un risque de complète des dettes d’Evergrande.
contagion à l’ensemble de l’immobilier chinois, mais Au reste, le système financier chinois est complexe.
a priori pas de quoi mettre en danger, dans un premier Le développement du shadow banking, autrement dit
temps, le système financier occidental. de la banque hors de la banque, et des conglomérats
En revanche, cela induirait une redistribution des financiers complexifie le traitement de la dette du
risques par les investisseurs étrangers. Et il faudrait groupe immobilier. En août dernier, la compagnie
s’attendre à un retrait ou du moins une prudence accrue d’assurances Ping An, devenue un conglomérat, a
vis-à-vis de la Chine. Or cela interviendrait au moment dû encaisser 21 milliards de yuans (3,2 milliards de
même où, précisément, Pékin s’efforce d’ouvrir le dollars de dollars) de pertes à la suite de la faillite
pays à ces investissements pour dépendre moins de du développeur China Fortune Land Development et
l’épargne locale et favoriser la consommation des avait promis, en conséquence, d’être « prudente dans
ménages chinois. L’impact sur la demande intérieure ses futurs investissements ».
pourrait être d’autant plus fort que l’incertitude liée à Les autorités devront donc choisir où tracer une ligne
la crise conduira à un renforcement de l’épargne de entre le refus de « l’aléa moral », autrement dit
précaution dans un pays où il n’existe guère de système d’une forme d’assurance que tout investissement raté
social solide. est garanti par l’État, qui alimente la fuite en avant
Sur le plan social, précisément, une restructuration spéculative, et la stabilité financière. Et c'est un choix
peut permettre de gagner du temps en fermant ou difficile. Or, ici, on retrouve une question qui était
vendant au fil de l’eau les actifs. Mais là encore, au cœur des discussions aux États-Unis en 2007. La
4/6
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
5
question était de savoir jusqu’où le secteur devait être des attentes des économistes pour août. Le régime
sauvé ? La FED et George Bush avaient finalement, le de croissance, qui avait déjà ralenti après les crises de
15 septembre 2008, opté, au nom du rejet de cet aléa 2008 et de 2015, semble devoir encore ralentir. Mais
moral, pour la faillite de Lehman Brothers, en espérant qu’adviendra-t-il alors si le moteur de l’immobilier
que cette chute rétablirait la conscience du risque lâche complètement ? Le temps de reconstruire un
pour les autres banques. Dans le cas chinois, il s’agit modèle de croissance, si cela est possible, la croissance
principalement de désinciter les agents à s’endetter en devrait rester très faible, conduisant nécessairement à
leur faisant sentir les conséquences des risques pris. des tensions politiques et sociales.
Mais le choix est finalement assez proche. Et c’est peut-être ici le vrai danger pour le reste
La nature de ces choix va déterminer la contagion sur du monde. Bien plus qu’une contagion financière
les marchés financiers chinois. Et c’est bien pour cette mondiale, ce qui menace l’économie mondiale, c’est le
raison que Pékin ne peut maîtriser tout, comme on ralentissement d’un des poumons de la croissance, la
l’entend souvent. Si Pékin fait payer les créanciers, Chine. La baisse de régime de la croissance et l’effet de
les investisseurs risquent d’ajuster leurs risques et de cette faillite sur la demande intérieure risquent de peser
compenser les effets des pertes par des ventes sur lourd, alors que, depuis 30 ans, la croissance chinoise
les marchés. La liquidité pourrait finir par manquer. tire le reste du monde. Entre 2013 et 2018, la Chine
La PBC pourrait, là encore, intervenir, mais alors a apporté directement 28% de la croissance mondiale.
c’en serait fini de la lutte contre l’aléa moral… Et Ce chiffre est sans doute plus fort encore lorsqu’on
ce type d’action n’est jamais une garantie immédiate ajoute l’effet des investissements chinois à l’étranger.
contre une panique financière et un effet négatif sur les Or si les marchés financiers occidentaux anticipent
anticipations économiques. un ralentissement mondial en conséquence, le risque
Le risque principal est macroéconomique financier mondial n’est pas négligeable, même si les
canaux de contagion sont différents de ceux de 2008.
D’autant que le secteur immobilier risque évidemment
d’être très touché. Les autres développeurs ont Évidemment, la solution la plus simple face à toutes
d’ailleurs commencé à subir les conséquences des ces difficultés serait, pour Pékin, d’abandonner la
déboires d’Evergrande. Cette semaine, le groupe stratégie de désendettement et de fin de la spéculation.
immobilier de Hong Kong R&F a cédé une filiale Si le pouvoir chinois juge ces arbitrages trop risqués
en Chine continentale pour disposer de liquidité, et pour sa stabilité politique, il pourrait renoncer à
il n’est pas le seul. Les investisseurs tentés par les la politique engagée voilà un an avec les trois
profits futurs sur les achats immobiliers ne peuvent, en « lignes rouges ». Mais ce serait alors reculer
attendant, qu’être très prudents. Il y a donc un risque pour mieux sauter, car le marché immobilier chinois
que le marché immobilier s’effondre, même en cas de est décidément mûr pour la crise, alors même que
restructuration «maîtrisée», et que cette baisse ait un se profile une crise démographique qui menace la
effet négatif sur la consommation et sur la capacité croissance des villes.
des ménages les plus endettés de rembourser leurs En réalité, au-delà même de cette crise, Evergrande
crédits. L’immobilier compte pour près de 30 % du apparaît comme un symptôme d’une économie
PIB chinois en l’élargissant aux secteurs fournisseurs. chinoise qui, déjà, n’est plus capable, sauf à se lancer
Un tel effet, qui s’ajouterait aux effets sociaux, dans des bulles, de dégager une croissance forte. Elle
tomberait au pire moment. La croissance chinoise est confrontée, après 30 années de croissance, aux
est déjà en fort ralentissement après une reprise mêmes problèmes que les économies occidentales :
post-pandémique vigoureuse tirée par la demande une incapacité de dégager des gains de productivité
extérieure. Les ventes au détail et la production suffisants pour un développement capitaliste équilibré.
industrielle se sont situées très fortement en deçà Même si Pékin a les moyens de modérer les effets
5/6
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
6
de cette crise sous-jacente, le pouvoir chinois n’a vont être faibles ou très risqués. Un nouveau régime
guère plus de solutions à ce problème structurel du de croissance faible s’annonce où la pression sur le
capitalisme contemporain que ses pairs occidentaux travail et la nature va nécessairement s’accentuer.
ou japonais. Cette convergence signe sans doute la L’instabilité menace sans doute la Chine, mais pas
fin d’une époque. Désormais, les relais de croissance seulement la Chine.
Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani. Actionnaires directs peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie- à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart. Paris.
6/6